LES DERNIERS JOURS DU FORT DE VAUX

9 MARS-7 JUIN 1916

 

LIVRE III. — L'ÉTREINTE

 

 

I. — LA PIERRE ET L'HOMME

 

Dans quel état est-il, ce pauvre fort de Vaux qui, depuis le 21 février, depuis cent jours, reçoit sa ration quotidienne d'obus : dix mille en moyenne pour la région, et de tous les calibres, mais principalement des plus gros, du 210, du 305 et jusqu'à du 380 ? Il doit être martelé, pilé, écrasé, concassé, nettoyé, pulvérisé : inutilisable et inhabitable, peut-il être autre chose qu'un amas sans nom de pierre et de terre, de débris de toutes sortes changés en poussière ou en cendre ? Où l'artillerie de l'empereur Guillaume a convenablement travaillé, on assure qu'il ne reste rien. L'herbe ne pousse plus où mes chevaux passent, proclamait Attila.

De fait, l'aspect extérieur du fort est lamentable. Les superstructures sont tout à fait détruites et le dessus n'est plus qu'un chaos.

L'entrée par le sud s'est écroulée et dès longtemps ne sert plus. Pour pénétrer à l'intérieur on passe soit par le coffre double du nord-ouest, soit par le coffre simple du nord-est.

Le coffre double est écrasé, mais une issue a été aménagée à l'usage des troupes qui se succèdent dans le secteur à l'ouest du fort — courtine, tranchée de Besançon —. La gaine qui le relie aux bâtiments est fissurée près de la descente dans le fossé et crevée près de la caserne.

De même le coffre simple nord-est a été percé vers l'extérieur et fournit un passage aux éléments qui tiennent les tranchées est et nord — tranchées du Fort et de Belfort.

Ces deux entrées, qui sont du côté du trapèze le plus rapproché de l'ennemi, favoriseront l'assaillant. C'est par là qu'il s'introduira. Mais peut-il s'attendre à une résistance dans une telle ruine ? La tourelle de 75 a beaucoup souffert ; sa communication avec la caserne est obstruée. L'ensemble n'est pas utilisable. Les deux observatoires cuirassés ont résisté, mais on ne peut y introduire des mitrailleuses. Le coffre simple du sud-ouest est en assez bon état : sa communication, qui avait été bouchée, a été rétablie : il n'a pas d'ouverture extérieure. La caserne enfin est fissurée, mais tient bon. Une garnison peut s'y abriter.

Le double réseau de fil de fer qui ceinturait le fort est en morceaux, ou enfoui dans les trous d'obus. On ne saurait compter sur la résistance des contrescarpes et des escarpes et du fossé qui les sépare : les murs ébréchés ont coulé et le fossé, à demi comblé, n'est plus un obstacle.

Tel est ce tronçon de fort, ce moignon de défense que l'ennemi aborde. Le 9 mars, quand il l'assiégea, il rencontrait encore devant lui du fil de fer, des remparts, des parapets, des abris de mitrailleuses. Maintenant, s'il parvient à l'atteindre — et il le touche presque, il n'en est pas à 200 mètres — il peut monter dessus sans acrobatie, et pour entrer dedans il trouve, béantes de son côté, les deux issues des coffres nord. Maintenant il n'y a plus rien, en dehors des tranchées bouleversées qui sont en avant et sur les flancs, pour s'opposer à son envahissement. Plus rien que des hommes qui attendent la tempête, comme des marins résolus à ne pas abandonner leur vaisseau désemparé.

La garnison a pour chef le commandant Raynal, du 96e régiment d'infanterie, qui, blessé, n'a pas voulu attendre sa guérison pour reprendre du service. Né à Bordeaux où son père était bottier, le 7 mars 1867, d'une famille originaire de Montauban, le futur défenseur de Vaux fait ses classes au lycée d'Angoulême, puis s'engage au 123e régiment le 15 Mars 1885. Cinq ans plus tard, il entre à l'École de Saint-Maixent, en sort sous-lieutenant le 1er avril 1891 avec le n° 1 sur 328. Capitaine lorsque la guerre éclate, il est nommé chef de bataillon le 24 août 1914. Comment il a commandé son bataillon, une citation à l'ordre de l'armée le montre : Commandant l'avant-garde de son régiment le 14 septembre 1914 et ayant pris le contact dès le matin à faible distance de l'ennemi fortement retranché, a immédiatement établi son bataillon sur les points d'appui et l'y a maintenu énergiquement sous le jeu de l'infanterie, des mitrailleuses et de l'artillerie lourde allemandes. Blessé sérieusement dans l'après-midi, a conservé le commandement de son bataillon, se tenant sur la première ligne pour y assurer la direction du combat, dans un terrain difficile et couvert, jusqu'à ce qu'une trop grande perte de sang l'obligeât à se retirer. A Crouy, le 14 septembre, une balle de mitrailleuse lui a labouré la poitrine du côté gauche. Chevalier de la Légion d'honneur du 11 juillet 1900, il est promu officier le 11 janvier 1916 avec ce libellé : Officier supérieur de haute valeur morale et militaire. Blessé grièvement le 14 septembre 1914, est revenu au front où il n'a cessé de rendre les meilleurs services ; blessé à nouveau très grièvement le 3 octobre 1915 alors qu'il procédait avec sang-froid et méthode à la reconnaissance du secteur de son bataillon.

Il a reçu à Tahure, en Champagne, sa seconde blessure : un éclat d'obus à l'abdomen lui a brisé la crête de l'os iliaque avant de ressortir par le dos.

Trop mal remis encore pour pouvoir assurer un commandement actif, il a demandé un poste où il y eût peu à bouger et beaucoup à risquer. Vous commanderez un fort de Verdun. — Le commandant fait la grimace : il préfère le terrain découvert. — Le fort le plus exposé. — Lequel ? — Vaux évidemment. — Alors, va pour Vaux.

Et le voilà parti. Tel est l'homme à qui sont confiées les destinées du fort. Sa troupe se compose d'une compagnie du 142e régiment, la 6e, sous les ordres du lieutenant Alirol (120 fusils), d'une compagnie de mitrailleurs du 142e (lieutenant Bazy), d'une trentaine d'artilleurs, d'une dizaine de soldats du génie, d'une vingtaine d'infirmiers, brancardiers et téléphonistes, d'une vingtaine de territoriaux pour les corvées. Au total, de 250 à 300 hommes. Mais c'est là le chiffre normal, réglementaire de la garnison. Tout de suite il s'augmentera d'une cinquantaine de mitrailleurs du 53e régiment, puis des blessés qu'on apportera au poste de secours, puis des éléments du 101e et du 142e régiments qui, protégeant le fort en avant et sur les flancs, reflueront à l'intérieur par les ouvertures des coffres sous la poussée ennemie. Dès le 2 juin, il s'enflera et, de 250, s'élèvera bientôt à plus de 600, ce qui aggravera les difficultés déjà si grandes de la défense. En effet, si les ravitaillements en munitions, génie, service de santé, sont largement suffisants, les approvisionnements en vivres ont été prévus pour une durée de quinze jours, mais pour une garnison de 250 hommes. Les citernes ont bien été remplies, mais les troupes du secteur qui l'ont su n'ont pas manqué de considérer le fort comme un point d'eau, providentiellement aménagé contre la soif si terrible à supporter sur ces pentes arides et battues. Les commandants du fort ont eu sans cesse à lutter contre cette tendance : pendant le mois de mai, ils ont réussi néanmoins à créer une réserve. Cette réserve a été apportée par des hommes de corvée porteurs de bidons de deux litres : corvées héroïques et parfois tragiquement interrompues. Au 29 mai, elle s'élevait à peine à deux ou trois mille litres. La garnison normale, dès le début rationnée, aurait trouvé là des ressources pour une durée de dix à douze jours, et même davantage. Elle sera débordée par les arrivants dès le premier jour. L'eau ne tardera pas à manquer et la soif sera la plus cruelle souffrance de la défense de Vaux.

Cependant la garnison est prête, et le commandant Raynal attend.

 

II. — L'ÉTREINTE SE RESSERRE A L'OUEST (1er JUIN)

 

Dès le 31 mai le bombardement sur nos premières lignes de la Caillette et sur le ravin du Bazil, sur le bois de Vaux-Chapitre, le fort et toute la région de Vaux, sur Damloup et la Laufée, dépasse dans de telles proportions le pilonnage accoutumé, que l'on s'attend à une offensive. Sur quel point se déclenchera-t-elle ? Sur l'ensemble de ce front, ou sur un étroit secteur ? Fidèle à sa tactique qui est d'avancer successivement l'une et l'autre épaule, l'ennemi n'attaque qu'à l'ouest du fort. Il limitera ses objectifs au saillant d'Hardaumont que nous tenons encore, à la lisière du bois de la Caillette, au ravin du Bazil où passe la voie ferrée, à l'étang et à la digue, enfin au bois Fumin, partie du bois de Vaux-Chapitre qui est à l'est du ravin des Fontaines. S'il parvient au bois Fumin, il emportera aisément la série des retranchements R3, R2 et R1 qui défendent les pentes au-dessus de l'étang de Vaux jusque près du fort S'il s'empare des retranchements, le fort débordé tombera à son tour. Peut-être une journée lui suffira-t-elle pour opérer ce mouvement tournant qui lui livrera le fameux fort cuirassé dont la fausse conquête avait, le 9 mars, fait tressaillir d'orgueil l'Allemagne. En trois mois, ce malheureux fort a été réduit en poudre. N'importe : il porte un nom retentissant et sa prise ne doit offrir aucune difficulté : quels hommes s'enfermeraient dans un tel abri ? Et pour en finir l'ennemi lance, entre le bois de la Caillette et le fort, la Ire division (moins le 3e grenadiers), devant le fort la 50e division, et entre le fort et Damloup une division combinée comprenant le 3e grenadiers de la 1re division, les 126e et 105e régiments du XVe corps. A l'importance des effectifs engagés— encore devra-t-il les renforcer dès le 5 juin, avec la 2e brigade du corps alpin — il montre tout le prix qu'il attache à cette proie déjà tant blessée. Notre défense hors du fort est ainsi disposée : au saillant d'Hardaumont (bois de la Caillette) un bataillon du 24e régiment ; de la digue au retranchement R1 le 1er bataillon (commandant Fralon) du 101e régiment (une compagnie à la digue, une compagnie — la 3e, lieutenant Goutal — à R3 et R2, un peloton à chaque redoute) ; de R1 à l'ouest du fort, le 2e bataillon (commandant Casabianca) du 101e (la 8e compagnie, capitaine Delvert), à R1, la 7e en crochet défensif devant et à gauche du fort.

La chaîne se continue par le 142e régiment (colonel Tahon) qui a fourni au fort sa garnison et qui occupe, devant et à l'est, la tranchée de Belfort avec son 2e bataillon (commandant Chevassu) : les 7e et 8e compagnies dans la tranchée de Belfort, les deux autres en soutien au sud-est. Le 1er bataillon (commandant Mouly) occupe le village en flèche de Damloup avec trois compagnies, la 4e tenant en arrière la batterie de Damloup et la tranchée de Saales qui, de la batterie, rejoint le village. Enfin le 3e bataillon (commandant Bouin) est chargé, plus à l'est, du secteur de Dicourt et de l'ouvrage de la Laufée. Des relèves ou des renforts compléteront la défense.

Le 1er juin, à huit heures, l'ennemi, après son intense préparation d'artillerie, attaque ce saillant d'Hardaumont que nous tenons encore au nord du ravin du Bazil où passent la voie ferrée et la route de Fleury à Vaux. De la redoute R1, sur les pentes du plateau qui porte le fort de Vaux, le capitaine Delvert est aux premières loges pour suivre l'action qui se déroule en face de lui, de l'autre côté du ravin. Il voit les fantassins allemands sortir comme des fourmis quand on a frappé- du pied une fourmilière. Les voici qui dévalent sur notre tranchée du saillant. Ils sautent dedans. La fumée blanche qui en sort indique qu'il s'y livre un combat à la grenade. Des essaims de capotes bleu clair essaient plus loin de regrimper les pentes du bois de la Caillette déjà inondées de soleil : ils refluent en désordre sur le ravin de la Fausse-Côte et redescendent vers l'étang. Les obus éclatent au milieu d'eux, mais presque personne ne tombe. Puis les Allemands, en colonne par un, se glissent le long de la voie ferrée. Nul doute : le saillant est perdu et ils tiennent le ravin.

Ils continuent de défiler jusqu'au talus de la voie ferrée. En nombre toujours grossissant, ils arrivent à la digue, ils la franchissent. Et ils abordent le bois Fumin et les retranchements. Ces retranchements ne sont plus guère que des trous d'obus reliés entre eux, sauf RI qui garde encore un air fortifié avec ses murs en ciment armé et son haut talus. A midi, R2 et R3 subissent l'assaut : leur résistance, enfin, arrête l'ennemi dont mitrailleuses et fusils fauchent les vagues. Toute ‘larve grise qui rampe sur les pentes de Fumin est aussitôt repérée et fusillée. Tout de même, l'ennemi est venu bien près : on a pu lui prendre sur place un lieutenant, un aspirant et quatre soldats du 41e régiment d'infanterie.

Il ne s'arrêtera pas si près du but, malgré ce sanglant échec. Un bataillon remplace le bataillon détruit. A deux heures de l'après-midi, nouvel assaut qui se prolonge avec des alternatives d'avance et de recul. La lutte est chaude dans les boyaux et les tranchées à demi comblés, à la grenade, à la baïonnette, corps à corps. Mais à trois heures, les deux retranchements sont perdus. Ce qui s'est produit à la digue, personne n'est revenu le raconter. Ce qui s'est passé à IV et R3 occupés par les deux pelotons, une carte postale du lieutenant Goutal qui les commandait, adressée d'un camp de prisonniers au colonel Lanusse, commandant le 101e régiment, et datée du 5 juin, mais retardée dans son envoi, est venue l'apprendre un mois plus tard.

J'ai rencontré le colonel Lanusse comme il venait de débarquer dans un cantonnement de repos, un petit village souriant au bord des vallons tourmentés de l'Argonne. Il sortait d'une période de tranchées : ayant posé sa vareuse à cause de la chaleur, il accordait un piano qu'il avait découvert chez un habitant. Cette bonne fortune est rare pour un amateur de musique. Une flûte, un violon, posés sur une table, attendaient les artistes, et aussi la partition d'un trio classique.

— Vous le voyez, me dit-il, musica nie juvat.

— Ou delectat, répondis-je en pieux souvenir de ma grammaire latine.

Avec la même simplicité, il évoqua pour moi la terrible semaine où son régiment s'illustra. La carte du lieutenant Goutal l'a réjoui comme une marche guerrière, mais ne l'a pas étonné. Il était. sûr que les choses avaient dû arriver ainsi. Et s'il appuya sur le rôle de tel ou tel de ses officiers, il se hâta de rendre justice aux autres. Sauf lui-même, il me cite tout son monde. Voici donc le témoignage du lieutenant Goutal qui, en quelques mots laconiques, résume la défense de R2 et R3 :

Blessé le 1er juin. Ai été ramassé par Allemands et emmené ici. Avons scrupuleusement exécuté ordre donné ne pas reculer d'un pouce sous aucun prétexte. C'est ainsi qu'isolés, tournés de toutes parts, nous avons succombé sous le nombre. Je suis tombé l'un des derniers, frappé en plein ventre par une balle tirée à dix mètres de distance. Le lieutenant Huret, le bras droit fracassé. Le sous-lieutenant Pasquier, blessé. L'adjudant Farjou, la main droite broyée et la cuisse gauche traversée par une balle. L'aspirant Tocabens, cinq éclats d'obus dans le corps. Le sergent Lecocq, tué d'une balle en plein front. Le reste de la compagnie à l'avenant. Cette énumération, plus qu'aucun commentaire, vous dira comment nous avons compris notre devoir et satisfait l'honneur.

Je vous signale la vaillante conduite du lieutenant Hure, de l'aspirant Tocabens et spécialement de l'adjudant Farjou, sur la poitrine duquel la médaille militaire serait bien placée.

 

Après chaque assaut, c'est la même litanie émouvante des chefs et des gradés blessés ou morts.

La première carte écrite le 5 juin par le lieutenant Goutal du lazaret où il est soigné est adressée à son colonel ; la seconde est pour sa femme, à Toulouse : Combattant sous Verdun depuis vingt jours, lui dit-il, ai été blessé d'une balle au ventre. Ai été ramassé sur champ de bataille par Allemands et emmené prisonnier. Docteur estime qu'il m'en tirera. Confiance ! suis tombé en brave, l'honneur est sauf. Mais suis navré, car désormais croix de guerre impossible...

Un mois plus tard, le 13 juillet, il donne plus de détails, mais la même pensée l'agite : Ces braves gens, dit-il de sa compagnie, se sont fait presque tous tuer ou blesser sur place, et pas un officier n'est sorti indemne de la bataille. Puis il ajoute : Comment ma blessure n'a-t-elle pas été mortelle ? C'est encore un bienfait de la Providence. Enfin ce sera l'orgueil de ma vie de n'avoir pas cédé un pouce de terrain et d'être tombé sur la position que le pays m'avait confiée. Tout cela, vois-tu, fait oublier la souffrance et grandit la mémoire de tous les braves qui sont morts autour de moi...

Enfin, au mois d'août, on le devine remis de sa blessure et plein d'espoir. Il demande aux siens, gentiment, quelques cigares à dix centimes, de ces bons cigares de la douce France d'où monte, fine et narquoise, la fumée bleue qui reflète comme un coin du ciel miré dans nos belles eaux limpides où se regardent nos coteaux, nos grands bois, notre terre chérie avec ses vingt siècles de gloire, d'honneur et de foi, la France enfin pour qui, avec tant de joie, moi et tant d'autres nous avons donné le meilleur de notre sang. Pour supporter l'exil, sans doute écrira-t-il des vers. Ne convenait-il pas de citer ces lettres d'un prisonnier avant de revenir à la journée du 1er juin ?

Au cours de cette journée du 1er juin, les coureurs, presque tous volontaires, assurèrent les liaisons avec un dévouement inlassable. L'un d'eux arrive au poste de commandement du bois Fumin, franchissant — par quelle chance ! — un tir de barrage très serré.

— Tu aurais pu attendre quelques instants, lui dit paternellement le colonel.

Mais il montre l'enveloppe.

— Mon colonel, il y avait écrit : urgent.

Deux autres sont envoyés du régiment au poste de la brigade. En route, l'un d'eux est tué par un 105 qui supprime avec lui le pli dont il était porteur. Son camarade retourne au poste du colonel, réclame une copie du pli et repart pour remplir sa mission.

Maîtres des deux retranchements, les Allemands s'avancent dans le bois Fumin. Il leur faut maintenant forcer R1, la redoute la plus rapprochée du fort, et ils aborderont alors le fort par l'ouest et même par le sud. Notre surprise et sa hardiesse le lui livreront peut-être sans coup férir.

Cependant le colonel du 101e, en bon chef d'orchestre, accorde ses dispositions de combat. Il place ses réserves en barrage dans le bois, cherche et trouve sa liaison au ravin des Fontaines et creuse la terre pour s'y mieux agripper. Toute la nuit suivante il fera travailler ses hommes sans relâche, profitant de l'indécision sur les lignes qui paralyse l'artillerie ennemie, pour se couvrir et organiser son front entre R1 et le ravin.

Car la redoute R1 est assiégée dès le soir du 1er juin. Deux mitrailleuses qui battent les pentes calment l'audace ennemie : Devant leur champ de tir, on voit des groupes de corps gris étendus sur la terre... Dans nos tranchées le spectacle est déjà tragique : Partout les pierres sont ponctuées de gouttelettes rouges. Par place, de larges mares de sang violet et gluant restent figées. Dans le boyau au milieu du passage, sur le parados, au grand soleil, des cadavres gisent, raidis dans leurs toiles de tente sanguinolentes... Partout des amas de débris sans nom : boîtes de conserves vides, sacs éventrés, casques troués, fusils brisés, éclaboussés de sang. Au milieu d'un de ces horribles tas s'étale une chemise toute blanche et dégouttante de sang rouge. Une odeur insupportable empeste l'air. Pour comble, les Boches nous envoient quelques obus lacrymogènes qui achèvent de rendre l'air irrespirable. Et les lourds coups de marteau des obus ne cessent de frapper autour de nous.

Ce tableau est vu le soir du 1er juin par le capitaine Delvert qui commande la défense de R1. R1 va résister jusqu'au 8 inclus. R1 ne sera pris que dans la nuit du 8 au 9. Comme un artiste ébauche une maquette avant de tailler dans le marbre la statue, la défense de la redoute est une image en raccourci de la défense du fort. Cet épisode de la redoute, mieux vaut ne pas en couper le récit et le suivre d'un bout à l'autre en empiétant sur l'avenir. R1, d'ailleurs, se bat isolément, ne sait pas ce qui se passe à sa droite, ni à sa gauche, ignore la vie ou la mort du fort dont il croit protéger un des flancs quand l'ennemi réussira à passer entre le retranchement et la contrescarpe. Celui qui a mené la résistance a, pour en être l'historien, une autorité particulière. Voici donc, en partie, les admirables notes du capitaine Delvert, du 2 juin jusqu'au soir du 5 où il fut relevé :

Journal du capitaine Delvert (2-5 juin).

Vendredi 2 juin. — Nuit d'angoisse perpétuellement alertée. Nous n'avons pas été ravitaillés hier. La soif surtout est pénible. Les biscuits sont recherchés... Un obus vient de faire glisser ma plume. Il n'est pas tombé loin. Il est entré dans le poste de commandement par la porte et a broyé mon sergent fourrier, le pauvre petit C... Tout a été ébranlé. J'ai été couvert de terre. Et rien ! Pas une égratignure.

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Vingt heures. — Les Boches d'en face sortent de leur tranchée. Ici, tout le monde est au créneau. J'ai fait distribuer à tous des grenades, car à la distance où nous sommes le fusil est impuissant.

Les voilà !

— En avant, les enfants ! Hardi !

— S... coupe les ficelles et nous les expédions.

Les Boches nous répondent par des grenades à fusil, mais qui portent trop loin. Ceux qui sont sortis, surpris par notre accueil, regagnent Sarajevo en vitesse — sauf ceux qui restent de place en place, parfois par groupes, étendus sur la plaine.

De Sarajevo — la tranchée de Sarajevo, occupée par l'ennemi, est à 50 ou 60 mètres à peine de la redoute —, on voit des ombres sortir précipitamment et se diriger vers l'arrière : sans doute la seconde vague qui se dérobe.

— Aux fusils, les enfants, feu de poursuite ! Ch... lance une fusée rouge. Si nous avions un tir de 75 maintenant, ce serait parfait.

Tout à coup, des flammes fusent derrière nous, avec des torrents de fumée blanche et noire. Ce sont de véritables jets de flammes. Pas de doute ! Ils ont forcé à droite et nous lancent ici des liquides enflammés...

Mais voilà que de l'incendie montent des flammes vertes et rouges. Je me rends compte. C'est mon dépôt de fusées qui flambe. A un pareil moment ! Heureusement que les Boches ont été soignés. Des malheureux dévalent sur la droite en criant. Quelques hommes s'émeuvent auprès de moi et quittent le créneau.

— A vos places ! N... de D... ! Et vous, tas de gourdes ! vous f... le camp parce que deux fusées flambent !

En moins de deux minutes l'ordre est rétabli.

Les flammes montent et bouillonnent sans cesse, dans la nuit, au milieu des obus. A tout moment une nouvelle fusée lance son jet de flammes.

L'incendie gagne le poste de commandement d'où bientôt sortent deux langues de feu. Il nous faut d'abord sauver les grenades qui sont à proximité.

Un sac de cartouches est resté dans le brasier, car on entend le crépitement. Le terrible est que les murs sont faits de sacs à terre et alimentent eux aussi le foyer. Et les obus, et les balles qui ne cessent de siffler.

Enfin ! Toutes les caisses de grenades sont déblayées. Le feu, sur lequel tombent les pelletées de terre, diminue d'intensité.

Heureusement les Boches ont été calmés par nos grenades. Il est vrai que maintenant il nous faut en aller chercher d'autres si l'on veut résister à une autre attaque. On en a vidé près de vingt caisses.

Vingt-deux heures. — Un homme arrive du poste du colonel avec cinq bidons d'eau — dont un vide — pour toute la compagnie. Ce sont des bidons de deux litres. Cela fait neuf litres — à peu près pour 60 hommes, 8 sergents, 3 officiers.

L'adjudant fait devant moi, avec une parfaite équité, la distribution de cette eau, qui sent le cadavre.

Samedi 3 juin. — Il y a près de soixante-douze heures que je n'ai pas dormi.

Deux heures trente. — Les Boches attaquent à. nouveau :

— Du calme, les enfants ! Laissez-les bien sortir ! On a besoin d'économiser la marchandise. A 25 pas ! Tapez-leur dans la gueule ! A mon commandement !

Feu !

Et allez donc !

Un craquement d'explosions bien ensemble ! Bravo ! Une fumée noire s'élève. On voit les groupes boches tournoyer, s'abattre. Un ou deux Boches se lèvent sur les genoux et s'esquivent en rampant. Un autre se laisse rouler dans la tranchée, tant il est pressé. Quelques-uns cependant progressent vers nous, pendant que leurs camarades restés dans la tranchée nous criblent de balles.

Un s'avance même jusqu'au réseau Brun, à 3 mètres du parapet. D... l'écrase d'une grenade en pleine tête.

A trois heures trente, ils en ont assez et rentrent dans leur trou. Il fait beau soleil. Une chanson me monte aux lèvres.

— Vous êtes gai, mon capitaine.

— Évidemment. D'ailleurs quand le parti est pris...

A six heures, les brancardiers boches sortent pour ramasser leurs blessés. J'empêche de tirer dessus.

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Les Boches passent sans discontinuer la Digue. Ils occupent R2. Nous sommes menacés de tous côtés. La situation est vraiment terrible. Une angoisse indicible serre le cœur.

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Ce soir, préparation d'artillerie formidable de la part des Boches. Nous serons sûrement attaqués de nouveau.

Je fais rétablir la plate-forme de mitrailleuses démolie dans la journée et mettre en batterie, une des deux pièces qu'on a pu réparer.

Pour boire, comme il pleut, les hommes ont mis leurs quarts dehors, et établi des toiles de tente.

A vingt heures trente, ces Messieurs d'en face sortent de Sarajevo.

Les poilus en sont joyeux. A 15 mètres ils leur font un tel barrage à la grenade, appuye par les mitrailleuses d'un tel feu, que les Boches n'insistent pas. L'attaque est arrêtée net.

A vingt-deux heures, un officier parait dans la cagna.

Ce sont des renforts, quelques éléments des 124e et 298e régiments qui viennent coopérer à la défense. La petite garnison de R1, très éprouvée, se trouve déjà très réduite.

Les obus se remettent à tomber.

Impossible d'allumer une bougie dans le poste de commandement. Si peu de lumière que l'on voie du dehors, les marmites arrivent.

Pour rédiger le rapport de vingt-quatre heures, je suis obligé de m'accroupir dans un coin, sous une couverture, et d'écrire par terre.

Quant à reposer une seconde, il n'y faut pas songer. Le bombardement ne cesse pas une minute et, d'autre part, nous sommes si criblés de lotos que nous nous grattons comme si nous avions la gale.

Dimanche 4 juin. — Ils ne sont pas vernis pour R1, les Boches ! me jette en passant un de mes poilus.

J'étais à la redoute à organiser la liaison avec ma gauche.

— Eh bien ! hier, vous avez eu chaud à cette heure-ci, me dit X...

— Oui ! vous avez vu cette distribution de grenades. Au même instant, pétarade significative : on se bat à la grenade.

Je grimpe en vitesse l'étroite rampe qui me mène dans la tranchée et gagne mon poste de combat.

Il fait un temps magnifique. Les grenades claquent de toutes parts. Très beau, le combat à la grenade : le bombardier, solidement campé derrière le parapet, lance sa grenade avec le beau geste du joueur de balle.

S..., accroupi près des caisses, coupe tranquillement les ficelles des cuillers et nous les passe avec beaucoup de simplicité ; une fumée noire, épaisse, s'élève dans le ciel, en avant de la tranchée.

A quatre heures, tout est fini. Encore quelques coups de fusil. Les derniers sanglots après la grosse émotion.

Il fait un soleil radieux qui rend plus poignante encore la désolation de ce ravin.

Des blessés descendent couverts de sang.

On ramène des tués, ce pauvre D... entre autres, qui s'est dressé sur la tranchée pour abattre un officier boche et a eu le crime troué.

Dans le bout de tranchée qu'occupent des bombardiers de la 56 el dix hommes du 124e, deux Boches sont entrés et ont été bousillés.

Un prisonnier descend. Il a la face imberbe, les yeux hagards. Il lève ses mains sanglantes en criant : Kamarade ! Nos hommes l'emmènent en courant au poste de secours. J'y vais. Lugubre, ce poste de secours. Dans une salle sombre mal éclairée d'une bougie, des corps gémissants sont étendus. Ils me reconnaissent et m'appellent. L'un d'eux me demande depuis longtemps ; il veut que je donne de ses nouvelles à son frère. Un autre me demande d'écrire à ses parents.

Le pauvre caporal O..., qui porte la mort sur la figure, me fait des adieux qui me tirent des larmes. Et tous souffrent atrocement, car, altérés par la fièvre, ils n'ont pas une goutte d'eau à boire.

Dans la courtine, autre prisonnier boche, de la classe 16, celui-là ; une brute. Puis un unter-offizier, petit, sec, blond, distingué : vingt-quatre ans, un architecte des environs de Cologne.

Dix-huit heures. — Le bombardement recommence.

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Le brancardier L..., haletant, vient s'appuyer quelques instants au mur de mon poste de commandement. Sa bonne figure d'honnête brave homme est creusée ; les yeux cerclés de bleu semblent sortir de la tête.

— Mon capitaine, je n'en puis plus. Nous ne restons plus que trois brancardiers : les autres sont tués ou blessés. Voilà trois jours que je n'ai pas mangé, que je n'ai pas bu une goutte d'eau, que je ne suis pas allé à la selle.

On sent que ce corps frêle ne tient que par un miracle d'énergie. On parle toujours de héros ; en voici un, et des plus authentiques.

L'effroyable canonnade dure toujours.

Et pas de fusées vertes.

D..., R... et moi, nous attendons sous un bas hangar en planches couvertes de quelques sacs à terre l'obus qui nous écrasera. Les mines sont graves. On sent que tous sont serrés par l'angoisse.

Vingt heures. — Nous sommes relevés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt-trois heures. — Courrier du colonel : En raison des circonstances, le 101e ne peut être relevé.

Merci.

Quelle déconvenue pour mes pauvres troupiers ! Ils font l'admiration du lieutenant X... Il y a de quoi, mais il ne m'en reste plus que 39 !

Lundi 5 juin. — Je reposerais volontiers, mais les totos s'y opposent.

Le contre-ordre de relève fait que la compagnie n'aura pas encore d'eau aujourd'hui. Sitôt le contre-ordre reçu, j'ai envoyé une corvée d'eau. Elle n'est pas revenue. Elle a dû être prise par le jour. Elle sera restée à Tavannes ou au tunnel.

Heureusement il pleut. Les hommes vont étaler des toiles de tente et y recueilleront de l'eau.

Une soif terrible dessèche la gorge. J'ai faim. Manger du singe avec du biscuit va encore augmenter ma soif.

— Mon capitaine, voilà du café !

Ch... est devant moi, tenant des deux mains une gamelle fumante. C'est bien du café ! Je n'en puis croire mes yeux.

— Mon capitaine, j'ai trouvé des tablettes de café ; alors j'ai dit : voilà mon affaire, je vais faire du café. Si vous voulez accepter le premier quart ?

Ah ! les braves gens ! Je suis ému à ne savoir que dire.

— Mais, mon ami, et toi ? Et tes camarades ?

— Nous en avons d'autre.

— Mais, je ne puis, ici, accepter un quart ! Une gorgée, je veux bien.

— Non, non, mon capitaine, c'est pour vous. Tiens, V..., passe donc des quarts ; la gamelle, j'en ai besoin.

Je me laisse faire. Je mets précieusement le quart de côté. Il me permettra de manger un biscuit.

Quels braves gens ! Quels braves gens !

Dix-sept heures. — L'ordre de relève est arrivé. Pourvu qu'il soit définitif !

Nous laisserons nos morts comme souvenir dans la tranchée. Leurs camarades les ont pieusement placés hors du passage. Je les reconnais. Voici C... et sa culotte de velours ; A..., pauvre petit, classe 16, et D... qui allonge sa main cireuse, cette main qui lançait si vaillamment la grenade ; et P..., et G..., es L..., et tant d'autres !

Hélas ! que de lugubres sentinelles nous abandonnons ! Ils sont là, alignés sur le parados, roidis dans leur toile de tente ensanglantée, dégouttante de sang — gardes solennels et farouches de ce coin de sol français qu'ils semblent, dans la mort, vouloir encore interdire à l'ennemi.

Vingt et une heures. — Relève.

 

*****

 

Le bombardement ininterrompu, l'incendie dans le voisinage du dépôt de grenades, les assauts quotidiens, le manque de vivres, le manque d'eau, le manque de sommeil, l'odeur dés cadavres et celle des obus asphyxiants, l'esprit rongé par la mort comme le corps par la vermine, ces hommes ont tout enduré. Et parce qu'il y a du soleil, le capitaine sent une chanson lui venir aux lèvres.

— Vous êtes gai, mon capitaine.

— Évidemment. D'ailleurs, quand le parti est pris !

Tout est là. Un soldat qui passe jette dans un rire :

— Ils ne sont pas vernis pour R1, les Boches !

Oui, tout est là : tenir à son poste et ne pas tenir à soi.

La 6e compagnie du 101e est relevée le 5 juin au soir par une compagnie du 298e qui résistera trois jours encore, dans des conditions de plus en plus précaires, mais qui sera débordée dans la nuit du 8 au 9. L'ennemi a pu progresser sur la droite. La chute du fort, le 7 juin au petit matin, lui a donné un point d'appui.

Mais R1, pendant tout le siège du fort, du 2 au 7 juin, a flotté comme une barque victorieuse des vagues au flanc du grand navire.

 

III. — L'ÉTREINTE SE RESSERRE À L'EST : 2 JUIN

 

Le 2 juin, à six heures du matin, le colonel Tahon, commandant le 142e régiment, prend le commandement du secteur qui s'étend du fort de Vaux au fond de Dicourt, au sud-est.

Le plateau qui porte le fort s'infléchit immédiatement à l'est sur le fond de la Horgne. Le village de Damloup est bâti au bord de la Woëvre, au point de chute d'un promontoire qui sépare le ravin de la 'lorgne et le fond de la Gayette. Ce fond de la Gayette s'appuie à la hauteur boisée de la Laufée, laquelle est battue par le fond de Dicourt. Il n'est pas inutile de rappeler une fois encore cette configuration des lieux.

J'ai vu le colonel Tahon un dimanche de juillet, au nouveau poste de commandement qu'il occupait alors dans l'Argonne. Ce poste se cachait dans un nid de verdure. L'air était embrasé, l'ombre même était chaude. Entre les branches, des insectes bourdonnaient dans les intervalles de clarté. Çà et là, on rencontrait une sentinelle ou une corvée, troublant de leur pas cette végétation de forêt vierge. Pas un coup de fusil ; parfois, seulement, un obus passait, comme un intrus. Sans ce rappel, on aurait pu croire à cet arrêt de la vie que le promeneur remarque dans les campagnes le dimanche. Autrefois, ce coin de sol fut violemment disputé et arrosé de sang. Autrefois : y a-t-il donc si longtemps ?

Dans la cagna soigneusement recouverte, il faisait une fraîcheur de cave assez appréciable. Un certain confort y régnait : des fauteuils, une table et sur cette table une photographie, des plans, des cartes. Le goût du home reprend si vite l'errant : l'abri banal qu'il faudra quitter demain devient en quelques instants et pour quelques instants un intérieur. Ce que le 142e a fait dans ces mémorables journées de juin, je l'ai su là, de la bouche de son chef, soucieux d'en parler avec équité et de contenir l'élan qui le portait à glorifier ses hommes ; je l'ai su de la bouche de ces hommes qui étaient revenus de si loin. Si l'on n'a pas vu soi-même, il reste à interroger ceux qui ont vu.

Lorsqu'il vint occuper son poste le 2 juin, à six heures, une partie de ses troupes, mises à la disposition du précédent commandement, était déjà en ligne. Le 2e bataillon (commandant Chevassu) formait d'une compagnie (la 6e) la garnison du fort dont il tenait les abords au nord et à l'est avec les 7e, 8e et 5e. Le 1er bataillon occupait Damloup et la batterie de Damloup ; le 3e (commandant Bouin), Dicourt et la Laufée. La nuit avait été très agitée. Le fort avait subi des assauts.

De mauvais bruits couraient : le fort aurait été pris, on aurait aperçu des ombres sur le terre-plein. Les gaz d'innombrables obus asphyxiants empoisonnaient encore l'atmosphère au lever du jour : dans les ravins, spécialement dans le fond de la Horgne, leurs nuages traînaient, pareils à ces buées qui montent le matin de la terre humide.

A huit heures, un sergent accourt tout suant, essoufflé, effaré.

— Damloup est perdu. Les Boches arrivent.

Il faut prendre des mesures immédiates. Un tir de barrage est demandé à l'artillerie en avant et à l'est de Damloup et dans le ravin de la Horgne, de façon à empêcher toute progression ennemie. Le bataillon Bouin est alerté, et l'une de ses compagnies (la 11e, capitaine Hutinet) rapprochée pour contre-attaquer immédiatement. La 4e compagnie (capitaine Cadet), qui a été détachée du bataillon de Damloup pour tenir la batterie, garnit la tranchée de Saales qui les relie afin de s'opposer à toute sortie des Allemands s'ils essaient de déboucher du village. Enfin des renforts sont demandés à la brigade, qui met à la disposition du secteur le bataillon Pélissier du 52e régiment.

Des coureurs qui ont pu s'échapper de Damloup viennent confirmer la nouvelle apportée par le sergent. A la faveur des épaisses et mortelles vapeurs produites par les obus asphyxiants et qui stagnent dans les fonds de la Horgne et de la Gayette, l'ennemi a pu pénétrer dans le village. Les guetteurs intoxiqués ou surpris ont insuffisamment donné l'alarme. On s'est battu dans les caves et dans les maisons, sous les jets des flammenweifer et des grenades : défense difficile et tardive qui n'a pas sauvé Damloup. Et l'ennemi va certainement tenter d'avancer sur le promontoire.

La compagnie Hutinet le prévient. Il lui a fallu peu de temps pour gagner l'abri de combat et, par le boyau de la Bruche qui suit la jetée au bout de laquelle se trouve le village, marcher sur Damloup. Bien peu de temps, et comme cette troupe s'en vient hardiment à la rescousse, officiers et sous-officiers en tête ! Bien peu de temps et l'ennemi a déjà organisé sa conquête.

Un officier de la compagnie qui est préposé à la défense de la batterie de Damloup, le sous-lieutenant Brieu, a suivi le combat et donne ces détails : Nous voyons nos camarades partir tête baissée en bondissant de trou d'obus en trou d'obus. Mais les Allemands ont amené des mitrailleuses qui fauchent nos pauvres poilus, et leurs tirs de barrage achèvent de briser la contre-attaque. En quelques instants la pauvre 11e est démolie et l'on nous ramène le capitaine Hutinet et deux sous-lieutenants grièvement blessés. Le restant de cette compagnie lutte encore, mais son effectif est des plus réduits et les débris viennent se réfugier près de nous. A ce moment, le colonel Tahon, mis au courant, nous donne l'ordre de tenir à tout prix la batterie et d'empêcher les Boches d'avancer. Le capitaine Cadet organise la position avec la 4e et les restants de la 11e ainsi qu'avec une section de mitrailleuses. Nous nous mettons au travail avec activité, car nous sentons que les Allemands vont chercher à prendre la position importante que nous occupons. Toute la journée, nous sommes sur le qui-vive...

La contre-attaque de la 11e compagnie du 142e a donc été fauchée par les mitrailleuses installées à la sortie de Damloup, juchées sur les morceaux de toits épargnés par les bombardements, dissimulées derrière les pans de murs. Faut-il la recommencer avec des effectifs plus importants ? Le 1er bataillon du 52e est prêt à marcher : des grenades lui ont été distribuées. Mais les quelques heures qui se sont écoulées ont permis à l'ennemi de se mieux retrancher. Damloup, du côté ouest, est plus aisé à défendre qu'à attaquer. Les ravins qui le flanquent sont jusqu'aux pentes sud aux mains des Allemands et le promontoire qui y conduit est étroit. En outre, des renforts ont été vus qui venaient de Dieppe, des travailleurs ont été signalés à l'artillerie sur les faces ouest et sud. Mieux vaut fortifier la batterie de Damloup, les pentes sud du fond de la Gayette et du fond de la Horgne et profiter de la nuit pour organiser solidement cette nouvelle ligne qui peut tenir. Et l'on se met au travail tandis que l'artillerie disperse sans cesse les rassemblements ennemis et arrose le village perdu de Damloup. Les hommes creusent et se mettent à l'abri. Le déluge de fer a recommencé et dure toute la nuit : c'est le vacarme assourdissant des explosions ininterrompues. Le lendemain, au lever du jour, la situation s'est améliorée et de pied ferme nos hommes attendent les attaques.

Le bombardement qui les précède bouleverse les tranchées aménagées hâtivement, face à Damloup, et écrase la batterie. C'est le tocsin qui provoque l'incendie. Ce n'est qu'à trois heures du soir que les Allemands montent à l'assaut. Ici, je recours à la relation du sous-lieutenant Brieu :

Le 3, le jour se lève, trouvant chacun à son poste et dans une situation améliorée. Je pense rêveusement à ce que cette journée nous réserve et j'examine mes hommes. Ils sont certes très fatigués, cela se lit sur leur figure, mais on voit qu'ils sont décidés et qu'on peut compter sur eux.

J'ai eu hier pas mal de tués et de blessés ; le nombre s'est accru la nuit et ce matin le bombardement me fait encore des victimes dont mon pauvre ami le lieutenant Métayer, tué à son poste, d'une balle au ventre.

Tout à coup, vers quinze heures, l'artillerie allemande qui fait rage depuis un moment allonge son tir et nous voyons des Boches qui s'avancent. Ils sont fauchés par nos balles de fusils et de mitrailleuses. Ils hésitent et s'arrêtent et nous redoublons notre tir pendant que celui de nos mitrailleuses s'arrête. Je regarde et je vois au milieu de la poussière des ombres qui s'agitent. C'est le sergent Favier qui, sorti indemne, déterre sa pièce, la nettoie sous le feu de l'ennemi et, aidé de ses hommes, la met en place aussi tranquillement qu'à la manœuvre.

Vers dix-sept heures, nous voyons, à notre grande surprise, une soixantaine de soldats français sortir des tranchées allemandes. Ils viennent sur nous. Ils ont des grenades et vont les lancer : Feu ! ce sont les Boches ! J'ai à peine lancé ce cri que les feux de salve se succèdent rapidement et les quelques Boches habillés en Français qui n'ont pas été atteints s'enfuient éperdus et regagnent leurs trous.

Vers dix-neuf heures, de deux côtés à la fois, du nord et de l'est, les Boches s'avancent sur la batterie ; ils veulent nous encercler et prendre d'assaut la position confiée à notre garde. Mais nous tenons bon, l'artillerie exécute des tirs de barrage efficaces, le bataillon du 52e nous envoie des renforts et nous repoussons toutes les attaques. Des Boches tombent à moins de dix mètres de la batterie. Certes, les minutes sont angoissantes, mais nous devons tenir coûte que coûte : c'est l'ordre et nous l'exécutons. A vingt heures, nouvelle attaque, nouvelle défense de notre part. Enfin, nous pouvons respirer, enterrer nos morts, évacuer nos blessés, reconstituer nos positions et nous préparer à repousser de nouveaux assauts. Mais c'est la troisième nuit que nous ne dormons pas, trois nuits qui ajoutent leurs fatigues à tout ce que nous avons enduré précédemment. Qu'importe, personne ne songe à se reposer, car il faut garder le sol qui nous est confié...

 

Les Allemands ont attaqué la position de la batterie de trois côtés : à l'est en débouchant du village de Damloup avec des uniformes français ; au nord face à la tranchée de Saales ; à l'ouest en montant du ravin de la lorgne. Tous leurs assauts ont échoué, mais ils sont parvenus jusqu'à dix mètres de la batterie. L'alerte a été chaude et rude le combat. Le bataillon Pellissier du 52e a soutenu le choc ou l'a prévenu. Les feux des deux bataillons Chevassu et Bouin du 142e, l'un à gauche, l'autre à droite, l'un au-dessus du ravin de la lorgne, l'autre au-dessus du ravin de la Gayette, ont mitraillé l'ennemi. Les pertes de celui-ci ont été considérables. On a pu voir dans les fonds les taches des uniformes gris-vert se multiplier. L'ordre donné prescrivait de résister sur place avec la dernière énergie et de maintenir nos positions. Il a été fidèlement exécuté. Pourra-t-il l'être dans sa seconde partie, le lendemain ?

Par suite des pertes et de l'état de fatigue des hommes, la situation est grave. L'ennemi continue à se grouper dans le ravin de la Horgne : notre artillerie tire sur ces rassemblements qui se dispersent mais se reforment. Et sur la crête de Vaux des sections allemandes apparaissent que nos mitrailleuses prennent pour cible. Le fort est-il encore à nous ? C'est l'angoissante question qui se pose.

Une patrouille exécutée en avant de la batterie ramène deux prisonniers à la pointe du jour : d'après les renseignements qu'ils fournissent, cinq compagnies occuperaient Damloup, trois autres, sorties du village, seraient chargées d'attaquer la batterie.

Toute la journée du 4, note le sous-lieutenant Brieu, les Allemands nous bombardent violemment et, dans la soirée, ils nous attaquent brusquement encore. Notre fusillade les arrête. C'est à ce moment que le brave et cher capitaine Cadet tombe, frappé d'une balle au front, et, pendant que deux soldats emmènent le corps un peu en arrière, nous continuons de nous battre. Enfin, dans la soirée, nous sommes relevés.

Un tir efficace de notre artillerie sur Damloup, sur le ravin de la lorgne et en avant de la batterie disperse les forces ennemies, et la nuit se passe sans attaque. La relève, par un bataillon du 305e, s'accomplit sans pertes. Le 5 juin, nouveau bombardement et nouvel assaut parti de la lorgne et fauché avant même de déferler.

Il s'est passé à l'est du fort de Vaux le 2 juin et les jours suivants ce qui s'est passé à l'ouest, dès le 1er. L'ennemi, le 1er juin, s'est jeté sur le saillant d'Hardaumont dont il s'est emparé. De là, il a pénétré dans les retranchements R3 et R2, mais il a été barré au bois Fumin et devant R1. Jusqu'à la nuit du 8 au 9 juin, R1 résiste à toutes les attaques. De même, le 2 juin, les Allemands, profitant de leur préparation par les gaz, occupent Damloup, mais la batterie de Damloup leur interdit le débouché du village. En vain se ruent-ils contre cette batterie le 3 et le 4 juin avec des forces sans cesse accrues : ils ne parviennent pas à y entrer. Plus heureuse encore que celle de R1, sa défense se prolongera jusqu'au 2 juillet. Encore, le 2 juillet, l'ennemi en sera-t-il immédiatement chassé et n'y rentrera-t-il, pour y tenir, que le 10.

Ainsi le mouvement destiné à l'enveloppement du fort a-t-il été entravé à droite et à gauche par des défenses accessoires qui n'ont pu sauver le fort, mais qui, même après sa perte, ont ralenti la marche ennemie.

La belle défense de la batterie de Damloup a été soutenue par des unités réduites n'ayant que leurs vivres de réserve, souffrant du manque d'eau et privées de tout repos, de tout sommeil. Il semblait que la brusque perte de Damloup rendît la position presque intenable. Mais y a-t-il une position intenable pour une troupe décidée ? Le fort de Vaux va nous révéler de nouvelles puissances d'endurance.