A la mort de Ptolémée Soter II, sa fille (Cléopâtre) Bérénice resta tout naturellement, sans secousse et sans protestation, investie de la dignité royale[1]. Fille et veuve de rois, arrivée sans crimes et sans scandales à l’âge mûr, elle suffisait pour le moment à gouverner le royaume. Les Alexandrins, qui l’aimaient[2], ne se pressaient pas de rouvrir l’ère des querelles dynastiques en agitant la question de savoir si la couronne d’Égypte pouvait être portée par une femme seule et sans postérité. Ils préféraient leur repos à un respect étroit des coutumes. Mais, au bout de peut-être six mois de ce régime provisoire, la crise redoutée éclata d’elle-même. Comme on l’a vu plus haut, Ptolémée Alexandre Ier avait eu d’un premier mariage — d’une épouse légitime que nous ne connaissons pas — un fils que sa grand-mère Cléopâtre III, au moment d’aller combattre Lathyros en Syrie, avait mis en sûreté à Cos. L’enfant avait grandi dans ce tranquille refuge, et son père, se sentant toujours à la veille d’être expulsé d’Alexandrie, n’avait pas jugé à propos de le rappeler auprès de lui. Il devait avoir au plus une vingtaine d’années[3] lorsque tout à coup, en 88, Mithridate VII Eupator, qui, maître de l’Asie-Mineure, venait d’y exterminer tous les Romains, débarqua à Cos. Les habitants surent bientôt ce qui leur valait le dangereux honneur de sa visite. Accueilli avec déférence, le roi de Pont s’abstint de violences contre les personnes, mais il mit la main sur les sommes d’argent déposées dans les temples. C’est ainsi qu’il s’appropria 800 talents appartenant à des banquiers juifs et toutes les richesses, argent, pierres précieuses, œuvres d’art, parures de gala, envoyées jadis par Cléopâtre III en même temps que son petit-fils[4]. Mithridate, du reste, ne voulut pas avoir l’air de dépouiller le jeune prince : il l’emmena avec lui dans le Pont et le fit élever royalement. Il se proposait sans aucun doute d’utiliser dans ses combinaisons futures ce rejeton de race royale auquel il imposait son hospitalité. L’occasion s’en fût offerte d’elle-même si, par exemple, Ptolémée Lathyros eût été d’humeur à se faire l’auxiliaire des Romains. Mais, de son côté, Ptolémée Alexandre II n’entendait pas rester à la merci du despote. Son père avait toujours été vu avec faveur par les Romains, et peut-être plaçait-il de ce côté ses chances d’avenir. Il réussit, probablement lors des pourparlers de Dardanos (84) menés par Mithridate et Sylla en personne, à s’enfuir auprès de Sylla, qui le prit en affection et le ramena avec lui en Italie (83)[5]. En 81/0, au moment où (Cléopâtre) Bérénice III succédait à son père Ptolémée Lathyros, Sylla était dictateur à Rome, c’est-à-dire le maître du monde. Soit spontanément, soit à la requête de Ptolémée Alexandre II, il prit le temps de régler les affaires d’Égypte. C’était à peu près le seul pays d’Orient qui eût échappé à ses exactions et qui ne lui eût fourni ni subsides ni rançon. Il comptait bien qu’un roi installé par lui dans un royaume dont la richesse était proverbiale saurait payer sa dette de reconnaissance. Malgré tant de proscriptions et confiscations, le dictateur avait toujours besoin d’argent, car il lui fallait gorger ses créatures, et il les prenait dans l’aristocratie, c’est-à-dire dans une classe de la société qui se vend à haut prix. Il est possible que Sylla, sceptique à l’endroit des sentiments, ait pris ses précautions avec son protégé et lui ait fait signer, avant de l’envoyer à Alexandrie, des engagements qui passèrent plus tard pour des legs testamentaires. Sylla décréta donc, sans consulter les Alexandrins[6], que, la dynastie n’étant plus représentée en Égypte que par des femmes, Ptolémée Alexandre II irait régner à Alexandrie. Nous ignorons si c’est le dictateur qui, pour concilier les prétentions des deux branches, imagina de marier Alexandre II avec sa cousine et belle-mère (Cléopâtre) Bérénice, ou si cette union, qui ne tenait nul compte de la disproportion des âges, ne fut pas plutôt imposée au nouveau roi par les Alexandrins. Il fallait bien, de par la coutume, que le roi épousât une femme de sang royal, et si l’on voulait, toujours d’après la coutume, la prendre dans la descendance légitime des Lagides, il n’y en avait pas d’autre que Bérénice. Alexandre II se soumit à cette exigence ; mais, dix-neuf jours plus tard, l’association de ces deux antipathies fut dénouée par un crime. Quand les Alexandrins apprirent que Ptolémée avait tué sa belle-mère, devenue épouse-sœur[7], ce fut une explosion terrible. Le jeune roi n’était à leurs yeux qu’un client de Sylla ; ils l’avaient subi plutôt qu’accepté, et ce scélérat, obéissant peut-être encore en cela à quelque instruction secrète de son odieux patron, venait assassiner au milieu d’eux la reine de leur choix ! Le peuple en armes courut au palais avec la furie des mauvais jours, saisit le roi, qui ne s’attendait pas à cette justice sommaire, et l’entraîna dans un gymnase où il fut massacré[8]. Cette fois, le coup porté dans un moment d’indignation irréfléchie n’atteignait pas seulement la personne du roi ; il tranchait l’arbre dynastique. Il n’existait plus, dans la descendance agnatique légitime, de représentant mâle, ni même de représentant d’aucune sorte[9], de la famille des Lagides. Le royaume allait tomber en morceaux, ou, comme la Cyrénaïque, entrer dépouillé de son autonomie dans la clientèle de Rome, si l’on ne parvenait pas à greffer un rejeton nouveau sur le vieux trône foudroyé. Ce rejeton, on ne pouvait le prendre que parmi les bâtards des derniers rois. La nécessité fit taire les scrupules ; il fallait échapper à tout prix à l’annexion de l’Égypte, que les Romains, sous une forme ou sous une autre, ne manqueraient pas de décréter. Ceux-ci furent pris au dépourvu par la crise. Sylla, absorbé par ses réformes constitutionnelles, remit à plus tard le règlement des affaires d’Égypte. L’année suivante, il se dégoûta du pouvoir et alla pratiquer en Campanie la philosophie d’Épicure. Les Alexandrins profitèrent de ce répit inespéré. Lorsque le Sénat, épuré et reconstitué par le dictateur, put enfin s’occuper de la succession d’Alexandre II, il se trouva en présence du fait accompli. Le trône n’était plus vacant. Les Alexandrins avaient trouvé, dans les enfants illégitimes de Ptolémée Lathyros, deux candidats disponibles, et, pour prévenir entre eux des compétitions qui auraient infailliblement provoqué l’intervention étrangère, ils avaient fait l’un roi d’Égypte et l’autre roi de Cypre[10]. Ils purent apprécier plus tard l’imminence et la gravité du péril qu’ils avaient su écarter, mais qui pouvait renaître à tout moment, en apprenant que les Romains prétendaient avoir en leur possession un testament par lequel Alexandre II, comme Attale III de Pergame, comme Ptolémée Apion de Cyrène, comme allait le faire bientôt Nicomède III de Bithynie, leur avait légué son royaume[11]. C’était évidemment un coup de maître que d’avoir relevé le trône ; mais le Bâtard qu’ils y avaient assis allait être sans cesse obligé de le consolider à leurs dépens. Ptolémée XIII Philopator Philadelphe, dit Néos Dionysos, dit Aulète, roi par la volonté des Alexandrins, ne put régner que par la tolérance, précaire et chèrement achetée, des Romains. |
[1] Nous avons admis provisoirement, comme chose démontrée, l’identité de la reine Bérénice — fille de Soter II (Pausanias, I, 9, 3) et de Cléopâtre IV ou de (Cléopâtre) Séléné (Strack, n. 139), déesse Philadelphe avec Alexandre II, et même Philopator (?) à Ombos (Lepsius, p. 483) — avec la reine Cléopâtre qui, d’après Porphyre-Eusèbe (FHG., III, p. 722 = Eusèbe, I, p. 165-6 Schœne), succède à Soter Il et épouse Alexandre H, et qui figure au protocole de plusieurs papyrus démotiques (Lepsius, p. 473, 2). Le doute n’est pas possible, Porphyre définissant cette Cléopâtre θυγατρί μέν τοΰ πρεσβυτέρου [Πτολεμαίου], γυναικί δέ τοΰ νεωτέρου, ήτις μετά τόν θάνατον τοΰ πατρός άντελάβετο τών πραγμάτων. Lepsius pensait qu’il y avait eu confusion avec Cléopâtre III. La solution qui s’impose est beaucoup plus simple : c’est que le nom de Cléopâtre était devenu pour les femmes, dans la famille royale, ce qu’était le nom de Ptolémée pour les hommes, une étiquette commune, qui subsistait sous leur nom individuel et pouvait toujours reparaître aux lieu et place de l’autre. Les Tryphæna, Séléné, Bérénice, une fois reines, étaient toutes des Cléopâtres. C’est même la raison pour laquelle on n’ose décider si Bérénice III était fille de Cléopâtre IV — par conséquent, née avant 115 — ou de (Cléopâtre) Séléné, et donc née entre 113 et 108. Si, comme il est probable, elle était fille de Cléopâtre IV, elle a pu naître avant même l’avènement de son père et avoir en 80 une quarantaine d’années.
[2] Cicéron (fr. de rege Alex.) la dit caram acceptamque populo. Une inscription qui porte en tête ύπέρ βασιλίσσης Βερενίκης θ[εάς Φιλαδελφου ?] parait se rapporter à ce règne de Bérénice III. Cf. S. de Ricci, in Rev. Archéol., II [1903], pp. 50-55.
[3] On a vu plus haut quelle incertitude plane sur la mère et la date de naissance d’Alexandre II. Appien (B. C., I, 102) le suppose assez jeune en 88, car il dit que Mithridate lui donna une éducation royale.
[4] Appien, Mithridate, 23. B. C., I, 102. Strabon ap. Joseph., A. Jud., XIV, 7, 2. Cf. Th. Reinach, Mithridate Eupator, p. 131. Parmi les objets de prix, une robe qui passait pour avoir appartenu à Alexandre le Grand et que Pompée, qui l’avait reprise à Mithridate, endossa le jour de son triomphe, le 30 sept. 61 (Appien, Mithridate, 117).
[5] Nous perdons la trace d’Alexandre II entre 84 et 80 ; mais il est probable que Sylla voulut garder près de lui le jeune prétendant (Appien, B. C., I, 102) et qu’il lui procura les moyens de rentrer à Alexandrie, avec de l’argent qu’Alexandre déposa en passant à Tyr.
[6] Porphyre dit bien qu’Alexandre II μετάκλητος ήλθεν είς Άλεξάνδρειαν : mais Appien (B. C., I, 102) affirme nettement que Σύλλας Άλέξανδρον έψηφίσατο βασιλεύειν Άλεξανδρέων. En revanche, il est très vague quand il parle au pluriel de femmes de la famille royale, et il ne nomme même pas Bérénice, peut-être de peur de faire des confusions sur un point d’histoire qu’il savait fort obscur.
[7] Illud etiam constare video regem illum, cum reginam sororem suam, caram acceptamque populo, manibus suis trucidasset, interfectum esse impetu multitudinis (Cicéron, fr. de rege Alex.). On peut se demander si sororem est de protocole, ou si peut-être Cicéron n’a pas cru Bérénice sœur d’Alexandre II.
[8] Porphyre-Eusèbe, loc. cit. Appien, B. C., I, 102. Les dix-neuf jours de règne se retrouvent dans le Liber generationis et le Chron. de 452, attribués à un Alexander frater (?) Ptolomei (Frick, p. LXXX). Seul, Trogue-Pompée, ou l’auteur, quel qu’il soit, de ses sommaires (Prol., XXXIX) parle d’expulsion : Ut post Lathyrum filius Alexandri regnavit expulsoque eo suffectus sit Ptolemæus Nothus. Il est probable que l’auteur de ce résumé a parlé d’Alexandre II en pensant à Alexandre Ier, ou même (comme le veut P. Guiraud, De Lagid. c. Rom. soc., p. 33) à Ptolémée Aulète. C’est pourtant ce texte qui a mis à la torture des générations d’érudits.
[9] Sauf Séléné, dénationalisée comme reine de Syrie, et qui néanmoins se décida plus tard à faire valoir ses droits au profit de ses enfants.
[10] Ut Alexandreæ post interitum Ptolemæi Lathyri substituti sint ejus filii : alteri data Cypros (Trogue-Pompée, Prof., XL). Ici, l’auteur, qu’on suppose infaillible au prologue précédent, oublie le filius Alexandri, successeur immédiat de Lathyros. Je me demande pourquoi Strack (Stammbaum der Ptolemäer, à la fin de Dynastie d. Ptol.) fait ou semble faire du roi de Cypre l’aîné.
[11] Il est bon d’avertir qu’il y a — ou plutôt il y avait — ici matière à débats trois fois séculaires portant sur l’auteur du testament, lequel était pour les uns Alexandre II, mais Alexandre Il expulsé (d’après Trogue-Pompée, Prol. XXXIX) en l’an VI de son règne (Schol. Cicéron, Verrines, IV, 27) et réfugié à Tyr ; pour d’autres, un Alexas (Cicéron, fr. de rege Alex.) ou Alexandre III, fils ou frère d’Alexandre II, qui aurait disputé le trône à Ptolémée Aulète jusque vers 66 ou 65 a. Chr. ; enfin, pour Drumann (d’après la date de 88, soi-disant impliquée par les textes de Cicéron, Leg. agr., I, l. II, 15 et 27), Alexandre Ier. Ces systèmes se réfutaient mutuellement, et ils ont été balayés en bloc par une exégèse mieux informée (cf. Letronne, Mommsen, Guiraud) des textes que l’on trouvera signalés plus loin, au fur et à mesure de leur emploi. Aujourd’hui, ni Mahaffy, ni Strack n’y font la moindre allusion. Celui qui encombrait l’histoire d’un prétendu Alexandre III a été le plus en faveur, et l’adhésion de Clinton (F. H., III, p. 392) lui a valu une notoriété qu’il ne méritait pas.