HISTOIRE DES LAGIDES

TOME DEUXIÈME. — DÉCADENCE ET FIN DE LA DYNASTIE (181-30 avant J.-C.)

 

CHAPITRE X. — PTOLÉMÉE VI PHILOMÉTOR (181-145). PTOLÉMÉE VII ÉVERGÉTE II (170-116).

 

 

Ptolémée Épiphane laissait trois enfants, dont l’aîné pouvait avoir environ six ans : à savoir, deux fils portant le nom dynastique des Ptolémées et une fille, future épouse du roi, appelée Cléopâtre (II) comme sa mère. Rien ne fut changé pour le moment au droit de succession : l’heure néfaste des compétitions et des partages de souveraineté était proche, mais n’était pas encore venue. L’aîné fut roi, avec le prédicat officiel de Philométor, sous la tutelle de sa mère[1], qui parait avoir exercé l’autorité royale dans sa plénitude, sans la partager avec un grand-vizir.

La régente n’eut sans doute aucune peine à apaiser la querelle qui allait naître entre la Syrie et l’Égypte : mais, toute dévouée à ses enfants, elle n’eut garde de prêter l’oreille aux insinuations et sollicitations qui, on peut le conjecturer presque à coup sûr, durent lui venir de la cour d’Antioche. Son frère Séleucos IV cherchait partout à nouer des alliances qu’il pût utiliser à un moment donné contre Attale et les Romains : il n’est pas probable que l’homme qui faisait des avances à Persée et lui donnait sa fille en mariage ait oublié qu’il avait une sœur régnant en Égypte, une sœur dont le mariage avait été jadis considéré comme un gage d’alliance entre les deux dynasties[2] Mais Cléopâtre entendait rester fidèle à l’alliance romaine, dont l’Égypte ne pouvait se détacher sans péril. Elle régna en paix jusqu’à sa mort, qui survint prématurément en 174 ou 173[3], et le surnom de Philométor, donné officiellement à son fils aîné, parait attester qu’elle mérita réellement la reconnaissance du jeune roi[4].

 

§ I. — L’INVASION D’ANTIOCHOS IV EN ÉGYPTE.

La mort de Cléopâtre mit fin à cette période de tranquillité[5]. Le roi encore mineur tomba sous la tutelle — effective, sinon officielle — de favoris de bas étage, dont on s’explique mal l’insolente fortune, l’eunuque Eulæos et un affranchi d’origine syrienne, Lenæos, qui était probablement l’économe de la maison royale. Ces singuliers « tuteurs[6] », firent de leur mieux pour dépraver et efféminer leur pupille, de façon à détourner son attention des affaires et à gouverner sous son nom, même après qu’il fut parvenu à sa majorité[7]. Ils avaient intérêt à hâter cette déclaration de majorité légale, à faire couronner le roi et à le marier au plus vite, car ils se sentaient surveillés de près par les Romains, qui, habitués déjà à se considérer comme les tuteurs nés de la dynastie, auraient pu être tentés de prendre en main la gérance du royaume. Dans le courant de l’année 173, probablement aussitôt qu’il avait été informé de la mort de Cléopâtre, le Sénat avait envoyé à Alexandrie une ambassade qui, passant par la Macédoine pour vérifier si réellement Persée faisait les préparatifs de guerre dénoncés par Eumène, était chargée de renouveler amitié avec Ptolémée[8]. La présence des envoyés du Sénat ne put que faire sentir aux régents officieux la nécessité de s’abriter derrière un régime légalement défini.

Nous n’avons aucun renseignement sur le sacre et le mariage du jeune roi, événements qui, selon toute apparence, ont eu lieu dans le courant de l’année 172. Le précédent posé par Épiphane ne permet pas de douter que le sacre ait été célébré, suivant le rite national, à Memphis, après la proclamation de la majorité à Alexandrie et peut-être le mariage. On ne sait à laquelle de ces cérémonies il faut rapporter une expression obscure du IIe livre des Macchabées, où il est dit que le nouveau roi de Syrie, Antiochos IV Épiphane, envoya en Égypte Apollonios à l’occasion des πρωτοκλήσια du roi Ptolémée Philométor[9]. L’analogie de cette expression avec celle d’άνακλητήρια, usitée pour la proclamation de la majorité des rois, et le caractère exclusivement égyptien du sacre, indiquent, ce semble, que ce n’est pas à Memphis, mais à Alexandrie, que le roi de Syrie s’est fait représenter, comme oncle des jeunes souverains[10]. Quant au mariage, précoce pour les deux conjoints, il a dû suivre de très près la proclamation de la majorité du roi et former le second acte de cette grande solennité. Une inscription récemment découverte, dont la date ne peut guère descendre en deçà de 172/1, adresse au couple royal, au roi Ptolémée et à la reine Cléopâtre, dieux Philométors, les hommages d’une commission de chrématistes ou juges ambulants, qui a parcouru divers nomes dans les années VIII et IX du règne (174/3-173/2)[11]. Il est donc avéré que le trône fut occupé par un couple royal, conformément aux exigences de l’étiquette nationale, dans le courant de l’année 172/1. De Memphis, les souverains jugèrent sans doute à propos d’affirmer leur prise de possession en se montrant aux populations et aux clergés des temples. On retrouve leurs traces à Parembolé (Debôt), dans une inscription gravée sur un pylône du temple. C’est un hommage fait au nom du roi Ptolémée et de la reine Cléopâtre, sœur et femme, dieux Philométors, à Isis, à Sérapis et aux dieux cohabitants[12].

Le couple royal ne jouit pas longtemps de ces loisirs. La mort de Cléopâtre avait ravivé et porté à l’état aigu un débat qui durait depuis son mariage. On a vu plus haut qu’elle avait reçu en dot de son père Antiochos III le Grand la Cœlé-Syrie, ou un droit éventuel à la possession soit du sol, soit des revenus de la province, et que, en tout cas, cette clause du contrat n’avait pas été exécutée, ou ne l’avait pas été dans le sens où on l’entendait à Alexandrie. Ptolémée Épiphane se préparait à revendiquer par les armes son droit méconnu, lorsque la mort l’arrêta. Il avait d’autant plus de chance de réussir, que son beau-frère Séleucos IV Philopator était désarmé par les conditions du traité d’Apamée et, par surcroît, mal vu à Rome, où on le soupçonnait, avec raison d’ailleurs, d’aspirer vaguement à une revanche. On peut même se demander si le Sénat ne songeait pas à détrôner ce roi de Syrie lorsque Séleucos fut assassiné par son ministre Héliodore (175). En tout cas, il se trouva que le fils de Séleucos venait justement d’être envoyé à Rome pour y remplacer comme otage le frère de Séleucos, Antiochos, lequel arriva à temps pour recueillir, avec l’aide du roi de Pergame, la succession de son frère, au détriment de son neveu. Les patriotes syriens, s’il en restait encore, du moins les partisans d’une entente avec l’Égypte[13], comprirent que l’indépendance de leur pays et de sa dynastie venait de subir une nouvelle atteinte.

Le nouveau roi de Syrie, Antiochos IV Épiphane, troisième fils et deuxième successeur d’Antiochos le Grand, avait passé près de quatorze ans, ses années de jeunesse, à Rome, où il avait vécu dans l’intimité des grandes familles et laissé des amis puissants. Il n’avait pas manqué, lorsqu’il avait envoyé Apollonios à Rome en 173, de rappeler ces souvenirs, en disant qu’il avait été traité par toutes les classes en roi, et non en otage[14]. Apollonios avait dû sonder le terrain et s’assurer que, en cas de conflit avec l’Égypte, son maître aurait les mains libres. Ce conflit, Antiochos comptait bien le faire naître[15]. Aussi avait-il non seulement gardé la Cœlé-Syrie, mais probablement refusé de continuer, après la mort de Cléopâtre, le versement de l’indemnité qui constituait la dot de la reine mère. C’était, suivant lui, tout au plus une rente viagère. A Alexandrie, au contraire, on devait soutenir que les enfants de Cléopâtre héritaient de tous les droits de leur mère, et même réclamer, comme prévue par les stipulations antérieures, la cession de la Cœlé-Syrie. C’était une affaire de légistes et une querelle de procureurs[16] ; mais on savait bien de part et d’autre que la cause du plus fort serait la meilleure. Les tuteurs du roi, arrogants et imprudents à la fois, faisaient ouvertement des préparatifs de guerre : ils disaient tout haut, devant le peuple assemblé, qu’en y mettant le prix, ils débaucheraient aisément les garnisons syriennes[17], et ils pensaient bien que la peur des Romains, protecteurs de l’Égypte, achèverait de paralyser Antiochos. Aussi ils en vinrent, par inexpérience, à s’imaginer qu’ils allaient s’emparer non pas seulement de la Syrie, mais de tout le royaume d’Antiochos[18] ; et ils offraient encore, par surcroît, aux Romains de les aider en Macédoine[19].

Leur présomption servait au mieux les projets d’Antiochos, qui souhaitait la guerre et se flattait d’avoir facilement raison de pareils adversaires[20], mais avait intérêt, à cause des Romains, à ne pas prendre le rôle d’agresseur. Quand ils se furent assez compromis par l’étalage de leur activité et peut-être par quelques menues entreprises sur la frontière de Syrie, Antiochos sortit tout à coup de son attitude expectante. Il prit les Romains eux-mêmes à témoin qu’il était injustement provoqué par le roi d’Égypte. Ses ambassadeurs partirent pour Rome, où ils allaient rencontrer les ambassadeurs de Ptolémée, dépêchés à la hâte d’Alexandrie (171)[21]. Il comptait moins sur l’équité du Sénat que sur les embarras suscités à la République par la guerre engagée contre Persée (171-168) et par les revers imprévus qui venaient d’entamer le prestige des armes romaines. Du reste, il n’avait nulle envie d’attendre pour agir l’approbation du Sénat : il savait que les faits accomplis sont en tout temps les meilleurs des arguments.

Le Sénat écouta d’une oreille distraite les raisons alléguées de part et d’autre. Les envoyés du roi de Syrie invoquaient le droit de conquête et la paisible possession de la Cœlé-Syrie et Phénicie depuis la bataille de Panion : les diplomates égyptiens se répandaient en protestations sentimentales contre la spoliation d’un roi jeune et orphelin, sans dire au juste en vertu de quel droit, supérieur au droit de conquête, la Cœlé-Syrie devait appartenir à l’Égypte[22] ; ils faisaient valoir, comme répondant à tout, leur titre récemment confirmé d’amis, d’alliés du peuple romain. M. Æmilius Lepidus les empêcha d’être indiscrets jusqu’au bout, en leur conseillant de ne pas offrir au Sénat leur médiation officieuse pour arranger le différend avec Persée[23]. Ils repartirent chargés de compliments et de banalités diplomatiques. Quant aux envoyés d’Antiochos, le Sénat leur répondit qu’il chargerait Q. Marcius Philippus, l’homme qui connaissait le mieux les affaires d’Orient et qui se trouvait alors en Grèce à la tête d’une flotte, d’écrire sur ce sujet à Ptolémée dans le sens qu’il jugerait utile d’après sa propre conviction[24]. La réponse était habile. Le Sénat ne s’engageait à rien, ne laissait prévoir aucune décision, et mettait en avant un négociateur retors, sans mandat défini, qu’on pourrait à volonté soutenir ou désavouer.

Mais Antiochos, formé à l’école des Romains, n’était pas non plus un naïf. Les manifestations des tuteurs de Ptolémée équivalaient à une déclaration de guerre. Il n’entendait pas se laisser devancer, et il mit ses troupes en mouvement au printemps de 170, sans se préoccuper autrement de ce qu’il plairait à Q. Marcius Philippus de décider[25]. L’armée égyptienne s’ébranla de son côté, traînant après elle d’immenses bagages, trésors, meubles précieux, avec lesquels on allait acheter les défenseurs des villes syriennes. Les deux armées se rencontrèrent à mi-chemin entre le mont Kasios et Péluse. Antiochos aurait pu exterminer cette cohue, s’il n’avait jugé plus utile d’arrêter le carnage et de faire des prisonniers. Il y gagna un renom de douceur et d’humanité qui facilita la suite de son entreprise[26]. Il avait son plan, qui était de s’emparer de l’Égypte, ou tout au moins de l’exploiter, en employant la ruse plutôt que la violence[27], en ménageant ses forces et remplaçant les batailles par des négociations qui, le jour où les Romains voudraient intervenir, mettraient toutes les bonnes raisons de son côté. Au lieu de marcher tout droit sur Péluse, il consentit à un armistice, au bout duquel la ville devait lui être remise et fut en effet occupée par lui[28]. On ne sait trop ce qu’il y eut alors de déloyal dans sa conduite, ce que Polybe appelle les stratagèmes de Péluse et considère comme une action peu digne d’un roi[29]. Diodore répète ce blâme presque dans les mêmes termes. De l’explication assez confuse qu’il donne de ce stratagème d’honnêteté douteuse dans un autre fragment[30], il résulte que le blâme de l’historien vise surtout les intrigues par lesquelles, une fois installé dans la place, Antiochos réussit à mettre la main sur la personne même du jeune roi d’Égypte.

Ces intrigues sont pour nous assez obscures. Il se peut qu’Antiochos ait été mieux servi en cette circonstance par l’affolement et la lâcheté des régents d’Alexandrie que par de laborieuses combinaisons. D’après le récit de Diodore, il parait bien qu’Eulæos et Lenæos avaient conduit eux-mêmes leur armée au désastre de Péluse ; l’un quittant son peigne et sa boite à parfums, l’autre, son livre de comptes, pour aller, sans la moindre expérience des armes, sans s’être adjoint ni conseiller compétent, ni général capable, se jeter à l’étourdie sur une armée solide et bien commandée[31]. Honteusement battus, ils avaient dû craindre de voir se refermer derrière eux les portes de Péluse et d’être livrés à Antiochos par les Égyptiens eux-mêmes. Ils avaient sans doute cherché à négocier, et Antiochos, qui avait intérêt à laisser aux ennemis de pareils chefs, leur avait gracieusement accordé une trêve pour eux des plus opportunes. Comment furent-ils accueillis à Alexandrie, par ce peuple qui se souvenait de leurs rodomontades, on ne le dit pas. Peut-être se firent-ils un mérite d’avoir soutenu, en personne, le choc de l’ennemi et d’avoir prudemment laissé le roi à Alexandrie[32]. Mais maintenant, à les entendre, Alexandrie même, quoique à si grande distance des ennemis, n’était plus pour le roi un asile sûr. Si invraisemblable que paraisse le fait, Polybe affirme que l’eunuque Eulæos persuada à Ptolémée de prendre avec lui ses trésors, d’abandonner le royaume aux ennemis et de se retirer en Samothrace, l’asile ordinaire des rois détrônés ou des scélérats mis au ban de l’univers[33]. L’historien s’indigne d’une telle lâcheté et s’attache à en rejeter toute la honte sur l’eunuque, en montrant que Ptolémée fit preuve, par la suite, de constance et de courage : mais, dans l’eunuque même, il ne voit qu’un lâche dont la poltronnerie est contagieuse ; il n’en fait pas un traître. Le soupçon ne lui vient pas que cette incroyable défaillance ait pu avoir été préméditée et concertée avec Antiochos. Il y aurait témérité aujourd’hui à dépasser les textes et à se croire plus perspicace que Polybe ; mais il est permis de dire qu’Eulæos n’aurait pas mieux servi les desseins du roi de Syrie s’il s’était entendu avec lui.

Une trahison de l’eunuque expliquerait, mieux que sa frayeur, ce qui s’ensuivit, et comment Ptolémée, qui avait devant lui la mer libre, tomba aux mains de son oncle. Fut-il capturé en route, ou attiré à une entrevue d’où il ne put sortir qu’en acceptant les conditions dictées par le vainqueur ? Cette entrevue eut-elle lieu à Péluse[34], ou le roi de Syrie s’était-il avancé du côté d’Alexandrie, assez près pour que Ptolémée ne pût abandonner sa capitale sans tenter au moins des négociations avec l’ennemi ? Il est malaisé de trouver, pour combler ces lacunes de la tradition, des hypothèses satisfaisantes. Polybe parle de la fuite en Samothrace non pas comme d’un projet, mais comme d’un acte honteux, où il voit la preuve de l’influence détestable que peut exercer une âme vile sur une nature plus noble[35]. Il semble donc bien que le projet reçut tout au moins un commencement d’exécution. Quoi qu’il en soit, Antiochos fit fête à son hôte, et, tout en banquetant avec lui[36], il lui donna à signer un traité de paix qui préparait la spoliation complète du jeune monarque. Polybe parle de violation de la foi jurée au roi Philométor enfant[37] ; Diodore dit, en parlant du stratagème de Péluse, que, après avoir fait parade de bienveillance et de discrétion à l’égard de son parent, Antiochos trompa, au contraire, l’adolescent qui s’était confié à lui, et chercha à lui enlever tout son royaume[38]. Antiochos, apparemment, persuada à Ptolémée que, après une folle équipée qui lui avait fait perdre sa couronne, il devait se mettre officiellement sous la tutelle de son oncle, lequel se chargerait de lui reconquérir et lui restituer son royaume.

Ce qui suit devient inintelligible si on veut s’asservir à la lettre de textes dont les auteurs sont dominés par des préoccupations étrangères à l’histoire ; l’un, le Juif, ne voyant dans le monde que la Judée, l’autre, le polémiste chrétien, n’ayant d’autre souci que de montrer dans les faits l’accomplissement des prophéties de Daniel.

Voici comment s’exprime le commentateur de Daniel. Antiochus, montrant des égards pour l’enfant et simulant l’amitié, monta à Memphis, et là, recevant l’autorité royale à la mode d’Égypte et prétendant pourvoir aux intérêts de l’enfant, avec une troupe modique il subjugua l’Égypte entière et entra dans des villes extrêmement opulentes. Et il fit ce que n’avaient fait ni ses pères, ni les pères de ses pères. Aucun roi de Syrie, en effet, n’avait dévasté ainsi l’Égypte. Il dissipa toutes leurs richesses, et il fut si retors, qu’il déjoua par ses ruses les mesures prudentes de ceux qui étaient les guides de l’enfant[39]. Il faudrait donc admettre que Antiochos poussa l’impudence jusqu’à se faire sacrer à Memphis, en présence de Ptolémée, qui assistait ainsi à sa propre déchéance. S. Jérôme suit ici Porphyre, d’après lequel Antiochos enleva le diadème à Philométor, après que celui-ci eut régné seul pendant onze ans (170)[40]. L’historiographe des Macchabées se représente Antiochos envahissant l’Égypte, comme autrefois les monarques assyriens, à la tête d’une armée immense, mettant Ptolémée en fuite, ravageant tout et revenant aussitôt après, la même année, piller le temple de Jérusalem[41].

Ainsi présentée, la conduite d’Antiochos est l’incohérence même. Cet usurpateur qui détrône son neveu, se fait couronner à sa place et abandonne brusquement le royaume qu’il vient de conquérir, après l’avoir consciencieusement pillé, a une singulière façon de s’assurer la possession de l’Égypte. En tout cas, quelque effronterie qu’on lui suppose, on ne comprend plus comment il put par la suite prendre des airs dignes et affirmer — ce qui était peut-être la vérité — qu’il n’avait jamais eu l’intention de s’emparer pour son propre compte de la royauté en Égypte[42]. Une saine critique ne peut ni écarter ces textes, ni se borner à constater leur insuffisance. Il est peut-être possible d’en extraire la part de vérité qu’ils contiennent.

Leurs auteurs partent de cette idée qu’Antiochos voulait s’emparer de l’Égypte pour l’annexer à son royaume[43], entreprise chimérique à tenter contre une dynastie encore vigoureuse et sous l’œil des Romains. Son dessein était plutôt de tenir l’Égypte à sa discrétion et d’en tirer beaucoup d’argent, d’y prendre le rôle de tuteur du jeune roi, de gouverner sous son nom et de liquider, à l’avantage de la Syrie, les litiges encore pendants entre les deux royaumes, notamment celui qui concernait la Cœlé-Syrie. Ce qu’il n’avait pu prévoir, le hasard étrange qui lui livra la personne même de Philométor, facilita singulièrement l’exécution de son plan ; mais à la condition de ne pas détrôner Philométor, de ne pas briser l’instrument dont il comptait se servir. Il devait connaître assez les Alexandrins pour se douter que le peuple de la grande cité, habituée déjà sous le règne précédent à intervenir dans les crises politiques, n’attendrait pas longtemps sans intervenir le dénouement de celle-ci. Il avait intérêt à faire savoir au plus vite à Alexandrie qu’il avait enrayé les conséquences de la fuite inconsidérée de Philométor et qu’il allait rendre au peuple égyptien son roi légitime. C’est ce qu’il voulut faire en allant à Memphis non pas prendre le pouvoir à la mode égyptienne, c’est-à-dire se faire sacrer par les prêtres, mais prendre le pouvoir à sa façon, en se faisant reconnaître officiellement pour protecteur du royaume, avec le consentement exprès de Philométor[44]. On ne saurait admettre que, cela fait, il ait eu l’imprudence de quitter aussitôt l’Égypte pour aller réprimer — ou plutôt, d’après l’auteur juif, provoquer — des troubles en Judée[45]. C’était, au contraire, le moment d’achever l’œuvre en ramenant et accompagnant Philométor à Alexandrie.

Mais, quelque diligence qu’il pût faire, le peuple alexandrin l’avait prévenu. Une révolution avait éclaté qui allait remettre en question les résultats obtenus. Le peuple ne voulut pas accepter les conditions déshonorantes auxquelles avait consenti son roi, et, jugeant que le meilleur moyen de briser le pacte était d’en répudier l’auteur, il proclama la déchéance de Philométor, en le remplaçant par son frère cadet, Ptolémée dit Évergète II[46]. Il est probable que la fureur populaire s’assouvit sur les véritables auteurs de toute cette crise, les ex-régents ou tuteurs et malencontreux conseillers du roi, Eulæos et Lenæos. Diodore dit, en effet, qu’ils furent bientôt punis de leur imprévoyance et que la légèreté avec laquelle ils avaient engagé la guerre les conduisit à leur perte[47]. Le nouveau roi, malgré son jeune âge, n’était point un timide, et il prit pour ministres Comanos et Cinéas, des gens avisés qui s’empressèrent de notifier l’avènement d’Évergète II aux puissances étrangères, en invitant la Ligue achéenne et les cités grecques à envoyer des délégations aux άνακλητήρια du roi[48]. C’était une façon adroite d’escompter l’approbation des étrangers et de provoquer une intervention diplomatique, en même temps que l’annonce de la proclamation de la majorité du roi, préface et équivalent provisoire du couronnement, ôtait à ce gouvernement improvisé son caractère révolutionnaire.

Si Antiochos, en apprenant ce qui se passait à Alexandrie, eut un moment de dépit, il dut se raviser bien vite. Il tenait enfin un prétexte honorable pour pousser à fond la guerre contre l’Égypte, sous couleur de la faire aux révolutionnaires alexandrins et au bénéfice du roi légitime. Aussi mena-t-il grand bruit en cette occurrence. Lui aussi, il eut soin de faire savoir à toutes les villes de l’Asie et de la Grèce qu’il se croyait tenu de remettre sur le trône son protégé Philométor[49]. Les deux partis cherchaient à mettre de leur côté l’opinion internationale ; mais il semble que l’un et l’autre redoutaient également d’attirer sur le débat l’attention des Romains. Ceux-ci non plus, tant que Persée n’était pas abattu, ne tenaient pas à être saisis officiellement du débat. Le conflit entre la Syrie et l’Égypte leur était plutôt avantageux : il leur garantissait qu’aucun secours ne viendrait de ce côté à Persée.

Tout ce que nous savons de la première période du conflit entre Antiochos et les Alexandrins se réduit à peu de chose, en ce qui concerne les opérations militaires. Les Alexandrins, n’ayant pas d’armée, durent chercher une diversion par mer. Ils furent battus devant Péluse, où Antiochos avait laissé ou fait venir sa flotte[50]. Le roi reprit alors, de Memphis, sa marche sur Alexandrie, en descendant par la branche Saltique du Nil. Il rencontra en chemin tout un bataillon de diplomates expédiés par les ministres d’Évergète. Les nouvelles d’Égypte avaient fourni un aliment au besoin de parler et d’agir qui tourmentait l’oisiveté des cités grecques. Elles avaient répondu avec empressement à l’appel des ministres d’Évergète et aux conseils des généraux romains, qui affectaient un grand zèle pour la paix. Ambassadeurs chargés de compliments, théores chargés d’invitations reconventionnelles[51], affluaient à Alexandrie, tous ayant mission, par surcroît, de travailler à la conciliation entre les belligérants. Les ministres alexandrins, réunis en Conseil avec le roi et les chefs des troupes, avaient décidé d’envoyer au devant d’Antiochos tous ces apôtres de la paix, Achéens, Athéniens, Milésiens, Clazoméniens, conduits par deux mandataires du roi, Tlépolème et le rhéteur Ptolémée[52]. Le Séleucide n’eut garde de faire mauvais accueil aux délégués. Il écouta patiemment la série de leurs harangues ; puis il prit la parole à son tour. Ramenant la question à son point de départ, à la querelle au sujet de la Cœlé-Syrie, citant les traités, confirmés en dernier lieu par la prise de possession d’Antiochos le Grand, et surtout niant l’accord que les Alexandrins prétendaient être intervenu entre le Ptolémée récemment décédé et Antiochos, son père à lui, accord en vertu duquel Ptolémée aurait dû recevoir en dot la Cœlé-Syrie lorsqu’il épousa Cléopâtre, mère du roi actuel, il fit si bien que les ambassadeurs eux-mêmes trouvèrent ses raisons excellentes[53]. Il acheva de les gagner en annonçant qu’il était prêt à traiter et qu’il les tiendrait au courant des négociations. Comme preuve de sa bonne volonté, il dépêcha à Alexandrie Aristide et Théris, et, en attendant leur retour, continua sa marche sur Naucratis (Tell-Nebireh). Là, il affirma de nouveau son philhellénisme en faisant distribuer une pièce d’or à chaque habitant. De là, il marcha droit sur Alexandrie, jeta un pont volant sur la branche Canobitique du Nil et conduisit son armée sous les murs de la capitale[54].

Le gouvernement alexandrin comprit que le temps employé en pourparlers avec Antiochos était du temps perdu. Il expédia en toute hâte une ambassade à Rome, pour supplier le Sénat d’intervenir, lui qui pouvait d’un mot arrêter le Séleucide. Mais Rome était loin et le Sénat ne tenait pas, tant que Persée était debout, à compliquer sa politique étrangère. Les ambassadeurs alexandrins ne furent reçus en audience publique qu’aux Ides de mars de l’année suivante, et peut-être alors n’étaient-ils plus eux-mêmes bien au courant de ce qui s’était passé depuis leur départ[55]. Dans l’intervalle, Antiochos s’était lassé du siège, pour lequel il était sans doute mal outillé. Il avait trouvé les murailles difficiles à escalader[56], et il était de fort méchante humeur quand il reçut les ambassadeurs rhodiens qui, suivant l’invariable politique de leur cité et encouragés par le consul Q. Marcius Philippus[57], venaient offrir leurs bons offices en vue du rétablissement de la paix. Impatienté par leurs interminables sermons, il interrompit le prolixe Pration en disant qu’il n’était pas besoin de tant de discours : que la royauté appartenait à Ptolémée l’aîné ; qu’il était depuis longtemps d’accord avec lui et sur le pied d’amitié, et que, si ceux d’Alexandrie voulaient maintenant le ramener dans la ville, il ne les en empêchait pas[58]. Finalement, il reconduisit à Memphis Ptolémée Philométor, et, laissant une forte garnison à Péluse pour garder la porte ouverte, il retourna en Syrie avec son armée, persuadé que la guerre civile achèverait d’épuiser l’Égypte et qu’il aurait ensuite facilement raison du parti vainqueur[59]. Il avait, du reste, largement contribué à ruiner le pays. Sur le fruit de ses rapines, il préleva cent cinquante talents pour s’assurer la bienveillance des Romains, à qui ses ambassadeurs allèrent porter une couronne de cinquante talents, et des villes grecques, à qui il distribua le reste[60].

Le soin qu’il avait pris de garder Péluse indiquait assez ce qu’il comptait faire. Philométor, qui avait entendu les discours des Rhodiens, en fit son profit. Dès que son oncle l’eut quitté, il fit à son frère des avances qui furent accueillies avec empressement. Cléopâtre poussa de son mieux à l’entente, et les Alexandrins, qui commençaient à souffrir de la disette, ne firent point d’objections. Il fut convenu que les deux frères régneraient désormais ensemble[61]. C’était un régime de stabilité douteuse, mais qui, pour le moment, tranchait la difficulté et ôtait tout prétexte à une nouvelle ingérence du Séleucide. Philométor quitta donc Memphis et rentra à Alexandrie du consentement de tous et la paix faite[62]. Antiochos était pris à son propre piège. S’il avait réellement défendu la cause de Philométor, il ne lui restait plus qu’à se réjouir de l’arrangement qui rendait la paix à l’Égypte. Le dépit lui fit oublier de ménager les transitions. Dès qu’il fut informé, il jeta le masque et prit nettement l’attitude agressive. Il envoya aussitôt une flotte à Cypre, qui, après quelque résistance, lui fut livrée par le stratège Ptolémée Macron[63], et il prit lui-même avec son armée le chemin de l’Égypte, au début du printemps de l’année 168. A Rhinocotoura, à trois jours de marche de Péluse, il rencontra les envoyés de Ptolémée Philométor, qui le remerciait de lui avoir rendu le trône paternel et le priait de faire connaître de quelle façon il entendait être rémunéré de ses services, au lieu d’imposer ses exigences par la force. Antiochos répondit brutalement qu’il ne rappellerait pas sa flotte et ne ramènerait pas son armée en arrière, si on ne lui cédait Cypre tout entière, ainsi que Péluse et le territoire avoisinant la bouche Pélusiaque du Nil. En même temps, il fixa un délai passé lequel il considérerait ses conditions comme rejetées[64].

La cour d’Alexandrie n’avait sans doute pas cru que ses compliments officiels détermineraient Antiochos à rentrer dans la fiction légale du protectorat bienveillant et désintéressé ; mais elle faisait de son mieux pour gagner du temps, le salut ne pouvant venir pour elle que de l’intervention étrangère. Au cours de l’hiver, les deux rois avaient sollicité en vain de la Ligue achéenne un secours de mille fantassins et deux cents cavaliers. Malgré les efforts de Lycortas et de Polybe, qui, suivant le désir exprimé par les lettres royales, devaient commander le petit corps auxiliaire, la Diète avait décidé qu’elle se bornerait à envoyer aux belligérants une ambassade. Il est probable que, du même coup, Théodoridas de Sicyone, à qui les rois s’étaient également adressés, renonça à recruter les mille mercenaires qu’il était chargé de lever pour leur compte. En fait de recours, il ne restait plus que les Romains, et il y avait bien des raisons de douter de la bonne volonté dont leurs représentants en Orient faisaient étalage. Les ambassadeurs revenus d’Achaïe durent apporter à Alexandrie de fâcheuses impressions. Ils avaient pu voir que l’échec de leur mission était dû, en somme, aux objections soulevées par le parti romain de Callicratidas, et que le vote du Conseil fédéral avait été dicté par une lettre du consul Q. Marcius Philippus invitant les Achéens à se joindre aux Romains pour tenter un accommodement entre les rois. Or, Marcius Philippus savait fort bien, puisqu’il tenait lui-même tous les fils de la diplomatie romaine en Orient, que ses envoyés, T. Numisius et autres, n’avaient pas réussi à prévenir le conflit et qu’ils étaient rentrés à Rome sans avoir absolument rien fait[65].

Mais les Ptolémées espéraient mieux d’un recours direct au Sénat. En effet, les délégués qui portèrent à Rome la nouvelle de leur réconciliation trouvèrent leurs vœux déjà exaucés[66]. Le cri de détresse parti d’Alexandrie assiégée avait enfin décidé la haute assemblée à faire ostensiblement acte d’intervention en faveur de la paix. Les ambassadeurs envoyés à Rome en 169 par Évergète et Cléopâtre avaient paru devant le Sénat en habits de deuil, des rameaux d’olivier à la main, dans la posture humiliée des suppliants, et leur discours n’avait été qu’une lamentation. Si les Romains ne se hâtaient de parler haut à Antiochos, bientôt Ptolémée et Cléopâtre, chassés du royaume, viendraient à Rome, et le peuple romain aurait quelque honte de ne leur avoir porté aucun secours dans la crise suprême. Séance tenante, le Sénat avait nommé trois délégués, C. Popillius Lænas, C. Décimius et C. Hostilius, pour aller signifier à Antiochos d’abord, à Ptolémée ensuite, que, continuer la guerre, c’était se brouiller avec le peuple romain. Trois jours après, les légats désignés partaient avec les ambassadeurs alexandrins[67]. D’où vient que cette hâte se ralentit, que C. Popillius, passant par Chalcis, allant de là à Délos, se laissa bloquer dans l’île sainte par les croiseurs macédoniens, n’en sortit qu’au mois de septembre, après la défaite de Persée, fit encore une halte de cinq jours à Rhodes, et n’arriva ainsi à Alexandrie que sept mois après son départ de Rome ? C’est le secret de la politique du Sénat, qui, comme on le constate à chaque instant, ne voulait s’engager dans aucune aventure ni froisser personne, tant que durait la guerre de Macédoine[68].

Cependant, Popillius, qui avait si patiemment attendu l’heure propice, n’arriva pas trop tard. Il faut bien admettre qu’Antiochos, de son côté, ne s’était pas pressé de marcher sur Alexandrie. Parti de Syrie au commencement du printemps, maître de Péluse, n’ayant nulle part de résistance à vaincre, il n’avait pas trouvé moyen d’arriver aux portes d’Alexandrie avant le fort de l’été. Sans doute, il avait jugé à propos de s’emparer du royaume avant de s’attaquer aux rois. Il connaissait l’arrière-pensée des Romains et ne craignait rien d’eux tant que Persée tiendrait leurs forces en échec. Au surplus, il avait bien mérité quelques égards de leur part en repoussant les propositions d’alliance que lui avait faites ouvertement le roi de Macédoine[69], propositions qui, présentées en même temps à Pergame, avaient ébranlé la fidélité d’Eumène. Il avait donc pris le temps d’aller à Memphis, probablement de s’assurer de la soumission des nomes supérieurs, et il redescendait « à petites étapes » du côté d’Alexandrie, lorsque, à quatre milles de la capitale, au faubourg d’Éleusis, où il venait de traverser le canal, il rencontra l’ambassade romaine.

Les historiens anciens — sans compter les modernes —ont fait assaut de talent pour peindre cette scène mémorable : Popillius évitant de répondre aux démonstrations amicales d’Antiochos, qu’il avait connu jadis à Rome, et lui tendant, d’un geste impérieux, le message du Sénat ; Antiochos essayant de tergiverser, mais contraint de rendre réponse avant de sortir du cercle tracé autour de lui par le bâton du Romain et finissant par dire, d’un air accablé : Je ferai ce que veut le Sénat[70]. Ce que le Sénat exigeait du roi, c’était qu’il évacuât immédiatement l’Égypte, toute l’Égypte, de façon à être dehors dans un délai fixé, et de souscrire d’avance aux arrangements que les plénipotentiaires romains croiraient devoir prendre. Antiochos comprit en un instant que son sort, à. lui aussi, s’était décidé à Pydna. Puisqu’il n’avait pas su aider à temps le Macédonien, il ne lui restait plus qu’à dévorer sa honte et se soumettre. Lui parti, les légats confirment, par leur approbation, l’accord entre les frères, qui venaient tout juste de faire la paix. De là, ils font voile pour Cypre et renvoient la flotte d’Antiochos, qui avait déjà vaincu en bataille les vaisseaux égyptiens[71].

Cette ambassade fit du bruit dans le monde, car il était évident que l’Égypte avait été arrachée à Antiochus, qui la tenait déjà, et le royaume restitué comme patrimoine à la race de Ptolémée[72]. Tout ce bruit ajoutait à l’humiliation d’Antiochos. Les légats ne lui avaient même pas fait l’honneur de se fier à sa parole : ils n’avaient quitté l’Égypte que quand il en fut sorti, et Cypre que quand les vaisseaux syriens se furent éloignés. Et pourtant, si vaniteux qu’il fût, il courba la tête plus bas encore que le Sénat ne l’exigeait. Ses ambassadeurs se rencontrèrent à Rome avec ceux qui apportaient les actions de grâces des Ptolémées[73] ; il les avait chargés de dire qu’il avait obéi aux ordres des légats comme à une injonction des dieux, et qu’il aurait aussi bien aidé les Romains, s’ils l’avaient voulu, à vaincre Persée[74]. On comprend qu’il ait eu besoin de décharger sa rage sur ceux qu’il soupçonnait de se réjouir de ses mécomptes : les Juifs, dont le loyalisme était facile à incriminer, payèrent pour les Romains.

 

§ II. — CONFLITS ENTRE LES DEUX PTOLÉMÉES.

Ainsi fut restauré, sur un simple signe de la grande République, le trône des Lagides. Mais, après avoir arraché l’Égypte à la dynastie rivale, le Sénat se garda bien de défaire l’œuvre de la révolution alexandrine et de rendre à la souveraineté royale son unité. La politique romaine, qui excellait à diviser pour régner, devait, à plus forte raison, profiter des divisions qu’elle n’avait pas eu besoin de provoquer. Les deux frères continuèrent donc à régner en commun, et, pour bien montrer que les deux rois étaient l’équivalent d’un seul, il n’y eut qu’un surnom officiel pour les deux, et qu’une reine, l’épouse de l’aîné.

On ne se fait pas une idée bien nette de ce gouvernement à deux ou même, comme on les voit sur des monuments égyptiens, trois Philométors[75]. La première conséquence du régime fut de mettre en évidence la reine unique, qui n’est plus seulement reine en tant qu’épouse d’un roi, mais régnante au même titre que les rois. C’est une conquête féminine que les reines futures sauront garder. Nous ignorons s’il y eut entre les rois un partage quelconque d’attributions. Il n’y eut pas, en tout cas, partage du territoire, expédient qui devint plus tard nécessaire, précisément pour obvier aux inconvénients de la collégialité[76]. Ce que dut être, pendant les cinq années qu’il dura, ce règne indivis, on le devine par la suite des événements ; ce fut une préparation à la guerre civile. Philométor avait un certain fonds d’humanité et de droiture, mais il manquait d’énergie et de ténacité : Évergète avait plus de volonté et aussi d’intelligence, mais il montra de bonne heure un tel goût pour le vice abject et trivial que, par comparaison avec ses autres difformités morales, son ambition paraît presque une vertu. Les sobriquets populaires de Malfaisant (Κακεργέτης, parodie d’Εύεργέτης) et de Boudin ou Ventru (Φύσκων)[77], donnent une idée de l’estime que les Alexandrins professaient pour sa personne, lorsqu’ils eurent appris à le connaître, ce qui ne tarda guère.

Entre ces deux natures si différentes, la mésintelligence devait aboutir à une rupture. Au bout de cinq ans environ de conflits plus ou moins avoués, la situation fut dénouée par un coup de force. Évergète expulsa d’Alexandrie son frère Philométor (164)[78]. Ce dut être un soulagement pour l’Égypte, où la discorde qui avait son foyer à la cour commençait à se propager. Dès 167 ou 166, un haut personnage d’origine égyptienne, Pétosarapis dit Dionysios, sous prétexte de protéger Ptolémée le Jeune contre son aîné, avait excité une sédition qu’il avait fallu réprimer de haute lutte. Ce Dionysios, qui s’était acquis, parait-il, un certain renom de bravoure, assez rare parmi ses compatriotes, avait songé à détrôner à son profit les deux rois, qu’il méprisait à cause de leur âge et de leur inexpérience. Il comptait se débarrasser de l’aîné en exploitant la popularité du cadet à Alexandrie, et du cadet en faisant appel au patriotisme égyptien. La populace alexandrine, ameutée par lui, faillit massacrer Philométor. Celui-ci offrit à. son frère d’abdiquer et de le laisser régner seul ; mais le cadet protesta contre le soupçon de complicité. A la suite de cette explication, tous deux, revêtant les habits royaux, sortirent pour se montrer au peuple et rendre visible à tous leur concorde. En présence de cette démarche, Dionysios s’éclipsa et commença à solliciter les soldats indigènes, leur persuadant de s’associer à sa défection et à ses espérances. Puis, retiré à Éleusis, il y rassembla les partisans de la révolution et environ quatre milliers de soldats séditieux. Mais le roi marcha contre lui, le battit, et, massacrant les uns, poursuivant les autres, il contraignit Dionysios à passer à la nage, tout nu, le cours du fleuve et à se réfugier chez les Égyptiens. Là, il excita les masses à la défection, et, comme il était énergique, jouissant d’un grand prestige aux yeux des Égyptiens, il eut bientôt réuni une foule de gens décidés à lier partie avec lui[79]. C’était l’amorce d’un soulèvement national, un retour aux temps troublés de Philopator et d’Épiphane[80]. Philométor alla relancer les rebelles dans la Haute-Égypte avec des forces considérables. Il soumit aisément les autres parties de la Thébaïde ; mais, la ville appelée Panopolis étant perchée sur une ancienne levée et paraissant fortifiée par la difficulté d’accès, les plus actifs des révoltés coururent s’y réfugier. Ptolémée, se rendant compte de l’obstination des Égyptiens et de la force du lieu, fit un siège en règle : après avoir supporté toute espèce de désagréments, il s’empara de la ville, châtia les coupables et revint à Alexandrie.

Il serait étonnant que, à la tête d’une armée victorieuse, Philométor n’ait pas pu rentrer dans sa capitale. Nous ignorons absolument dans quelles circonstances il fut contraint d’en sortir. Sans doute Évergète, favori du peuple alexandrin qui l’avait élu, attendit et sut faire naître à bref délai une occasion plus favorable. Philométor était évidemment peu populaire à Alexandrie. On se souvenait qu’il avait lâchement déserté son poste devant l’ombre du danger ; qu’il avait consenti à devenir le protégé du Syrien ; qu’il lui avait livré son royaume et assiégé avec lui Alexandrie. Bref, Philométor fut expulsé par son frère.

Il alla porter ses doléances à Rome, le refuge des rois en exil. Diodore raconte que, comme il approchait de la grande ville à pied, sans autre escorte que un eunuque et trois esclaves, il vit venir à sa rencontre le prince séleucide Démétrios — neveu d’Antiochos IV, détenu à Rome comme otage — qui lui offrit des habits royaux, un diadème et un cheval richement caparaçonné, pour qu’il pût faire à Rome une entrée moins humiliante. Mais Ptolémée n’avait pas le même souci de l’étiquette : il aimait mieux inspirer la pitié, s’il pouvait ainsi avancer ses affaires. Il pria donc Démétrios de ne plus s’occuper de lui, et même de rester en arrière pour le laisser se présenter lui-même, dans l’attitude qui convenait à son malheur[81] Arrivé à Rome, il alla se loger dans un galetas, chez un certain Démétrios, un topographe ou peintre qu’il avait connu et hébergé à Alexandrie. Cette affectation de modestie produisit l’effet voulu. Le Sénat le fit mander, s’excusa de ne pas avoir envoyé un questeur au devant de lui et de ne pas avoir fait préparer de logement officiel, faute d’avoir été averti à temps, car l’arrivée soudaine et clandestine du roi avait pris tout le monde au dépourvu — sauf apparemment ceux qui, comme le prince syrien, se tenaient au courant des nouvelles[82]. Ptolémée fut donc logé aux frais de l’État, recommandé aux bons soins du questeur, et le Sénat l’invita à lui demander audience[83]. Chacun jouait son rôle en perfection.

Toutes ces politesses ne tiraient pas à conséquence : le Sénat n’était jamais moins avare de bonnes paroles que quand il comptait s’en tenir aux démonstrations de pure forme. Il est probable que si Ptolémée n’attendit pas longtemps son audience, il lui fut moins aisé d’obtenir une réponse qui le fixât sur les intentions du gouvernement romain. On ne lui dit pas que le Sénat trouvait l’occasion excellente pour amener un partage non plus seulement dans l’autorité royale, mais dans le royaume. Peut-être lui conseilla-t-on, de peur que l’Égypte n’en vînt réellement à se contenter d’un roi, de se rendre à Cypre et d’y attendre les événements. Le Sénat dut envoyer avec lui ou derrière lui une de ces légations conciliatrices dont la mission se modifiait suivant les circonstances, ce qui permit plus tard de dire que le roi détrôné avait été restauré par les Romains[84]. En fait, Philométor fut rappelé de Cypre par les Alexandrins. Ils s’étaient vite aperçus que le départ de Philométor avait lâché la bride aux instincts d’un jeune tyran, avide de vengeance et de représailles. L’exécution de Timothée, un personnage qui avait été envoyé en ambassade à Rome par Philométor en 171, lassa la patience des Alexandrins, qui dispersèrent la domesticité royale et rappelèrent de Cypre Ptolémée l’aîné[85]. Le goût des révolutions est de ceux qui, une fois acquis, ne se perdent plus : la populace alexandrine gardera désormais l’habitude de faire et défaire des rois.

Les ambassadeurs romains, L. Canuleius et Q. (Marcius Philippus ?)[86], intervinrent alors, non pas pour aider Philométor, mais pour l’empêcher d’abuser de son triomphe, pour protéger Évergète, que menaçait la colère de la foule, et lui conserver une part d’héritage. Ils témoignèrent plus tard devant le Sénat, à l’appui des déclarations de Philométor, que le jeune Ptolémée leur devait Cyrène et même la vie, tant était grande l’animosité de la populace contre lui ; que, la possession de Cyrène lui ayant été accordée contre toute espérance et à la surprise générale, il l’avait acceptée avec joie et, sur les entrailles mises en deux parts, avait échangé avec son frère les serments à ce sujet[87]. Un traité fut donc conclu entre les deux frères qui détachait la Cyrénaïque de l’Égypte et en faisait un royaume indépendant pour Évergète (163). C’est ainsi que la politique romaine, sous prétexte de conciliation, défaisait l’œuvre des premiers Lagides et mettait la pioche dans l’édifice qu’ils avaient construit. Encore se réservait-elle d’exciter, au besoin, l’ambition de celui des deux frères qui se trouvait pour le moment avoir la moindre part.

L’effet de cette bienveillance assurée à toutes les mauvaises causes se fit bientôt sentir. Philométor s’était empressé de proclamer une amnistie[88], pardonnant ainsi à ceux qui avaient collaboré à son expulsion, et il était en droit d’espérer que sa générosité lui vaudrait au moins quelques années de tranquillité. Mais Évergète était à peine installé à Cyrène qu’il protestait contre le traité et se répandait en récriminations que le Sénat, officiellement ou officieusement saisi, inscrivit au rôle déjà si chargé des affaires d’Orient, à la suite des affaires de Syrie. En Syrie, Antiochos Épiphane était mort (165), d’une mort que l’on crut hâtée par la vengeance divine[89], laissant la Judée aux mains de Judas Macchabée et sa succession à son jeune fils Antiochos V Eupator. Depuis dix-huit mois environ, son neveu Démétrios, héritier légitime de Séleucos IV Philopator, protestait à Rome contre cette nouvelle usurpation. Le Sénat, qui aimait mieux un enfant sur le trône de Syrie qu’un roi du tempérament de Démétrios, expédia en Orient, au commencement de 162, sous la conduite de Cn. Octavius, une légation chargée d’inspecter en passant la Macédoine, de régler certains différends entre les Galates et Ariarathe de Cappadoce, et enfin d’accomplir sa mission principale, qui était de détruire méthodiquement ce qui pouvait rester encore de forces militaires au nouveau roi de Syrie. En cours de route, les plaintes de Ptolémée Évergète étant parvenues à Rome, les ambassadeurs reçurent l’ordre écrit d’aller aussi à Alexandrie, pour réconcilier les rois du mieux qu’ils pourraient. La formule n’indique pas, de la part du Sénat, un désir bien vif de rétablir la concorde : il eût suffi d’imposer le respect des conventions approuvées l’année précédente par L. Canuleius. L’ambassade romaine ne poussa pas sa tournée jusqu’à Alexandrie, car son chef, Cn. Octavius, fut assassiné, à Laodicée en Syrie, par un certain Leptine, probablement un patriote exaspéré d’avoir vu, sur l’ordre de ces Romains, abattre les éléphants et brûler les navires de guerre[90].

Cet attentat à la majesté du peuple romain, qui fut enregistré à Rome comme un prodige[91], ne put que surexciter l’impatience d’Évergète. Laissant Cyrène à la garde d’un certain Ptolémée Sympétésis[92], il alla en personne à Rome, pour se plaindre d’avoir été sacrifié à son frère et demander la révision du partage. Il voulait que Cypre fût comprise dans son lot. Le Sénat, qui, en 166, avait fait défense aux rois de venir à Rome, ne crut pas devoir appliquer à son protégé cette loi générale qui n’avait servi qu’une fois, contre le roi de Pergame. Évergète put exposer librement à l’assemblée qu’il avait été contraint par la nécessité de souscrire au partage de 163, et que, même avec Cypre, son domaine serait loin d’égaler celui de son frère. Philométor avait eu soin d’envoyer, de son côté, des ambassadeurs, conduits par Ményllos d’Alabanda, pour soutenir sa cause. Ményllos fut appuyé par les sénateurs qui avaient ménagé la transaction entre les deux frères, et on pouvait croire que le Sénat n’infligerait pas une sorte de désaveu à ses mandataires. Mais la raison d’État passait avant toute autre considération, et un sacrifice d’amour-propre était le plus léger que des Romains pussent faire à la patrie. Or, l’intérêt de Rome était d’affaiblir l’Égypte, en l’empêchant de retrouver l’unité qui, jadis, avait fait sa force. Il fut donc décidé que deux légats sénatoriaux, T. Torquatus et Cn. Merula, iraient mettre la paix entre les deux Ptolémées et installer le plus jeune à Cypre, le tout à l’amiable et sans coup férir[93].

En insérant cette dernière clause dans ses instructions, le Sénat affectait de compter sur une parfaite obéissance de la part des intéressés. Il se réservait d’aviser s’il y avait résistance. Évergète n’était pas aussi convaincu de la docilité de son frère. Arrivé en Grèce avec les délégués romains, il y recruta une forte troupe de mercenaires, commandés par le bandit macédonien Damasippos. De là, il passa par Rhodes et la Pérée rhodienne, et s’avança le long de la côte de Pamphylie, prêt à se jeter avec sa petite armée sur Cypre. Mais, à Sidé, les mandataires du Sénat, qui avaient laissé jusque-là leur client agir à sa guise, se rappelèrent à propos qu’il leur était interdit d’employer la force. Ils décidèrent Évergète à renvoyer ses mercenaires et lui donnèrent rendez-vous sur la frontière de la Cyrénaïque et de l’Égypte, où ils se chargeaient d’amener eux-mêmes Philométor et de ménager une entrevue entre les deux rivaux. Cn. Merula resta avec Évergète pour prévenir quelque nouvelle incartade, et T. Torquatus s’embarqua pour Alexandrie, pendant qu’Évergète se dirigeait sur la Cyrénaïque en passant par la Crète. Cn. Merula ne crut pas devoir empêcher le jeune roi de lever en Crète un millier de soldats, qui lui constituaient une escorte plutôt qu’une armée. Une fois débarqué à Apis, non loin de la frontière d’Égypte, Évergète attendit le résultat des négociations entamées à Alexandrie par Torquatus[94].

Il attendit longtemps. Philométor n’entendait pas céder ainsi à tous les caprices de Rome. Il opposait aux sollicitations doucereuses de T. Torquatus tantôt des objections et tantôt des refus : les pourparlers traînaient en longueur. Impatienté, Évergète pria Cn. Merula d’aller voir par lui-même ce qui se passait à Alexandrie. Merula partit, mais ne revint pas. Fidèle à son système, Philométor comblait les Romains de prévenances, et, en leur faisant espérer une soumission qu’il ajournait sans cesse, il les retenait pour ainsi dire malgré eux. Il y avait quarante jours qu’ Évergète se morfondait avec ses Crétois sur la plage de Cyrénaïque, lorsqu’un coup frappé par derrière le précipita du haut de ses espérances. Cyrène venait de se soulever : les autres villes de la région suivaient son exemple, et Sympétésis, se sentant impuissant à réprimer une telle effervescence, avait fait cause commune avec les révoltés. C’était pour Évergète le juste châtiment des fantaisies tyranniques par lesquelles il avait exaspéré les Cyrénéens et réveillé en eux le regret de la liberté perdue. Il avait cru sans doute qu’un vizir d’origine égyptienne saurait les contenir en son absence et ne serait pas tenté de s’associer à leurs rancunes. L’événement démentit ses prévisions et montra que lui seul était détesté en Cyrénaïque.

Évergète oublia Cypre et la conférence projetée pour courir au plus pressé. Il marcha bravement, avec son bataillon crétois, dans la direction de Cyrène. Dès les premières étapes, au Grand-Katabathmos, un lieu d’accès difficile, il trouva le passage barré par des Libyens et des Cyrénéens. Il se tira assez habilement d’affaire. Il fit embarquer la moitié de ses troupes, qui prirent les Libyens à revers pendant qu’il les attaquait de front, et emporta ainsi le défilé, avec le fortin des Quatre-Tours qui se trouvait derrière. Là, il trouva de l’eau en abondance et put faire ses provisions pour traverser le désert qui s’étend au-delà. Il mit sept jours à traverser cette lande stérile, escorté par les barques des gens de Mochyrinos. Mais, de leur côté, les Cyrénéens étaient bien décidés à se défendre. Comme il approchait de la ville, Évergète vit se déployer devant lui une armée de 8.000 fantassins et 500 cavaliers contre lesquels sa petite troupe ne put tenir[95]. Il dut battre en retraite, et s’estimer heureux que les Cyrénéens se fussent bornés à la défensive. En chemin, il rencontra Cn. Merula, qui revenait enfin d’Alexandrie, mais pour dire au roi que son frère ne voulait faire aucune concession ni modifier en quoi que ce fût l’ancien traité de partage[96].

Tout était à recommencer. Le traité lui-même n’existait plus. Si les Cyrénéens prenaient le parti de reconnaître Philométor, l’unité de gouvernement était rétablie en Égypte. Cela se déciderait à Rome. Comme Merula retournait à Rome, Évergète lui adjoignit ses propres ambassadeurs, Comanos et Ptolémée, deux frères, chargés de dénoncer au Sénat l’avidité et l’arrogance de Philométor. T. Torquatus dut suivre de près son collègue, car, sur ces entrefaites, Philométor lui donna congé, et il s’en revint sans avoir rien fait. Bien entendu, le roi d’Alexandrie ne manqua pas de le faire suivre d’une ambassade envoyée pour contrebattre les menées de son frère. Il confia le soin de sa défense à Ményllos d’Alabanda, le diplomate qui l’avait déjà représenté devant le Sénat lors du premier débat soulevé par les récriminations d’Évergète.

Philométor sentait bien qu’il s’était mis dans un mauvais cas et que Rome lui pardonnerait difficilement un refus d’obéissance aussi peu déguisé. Et pourtant, la situation avait été réglée par un véritable contrat, sous les yeux et avec l’approbation d’ambassadeurs romains. Il n’avait fait que s’y tenir, et on ne lui en avait même pas contesté le droit, puisque, tout en manifestant le désir de voir intervenir une transaction nouvelle, le Sénat avait recommandé à ses légats de la procurer à l’amiable, c’est-à-dire avec le consentement des intéressés. Ményllos, dans le débat contradictoire qui s’engagea devant l’assemblée entre les deux députations égyptiennes, ne manqua certainement pas de faire valoir ces raisons, auxquelles, en droit strict, il n’y avait rien à répliquer. Mais, ce jour-là, il n’y eut plus de jurisconsultes au Sénat ; on était décidé à faire un exemple. T. Torquatus et Cn. Merula appuyèrent avec énergie les avocats d’Évergète. Leur mauvaise humeur de diplomates joués, s’ajoutant à l’irritation secrète qui couvait dans l’assemblée, provoqua l’explosion à laquelle chacun s’attendait. Le sénatus-consulte voté séance tenante ordonnait à Ményllos de quitter Rome dans les cinq jours[97] et d’aller dire à son maître que le peuple romain ne le reconnaissait plus pour allié. Quant à Évergète, on allait lui envoyer une ambassade qui lui notifierait officiellement les décisions du Sénat. P. Apustius et C. Lentulus partirent aussitôt pour Cyrène, où, dans l’intervalle, Évergète avait trouvé moyen de rentrer, peut-être en effrayant les Cyrénéens par la perspective d’une intervention romaine[98]. Du reste, les Cyrénéens avaient eu le temps de réfléchir. Ce qu’ils voulaient avant tout, c’était de rester séparés de l’Égypte, et l’éviction d’Évergète les exposait à voir rétablir chez eux l’autorité du roi d’Alexandrie.

Philométor ne parait pas avoir été autrement atterré par les foudres sénatoriales. On ne dit pas qu’il ait, comme eût fait à sa place un Prusias ou un Eumène, entassé les flatteries sur les supplications et amendes honorables pour rentrer en grâce. Après tout, le Sénat ne faisait marcher que ses diplomates ; il n’était pas question de mettre un seul légionnaire à la disposition d’Évergète. Celui-ci recrutait en hâte des mercenaires pour tenter un coup de main sur Cypre[99] ; mais les habitants n’étaient pas disposés à accueillir l’homme dont le despotisme avait indigné les Cyrénéens, et il était facile à Philométor de ne pas se laisser surprendre. Aussi Évergète, tout en se préparant ostensiblement à la guerre, ne comptait, au fond, que sur l’appui des Romains. Il espérait que cet appui, borné jusque-là à des démonstrations diplomatiques, irait jusqu’à une intervention armée. Mais le Sénat, après avoir essayé de l’intimidation, comprit sans doute qu’il avait mis trop de mauvaise humeur au service d’une mauvaise cause. Ses légats, informant sur place, durent trouver des prétextes pour masquer une reculade devenue nécessaire. Évergète finit par se convaincre de l’inutilité de ses efforts et par rester tranquille, épiant une occasion de mettre la main sur l’île que les Romains lui permettaient de prendre à ses risques et périls.

Philométor eut ainsi quelques années de répit. Il chercha à se rendre populaire auprès du clergé et des soldats en faisant, en compagnie de la reine Cléopâtre, des visites et des libéralités aux temples et aux garnisons de la Haute-Égypte[100]. Dans la ville grecque de Ptolémaïs, il augmenta le nombre des sacerdoces voués au culte dynastique[101]. Enfin, il fit bon accueil aux Juifs que les persécutions d’Antiochos Épiphane, la guerre et les troubles de toute sorte provoqués par son intolérance, avaient décidés à chercher un refuge en Égypte. Ils y furent rejoints, quelques années plus tard, par le fils du grand-prêtre juif Onias III, le dernier représentant de la race sacerdotale des Sadokides, qui, dépossédé du pontificat héréditaire par la famille des Macchabées ou Hasmonéens, eut l’idée de fonder un culte schismatique en Égypte. Ptolémée et Cléopâtre, à qui souriait ce projet de créer une juiverie égyptienne indépendante de la mère-patrie, concédèrent à Onias un vieux sanctuaire d’Άγρία Βούβαστις, situé à Léontopolis, dans le nome héliopolitain, non loin de Memphis. Onias en fit un Temple et y installa un culte à l’instar de Jérusalem. Mais le résultat espéré ne fut pas atteint. Les Juifs d’Alexandrie n’eurent que dédain pour les schismatiques. Jérusalem était indétrônable. Le petit pastiche égyptien vécut cependant, comme tous les établissements auxquels sont attachées des questions pécuniaires, jusqu’au Ier siècle de notre ère[102]. Il vécut, ou plutôt végéta, même après s’être reconnu vassal du culte métropolitain, jusqu’au jour où Vespasien, dont les soldats avaient détruit le Temple de Jérusalem, supprima également le Temple de Honia.

Mais la paix dont jouissait pour le moment le pacifique Philométor ne pouvait être que précaire. On le savait en délicatesse avec les Romains, qui n’avaient pas renoncé officiellement à leur projet de lui enlever Cypre. C’était une proie que guettait Évergète et qui faillit échoir à un troisième larron. Le nouveau roi de Syrie, Démétrios (Ier Soter), considérant, lui aussi, l’île de Cypre comme une province disponible, réussit à corrompre le gouverneur Archias, en lui promettant une somme de cinquante talents et des honneurs à sa cour. Mais, au moment où le complot allait aboutir, Archias fut dénoncé à Alexandrie et se pendit pour échapper au supplice (155)[103]. Cet incident dut rendre Philométor plus attentif. Cypre fut mieux surveillée, et Évergète comprit que ses espérances risquaient d’être indéfiniment ajournées. L’attente irritant sa convoitise, il imagina un moyen singulier d’attirer l’attention des Romains sur sa personne et ses intérêts.

On apprit un jour à Rome que Ptolémée le Jeune avait failli être victime d’un guet-apens qui devait lui avoir été tendu par son frère. Ses blessures témoignaient du danger qu’il avait couru. Dans l’état où est le texte de Polybe, il est difficile de deviner si la scène fut machinée de toutes pièces, ou si Évergète n’a fait que profiter, pour calomnier son frère, d’un incident fortuit. Toujours est-il qu’Évergète courut à Rome, pour montrer au Sénat les cicatrices de ses blessures, suivi de près par les avocats de l’accusé, Néolaïdas et Andromachos. Ceux-ci n’avaient aucune chance d’être écoutés. Le Sénat était trop heureux de pouvoir signaler à la vindicte publique, comme assassin et fratricide, celui contre lequel il cherchait vainement, depuis des années, un grief de nature à émouvoir l’opinion. On ne demanda pas à Ptolémée le Jeune à quoi il avait reconnu l’instigateur de l’attentat : ses blessures passèrent pour des preuves indiscutables de la félonie de son frère. Les ambassadeurs de Philométor reçurent ordre de quitter immédiatement la ville. Ptolémée le Jeune s’en retourna escorté de cinq légats, dont les plus marquants étaient Cn. Merula et L. Minucius Thermus, et d’autant de quinquérèmes romaines. Ces envoyés du Sénat étaient officiellement chargés d’introniser Évergète à Cypre, et les alliés des Romains, tant en Grèce qu’en Asie, furent autorisés par messages écrits à lui prêter main-forte (154)[104].

Cette fois, Évergète était arrivé à ses fins. Les Romains s’étaient engagés trop avant pour reculer. Il y allait de leur prestige en Orient, et l’on savait que, s’ils faisaient parfois bon marché de leur amour-propre, ils n’hésitaient jamais quand leur intérêt était en jeu. Et pourtant, Évergète courait encore au devant d’une déception, que partagèrent et supportèrent avec lui ses protecteurs. Décidément, le Sénat connaissait mal le caractère de Philométor. On se souvenait trop de l’avoir vu à Rome en si humble posture. Les Romains commençaient à être trop dédaigneux pour rester clairvoyants. Un Lagide ne pouvait être, à leurs yeux, qu’un ivrogne et un poltron. Mais Philométor, à qui la résistance passive n’avait pas mal réussi jusqu’alors, s’obstina dans son système. Les légats romains, dont nous perdons la trace, ne purent ni le faire sortir de son attitude correcte, ni l’empêcher de mettre Cypre en état de défense. Les alliés de Rome n’avaient pas jugé à propos de montrer plus de zèle que les Romains eux-mêmes : ils feignirent sans doute de ne pas comprendre que l’autorisation d’intervenir était une invitation à le faire. Ils avaient, du reste, quelque raison de se méfier. Ce langage était tellement insolite qu’ils pouvaient le soupçonner de n’être pas sérieux.

Évergète se trouva ainsi réduit à ses seules forces, et la fidélité des Cypriotes à Philométor lui rendit la tâche impossible. Il fut cerné dans la ville de Lapéthos et tomba au pouvoir de son frère. On vit alors ce que valaient ses accusations calomnieuses. Au lieu de le traiter en rebelle pris par les armes à la main, ce même Philométor, qui était censé avoir voulu l’assassiner, lui proposa d’oublier le passé et de resserrer par de nouveaux liens une alliance qui n’eût jamais dû être rompue. Non seulement il laissa Cyrène à Évergète, mais il lui destina sa fille en mariage et s’engagea à lui servir en blé une rente annuelle qui serait comme la dot de la jeune princesse[105]. Diodore pense que la peur des Romains entrait bien pour une part dans cette magnanimité ; mais il fait passer avant ce motif intéressé la bonté naturelle de Philométor et les liens du sang. Je n’hésite pas à reconnaître Philométor dans ce roi Ptolémée, vertueux, pieux et le plus doux des hommes, auquel ses compagnons d’armes, ceux qui ont fait avec lui la campagne de Cypre et pris part à ses glorieux exploits, consacrent une couronne d’or dans le temple de Délos. Ils le remercient de ses bienfaits, pour eux et leurs patries ; mais ils admirent surtout la bonté et magnanimité avec laquelle il a fait l’amitié et la paix, recherchant en quoi il pourrait le mieux être agréable aux Romains[106]. Sans doute, les épithètes officielles sont sujettes à caution et plus d’un Ptolémée eut par la suite occasion de guerroyer à Cypre ; mais celles-ci ne semblent pas choisies au hasard, et elles mettent en relief un trait de caractère qui ne convient qu’à Philométor. Cependant, le mariage projeté ne s’accomplit pas, et nous ne sommes pas en mesure de dire pour quelles raisons ; mais Évergète se tint désormais en repos. Il eut le temps de jouer au bon prince à Cyrène et de revêtir des charges municipales, comme le sacerdoce annuel d’Apollon, qui lui fournit un jour l’occasion de faire des cadeaux à ses prédécesseurs[107].

Il est possible que les légats romains aient assisté impuissants à la défaite et à la soumission de leur protégé. Nul doute que, rentrés à Rome à la fin de l’année 154 ou l’année suivante, ils n’aient mis l’échec de leur mission à la charge de Philométor et présenté une nouvelle collection de griefs contre ce roi récalcitrant. Mais, le vieux Caton, exaspéré par toutes ces louches intrigues, prit la défense de Philométor, ce roi excellent, bienfaisant et généreux ; il démasqua l’astuce et la cupidité du cadet, et fit contre Thermus lui-même un réquisitoire qui flétrissait en sa personne la politique déloyale du Sénat[108]. Il put placer à la fin son delenda Carthago, qu’il était à la veille de réaliser. Ce qui lui déplaisait le plus dans les affaires d’Égypte, c’est qu’elles détournaient l’attention de Carthage et des perpétuels griefs invoqués contre elle par Massinissa. C’est du côté de l’Afrique que Caton se plaisait à diriger les ambassades, commissions et enquêtes, préludes de l’exécution militaire.

L’intervention de Caton et les apprêts de la troisième guerre punique — sans compter les symptômes d’une rupture prochaine entre Rome et la Ligue achéenne — ne contribuèrent pas peu à délivrer Philométor d’un souci qui, depuis quinze ans, paralysait son initiative. Tant que les Romains n’auraient pas achevé la ruine de Carthage, il avait chance d’avoir les mains libres. Il put donc reprendre à l’intérieur les travaux de la paix[109] ; au dehors, dans l’Archipel surtout, s’intéresser aux affaires courantes[110], et regarder enfin du côté de la Syrie, où les circonstances permettaient aux Lagides d’espérer une revanche des alarmes et des défaites d’autrefois.

 

§ III. — LA GUERRE EN SYRIE.

La puissance des Séleucides déclinait rapidement, moins encore par l’effet de la jalouse surveillance exercée sur eux par Rome et les alliés de Rome que par les discordes intestines qui divisaient la dynastie elle-même. Ce n’est jamais impunément que, dans une monarchie héréditaire, la loi de succession est violée. Antiochos IV Épiphane avait succédé à son frère Séleucos IV, au mépris des droits de son neveu Démétrios, qui l’avait remplacé à Rome comme otage. Épiphane avait légué le trône à son fils Antiochos V Eupator (164) ; mais Démétrios, évadé d’Italie[111], avait repris son bien et mis à mort le jeune héritier de l’usurpateur (162). Depuis lors, Démétrios (Ier Soter) avait contre lui tout un parti qui épiait le moment de le renverser, avec l’appui des rois voisins, intéressés à hâter la dislocation de l’empire séleucide, et la connivence secrète des Romains. Son humeur hautaine et ses façons bourrues lui avaient déjà valu une impopularité qui encourageait les conspirateurs. Il ne manquait à ses adversaires qu’un prétendant, Démétrios ayant eu soin de trancher par le glaive la branche rivale. Mais, à défaut d’un prétendant authentique, on trouva un ambitieux de bonne volonté pour jouer le rôle. Attale II, qui avait jadis aidé à l’usurpation d’Antiochos Épiphane, découvrit, à Smyrne ou à Rhodes, un jeune homme du nom de Bala, qui se donnait pour un fils d’Antiochos Épiphane et pouvait être, en effet, fils de quelque concubine du feu roi[112]. Il le fit venir à Pergame, le reconnut pour roi de Syrie sous le nom d’Alexandre, et jeta ce brandon de discorde par dessus la frontière de Cilicie (154). L’effervescence prévue se produisit aussitôt. Un ancien diplomate en disponibilité, Héraclide[113], mena le prétendant à Rome et l’en ramena pourvu de l’investiture sénatoriale (152). Il ne manquait plus que des soldats. Philométor, de qui on n’aurait pas attendu tant de zèle, les fournit. Le roi d’Égypte saisit l’occasion de venger ses propres injures sans risquer de déplaire au Sénat. Il n’avait pas oublié la façon déloyale dont Démétrios avait essayé de lui enlever Cypre : peut-être même avait-il gardé, de leur entrevue d’autrefois à Rome, l’idée que le misanthrope Séleucide le méprisait pour l’avoir surpris dans une attitude indigne d’un roi. Enfin, Philométor avait compris que l’occasion était bonne pour remettre la main sur la Cœlé-Syrie.

Philométor ne paraît pas avoir pris part de sa personne à l’expédition qui aboutit à la défaite et à la mort de Démétrios Ier (152-150)[114]. Il avait confié le commandement de ses troupes à son ami l’Athamane Galæstès[115]. Le prétendant, escorté sans doute par une escadre égyptienne, aborda sur la côte de Phénicie, et aussitôt la garnison de Ptolémaïs lui ouvrit les portes de la ville[116]. On put prévoir dès lors le résultat de la campagne. Les ennemis de Démétrios comptaient sur l’impopularité d’un roi qui n’avait même pas su, à défaut de la sympathie de ses sujets, conserver celle des soldats, et qui n’était plus maître de sa capitale, alors en pleine révolte contre lui. Pourtant, Démétrios était résolu à se défendre. Le soin qu’il prit de mettre tout d’abord ses deux fils en sûreté à Cnide montre assez qu’il avait peu de confiance dans le succès ; mais son pessimisme clairvoyant ne lui enleva rien de son énergie. Il eut l’avantage à la première rencontre et remporta même une victoire qui parait avoir été un désastre pour l’ennemi. Mais les rois patrons d’Alexandre réparèrent les pertes subies ; les défections se multiplièrent ; les Juifs, qui depuis le temps d’Épiphane luttaient à main armée contre la domination des rois de Syrie, se rangèrent à leur tour du côté du prétendant. Démétrios finit par succomber, dans une bataille où il fit des prodiges de valeur (150)[117]. Il laissait à ses fils le soin de le venger, sans se douter qu’ils seraient aidés dans cette œuvre par Philométor lui-même.

Le nouveau roi de Syrie, Alexandre lev Bala, savait à qui il devait sa couronne. Il jugea aussi convenable qu’habile de demander à Ptolémée la main de sa fille Cléopâtre (Théa)[118]. Il se peut que Ptolémée ait désiré ou même suggéré cette alliance ; mais bien des raisons portent à croire qu’il la conclut un peu malgré lui. Sans doute, il n’espérait plus ou ne voulait plus marier sa fille à son frère Évergète ; mais, dans son for intérieur, il devait conserver des doutes sur la filiation de l’aventurier qu’il avait traité officiellement en Séleucide authentique. Il s’était servi, pour agiter et troubler la Syrie, d’un instrument qu’il ne prenait peut-être pas fort au sérieux. Enfin, ce qu’il voulait, c’était se payer lui-même de ses services, et il lui devenait difficile d’enlever la Cœlé-Syrie à son gendre. En tout cas, la conduite ultérieure de Philométor s’explique mieux si l’on admet qu’une alliance aussi intime avec Bala n’allait pas sans déranger quelques-uns de ses projets.

Le mariage se fit donc à Ptolémaïs, où Philométor amena lui-même sa fille Cléopâtre. La princesse reçut comme dot une forte somme d’or et d’argent, ainsi qu’il convenait à la fille d’un roi. Le prince juif Jonathan apporta aussi son offrande. Sous ce prétexte, il venait demander et il reçut, en effet, une investiture qu’il se réservait d’interpréter à sa façon, comme lui conférant une complète indépendance[119].

Le trône d’Alexandre Bala ne tarda pas à être ébranlé par le choc en retour qui suit presque infailliblement les guerres civiles. Le jeune parvenu se mit à faire la fête. Il passait son temps au milieu des courtisanes et de prétendus philosophes, professeurs de morale facile[120], laissant son favori Ammonios gouverner à sa place. Il fut bientôt plus méprisé que son prédécesseur n’avait été haï. Comme il fallait s’y attendre, ce reflux de l’opinion ranima les espérances du jeune Démétrios (II Nicator), fils de Démétrios Soter, qui débarqua en Cilicie avec une petite armée de mercenaires crétois (148). Dès qu’il se fut rendu compte des chances sérieuses du nouveau prétendant, Philométor, qui se sentait redevenu l’arbitre de la situation et en mesure de réviser à son gré les pactes antérieurs, s’avança avec une armée et une flotte le long du littoral de la Phénicie[121]. Partout il fut accueilli avec des démonstrations de joie. Était-ce bien à l’allié du roi de Syrie qu’elles s’adressaient, ou la Phénicie saluait-elle en lui son nouveau maître, celui qui allait la faire rentrer dans le sein moins troublé de la monarchie des Lagides ? On pouvait s’y tromper, et Ptolémée n’eut pas à expliquer ses intentions. Il se contentait de les laisser deviner en prenant les allures d’un souverain du pays, en écoutant les doléances des habitants d’Ashdod, saccagée par les Juifs, et en recevant, d’autre part, l’hommage de Jonathan à Joppé. Cette attitude énigmatique dut jeter l’alarme à Antioche. Ammonios, qui faisait volontiers entrer le poignard dans ses combinaisons, put bien concevoir le projet d’aposter quelque spadassin pour se débarrasser de Ptolémée. Ce qui est certain, c’est que, arrivé à Ptolémaïs, Philométor fut l’objet d’une tentative d’assassinat, dont, à tort ou à raison, il fit remonter la responsabilité jusqu’au ministre syrien. Il somma aussitôt Alexandre de lui livrer le coupable, et, comme le roi s’y refusa, il entra dans une violente colère, accusant son gendre d’être lui-même l’instigateur du guet-apens. En vain le peuple d’Antioche offrit-il à Ptolémée la satisfaction qu’il avait réclamée, en massacrant l’odieux Ammonios ; c’était maintenant le roi qui était le coupable. Ptolémée déclara rompue son alliance avec Alexandre.

On ne peut s’empêcher de remarquer que, dans la version de Josèphe, favorable aux Lagides, les faits s’enchaînent de façon à justifier de tout point le brusque revirement de Ptolémée et à lui fournir, au moment opportun, le prétexte dont il a besoin. Ptolémée devait savoir, par sa propre expérience, qu’on peut être injustement accusé de machinations homicides. Il a vite fait, ce semble, d’étendre la responsabilité du crime à son gendre, qui n’avait nul intérêt à se défaire de son beau-père, si celui-ci venait réellement le défendre contre le prétendant. On croira difficilement que Ptolémée ait ainsi, sans plus ample information, retourné ses projets, devenant l’ennemi de son allié et l’allié de celui qu’il venait combattre, s’il n’avait admis à l’avance la possibilité d’une telle volte-face. La préméditation de son côté apparaîtrait peut-être avec plus d’évidence si nous savions de quelle façon il réussit à reprendre possession de sa fille, qui, aux mains d’Alexandre Bala, eût pu jouer le rôle d’un otage.

Cette fille, instrument passif de la politique[122], il l’offrit aussitôt à Démétrios, avec promesse de le réintégrer sur le trône paternel. Le prétendant n’eut garde de refuser cette faveur inespérée de la fortune, qu’il s’engagea sans doute, dès lors, à payer par la cession de la Cœlé-Syrie[123]. Alexandre, privé de tout appui, ne pouvait songer à résister. Pour le renverser sans coup férir, il ne restait qu’à vaincre les hésitations des habitants d’Antioche. S’ils n’avaient aucune sympathie pour Bala, ils avaient voué à la mémoire du despotique Démétrios Soter une rancune qui s’étendait à sa postérité. Ils craignaient — avec raison, comme on le vit par la suite — que le jeune Démétrios II, une fois au pouvoir, ne voulût venger sur eux les injures de son père. Ptolémée, avec lequel ils entamèrent des pourparlers, fit de son mieux pour les rassurer. Il obtint sans peine l’expulsion de Bala, qui se réfugia en Cilicie, l’asile ordinaire de tous les ennemis de l’ordre établi. Mais les Antiochéniens n’étaient pas encore résignés à accepter Démétrios. Les ministres Hiérax et Diodotos, à qui Bala avait donné la succession d’Ammonios, leur suggérèrent l’idée singulière, et en tout cas peu patriotique, d’offrir la couronne de Syrie à Ptolémée lui-même. Lorsque le roi d’Égypte entra dans la capitale pour terminer les négociations, le peuple et l’armée l’acclamèrent d’une commune voix roi de Syrie. Ainsi se réalisait le rêve d’Antiochos Épiphane, l’union des deux royaumes sous un même sceptre, mais en sens inverse, au profit du Lagide qu’il avait essayé autrefois de détrôner. Ptolémée céda, malgré lui, à la pression de l’enthousiasme populaire et se laissa imposer les deux diadèmes ; mais il était trop sage pour ne pas songer aux clameurs autrement dangereuses qu’eût soulevées dans le Sénat romain une pareille nouvelle. Quand l’effervescence se fut calmée, il convoqua le peuple et déclara que l’Égypte lui suffisait ; que Démétrios, son gendre, dont, au reste, il dirigerait l’inexpérience, ne nourrissait aucun ressentiment et s’engageait à n’exercer aucunes représailles contre les ennemis de son père. C’est ainsi qu’il décida les gens d’Antioche à reconnaître enfin pour leur roi Démétrios II.

Les deux souverains espéraient sans doute qu’Alexandre Bala ne ferait plus parler de lui. Mais il reparut bientôt à la tête d’une armée recrutée en Cilicie, et mit au pillage le territoire même d’Antioche. Ptolémée, qui avait probablement cantonné ses troupes en Cœlé-Syrie, vint au secours de son gendre, et tous deux livrèrent bataille à Alexandre sur les bords de l’Œnoparas, un affluent de l’Oronte. Ils eurent victoire complète, mais Ptolémée fut emporté mourant du champ de bataille. Il avait la tête fracassée et resta sans connaissance durant quatre jours. Les médecins essayèrent de le trépaner, mais il mourut pendant l’opération, en la trente-sixième année de son règne[124]. Josèphe rapporte que, le cinquième jour, il reprit ses sens et put contempler avant de mourir la tête d’Alexandre Bala, envoyée par un émir arabe, Zabdiel, auprès duquel le vaincu avait cherché un asile. L’historien assure que la vue de cet horrible trophée le remplit de joie et qu’il mourut content (mai 145)[125]. Il est possible qu’il soit mort plus tranquille sur l’avenir de sa fille et de son gendre : mais sa mort laissait la Cœlé-Syrie à la discrétion du Séleucide, et son trône d’Égypte, sa femme, son jeune fils Eupator, dont il avait fait tout récemment un vice-roi de Cypre[126], à la merci du compétiteur féroce qui cuvait depuis si longtemps sa rage à Cyrène.

Philométor n’est pas le plus glorieux des Lagides, — il n’y avait plus de son temps que des rois vassaux de la République romaine, — mais c’est le seul qui ait mérité de la part des historiens anciens des éloges à peu près sans réserves. Ce serait faire tort à sa mémoire que de ne pas insérer ici les réflexions que suggère à Polybe — à Polybe, l’ami des Romains — la mort prématurée de Philométor. C’est une récapitulation des actes de son règne. Ptolémée, celui qui fut roi de Syrie, mourut de blessures reçues à la guerre, digne de grandes louanges suivant les uns, et du contraire suivant les autres. Car il était doux et bon s’il en fut jamais parmi ses prédécesseurs. En voici une preuve péremptoire. D’abord, il ne fit périr aucun de ses amis sous n’importe quelle accusation, et je pense qu’aucun autre Alexandrin ne fut mis à mort par son fait. Ensuite, après avoir failli être détrôné par son frère, une fois à Alexandrie, il saisit l’occasion d’amnistier la faute ; après quoi, le même recommençant à conspirer contre lui, lorsqu’il l’eut pris à Lapéthos en Cypre, maître qu’il était de son corps et de sa vie, loin de le châtier comme un ennemi, il ajouta encore aux présents qui lui revenaient d’après les conventions et lui promit de lui donner sa fille. Cependant, au cours des succès qui lui réussirent, son caractère s’amollit ; une sorte de licence et nonchalance à l’égyptienne s’empara de lui, et ces dispositions le précipitèrent dans les aventures[127]. L’éloge est franc, justifié par des preuves, et la critique se tient dans le vague. Ce que Polybe reproche à Philométor, c’est encore sa bonté native, jugée au point de vue politique, et de la politique qui ne tient compte que des résultats. Sans doute, il eût évité bien des péripéties, il eût surtout sauvé sa postérité, s’il avait traité son frère, quand il le tenait sous sa main, comme celui-ci n’eût pas manqué de le traiter lui-même, si les rôles avaient été renversés : mais le contraste entre ces deux frères ennemis fait paraître plus sympathique encore la figure de l’aîné, et plus repoussante celle du bourreau que nous allons voir à l’œuvre.

 

 

 



[1] On me permettra de considérer comme à peu près liquidée déjà la question signalée plus haut (tome I), celle de la tutelle légale soi-disant exercée par M. Æmilius Lepidus, soit sur Épiphane (Eckhel, Drumann, Mommsen, Bandelin, Wilcken, Mahaffy, Niese), soit sur Philométor (Guiraud). Le débat perd tout intérêt quand on est persuadé que cette tutelle n’a jamais été qu’une légende de famille, fondée sur une prétention de la diplomatie romaine, qui voulait absolument protéger les Lagides, au besoin, malgré eux. En ce sens, le tuteur était non pas un Romain, mais le peuple romain, comme le dit le SC. de 167, visant Philométor et son frère : quanta cura regum amicorum liberos tueatur populus Romanus, documento Ptolemæum Ægypti regem esse (Tite-Live, XLV, 44). Le caractère légendaire de la tutelle et ancestral de la monnaie qui l’attribue à Lepidus infirme l’argument de Guiraud, qui trouve Lepidus trop jeune au temps d’Épiphane. Quant au prétendu frère aîné de Philométor, ayant régné avant lui sous le nom d’Eupator (Lepsius, Mahaffy), la question sera traitée plus loin, p. 56, 2. Nous la tenons pour réglée provisoirement, dans le sens négatif, par le fait qu’aucun auteur ne connaît plus de deux fils à Épiphane. Josèphe (Ant. Jud., XII, 4, 11) dit expressément qu’Épiphane mourut καταλιπών δύο παΐδας έτι βραχεΐς τήν ήλικίαν κτλ. On a des monnaies de la régence, frappées à Paphos, portant d’un côté ΒΑΣΙΛΙΣΣΗΣ ΚΛΕΟΠΑΤΡΑΣ, de l’autre ΠΤΟΛΕΜΑΙΟΥ ΒΑΣΙΛΕΩΣ (Svoronos, p. 225). Sur le règne de Philométor, voyez J.-G. Droysen, De Lagidarum regno Ptolemæo VI Philometore rege. Berolin., 1831 (Cf. Bibliographie).

[2] Tite-Live (XLII, 26) comprend Ptolémée parmi les rois sollicitatos legationibus Persei.

[3] Sur la date de la mort de Cléopâtre I, nous n’avons aucun renseignement précis. Les opinions varient de 174 (Lepsius, Poole, etc.) à 173 (Wilcken) et 172 (Droysen). Ce qui est certain, d’après Tite-Live, XLII, 29, c’est qu’elle était morte en 171 (Cf. Strack, p. 196). L’envoi de l’ambassade romaine en 173 me parait avoir été occasionné par la mort de Cléopâtre.

[4] On a vu plus haut qu’il est imprudent de vouloir formuler des règles générales d’interprétation à propos des surnoms. Je ne crois pu, avec Gutschmid, que Φιλομήτωρ indique toujours une minorité sous la régence d’une reine mère : mais, ce serait exagérer en sens inverse que de nier toute adaptation du prédicat à la personne, surtout lorsqu’un surnom apparaît pour la première fois. Pausanias (I, 9, 1) entend Φιλομήτωρ au sens de aimé de sa mère, car il dit d’un autre Philométor (Ptol. X Soter II) que ce surnom lui fut donné par ironie, attendu qu’il n’y eut pas de roi aussi détesté par sa mère.

[5] Mahaffy (History, p. 180) suppose qu’il y eut alors des troubles, qui peut-être décidèrent Ptolémée fils de Glaucias à se réfugier, comme reclus, dans le Sérapeum de Memphis, en 113. C’est une conjecture libre.

[6] Diodore (XXX, 15-16) les appelle έπίτροποι Πτολεμαίου τοΰ μείρακος, et Tite-Live (XLII. 29), tutores regis. On peut se demander si le σπάδων et le Κοιλοσυρίτης γεγονώς δοΰλος avaient officiellement cette qualité. Ils étaient régents de fait : cum post mortem Cleopatræ Eulaius eunuchus nutritiva Philometoris et Lenæus Ægyptum regerent. On a des monnaies (Svoronos, p. 228-229), frappées en Égypte, qui portent au revers l’initiale Ε ou ΕΥΑ(αΐος).

[7] Voyez ci-après une indication de ce genre dans un passage de Justin, défalcation faite de l’hyperbole.

[8] Tite-Live, XLII, 6.

[9] II Macchabées, 4, 21. Il est bon de distinguer tout d’abord entre πρωτοκλήσια (τά) et l’expression évangélique πρωτοκλισία (Matth., 23, 6, etc.), pour n’en pas conclure qu’il pourrait être ici question de lit (nuptial). Ce qui complique le problème, c’est que Polybe (XXVIII, 10) mentionne à une date postérieure (en 169) les άνακλητήρια du roi Ptolémée. La difficulté se trouve écartée en admettant — ce que nous avons déjà fait et ferons plus loin — que les άνακλητήρια de 169 concernent Ptolémée Évergète II. Strack (p. 197) e conservé l’opinion, déjà réfutée par Bandelin, que l’ambassade romaine de 173 venait assister aux άνακλητήρια de Philométor, célébrées cette année-là.

[10] Cet Apollonios était à Rome en 173, comme ambassadeur chargé par Antiochos Épiphane de présenter des excuses, des cadeaux et des protestations de fidélité au Sénat (Tite-Live, XLII, 6). Il a pu s’acquitter de sa nouvelle mission en 172.

[11] Inscription trouvée en 1891 à Ghazi, au sommet du Delta, près la branche de Rosette, aujourd’hui à Berlin (Strack, n. 93. Cf. Krebs, Götting. Nachr., 1892, n. 15, p. 534 sqq.). En 172, Ptolémée pouvait avoir entre 14 et 15 ans au plus, et Cléopâtre était plus jeune encore.

[12] CIG., 4979. Letronne, I, 10. Strack, n. 87. On a beaucoup disserté sur la date de l’inscription, avant de savoir que Ptolémée était déjà marié avant 171, et on ne trouvait les trois conditions réunies — Ptolémée Philométor seul roi, marié, sans enfant — que vers l’an 164 (Letronne) ou 165 (Droysen). Depuis, Wilcken n’a pas hésité à reporter la date de l’inscription en 272/1. On rencontre aussi à Parembolé des hommages de rois nubiens. Je ne sais s’il faut en conclure, avec Mahatfy (History, p. 179), qu’il y avait alors entre le roi nubien Atkhéramon et Philométor les mêmes relations que jadis entre Ptolémée Philopator et Ergamène. Cf. la dédicace du pronaos du T. d’Antæopolis (Qaou-el-Kebir) par Ptolémée et Cléopâtre Philométor (CIG., 4712. Letronne, I, 24. Strack, n. 81).

[13] Cf. Hieronym., In Dan., XI, 21. La succession dévolue provisoirement au frère, prenant la place du fils impubère, est un fait assez fréquent dans les monarchies hellénistiques. C’est ainsi qu’en Macédoine, Antigone Doson avait précédé Philippe V ; qu’à Pergame, Attale II fut roi avant son neveu Attale III, et, dans le Pont, Mithridate IV Philopator avant Mithridate V Évergète.

[14] Tite-Live, XLII, 6.

[15] Ambigendo de Cœle Syria causam belli se habiturum existimabat, gesturumque sine ullo impedimento occupatis Romanis in Macedonico bello id bellum (Tite-Live, XLII, 29). Ceci en 171, alors que la guerre contre Persée était déjà commencée.

[16] Le débat juridique reste ouvert encore aujourd’hui. Stark, von Gutschmid, Mommsen, Wilcken, Mahaffy, influencés par Polybe et Diodore, donnent raison aux Syriens ; Flathe, Droysen, Holm, Strack, tiennent, avec Tite-Live et S. Jérôme, pour les Égyptiens.

[17] Diodore, XXX, 16. Cf. XXX, 2. Tite-Live, XLII, 29.

[18] Diodore, XXX, 16.

[19] Tite-Live, XLII, 29.

[20] Antiochus imminebat quidem Ægypti regno, et pueritiam regis et inertiam tutorum apernens (Tite-Live, XLII, 29).

[21] Polybe, XXVII, 17. XXVIII, 1. Diodore, XXX, 2. Polybe donne les noms des ambassadeurs, Méléagre, Sosiphane et Héraclide, du côté syrien ; Timothée et Damon, du côté égyptien.

[22] À s’en tenir au récit de Polybe, il n’est pas question alors de la cession stipulée par contrat de mariage. Il eût été imprudent d’invoquer une convention faite — si elle l’avait été — contre le gré des Romains et à leur insu. C’est plus tard seulement (Polybe, XXVIII, 17), et devant une réunion de diplomates hellènes, que les Égyptiens ont recours à cet argument.

[23] Polybe, loc. cit. Tite-Live, sans faire mention de cette ambassade, dit, d’une manière générale : tutores et bellum adversus Antiochum parabant, quo vindicarent Cœlen Syriam, et Romanis omnia pollicebantur ad Macedonicum bellum (XLII, 29).

[24] Polybe, XXVIII, 1, 9.

[25] Antiochos a dû choisir l’époque des basses eaux : à la fin de 171, le Nil eût été un obstacle. Philométor était encore libre le 28 Thoth de l’an XI, 1er nov. 171 (Strack, p. 197, 20).

[26] Diodore, XXX, 14. Hieronym., In Dan., XI, 22.

[27] D’après le livre des Macchabées (I, 1, 18), Antiochos serait entré en Égypte avec une masse de troupes, de chars, d’éléphants, de navires. S. Jérôme dit : cum modico populo, et un peu plus loin, profectus est cum exercitu magno.

[28] Diodore, XXX, 18.

[29] Polybe, XXVIII, 7, 16.

[30] Diodore, XXX, 18, 1 et 2.

[31] Diodore, XXX, 15.

[32] D’après Jean d’Antioche (FHG., p. 558), c’est Ptolémée qui, battu par Antiochos, fuit vers Alexandrie : mais, n’y étant pas reçu, προσφεύγει τώ γαμβρώ Άυτιόχω. C’est faire beaucoup d’honneur à ce compilateur que de discuter sur le sens de γαμβρός. Le reste ne mérite pas plus de confiance. S. Jérôme dit que inter Pelusium et Casium montem, victi sunt duces Plolemæi.

[33] Polybe, XXVIII, 17 a. C’est là que s’était réfugiée Arsinoé Philadelphe, là aussi que Persée fut, en 168, pris par les Romains (Tite-Live, XLV, 7). Il y aurait rencontré Ptolémée, si le projet d’Eulæos avait abouti.

[34] Ne pas oublier que la déloyauté d’Antiochos fait partie des stratagèmes de Péluse, prétexte à envahir l’Égypte.

[35] A comparer à l’éloge que fait Polybe du caractère de Philométor la tirade brutale et calomnieuse de Justin, qui représente cet adolescent comme bouffi de paresse et de graisse (XXXIV, 2, 7). Sait-on avec qui Justin, coutumier des confusions, a pu le confondre !

[36] Hieronym., In Dan., XI, 27.

[37] Polybe, XXXI, 4, 9.

[38] Diodore, XXX, 18, 2. Justin, XXXIV, 2, 8. Joseph., A. Jud., XII, 5, 2. Hieronym., loc. cit. XI, 25. On peut se demander si c’est à ce traité que collabora le grammairien Héraclide surnommé Lembos (Suidas, s. v.).

[39] Hieronym., In Dan., XI, 26. Cf. Polybe, XXXI, 4, 9. A remarquer l’expression prudentes cogitationes eorum qui duces pueri erant, bien indulgente pour ceux que nous connaissons. Rien sur la fuite de Philométor.

[40] FHG., III, p. 720 (Eusèbe, I, p. 162 Schœne). Le Syncelle (p. 538 Bonn) assure, en termes encore plus explicites, que Philométor ύπό Άντιόχου έξελήθη.

[41] I Macchabées, 1, 17-29. L’auteur du II Macchabées, 5, 1, place le fait après une seconde expédition en Égypte. Josèphe (XII, 5, 2) résume en dix lignes tout ce qui s’est passé entre 170 et 168, comme faisant partie de la même expédition. Je ne puis admettre, comme le fait encore Wilcken (R.-E., I, p. 2472 sqq.), trois expéditions successives en Égypte. C’est de Péluse, et dès le début, qu’Antiochos prétendit envahir l’Égypte uniquement pour ramener Philométor (Tite-Live XLV, II).

[42] Diodore, XXXI, 1. Sous les murs d’Alexandrie, il déclare aux Rhodiens que la royauté appartient à l’aîné des Ptolémées. Le sacre de Memphis est une légende.

[43] Ut regnaret super duo regna (I Macchabées, 1, 17).

[44] Le fait que des monnaies égyptiennes et cypriotes ont été frappées au nom d’Antiochos IV en Égypte, et même à son effigie à Cypre (Stuart Poole, p. 81. Svoronos, pp. 232-234), n’est pas un argument contre cette thèse. Il prouve que l’astucieux roi de Syrie cherchait à créer une équivoque et à affirmer son droit d’exercer l’autorité royale. C’est cette équivoque que Porphyre et autres ont dissipée en disant que Antiochos avait détrôné son neveu. J. Sieveking (in Rev. Archéol., mai-juin 1903, p. 343-345) croit reconnaître Antiochos IV Épiphane dans un roi coiffé du pschent (sur un chaton de bague). Mais il avoue lui-même que la comparaison avec les monnaies d’Antiochos IV n’est pas très favorable à son hypothèse.

[45] D’après II Macchabées, 5, 4-11, la révolte des Juifs eut lieu durant la seconde expédition en Égypte, sur le bruit qui avait couru de la mort d’Antiochos.

[46] Nous emploierons d’ores et déjà ce prédicat pour le distinguer de son frère, bien qu’il n’ait pris officiellement ce titre que beaucoup plus tard.

[47] Diodore, XXX, 15 et 16. On a vu plus haut (tome I) comment la populace alexandrine s’était débarrassée d’Agathocle et de sa bande. Le châtiment actuel, que Diodore (sans doute d’après Polybe), trouve mérité, dut être quelque exécution analogue.

[48] Polybe, XXVIII, 10, 8.

[49] Tite-Live, XLV, 11. Tite-Live donne ce renseignement un peu plus tard, à un moment où Antiochos avait déjà envoyé et reçu des ambassades. On peut croire qu’A. n’avait pas attendu la reprise des hostilités pour les justifier.

[50] On a vu plus haut que, d’après I Macchabées, 1, 18, Antiochos était venu avec copiosa navium multitudine, et que, d’après II Macchabées, 5, 1, il était revenu en Syrie la même année. On peut, en récusant l’une ou l’autre de ces deux assertions pour les combiner autrement, admettre soit qu’Antiochos avait laissé sa flotte à Péluse, soit qu’il était retourné en Syrie pour chercher du renfort. D’après le texte de Tite-Live, Antioche, ad Pelusium navali prœlio victor fuerat (XLIV, 49), il est probable, mais non certain, que le roi assistait en personne à la bataille.

[51] Les Achéens avaient envoyé deux ambassades, l’une pour le renouvellement de l’amitié, l’autre pour inviter aux Jeux Antigonia, fondés par Aratos en l’honneur d’Antigone Doson. Les Athéniens avaient une ambassade et deux théories (Polybe, XXVIII, 16).

[52] Ce Ptolémée doit être le frère de Cemanos, envoyé plus tard en ambassade à Rome avec Comanos lui-même (Polybe, XXXI, 27, 2).

[53] On s’étonne que Polybe (XXVIII, 17) ne parle pas ici de l’usurpation d’Évergète, qui devait être l’argument topique d’Antiochos, s’il se tenait dans le rôle de protecteur du roi légitime. Cet argument, Antiochos l’oppose d’un ton sec aux Rhodiens.

[54] Dans le récit sommaire de Tite-Live, Antiochos, après la bataille de Péluse, tumultuario opere ponte per Nilum facto ipsam Alexandream terrebat (XLIV, 19).

[55] Tite-Live (XLIV, 19) affirme que les ambassadeurs reçus en mars 168 étaient envoyés ab Ptolemæo et Cleopatra regibus. Ils étaient partis au moment où Antiochos était, per honestam speciem majoris Ptolemæi reducendi in regnum, bellum cum minore fratre ejus, qui tum Alexandream tenebat, gerens, et ils ne parlent pas d’autre chose. Or, au printemps de 168, Antiochos avait levé le siège d’Alexandrie, les deux Ptolémées s’étaient réconciliés, et Antiochos repartait primo vere cum exercitu Ægyptum petens. Il y a là une grosse difficulté qui sera examinée plus loin.

[56] Frustra tentatis mœnibus (Tite-Live, XLV, 11). Les Alexandrins se vantèrent de l’avoir chassé et d’avoir délivré Philométor (Eusèbe, p. 162 Schœne).

[57] Polybe, XXVIII, 15, 3. Les Rhodiens, par amour de la paix, qu’ils supposaient aussi sincère chez les Romains, continuent la série de maladresses qui finirent par les brouiller avec Rome. Quelques mois plus tard, ils allaient au camp romain porter les propositions quæ Romæ ingentem iram patrum excitavere (Tite-Live, XLIV, 35).

[58] Polybe, XXVIII, 19. L’addition Καί δή πεποίηκεν, qui n’est qu’à demi exacte, pourrait être du compilateur.

[59] Tite-Live, ibid., Bandelin (p. 23) suppose qu’Antiochos leva le siège à la requête des Romains : conjecture gratuite. Il est vrai que Persée, cherchant à amener une rupture entre Antiochos et les Romains, disait jam Antiochum victorem præmio belli ab Ægypto arceri (Tite-Live, XLIV, 24) ; mais c’était un argument qui, même fondé, n’avait pas besoin de reposer sur un fait précis.

[60] Polybe, XXVIII, 18.

[61] Polybe, XXIX, 8, 4.

[62] Tite-Live, XLV, 11. L’an I d’Évergète (légalement associé de Philométor) correspond — par anticipation, légalisant le fait accompli — à l’an XII de Philométor, qui va du 4 oct. 170 au 4 oct. 169. Le pacte a été conclu durant l’hiver 169/8. Sur le système qui ferait remonter l’an I d’Évergète à l’an X de Philométor, voyez Letronne (Recueil, I, p. 19-22).

[63] II Macchabées, 10, 12-13. Ce Ptolémée doit être le stratège de Cypre qui est nommé dans un décret athénien (BCH., XV [1891], p. 350). Polybe (XXVII, 12) dit que ce gouverneur, nommé έτι νηπίου βασιλέως όντος, percevait avec soin les revenus de l’île, mais n’envoyait rien à Alexandrie, malgré les réclamations des trésoriers, jusqu’au jour où il expédia d’un seul coup une grosse somme et regagna la faveur de la cour. Il est impossible d’admettre, avec Schweighaeuser, que ce Ptolémée soit le Mégalopolitain ou fils d’Agésarchos, qui succéda à Polycrate en 197. Celui-ci avait été envoyé à Cypre sous Épiphane, non pas quand le roi était tout petit, mais quand il fut déclaré είς ήλικίαν, et il s’était amolli en vieillissant, ce qui ne parait pas être le cas du stratège de Philométor. L’auteur juif est seul à parler de sa trahison. Il y eut résistance, car Polybe (XXIX, 11) parle de généraux de Ptolémée battus, et Tite-Live (XLV, 12), de navires égyptiens déconfits par la flotte d’Antiochos.

[64] II Macchabées, loc. cit.

[65] Polybe, XXIX, 9-10.

[66] Voici comment Justin (XXXIV, 2, 7-8) se représente l’ensemble des faits de 170 à 168. Antiochos déclare la guerre à Philométor et le détrône. Celui-ci pulsus igitur regno ad fratrem minorem Ptolemæum Alexandream confugit, participatoque cum eo regno legato Romam ad senatum mittunt, auxilium petunt, fidem societatis implorant. Movere senatum preces fratrum. Millitur itaque legatus Popilius ad Antiochum, etc.

[67] Tite-Live, XLIV, 19.

[68] Il y a là une série de difficultés, chronologiques et autres, qu’il faut examiner ensemble. Le débat est d’abord entre Tite-Live et Justin, au sujet de l’ambassade qui eut audience du Sénat en 168. Tite-Live affirme qu’elle avait été envoyée d’Alexandrie assiégée (en 169), par Ptolémée (Évergète) et Cléopâtre. Justin affirme également que c’était l’ambassade envoyée par les deux Ptolémées. On suppose donc (cf. Bandelin, p. 22-23) que Tite-Live s’est trompé ; que l’ambassade dont il parle doit être antérieure à 168, et que C. Popillius fut envoyé, comme le dit Justin, à la requête des deux Ptolémées. En mars 168, le discours des ambassadeurs d’Évergète est un anachronisme. Mais Tite-Live avait sous les yeux Polybe et pouvait consulter les archives du Sénat. Le paragraphe 19 du livre XLIV parait bien être l’analyse d’un sénatus-consulte, où la décision prise est inséparable des considérants. D’autre part, il est de toute vraisemblance : 1° qu’Évergète assiégé ait eu recours à Rome, comme le dit Tite-Live ; 2° que les deux frères se soient hâtés d’informer le Sénat de leur accommodement, comme le dit Justin A première vue, il parait évident que l’ambassade reçue en mars 168 est celle de Justin : mais on doit hésiter à sacrifier même Tite-Live au brouillon superficiel qu’est Justin La solution de la difficulté se trouve peut-être dans le désarroi du calendrier romain, qui, après avoir été en retard d’environ deux mois au siècle précédent (P. Varese, Il calendario romano all’ età della prima guerra punica, in Stud. di Stor. ant. de Beloch, fasc. III [1902], p. 1-14), était maintenant en avance de plus de deux mois (73 jours) sur l’année solaire. La bataille de Pydna, datée par Tite-Live (XLIV, 37. Cf. Plutarque, Æmil., 16) du 4 sept., est datée astronomiquement par l’éclipse de lune survenue la nuit précédente, du 21 au 22 juin julien. Il suit de là que les Ides de mars (15 mars) 168 correspondaient réellement au 2 janvier. Il est douteux qu’à ce moment, avec les hasards de la navigation en saison d’hiver, l’ambassade expédiée par les deux frères ait pu être arrivée à Rome. Il n’est même pas sûr qu’elle y soit arrivée plus tard : elle put être arrêtée en route par la nouvelle de la mission confiée à C. Popillius. Quant à Popillius, on suit sa trace à Chalcis (Tite-Live, XLIV, 29), à Délos et à Rhodes (XLV, 10). L’avance du calendrier romain explique que, parti de Délos postquam debellatum in Macedonia, il soit encore arrivé à temps — en juillet et non en septembre — pour arrêter Antiochos, qui s’était mis en campagne primo vere (XLV, 11). Cf. les supputations et réfutations d’hypothèses adverses dans W. Soltau, Röm. Chronologie, Freib. i. Br., 1889, p. 59.

[69] Tite-Live, XLIV, 24. Persée parlait d’organiser une ligue des rois contre la République romaine, et faisait précisément valoir Antiochum victorem præmio belli ab Ægypto arceri.

[70] Polybe, XXIX, 11. Diodore, XXXI, 2. Tite-Live, XLV, 12. Val. Maxime, VI, 4, 3. Velleius, I, 10. Pline, XXXIV, g 24 (sauf que Cn. Octavius, cos. 165, est substitué à C. Popillius). Justin, XXXIV, 3, 3. Plutarque, Apophth., p. 202. Appien, Syr., 66. Pline a confondu le commandant de flotte qui captura Persée à Samothrace avec le légat qui arrêta Antiochos en Égypte.

[71] Tite-Live, persuadé que la réconciliation n’était pas faite au départ de Popillius et oubliant que l’ambassade a mis sept mois en route, s’imagine que vixdum convenerat pax. Il faut supposer ce qu’il ne dit pas, à savoir que l’ambassade a dû recevoir en route (comme la légation de 162) des informations et des pouvoirs qui n’étaient pas contenus dans le SC. de mars (janvier) 168. C’est ce qui a fait croire à Justin que les légats avaient été envoyés à la demande des deux frères.

[72] Tite-Live, XLV, 12.

[73] Tite-Live oublie encore qu’il y a deux rois et une reine à Alexandrie : l’ambassade égyptienne est envoyée communi nomine regis et Cleopatræ, et le Sénat répond regibus Ægypti, Ptolemæo Cleopatrægue (XLV, 13). Tite-Live a mal lu Polybe et n’a probablement pas compris que la concordia inter fratres (ibid., 12) les faisait rois l’un et l’autre. Polybe (XXIX, 8) reconnaît expressément les deux rois. Ce sont les rois qui envoient à Rome Numenius pour remercier le Sénat (XXX, 11).

[74] Philométor avait plus de souci de sa dignité qu’Antiochos. Popillius lui ayant demandé de livrer Polyaratos — un partisan de Persée, traqué par les Romains et réfugié en Égypte — et de l’envoyer à Rome, il le fit simplement reconduire à Rhodes par Démétrios, un de ses amis (Polybe, XXX, 9). En revanche, il relâche Ménalcidas, à la requête du Romain (XXX, 11).

[75] Lepsius, in Abhandl. d. Berl. Akad., 1852, p. 467. Strack, p. 35. Cf. une inscription grecque de Ptolémaïs en l’honneur du roi Ptolémée, frère du roi Ptolémée et de la reine Cléopâtre, dieux Philométors (Strack, n. 86). Les monnaies des rois associés ne portent que ΠΤΟΛΕΜΑΙΟΥ ΒΑΣΙΑΕΩΣ, mais deux aigles au lieu d’une seule (Svoronos, pp. 234-236).

[76] Voyez, sur ces questions obscures et litigieuses, Strack, p. 32 sqq. Le débat porte principalement sur la datation par années de règne de l’un et de l’autre roi. La solution intéresse beaucoup l’étude des monuments, moins l’histoire proprement dite.

[77] Strabon, XVII, p. 195. Cf. Polybe ap. Strabon, XVII, p. 791. Josèphe s’imagine que, dès la mort d’Épiphane, de ses deux fils l’aîné était surnommé Philométor et le plus jeune Physcon (A. Jud., XII, 4, 11), et il emploie toujours le sobriquet de Physcon pour désigner Évergète II. Athénée, XII, p. 549 d.

[78] Ptolemæus Ægypti rex, pulsus regno a minore fratre, missis ad eum legatis in regnum restitutus est (Tite-Live, Epit., XLVI). — Rex Ptolemæus a minore fratre regno spoliatus (Val. Maxime, V, 1). L’expulsion est postérieure au 23 octobre 164, date des papyrus 63, 1 et 3, du Louvre (Strack, p. 191, 21-22) ; la restauration, antérieure au mois d’août 163, date des φιλάνθρωπα.

[79] Diodore, XXXI, 15 e Dindorf.

[80] C’est en 165 que les Jumelles entrent au Sérapeum de Memphis, et c’est έν τοΐς τής ταραχής χρόνοις qu’est décédé, vers cette époque, Glaucias, le père de leur protecteur Ptolémée (Gr. pap. of the Brit. Mus., I, p. 38).

[81] Il se fût mis en contravention s’il avait suivi le conseil de Démétrios, la République ayant interdit en 166 à Eumène de venir à Rome (Polybe, XXX, 17) et généralisé cette mesure : in commune lex lata est, ne cui regi Romam venire liceret (Tite-Live, Epit., XLVI). Prusias y était venu en 167 en costume d’affranchi, pileatus, capite raso (Tite-Live, XLV, 44. Diodore, XXXI, 15), non en roi.

[82] Démétrios était alors — depuis la mort d’Antiochos Épiphane, son oncle (164) — prétendant au trône, exaspéré par l’impossibilité où le mettait le Sénat de reprendre son héritage, et il préparait son évasion. Il avait l’œil au guet.

[83] Diodore, XXXI, 18. Cf. Val. Maxime, V, 1.

[84] Tite-Live, Epit., XLVI. Porphyre = FHG., III, p. 720.

[85] Diodore, XXXI, II c. Ceci en l’an XVIII de Philométor (FHG., ibid.), c’est-à-dire 163.

[86] Polybe ayant l’habitude d’appeler Κοίντος Q. Marcius Philippus, il me semble que le Q. ici nommé (XXXI, 18) doit être le fils homonyme : le père était alors censeur et n’aurait pas été rangé après Canuleius.

[87] Polybe, XXXI, 18. C’est évidemment ce traité que Tite-Live (Epit., XLVII) semble placer plus tard, vers 158 : Inter Ptolemæos fratres, qui dissidebant, fœdus ictum, ut alter in Ægypto, alter Cyrenis regnaret. Il y avait partage, mais non encore séparation : le roi de Cyrène porte encore le surnom de Philométor.

[88] Polybe (XL, 12) dit que Philométor, en toute sa vie, ne fit mourir personne, et que, même après avoir été expulsé par son frère, άμνησικάκητον έποιήσατο τήν άμαρτίαν. Ce sont les mesures philanthropiques dont il est question dans un papyrus du Louvre (n. 63), daté du 25 Mesori de l’an XVIII, comme amnistiant tous les crimes commis jusqu’au 19 Épiphi de la même année (11 août 163). Cf. Strack, p. 197, 22.

[89] Ce ne sont pas seulement les Juifs qui parlent à ce propos de vengeance divine. Polybe lui-même rapporte que, au dire de certains, Antiochos mourut δαιμονήσας, après avoir essayé de piller le T. d’Artémis en Élymaïde (XXXI, 11). Auparavant, en Égypte et ailleurs, ίεροσυλήκει δέ καί τά πλεΐστα τών ίερών (XXXI, 4, 10). Voyez, sur Antiochos, Έπιμανής plutôt que Έπιφανής, le jugement sévère et motivé de Polybe (XXVI, 10).

[90] Polybe, XXXI, 12 ; 19, 1. XXXII, 7, 2. Appien, Syr., 46.

[91] Julius Obsequens, 15 Jahn. C’est Obsequens qui date le fait du consulat de P. Corn. Scipio Nasica Corculum et C. Mucius Figulus (162 a. Chr.). Les fragments de Polybe ne comportent qu’une chronologie conjecturale.

[92] Polybe, XXXI, 26, 6-1.

[93] Polybe, XXXI, 18.

[94] Polybe, XXXI, 25.

[95] Polybe, XXXI, 26. C’est ici, ce semble, qu’on pourrait placer cette guerre de Ptolémée contre les Cyrénéens dirigés par l’Étolien Lycopas (Polyen, VIII, 70), qu’on a l’habitude de reporter à des conflits problématiques, sous les règnes de Ptolémée III (Droysen) ou de Ptolémée II (Niese, II, p. 143, 6). L’expression de Polybe : καί τέλος ήττήθη, semble indiquer qu’Évergète fit d’autres tentatives. Polyen parle vaguement de batailles au pluriel, et de préparatifs de siège où les femmes signalent leur zèle, ce qui pourrait bien être de l’hyperbole. Après tout, les Cyrénéens ont pu faire, comme l’indique l’effectif de leur armée, des préparatifs plus grands que le danger.

[96] Polybe, XXXI, 27.

[97] Polybe, XXXII, 1. Diodore (XXXI, 23) dit même έν ήμέραις πέντε ταΐς πάσαις έκ τής Ίταλίας άπαλλάττεσθαι, ce qui est un délai un peu court.

[98] D’après le texte précité de Polyen, Lycopas aurait pris des allures de dictateur et sévi contre l’opposition des femmes. C’en était bien assez pour amener une nouvelle révolution et le rappel d’Évergète. Il est vrai que le laps de temps disponible pour placer tous ces événements est assez court. La révolte de Cyrène et le rappel d’Évergète ont dit avoir lieu en 161.

[99] Polybe, XXXII, 1.

[100] On réunit ici, dans le petit nombre d’années tranquilles, diverses indications généralement sans dates : inscriptions dédiées au roi Ptolémée et à la reine Cléopâtre, dieux Philométors ; parfois, et à leur fils (Ptolémée Eupator), ou à leurs enfants. Visite au Sérapeum de Memphis en l’an XX (pétition des Jumelles). Inscriptions et scènes d’offrandes dans le sanctuaire et la seconde salle hypostyle du T. d’Ombos (Kôm Ombo), consacré à Aroéris (Apollon), dont la construction a été commencée ou continuée par Philométor : dédicaces de la garnison d’Ombos (CIG., 4859 = Strack, n. 88) ; d’officiers supérieurs investis de commandements dans la Haute-Égypte (Strack, n. 95). Au S. de Philæ, dans l’île de Hesseh, trois bases de statues pour le roi, la reine et leur fils (Strack, n. 82 a). Visite et donation au T. de Pham en l’an XX du règne (Lepsius, Denkm., IV, 23 sqq.). Dédicaces des garnisons et autorités de Cypre (Strack, n. 96-98), de Théra et Methana (Strack, n. 91-92).

[101] A Ptolémaïs, entre les années 159 et 151, le nombre des sacerdoces est porté de trois à neuf (Cf. Beurlier, De divin. honor., p, 66. Grenfell, Gr. Papyr., I, n. 25. II, nn. 15 et 20).

[102] Renan, Hist. du peuple d’Israël, IV, p. 400. La date de l’exode d’Onias est controversée, suivant le motif principal qu’on lui suppose. Elle varie entre 164 et 162 (Schürer), 160 (Th. Reinach, Textes, p. 129), 154 (Grætz, Mahaffy), 150 (Renan). La source à peu près unique est Josèphe (A. Jud., XII, 9, 7. XIII, 3. B. Jud., I, 1, 1. VII, 10, 2-3), lequel fait d’Onias tantôt le fils, tantôt le petit-fils de Simon, et motive son émigration tantôt par la peur d’Antiochos, tantôt par le dépit. La correspondance de Philométor et Cléopâtre avec Onias mérite l’épithète de stupid forgeries (Mahaffy). Cf. Cassel, De templo Oniæ Heliopolitano, Bremæ, 1730, et les Histoires spéciales (Grætz, Schürer, Willrich). Je n’ai pas à entrer dans ces discussions, ni dans celles qui portent sur les inscriptions de la synagogue d’Athribis (Eph. Epigr., IV, 26-33. CIL., III, Suppl., 6583. BCH., XIII [1889], p. 178 sqq.), attribuées au règne d’Épiphane (S. Reinach), ou de Philométor (Wilcken), ou d’Évergète II (Th. Reinach). Mahaffy (Empire, p. 357) dérive le titre d’άραβάρχης de l’établissement d’Onias en Arabia, ou Basse-Égypte à l’E. du Nil.

[103] Polybe, XXXIII, 3. Cet Archias est probablement celui qui, en 164, avait accompagné Philométor à Rome (Diodore, XXXI, 18).

[104] Polybe, XXXIII, 5. La date est indiquée par le synchronisme qui fait coïncider l’arrivée d’Évergète à Rome avec le départ du consul Q. Opimius. C’est sans doute à ce voyage que Évergète, s’il faut en croire Plutarque (Ti. Gracch., 1), offrit à Cornélie, mère des Gracques, de partager son trône. Mais il n’est pas sûr qu’elle fût déjà veuve en 154 ; cela sent la légende et l’envie de faire valoir une abnégation qui ne dut pas coûter beaucoup à Cornélie.

[105] Polybe, XLII, 12. Diodore, XXXI, 33. Les fragmenta discontinus de Polybe et de Diodore ne fournissent pas d’indications chronologiques précises. On a vu plus haut que Tite-Live ne connaît qu’un seul pacte entre les deux frères et qu’il le place vers 158. Le Syncelle confond celui-ci avec le premier, car il le fait remonter à l’an XVII de Philométor (164). On marche ici à tâtons. Il est probable que la guerre à Cypre n’a pas duré longtemps, Philométor ayant des forces très supérieures, et que les légats rapportèrent à Rome la nouvelle du fait accompli.

[106] BCH., XIII (1889), p. 230-232 (G. Fougères, Inscr. de Délos). Les dédicants sont probablement des mercenaires crétois. On lit vers la fin, très mutilée, de l’inscription les mots έγ Κρήτ[ης...

[107] Athénée, XII, p. 549 e-f — 550 a (citation textuelle des Mémoires d’Évergète lui-même).

[108] Fragments de l’Oratio M. Catonis contra Thermum (De Ptolemæo minore, de Thermi quæstione. De Ptolemæo rege optimo et beneficissimo) dans Gell., XVIII, 9, 1. XX, 11. Priscian., III, 601 et 603 P. Cf. Drumann, Gesch. Roms, V, p. 129.

[109] Les travaux de construction reprennent à Edfou en l’an XXX de Philométor (151/0 a. Chr.). On cite quantité de travaux exécutés sous Philométor à Philæ, à Parembolé (Debôt), à Antæopolis, Ombos, Latopolis (Esneh), etc.

[110] Cf. les inscriptions de Théra et de Méthana. On croit reconnaître un portrait de Philométor dans une statue avec inscription égyptienne qui a pu être donnée par le roi au T. d’Isis à Méthana. Cf. J. P. Six, Ein Porträt des Ptolemæus VI Philometor, in Athen. Mittheil., X [1885], p. 212-222. Les Itaniens de Crète, attaqués par les Prasiens, invoquent la protection de Philométor (CIG., II, Add., 2561b). Critolaos comprenait sans doute Philométor parmi les rois qui pourraient s’associer avec les Achéens contre les Romains.

[111] Le fait qu’il fut aidé dans son évasion par Polybe (XXXI, 20) prouve bien que sa fuite ne déplaisait pas aux optimates romains.

[112] Diodore, XXXI, 32 a. Alexander, homo ignotus et incertæ stirpis (Tite-Live, Epit. LII) — extremæ sortis (Justin, XXXV, I, 6). Athénée (V, p. 211 a), Sulpice Sévère (Chron., II, 24, 1), le tiennent aussi pour un imposteur : Josèphe seul l’appelle τόν Άντιόχου Έπιφανοΰς υίόν (A. Jud., XIII, 2, I).

[113] Il avait été ambassadeur d’Antiochos Épiphane à Rome (Polybe, XXVIII, 1, 1 ; 18, 4).

[114] Il avait cependant, en prévision d’une absence et d’un malheur possible, associé au trône son fils Eupator. C’est ainsi, ce semble, qu’on peut expliquer que, dans un papyrus démotique du 4 Tybi de l’an XXXI (Spiegelberg, taf. 15-46), c’est-à-dire du 31 janv. 150, et dans des papyrus grecs (Pap. Grenfell, I, 25 ; Tebtunis Pap., n. 6, lig. 19), le nom d’Eupator figure (avant celui des dieux Philométors) dans la liste des cultes alexandrins. C’est sans doute à l’ignorance des notaires qu’il faut imputer ce rang insolite, et le rang plus singulier encore qu’occupe le même Eupator (avant le dieu Épiphane) dans la liste des cultes thébains (ibid.). On reviendra sur ces interversions, qui donnent lieu à des conjectures diverses, dont une déjà signalée plus haut.

[115] Diodore, XXXIII, 20.

[116] Joseph., A. Jud., XIII, 2, 1. I Macchabées, 10, 1. Tétradrachme de Philométor frappé à Ptolémaïs (en 161 Sel. = 152/1 a. Chr., d’après Babelon, Rois de Syrie, p. CXXVI ; en l’an XXXIII =148 a. C., d’après Svoronos, p. 244). On voit que Philométor songeait à garder au moins la Phénicie. Durant le règne d’Alexandre Bala, les monnaies phéniciennes sont frappées au poids et aux types égyptiens.

[117] Justin, XXXV, 1-2. I Macchabées, 10, 49-50. Joseph., A. Jud., XIII, 2, 4.

[118] D’après Josèphe (A. Jud., XIII, 4, 1), qui est d’accord avec I Macchabées, la proposition est faite par Bala et acceptée ήδέως par Philométor. Mahaffy, Strack, Willrich (Judaïca, p. 10, 1), estiment, je ne sais pour quelles raisons, que Cléopâtre Théa n’était pas l’ex-fiancée d’Évergète, celle-ci étant la Cléopâtre III, qu’il épousa plus tard. Le surnom de Théa est du protocole syrien : il fut donné par la suite à Cléopâtre, quand elle devint l’épouse de Démétrios II (Nicator Théos Philadelphos).

[119] Joseph., loc. cit. I Macchabées, 10, 51-66.

[120] Athénée, V, p. 211.

[121] Sur les motifs de l’expédition, il y a désaccord complet entre Diodore (XXXII, 9 c), I Macchabées, 11, 1-18, et Josèphe. D’après Diodore, Philométor avait l’intention de secourir Bala ; mais, le voyant incapable, il feignit d’avoir été l’objet d’une tentative d’assassinat et prit parti pour Démétrios. Pour le biographe des Macchabées, Philométor cogilabat in Alexandrum concilia mala ; il trahit Bala sous couleur de l’aider et appelle lui-même Démétrios. Suivant Sulpice Sévère (II, 24), c’est Démétrios qui appelle Philométor, jam tum genero infestum. D’après Josèphe, Philométor est loyalement venu au secours d’Alexandre et ne s’est tourné contre lui qu’irrité par l’impunité de l’assassin Ammonios. Nous suivons la lettre du récit de Josèphe et l’esprit des récits contradictoires.

[122] Cléopâtre Théa fut ainsi successivement la femme de trois rois de Syrie : Alexandre Bala, Démétrios II Nicator, et Antiochos VII Sidétès. Elle faisait partie du mobilier royal, as if she were a piece of furniture (Mahaffy).

[123] D’après Diodore (XXXII, 9 c), c’est après leur entrée à Antioche que Philométor et Démétrios firent entre eux cet arrangement : mais il est plus probable que Ptolémée avait fait ses conditions avant.

[124] Tite-Live, Epit., LII.

[125] Joseph., A. Jud., XIII, 4, 8. Sur la date de sa mort, voyez Strack, p. 198, 23. La date est assurée par la coïncidence avec la mort de Bala, celle-ci fixée par les monnaies syriennes.

[126] C’est là un point litigieux qui sera éclairci plus loin. Le seul indice est un tétradrachme de Pa(phos), portant au revers Πτσλεμαίου βασιλέως LΛC ΚΑΙ Α ΠΑ, c’est-à-dire de l’an XXXVI (de Philométor ? = 146/5 a. C.) et I (d’Eupator ?). Cf. Strack, p. 37. Le doute porte sur l’attribution de l’an 36 à Philométor ou à Évergète II, un écart de onze ans. Svoronos (p. 249, n. 1509) opte pour l’an 36 d’Évergète II = 134 a. Chr. Il en cite quatre exemplaires.

[127] Polybe, XLII, 12. Ailleurs (XXVIII, 17 a), Polybe le montre στάσιμον ίκανώς καί γενναΐον έν κιδύνοις. Cf. le témoignage de Josèphe (A. Jud., XIII, 4, 7). C’est avec l’άσωτία καί ραθυμία Λίγυπτιακή de Polybe, poussées à l’hyperbole, que Justin a fait la caricature mentionnée plus haut.