LES DERNIERS JOURS DU FORT DE VAUX

9 MARS-7 JUIN 1916

 

LIVRE V. — LE DÉNOUEMENT

 

 

I. — LE RÉCIT ALLEMAND

 

Le 7 juin, à trois heures cinquante, le fort de Vaux respirait encore.

Un récit allemand de son agonie et de sa mort, sans doute tendancieux, mais qui, néanmoins, rend hommage à la défense, a été publié dans la Breisgauer Zeitung des 16, 17 et 18 juin. La première partie est datée du 4 juin, et la deuxième du 7. Il est signé de l'un des correspondants de guerre admis au grand quartier général, Kurt von Reden, mais il est daté du Grand Quartier Général des troupes d'attaque et il est aisé de deviner, à certains détails, qu'il a été revu, sinon rédigé, à l'état-major. Voici donc, dans son texte intégral, la version adverse :

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Quartier Général des troupes d'assaut, nord-est de Vaux, 4 juin.

Le 2 juin, à quatre heures du matin, les quatre compagnies d'assaut étaient disposées en demi-cercle, à 100 mètres environ autour du fort de Vaux ; elles poussèrent d'un coup jusqu'au fossé même qui, large de 10 mètres et profond de 5 mètres, entre ses murs abrupts de grosses pierres carrées, enferme tout l'ouvrage, en forme de trapèze irrégulier. A travers l'effroyable feu de barrage des Français on n'avait pu traîner jusque sur la hauteur du fort qu'une partie du matériel : des lance-flammes, des grenades à main, des haches et des cisailles.

Le fort, très puissamment construit, n'était plus capable, par suite du long bombardement des pièces lourdes, de défendre efficacement l'espace alentour ; mais les abris-cavernes, creusés profondément dans le roc et couverts de béton armé, avaient résisté. Les coffres de flanquement des fossés n'étaient pas non plus hors de cause. Il s'agissait donc d'abord de rendre inoffensifs ses canons et ses mitrailleuses, qui, par leur feu enragé, rasant le fond du fossé, interdisaient de le franchir pour gagner l'intérieur du fort. Chacun des deux épaulements antérieurs présentait une brèche ouverte, par l'effet de très lourds projectiles, dans les gigantesques blocs de béton qui les formaient. Le dommage était jusqu'à un certain point réparé par des sacs de sable ; et, pour protéger la brèche, on avait placé là une mitrailleuse qui pouvait agir vers le glacis. Cependant l'obstacle principal restait les canons des coffres qui, de leurs étroites embrasures de béton, pouvaient balayer sans merci la courte étendue des fossés. L'accès de chacun des épaulements était interdit par le feu d'un canon-revolver de 37 m/m, d'un canon de 55 m/m et de deux mitrailleuses. Pas un chat n'aurait pu passer.

La mitrailleuse qui, sur la brèche même, gênait notre approche, fut d'abord réduite au silence par des grenades à main. Puis les pionniers rampèrent jusqu'au bord supérieur du mur escarpé, au-dessus du coffre ouest, disposèrent les lance-flammes et d'en haut, avec le secours d'un bras coudé, en introduisirent les tuyaux dans les embrasures. Une flamme de 9 mètres, accompagnée de fumée épaisse, chassa la garnison loin de ses canons.

Alors trente pionniers environ, profitant des brèches ouvertes dans la maçonnerie, purent descendre dans le fossé et arriver de l'autre côté sur le couronnement du parapet principal où, couchés, ils s'aménagèrent une sorte d'abri dans l'amoncellement des décombres. Cette petite troupe fut aussitôt coupée, les Français ayant remis en jeu les mitrailleuses qui lui interdisaient la retraite, dès que dans le coffre la fumée se fut dissipée. Dans l'énorme vacarme du feu de barrage allemand tombant à 200 mètres derrière le fort, les cris ne pouvaient se faire entendre à 20 mètres. L'officier qui commandait dut faire, en agitant sa casquette, les signes du télégraphe Morse.

À sept heures du matin, on réussit à prendre le second coffre, celui de l'est, après que la garnison, par une brèche que les obus avaient ouverte, eut été accablée de grenades à main : trente hommes y furent pris, et les mitrailleuses, avec abondance de munitions, furent utilisées.

Mais la fumée n'avait neutralisé l'autre coffre que de façon passagère ; il fallait donc le prendre, n'importe comment. On remplit de grenades à main des sacs à terre, on les laissa glisser le long du mur jusque devant les embrasures, et on les fit alors exploser. Riais cela ne put se faire sans danger pour les braves pionniers, car les Français avaient posé une nouvelle mitrailleuse dans une porte non loin des embrasures et pouvaient ainsi tirer d'en bas contre toute tête dépassant le bord supérieur du mur. Pourtant vers dix-sept heures, les explosions réussirent, et l'on put ainsi pénétrer enfin dans le coffre qu'on avait attaqué le premier. La garnison, par un couloir profond passant sous le fond du fossé, s'était réfugiée dans l'intérieur du fort. L'opération avait été longue, car les explosifs ne pouvaient, à cause du tir de barrage des Français, être montés sur la pente que par petites quantités, au prix d'extrêmes dangers. Du moins, pendant l'attente, les pionniers et les fantassins qui ne travaillaient pas directement aux explosifs creusèrent 'des tranchées en haut, sur le glacis, et plus à l'ouest, à côté du fort ; ils occupèrent ces positions avec les mitrailleuses conquises, contre une attaque possible venant du sud-ouest.

Vers dix-neuf heures, ou poussa plus avant vers la gorge du fort, après avoir franchi, derrière le premier parapet, le second fossé, qui sous le bombardement était devenu une excavation large où gisaient d'énormes débris de béton. Les coupoles blindées situées dans le premier parapet — un poste d'observation à chacun des deux épaulements, une grande coupole au milieu, armée de deux canons, et un abri de mitrailleuse exhaussé et blindé, à l'épaulement (le gauche — étaient inutilisables et dépouillées de leur épais revêtement de béton ; les tiges de fer de l'armature se dressaient de tous côtés comme les piquants d'un hérisson. De même la position d'infanterie placée plus haut sur le cavalier avait été complètement labourée par les obus allemands.

Alors le commandant des pionniers voulut pénétrer dans l'ouvrage même, et cela par le même couloir souterrain qu'avait suivi la garnison du coffre enfumé. Un escalier descendait profondément, puis venait un court palier, puis un roide escalier montant jusqu'à une solide porte de chêne qui empêchait d'aller plus loin. Le lieutenant des pionniers Ruberg décida de faire sauter cette porte en y plaçant tout ce qu'il fallait de grenades à main et de mettre à profit la confusion qui s'ensuivrait pour donner l'assaut avec ses soldats. Pour n'être pas elle-même anéantie par l'explosion, il fallait que la troupe gagnât assez de temps pour pouvoir, la mèche une fois allumée, descendre l'escalier et remonter de l'autre côté, ce qui exigeait au moins un cordon brûlant vingt secondes. Le lieutenant Ruberg, à défaut de pétards explosifs, lia donc ensemble une douzaine de grenades ; il les assujettissait contre la lourde porte, lorsqu'il entendit, derrière celle-ci, le chuchotement des Français et le petit crépitement significatif d'un cordon Bickford. Il n'avait donc plus le temps de la réflexion, car, en une demi-minute au plus, la porte allait sauter du dedans, et les Français auraient dans ce cas la supériorité morale de l'assaut. Il fallait donc les devancer. Le lieutenant fit signe à ses hommes de se garer, tira le détonateur normal d'une des grenades à main, qui fonctionne en cinq secondes, et se jeta au bas de l'escalier pour n'être pas mis en pièces. Il était à mi-chemin quand se produisit une formidable explosion : la charge posée par les Français sautait en même temps que l'autre, sous son action. La pression de l'air lança le lieutenant à quelques mètres plus loin, et il reçut dans le dos plusieurs éclats. Ses pionniers se jetèrent en avant dans le couloir, arrivèrent jusqu'à un croisement, mais furent alors reçus par deux mitrailleuses placées à angle droit environ à dix pas en arrière, si bien qu'il devint impossible de pousser plus loin. Il fallut patienter toute la nuit. Il y avait désormais deux commandants du fort de Vaux, un commandant français sous terre, et, au-dessus de lui, un commandant allemand. Les Français ne pouvaient nulle part sortir la tète saris recevoir aussitôt des balles ou des grenades ; et les Allemands, provisoirement, ne pouvaient avancer. Une horrible odeur émanait de toutes les fissures ouvertes au plafond des casemates. Les cadavres des Français morts dans les combats précédents gisaient encore là-dessous ; on ne pouvait ni les tirer au dehors, ni les ensevelir dans le roc épais et dur. Au cours de la nuit une douzaine de Français essayèrent de se frayer une issue. Ils furent en partie tués, en partie faits prisonniers par les postes déjà installés au sud-ouest du fort.

Le 3 juin, à cinq heures, un aviateur français vola au-dessus de l'ouvrage pour reconnaître exactement la situation. Il descendit très bas, peut-être à 100 mètres, pour mieux voir, mais il volait avec de tels zigzags et si vite que la partie sensible, le cœur de l'avion, ne put être atteinte dans ces quelques secondes. Il échappa : et, dix minutes plus tard, un effroyable feu d'obus de 22 centimètres s'abattit sur les tranchées de la gorge que nous occupions, en sorte qu'il fallut au plus vite se réfugier dans les casemates conquises.

Aujourd'hui, 4 juin, voici le quatrième jour que le fort est partagé entre les deux partis ; les Français sont à l'intérieur comme des prisonniers rebelles qui se défendent contre leurs surveillants. C'est une situation qui jamais, dans la guerre de forteresse, ne s'était à cc point prolongée.

La conduite de la garnison française est admirable ; mais encore plus admirable est l'héroïsme des compagnies allemandes qui jours et nuits, sans un moment de sommeil, sans une goutte d'eau, presque sans nourriture, résistent au feu le plus terrible, et ne lâcheront pas prise jusqu'à ce que le dernier coin des souterrains de Vaux soit en notre possession.

(Kurt von Reden.)

 

 

DEUXIÈME PARTIE

(Retardée dans sa transmission et amputée par la censure.)

 

Quartier général des troupes d'assaut, nord-est de Vaux, 7 juin.

Cinq jours et cinq nuits le terrible combat a fait race sans interruption à l'intérieur du fort de Vaux, jusqu'au moment où les restes de l'intrépide garnison, privés de leurs derniers moyens de résistance, se sont rendus au vainqueur.

J'ai déjà décrit tout au long les combats des 2 et 3 juin ; ils continuèrent les jours suivants avec une ténacité et un acharnement sans exemple. La situation était telle, que dans le fort s'était formé, pour ainsi dire, un deuxième fort que les Français, au mépris de leur vie, défendirent jusqu'au bout.

Après avoir fait sauter la lourde porte ouvrant sur le couloir qui conduisait du poste d'observation ouest à la caserne de la gorge, les Allemands avancèrent pas à pas dans le couloir. Il était très sombre, large seulement de 90 centimètres, sur un mètre et demi de hauteur ; les Français avaient dressé une barricade en sacs de terre sur deux mètres de profondeur, et installé derrière elle une mitrailleuse. Il fallut encore faire sauter la barricade, pour tomber sur une autre quelques mètres plus loin. Ainsi les Français furent repoussés' pas à pas sur une longueur de 25 mètres.

Près de la gorge, la cour de la caserne avait jadis formé une plate-forme de béton, épaisse de 5 mètres environ au-dessus des couloirs et des magasins souterrains ; mais ce n'était plus qu'un vaste cratère bouleversé. Les obus lourds, dans ce cratère même, creusèrent encore une sorte d'entonnoir, au fond duquel, crevant la dernière voûte, une étroite ouverture pouvait donner accès vers l'intérieur de l'ouvrage. Les Français, jusqu'alors complètement protégés par en haut et complètement enfermés, furent en grand danger soudain d'être enfumés par cette ouverture. Mais le bombardement dont le fort était écrasé rendait pour nous l'observation presque impossible. Les Français furent les premiers à remarquer, de l'intérieur, que l'explosion avait défoncé complètement un plafond ; ils occupèrent à l'instant le bord de l'entonnoir, le garnirent de sacs de terre, y installèrent une mitrailleuse ; ils commandaient ainsi une partie de ce paysage accidenté qu'était devenu le dessus du fort. Par suite, les communications des Allemands avec cette partie supérieure, libres auparavant, se trouvèrent passablement limitées ; ils ne réussirent pas non plus à s'approcher suffisamment pour accabler de grenades le nouveau point d'appui.

Chez les Français, se multipliaient les signes de faim et de soif. Quelques-uns réussirent, par le fossé de la gorge qui restait en leur possession, à s'échapper vers le bois de Montagne, (levant le fort de Souville. Dans cette direction se trouvait la première ligne d'infanterie française. Par là aussi, le commandant du fort, quand il n'eut plus de pigeons voyageurs, envoya des hommes de liaison. Les communications téléphoniques souterraines étaient détruites par les obus lourds.

La position de la garnison française ne cessa d'empirer les 5 et 6 juin ; le nombre des morts et surtout des blessés s'accrut rapidement ; enfin il ne resta plus pour les blessés même que 50 litres d'eau. Les hommes non blessés, depuis deux jours, n'en avaient pas une goutte et, depuis le 5, n'avaient presque rien mangé. Cependant les Français continuaient à tirer du côté de la gorge, par les embrasures de la caserne et celles des fossés, sur tout but qui se présentait. La garnison allemande du fort de Vaux subit ainsi des pertes. Elle en subit d'autres, particulièrement sensibles, sous les feux de flanquement continuels, que le point d'appui d'infanterie, muni d'un canon de campagne, situé tout près, à l'ouest, envoyait sur le fort. La batterie haute de Damloup procédait également, du sud, à un bombardement fort gênant.

Le 6 juin après midi, la situation des Allemands devint extrêmement difficile. Les casemates qu'ils occupaient furent énergiquement et continûment arrosées, d'abord de projectiles à gaz, quelque temps plus tard d'obus lourds. Les deux bombardements ne devaient être que les avant-coureurs d'une contre-attaque de l'infanterie visant à la reprise de l'ouvrage par le sud-ouest. Mais cette attaque fut brisée par l'effet foudroyant du tir de barrage allemand, qui commença à la seconde même où elle se déclencha.

Aujourd'hui, au petit matin, la garnison française s'est rendue par l'organe de son commandant. Les prisonniers qui commencent d'arriver ici sont la vivante image de la désolation...

(Kurt von Reden.)

***

Ce texte, de rédaction convenable, appelle quelques brefs commentaires.

Le combat devant le fort le 2 juin est représenté comme détaché des combats livrés la veille sur le saillant d'Hardaumont, le bois cumin et la ligne des retranchements, et, le même jour, à Damloup et sur la batterie de Damloup, quand il en fait partie intégrante. C'est la retraite des éléments placés à l'ouest et à l'est du fort et accablés sous le nombre qui permet à l'ennemi d'aborder les coffres.

Le nombre des canons et mitrailleuses préposés à la défense de ces coffres est doublé dans la version allemande.

Le fossé nord n'étant plus battu devient pour l'ennemi une sorte de place d'armes.

La situation paradoxale d'un commandant du fort dessus et d'un commandant du fort dedans, l'un allemand, l'autre français, n'était pas nouvelle. Elle s'était déjà présentée, inversée, les 22, 23 et 24 mai au fort de Douaumont dont les troupes du général Mangin occupaient la superstructure et une partie des casemates.

C'est le 4 juin, vers midi, que les Allemands, par-dessus le barrage de sacs de terre, purent lancer des flammes et des gaz asphyxiants.

La version allemande nous apprend un admirable détail de la résistance, ou plutôt complète le rapport d'un observateur d'artillerie signalant le 6 juin que la coupole blindée du fort serait éventrée. Les assiégés ne sont pas seulement enfermés et enfumés. Voici que sur eux le plafond s'écroule. Une ouverture s'est produite dans la voûte qui les protège. Ils s'en aperçoivent les premiers, bouchent en partie la fissure avec des sacs de terre, mais réussissent à installer une mitrailleuse qui bat une partie de la superstructure et gêne considérablement la progression ennemie. Cette mitrailleuse est si heureusement manœuvrée qu'elle ne permet pas aux assaillants d'approcher et de paralyser son tir avec des grenades. Cet incident peut être fixé au 5 ou 6 juin, car le rapport de l'aspirant Buffet, qui résume la vie du fort jusqu'à la nuit du 4 au 5, ne le mentionne pas. Ainsi, jusqu'au dernier moment, l'ingéniosité et la vigueur des défenseurs ne se ralentissent pas.

Il n'y eut aucun projet de contre-offensive de notre part clans l'après-midi du 6 juin. Notre attaque du 6, à deux heures du matin, avait échoué de bien peu. Celle de la brigade mixte ne put avoir lieu que dans la matinée du 8. Le soir du 6 juin, c'est, au contraire, une violente attaque ennemie dans la région de \Taux qui échoua sous nos feux.

Enfin, est-il possible de comparer avec équité à la défense soutenue six jours dans les effroyables conditions que l'on sait, l'incontestable mais combien plus explicable endurance des troupes d'assaut relevées, ravitaillées, abreuvées, ne serait-ce que par l'eau du ciel — car la pluie tomba à diverses reprises — et respirant un air qui n'était pas contaminé et pestilentiel ?

Le véritable vainqueur du fort doit être nommé et le récit allemand ne prend pas garde qu'il le cite quand il dit : Les hommes non blessés, depuis deux jours, n'avaient plus une goutte d'eau. Plus une goutte d'eau, dans les couloirs empoisonnés par la fumée des grenades et par les gaz asphyxiants.

Le véritable vainqueur du fort s'appelle la Soif.

 

II. — LE DERNIER EFFORT

 

Les monts sont hauts, ténébreux et immenses, les vallées profondes, les torrents rapides. Devant et derrière l'armée, les trompettes sonnent, et toutes semblent répondre à l'olifant. L'Empereur chevauche avec colère, et les Français, courroucés et tristes, avec lui. Pas un qui ne pleure et ne se lamente, pas un lui ne prie Dieu de protéger Roland jusqu'à ce qu'ils arrivent ensemble sur le champ de bataille et qu'ils frappent avec lui courageusement. Mais à quoi bon ? Tout cela est mutile ; ils sont trop en retard pour arriver à temps.

 

Les trompettes de Charlemagne ne pourront pas réveiller Roland à Roncevaux.

Le 7 juin, le fort ne répond plus aux appels optiques. Le communiqué allemand a annoncé sa prise ; mais ne l'avait-il pas annoncée déjà le 9 mars ? Le commandement ne se rendra qu'à l'évidence. Il lui faudra la certitude pour qu'il renonce à dégager la garnison. Certes, l'ouvrage écrasé n'est qu'un point du front et n'a plus de valeur par lui-même. Mais il abrite peut-être encore sous ses tenaces voûtes des Français.

Le général Nivelle, commandant de la IIe armée, adresse le 7 cet ordre du jour au groupement chargé des opérations dans la région de Vaux :

La brigade mixte placée sous les ordres du colonel Savy, composée du 2e régiment de zouaves et du régiment colonial du Maroc, a reçu la plus belle mission que puisse envier une troupe française, celle d'aller au secours de compagnons d'armes qui font vaillamment leur devoir dans des circonstances tragiques.

Choisis dans l'héroïque armée de Verdun parmi les plus dignes de la grandeur de cette mission, le 2e zouaves et le régiment colonial du Maroc, soutenus par une puissante artillerie, animés de la volonté inébranlable d'aller jusqu'au bout de leur tache, aborderont l'ennemi  avec leur magnifique élan accoutumé et ajouteront de nouveaux lauriers à ceux qui couvrent déjà leurs drapeaux.

Le pays saura leur prouver sa reconnaissance.

Bonne chance, camarades, et vive la France.

R. NIVELLE.

 

La journée du 7 juin est consacrée aux derniers préparatifs. Les bataillons touchent des grenades, des fusées, des feux de bengale-signaux ainsi qu'un second bidon de deux litres. La distribution des cartouches est complétée. Chaque homme doit emporter quatre jours de vivres, car il ne faut point compter sur la possibilité du ravitaillement. Enfin lecture est donnée des ordres dans chaque compagnie, afin que nul n'ignore l'importance de la mission à accomplir : des camarades attendent qu'on vienne à leur secours.

La marche d'approche se fait dans les pires conditions : pluie, terrain détrempé, nuit noire où les guides s'égarent, ce qui retardera l'entrée en ligne de trois compagnies. L'attaque doit se déclencher à quatre heures dix. Une heure avant, l'ennemi attaque lui-même à la grenade et revient à la charge une seconde fois à la tranchée de Belfort. Il est repoussé, mais il a jeté quelque confusion dans nos rangs.

Néanmoins, au petit jour, les zouaves et l'infanterie coloniale abordent l'ennemi avec leur magnifique élan accoutumé. Sans doute, l'espoir de secourir les défenseurs de Vaux est-il bien précaire. Tant de signes indiquent, en effet, qu'il est trop tard. Si le radiogramme allemand qui a annoncé la capitulation est sujet à caution, les observatoires ont remarqué des modifications dans l'aspect des voûtes : devant les salles 7 et 8, le pare-éclats en sacs de terre ou en pierre est presque complètement détruit.

Sous une tempête de feu — car l'ennemi entend garder sa conquête — nos fantassins progressent. Ils veulent aller jusqu'aux camarades. Ils iront.

Un obus pénètre dans un poste de commandement. L'appareil reste intact, mais le téléphoniste a les deux mains coupées par un éclat. Il tend ses moignons à son chef et s'excuse :

— Je ne peux plus téléphoner.

Comme l'attaque du 6 juin, l'attaque de la brigade mixte parvient à entourer le fort. Mais l'ennemi occupe la superstructure et ses mitrailleuses nous occasionnent de lourdes pertes. Des renforts lui arrivent sans cesse. Le bataillon de droite ne peut que s'accrocher au terrain après une lente progression. Au centre, la progression se poursuit jusqu'aux fossés du fort. C'est à ce moment que les mitrailleuses allemandes nous font le plus de mal. Les chefs de l'expédition tombent l'un après l'autre et, parmi eux, le commandant Gilbert et le commandant Jérôme de Mouy, officier de cavalerie breveté qui, revenu du Maroc et affecté à un état-major d'armée, avait demandé le commandement d'un bataillon de zouaves.

Les deux bataillons sans cadres sont contraints de renoncer à la reprise du fort et de se retrancher dans les parallèles du départ.

Une explosion, tout à coup, se produit dans le fort, et une épaisse fumée noire sort de la casemate 5.

Aucun être humain n'est plus vivant dans ce réduit.

***

A huit heures du matin, le bataillon du régiment colonial qui est en soutien ne sait encore rien de précis sur l'opération engagée, sinon que les deux bataillons d'assaut ne sont pas revenus. Donc ils ont dû progresser, et ils ont besoin de munitions pour parer aux contre-attaques imminentes. Une corvée de 80 hommes est détachée sous les ordres d'un lieutenant et de l'aspirant Jacques Bégouen. Ils emportent des grenades, des fusées et des feux de bengale pour jalonner nos lignes. On peut les suivre sur le terrain grâce aux notes de l'aspirant Bégouen dont je citerai un passage. Celui-là aussi sera plus tard un chroniqueur de la guerre. Fils du comte Bégouen, dont on connaît l'érudition historique, il a sous les drapeaux deux frères dont un appartient comme lui à cet héroïque régiment colonial du Maroc qui s'est illustré à Dixmude au mois de décembre 1914 et qui, dans la bataille de Verdun, s'est acquis de nouveaux titres de gloire.

Carnet de notes de l'aspirant Bégouen.

(8 juin.)

... Nous voilà donc partis par fractions mélangées pour accomplir une mission des plus périlleuses, celle où l'on a besoin de la connaissance réciproque des hommes, de l'aide de bons gradés qui aient confiance en vous...

Le guide marche lentement en tête. Les hommes sont chargés, il faut que tous suivent. Nous traversons un bois de taillis, où un profond boyau se cache, endroit qui ne peut être pris sous le feu de l'artillerie ennemie. La boue liquide nous arrive à mi-mollets. Tout va bien.

La contre-pente est finie, nous voilà arrivés de nouveau face à la saucisse boche.

C'est à cet endroit que commence la zone des tirs de barrage et de battage mathématiques qui ne s'arrête que sur les premières lignes françaises.

La route traversée, nous montons la pente raide qui conduit à la crête. Déjà les arbustes et les arbres sont abîmés... Le labourage commence. Mais la saucisse ne nous a pas encore vus et nous supportons le tir ordinaire de battage ; cinquante ou soixante obus à peine tombent à droite et à gauche du petit boyau.

Avant de franchir la crête, nous faisons la pause. La première équipe en avant continue peu à peu son chemin.

Le guide me demande tout à coup : Où faut-vous conduire ?On m'a dit en première ligne. — Mais moi, je dois m'arrêter chez le colonel. Il ne connaît pas le chemin pour aller en première ligne. Nous avançons quand même. Nous voilà sur le plateau de carnage, où les boyaux sont devenus des pistes, la forêt, quelques rares troncs échevelés, où le sol est fait de lambeaux de toutes sortes, où les cadavres groupés par la mort sont là dans toutes les positions...

Je recommande à mes hommes de me suivre par bonds dans les trous d'obus, et nous commençons la marche pendant 200 mètres.

A ce moment, le guide nous arrête : Voici, à droite, le boyau pour aller au colonel. — J'insiste encore : Mais je dois aller en première ligne. — Je ne sais pas le chemin, je vais chez le colonel et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il détale dans la direction du colonel. Que faire ? Les hommes sont fiévreux, ne veulent pas marcher sans guide... Nous fonçons tous dans la direction du poste du colonel. Le boyau ne peut se voir que par endroits car il est comblé de cadavres. Il y a de tout : du génie, des biffins, des coloniaux... dans cette boue mélangée de cadavres, les pas sont marqués, et tout cela dans une odeur âcre de sang, de chair corrompue... Vos nerfs se tendent, vous commencez à devenir le surhomme que vous serez quand la poudre vous aura brûlé...

Nous voilà à un poste de relais de coureurs. Notre guide est là. Je m'apprête à l'engueuler vivement et à lui demander des explications, quand un remplaçant arrive pour nous conduire, cette fois, en première ligne. Il sait le chemin, celui-là. Demi-tour pour reprendre le chemin vers le fort de Vaux. Les hommes sont très fatigués. Une pause est faite.

Sur les instances du guide qui prétend que plus vite on ira mieux ça vaudra, nous repartons. Nous revoilà sur le bon chemin. La première corvée, conduite directement par son guide, est loin. Elle a passe le plateau et descend maintenant la pente du Ravin de la Mort... Les Boches en ce moment ouvrent le feu sur eux et déclenchent leurs tirs de barrage, une pluie de fer, de tous calibres commence... partout ça saute en l'air...

En avant. La danse est effroyable. Les hommes commencent à s'espacer, si je m'arrête ils ne repartiront plus...

Le soleil éclaire tout ce paysage... Occasion comme jamais de faire une photo magnifique : au fond, à gauche, le fort de Vaux ; à droite, les plaines de la Woëvre ; à gauche, les quelques troncs marquant le bois de la Caillette, noir de 210 fusants Au premier plan, le champ de carnage où les trous d'obus se touchent, se mangent, pleins de morts. Et partout des trombes de terre et de matériaux sautant sous l'impulsion des obus... C'était unique et si facile à prendre, puisque c'était en faisant mon devoir... Mais mon appareil était au fort de Tavannes.

 

La mission est remplie et les premières lignes ravitaillées dans les trous d'obus : l'aspirant revient au fort de Tavannes. Cependant il faut retourner à l'avant, en plein jour ; Bégouen y retourne.

Quelques jours plus tard, relevé, il décrit l'arrivée au cantonnement :

Nous sommes les premiers arrivés : fantômes de boue, pâles et fragiles, on accourt vers nous. On nous serre la main, on est heureux de nous revoir, et nous, malgré toutes les souffrances, la fatigue, nous ne donnerions rien pour changer notre place... Pleins de joie orgueilleuse, nous serrons la main de tous ces soldats propres et frais qui nous entourent. Nous buvons avec délices quelques quarts de café bouillant. Puis on nous conduit citez nous. Avant de nous quitter pour reparaître propres, je serre la main à tous ceux qui m'ont suivi ; je me souviendrai d'eux.

 

Au plus fort des assauts contre le retranchement dont il a la garde, le capitaine Delvert admire la pose d'un grenadier lançant ses grenades. Un soldat du 142e qui a pu sortir du fort de Vaux, racontant l'attaque par les flammes, les gaz, les pétards explosifs et la porte qui s'écroule, et les hommes qui sautent, et les Boches qui se précipitent, et le lieutenant Bazy qui leur barre le couloir, ne peut se tenir de constater : C'était superbe ! L'aspirant Bégouen, conduisant sa corvée sous la trombe de fer, regrette son appareil photographique. Éternelle race amoureuse de beauté, chez qui rien ne peut abolir le goût de voir et de sentir la vie...

 

III. — LA MOISSON FUTURE

 

Vaux est perdu, momentanément, mais Vaux sera repris et la bataille de Verdun se gagne jour à jour. La bataille de Verdun, jour après jour, prend son sens. Le fantassin qui ne connait que ses camarades de tranchée fait partie d'une immense armée répartie sur tous les fronts : sa sueur et son sang se mêleront clans l'histoire au sang et à la sueur de ses frères inconnus et lointains. Un coin de sol disputé qui est considéré comme un but unique dans l'espace n'est, en réalité, qu'un point du vaste front mouvant où se heurtent les deux forces du monde.

Cinq jours après la prise du fort, le 12 juin, le général en chef porte à la connaissance des troupes de Verdun les victoires russes en Bukovine et en Galicie dans cet ordre du jour :

LE PLAN MURI PAR LES CONSEILS DE LA COALITION EST MAINTENANT EN PLEINE EXÉCUTION.

SOLDATS DE VERDUN, C'EST A VOTRE HÉROÏQUE RÉSISTANCE QU'ON LE DOIT. C'EST ELLE QUI A ÉTÉ LA CONDITION INDISPENSABLE. C'EST SUR ELLE QUE REPOSENT NOS VICTOIRES PROCHAINES ; CAR C'EST ELLE QUI A CRÉÉ SUR L'ENSEMBLE DU THÉATRE DE LA GUERRE EUROPÉENNE UNE SITUATION DONT SORTIRA DEMAIN LE TRIOMPHE DÉFINITIF DE NOTRE CAUSE.

 

Maintenant l'ennemi contenu subira notre loi et notre manœuvre.

Le 10 mars, l'ennemi gravit les pentes nord du fort de Vaux. Il n'est plus qu'à 2 ou 300 mètres de la contrescarpe. Pour franchir ces 2 ou 300 mètres, il emploiera trois mois. Trois mois d'efforts surhumains, d'attaques incessantes, de dépense inimaginable de munitions, d'invraisemblables pertes de jeunes hommes, fleur de la nation. Trois mois, comme s'il n'avait pas d'autre but dans la guerre.

Et, pendant ces trois mois, la coalition achève d'élaborer, préparer et exécuter son plan.

On se bat devant le fort, dessus et dedans, du 2 au 7 juin. Et le 4, la première offensive russe au sud du Pripet se déclenche. Elle contraint sans retard l'Autriche à abandonner sa propre offensive contre le Trentin.

On se bat devant Verdun depuis le 21 février ; on continue de s'y battre en juin et en juillet. L'offensive italienne sur le Trentin se déclenche le 25 juin, en attendant celle des premiers jours d'août sur l'Isonzo. L'offensive franco-anglaise sur la Somme se déclenche le 1er juillet, et l'offensive russe centrale le 3 juillet.

Soldats de Verdun, c'est à votre héroïque résistance qu'on le doit...

***

Dans Guerre et Paix, le prince Bagration, pendant la bataille, apprend de mauvaises nouvelles, mais sa tranquillité étonne et rassure les aides de camp qui les apportent. Il a dans l'avenir de la Russie une confiance inaltérable. Un échec momentané ne saurait ébranler en lui la certitude du triomphe final. Rien qu'à le voir, ceux qui l'approchaient avec des figures décomposées sentaient le calme leur revenir...

Ainsi s'explique la rassurante parole entendue à Verdun au mois de mars, quand le fort, une première fois, subissait la tempête :

— Vous pouvez être tranquille.

Car l'avenir s'organise.

Le fort a joué son rôle devant la citadelle inviolée de Verdun. Et pendant qu'il contenait l'ennemi, l'orage s'amoncelait ailleurs qui réduira un jour en morceaux la puissance allemande.

***

Pauvre fort de Vaux, réduit de poussière et de cendre, merveille de résistance, toi qui battais comme un cœur, le monde entier eut les yeux fixés sur toi pendant quelques jours. Le monde entier ne se trompait pas en t'attribuant cette importance que ton courage élargissait. Tu servais des plans que tu ne connaissais pas et tu as aujourd'hui ta part dans toutes les opérations qui se déroulent et se dérouleront.

Les pays arrosés par la lave des volcans montrent, quand la lave a passé, une fertilité incomparable. Sur ton sol convulsé va croître une moisson de victoires, et de ta défense jaillira une source vive et inépuisable d'héroïsme français...

 

Mars-août 1916.

 

 

FIN DE L'OUVRAGE