I. — LES TROMPETTES DE CHARLEMAGNE 21 octobre 1916. Comme les appels désespérés du fort de Vaux, dans cette semaine tragique de juin où il fut entouré, évoquent à travers les siècles d'histoire française les appels de Roland sonnant de l'olifant, la grande vague d'infanterie qui va déferler dans les ravins et sur les collines de la rive droite de la Meuse et délivrer les deux captifs, Vaux et Douaumont, évoque le retour de Charlemagne sur le champ de bataille de Roncevaux et la vengeance de l'Empereur. Roland est mort : Dieu en a l'âme aux-cieux... L'Empereur, cependant, arrive à Roncevaux. Pas une seule voie, pas même un seul sentier, pas un espace vide, pas une aune, pas un pied de terrain où il n'y ait corps de Français ou de païen... L'Empereur fait sonner ses clairons. Puis il s'avance à cheval avec sa grande armée. Enfin ils trouvent la trace des païens, et, d'une ardeur commune, commencent la poursuite... Mais le soir descend, la nuit va recouvrir la retraite de l'ennemi, le temps va manquer pour accomplir la sainte tâche des représailles. Alors l'Empereur met pied à terre et supplie le Seigneur Dieu d'arrêter le soleil dans sa course. L'ange qui lui est préposé vient le rassurer : — Chevauche, Charles : la clarté ne te fera point défaut. Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait. Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. L'Empereur remonte à cheval. Le soleil s'immobilise dans le ciel. Et les Français ont le temps, avant que la nuit tombe, d'écraser l'armée ennemie. Le comte Roland, les douze pairs de France et leurs compagnons sont vengés. Il a beaucoup appris, dit le vieux poète, celui qui connut la douleur. Mais il ajoute que le cri des Français est Montjoie et qu'aucune nation ne leur peut tenir tête. L'olifant de Roland a fait trembler les Pyrénées, tandis que le fort de Vaux n'a adressé que des appels muets, par le vol de ses pigeons ou par ses signaux. Les trompettes de Charlemagne ont rempli de terreur l'armée sarrasine avant que l'ombre de l'Empereur apparût dans le soir prolongé : l'armée allemande devant Verdun sera soudainement avertie, par le vacarme de plus de 600 bouches à feu entrant en action le 21 octobre, de la menace qui pèse sur elle et qui va la balayer pour la délivrance de Douaumont et de Vaux. Après les grandes actions du 23 juin, du 11 juillet, du 1er août, du 3 septembre devant Souville, après les durs combats de Thiaumont et de Fleury, il semble, au mois d'octobre, que la bataille de Verdun se meurt. Les communiqués ne lui mesurent plus qu'une place restreinte. Pour nous n'a-t-elle pas rempli son rôle en barrant la route à l'ennemi, en retenant et usant ses forces, en permettant aux Alliés de réaliser leur plan d'offensive générale ? Et pour les Allemands, contraints de faire tête sur la Somme et de parer au désarroi de l'Autriche, n'acceptent-ils pas, avouant leur échec, de rester sur leurs positions ? Mais cette stagnation, succédant à l'effroyable duel de plus de six mois dont les différentes phases ont passionné l'univers au point de substituer une bataille d'opinion à la bataille stratégique, ne peut être qu'une apparence. Les positions mêmes occupées par l'ennemi ne lui permettent pas de renoncer à Verdun. Il n'est pas assez éloigné de Souville et de Froideterre pour n'en pas subir la hantise. L'orgueil et la tactique, le regard du monde et la manœuvre montrent les mêmes exigences. Le 21 juillet, le Kronprinz, haranguant un régiment, le 53e de la 50e division, l'a dit après avoir rappelé les efforts accomplis par ses troupes : ... Pour les rudes combats sur le plateau de Vaux, pour la fidèle résistance dans le difficile secteur de combat, dans le difficile terrain sur la hauteur de Vaux, pour tout cela la Patrie demeurera reconnaissante à la division avec qui votre brave régiment a conquis d'immortels lauriers. C'est pourquoi je suis venu ici vous remercier, remercier chacun de vous de tout cœur. Les Français se figurent maintenant que nous allons desserrer notre étreinte à Verdun parce qu'ils ont enfin commencé leur grande offensive sur la Somme. Au contraire, ils se verront déçus, et nous leur montrerons qu'il n'en sera pas ainsi... La volonté allemande n'est donc pas, ne peut pas être d'abandonner l'offensive sur Verdun. Mais, forcé de combattre ailleurs, l'ennemi a dû resserrer son champ d'action sur la rive droite de la Meuse. Au mois d'octobre, son front entre le bois d'Avocourt et les Éparges est occupé par quinze divisions, dont huit sur le front d'attaque — entre la carrière d'Haudromont et la Laufée —, disposées de l'ouest à l'est dans l'ordre suivant : 14e, 13e et 25e divisions de réserve, 34e division, 54e division de réserve, 9e division, 33e division de réserve, 50e division. Prépare-t-il de nouvelles opérations ? Dans tous les cas la disposition et l'importance des forces qu'il maintient en ligne prouvent sa quasi-certitude de garder ses positions en attendant l'exécution d'autres projets. De son côté, le commandement français ne peut accepter de laisser la ligne au point où l'ont portée les derniers combats des premiers jours de septembre. Il a réagi contre chacune des grandes attaques allemandes. Ces répliques qui nous ont restitué la crête Fleury-Thiaumont et celle de la Haie-Renard ont rendu à nos troupes l'ascendant moral, indispensable à une plus vaste entreprise. Elles ont rétabli en avant de Souville, but immédiat des offensives ennemies, une barrière, de la route de l'ouvrage de Thiaumont au bois de Vaux-Chapitre, mais une barrière qu'il faut consolider, et, partant, porter plus avant. C'est alors (mi-septembre) que la bataille paraît se ralentir. Le duel d'artillerie, dans ce secteur éternellement tourmenté, se mène à l'économie. Et l'infanterie ne sort plus de ses trous. Les deux adversaires restent en présence, l'un rivé à ce Verdun devant lequel il s'use et ne pouvant, au point où il est parvenu après tant de mois et tant de pertes, renoncer à son but sans humiliation, l'autre préparant la vaste et foudroyante opération qui va devenir la victoire de Douaumont-Vaux. Le 21 octobre, le temps s'élève, facilitant les observations par ballons et avions. Ainsi, le 21 février, s'était-il élevé pour le grand départ allemand contre Verdun. La revanche est prête. Notre artillerie entre en action. Sur tout l'immense champ de bataille ont retenti les nouvelles trompettes de Charlemagne. La terre tremble et les deux captifs, Douaumont et Vaux, attendent frissonnants... II. — LA MAIRIE DE X... X... est un gros village dont le bas est traversé par la route de Bar-le-Duc à Verdun et qui s'étage sur la pente de l'un de ces longs vallonnements dont le pays de Meuse est parcouru. Son église le domine et la petite flèche de son clocher s'aperçoit de très loin. Le paysage qui l'entoure fait alterner les boqueteaux et les prairies, les coteaux et les plaines. Les mouvements de terrain, presque réguliers, semblent moutonner, comme les lentes vagues de l'Océan. La mairie, en retrait de la grande route, est un gros bâtiment carré, orné d'un fronton en arc de cercle et précédé d'un perron à double escalier massif. Devant ce monument banal, qui donc passera plus tard sans s'arrêter ? Car il est tout chargé d'histoire. C'est là que furent élaborés les plans de la bataille de Verdun, c'est de là que sont partis les ordres. Là le général de Castelnau reçut le 25 février 1916, par un temps de neige, le général Pétain qui venait prendre le commandement de l'armée de Verdun. Là, le général Pétain, chargé d'enrayer les efforts que prononçait l'ennemi sur ce front, devant la puissance et le développement d'une attaque qui, de la rive droite, gagnait la rive gauche et s'étendait d'Avocourt aux Éparges, tantôt simultanément et tantôt successivement, prépara cette résistance célèbre qui devait rendre la rupture du front impossible. Là, le général Nivelle, prenant à son tour le 1er mai le commandement de la IIe armée, où il trouve un chef d'état-major, le colonel de Barescut, et un état-major éprouvés par son prédécesseur, mit au point l'opération qui devait changer l'échec allemand en définitive victoire française et restituer à la place forte la ceinture intégrale de ses forts. Dès le mois d'avril il a jeté les yeux sur Douaumont. Il commandait alors le 3e corps. Il prend le secteur dans les conditions les plus défavorables ; l'ennemi vient de s'emparer du bois de la Caillette et descend dans le ravin du Bazil. Quelques jours plus tard il lui faisait remonter les pentes et poussait jusqu'aux approches du grand fort ses postes d'écoute. En mai, quand l'ennemi prononce sur la rive gauche une offensive qui, momentanément, le met en possession de la cote 304, il libère cette rive gauche menacée par le moyen d'une attaque montée sur la rive droite qui réussit à s'emparer (22 mai) du fort de Douaumont où nous ne pouvons, il est vrai, nous maintenir. L'attaque a été menée par la 5e division (général Mangin). Douaumont repris a été reperdu. — Nous le reprendrons, a déclaré calmement le général Nivelle, d'accord avec le général Pétain, commandant le groupe d'armées. Voici que l'heure est venue. La méthode des offensives de détail, qui a donné en juillet, en août, en septembre de bons résultats, puisqu'elle nous a permis de réduire le saillant creusé dans nos lignes par les opérations allemandes du 23 juin, du 11 juillet, du 1er août et du 3 septembre, doit être abandonnée. Toute progression nous mettant en vue de l'ennemi, la position nouvelle serait immédiatement rendue intenable ; toute action de détail réussie serait à reprendre fatalement. Seule une action à grande envergure qui reporterait notre ligne en avant et au delà de l'ancienne barrière des forts, ôterait à l'ennemi ses observatoires, nous restituerait la supériorité du terrain, libérerait définitivement Verdun. Ne pas se contenter de batailler pour reprendre Thiaumont ou la batterie de Damloup, mais emporter d'un seul élan Douaumont et Vaux et les ravins et les collines qui les entourent : tel est l'objectif. Au général Mangin a été confié le commandement des troupes d'attaque. Cette vaste opération présente de graves difficultés. L'audace de sa conception doit plaire à celui qui, dès qu'il a mis les pieds sur la rive droite de la Meuse, a affirmé son esprit d'offensive. Le 5 avril, le commandant du 3e corps, rédigeant un de ses ordres, écrivait : Jamais on ne voit la riposte immédiate qui renverse les rôles, le coup de poing donné par réflexe immédiat, en riposte au coup de poing reçu. De l'assailli, il entend faire l'assaillant. Dans l'exécution de l'attaque, reprend-il le 21 avril, on n'est jamais trop audacieux. Avec de l'audace, rien d'impossible. Mais à l'audace doit correspondre la préparation minutieuse qui prévoit et force la chance. J'aimerais mieux, a-t-il dit encore, ne rien faire que d'engager une opération qui serait mal préparée. L'attaque frontale d'un adversaire posté à travers un terrain découvert est, à la guerre, une des manœuvres les plus hardies. L'histoire nous montre la rareté de son succès. La ligne ennemie en avant de Douaumont et de Vaux présente un ensemble de positions formidables. Où l'assaillant trouvera-t-il le secret de sa supériorité ? Le commandement n'a pas cru indispensable de la rechercher dans le nombre. Par son deuxième bureau d'état-major, il connaît très exactement le chiffre et la valeur des unités allemandes qu'il a devant lui sur le front qu'il veut attaquer entre Thiaumont et la Laufée : 21 bataillons en première ligne, 7 en soutien, 10 en réserve. Il sait pareillement le nombre de bataillons qui, derrière ces troupes, peuvent être alertés et alimenter le combat. Il ne mettra lui-même en ligne que trois divisions : la division Guyot de Salins, composée de zouaves, de tirailleurs et de marsouins, la division Passaga et la division de Lardemelle, — fantassins et chasseurs à pied, — la première renforcée du 11e régiment d'infanterie, et la dernière d'un bataillon du 30e. Mais il aura sous la main les réserves suffisantes, prêtes à relever en cas de nécessité les divisions d'attaque sur le terrain conquis et à assurer, soit son occupation définitive, soit la progression ultérieure, plus deux divisions en réserve d'armée. Ces troupes ont précédemment occupé le secteur Thiaumont-Fleury-Vaux-Chapitre : elles connaissent donc le terrain et l'adversaire. La division Guyot de Salins depuis près de deux mois, les deux autres depuis plus de trois semaines, ont été retirées du front et mises au repos et à l'instruction dans la zone des étapes, en arrière de Bar-le-Duc. Cette instruction, après les avoir remises en main, les a préparées directement au but poursuivi. Un terrain a été aménagé qui figurait le terrain de combat. Un plan du fort de Douaumont y fut même dessiné si exactement que, lorsque le bataillon char gé de prendre le fort y parviendra, chaque soldat gagnera presque machinalement le poste qui lui aura été assigné. A la supériorité du nombre, le commandement a préféré la supériorité de la valeur individuelle, de la valeur morale et de l'habileté technique. Au mois d'avril, avant de lancer une troupe à l'assaut, le général Nivelle écrivait dans un ordre du jour : Que tous, avant de partir, aient jeté leur cœur par-dessus la tranchée ennemie. Devenu commandant d'armée, il affirme, dans une note du 17 octobre, la puissance de l'ascendant moral : Vingt-sept mois de guerre, dit-il, huit mois de bataille à Verdun ont affirmé et confirment tous les jours davantage la supériorité du soldat français sur le soldat allemand. Cette supériorité, dont il faut que tous aient conscience, est encore accrue par la diminution progressive de qualité des troupes que nous avons devant nous et dont beaucoup reviennent de la Somme très affaiblies au matériel comme au moral. Cette supériorité se manifeste par la facilité avec laquelle les prisonniers se sont rendus, aux dernières affaires, en groupes nombreux, même avant l'assaut... Aucun moment ne saurait donc être plus favorable pour attaquer l'ennemi, lui faire de nombreux prisonniers, mettre définitivement Verdun à l'abri de ses entreprises, abaisser encore le moral de la nation et de l'armée ennemies. Une artillerie d'une puissance exceptionnelle maîtrisera l'artillerie ennemie et ouvrira la voie aux troupes d'attaque. La préparation dans toutes ses parties est aussi complète, aussi parfaite que possible. Quant à l'exécution, elle ne saurait manquer d'être également parfaite, grâce à la discipline, à la bonne instruction, à la confiance et à l'entrain résolu des troupes qui auront l'honneur d'en être chargées. Leur volonté de vaincre, d'apporter un gage important de plus à la Victoire définitive, de couvrir leur drapeau de nouvelles gloires, rend un succès magnifique absolument certain. Cette préparation aussi complète, aussi parfaite que possible comporte, outre l'instruction et le moral des troupes, leur équipement, leur armement, leur transport rapide à pied d'œuvre afin que les relèves s'effectuent sans fatigue avant l'attaque. Les services d'arrière fournissent la remise à neuf de tous les équipements, les vivres de réserve de la meilleure qualité et du moindre poids, les outils, les munitions ; et quant à l'armement nouveau, il est si complet qu'il permet à l'infanterie de résoudre par ses seules ressources de nombreux problèmes du champ de bataille. Les transports auront leur part dans le succès, pour l'ordre et l'exactitude de leur marche, selon les horaires et les itinéraires combinés. C'est par le feu et non par le choc que se décident aujourd'hui les batailles, constatait déjà Napoléon. Dès avant la préparation directe de l'opération du 24 octobre, notre artillerie empêche l'ennemi de mettre en état un sol bouleversé par les combats de juillet, d'août et du commencement de septembre : ainsi ne dispose-t-il que de rares boyaux pour gagner sa première ligne. Qu'on se rende compte, pour l'emploi de l'artillerie, des difficultés du problème qui consiste à disposer sur le terrain le nombre de batteries estimées nécessaires, souvent sur plusieurs lignes successives, dans tous les emplacements favorables, à les dissimuler aux vues aériennes, à combiner les moyens de transport pour les innombrables tonnes de munitions qu'exige la consommation de la guerre actuelle, à abriter pièces, servants et munitions pour les préserver des vues et du tir ennemi. Il faut, en outre, étudier minutieusement les objectifs à battre, par les moyens les plus scientifiques : photographies, instruments d'optique perfectionnés, etc., installer les communications sûres qui permettent aux observateurs et aux cadres d'opérer en tout temps, malgré les bombardements ennemis les plus violents, suivre au fur et à mesure des destructions obtenues l'état des travaux de l'adversaire, surveiller les réfections ou les ouvrages nouveaux qu'il improvise, repérer les batteries qu'il renforce ou qu'il déplace, afin de pouvoir les combattre efficacement. Le travail de l'artillerie réclame une précision mathématique en même temps qu'une direction qui se peut comparer à celle du chef d'orchestre par qui la partition est interprétée et de qui les instruments reçoivent la mesure et l'élan. Et quelle savante orchestration que celle-ci où, de l'artillerie lourde à grande portée à l'artillerie de campagne et aux engins de tranchées, chaque batterie, chaque canon doivent tenir leur partie ! L'accumulation des moyens matériels ne vaut que par la rigueur de l'organisation qui les met en œuvre. L'agencement de cette organisation, dans la bataille de Douaumont-Vaux, a été poussé à la perfection. Non moins étudiée est la série des ordres qui fixent les différentes phases de l'attaque. Le commandement a décidé d'atteindre un objectif qui, sur un front de 7 kilomètres, constituerait un gain de 3 kilomètres de profondeur en moyenne, des carrières d'Haudromont à l'ouest à la batterie de Damloup à l'est, en y comprenant les forts de Douaumont et de Vaux. Ce dernier devait primitivement faire l'objet d'une opération postérieure, puis il fut compris dans le plan général. Ainsi la barrière des forts dressée devant Verdun serait-elle intégralement rétablie. Or le terrain à parcourir, battu depuis tant de mois, creusé de trous d'obus qui, souvent remplis d'eau, forment fondrières, ajoute des obstacles naturels aux obstacles dressés par l'ennemi. Ces derniers, l'artillerie les réduira, tout au moins dans leurs parties essentielles. Pour les autres, la qualité des troupes et leur connaissance du secteur en répondent. Il faut pourtant insister sur cette difficulté du terrain, sans quoi l'on ne se rendrait pas un compte suffisant de l'effort et de la valeur des troupes. On a souvent tenté, a écrit le capitaine Gillet qui connaît le secteur et qui est, dans la vie civile, un critique d'art au style riche et savoureux, de décrire ce lieu indescriptible, ce paysage sans nom qui s'étend maintenant de Souville à Douaumont. Un général qui a parcouru les champs de bataille de tous les fronts assure qu'il n'y en avait pas, fussent les marais de Pinsk, de comparables à celui-là. On parle de paysages de cratères : ce qui en donnerait l'idée la plus exacte, ce sont les abords fangeux d'un abreuvoir piétiné par des milliers de bêtes. Mais il faut se figurer, au lieu d'empreintes de sabots, des entonnoirs où des cadavres flottent comme des mouches dans un bol. Car, avec l'habitude qu'ont les sources dans ce pays convexe de se percher sur les hauteurs, chaque trou devient un trou de boue rempli d'un dépôt visqueux de vase et d'eau croupie. Il y a eu là des drames, des sinistres, des engloutissements d'hommes happés par ces trous. Tel part en corvée dans la nuit, tel coureur emporte un message, qui ne revient jamais et dont on n'a plus de nouvelles. L'eau est sur ces plateaux une ennemie plus traîtresse, plus enveloppante, plus redoutable que le feu. A de certains endroits, autour du fort de Douaumont, cette argile détrempée, suante comme du beurre, a été tellement brassée, fouettée par les obus qu'elle a pris tout entière une boursouflure d'écume, la consistance d'une mousse de savon, l'apparence de ces grands bouillonnements de lait qui est celle des mers en furie. Afin de ne pas excéder sur un pareil terrain les forces humaines, la marche en avant sera coupée en deux parties. Dans une première avance, le groupement des divisions d'attaque doit s'emparer de la ligne générale suivante : carrière d'Haudromont, ligne à contre-pente sur la croupe nord du ravin de la Dame, retranchement au nord de la ferme Thiaumont, batterie de la Fausse-Côte, éperon sud-est du bois de Vaux-Chapitre et, devant le fort de Vaux, tranchée Viala au bois Fumin, petit Dépôt à droite de la route du fort, tranchées de Steinmetz et Werder face à la batterie de Damloup. Maîtresses de cette position, les troupes la consolideront immédiatement, sans répit, en la reliant aux organisations de départ et en assureront l'occupation par des unités spécialement désignées, tandis que des reconnaissances seront poussées au contact de l'ennemi. L'objectif assigné à la seconde phase de l'action est ensuite celui-ci : ligne à contre-pente sur la croupe nord du ravin de la Couleuvre, village de Douaumont, fort de Douaumont, pentes nord et est du ravin de la Fausse-Côte, digue de l'étang de Vaux, village et fort de Vaux, enfin batterie de Damloup. Cette deuxième position conquise doit être occupée dans les mêmes conditions que la première. Entre ces deux objectifs, un arrêt d'une heure permettra aux troupes de s'organiser et de reprendre leur dispositif de combat. La liaison, toujours si délicate et importante entre l'artillerie et l'infanterie, est réglée dans le temps selon un horaire fixé, ce qui apparaît possible pour une opération limitée et ce qui évitera la difficulté ou la confusion des signaux. Les tirs s'allongeront selon le rythme fixé à la marche, et cette marche s'accomplira collée aux barrages successifs. L'installation sur les positions est réglée de façon à éviter le désordre qui souvent suit l'assaut, la crise de détente et d'incertitude qui peut fournir à l'ennemi l'occasion de contre-attaquer et réoccuper le terrain perdu. Chaque chef de section est muni d'un plan à grande échelle et sait exactement où il doit poster ses hommes ; les compagnies de mitrailleuses connaissent d'avance l'emplacement de leurs pièces et leur mission. Ainsi la manœuvre est-elle articulée et prête à prendre vie sur le terrain. A. partir du 15 octobre elle pouvait jouer. Il fallait un temps favorable. Le 20 octobre, le baromètre monte, présageant une période sèche. Les bulletins météorologiques sont rassurants. Le 21 octobre, docilement, le soleil se lève, éclairant les tristes et arides paysages de Meuse où va se livrer la bataille. Les avions courent dans le ciel, les ballons se hissent en l'air, formant une immense ligne de transmission. Après de courts réglages, l'artillerie entreprend son œuvre de mort. Le jour est arrêté : les troupes d'attaque partiront le mardi 24 octobre. L'heure sera fixée ultérieurement. A la mairie de X... le général et son état-major ont achevé l'œuvre de préparation. III. — LE CARREFOUR 22-23 octobre 1916. Sur la route de Bar-le-Duc à Verdun, à quelques kilomètres de la ville et de la Meuse, un carrefour a été aménagé pour le tournant des camions automobiles. Les troupes l'appellent le Tourniquet. C'est là que les régiments amenés pour prendre part à la bataille et relever les camarades en ligne descendent de voiture pour gagner leur secteur à pied. La route de Bar coupe à angle presque droit la route de Sainte-Menehould à Verdun. Ce vallon, que pressent des pentes couronnées d'arbres, s'en va d'un côté vers l'Argonne, de l'autre vers le fleuve. Ces pentes portent des villages improvisés, bâtis en planches, — cantonnements, magasins ou ambulances, — des écuries ouvertes, des abreuvoirs. Ce n'est qu'un rappel des travaux de construction prodigieux effectués dans toute la région pour supporter le poids de la bataille : voies ferrées, routes, gares, approvisionnements, camps, hangars, aqueducs, etc. La guerre moderne exige des ingénieurs, des architectes, des entrepreneurs, des hydrographes, des forestiers, des charpentiers, des cantonniers, etc. Les camions s'arrêtent, puis décrivent un cercle et vont à vide prendre la file pour le retour. Les hommes qui descendent se rangent par bataillons en masse dans les prairies voisines, si piétinées que l'herbe en a disparu, forment les faisceaux, boivent le café suivant l'heure ou mangent la soupe. Puis, en ordre, ils prennent le chemin de Verdun qu'ils vont contourner pour atteindre à la nuit les boyaux d'accès. En s'éloignant, ils dessinent de petites lignes bleues, bientôt confuses, et l'on dirait sur la terre brune une fumée légère au bord des bois déjà dépouillés à demi. Je n'ai jamais passé là, — et combien de fois en ai-je eu l'occasion ! — sans m'arrêter pour regarder ces départs. De ces soldats qui vont et viennent au repos, allument le feu, l'alimentent de bois mort, font la cuisine, se groupent entre amis pour avaler la soupe ou le café, fument, plaisantent, insouciants, ou s'isolent pour sortir de leur musette une feuille de papier à lettre et la remplir d'un crayon rapide et appliqué, avant de reprendre leur fourniment et leurs armes au signal du commandement et de marcher ils savent où : de ces soldats tous les visages parlent, les uns jeunes, les autres mûrs, tous bronzés, poussiéreux, tendus, beaux : et divers comme le sol de France. Parmi eux il y en a de désignés pour la patrie. Tous ne redescendront pas du secteur. Et tous y montent sans se détourner. Il semble que cette fois le départ n'ait pas la même gravité : est-il plus insouciant ou plus confiant ? Il y a plus de gaieté dans les propos, sur les figures. Est-ce le pâle soleil d'automne qui détend les nerfs et caresse les yeux ? Un mot passe et repasse comme une paume qu'on se lance en manière de jeu : Douaumont. C'est si bizarre d'entendre le nom menaçant de la fameuse pierre angulaire ainsi traité familièrement ! Il semble qu'on aille à Douaumont comme on va à Saint-Germain ou à Versailles. Une promenade, quoi, et un déjeuner sur l'herbe ! Voici des zouaves, et des tirailleurs, et des marsouins. C'est la division Guyot de Salins qui achève de débarquer. Elle ne doute pas une minute de la conquête de Douaumont. Sans doute lui a-t-on monté la tête : mais quel feu et quelle certitude ! Les marsouins, surtout, ne cachent pas le but qui leur est fixé. Douaumont est devenu leur propriété, leur villégiature. Malheur à qui voudrait le leur enlever ! Tout de même, il leur faudra le prendre. Le général de Salins connaît ses hommes et sait leur parler. Breton d'Auray, il a beaucoup voyagé, beaucoup roulé. Il compte à son actif de nombreuses campagnes coloniales. Colonel à Madagascar, au début de la guerre, il a pu rentrer en France à la fin de 1914. Voici l'ordre du jour qu'il a adressé à sa division : L'heure est arrivée où, après avoir barré pendant huit mois la route de la France à notre ennemi séculaire el exécré, l'héroïque armée de Verdun va à son tour prendre l'offensive. A la ... division, déjà illustre par ses brillants faits d'armes sur l'Yser, à la cote 304, à Vaux-Chapitre, à Fleury, incombe l'honneur insigne de reprendre le fort de Douaumont. Zouaves, marsouins, tirailleurs, Sénégalais, vont rivaliser de courage pour inscrire une nouvelle victoire sur leurs glorieux drapeaux. Deux des régiments de la division ont déjà été cités à l'ordre de l'armée ; les deux autres brûlent du désir de l'être à leur tour. Vos baïonnettes seront appuyées par le travail formidable de 650 canons. Vous serez appuyés à gauche par le 11e régiment d'infanterie, qui a fait ses preuves à Thiaumont, et à droite par la belle division Passaga, composée de chasseurs à pied et de régiments d'élite d'infanterie. Votre victoire est certaine : le châtiment est proche pour le Boche abhorré. En avant pour la France ! Le Général Passaga, qui commande la division voisine, n'a pas été en reste. Lui aussi a servi aux colonies. Il a pris part en 1892 à l'expédition du Dahomey où il a été blessé. C'est un chef expérimenté, calme, toujours maître dé lui. Il appelle sa division la Gauloise, et voici en quels termes il lui propose, de son côté, un match avec les divisions concurrentes : Officiers, sous-officiers, soldats. Il y a près de huit mois que l'ennemi exécré, le Boche, voulut étonner le monde par un coup de tonnerre en s'emparant de Verdun. L'héroïsme des poilus de France lui a barré la route et a anéanti ses meilleures troupes. Grâce aux défenseurs de Verdun, la Russie a pu infliger à l'ennemi une sanglante défaite et lui capturer près de 400 000 prisonniers. Grâce aux défenseurs de Verdun, l'Angleterre et la France se battent chaque jour sur la Somme, où elles lui ont déjà fait près de 60 000 prisonniers. Grâce aux défenseurs de Verdun, l'armée de Salonique, celle des Balkans, battent les Bulgares et les Turcs. Le Boche tremble maintenant devant nos canons et nos baïonnettes. Il sent que l'heure du châtiment. est proche pour lui. A nos divisions revient l'honneur insigne de lui porter un coup retentissant qui montrera au monde la déchéance de l'année allemande. Nous allons lui arracher un lambeau de cette terre où tant de nos héros reposent dans leur linceul de gloire. A notre gauche combattra une division déjà illustre, composée de zouaves, de marsouins, de Marocains et d'Algériens : on s'y dispute l'honneur de reprendre le fort de Douaumont. Que ces fiers camarades sachent bien qu'ils peuvent compter sur la Gauloise pour les soutenir, leur ouvrir la porte et partager leur gloire ! Officiers, sous-officiers, soldats, Vous saurez accrocher la croix de guerre à vos drapeaux et à vos fanions ; du premier coup, vous hausserez votre renommée au rang de celle de nos régiments et de nos bataillons les plus fameux. La Patrie vous bénira. Cet ordre du jour, c'est un sous-officier de chasseurs à pied qui me l'a montré. Il le remâchait comme un cheval son avoine. —Douaumont ! me dit-il. Pourquoi leur a-t-on donné Douaumont ? Il enviait les marsouins, les tirailleurs et les zouaves. — Il faudra le prendre, objectai-je. Il me considéra, étonné : — Oh ! c'est couru, déclara-t-il simplement. Quelles troupes que celles-ci qui, d'avance, se disputent l'enjeu ! Et quelle influence d'hypnose exerce sur tous ce nom de Douaumont ! Je n'ai guère assisté à un départ aussi plein d'ardeur. D'habitude, on montre moins d'entrain, plus de souci. Le secteur n'est pas engageant : il est connu et il ne jouit pas d'une réputation de tout repos. Tandis que ces régiments vont au but avec certitude. Douaumont, ce formidable Douaumont tombé on ne sait comme le soir du 25 février, où la division Mangin n'a pu se maintenir le 24 mai après y être rentrée le 22, leur appartient d'avance. ***Les soldats de la division de Lardemelle chasseurs et biffins — n'auront pas Douaumont devant eux. Vaux est leur objectif. Dur objectif : là, chaque pouce de terre représente des vies humaines. Nulle part on ne s'est tant battu. Le ravin des Fontaines, c'est le ravin de la Mort. Le bois Fumin n'a plus un arbre. Le secteur de Vaux, c'est un cercle de l'Enfer. Les soldats de la division de Lardemelle sont des hommes graves qui viennent pour la plupart de pays montagneux, la Savoie, le Dauphiné, le Bugey. L'existence y est sévère. Il n'y a guère parmi eux de jeunes gens aventureux, avides de courir le monde, comme il y en a parmi les zouaves, les marsouins, les tirailleurs. Un coin de sol de France, toujours le même, leur suffit. Puisqu'il faut en conquérir un autre, ils sont prêts. Mais qu'on ne leur dise pas de phrases : ils sont réfléchis, ils s'expriment peu, ils sentent en dedans. Point n'est besoin de leur adresser des exhortations. Ils feront leur devoir, tout leur devoir, et même au delà, résolument, mais sans vaine gloire et sans éclat. On peut leur demander les plus grands sacrifices : seulement, il est inutile d'y substituer des mirages, car ils voient clair et ils voient de loin. Troupe de paysans obstinés et endurants, troupe facile à mener pour qui la connaît. Le général de Lardemelle est un des plus jeunes divisionnaires de l'armée. Il s'est distingué en Chine à la défense de Tien-Tsin, lors de la révolte des Boxers. Chef d'état-major d'un corps d'armée, puis d'une armée au début de la guerre, il a commandé ensuite une division en Orient. II revient de Salonique et Verdun l'a reçu. Le long du bois à demi dépouillé, dont le soleil d'automne caresse les dernières feuilles d'or et de rouille, les bataillons se suivent dans la direction de Verdun, laissant entre eux des intervalles. Bientôt, ils ne font plus qu'une légère trace bleue, petite fumée surgie du sol de France, d'une couleur semblable à celle qui monte des villages paisibles à l'heure du retour des champs. Les trois divisions d'attaque vont occuper leurs parallèles ou leurs tranchées de départ. ***Les camions automobiles vides attendent a u carrefour. Ils doivent emmener jusqu'aux cantonnements de repos, dans la vallée de l'Ornain ou dans celle de la Saulx au sud de Bar-le-Duc, au fur et à mesure qu'elles seront relevées, les troupes des deux divisions qui ont été chargées d'aménager le secteur de combat. Après les opérations des mois de juin, juillet, août et début de septembre menées de la carrière d'Haudromont à la Laufée, le sol était si bouleversé qu'il n'y restait plus trace des anciens travaux. Il fallait créer des boyaux, des abris pour les renforts, pour les postes de commandement et de secours, pour les batteries, pour les dépôts de munitions. Le mauvais temps qui fut, au commencement d'octobre, presque continu, le bombardement ennemi qui ne cessait jamais, obligeaient à reconstruire plusieurs fois abris et tranchées. Cependant, avec une obstination qui sut triompher de tous les obstacles, les travaux ont été achevés en temps voulu. A. partir du 15 octobre, date primitivement fixée, nous pouvions aborder l'ennemi. Il ne restait plus qu'à guetter l'heure favorable pour la préparation d'artillerie. C'est une manière de combattre que de creuser la terre sous le feu, et il est juste d'associer à l'œuvre de la victoire ceux qui l'ont laborieusement préparée et ne la verront pas. Les voici qui, à leur tour, viennent s'embarquer au Tournique. A. les voir de loin qui grossissent le long du bois, sur la prairie ou sur la route, on ne peut songer à les comparer à de la fumée bleue au ras du sol. Bien plutôt on croirait de la terre en marche. Sont-ce des hommes ou des blocs de boue ? Du casque aux godasses, c'est la même teinte uniforme, cette argile brune de Verdun dont tout soldat qui a passé là reconnaît la couleur et l'odeur, et qu'il ne saurait plus confondre avec celle d'Artois ou de Champagne. Elle recouvre les capotes, les culottes, les molletières, les ceinturons et les courroies, les bidons et les musettes, jusqu'aux fusils, jusqu'aux visages. Dans ces visages barbus ou mal rasés, hâves, creusés et bronzés, les yeux brillent de fierté et d'espoir. Fierté de la besogne faite, espoir du repos gagné. Les corps se courbent sous le sac, les mains s'appuient sur des bâtons, les pieds traînent. Le poids que ces épaules portent peut bien les faire plier : c'est un faix de vingt jours de peine au moins. Le retard de l'attaque a prolongé le dur labeur. Ils sont à l'extrémité des forces humaines, cette extrémité qui n'était peut-être connue de personne avant la bataille de Verdun. De bons cantonnements les attendent. Demain, déjà, lavés, brossés, ayant dormi leur saoul, ayant mangé sans marmites, ils seront tout autres. Mais leur défilé, aujourd'hui, est glorieux et douloureux ensemble. C'est la marche lente des boueux. Ils montent péniblement dans les camions béants, ils s'aident à se hisser à l'intérieur, ils s'installent sur les banquettes après avoir ramassé en tas, soigneusement, les armes, les fourniments, les sacs. Alors les pipes s'allument, la respiration se modère, mais la conversation ne reprend pas encore. La fatigue clôt les bouches. Les moteurs ronflent, les automobiles démarrent, la poussière vient se coller sur la boue, et dans les visages gris les yeux brillent comme des veilleuses dans les chapelles. Ils ne verront pas l'attaque. Ils ignoreront, cette fois, son angoissant réveil, les serrements de main aux camarades, l'anxiété du départ, mais aussi la marche en avant, la conquête, la victoire. Cependant ils ne sont pas tous revenus. Ils ont laissé du monde là-haut, l'outil ou le fusil aux doigts. La mort frappe au hasard travailleurs ou guetteurs. Et les revenants aux faces de boue et de poussière, aux regards chargés d'ombre, disparaissent presque sans parler sur le chemin par où les troupes d'attaque sont venues, joyeuses, pour délivrer Douaumont et Vaux... IV. — LE MOULIN 23 octobre 1916. C'est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites[1]. Ce pauvre village meusien, tout près de Verdun, triste et sale, au creux d'un vallon peu profond, partie en bordure de la grande route, partie descendant vers une eau courante comme un bétail cherchant l'abreuvoir, n'a rien qui puisse retenir les yeux. Et pourtant les curieux d'histoire y viendront chercher des évocations. Sa maison principale est à l'écart, précédée d'une cour, ceinte d'un jardin. C'est le Moulin. Un salon de campagne, assez vaste, occupe la majeure partie du rez-de-chaussée : des tables, des fauteuils de cuir, des cartes sur chevalets ou fixées au mur, le meublent. De lourdes toiles de tente le coupent en deux, séparant le cabinet de travail du général Mangin et celui de son chef d'état-major, le colonel Fiévet. Le général Mangin, qui commande les troupes d'attaque, délibère avec le général Nivelle, commandant la IIe armée, et le général Pétain, commandant le groupe d'armées. La pensée de la bataille qui se livrera demain est là. Elle ne serait rien sans l'exécution. L'exécution n'est rien sans elle. Un plan de bataille se porte dans le cerveau comme celui d'une œuvre d'art avant de prendre forme. Il commence de se réaliser dans la préparation ; puis l'action commence. Elle a commencé le 21 octobre par l'entrée en jeu de l'artillerie ; jour par jour, le commandement a pu suivre les destructions. Ce 23 octobre, un incendie s'est déclaré dans le fort de Douaumont à la suite de l'éclatement d'un obus de 400. Les abris des carrières d'Haudromont à l'ouest, de la batterie de Damloup à l'est, sont bouleversés. Les ravins sont fouillés et martelés. Une fausse attaque a invité l'ennemi à dévoiler toutes ses batteries qui viennent d'être reconnues au nombre de 150 environ et dont plus de 60 ont pu être immédiatement et heureusement contrebattues. — C'est ce qu'il appellera dans son communiqué du 24 : briser les attaques françaises. — Les renseignements d'avions et de ballons sont complets et concordants. On ne fait de grandes choses, écrivait Napoléon, qu'autant que l'on sait se concentrer tout entier sur un objet, et marcher à travers tous les contretemps vers un même but. Marcher vers un même but à travers tous les contretemps : les trois qui derrière ce rideau de toiles de tente règlent les dernières dispositions pour l'attaque ont poursuivi depuis des mois le même objet : mettre Verdun hors d'atteinte, et pour cela lui restituer la ceinture de ses forts et de ses collines. Le soir du 25 février 1916, quand il venait prendre son commandement sur la Meuse, le général Pétain fut accueilli par cette nouvelle : le fort de Douaumont est perdu. Le fort de Douaumont était pris, mais le village tenait. Dès le 26, l'ordre était donné de reprendre le fort. Mais l'ennemi, entré par surprise, s'y était déjà retranché. Le 27, les moyens matériels n'étaient pas à pied d'œuvre et il fallait barrer la route du village assiégé sans arrêt. Le 28, le lieutenant-colonel Joulia, qui avait préparé l'opération, était tué au moment de la conduire. Le 29, les échelles destinées au franchissement des fossés étaient brisées par le bombardement. La male-chance s'acharnait contre Douaumont. Le général Pétain n'est pas homme à risquer inutilement des vies. La bataille faisait rage sur tout le front de Verdun : la tâche la plus pressante était d'organiser la résistance afin de garder la rive droite du fleuve. Il remit. à plus tard la reprise de Douaumont, car il sait attendre son heure. Le 3 avril, quand le général Nivelle, qui commandait alors le 3e corps, vint reconnaître le secteur qui lui était confié entre le bois de la Caillette au sud-ouest de Douaumont et Damloup, il fut accueilli par cette nouvelle : L'ennemi s'est emparé du bois de la Caillette ; il s'est glissé dans le ravin du Bazil jusqu'à la voie ferrée de Fleury à Vaux. Qu'allez-vous faire ? — Attaquer. Sa volonté d'offensive se manifeste immédiatement. Il a déjà le général Mangin auprès de lui à la tête de l'une de ses divisions. L'ennemi, cependant, ne cesse pas lui-même d'attaquer. Ses attaques et les nôtres se heurtent et se brisent. Les nôtres finissent par l'emporter et il doit remonter les pentes jusqu'aux abords du fort. C'est dans la région de Frise, où il soutenait à la fin de février une lutte opiniâtre et difficile, que le général Mangin apprit la perte du fort de Douaumont. Ayant lu les radiogrammes allemands, il dit à ses officiers : — Les Allemands s'entendent à tirer parti de cet inconcevable succès. La reprise du fort par nos troupes serait un fait d'armes qui exciterait l'admiration de l'univers. Elle s'impose... — Un mois plus tard, sa division était appelée à Verdun. En avril, elle reprenait la Caillette. En mai elle rentrait pour quarante-huit heures — dans le fort. Lui-même avait vécu ces deux mois en intimité constante avec ce fameux fort qu'il visait. Dans ses reconnaissances, il l'avait approché de tout près, flairé pour ainsi dire comme une proie. Ainsi l'opération de demain — 24 octobre — est-elle pour les trois chefs la réalisation d'une volonté ancienne. Un projet longtemps porté, longtemps ajourné par suite des circonstances, s'il prend corps, c'est qu'il est mûr. Pourtant, Douaumont, quel morceau royal ! Il s'élève, comme un géant, au-dessus des autres collines de Meuse. Il est pour l'ennemi l'observatoire idéal qui domine les deux rives du fleuve. Comment l'ennemi ne mettrait-il pas tout en œuvre pour le garder ? Le fort de Vaux est le soutien ou la menace de la Woëvre. Il est la première clé de Souville. Par Vaux-Chapitre il y conduit. Perdre Vaux, c'est renoncer à Souville. Pour le reprendre, sommes-nous à distance d'assaut ? Le chemin à parcourir est long et épuisant : rien que des trous pleins d'eau croupie, une boue qui colle aux jambes, où l'on risque de s'enliser, un chaos sans nom. Les retranchements sont nombreux et redoutables : l'artillerie ne peut les avoir tous détruits. L'ennemi a dû pousser ses réserves. appeler ses renforts. Il a sept divisions groupées dans le secteur. L'entreprise n'est-elle pas bien audacieuse, au-dessus de nos forces ? L'Allemagne a rempli le monde de ses victoires de Douaumont et de Vaux : pour les célébrer elle a embouché la trompette héroïque, elle a mobilisé toutes les puissances de sa presse et de ses agences. Comment imaginer que d'un seul coup nous jetions à bas tout cet échafaudage laborieusement construit pièce à pièce en huit mois ? Et voici que les doutes reviennent, que l'inquiétude étreint le cerveau et le cœur. Pourquoi, derrière ces toiles de tente, délibèrent-ils si longtemps ? A défaut des paroles non entendues, il y a les visages qui parlent, et voici les trois chefs. Les visages sont tendus, mais visiblement satisfaits. Ils disent la gravité de la décision prise et l'absolue confiance dans le résultat. Le général Pétain a son air des grands jours : le teint pâle, le clignement des paupières sur les yeux qui indiquent chez lui la préoccupation, mais aussi ce rayonnement du regard, cette majesté de la tête redressée qui impliquent et communiquent la certitude. Le profil régulier et pur du général Nivelle semblerait s'immobiliser comme si le métal de la médaille ou le marbre de la statue le figeait, tant il est calme et respire la paix et l'harmonie, si le mouvement des lèvres ne trahissait, non le doute, mais l'importance de la détermination. Le général Mangin a les pommettes un peu colorées, mais les yeux rient et la bouche est joyeuse : le sanglier a reniflé l'odeur du gibier, il le tient... J'apprends que rien n'est changé aux ordres : l'heure même est fixée. Cependant le temps est redevenu incertain. Le soir a tiré des brumes sur tout l'horizon. Du fort voisin où je suis remonté je n'ai pu voir ni la ville, ni le fleuve, ni les collines. Les éclairs intermittents des batteries déchirent seuls le paysage de ouate violette, et là-haut ce grand feu qui ne repose sur aucun trépied, qui est comme suspendu en l'air, c'est Douaumont qui brûle. Voici une poignée de nouvelles. Un pigeon allemand capturé apporte sous son aile l'aveu du désarroi d'un bataillon ennemi à Thiaumont : dans ce message, le chef déclare toutes les tranchées bouleversées et demande instamment la relève pour le soir même, les hommes n'étant pas en état de combattre. Une centaine de fantassins se sont constitués prisonniers dans la région de Fleury pour échapper au bombardement de leurs abris et, parmi eux, un officier qui, interrogé, a déclaré avec assurance : Nous ne prendrons pas plus Verdun que vous ne reprendrez Douaumont. Pourvu qu'il fasse beau temps demain ! V. — LA VICTOIRE AILÉE 24 octobre 1916. Du sommet de Souville, j'ai vu la Victoire escalader et couronner Douaumont... Nos batailles modernes ne s'offrent guère en spectacle. Elles sont d'habitude cruelles et mystérieuses. De grands espaces vides parsemés de trous d'obus et coupés de longs sillons qui marquent la terre comme les veines marbrent la main ; des colonnes de fumée qui montent des éclatements ; une ligne d'ombres bleues qui rasent le sol, puis disparaissent ; un reste de village ruiné qui flambe ; un barrage qui s'allume comme une rampe de théâtre et laisse dans l'incertitude du drame qui s'accomplit derrière ce rideau soudainement tiré, — et c'est tout. Ceux qui sont dans la bataille n'en connaissent jamais qu'un épisode. Elle se suit des observatoires dont le champ est souvent restreint et qui se complètent les uns les autres. Elle s'en va dans les postes de commandement, conduite jusqu'à leurs souterrains ou leurs abris par les fils téléphoniques, transmise par les signaux optiques, volant sur les ailes des pigeons, portée par les coureurs. Mais la victoire du 24 octobre, je l'ai vue se dresser devant moi brusquement, comme un être vivant. Sans en avoir la portée, sans avoir mis en jeu des forces comparables ni provoqué de telles conséquences, cette journée historique du 24 octobre nous a ramenés aux heureuses journées des 10 et 11 septembre 1914 où l'immortelle manœuvre de la Marne aboutissait à la retraite de l'armée allemande. ***J'ai traversé Verdun livide et morose au petit jour. Le sentier que j'ai suivi pour atteindre, puis dépasser la caserne Marceau était obstrué par des chevaux morts. Dans la cour intérieure de cette caserne qui n'est plus que décombres, une mare de sang : un attelage et ses conducteurs viennent d'être tués ; des brancardiers emportent un blessé la tête recouverte, voilé devant la mort comme une femme arabe devant l'amour, me dit mon compagnon qui a vécu en Orient. De là je monte directement à Souville sans prendre le boyau trop boueux. Et je suis surpris de la disproportion entre le tir de notre artillerie et celui de l'ennemi. Nos batteries ne s'arrêtent pas de cracher le. feu, tandis que ce chemin de Souville que j'ai connu si marmité est presque de tout repos. La nature est malade, ce ne sont que bois brisés, défoncements du sol, entonnoirs pleins d'eau, mais on y circule presque tranquillement. Mes derniers souvenirs étaient plus tragiques. Le sommet de la colline offre un spectacle qui dépasse l'imagination : labouré comme si d'invisibles charrues l'avaient retourné, tantôt troué de gouffres et d'abîmes et tantôt redressé en amas de terre, il ressemble à une mer furieuse chargée d'épaves, charriant des cadavres. La cuvette de Verdun était recouverte de brouillard. J'avais cru percer cette brume en montant : elle m'enveloppe et occupe le plateau de Souville. D'elle rien n'émerge. Elle noie les fonds et les coteaux pareillement. Il n'y a plus de paysage éloigné. Mais elle semble donner de la distance aux objets rapprochés. Un tronc d'arbre mutilé, un entonnoir, une baraque démolie, prennent une importance inattendue. Elle ajoute une sorte d'immensité désolée à l'horreur des lieux dont elle-même, pourtant, impose les limites. La voûte arrondie de la tourelle nous fait signe. Nous nous engouffrons sans hâte dans l'ouverture. Sans hâte, quand il fallait en juin y entrer ou bien en sortir en courant. Les Boches sont-ils terrorisés ou intoxiqués pour riposter si mal à notre feu d'enfer` ? La rampe du couloir d'accès est encombrée : des corvées descendent des piles de pains, font rouler des tonneaux avec précaution. On met en sûreté le précieux ravitaillement. J'arrive aux salles du bas : des coureurs sont rassemblés autour d'une lampe dont la lumière sous l'abat-jour fait apparaître les visages dans un clair-obscur à la Rembrandt ; naturellement, ils jouent aux cartes en attendant les ordres. Dans la salle du fond, je trouve le général Passaga donnant des instructions à des officiers de liaison. Souville est son poste de commandement. Le temps ne lui cause pas d'inquiétude. Le sort en est jeté : il faut courir la chance. Mais, grave et goguenard ensemble, il ne doute point que cette chance ne soit favorable. Je ressors pour guetter des éclaircies. Le brouillard paraît encore s'épaissir. A dix heures, au moment de casser une croûte, — afin d'être débarrassé de tout souci matériel à l'heure fixée pour l'attaque, — une mauvaise nouvelle nous parvient : le général Ancelin, qui commande l'une des deux brigades de la division, vient d'être blessé gravement comme il rentrait d'une dernière inspection à son poste de commandement de Fleury. Seconde communication téléphonique : il est mort. Dès la première, le choix de son remplaçant est arrêté. — Je passe le commandement au colonel Hutin, ordonne le divisionnaire. Le colonel Hutin est revenu récemment du Cameroun ; il a été l'un des conquérants de la colonie allemande. — Pauvre général Ancelin ! ajoute le général Passaga en se retournant vers nous. Il est triste pour un chef de disparaître au moment de l'action. Il eût bien conduit sa brigade. Nous le regretterons demain. Aujourd'hui, soyons tout à notre affaire. C'est la courte et belle oraison funèbre d'un soldat par un soldat. L'heure approche. Le général veut se rendre compte par lui-même de l'état des lieux et du temps. Nous gagnons l'observatoire. Seule de toutes les hauteurs qui entourent Verdun, la colline de Souville, on le sait, atteint l'altitude de Douaumont. Entre les deux rivaux émerge la côte de Fleury qui rejoint, comme le bras d'une croix, la côte de Froideterre dont les pentes montent jusqu'au fort de Douaumont qui occupe la crête en forme de dentelures ou de créneaux. Des ravins se creusent entre la charpente de cette croix allongée. Ce paysage de ravins et de collines qui domine le fort, je l'ai tant regardé auparavant, qu'il me sort des yeux, et mes yeux le cherchent en vain devant moi. Au bout du terrain bouleversé qui descend, je n'aperçois qu'un arbre déchiqueté qui se dresse péniblement dans la brume et qui ressemble à un calvaire. Cependant, ce brouillard n'est pas inerte. Il est comme remué, travaillé par le passage incessant et invisible des obus. Leur sifflement est si continu que, malgré soi, on lève la tête pour les chercher en l'air où ils devraient former une voûte d'acier. Notre artillerie écrase les positions ennemies repérées les jours précédents. Et je me souviens de ces journées angoissantes de la fin de février où le vol des obus venait s'abattre sur nous. J'éprouve l'impression inverse, j'ai la sensation de notre supériorité nettement affirmée. Les six ou sept cents voix de nos canons font un chœur prodigieux, s'assemblent en une clameur sauvage et je cherche à décomposer leur orchestration : cris secs et stridents des 75, basses profondes des 155 et des gros obusiers, plaintes déchirantes des pièces de marine, aboiements des crapouillots. C'est comme le prélude du Crépuscule des Dieux ou comme un psaume sur les abîmes de la .terre qui s'entr'ouvrent. Attaquera-t-on malgré cette ombre ? Ne sont-ce pas des conditions désastreuses pour le tir qui doit accompagner la marche en avant ? Au contraire, le brouillard ajoutera-t-il à l'attaque un effet de surprise ? Je consulte ma montre, l'heure approche, et dans cette attente on se sent gagné par l'inquiétude de la partie remise, de l'espérance ajournée. L'opération a été minutieusement réglée, les troupes sont prêtes. Mais je sais l'audace de l'entreprise : trois divisions, appuyées il est vrai, mais chargées d'en déloger sept de leurs positions formidablement organisées. Entreprise hardie mais proportionnée et qui devait se réaliser si exactement qu'une fois exécutée elle parut toute simple. Sur l'invisible terrain que je connais bien, je dispose de mémoire les trois divisions d'attaque : des carrières d'Haudromont sur ma gauche jusqu'au fort de Douaumont en face de moi, la division Guyot de Salins avec ses régiments de zouaves et de tirailleurs, tous déjà cités, et le fameux régiment colonial du Maroc qui a repris le village de Fleury le 17 août ; à droite, entre Douaumont et le ravin de la Fausse-Côte, les fantassins et les chasseurs à pied de la division Passaga ; plus à droite, dans le secteur de Vaux-Chapitre, les régiments de la division de Lardemelle..Je les imagine, et je ne vois pas à cinquante mètres devant moi. Et j'imagine aussi, non sans une angoisse secrète, l'ordre de bataille allemand, 21 bataillons en première ligne, 7 en soutien, 10 en réserve, les lignes de tranchées, les défenses accessoires, les redoutes, telles que je les ai vues sur les photographies prises en avions, l'ouvrage de Thiaumont, la carrière d'Haudromont, enfin et surtout les forts, Douaumont et Vaux. Nos batteries les ont-elles suffisamment réduits, triturés, cuisinés, mis en bouillie ? Comment nos hommes viendront-ils à bout de tels obstacles matériels et humains ? A chaque instant je regarde ma montre : onze heures, onze heures vingt, enfin onze heures quarante. C'est l'heure fixée. Cette attaque, que j'aurais dû voir déferler dans le ravin pour remonter ensuite les pentes, a-t-elle lieu en ce moment ? L'artillerie a-t-elle allongé son tir ? Impossible de rien savoir. Rien n'est changé au rythme des obus qui passent. Il est onze heures cinquante, il est midi. Mais qu'est-ce que j'entends sur ma droite ? Le tac tac des mitrailleuses. Si les mitrailleuses tirent, l'attaque est déclenchée. Si les mitrailleuses tirent, il n'y a pas de surprise et les nôtres rencontrent de la résistance. Je ne les entends plus. Le bruit des canons remplit l'espace, plutôt même le sifflement des projectiles que leurs départs et leurs éclatements dont la sonorité est amortie par la brume. De nouveau, c'est l'inquiétude, c'est l'incertitude qui se prolongent. Pour savoir ce qui se passe, je retourne au poste de commandement. Les coureurs attendent leur tour de partir. Ils sont coiffés du casque, le masque en bandoulière. A cause de l'abat-jour leurs visages sont dans l'ombre. Ils ne parlent pas, ils sont prêts. Cependant les nouvelles affluent. Le départ a été magnifique, à l'heure prescrite. La division de Salins a atteint son premier objectif : la carrière d'Haudromont, l'ouvrage de Thiaumont, si disputé les mois précédents, la ferme de Thiaumont qui est au delà — quelle ferme ! on n'en retrouve même pas les murs — sont à nous. La division Passaga a atteint la batterie de la Fausse-Côte. La division de Lardemelle rencontre au bois Fumin une résistance acharnée. Partout on a progressé. Selon les ordres, on s'organise, on va repartir, on repart. Mais comme il est difficile de suivre une opération ! Le téléphone est à chaque instant coupé, et des équipes d'une ténacité inouïe vont sous le feu rétablir les fils. Les coureurs, les pigeons se succèdent. Des prisonniers sont signalés au poste des Carrières, à celui du Petit-Bois. En voici une vingtaine dont un officier : maigre, enfiévré, les yeux brillants, la face brûlée disparaissant à demi sous l'énorme casque de tranchée, il répond à toutes les questions et dit la surprise des Allemands dans le brouillard. Les zouaves descendent dans le ravin de la Dame et dans celui de la Couleuvre. Les chasseurs montent les pentes de la Caillette... Mais de tout cela qui, ce soir, sera une victoire éternelle, rien n'apparaîtra-t-il donc aux yeux dans cette maudite brume ? Elle a joué son rôle efficace. Maintenant, ne va-t-elle pas se dissiper ? Je regagne les pentes de Souville. Le moteur d'un avion ronfle au-dessus de ma tête. Il vole si bas qu'il va me frôler, accrocher la colline. Je l'aperçois, immense et grisâtre, dans le brouillard. On m'a dit le soir que l'aviateur, se penchant, avait fait le geste d'applaudir les fantassins et que ceux-ci, de la terre, avaient rendu à l'oiseau son salut. Voici que, vers deux heures, le vent, plus fort, commence de tourmenter les nuages. Il les pourchasse, d'autres reviennent. Il redouble de violence, les déchire enfin, et les nuages poursuivis se livrent à une fuite éperdue, comme en montagne au passage des cols quand souffle la tempête. Les nuages tordus et froissés claquent comme des drapeaux. Dans les intervalles de leur course, une pente, une crête surgissent. Je vois, je vois, je reconnais la côte de Froideterre, la crête de Fleury, le village réduit en poudre, les pentes de Douaumont, Douaumont enfin et sa dentelure. Les nuages vont maintenant si vite qu'en un clin d'œil leur troupeau s'est dispersé, et le paysage se livre avec cette extraordinaire netteté qui précède ou qui suit le mauvais temps. Avec mes jumelles, je scrute l'horizon. Je pourrais compter les trous d'obus. Ils sont pleins d'eau, ils se rejoignent ou presque. Nos soldats ont passé là ; comment ont-ils pu passer ! Mais ce paysage n'est point mort. La terre tremble sous nous, comme saisie de frissons. L'artillerie ennemie, ressuscitée ou renforcée, multiplie les barrages. Trop tard : nos hommes doivent être au delà. Et là, devant moi, sur la pente de Douaumont, des hommes couleur de la terre remuent. Ils marchent en colonne par un, en ordre. Ils avancent, ils montent, ils approchent. Sur la crête à droite, venant de la batterie Est, en voici un qui se profile en ombre chinoise, puis un autre, et un autre encore. Il en vient aussi de l'autre côté maintenant. D'autres descendent dans la gorge. Mais ils vont se faire voir, ils vont se faire mitrailler. Ne vous montrez donc pas comme ça ! c'est insensé ! Ils s'agitent, ils tournent, comme s'ils-décrivaient une ronde au-dessus de Douaumont conquis, une farandole de la Victoire. Écrasent-ils les défenseurs ? Est-ce un corps à corps ? De loin, c'est comme une danse sacrée. Puis la plupart disparaissent à l'intérieur. Un avion décrit de grands cercles au-dessus du fort, comme un oiseau de proie. Douaumont pris ! Est-ce possible ? J'ai envie de crier. J'ai dû crier, mais je n'ai pu entendre le son de ma voix dans le fracas de la mitraille qui ébranle la colline. Les obus éclatent dans notre voisinage : c'est la riposte allemande sur Souville. J'ai dû crier, car je mâche maintenant un peu de terre qu'un obus vient de faire jaillir jusque dans ma bouche ouverte. Douaumont est à nous. Le géant Douaumont qui, de sa masse et de ses observatoires, domine les deux rives de la Meuse, est de nouveau français. Le captif est délivré. Je me souviens de ce soir triste du 25 février dernier où, dans la boue et la neige, nous apprîmes que Douaumont était perdu. Nous ne voulions pas le croire. Nous ne pouvions pas le croire. Et voici qu'en moins de quatre heures, ce Douaumont, avec tout un territoire qui va des carrières d'Haudromont au ravin de la Fausse-Côte, nous est rendu. En moins de quatre heures, le travail allemand de huit mois est aboli. L'ennemi à son tour ne veut pas croire, ne peut pas croire que Douaumont lui soit ravi. Il ne tire pas sur le fort ; il attendra plus d'une heure avant d'oser régler son tir sur son ancienne conquête. Mais il se rattrape sur Souville qui reçoit une large distribution. Les pentes sont pilées, la tourelle sonne, la terre saute. Faut-il donc si vite s'arracher à cette vision triomphale ? Étrange destinée de ce Douaumont pris et repris sans coup férir, pareil à ces femmes dédaigneuses et distantes, que, l'on croit inaccessibles et qui tombent en un instant. Tandis que Vaux, moins important, moins solennel, ramassé là-bas sur sa colline ronde, se refuse avec obstination. Il est quatre heures et demie. Le soir, déjà, tombe : il est temps de redescendre de Souville sur Verdun : Vous passez par la caserne Marceau. Chargez-vous de ce Boche. Vous l'y déposerez. L'interprète l'interrogera avant de l'envoyer à l'arrière. Et l'on me confie un infirmier allemand fait prisonnier et amené au poste de commandement de la division. C'est un jeune garçon roux et rose, docile et serviable. Je lui donne ma capote à porter. A peine sommes-nous partis qu'un obus nous couvre de boue. Nous sommes indemnes, mais il s'est couché de tout son long sur ma capote que je reprends, non sans irritation, toute maculée. Il est fort penaud et bredouille des excuses, mais se colle au sol dès qu'il entend un projectile. Je retraverse le chaos de Souville. Entre les nuages, le ciel couchant se découvre, un ciel tragique, jaune, sulfureux, enflammé. Des rayons obliques viennent atteindre les flaques où ils se reflètent ; le cours de la Meuse étincelle, et par contraste Froideterre fait une grande ombre noire. Voici qu'une multitude de nos avions, maintenant, s'emparent des airs. Ils dépassent Douaumont, ils disparaissent vers les Chambrettes ou vers Hardaumont. Autant la montée à Souville a été facile, autant la descente en est pénible. L'ennemi veut se venger de son silence de la matinée. Il arrose copieusement les pentes et les ravins. Je dois m'arrêter devant les barrages avec mon Boche, attendre en sa compagnie le bon plaisir de ses. compatriotes. Mais il les maudit plus que moi. Il a ses raisons. La journée est si bonne que l'attente ne me cause nulle mauvaise humeur. Enfin, je le laisse à Marceau et j'arrive seul à Verdun quand la nuit est tout à fait venue. Verdun n'est pas épargné. Le bombardement fait rage sur le faubourg que je traverse. Cependant une équipe de territoriaux s'apprête à partir, comme chaque soir, en corvée de ravitaillement. Qu'est-ce que ce bruit de pas et ces ombres qui s'avancent ? Un régiment. relevé ? Aucune relève ne devait avoir lieu cette nuit. C'est le troupeau en ordre des prisonniers. Il y en a plus d'une brigade. Déjà cinq mille, m'assure un sous-officier de l'escorte, et il en descend d'autres. Une colonne de cinq mille prisonniers, je n'avais pas encore vu ce spectacle un soir d'attaque. Même la nuit c'est une vision inoubliable. La lumière d'une fusée lointaine, tout à coup, dévoile leurs uniformes verts, leurs casques ou leurs bonnets de police, leurs figures terreuses. Puis je ne vois plus que leur masse plaisante, leur défilé ininterrompu. Partout où je passe, dans cette soirée mémorable, la joie rayonne. Quel peintre rendra le visage d'un général vainqueur, immédiatement après la victoire ? Au poste de commandement du général Mangin est venu le généralissime. Il y a trouvé les deux chefs successifs de l'armée de Verdun, le général Pétain et le général Nivelle. Il a reçu sans surprise, mais avec satisfaction, la suite des nouvelles heureuses, Thiaumont, Haudromont, Douaumont, la Fausse-Côte. Et le soir même, à la table de travail où le général Pétain avait, le 10 avril, après la plus puissante attaque allemande sur les deux rives de la Meuse, écrit son immortel : Courage, on les aura, le général Nivelle a rédigé ce court et saisissant bulletin de victoire : Officiers, sous-officiers et soldats du groupement Mangin, En quelques heures d'un assaut magnifique, vous avez enlevé d'un seul coup, à votre puissant ennemi. le terrain hérissé d'obstacles et de forteresses du nord-est de Verdun, qu'il avait mis huit mois à arracher, par lambeaux, au prix d'efforts acharnés et de sacrifices considérables. Vous avez ajouté de nouvelles et éclatantes gloires à celles qui couvrent les drapeaux de l'armée de Verdun. Au nom de cette armée, je vous remercie. Vous avez bien mérité de la patrie. |