Deux dessins de Forain résument dans un raccourci saisissant les deux phases de la bataille de Verdun. Comme un sculpteur, pétrissant la glaise, lui impose une forme, le grand artiste a tiré, de cette prodigieuse matière, les traits essentiels. Le premier, dédié au général Pétain, ne contient qu'une pierre et qu'un mot. C'est une pierre kilométrique marquée : Verdun, devant laquelle gisent les vagues allemandes échouées. Le mot, c'est : la borne. Bis hier, Friedland, und nicht weiter... Schiller dans son Wallenstein : jusqu'ici, et pas plus loin. Le second dessin est moins noir et moins sombre. Il est plein de mouvement et d'allégresse. Il s'appelle : La reprise du fort de Douaumont et porte en épigraphe le commencement du communiqué allemand du 26 octobre 1916 : L'attaque française, favorisée par un temps brumeux... Dessous, un soldat français, solidement ramassé sur la jambe gauche, envoie un magistral coup de pied dans le derrière d'un fantassin allemand qu'il expédie dans l'espace au delà du terrain reconquis. Comme légende : ... Et la brume se dissipa. La bataille d'arrêt a duré du 21 février au début de septembre 1916 : c'est la borne. Elle a préparé la victoire qui a été remportée dans les actions des 24 octobre et 15 décembre 1916. Lors de l'anniversaire du 21 février, le Journal de Genève a ainsi dégagé le sens de Verdun : La bataille de Verdun marquera dans l'histoire le déclin de la puissance allemande... Lorsqu'on a vu, après des mois d'une lutte écrasante, les soldats allemands reculer sur le terrain qu'ils avaient conquis en pataugeant dans le sang de leurs camarades, le monde a compris d'un coup le symbole de la guerre. ***Verdun a pris d'emblée dans l'histoire la mystérieuse puissance de la légende. Une matière épique est là rassemblée qui formera plus tard, dans notre littérature, le cycle de Verdun, comme il y eut, au temps des Croisades, le cycle de Charlemagne et celui de Guillaume d'Orange. Je n'ai pas eu de peine à rapprocher les Derniers jours du fort de Vaux de la Chanson de Roland. A travers les siècles, c'est, selon la juste vision de Barrès, le visage éternel de la France. Au cours de la bataille .de Verdun, sur les trente forts qui montent la garde autour de la vieille forteresse, deux furent faits prisonniers : Douaumont le 25 février 1916 et Vaux le 7 juin. Les captifs ont été délivrés, Douaumont le 24 octobre 1916, et Vaux le 3 novembre suivant. C'est, ici, l'histoire de leur délivrance. ***Leur délivrance a été précédée de formidables assauts allemands contre la colline et le fort de Souville, principal rempart de Verdun. Ces assauts furent livrés les 23 juin, 11 juillet, 1er août et 3 septembre, et furent coupés de nos contre-attaques sur Thiaumont, Fleury et Vaux-Chapitre, destinées à maintenir notre ligne. L'ensemble peut prendre ce nom : la bataille devant Souville. L'histoire en sera écrite un jour : Fleury, Thiaumont sont des noms qui égaleront ceux de Douaumont et de Vaux. A partir de juillet, l'adversaire, ne disposant plus des moyens suffisants pour alimenter le combat sur les deux rives à cause de notre offensive sur la Somme, restreint son effort à la rive droite, entre la côte du Poivre dont il occupe la majeure partie et le fond de la lorgne à l'est du fort de Vaux. C'est par là qu'il entend forcer le passage : il accumule sur ce point le matériel et les effectifs. Sur ce champ de bataille circonscrit, la principale ossature du terrain est constituée par deux longues arêtes, l'une orientée du nord-est au nord-ouest : Douaumont-Froideterre, l'autre orientée du nord-ouest au sud-est : Bois Nawé-Fleury. Ces deux mouvements de terrain se soudent à hauteur de Thiaumont, composant ainsi une sorte de croix inégale. La branche sud-ouest de la croix sur laquelle est accroché, légèrement à contre-pente, le village de Fleury, couvre deux ravins, le ravin des Vignes et le ravin de la Poudrière. Les pentes nord-est de Fleury, plus régulières, ne sont entaillées que par le ravin de Chambitoux qui sépare le terrain boisé-de Vaux-Chapitre de la cote 320. Ce ravin de Chambitoux est coupé perpendiculairement par le ravin du Bazil et prolongé vers le nord par les Fausses-Côtes. Tous ces vallonnements défilés servent de cheminements à l'infanterie ennemie qui, de Douaumont, sa place d'armes, cherchera à progresser vers Fleury-Souville par l'itinéraire Fausses-Côtes-Chambitoux et, plus tard, par les couverts de Vaux-Chapitre. La branche nord-ouest de la croix, celle du bois Nalvé, se replie face au nord et vient mourir au nord-est de Bras, au-dessus de la Meuse. Trois ravins parallèles à cette croupe, le Helly, la Couleuvre et la Dame, descendent de Douaumont vers le ravin de Bras. Ce sont aussi des cheminements pour l'infanterie allemande qui, de la ferme Saint-André, cherchera à atteindre Thiaumont par l'itinéraire les Fosses, les Chambrettes, les pentes est et ouest de la cote 378. Notre artillerie vigilante aura vite fait de la rejeter dans le ravin du Helly qui la conduira à l'inévitable halte de Douaumont. Mais après, ce sera la descente hardie et périlleuse .sur les pentes à découvert de Douaumont à la ferme de Thiaumont. Nos observateurs en avions saisiront leurs colonnes, et les leçons données à leur audace seront si sanglantes que l'ennemi préférera changer de parcours en l'allongeant et amener ses renforts vers Thiaumont par le ravin du Bazil et par les pentes de Fleury dont il occupe le village. La branche nord-ouest de la croix monte vers Douaumont en pente douce. La branche sud-est, c'est Froideterre qui domine la vallée de la Meuse elles ravins sud de Fleury et qui, malgré des bombardements incessants et formidables, demeure le pivot de notre défense, l'espoir d'une progression possible si l'on veut reprendre Fleury et, un jour, Douaumont. Il faut donc à tout prix consolider Froideterre en reprenant l'ouvrage de Thiaumont perdu le 23 juin. Tout cet ensemble s'appuie à deux bastions. Au nord, c'est la côte du Poivre, en partie seulement en notre possession au mois d'octobre 1916, mais précieuse par les vues de ses observatoires sur toute la région à l'ouest de Douaumont. Au sud, c'est le mamelon de Souville, dominé par le fort, but des attaques allemandes qui voient en lui le véritable rempart de Verdun. En arrière de cette ligne de défense, il n'y a plus qu'une dernière crête : Belleville-Saint-Michel, appuyée d'un côté à la Meuse et de l'autre au Bois dès Hospices. Sur le plan des lieux on peut mesurer l'importance et l'acharnement des combats qui se sont livrés au cours des mois de juin, juillet, août et au début de septembre devant Souville. Pour les Allemands, Souville représentait la dernière étape avant l'assaut direct de Verdun qui ne serait plus alors protégée que par la dernière ceinture de ses collines. Pour nous, la reprise de Thiaumont et de Fleury pouvait seule nous fournir la base de départ indispensable à une action de grande envergure destinée à nous rendre d'un seul coup Douaumont et Vaux et à libérer complètement la ville de la menace allemande. Fleury est repris les 17-18 août et nous avons pu nous établir au delà de la route de Fleury à Bras, c'est-à-dire presque en bordure de l'ouvrage de Thiaumont. ***Seules les archives du commandement permettront de meure en place, dans l'histoire de la grande guerre, chaque épisode. Aucun épisode, en effet, ne peut être détaché de l'ensemble sans risquer de perdre sa véritable signification. De la mer du Nord à la Mésopotamie, c'est une bataille unique qui se livre, fragmentée en mille actions diverses. Mais ne faut-il pas se hâter de recueillir, quand on le peut, les témoignages de la tradition, soit écrite, soit orale, sur chacune de ces mille actions ? Sans doute cette tradition est-elle susceptible d'être complétée et remaniée. Sans doute n'est-ce là qu'une chronique qui n'engage que le chroniqueur. Du moins l'ai-je recueillie avec dévotion partout où j'ai eu l'occasion de la surprendre dans toute sa fraîcheur première, avant qu'elle ait pu s'altérer. Après les Derniers jours du fort de Vaux n'était-il pas indispensable d'écrire le récit de la victoire qui acheva la longue et dure bataille de Verdun ?... H. B. 1er mars 1917. |