Le IIe siècle avant notre ère marque, aussi bien du côté des Lagides que des Séleucides, l’intrusion et l’influence croissante des passions féminines dans le gouvernement des royaumes hellénistiques. Ce qui reste d’énergie dans le sang appauvri de ces dynasties, rongées par l’inceste et la débauche, se réfugie et se concentre dans ces types de reines ambitieuses, qui n’ont d’autre morale que la poussée instinctive de leurs affections et de leurs haines. Au fond, c’était un retour aux mœurs égyptiennes et comme une revanche du génie national sur l’hellénisme. Diodore constate qu’en Égypte la reine a plus de puissance et est plus respectée que le roi, et il l’explique par la légende d’Isis gouvernant le royaume après la mort d’Osiris de façon à ne pas faire regretter son veuvage[1]. Il ne manque pas, parmi les Lagides, d’Isis qui s’appellent Cléopâtre. On voudrait pouvoir dire qu’aux mains de ces déesses mortelles le sceptre tombé en quenouille fut plus léger aux peuples qu’elles régentaient ; mais le moment serait mal choisi pour tenter l’apologie du gouvernement des femmes en Égypte. La veuve d’Évergète II, naguère rivale de sa mère, passa le reste de sa vie à semer la discorde entre ses enfants. § I. — PTOLÉMÉE X SOTER II ROI (116-108). Il n’était pas difficile de deviner dans le singulier testament politique de Physcon l’effet des suggestions de Cléopâtre III, et de deviner que, si elle avait fait annuler le droit de primogéniture, c’est qu’elle se proposait de n’en tenir aucun compte. Elle éprouvait, en effet, pour son fils aîné Ptolémée, plus connu sous le sobriquet de Lathyros ou Pois-Chiche que sous ses titres officiels[2], une antipathie que les auteurs attribuent, faute de motif apparent, au caractère indépendant du jeune prince, mais qui n’avait pas besoin d’être motivée pour être réelle et tenace. Jamais, que nous sachions, dit Pausanias, il n’y eut de roi détesté à ce point par sa mère[3]. Aussi Pausanias suppose-t-il que le surnom de Philométor lui fut donné par antiphrase. Cléopâtre avait déjà donné à ce fils Biné des marques de son aversion. Nous avons admis plus haut qu’elle l’avait à dessein éloigné d’Alexandrie et qu’il était à Cypre lorsque s’ouvrit la succession de Physcon. Cléopâtre s’empressa donc de désigner pour son collègue en royauté son fils cadet Alexandre[4]. Mais elle avait oublié, dans ses combinaisons, de tenir compte de l’opinion populaire. Sachant par expérience que les peuples paient toujours les sottises des rois, les Alexandrins ne voulaient plus, au sein de la famille royale, de ces querelles dont ils étaient les premières victimes. Ils estimaient avec raison que violer la loi de l’hérédité monarchique, c’était semer la discorde et provoquer les conflits. Ils refusèrent donc de ratifier le choix de la reine mère et l’obligèrent à restituer la couronne à l’héritier légitime[5]. Cléopâtre n’osa pas braver le peuple en face, mais elle fit retomber tout son dépit sur Lathyros. Elle imagina, pour le chagriner à la fois et le former à l’obéissance, de le contraindre à répudier sa sœur-épouse Cléopâtre (IV), qu’il aimait, et à la remplacer par une plus jeune sœur du nom de (Cléopâtre) Séléné. Nous ne savons quel prétexte elle put invoquer, peut-être la règle ou coutume dont nous avons cru trouver trace antérieurement, coutume qui ne reconnaissait comme légal que le mariage accompagnant ou suivant l’avènement. Il est probable, en effet, que le nouveau roi, alors âgé de vingt-cinq ou vingt-six ans, avait épousé sa sœur alliée du vivant de son père et qu’une fille était déjà née de cette union[6]. Quand on songe à l’énergie que déploya plus tard cette jeune Cléopâtre (IV) devenue reine de Syrie, ou plutôt femme d’un prétendant au trône de Syrie, Antiochos IX le Cyzicénien, on se persuade que la reine mère voulut surtout, en obligeant Lathyros changer de femme, lui enlever celle qui aurait pu le pousser aux résolutions viriles (115). Elle n’entendait pas que la jeune reine retournât contre elle les exemples qu’elle lui avait elle-même donnés[7]. Quant à Ptolémée Alexandre, elle ne le laissa pas longtemps en disponibilité. Elle fit de lui un stratège ou vice-roi de Cypre, avec la secrète intention de l’en ramener quelque jour, et, en attendant, de se servir de lui pour intimider son frère (114)[8]. Ce régime plein de sous-entendus dura six ans (114-108). La reine mère s’habitua sans doute à supporter son fils aîné, et celui-ci paraît lui avoir rendu la tâche facile par sa déférence. Dans les documents de l’époque, le nom de la reine Cléopâtre précède celui du roi, et la reine-épouse est le plus souvent passée sous silence. Cléopâtre empêcha même la crise prévue d’éclater avant l’heure et sur une autre initiative que la sienne. Sa fille Cléopâtre (IV), chassée par elle du trône, avait songé à y remonter avec son frère Alexandre. Elle était allée à Cypre, et on ne peut guère douter que ce ne fût pour offrir sa main à Alexandre, qu’elle aurait ensuite poussé à jouer le rôle de prétendant. Elle intriguait auprès des soldats, pour les gagner à ses desseins et les attacher à sa personne. Mais la reine mère, qui détestait sa fille et se sentait payée de retour, sut probablement pénétrer et déjouer ces menées. Enfin, dépitée et à bout de patience, Cléopâtre la jeune partit avec les troupes qu’elle avait pu embaucher et alla épouser en Syrie Antiochos IX, dit le Cyzicénien, à qui, dit Justin, elle apporta en dot l’armée de Cypre (114). La perspective de batailler contre l’autre roi de Syrie Antiochos VIII Grypos, frère de son mari et mari de sa sœur Tryphæna, n’était pas pour lui déplaire. Les yeux fixés sur les joies du triomphe espéré, elle se hâtait au devant de sa tragique destinée. Un an plus tard, assiégée dans Antioche, elle était mise à mort par sa sœur et vengée par le supplice de celle-ci, tombée à son tour aux mains du Cyzicénien victorieux (113)[9]. Ces sanglantes querelles eurent leur contrecoup à Alexandrie. Antiochos IX, roi d’Antioche, se voyant impuissant non seulement à déloger de Damas son rival, mais même à protéger ses sujets et vassaux contre les Juifs de Hyrcan, demanda du secours à Ptolémée Lathyros[10]. Or, la reine mère Cléopâtre (III) abhorrait le Cyzicénien, et parce qu’elle lui préférait Grypos et surtout parce qu’il avait épousé sa fille rebelle. D’autre part, elle avait des sympathies pour les Juifs, qui eux-mêmes gardaient bon souvenir de la domination des Lagides. Il n’est pas téméraire de supposer que, pour envoyer à Antiochos IX six mille auxiliaires, Ptolémée Lathyros dut résister aux volontés de sa mère et peut-être sévir contre la coterie qui l’entourait. Cette imprudence dépassait la mesure de ce que pouvait supporter l’impérieuse Cléopâtre. Elle sentait que le roi voulait sortir de tutelle, et que la jeune reine, maintenant mère de deux fils, n’entendait pas rester toujours dans l’ombre[11]. Elle résolut de tenter un coup d’État, de faire renverser par le peuple le roi que le peuple lui avait imposé. Un jour, des eunuques du palais se précipitèrent tout couverts de sang sur la place publique, criant que Ptolémée voulait assassiner sa mère et qu’ils avaient été blessés en la défendant. Le peuple ne prit pas le temps de faire une enquête et ne devina pas qu’il avait devant lui des comédiens stylés par Cléopâtre. Il courut au palais pour massacrer le parricide. Ptolémée s’enfuit précipitamment sur un navire, laissant aux mains de Cléopâtre sa femme Séléné et ses deux fils[12]. Ainsi fut interrompu pour vingt ans (108-88), après dix ans de souveraineté nominale qui avait été pour lui un véritable esclavage, le règne de Ptolémée Soter II Lathyros. Aussitôt Cléopâtre rappela de Cypre Ptolémée Alexandre, qui fut intronisé à la place de son frère. Le peuple alexandrin s’accoutumait ainsi à jouer le rôle d’arbitre dans les querelles de la famille royale, et la monarchie, sans cesser d’être héréditaire au sein de la dynastie des Lagides, devenait peu à peu élective. Naturellement, le respect qui s’attache à la légitimité allait se perdant de jour en jour. Le peuple usait largement du droit de railler ses créatures, et plus d’un parmi ceux qui avaient acclamé Ptolémée Alexandre trouva plaisant de l’appeler l’Intrus (Παρείσακτος) ou le Rougeaud (Κόκκης), le digne fils de la vieille Bourgeonnée (Κόκκη)[13]. Le nouveau roi fut aussitôt reconnu et favorisé par les Romains, qui voyaient avec plaisir les dynasties dont ils comptaient hériter hâter d’elles-mêmes leur décadence[14]. Cependant, le malheureux Lathyros, condamné par la justice populaire pour un crime qu’il n’avait pas commis, séparé de sa femme et de ses enfants, s’était réfugié à Cypre. S’il est vrai, comme le dit Porphyre, que Ptolémée Alexandre fût à Péluse au moment du coup d’État consommé par Cléopâtre, on comprend mieux comment Lathyros put aborder sans risquer de tomber aux mains de son frère et se trouva du même coup substitué à celui-ci dans le gouvernement de l’île. Les Cypriotes tenaient à leur autonomie ; ils se rallièrent spontanément autour du roi qui, pour n’être plus le roi d’Alexandrie, n’en était que plus complètement à eux. Ainsi, la manœuvre criminelle de Cléopâtre avait abouti à une espèce de chassé-croisé qui intervertissait les rôles entre les deux Lagides et, avec un prince plus énergique que Lathyros, aurait pu avoir pour conséquence le démembrement définitif de la monarchie. § II. — PTOLÉMÉE XI ALEXANDRE Ier ROI (108-88). Mais Cléopâtre n’entendait pas laisser Cypre aux mains de Lathyros, qui, dans son plan, n’aurait pas dû sortir vivant d’Alexandrie. Elle envoya à Cypre un corps de troupes, avec ordre non pas de l’en chasser, mais de l’y enfermer et de le prendre. Lathyros, assuré de la fidélité des Cypriotes, aurait pu résister ; mais, si l’on en croit Justin, il lui répugnait d’engager une guerre ouverte contre sa mère. Il préféra se retirer à Séleucie sur 1’Oronte, ville longtemps soumise aux Lagides, reprise par Antiochos le Grand et tout récemment émancipée par Antiochos Grypos. L’orgueil de la ville libre était intéressé à le protéger, et, au pis aller, il trouverait un asile auprès de son ancien allié, Antiochos IX, le roi d’Antioche. Il est probable que la flotte égyptienne vint le relancer à Séleucie. Cléopâtre, qui avait mis à mort le chef de l’expédition envoyée par elle à Cypre parce qu’il avait laissé échapper Lathyros[15], voulait à tout prix s’emparer du fugitif. Après l’avoir dépouillé de tout, elle jugeait dangereux de lui laisser la vie. Nous n’avons pour nous renseigner sur cette chasse à l’homme que quelques lignes de Diodore, égarées dans un recueil de morale en action. Ptolémée l’aîné, y est-il dit, se trouvant enfermé dans la ville de Séleucie, s’aperçut qu’un de ses amis complotait contre lui. Il appréhenda et punit le coupable, et à l’avenir il lie se fia plus aux amis de rencontre[16]. C’est par conjecture que nous plaçons ici (106 ?) cet incident, dont on pourrait aussi bien faire un épisode des luttes postérieures. Ce qui est certain, c’est que Lathyros rentra bientôt en possession de Cypre, et que Cléopâtre ne réussit plus à l’en déloger. Sauf les Juifs Chelkias et Ananias, tous deux fils d’Onias, dont Josèphe vante la fidélité à Cléopâtre, les généraux envoyés à Cypre par la reine mère firent défection et passèrent du côté de Lathyros (106-104 ?)[17]. Ils savaient ce qu’il en coûtait de retourner à Alexandrie sans la tête du roi de Cypre. Une fois installé à Cypre[18], Lathyros, qu’on aurait cru fait pour mener la vie d’un roi fainéant, sentit l’ambition lui venir. Le meilleur moyen de préparer sa rentrée en Égypte était de prendre pied sur le continent asiatique et, si faire se pouvait, de reconquérir la Cœlé-Syrie, à la faveur des troubles que perpétuait la rivalité des deux Séleucides, le roi d’Antioche et le roi de Damas. Cette belle province, toujours regrettée par les Lagides, n’appartenait plus en fait à personne et risquait de tomber aux mains des princes juifs. Ceux-ci poussaient résolument leurs conquêtes du côté de la mer ; il ne leur restait plus guère à prendre que Ptolémaïs , Dora, Stratonopyrgos et Gaza, pour être maîtres du littoral au S. de la Phénicie. L’occasion d’intervenir s’offrit d’elle-même à Ptolémée Lathyros. Les Ptolémaïtes, assiégés par le nouveau roi des Juifs, Alexandre Jannée (Jonathan), vinrent le supplier d’accourir à leur aide (104). A les entendre, aussitôt débarqué, il aurait pour auxiliaires non seulement Zoïle, tyran de Stratonopyrgos et Dora, qui avait, en effet, fourni quelques petits secours aux habitants de Ptolémaïs, mais les milices de Gaza et même de Sidon. Ptolémée, enchanté, réunit jusqu’à 30.000 hommes de troupes et s’embarqua pour Ptolémaïs. Son illusion ne fut pas longue. Avant même de toucher terre, il fut informé que les Ptolémaïtes avaient changé d’avis. Un orateur populaire, Démænétos, leur avait démontré que, ouvrir leurs portes à Ptolémée, c’était, pour échapper à un péril incertain, se vouer à la servitude et, par surcroît, risquer d’engager leur ville dans un conflit avec Cléopâtre d’Égypte, dont la haine poursuivait partout Ptolémée Lathyros. Désappointé, mais trop avancé pour reculer, le roi de Cypre débarqua à Sycaminos et s’approcha de Ptolémaïs, qui, débarrassée par sa seule présence de l’armée assiégeante, refusa d’entrer en pourparlers avec lui. Ptolémée se trouva alors assez perplexe. Des propositions contradictoires lui venaient de divers côtés. Tandis que Zoïle et les Gazéens le conjuraient de ne pas les abandonner aux convoitises des Juifs, Alexandre Jannée lui offrait 400 talents s’il voulait s’emparer du domaine de Zoïle et le céder à la Judée. La tentation était forte pour Ptolémée, qui avait besoin d’argent. Le marché fut conclu et Zoïle dépouillé. Mais Ptolémée apprit alors que Jannée jouait double jeu et qu’il avait envoyé sous main des négociateurs à Alexandrie. Résolu à se venger de tous les traîtres avant que Cléopâtre ne vint à leur secours, Ptolémée laissa un corps de troupes pour bloquer Ptolémaïs et se lança avec le reste à la poursuite d’Alexandre Jannée. Il prit Asochis en Galilée un jour de sabbat, et laissa ses soldats tuer et piller à leur aise. Josèphe parle de dix mille hommes passés au fil de l’épée. Ptolémée fut moins heureux à Sepphoris, où il perdit du monde. Enfin, à Asophon, près du Jourdain, il rencontra Alexandre Jannée, qui avait fait des levées formidables et disposait de 50.000 ou même, suivant certains auteurs, de 80,000 hommes. L’historien juif, qui réduit de son mieux les hyperboles de Timagène, raconte comment l’habile tactique d’un officier de Ptolémée, Philostéphanos, changea en une défaite écrasante la victoire sur laquelle comptait déjà Alexandre Jannée. Les milices juives, une fois débandées, ne formèrent plus qu’un troupeau de fuyards. Ce ne fut plus une bataille, mais une tuerie, qui finit par lasser le bras et émousser le fer du vainqueur. Timagène parlait de 50.000 morts ; Josèphe se résigne à accepter le chiffre de 30.000. La bataille eut un épilogue plus invraisemblable encore. Josèphe raconte, sur la foi de Nicolas de Damas et de Strabon, que, le soir même, Ptolémée donna l’ordre de saisir dans les villages d’alentour les femmes et les enfants, de les couper en morceaux et de faire bouillir les chairs dans des marmites, afin que les fuyards amenés au camp crussent avoir affaire à des anthropophages et que la terreur se répandit dans la contrée. Ptolémée acheva son œuvre en prenant d’assaut Ptolémaïs[19]. Cependant, Cléopâtre ne restait pas inactive. Elle avait deviné le plan de Lathyros, qui, une fois maître du littoral avoisinant et soutenu peut-être par le roi d’Antioche, se trouverait en mesure d’envahir l’Égypte. Ses généraux, les Juifs Chelkias et Ananias, durent appuyer auprès d’elle les avis et les sollicitations d’Alexandre Jannée. Du reste, sa haine pour Ptolémée Lathyros parlait plus haut encore que sa sympathie pour les Juifs et le souci même de sa sécurité. Cette fois, elle voulait en finir avec ce fils abhorré, et, pour cela, mettre en branle toutes les forces de l’Égypte, jointes à celles des alliés qu’il lui serait facile de trouver en Syrie. Elle commença par tirer de son inaction le roi de Damas, Antiochos VIII Grypos, qui, depuis sa dernière défaite et la mort de sa femme Tryphæna, n’osait plus courir les aventures et imitait la nonchalance de son rival. Elle lui envoya des secours considérables en hommes et en argent. L’argent formait la dot de sa fille Séléné, la propre femme de Lathyros, que Antiochos Grypos allait épouser à son tour[20]. Cela fait, elle expédia à Cos, pour y rester sous la garde des prêtres d’Asklépios, dans l’asile inviolable du temple, la plus grande partie de ses trésors, ses petits-enfants et son testament[21]. Ces précautions prouvent qu’elle se rendait compte jusqu’à un certain point de l’imprudence qu’elle allait commettre en emmenant avec elle non seulement l’armée et la flotte, mais le roi lui-même, c’est-à-dire en laissant l’Égypte sans défense et les Alexandrins libres de toute contrainte. Elle partit donc avec l’armée de terre, que commandaient ses hommes de confiance, Chelkias et Ananias. Son fils, le roi Alexandre, sur son ordre exprès, dut s’embarquer et conduire la flotte sur la côte syro-phénicienne. C’était une expédition qui s’annonçait comme devant être poussée à fond. Dans la pensée de Cléopâtre, elle devait sans doute avoir pour résultat la conquête de la Cœlé-Syrie, la proie convoitée à la fois par tous les belligérants. C’est précisément cette arrière-pensée de Cléopâtre, aisément devinée par ses amis et ses ennemis, qui paralysa le jeu de son immense machine de guerre. Les villes du littoral philistin, prises entre l’armée et la flotte égyptiennes, ne purent suivre l’exemple de Gaza, qui garda son indépendance, — sans avoir eu, ce semble, à la défendre ; — mais Ptolémaïs, peut-être occupée encore par les garnisaires de Ptolémée Lathyros, ferma ses portes. Il fallut, pour la prendre, un siège en règle, qui dura longtemps. D’autre part, les alliés de Cléopâtre ne se pressaient pas d’entrer en scène. Grypos, indolent par nature, avait bien accepté l’épouse à lui destinée par Cléopâtre, mais il laissait le soin des affaires à son favori Héracléon de Berœa[22], qui ne se souciait ni des intérêts de son maître, ni, à plus forte raison, de ceux de Cléopâtre. Enfin, faute de documents, on ignore ce que fit ou ne fit pas Grypos en cette occurrence. Quant à Alexandre Jannée, qui déployait naguère une si belle ardeur contre Ptolémée Lathyros, on ne voit pas qu’il ait beaucoup aidé les troupes égyptiennes à poursuivre le roi de Cypre en Cœlé-Syrie. Il entendait ne travailler que pour lui-même et se réservait pour le moment opportun. Aussi arriva-t-il que Lathyros, au lieu d’être cerné par des manœuvres opérées avec ensemble, put s’échapper par le Sud, précisément dans la direction de l’Égypte. La mort de Chelkias, qui était chargé de le traquer dans les vallées et défilés de la Cœlé-Syrie, dut contribuer à ralentir la poursuite et à lui rendre l’évasion plus facile. Sur la route de l’Égypte, Ptolémée avait une sorte de relais ou de quartier général tout préparé, la ville de Gaza, que Cléopâtre n’avait pu gagner, car les Gazéens étaient irréconciliables avec les Juifs et les alliés des Juifs. De Gaza, il poursuivit sa marche sur l’Égypte, qu’il espérait surprendre en un moment où elle était dégarnie de troupes. Il pouvait se faire, d’ailleurs, qu’il n’eût pas à combattre et qu’il fût acclamé par ses anciens sujets comme le légitime représentant de la dynastie. Mais il y a loin de Gaza à la frontière égyptienne par le désert de Kasiotide. Cléopâtre, informée à temps, put aisément expédier par mer une partie de ses troupes, qui arrivèrent à Péluse avant Lathyros. Celui-ci n’était pas de force à lutter contre un ennemi prévenu : il fut chassé du pays, c’est-à-dire obligé de rétrograder sur Gaza, où il vint passer l’hiver avec sa petite armée[23]. Vers le même moment, Ptolémaïs se rendit enfin à Cléopâtre (102). Alexandre Jannée s’empressa d’y aller porter ses hommages à la reine d’Égypte. Il est probable qu’il fut assez mal reçu, car Josèphe rapporte que certains amis conseillaient à Cléopâtre de destituer le dynaste juif et d’occuper son domaine. Mais les Juifs étaient bien en cour, et, en cette occasion, le général Ananias sut parler haut et ferme en faveur de son compatriote. Il alla jusqu’à dire qu’une telle injustice commise envers Jannée vaudrait à la reine l’animosité de tous les Juifs. Il y avait dans ce langage une pointe d’arrogance et une menace dont Cléopâtre voulut bien ne pas se froisser. Elle conclut à Scythopolis avec le prince juif un traité d’alliance qui laissait le champ libre à l’ambition de Jannée. Déjà lasse de la guerre, elle abandonnait l’un après l’autre tous ses plans. Peut-être eut-elle un instant l’idée d’aller porter la guerre à Cypre pendant que Lathyros se reposait à Gaza : mais le roi de Cypre s’empressa de rentrer chez lui, et l’expédition égyptienne reprit le chemin d’Alexandrie[24]. Ainsi se termina, sans résultats appréciables, une entreprise qui semblait destinée à faire rentrer Cypre et la Cœlé-Syrie dans le sein de la monarchie égyptienne et à consacrer l’hégémonie des Lagides sur tous leurs voisins. Ce qui ressort des textes précités, c’est que, tant que vécut Cléopâtre, ses fils ne devaient être que des instruments passifs entre ses mains. Au cours de l’expédition de Syrie, le roi Alexandre est à l’arrière-plan : on discute et on agit sans lui. L’humeur maligne des Alexandrins put s’exercer à ses dépens, et il est à croire que ce rôle de fils soumis, préféré à l’autre pour sa docilité, finit par lui peser. La tradition recueillie et peut-être défigurée par Justin a bâti sur ces données psychologiques un roman qui semble fabriqué avec des réminiscences, des anachronismes et des confusions entre le premier et le second Alexandre. D’après Justin, avant l’expédition de Syrie, Ptolémée Alexandre, effrayé de la cruauté de sa mère, la quitte, préférant à une royauté périlleuse une existence assurée et tranquille. Cléopâtre l’invite officiellement (per legatos) à rentrer ; mais elle ne songe qu’à le perdre, si bien que son fils prend les devants et se sauve par un parricide. Sur quoi, l’historien moraliste s’écrie : elle méritait bien l’infamie d’une telle mort, cette femme qui avait chassé sa mère du lit conjugal, qui avait fait de ses deux filles des veuves en les mariant l’une après l’autre à leur frère, et traité ses deux fils de telle sorte qu’à l’un elle avait déclaré la guerre après l’avoir chassé et qu’elle machinait l’assassinat de l’autre après lui avoir enlevé son pouvoir royal[25]. Mais la morale exige que le parricide, fût-il à son insu l’instrument des vengeances divines, soit puni à son tour. Aussi le peuple, qui, dans ces horribles drames, représente, à la façon du chœur antique, le sens moral à son niveau moyen, le peuple se soulève, chasse le coupable et rend le trône à Lathyros. Mais nous croyons savoir qu’il s’est écoulé une douzaine d’années entre la mort de Cléopâtre et la révolution qui détrôna Alexandre, délai qui semble détruire la relation de cause à effet. D’autre part, le parricide attribué à Alexandre Ier ressemble singulièrement à celui qui mit fin aux crimes de Cléopâtre Théa, et enfin, le soulèvement du peuple alexandrin contre le roi Alexandre assassin se retrouve — immédiat, cette fois, et mieux attesté — à la fin du règne d’Alexandre II. Ce n’est donc pas excéder les droits de la critique que de s’affranchir d’une foi étroite au récit de Justin Le difficile est de savoir ce qu’il en faut garder. Il est extrêmement probable que l’échec piteux de l’expédition de Syrie et la conscience d’y avoir joué un rôle humiliant décidèrent Alexandre à secouer le joug de sa mère, dont les caprices séniles n’avaient plus même l’excuse du succès. Ce dut être l’occasion de récriminations échangées, suivies de rupture. Alexandre put la révéler à son peuple, non pas en s’exilant à l’étranger, mais en quittant Alexandrie, foyer de discordes et d’intrigues, pour prendre l’attitude d’un souverain maître du reste de l’Égypte. Il est possible que Cléopâtre, effrayée, ait traité officiellement ou officieusement avec lui. Plus ou moins sincère, la réconciliation se fit aux dépens de la septuagénaire. A partir de 402/1, les monnaies ne portent plus de dates doubles, mais seulement les années de règne d’Alexandre. Le nom de Cléopâtre, qui jusque-là précédait celui du roi, disparaît aussi des actes, et il est remplacé par celui d’une nouvelle reine, la reine-sœur Bérénice, déesse Philadelphe[26]. Ainsi, Alexandre se dégageait en même temps du veuvage que Cléopâtre était intéressée à faire durer, et le couple royal, amputé d’un membre disqualifié, se complétait d’une façon normale par le mariage d’Alexandre avec sa nièce (Cléopâtre) Bérénice, fille de Ptolémée Lathyros. Il se peut que ce mariage ait eu l’agrément de Lathyros, satisfait de sa paisible royauté de Cypre, et que le titre de dieux Philométors, porté en même temps par les quatre souverains, soit l’indice de cet accommodement[27]. De la vieille reine, il n’est plus question par la suite. Cet effondrement soudain de tous ses plans, cette blessure faite à son orgueil exaspéré, dut hâter sa mort. Et si sa mort survint à bref délai, les haines présentes et les souvenirs tragiques du passé durent propager les soupçons dont le récit de Justin a fait des réalités[28] L’accusation de parricide, dirigée contre Alexandre, fut la vengeance posthume de Cléopâtre. Ses partisans ont réussi à la faire enregistrer comme véridique par l’histoire ; mais il reste sur ce point un doute, qui doit profiter à l’accusé. Quoi qu’il en soit, à partir de 101, Alexandre règne, libre de ses actes et dégagé des intrigues que Cléopâtre avait obstinément poursuivies en Syrie. Il ne parait pas s’être préoccupé beaucoup des affaires du dehors[29]. Il vit disparaître en 96 son beau-frère Antiochos VIII Grypos, assassiné par l’usurpateur Héracléon ou à l’instigation d’Héracléon, et sa sœur Séléné passer d’un trône à l’autre en épousant le frère et rival de Grypos, Antiochos IX Philopator, dit Cyzicène, son troisième et non son dernier mari, celui-ci bientôt battu et mis à mort par son neveu Séleucos VI Épiphane, fils aîné de Grypos (95). La Syrie était devenue un théâtre où les acteurs s’entretuaient en famille et ajoutaient des péripéties nouvelles aux vieilles légendes des Labdacides. Séléné, épave des révolutions, échut au fils de son dernier mari, Antiochos X Philopator dit le Pieux (Εύσεβής)[30] qui, débarrassé de Séleucos VI par une insurrection populaire à Mopsuheste (95), continua à se battre contre les autres fils de Grypos, lesquels, à titre d’intermède, se battaient de temps à autre entre eux. L’empire des Séleucides, ou ce qui en restait, tombait de lui-même en morceaux. Ces interminables querelles ne pouvaient manquer de suggérer aux voisins l’envie d’aider à la dislocation. Les Romains s’étaient déjà adjugé la Cilicie, sauf à la reprendre aux pirates qui en étaient devenus les véritables maîtres (102). Ptolémée Lathyros lui-même fut repris d’un accès ou plutôt d’une velléité d’ambition et se mit en campagne pour être à même de profiter des occasions favorables. Sans plan arrêté et obéissant peut-être à une vague rancune contre sa sœur et ex-épouse Séléné, il prit parti pour les fils d’Antiochos VIII Grypos, naguère encore son adversaire, contre Antiochos X, le fils de son ancien allié Antiochos IX. Autrement dit, il soutint ou prétendit soutenir la branche aînée contre la branche cadette, ce qui était par surcroît une façon de protester contre l’éviction dont lui-même avait été victime de la part de son frère cadet. Mais il parait bien que, sous prétexte d’aider les derniers survivants de la branche aînée, il accrut le désordre en les obligeant à partager entre eux l’héritage de leur père. Il fit venir de Cnide le quatrième et avant-dernier fils de Grypos et l’installa à Damas comme roi associé de son frère Philippe (Épiphane Philadelphe), lequel tenait tête à Antiochos X dans le nord de la Syrie. Nous ignorons pourquoi ce Démétrios III, qui se brouilla plus tard avec Philippe, reçut le sobriquet populaire de Bonaventure (Εΰκαιρος)[31] : nous saurions peut-être, si nous étions mieux renseignés, qu’à la chance de trouver un protecteur il joignit celle d’être dispensé de lui payer le prix de sa complaisance. Il est relativement facile de suivre les desseins des grands politiques ; il l’est moins de deviner les caprices des esprits faibles et des volontés changeantes. Si Ptolémée Lathyros avait espéré s’approprier à l’amiable la Cœlé-Syrie, ses projets durent se heurter à des obstacles qu’il n’était ni d’humeur ni de force à surmonter. Sur l’autre frontière de l’Égypte, un événement intéressant plus directement la dynastie, survenu à peu près au même moment, parait avoir laissé Alexandre aussi indifférent que les affaires de Syrie. Ptolémée Apion mourut en léguant aux Romains son royaume de Cyrénaïque, qui, séparé de l’Égypte par les dispositions testamentaires d’Évergète II, n’aurait pas dû néanmoins être distrait de l’héritage des Lagides (96). L’Égypte perdit ainsi la province la plus complètement hellénisée de son empire, sans qu’une protestation ou contestation quelconque soit partie d’Alexandrie. Le Sénat lui-même, qui savait distinguer entre la propriété domaniale des princes et la souveraineté, dut être surpris de cette lâche résignation. Comme il tenait moins à annexer la Cyrénaïque aux provinces romaines qu’à l’enlever à la dynastie alexandrine, il se contenta de mettre la main sur les biens de la couronne et d’imposer une taxe sur le silphium. Les cinq villes de la Pentapole , Cyrène, Barcé (Ptolémaïs), Euhespéride (Bérénice), Apollonie (Sozousa), Teucheira (Arsinoé) furent déclarées autonomes et libres de toute tutelle. On se doutait bien, à Rome, qu’il serait facile de revenir quand on le voudrait sur ces concessions, faites pour désagréger l’unité factice créée par la domination des Lagides[32]. La Cyrénaïque fut émancipée comme l’avait été jadis la Grèce, à la condition de ne faire de sa liberté que l’usage qu’il plairait aux Romains de tolérer. L’indifférence avec laquelle le roi Alexandre laissa ainsi détacher de l’Égypte la plus ancienne conquête des Lagides ne put qu’exciter le mépris du peuple alexandrin, plus patriote que ses rois. La verve populaire dut s’exercer aux dépens du monarque obèse et crapuleux, qui commençait à ressembler singulièrement à son père Physcon. Posidonios de Rhodes, son contemporain, fait de lui un portrait qu’on peut bien appeler une caricature. Le dynaste d’Égypte, détesté de la foule, mais adulé par son entourage, vivait en pleine bombance et ne pouvait plus marcher autrement qu’appuyé sur deux acolytes ; mais, dans les banquets, quand il était échauffé, il sautait du haut des lits et, tout déchaussé, exécutait des danses plus mouvementées que les professionnels[33]. Ce régime ne pouvait plaire qu’à la coterie qui l’exploitait. Le mécontentement populaire gagna l’armée. Il y eut à la fin un soulèvement, qui aboutit à l’expulsion d’Alexandre (89)[34]. Cette brusque secousse lui rendit un peu d’énergie. Il alla recruter en Syrie, où la guerre civile était en permanence, une armée de mercenaires, avec laquelle il rentra de vive force dans Alexandrie. Pour payer ses troupes, il fit main basse sur tout ce qu’il put confisquer : il en vint même à commettre un odieux sacrilège en violant la sépulture d’Alexandre le Grand pour s’emparer du cercueil en or où dormaient les cendres du héros. Mais, dit Strabon, il fut aussitôt repoussé, si bien que la spoliation ne lui fut d’aucun profit[35]. Cette fois, des chefs militaires, groupés sous le commandement d’un certain Tyrrhos (Pyrrhos ?), parent du roi, prirent l’offensive contre le furieux qui s’obstinait à braver l’indignation générale. Les détails de la lutte nous échappent. Nous savons seulement qu’il y eut une bataille navale, à la suite de laquelle Ptolémée Alexandre s’enfuit avec sa femme et sa fille à Myra en Lycie[36]. Il essaya de passer de là à Cypre, où il espérait trouver un asile auprès de son frère et beau-père Lathyros ; mais l’amiral Chæréas, qui surveillait la mer, dut l’attaquer au passage. Ptolémée Alexandre périt dans cette rencontre (88 a. Chr.)[37]. § III. — PTOLÉMÉE X SOTER II RESTAURÉ (88-80). La population hellénique de l’Égypte s’était, avec ses seules forces et sur sa propre initiative, débarrassée d’un souverain qui passait pour avoir tué sa mère et qui, par soumission servile à l’égard des Romains, trahissait sa patrie. Mais, comme on a pu le remarquer déjà, les révolutions alexandrines, provoquées par des rois impopulaires, n’étaient jamais dirigées contre la dynastie. Alexandrie, agglomération de races antipathiques les unes aux autres, ne pouvait se constituer en république à la mode grecque, et, sans le lien dynastique, l’Égypte entière se fût disloquée. Les vainqueurs de Ptolémée Alexandre ne songèrent qu’à rentrer dans le droit en rappelant de Cypre l’aîné de la maison royale. Les ambassadeurs alexandrins ramenèrent de l’exil Ptolémée Lathyros, qui reçut du peuple le surnom de Désiré (Ποηεινός). Le vieux roi n’était plus d’âge ni d’humeur à contracter un mariage royal, pour lequel, du reste, il n’y avait plus de princesse disponible. Il est à croire qu’il ne songea pas un instant à renouer avec sa sœur et ex-épouse Séléné, maintenant mère de toute une lignée de Séleucides et femme d’un quatrième mari, le jeune Antiochos X Eusèbe, auquel elle devait survivre. Le couple royal fut reconstitué par l’association au trône de (Cléopâtre) Bérénice, qui continua à régner avec son père comme elle avait régné avec son oncle et époux Alexandre. L’étiquette spécifique du nouveau couple fut le titre de Philadelphe, que le roi emprunta à sa fille[38]. Lathyros se promettait sans doute de vivre en paix avec ses voisins et ses sujets. Mais l’ébranlement communiqué au pays tout entier par la révolution alexandrine avait laissé des traces. L’enthousiasme des Alexandrins pour leur Désiré n’était pas partagé par tous. La branche cadette, représentée par un fils d’Alexandre Ier élevé dans l’Asklépiéon de Cos, avait aussi ses partisans, et personne ne savait à quels desseins pourrait servir le jeune prince aux mains du terrible Mithridate VII Eupator qui, en appelant l’Asie-Mineure aux armes contre les Romains, venait de s’emparer de la personne d’Alexandre II et des trésors déposés à Cos par Cléopâtre III (88). D’autre part, des troubles éclataient dans la Haute-Égypte. Thèbes parait avoir servi de point de ralliement à des patriotes égyptiens, insurgés non plus contre la personne du roi régnant, mais contre la dynastie hellénistique. Le vieux levain laissé par les souvenirs du temps de Philopator et d’Épiphane fermentait de nouveau, réchauffé peut-être par la jalousie qu’excitait ; dans une ville en décadence, la prospérité croissante d’Hermonthis et, au sein du clergé, la prédilection des Lagides pour leur grand œuvre, le temple d’Edfou. Cette levée de boucliers fut assez sérieuse, car il ne fallut pas moins de trois ans pour en triompher. Un papyrus nous a conservé une lettre d’un certain Platon aux prêtres et habitants de Pathyris (Aphroditespolis), leur annonçant, à la date du 19 Phaophi de l’an XXX (3 nov. 88 a. C.), que le roi Soter s’est dirigé vers Memphis, et que son général Hiérax marche pour réduire la Thébaïde insurgée[39]. Ptolémée enfin victorieux voulut que le châtiment fût exemplaire. Au dire de Pausanias, qui est ici suspect d’exagération, il mit Thèbes au pillage, si bien qu’il n’y laissa aucun vestige d’une opulence qui surpassait celle des sanctuaires les plus riches de la Grèce[40]. La tristesse des ruines envahit la cité des Ramessides (85). Les dernières années du règne de Ptolémée Lathyros, qui vécut encore sept ans et demi après sa restauration, furent assez tranquilles. Il sut défendre son repos et les intérêts de ses sujets contre les suggestions doucereuses des Romains, qui, en guerre depuis 88 avec Mithridate, auraient voulu joindre la flotte égyptienne à la leur pour opérer contre le roi de Pont. Durant l’hiver de 87/6, Sylla, qui assiégeait Athènes et se trouvait lui-même comme bloqué par les croisières pontiques, avait envoyé L. Licinius Lucullus en Égypte et en Syrie, avec mission de racoler le plus de vaisseaux qu’il pourrait et de balayer l’Archipel avec le concours des Rhodiens[41]. Lucullus commença sa tournée par la Crète et Cyrène. Nous apprenons à ce propos que Cyrène était déjà en proie aux factions et que Lucullus y joua le rôle de pacificateur. De Cyrène, Lucullus fit voile pour Alexandrie, où il arriva en piteux équipage, ayant été fort malmené en route par les pirates[42]. Mais Ptolémée, que Plutarque appelle étourdiment un jouvenceau, alla à sa rencontre avec la flotte royale, le logea dans son palais, le traita sans regarder à la dépense, lui fit de riches présents et l’invita à visiter les merveilles de l’Égypte. Toutes ces démonstrations ne faisaient pas l’affaire d’un homme pressé, qui avait laissé son général dans une situation critique et ne songeait qu’à le dégager au plus vite. Lucullus refusa les présents et les excursions pour en venir aux affaires sérieuses. Mais Ptolémée, qui eût peut-être obéi à. un ordre exprès du Sénat, se garda bien de se commettre dans une alliance avec Sylla, qui était lui-même en révolte contre le gouvernement légal de Rome, alors aux mains des Marianistes. Il redoubla d’égards envers Lucullus et lui fit des adieux attendris, mais il ne lui donna que quelques vaisseaux d’escorte pour l’accompagner jusqu’à Cypre (86). On peut croire qu’il se souciait médiocrement d’aider Sylla à prendre Athènes, surtout maintenant que Mithridate pouvait à tout moment lui susciter des embarras intérieurs, au moyen du prétendant capturé à Cos. Il fit de son mieux, au contraire, pour réparer les dommages causés à la malheureuse cité par les cruautés et les déprédations de Sylla. Les Athéniens reconnaissants lui élevèrent une statue de bronze, ainsi qu’à Bérénice, à l’entrée de l’Odéon, près de celles de ses ancêtres[43]. Cependant, Ptolémée approchait de sa fin sans avoir d’autre héritier légitime que sa fille Bérénice. Violenté par sa mère, qui lui avait imposé et enlevé tour à tour deux épouses, il avait renoncé aux mariages à la mode royale et s’était consolé avec des concubines qui lui avaient donné des rejetons inhabiles à lui succéder. Les deux fils qui — nous l’avons cru possible, du moins[44] — avaient été envoyés à Cos avec son neveu étaient sans doute morts en bas âge. Il n’était pas malaisé de prévoir que, après sa mort, il faudrait, pour avoir un roi, recourir à la branche cadette, et que probablement la conciliation des prétentions et des intérêts n’irait pas sans conflit. Ptolémée Soter II Lathyros mourut, à l’âge d’environ soixante-deux ans, en la trente-septième année d’un règne sur lequel il avait passé au moins dix-huit ans en exil ou à Cypre (80)[45]. C’est, dans la série des Lagides, une figure effacée, sur laquelle son entourage, également terne et indécis, ne projette aucune lumière[46]. Il a beaucoup bâti ou réparé, et son nom se lit, associé à ceux de sa mère, de son frère et de sa fille, sur les murs de quantité de temples ; mais il n’y a pas trace de son influence dans les annales de la civilisation alexandrine. L’inscription qui nous a conservé le nom du bibliothécaire installé par lui à Alexandrie nous dit bien que ce personnage avait montré à Cypre une grande dévotion à la divinité du roi ; mais elle nous laisse croire que Ptolémée mit un flagorneur là où il eût fallu un savant[47]. D’un passage de Pline, où il est dit que certaines tribus éthiopiennes ont ignoré l’usage du feu avant le règne de Ptolémée Lathyros[48], on peut conclure que les explorateurs ont continué de son temps à sonder les profondeurs du continent africain ; mais on ignore si le roi s’est quelque peu intéressé à ces entreprises. Les anecdotiers eux-mêmes, qui trouvent à glaner dans les biographies les plus insignifiantes, n’ont rien à dire sur le compte de Ptolémée Lathyros. Il n’a rien fourni à la chronique curieuse des incidents de la vie privée : il n’a pas eu non plus, comme son frère Alexandre, les honneurs peu enviables de la caricature. Ni comme homme ni comme souverain, il n’a rencontré ni panégyristes, ni détracteurs. Ce n’est pas sans doute qu’il n’eût ni vices ni vertus ; mais chez lui, rien ne dépassait cette commune mesure qui est le lot des hommes médiocres, de ceux qu’on estime et qu’on oublie. |
[1] Diodore, I, 27.
[2] C’est évidemment par erreur que le surnom de Φύσκων lui est donné par Eusèbe (I, p. 172 Schœne), le Chron. Paschale et autres. Cf. Strack, p. 145, 31. Ses titres officiels sont Philométor Soter, et, à la fin du règne, Philadelphe. Sur les formes Λάθυρος et Λάθουρος, voyez Letronne, Recueil, II, p. 78, 1.
[3] Pausanias, I, 9,1. Peut-être cette haine maternelle, qui a tous les caractères d’une répulsion instinctive, s’attachait-elle au fruit du stuprum légalisé par un mariage forcé. Ptolémée Lathyros est né vers 142.
[4] Strack (p. 30-51) hésite encore à éliminer le prétendu règne de Cléopâtre 111 seule au début (cf. Letronne, Recueil, I, p. 59). Si elle voulait écarter le fils aîné, elle avait intérêt à brusquer les choses et à ne pas lui donner le temps de revenir. Les textes de Strabon (II, 99, contredit par l’inscription du T. d’Edfou), de Justin et d’Eusèbe (ci-après) n’obligent pas à admettre que la reine mère ajourna son choix pour garder le pouvoir : elle entendait bien le garder après avoir choisi.
[5] Justin, XXXIX, 3, 2. Cf. Pausanias, I, 9, 2. Eusèbe (I, p. 164 Schœne = FHG., III, p. 721) ne fait pas mention de la préférence initiale de la reine mère pour le cadet. Mahaffy (History, p. 211) suppose que, d’après les traditions de la dynastie, il fallait remplacer un mariage morganatique par un mariage royal, donnant naissance à des porphyrogénètes.
[6] On ne comprendrait guère que Cléopâtre III eût permis en 116 le mariage qu’elle rompit de vive force en 115. Strack (p. 205, 37) n’ose décider si la fille de Soter II (Cléopâtre) Bérénice III, eut pour mère Cléopâtre IV (opinion de Lepsius, Poole) ou Séléné (Champollion-Figeac). Le soin que met Pausanias à affirmer qu’elle était seule enfant légitime de Soter II indiquerait presque que cette légitimité avait été contestée ; et cela, au gré des partisans du porphyrogénétisme, par la raison qu’elle était née avant l’avènement de son père. Letronne (Recueil, I, p. 73) la fait naître en 126, date inadmissible.
[7] Nous avons plus d’une fois constaté un voyage de noces, qui était comme une prise de possession du royaume, à la suite des mariages royaux. Il se trouve précisément qu’en Mesori de l’an Il (août-sept. 115), le roi Ptolémée, fit un voyage à Syène et à la ville neuve d’Éléphantine, jusqu’à la frontière des Éthiopiens, avec cérémonies religieuses, indulgences accordées par lettre du 21 avril précédent, etc. (Stèle commémorative d’Assouan). La jeune reine y est mentionnée au moins une fois (lig. 23), et je suppose qu’il s’agit de Séléné (Strabon, XVI, p. 749 — Joseph., A. Jud., XIII, 16, 4), le nom de Cléopâtre étant désormais inhérent à la qualité de reine, comme celui de Ptolémée au titre de roi. Ce qui est bizarre, c’est que la reine mère Cléopâtre et le roi Ptolémée X sont ensemble dieux Philométors Soters et que le dieu Évergète se trouve isolé et comme renié par sa veuve, dite ailleurs et plus tard (Strack, nn. 138, 141) θεά Εύεργέτις. Ce dernier titre se retrouve, et d’autres variantes encore, dans les papyrus grecs et démotiques, notamment dans le n. 33 de la nouvelle série de Strack, avec celui de Φιλομήτωρ Σώτειρα, qui avait appartenu autrefois à Cléopâtre II, d’où embarras et confusions possibles. Comme le dit Strack, le désordre est entré dans le ciel des Ptolémées, depuis que les femmes ont pris en main le gouvernement.
[8] Pausanias, I, 9, 2. Date : τετάρτου έτους, l’an IV (114/3) de Soter II, qui est l’an Ier d’Alexandre. Celui-ci, στρατηγός μέν τώ λόγω, est traité en roi par son beau-frère, Antiochos Grypos, qui lui notifie (à Cypre, en août 108) l’autonomie accordée à Séleucie de Piérie (Strack, n. 148).
[9] Justin, XXXIX, 3, 3-12. Justin n’indique que par allusion (exercitum Cypri sollicitatum) le séjour de Cléopâtre à Cypre. La leçon Grypi pour Cypri est condamnée par l’expression peregrinos exercitus adductos (ibid., 6). Cependant, Wilcken (Ein Beitrag z. Seleukidengesch., in Hermès, XXIX [1894], p. 436-450) y revient et échappe à l’objection en supposant que ces troupes embauchées à Cypre étaient celles qu’Évergète II avait envoyées à Grypos en 124/3. Autant dire qu’il superpose Grypi à Cypri. On est tenté, au premier abord, de résoudre par le séjour de Cléopâtre à Cypre un problème désespéré. Alexandre Ier, eut un fils, Alexandre II, dont la légitimité ne fut pas contestée, et dont cependant on ne connaît pas la mère. Celle-ci devait être épouse légitime et de race royale. Il faut donc supposer une autre sœur-épouse d’Alexandre Ier, également appelée Cléopâtre, au dire de Letronne (Recueil, I, p. 70 : mais le texte grec d’Eusèbe appelle Alexandre II πρόγονος Κλεοπάτρας, et l’arménien est traduit par privignus, I, p. 165-166 Schœne). Un mariage de Cléopâtre (IV) avec Alexandre Ier serait une solution simple. Mais ce mariage aurait dû être contracté malgré la reine mère et rompu très vite. Du reste, il parait bien qu’Alexandre II n’était encore qu’un adolescent en 88, ce qui ne permet guère de placer sa naissance avant 205 (Cf. Strack, p. 207).
[10] Joseph., A. Jud., XIII, 10, 2-3.
[11] Dans un papyrus du Louvre (n. 53 : Letronne, Recueil, I, p. 60), daté de l’an VI (112/1), le nom de la reine mère est remplacé par celui de la reine-épouse. Strabon (II, p. 99) dit que, quand Eudoxe, envoyé par Cléopâtre (en 116 ou au printemps de 115 ?) revint de son second voyage, Cléopâtre ne gouvernait plus et ne put le protéger contre la rapacité du roi. Strabon ne dit pu que Cléopâtre fût morte. Toutefois, l’expression est équivoque, et, en l’absence de date, on ne peut asseoir sur ce texte que des conjectures (Cf. Strack, p. 202-203). Ce qui est plus significatif, c’est que, à partir de 110, on ne voit plus la tête de (Cléopâtre) Isis et la double corne d’abondance sur les monnaies (cf. S. Poole, Coins of the Plolemies, p. 107-108. Mahaffy, Empire, p. 410).
[12] Pausanias, 1, 9, 2. Justin, XXXIX, 4. Ni Pausanias, ni Justin ne doutent de l’innocence de Ptolémée. Pour Justin notamment, Lathyre est un petit saint, Porphyre (FHG., III, p. 721 = Eusèbe, I, p. 164 Schœne) lui reproche d’avoir mis à mort les amis de ses parents — ce qui peut être vrai, si l’on entend par là les intrigants qui le tenaient à l’écart — et le dit chassé par sa mère à cause de sa cruauté. C’est un écho des bruits semés dans Alexandrie. Date, an XV dans l’Eusèbe arménien ; mais δέκατον έτος (108/7 a. Chr.) dans le texte grec ; entre Tybi de l’an IX et Tybi de l’an XII d’après les papyrus (Strack, p. 52). Le Syncelle (p. 550 Bonn) estime à 18 ans le règne de Soter à Cypre, ce qui confirme approximativement la date donnée par Porphyre. On ne sait ce que sont devenus les deux fils de Séléné, connus du seul Justin Peut-être sont-ils compris dans les υίνοι que Cléopâtre envoya plus tard, en 103, à Cos. En tout cas, Justin ne met pas leur mort à la charge de Cléopâtre, dans la récapitulation de ses crimes. Une inscription récemment publiée (Strack, n. 34 in Archiv. f. Papf., II, 4 [1903], p. 553-4) confirme le texte de Justin. Les τέκνα Κλεοπήτρας τής άδελφής doivent être (?) les fils de Séléné, dite officiellement Cléopâtre.
[13] Encore un point à débattre. Strabon (XVII, p. 794) appelle ό Κόκκης καί Παρείσακτος έπικληθείς Πτολμαΐος le Ptolémée qui, έκ τής Συρίας έπελθών, remplaça par un cercueil de verre le cercueil d’or d’Alexandre, et il ne me parait pas douteux que ce soit Ptolémée Alexandre. Strack (p. 204-205) est d’un autre avis. En revanche (p. 144-145), il admet (avec Champollion contre Letronne) que Cléopâtre III se soit appelée Κόκκη, l’expression de Strabon signifiant ό Κόκκης (μητρός), comme le veut le Chron. Pasch., p. 347 Bonn. C’est une raison de plus, ce semble, pour que ό Κόκκης (ou ό Κόκκης υίος) s’applique au fils préféré de la Κόκκη.
[14] Dans le SC. (de l’an 101 ?) inséré au décret des Pergaméniens (Joseph., A. Jud., XIV, 10, 22), Ptolémée, roi des Alexandrins, est dit σύμμαχος ήμέτερος καί φίλος. Sur le débat concernant la date du décret, cf. Willrich, Judaica, p. 10.
[15] Justin, XXXIX, 4, 2. Justin ajoute : Igitur Alexander territus hac matris crudelitate et ipso eam relinquit, periculoso regno securam ac tutam vitam anteponens. Il y a toute chance pour que ce soit un anachronisme. Gutschmid (notes de la trad. de Sharpe) supposait que le général mis à mort par Cléopâtre, pour trahison (?), était le Chelkias que Josèphe donne comme étant mort au cours de l’expédition de Syrie. C’est un roman, aisément réfuté par Willrich.
[16] Diodore, XXXIV-V, 39 a.
[17] Joseph., A. Jud., XIII, 10, 4. Sur un fragment de marbre, de provenance inconnue, on lit le nom Χελκίου suivi de quelques bribes du document mutilé, reproduit avec les restitutions conjecturales de Th. Reinach par Strack (n. 36 de la nouvelle série précédemment citée). H. Willrich (Der Chelkiasstein, in Archiv f. Papforsch., I [1901], p. 48-57) identifie le stratège Chelkias de l’inscription, décoré d’une couronne d’or, avec le général de Cléopâtre III Kokké. Il est plus probable (Th. Reinach, Wilcken, S. de Ricci, Strack) qu’il s’agit d’un fils de Chelkias. Ce décret des Juifs du nome Héliopolite est daté de l’an XV = 102 a. Chr.
[18] Clermont-Ganneau (L’inscription phénicienne de Narnaka, in Études d’Archéol. orient., II [1897], p. 157-181), commentant une dédicace du chorarque Yatanbaal au rejeton légitime de Cléopâtre et mon seigneur, datée de l’an XI du seigneur des basilies Ptolémée, se demande si le rusé Cypriote n’aurait pas adopté une formule vague s’appliquant également bien à Lathyros et à Alexandre, et, par surcroît de précaution, flattant l’orgueil de la reine mère. La date correspondrait à 107/6 a. C. pour Lathyros, à 104/3 pour Alexandre.
[19] Joseph., A. Jud., XIII, 12.
[20] Justin, XXXIX, 4, 4. Cf. Appien, Syr., 69. Strack (pp. 201, 32.204) place le mariage de Séléné avec Grypos et la reprise des hostilités entre Ies deux Séleucides en 104 (d’après Wilcken).
[21] Joseph., XIII, 13, 1. Les υίωνοί que Cléopâtre envoie à Cos sont peut-être, outre le fils d’Alexandre, qui y était certainement en 88 (Appien, Mithridate, 23), les fils de Lathyros et de Séléné.
[22] Athénée, IV, p. 153 b.
[23] Joseph., A. Jud., XIII, 13, 2. C’est à cette tentative que Strack (p. 204-205) prétend appliquer le texte de Strabon sur le ό Κόκκης καί Παρείσακτος, lequel serait Lathyros ayant fait irruption pour un moment à Alexandrie. Ce système est inconciliable avec le récit de Josèphe et invraisemblable en soi.
[24] Joseph., A. Jud., XIII, 13, 3.
[25] Justin, XXXIX, 4, 5. Ce récit remonte sans doute, par Trogue-Pompée, à Posidonios de Rhodes, dont Athénée (XII, p. 550 b) cite à ce propos le XLVIIe livre.
[26] Strack, p. 54-55. Bérénice, déesse Philadelphe dans les papyrus de Leide (ibid.). Le papyrus II de Leide ne permettait pas de remonter plus haut que l’an XVI (d’Alexandre) : un des Teblunis Papyri (n. 106), du 14 Phaophi an XIV (31 oct. 101), est daté βασιλευόντων Πτολμαίου τοΰ καί Άλεξάνδρου θεοΰ Φιλομήτορος καί βασιλίσσης Βερενίκης θεάς Φιλαδέλφου. D’après Letronne (Recueil, I, p. 75-79), Alexandre Ier, marié vers 114 (en tout cas, avant 107) à sa nièce Bérénice (la Cléopâtre de Porphyre), aurait été contraint, lors de sa rentrée en 107, de laisser sa femme à Cypre, près de Soter II. Mais, en 102, Alexandre, à bout de patience, se retire et ne rentre (en 99) qu’en dictant à la reine mère ses conditions, dont la première était le droit de reprendre sa femme, et la seconde, de lui donner place au protocole, après la reine mère. Le roi aggrave ses exigences en supprimant du protocole le nom de sa mère (depuis 97), d’où exaspération de celle-ci, qui projette de substituer son petit-fils Alexandre II à son fils, complot déjoué par le meurtre de Cléopâtre en 90. Ce roman, plausible en son temps, a cessé d’être de l’histoire.
[27] Cléopâtre avait déjà transporté à Alexandre les titres de son frère. Dans le papyrus Anastasy (de l’an IX ou XII d’Alexandre, de 105 à 103 a. C.), on lit : βασιλευόντων Κλεοπάτρας καί Πτολεμαίου υίοΰ, έπικαλουμένου Άλεξάνδρου θεών Φιλομητόρων Σωτήρων (Letronne, Recueil, I, p. 62). Cf. l’inscr. de Kofis (Strack, n. 131) et le papyrus (Tebtun. Pap., n. 105) de l’an 103 e. C. Depuis le temps de Philométor et d’Évergète II, la titulature protocolaire s’embrouille pour distinguer sans les séparer les royautés en partie double. Cléopâtre III est comprise avec ses deux fils dans les θεοί Φιλομήτορες Σωτήρες, mais elle est individuellement (pour se distinguer de sa mère Cléopâtre II Philométor Soteira) θεά Εύεργέτις. Depuis le mariage d’Alexandre avec Bérénice, ce couple est qualifié θεοί Φιλομήτορες, ordinairement sans addition de Σωτήρες, et le plus souvent par titres individuels, Alexandre θεός Φιλόμητωρ et Bérénice θεά Φιλάδελφος, tandis que Cléopâtre III et Soter II Lathyros restent θεοί Φιλομήτορες Σωτήρες (cf. Strack, p. 54). Plus tard, Soter II seul roi emprunte à sa fille le titre de Φιλάδελφος et lui communique celui de Σωτήρ. Les scribes avaient peine à se reconnaître dans ces minuties protocolaires et finissaient par n’y plus faire grande attention.
[28] Pausanias (I, 9, 3) accepte la version de Justin. De même, Athénée (XII, p. 550 a), probablement d’après Posidonios. S. Jérôme (Eusèbe, II, p. 133 Schœne) date le parricide de Ol. 173, 1 (88 a. C.) ; mais Porphyre-Eusèbe (I, p. 163-164 Schœne) mentionne la mort de Cléopâtre sans allusion au crime. D’après les papyrus (Grenfell, II, 32. Pap. Tebt., 106, et BGU., 998), Cléopâtre III est morte entre le 16 sept. et le 31 oct. 101. La dernière date double (XVI de Cléopâtre, XIII d’Alexandre) que donnent les monnaies correspond à 102/1 (Strack, p. 55).
[29] Je suppose qu’il fit, selon l’usage, son voyage de noces avec la jeune reine. Des proscynèmes attestent leur passage à Philæ (Letronne, Recueil, II, pp. 19. 22), toujours avec la mention banale des τέκνα. C’est vers ce temps que fut construite l’enceinte du T. d’Aroéris-Apollon à Edfou, dont les cartouches portent les noms d’Alexandre et de Bérénice (III).
[30] On voudrait pouvoir, comme le suggère R. Bevan (The House of Seleucus, p. 304), mettre sur le compte d’une autre Séléné, plus jeune, au moins ce dernier mariage de la femme aux quatre maris : mais les textes sont formels. L’âge de Séléné, qui pouvait à la rigueur n’avoir pas dépassé trente-cinq ans en 95, lui permit encore d’avoir d’Antiochos X deux fils que nous retrouverons plus tard (chap. XIV, § I), dont un candidat à la succession des Lagides et plus tard roi de Syrie (Antiochos XIII l’Asiatique).
[31] Joseph., A. Jud., XIII, 13, 4. Il est d’autant plus inutile de gloser sur Εΰκαιρος que le dernier éditeur de Josèphe lit ici Άκαιρος, le Malchanceux (XIII, 370 Niese).
[32] Ptolemæus, Cyrenarum res, cui cognomentum Apioni fuit, mortuus heredem populum Romanum reliquit, et ejus regni civitates senatus liberat esse jussit (Tite-Live, Epit., LXX). Cf. Justin, XXXIX, 5,2. Appien, B. Civ., I, 111. Mithridate, 121. Julius Obsequens, 49. Eusèbe-Hieronym., II, p. 133 Schœne. Cassiodore, Chron. ad ann. 658 U. C. La date de 96 a. C. est donnée par Obsequens et Cassiodore et tombe dans le laps de temps indiqué par Tite-Live et Eusèbe. Mais Appien (B. C., I, 111) lui substitue celle de 74, faisant coïncider le testament d’Apion avec celui de Nicomède III de Bithynie. Il a été trompé par le fait que la Cyrénaïque et la Bithynie ont été déclarées cette année-là provinces romaines. Il n’y a pas à tenir compte du Breviarium de Rufus, qui distingue entre Ptolémée (Cyrénaïque) et Apion (Libye).
[33] Athénée, XII, p. 550 b.
[34] Justin, XXXIX, 5, 1. — Pausanias, I, 9, 3. Porphyre indique une collaboration de l’armée (FHG., p. 722 = Eusèbe, I, p. 164 Schœne), et il donne la date, la 19e année du règne d’Alexandre (à Alexandrie).
[35] C’est le fait du ό Κόκκης καί Παρείσσακτος, en qui, comme on l’a dit plus haut, Strack croit reconnaître Ptolémée Lathyros.
[36] Outre cette fille, dont l’existence est ainsi attestée (et qui s’appelait peut-être Bérénice : cf. Strack, p. 54, 4), Alexandre pourrait avoir eu d’autres filles, visées dans des expressions vagues comme τά τέκνα (Letronne, Recueil, II, 19 et 22 ; P. Jouguet, in C.-R. de l’Acad. d. Inscr., 1902, p. 354), γυναΐκες βασιλείου γένους (Appien, B. C., I, 102), dont la valeur est problématique aux yeux de Strack (p. 206, 37) et nulle à mon sens.
[37] Porphyre, loc. cit. Il est dit, dans une inscription d’Edfou, que le roi s’enfuit dans le pays de Pount ; par quoi Mahaffy (History, p. 222) entend l’Arabie, tout en citant l’opinion de Krall (Studien, II, p. 56 [SB., p. 380]), qui voit là une manière sacerdotale de désigner Cypre.
[38] Justin (XXXIX, 5, 4) interprète évidemment les titres de Philométor et de Philadelphe en disant de Ptolémée Soter II, qui neque cum matre bellum gerere voluisset, neque a fratre armis repetere quod prior possedisset. Cf. Letronne (Recueil, I, p. 64.66). Mais les titres royaux ne sont que par hasard adaptés au caractère des rois. Φιλάδελφος dans Porphyre-Eusèbe (FHG., p. 725 = I, p. 172 Schœne), titre porté par Ptolémée κατελθών άπό τής φυγής, έξωσθέντος τοΰ Άλεξάνδρου. Ptolémée X et Bérénice III θεοί Φιλάδελφοι Φιλομήτορες Σωτήρες dans une inscription (Bull. de la Soc. arch. d’Alexandrie, IV [1902], p. 49 sqq.). Ποθεινός dans Chron. Pasch., p. 347, 15. Cf. Strack, p. 145, 29.
[39] P. Jouguet, in BCH., XXI [1897], p. 141-147.
[40] Pausanias, I, 9, 3. Mahaffy (History, p. 245-246) rapporte à cette époque les bienfaits dont se souviennent une quarantaine d’années plus tard les habitants de Péri-Thèbes, bienfaits dus au grand-père du haut fonctionnaire Callimaque (CIG., 470). Il en conclut que la ville a été moins maltraitée que ne le dit Pausanias. Ptolémée Lathyre bâtit le grand pylône du petit temple de Médinet-Habou, mais avec des matériaux pris aux constructions de Ramsès II.
[41] Plutarque, Lucullus, 2-3. Appien, Mithridate, 33. Cf. Th. Reinach, Mithridate Eupator (Paris, 1890), p. 199.
[42] O. Hirschfeld pense que Lucullus n’en a pas moins effarouché les pirates et rendu ainsi service aux commerçants italiens, qui lui ont dédié un ex-voto à Délos : tum Alexandreæ Italici qui fuere.... is beneficigue ergo (CIL., III, 7242). Dédicaces à Délos en l’honneur de Ptolémée Soter II (Strack, nn. 132. 134). Offrande de Ptolémée à Didymes (Haussoullier, Milet, p. 214).
[43] Pausanias, I, 9, 3. Cf. I, 8, 6.
[44] Ma foi à l’existence de ces deux princes — même après la confirmation donnée au texte de Justin par la dédicace aux τέκνα Κλεοπάτρας — est très chancelante. Justin est fort capable d’avoir pris les bâtards, futurs rois d’Égypte et de Cypre, pour deux fils de Séléné ; l’expression τέκνα peut faire partie des banalités du protocole (v. g. les τέκνα d’Alexandre Ier ou de Ptolémée Aulète à peine marié), et le pluriel υίωνοί dans Josèphe n’est pas un argument bien solide. Pausanias disant de Bérénice : ή μόνη γνησίας οί τών παίδων ήν, semble bien affirmer que Ptolémée Soter II n’eut jamais d’autre enfant légitime.
[45] Strack (p. 206, 38) se décide à récuser les chiffres des chronographes (qui ne donnent que 35 ½ ans de règne à Soter II), et resserre la date de la mort du roi entre le 2 déc. 81 (stèle d’Apis) et l’été de 80.
[46] Cf. les inscriptions des dignitaires, sous Soter II et Alexandre Ier, dans Strack, nn. 132448. Archiv f. Papf., II, 4 [1903], nn. 33-37.
[47] Dédicace des Paphiens à Onésandros, fils de Nausicrate, ex-greffier de la ville (Strack, n. 136).
[48] Pline, VI, § 188.