LES DERNIERS JOURS DU FORT DE VAUX

9 MARS-7 JUIN 1916

 

LIVRE II. — LA BATAILLE

 

 

I. — LE VOL DES CORBEAUX

 

Les observateurs sur avions ou ballons qui ont vu s'allumer le volcan ont déclaré qu'ils ne pouvaient pointer sur leur carte toutes les batteries en action. Les bois de Consenvoye, de Moirey, d'Hingry, de Grémilly, les forêts de Spincourt et de Mangiennes, les côtes de Romagne et de Mormont soufflaient de la flamme comme des milliers de dragons infernaux.

Le commandant d'une compagnie de chasseurs à pied, qui fut blessé au bois des Caures, a déclaré : La violence du feu avait été telle qu'en sortant de nos abris nous ne reconnaissions plus le paysage auquel nous étions habitués depuis quatre mois. Il n'y avait presque plus d'arbres debout ; la circulation était très difficile à cause des trous d'obus qui avaient bouleversé le sol. Les défenses accessoires étaient fort endommagées, mais il y avait un tel enchevêtrement de fils de fer et de branches cassées que le tout constituait encore un obstacle sérieux pour les assaillants. Les boyaux de communication n'existaient plus. Les tranchées par contre avaient été fort touchées, mais étaient encore utilisables : elles furent aussitôt garnies.

Elles furent aussitôt garnies : constatation qui place la volonté humaine au-dessus de toutes les puissances physiques déchaînées. Le haut commandement en a tiré cette formule : Ce que l'artillerie réalise, c'est la diminution des moyens matériels de la défense et son usure morale, non pas sa destruction.

De cette averse de feu, le fort a reçu sa large part :

— Ça, c'est du 150. Voilà du 210. Oh ! oh ! du 380 à n'en pas douter. Mes voûtes sonnent. Mes voûtes tiennent. Que deviennent mes coffres ? Ils résistent. Et ma tourelle ? Elle est debout. Les observatoires ? Il y en a un qui est touché. On voit très bien avec un œil. D'ailleurs le mal est peut-être réparable. La contrescarpe a une brèche ? On la bouchera un jour meilleur. Mon grand voisin, Douaumont, fume encore plus que moi. Il attire la foudre comme un chêne orgueilleux sur une colline. Je voudrais bien savoir ce qui se passe. Mes téléphones ne fonctionnent plus. Je suis séparé du reste du monde. Un pareil ouragan ne peut pas durer. Attendons la fin.

La fin ne vient pas, l'ouragan roule toujours son tonnerre, mais les mauvaises nouvelles montent les pentes on ne sait comment. Sur les deux rives de la Meuse, les villages brûlent, les bois gémissent, les pierres s'écroulent.

Plus on est près des événements et moins on est renseigné sur eux. Les corvées de ravitaillement sont encore la meilleure source. Mais ces cuisiniers exagèrent sans nul doute : ils racontent des choses lamentables.

— Le bois des Caures a été perdu le second jour.

— Le bois des Caures ? impossible. Driant est là. Ou Driant est mort.

— On ne sait pas ce qu'il est devenu. Et si ce n'était que le bois des Caures !

A les en croire, Herbebois et le bois le Chaume, le village d'Ornes et, dans la Woëvre, ceux de Fromezey et d'Herméville, ces derniers abandonnés volontairement pour prendre appui sur les Hauts de Meuse, seraient aux mains de l'ennemi. Au diable ces cuistots de malheur, bons pour semer la panique !

Pourtant leur métier s'est singulièrement gâté. Il n'y a guère que les coureurs pour en faire un pareil. Et même les coureurs ne sont pas chargés : ils bondissent librement de trou d'obus en trou d'obus, ils se couchent, se terrent, disparaissent, se relèvent, lancés comme des flèches, et à nouveau se collent au sol quand les rafales coupent la route, tandis qu'on ne trotte guère avec vingt boules sur le dos et des bidons en travers ou toute une ferblanterie de boites de conserve, ou des sacs de denrées de toute nature et, ti par surcroît, sur la face un masque qui vous étouffe à moitié, à cause de tous ces gaz empoisonnés qui traînent longtemps dans les ravins ou dans les replis de terrain et vous guettent comme des voleurs pour vous saisir à la gorge. Les fonds de vallon sont quasi impraticables. Tous les chemins sont repérés et battus. Les secondes et troisièmes lignes sont aussi marmitées que les premières. Jamais, de mémoire de biffins partis au premier jour, et revenus, on ne sait comme, de la Marne et de l'Yser, de l'Artois et de la Champagne, on n'a subi pareille avalanche de fer et de feu. Alors un cuistot qui parle, c'est un soldat qui vient de l'arrière à l'avant avec de l'honneur par-dessus sa charge.

Le quatrième jour, un jeudi, un agent de liaison assure qu'on a perdu le bois des Fosses et le bois des Caurières.

— Ils sont déjà dans le ravin de la Vauche.

— Dans le ravin de la Vauche ? Douaumont va donc les voir.

Maintenant les nouvelles affluent, à cause des allées et venues qui se multiplient : relèves, blessés, traînards, ravitaillements se croisent sur les pentes de la colline, sous l'averse d'obus qui ne cesse jamais et qui vise tout spécialement le fort et ses abords immédiats. Il faut avoir la tête solide pour mettre un peu d'ordre dans ces nouvelles alarmantes et souvent contradictoires. On les a vus à Dieppe, on les a vus tout près de Damloup. Enfin, on les voit partout. Le fort, qui digère allégrement sa ration quotidienne de projectiles, écoute avec philosophie ces propos inquiétants. Maintenant il connaît la solidité de ses murailles. Ce qui l'intéresse particulièrement, c'est le destin de Douaumont.

Or, le 25 février au soir, un vendredi, trempé de neige et transi de froid, voici qu'un blessé qui cherche son chemin, et qui a gravi clopin-clopant la colline, traînant une cuisse écorchée qui rougit le pansement sommaire, débarque à la poterne, barbouillé de sang et de boue et les yeux cuits, et ose annoncer qu'ils sont entrés dans le fort de Douaumont. Ça, par exemple, c'est invraisemblable. On a beau souhaiter quelques horions au voisin, on n'apprend pas sa mort subite sans protestation. Un fort ne s'avale pas comme ça. Et puis un fort n'est pas un poste de secours. Un fort ne reçoit pas n'importe qui. Passez votre chemin, colporteur de malheur ! Auparavant, si vous en avez, donnez donc, tout de même, quelques détails...

— On les a vus sur les banquettes. Même on a cru que c'étaient des zouaves. Des zouaves dans leurs uniformes kakis.

— Parbleu ! Ce sont les zouaves. Ils ont passé hier pour aller prendre position.

— Les zouaves ne nous auraient pas tiré des coups de fusil.

— Ils vous ont pris pour des Boches.

La nuit n'est pas faite pour éclaircir un mystère. Mieux vaut compter sur le lendemain. Le lendemain, c'est une autre musique. Des chasseurs qui refluent ont confirmé la nouvelle. Les Allemands sont à Douaumont.

Vaux ne songe plus à plaisanter sur les mésaventures d'un vieux camarade. On montait la garde ensemble depuis des années devant Verdun. On vivait de la même vie, un peu triste et isolée. On se voyait de loin, on échangeait des signes. L'un comptait sur l'autre pour la bataille, comme deux compagnons de tranchée. Si l'un meurt, l'autre est en péril. Et, de son observatoire intact, le fort observe les pentes d'Hardaumont et de la Caillette, les ravins suspects et la plaine déserte de la Woëvre.

Le dimanche 27 février, sa petite garnison est renforcée. Les renforts, des territoriaux qui viennent de Verdun, ont la bouche pleine de récits. Exagèrent-ils ? On le saura plus tard, ou jamais. Ils disent que le Boche s'est déchaîné sur Verdun avec une artillerie infernale, — parbleu ! on le sait, et de reste : considérez le paysage autour du fort et sur le fort ! — qu'il a cru tout casser, tout briser, tout tuer et s'avancer l'arme à la bretelle sur un terrain nettoyé, qu'il a trouvé à qui parler au lieu des morts qu'il pensait fouler, et que maintenant des troupes fraîches nous arrivent : le coup est raté, la route est barrée. Joffre veillait, en attendant de livrer lui-même sa partie quand il voudra, où il voudra. D'ailleurs Castelnau est venu et Pétain s'installe pour commander. Alors, si Castelnau est venu, si Pétain commande, tout ira bien.

— Et Douaumont ? Parlez-moi de Douaumont.

— Le fort est pris. Ne le savez-vous pas ?

— Je le savais, mais je ne le croyais pas.

— On ne va pas le leur laisser. On se prépare à le leur reprendre.

— Ce sera dur. Ces oiseaux-là aiment à nicher dans les nids des autres et, en un clin d'œil, ils s'y enfouissent et s'y retranchent. Dites encore ce que vous savez.

Le fort, à part lui, murmure : Et même ce que vous ne savez pas. Car les pierres ont de l'expérience, et partant de l'ironie.

— Eh bien, la division de fer est là. D'autres aussi que je ne connais pas. Au village de Douaumont, il y a un colonel qui a déclaré : Moi vivant, les Boches n'entreront pas.

— Toujours dangereuses, ces déclarations !

— Les Boches ne sont pas entrés. Ils ont été arrêtés devant le village. Là, nos mitrailleuses les ont fauchés par centaines.

— Et ce colonel est encore vivant ?

— Certes. On l'a relevé et je l'ai rencontré. Il a une figure calme et des yeux de feu. Il n'élève jamais la voix, et l'on entend sa voix en dedans, qui vous gouverne et vous fait marcher. C'est dans son régiment qu'au bois Brûlé, vers Saint-Mihiel, un adjudant a crié : Debout, les morts !

— Et les morts ont-ils répondu ?

— Que voulez-vous qu'ils répondent ?

— Les morts répondent toujours quand on les appelle. Les morts ont fait la patrie que les vivants continuent. Ce sont des morts qui m'ont construit. Et les morts sont les os de tes os et la chair de ta chair, comme ils sont la pierre de ma pierre.

Cependant on a doublé les sentinelles. Puisqu'il est à Douaumont, puisqu'il est descendu dans la Woëvre, l'ennemi va tenter l'assaut d'un jour à l'autre. Le 8 mars, il attaque le village de Vaux ; le 9 et le 10 il se lance à la fois contre le village et contre le fort.

Le fort, sur sa colline, résiste à la tempête, comme un vaisseau battu des lames.

***

Au-dessus du champ de bataille, dans les plaines de l'air, les ondulations électriques projetées au loin vont s'inscrire en signes sur les récepteurs et portent aux quartiers généraux, aux nations, au monde entier, par la télégraphie sans fil, les nouvelles de la guerre. Elles se croisent comme des caravanes d'oiseaux migrateurs et se livrent de mystérieux combats.

L'Allemagne, le 26 février, lâche un premier corbeau, porteur de ce message :

A l'est de la Meuse, devant S. M. l'Empereur et Roi, qui était sur le front, nous avons obtenu des succès importants. Nos vaillantes troupes ont enlevé les hauteurs au sud-ouest de Louvemont, le village de Louvemont et la position fortifiée qui est plus à l'est. Dans une vigoureuse poussée en avant, des régiments du Brandebourg sont arrivés jusqu'au village et au fort cuirassé de Douaumont, qu'ils ont enlevés d'assaut. Dans la Woëvre, la résistance ennemie a cédé sur tout le front dans la région de Marchéville (au sud de la route nationale Paris-Metz). Nos troupes suivent l'ennemi de près dans sa retraite.

Il n'y a pas eu d'assaut donné au fort de Douaumont, enlevé par surprise. Contre le village de Douaumont, tous les assauts allemands ont échoué. La Woëvre a été évacuée par manœuvre stratégique et l'ennemi, méfiant, ne s'y est aventuré qu'avec crainte, dut s'arrêter devant Manheulles le 27 février et ne put entrer dans Fresnes que le 7 mars. Mais comme cela fait mieux dans un communiqué de représenter ces excellents Brandebourgeois escaladant sous la mitraille les glacis d'un fort, appliquant les échelles sur la contrescarpe, montant à l'assaut, franchissant les fossés, heureux de vaincre ou de mourir sous les yeux bienveillants de S. M. l'Empereur et Roi, sans doute présent à la fête, un casque d'or sur la tête et un glaive d'or à la main ! Le goût des visions romantiques a gagné le grand état-major allemand.

Le second corbeau est plus audacieux. Il est lâché le 9 mars et il annonce au monde attentif la prise du fort de Vaux. C'est le pendant de Douaumont : un diptyque offert aux nations.

A l'est du fleuve (la Meuse), pour raccourcir les liaisons au sud de Douaumont avec nos lignes de la Woëvre, le village, le fort cuirassé de Vaux, ainsi que les nombreuses fortifications voisines de l'adversaire, ont été, après une forte préparation d'artillerie, enlevés dans une brillante attaque de nuit des régiments de réserve de Posen, n° 6 et 19, sous la direction du général de l'infanterie von Guretsky-Cornitz, commandant la 9e division de réserve...

Comment le monde attentif oserait-il mettre en doute la véracité d'un radiogramme aussi étincelant et précis ? On lui donne le jour et l'heure, les numéros des régiments, le nom et le titre du général qui a mené l'action. Ces détails ne s'inventent pas. Le détail, mais c'est la force de la méthode allemande. L'érudition n'est que la connaissance des détails. L'histoire ? Détails ou suite d'affirmations détaillées.

Le fort de Vaux est-il pris ? Comment ne le serait-il pas, puisque c'est le général von Guretsky-Cornitz, commandant les régiments 6 et 19 de Posen, qui l'a pris ? Évidemment : il y a d'une part le général avec ses deux régiments et, de l'autre, il y a le fort de Vaux. Dès lors, comment le fort de Vaux ne logerait-il pas ce général, et ses deux régiments avec lui ? — Cette malle est-elle à nous ? demandait Robert Macaire au fidèle Bertrand. Et il concluait aussitôt : Elle doit être à nous. — Le fort est-il à nous ? se demande le Boche. — Il doit être à nous. — Et aussitôt il l'annonce.

Seulement le fort n'est pas à lui. Il se permet de ne pas être à lui le 8 mars, et pas davantage le 9, et pas davantage le 10. Le général von Guretsky-Cornitz, commandant la 9' division de réserve, en est pour sa forte préparation d'artillerie et pour sa brillante attaque de nuit. Le haut commandement allemand ne peut pourtant pas confesser au monde que le fier général von Guretsky-Cornitz s'est moqué du monde. En hâte, le 10 mars, il lâche un troisième corbeau, avec ce billet sous son aile :

Les Français ont fait de violentes contre-attaques sur notre nouveau front à l'est et au sud du village, ainsi que près du fort de Vaux. Au cours de ces actions, l'ennemi a réussi à reprendre pied dans le fort cuirassé lui-même. Partout ailleurs, les assaillants ont été repoussés avec de fortes pertes.

Ainsi le tour est-il joué. Rendons le fort aux Français puisqu'ils y sont et y ont toujours été. Rendons-le, car nous sommes honnêtes et loyaux nous rendons ce que nous n'avons pas. De quoi les Français se plaindraient-ils ? Nous leur avons rendu un fort par une contre-attaque. Nous leur prêtons une contre-attaque qu'ils n'ont jamais faite. Nous leur attribuons un succès qu'ils n'ont pas eu. Le monde nous admirera. Le monde dira : — Voilà bien la franchise germanique. Les Allemands avaient pris le fort de Vaux. C'était un magnifique succès. Le lendemain, ils l'ont reperdu. Eh bien ! ils n'hésitent pas à le proclamer. Décidément on peut se fier aux communiqués allemands. Ils avouent ce qui est à leur désavantage. Ils sont beaux joueurs...

Mais le mensonge exige une continuité d'efforts dont les imposteurs les plus avisés sont rarement capables. Qui dit la vérité est le seul qui ne se coupe jamais. Trois mois plus tard — mesurez ces trois mois plus tard : exactement quatre-vingt-huit jours, soit tout l'intervalle qui sépare de l'annonce du 9 mars la chute réelle du fort, le 7 juin au petit matin, quatre-vingt-huit jours de froid ou de chaud, de fatigue, de soif et de manque de sommeil, de bombardements et d'assauts, — trois mois plus tard, le fort de Vaux est réellement pris. Le haut commandement allemand sait ce qu'il lui coûte. Il annonce fièrement la nouvelle. Or, il oublie son radiogramme du 9 mars. Il dit : Le fort cuirassé de Vaux est occupé par nous... Il ne dit pas, il n'ose pas dire : Le fort cuirassé de Vaux est réoccupé par nous...

 

II. — LE CHEMIN (11 mars.)

 

Voici Verdun, pareille à une Florence du Nord au milieu de son cirque de collines. Après des jours de froid et de neige, si cruels à nos hommes dans les tranchées bouleversées et réduites à n'être plus que la jonction de trous d'obus, une douceur printanière est venue brusquement détendre les membres engourdis et la terre gelée. La surprise est si forte qu'elle fait courir sur les lèvres déshabituées ce nom charmant et bien inattendu de Florence. C'est l'heure du couchant : il baigne d'or et de mauve la ligne sinueuse des coteaux, il anime les eaux mornes de la Meuse débordée.

Au pied de la morose cathédrale, si différente de la gracieuse Sainte-Marie-des-Fleurs aux marbres colorés, on traverse un couloir sous des murs à demi démolis et l'on parvient à une terrasse qui donne sur toute la douleur de Verdun : maisons éventrées montrant leurs étages à nu et perdant leurs meubles comme des bêtes leurs entrailles, façades écroulées, portes ouvrant sur le vide, pans de murailles déchiquetés et dentelés, surmontés souvent de hautes cheminées inutiles, et tout cela qui n'est plus qu'un tas informe de décombres fut la rue Mazel, le quartier le plus commerçant, le plus brillant, le plus vivant de Verdun, et du Verdun de la guerre autrement mouvementé, plaisant et gai que le Verdun de la paix. Le bombardement a dégagé d'anciens remparts, datant sans doute du temps des princes-évêques, qui encerclent la ville haute et auxquels viennent s'appuyer les ruines de la nouvelle ville. Un chien errant qui, seul être vivant, erre dans les rues désertes, pousse de plaintifs aboiements. Des obus tombent sur Jardin-Fontaine. Juste au-dessus de la ville deux avions se poursuivent. On entend le tic tac de leurs mitrailleuses : l'Allemand regagne en hâte ses lignes...

***

J'habite une cellule blanchie à la chaux dans une caserne de Verdun. Plié dans une couverture, je dors sur un lit de camp, lorsque le commandant P... entre en coup de vent et, d'un jet de sa petite lampe électrique, me réveille en sursaut. Au début de la campagne il m'avait offert une hospitalité plus luxueuse dans les caves de Berry-au-Bac. Les caves de Berry-au-Bac étaient encombrées de tapis, de fauteuils, de glaces, de bronzes d'art. On y mangeait dans de la vaisselle à fleurs, on y buvait dans de la cristallerie fine. Si les services étaient dépareillés, ils donnaient l'illusion de la profusion.

Nous passions l'Aisne en bateau. Parfois les balles nous accompagnaient comme un essaim d'abeilles et l'eau semblait prolonger leur plainte. Quand nous descendions, pour nous mettre à l'abri, dans ces fameuses caves voûtées, ornées comme des salons dont les miroirs doublaient la perspective, nous nous épanouissions dans un bien-être inespéré.

— Voulez-vous aller au fort de Vaux ? me demande à brûle-pourpoint le commandant. Occasion unique. Il faut trois officiers cette nuit, l'un au fort, l'autre au village de Vaux, le troisième à Damloup. Départ dans un quart d'heure.

J'avais exprimé le désir d'accomplir ce pèlerinage. Je suis servi à souhait : l'ordre est immédiat.

— Il est nécessaire, ajoute-t-il, de partir de nuit, afin d'explorer le terrain au petit jour.

Un quart d'heure après, nous montons en automobile, le capitaine L..., de l'état-major du corps d'armée, et moi. Nous prendrons au passage le capitaine H... à l'état-major de la division.

Nous suivons la route d'Étain, puis laissons la voiture pour gravir à pied une pente boisée et gagner le poste de commandement du divisionnaire. La région de la mort commence. Au bord du chemin que nous venons de quitter, s'enchevêtrent, se mêlent des débris de chariots, des sacs ouverts, des harnachements souillés, des fusils et des corps gonflés de chevaux jambes en l'air, intestins dehors. Dans le bois, les branches cassées obstruent parfois le passage, les pieds s'accrochent aux souches ou trébuchent dans les entonnoirs. Quand les obus écrasent le sol dans notre voisinage, une colonne de fumée noire tache, comme une poussière de suie, la nuit claire.

Car la nuit est toute claire. Entre les arbres coule la lumière bleutée de la lune qui fait un jour adouci, délicat, pudique, comme si elle refusait de nous laisser approfondir les blessures de la terre.

Nous descendons maintenant dans un ravin par un sentier en lacets pareil à un sentier de montagne. La pente est forte et mieux vaut se hâter : l'endroit est repéré et copieusement arrosé sans répit. Un cadavre est là qu'il faut enjamber. Plus bas, devant le poste de commandement, un autre qui paraît dormir sous son casque. Une main pieuse a recouvert du casque le visage écrabouillé.

Nous entrons dans le sol creusé. Après un couloir, où dorment, serrés, les agents de liaison, une pièce boisée, avec un siège et une table, et, dans le fond, un lit de fer. Le maître de céans, le général de B..., est penché sur sa carte. il se redresse en nous voyant. Il est jeune, allègre, la parole nette, les yeux lucides. Un seul signe de fatigue : les poches qui se sont creusées sous les yeux. Combien en ai-je vus, en pleine action, de ces chefs qui, dominant l'épreuve physique et le risque, et portant sans faiblir le poids de toutes les vies confiées à leurs ordres, quand leurs aides les plus fidèles succombaient au sommeil ou à l'inquiétude, employaient tranquillement leur cerveau à l'étude d'un plan et réglaient minutieusement, sans les mauvais conseils de la hâte et de la fièvre, les moindres détails d'une opération !

Les Allemands sont au pied du fort de Vaux et même ils sont à mi-hauteur. Les pentes descendent tout d'abord sans hâte, devant le fort, pendant un espace de trois à quatre cents mètres au plus, puis elles coulent brusquement jusqu'à la plaine de Woëvre. Cette descente rapide fait un angle droit que notre artillerie ne peut battre à cause de ses trajectoires. Les Allemands sont installés là. Il importe de les déloger. Quelle ligne suivent-ils au bas d'Hardaumont, sur le village et, plus à l'est, aux abords de Damloup ? Il faut, avant d'agir, la déterminer très exactement. On s'est battu ces jours derniers et la situation demeure quelque peu confuse. Notre caravane se coupera donc en trois ; chacun de nous aura son objectif : Vaux, le fort et Damloup, chacun son guide.

Et je me souviens de ces conciliabules en montagne avant d'entreprendre une ascension qui présentait telles ou telles difficultés, ou, dans la cabane de Lovitel en Dauphiné, de ces petits conseils de guerre, la veille d'une chasse au chamois : l'un prendrait tel sentier, l'autre tel couloir ; attention, il y a un passage dangereux, il convient d'emporter un bout de corde. Après quoi, au petit jour, on se serre la main et l'on part chacun de son côté pour se retrouver au rendez-vous.

Nous remontons la pente du ravin et nous voici dans un bois de plus en plus clairsemé. Oui, c'est bien le départ pour une ascension difficile. L'air est vif, les étoiles sont à peine visibles tant la lune brille. Lorsque l'on gagne de l'altitude, la végétation se raréfie : les arbres se rabougrissent, quelques mélèzes tenaces, aux racines tordues, s'obstinent à croître, puis c'est la zone des arbustes étiolés et maigres, et enfin, plus rien que la terre nue. La même progression se retrouve ici : autour de moi, il y a bien des arbres, mais ils sont en morceaux, les branches brisées, les troncs meurtris, les racines sorties du sol crevé, et bientôt ce ne sont plus que de lamentables balais. Le sommet ne doit pas être loin, ou la région des glaces et de la désolation.

La montagne a pourtant l'incomparable avantage du silence. On s'habitue si vite au régulier murmure des torrents qui roulent dans les fonds, et même ce murmure fait comme une chanson intérieure qui accompagne la rêverie. Ici, l'on est obsédé par ce continuel sifflement aigu, menaçant, inquiétant qui précède l'éclatement des obus. Et parfois il faut s'arrêter, se coucher ou plonger dans un entonnoir — on n'a que l'embarras du choix — attendre pour laisser passer les rafales. Quand le barrage s'interrompt, on repart. La terre est percée comme une écumoire ; aux carrefours les cadavres, hommes ou chevaux, se multiplient. La lumière nocturne les recouvre d'un mystérieux suaire.

Arrêt à la carrière qui est le poste de commandement de la brigade. Là aussi veille un chef qui achève de préparer l'opération ordonnée. Grand, très jeune d'aspect, le verbe haut, l'abord franc, on retrouve pareillement en lui cette race d'entraîneurs d'hommes qui sait unir la méthode à l'élan. Et quelle clarté ils ont tous dans leurs exposés et leurs prévisions ! Quelle place occupe dans ces prévisions le souci des vies à ménager ! Quelle franchise dans l'accent, quel art d'aller au but directement ! Il n'y a plus ici ni flagornerie, ni vanité, ni désir de plaire. Une sorte d'élévation morale par le commandement s'est faite. Quand on connaît la question traitée, une simple conversation téléphonique est un modèle de précision de langage et de justesse de raisonnement.

Ainsi, d'un poste à l'autre, le dialogue se continue dans la nuit. On croirait visiter successivement des catacombes où le même office se célèbre à la chétive clarté de la lampe du sanctuaire. Et l'on emporte une impression de respect religieux.

— Bonne chance ! me souhaite le colonel en me reconduisant sur le pas de la porte. Je vais me reposer quelques heures.

Il est deux heures du matin.

Le plus mauvais passage reste à franchir : quinze à dix-huit cents mètres sur un plateau qui, de jour, est çà et là vaguement protégé contre les vues par des boqueteaux — quels boqueteaux ! — mais la plupart du temps est en plein découvert. Au clair de lune, nos silhouettes ne se profileront guère sur le chemin de crête ; le retour, si nous repartons après le lever du soleil, sera un peu plus compliqué.

Nous marchons à la file indienne, le guide, le capitaine P..., de l'état-major de la brigade, qui a voulu m'accompagner, et moi. Les obus tombent comme grêle. La terre qu'ils ont remuée est devenue si friable qu'elle est pareille à de la cendre. Quinze à dix-huit cents mètres, c'est beaucoup plus long qu'on ne croit. On a le temps de presser chaque seconde de sa vie.

Ce sont encore des souvenirs de montagne qui me reviennent à la mémoire. Cette fois, c'est le passage d'un col, le Neuweisthor, entre la vallée de Fée et la vallée de Zermatt dans les Alpes Valaisanes. Nous avions pris un chemin étrange ; il fallait suivre une arête qui, de chaque côté, donnait sur l'abîme : à droite, on distinguait une crevasse peu attrayante ; à gauche, tout au fond, la petite ville italienne de Macugnaga apparaissait si directement sous soi qu'on avait l'impression de rouler certainement jusque-là, à deux ou trois mille mètres de profondeur, au cas où l'on trébucherait. L'arête était si étroite que les deux pieds ne s'y pouvaient placer côte à côte, et qu'on ne savait où poser son piolet. Pour aggraver la situation, si le guide de tête était solide, le porteur qui marchait à la queue de la cordée s'était saoulé avant de partir. Nous étions à la merci d'un faux pas de cet ivrogne. Mais son honneur professionnel avait passé dans ses jambes. L'arête aboutit à une sorte de tour de pierre où l'on peut souffler en s'accrochant à un sérieux point d'appui. Là, me retournant, je vis mon homme, ruisselant de sueur et les yeux hors de la tête : il avait éliminé tout son alcool et recouvré la plénitude de ses facultés de guide.

La piste que nous suivons n'est pas si ardue, mais autrement redoutable. A chaque instant il faut franchir des corps jetés en travers. Tous les dix ou douze mètres, et bientôt tous les cinq ou six pas, nous sommes contraints d'enjamber un cadavre ou même des grappes de cadavres, les uns déchiquetés, les autres dans la position de la course, comme s'ils avaient été foudroyés en pleine action. La clarté de la lune atténue l'horreur de leurs blessures sans la voiler tout à fait. Beaucoup d'entre eux sont de ces coureurs qui assurent les liaisons, portent les ordres, indiquent les itinéraires. Dans cette guerre, où toutes les qualités d'héroïsme rivalisent, il convient de rendre un spécial hommage à ces soldats qui, tandis que leurs camarades se terrent comme ils peuvent sous l'averse de fer, s'élancent à découvert pour suppléer à la difficulté des signaux ou à la rupture des lignes téléphoniques. Par eux les efforts se coordonnent, l'entente se réalise sur tous les points du front, la chaîne des unités se maintient. Si l'un tombe, un autre aussitôt le remplace. Ceux qui restent sont toujours dispos : ils offrent même leurs services avant que leur tour soit venu. Prêts aux plus dangereuses missions, ils composent une garde mobile autour de leur chef et sont le prolongement, le rayonnement de sa pensée qui, par eux, dirige au loin les volontés et règle ou rectifie les dispositions de combat. Ceux qui sont tombés là, ou du moins quelques-uns d'entre eux, semblent avoir pris dans la mort la pose des antiques éphèbes qui se transmettaient la torche sacrée. Est-ce la lune qui m'aide à voir ces blanches statues brisées ? Retrouverai-je au grand jour cette vision marmoréenne ? Le jour cru n'est pas favorable à la beauté de la mort.

Le soldat qui nous sert de guide marche bon train. Il donne le signal des arrêts, quand un obus tombe trop près de nous, ou quand la cadence des éclatements indique un barrage systématique. Il ne choisit pas l'emplacement de ses haltes et nous fixe tout à coup le nez sur des cadavres, trop heureux si nous ne recevons pas au visage des éclaboussements de chair morte écrasée à nouveau par l'effroyable pilon.

Mais pourquoi s'arrête-t-il en ce moment ? La cadence précisément semblait se ralentir. C'était le cas d'en profiter. Le voilà qui dépouille un mort. Il le soulève à demi et lui retire une à une les courroies qu'il portait en sautoir. Ainsi dégage-t-il quatre ou cinq bidons de deux litres qu'il débouche et flaire tour à tour, non sans inquiétude à cause des obus qui pourraient l'interrompre dans son opération. Sa figure s'éclaire : l'eau est potable. Celui qu'il a dépouillé avec tant de méthode portait un ravitaillement en eau, et l'eau, sur ce plateau desséché, est aussi précieuse qu'au désert. La source où l'on va puiser est au bas des pentes : on n'est pas sùr d'y arriver, ni d'en revenir. Au fort, tant de lèvres soupirent après les fraîches fontaines !

Le guide, ceinturé de ses courroies de bidon, reprend hâtivement sa course, nous entraînant comme un chevreuil une meute.

A cette allure nous dépassons une caravane de porteurs chargés d'un lot de grenades qui cheminent aussi vite que le leur permet leur charge, sous la pluie de fer. Rien n'arrive ici qu'à dos d'homme. Pauvres petits hommes dont le cœur est encore la plus grande puissance militaire ! C'est une guerre scientifique, a-t-on proclamé. La victoire est au matériel. Le matériel écrase et détruit tout. — Et quand l'artillerie croit avoir tout détruit, la volonté humaine oppose encore des poitrines de chair : des hommes ont tout supporté, le feu, la faim, le froid, la soif et surgissent du sol bouleversé. Aucune guerre n'aura donné de tels exemples de la supériorité humaine.

Le paysage est comme brûlé. Les laves d'un volcan, les secousses d'un tremblement de terre, tous les cataclysmes de la nature ne l'auraient pas davantage écorché. C'est un chaos sans nom, un cercle de l'Enfer de Dante. Je cherche dans ma mémoire des visions comparables : peut-être certaines solitudes alpestres dont les glaciers se sont retirés, où les moraines alternent avec les abîmes, et qui n'ont jamais entendu un chant d'oiseau ni subi un contact vivant.

Les entonnoirs se touchent, s'ouvrent comme des cratères béants. Des branches coupées, des blocs roulés, des détritus de toutes sortes et des débris humains se mêlent. Une odeur sans nom monte du sol convulsé.

Voici que devant nous se dresse une muraille recouverte de terre. Elle porte des balafres et par ces fissures les pierres ont coulé dans le fossé. Mais, somme toute, elle a subi l'avalanche sans fléchir. La porte voûtée est aux trois quarts masquée par une masse de béton qu'a détachée un obus de 380 ou de 420. C'est l'antre du Cyclope que bouchait une pierre et qui reçut Ulysse et ses compagnons. Dans l'intervalle libre nous nous glissons en hâte, car l'ouverture est spécialement battue par l'artillerie ennemie. Les cadavres, plus nombreux, l'attestent. Ainsi le Cyclope assommait-il les étrangers.

Quelle n'est pas ma surprise en trouvant l'intérieur du fort intact ! Il fut construit avec de solides matériaux, pour avoir résisté à un tel martelage. L'escalier, les couloirs, les pièces sont encombrés. C'est un spectacle curieux qui grouille à la lumière des lampes électriques : dormeurs étendus dans toutes les poses, les uns couchés n'importe où, les autres repliés sur eux-mêmes pour tenir le moins de place possible, tous rebelles aux bruits, refusant de se réveiller, goûtant cette détente ineffable du sommeil hors du risque ; corvées chargées se frayant difficilement un passage à travers la cohue ; hommes de garde redescendant ou remontant à leur poste ; blessés portant sur leurs plaies des bandages blancs ; sections groupées, isolés cherchant leur compagnie. On devine la cause de cet encombrement, auquel il faut porter remède. Le fort, sur son plateau, joue le rôle de ces refuges de montagne où les caravanes perdues viennent s'abriter contre la tempête. C'est le havre de salut : celui qui parvient à franchir la zone dangereuse respirera à l'aise sous l'arc des voûtes.

Peu à peu le défilé s'ordonne, la cohue s'organise. La droite est réservée aux entrants, la gauche aux sortants. Voici l'ambulance, voici le poste et voici le commandement.

Notre guide obtient à l'arrivée un joli succès. Son harnachement de bidons lui vaut d'être acclamé. La soif ici fait des ravages. La source la plus proche est au ravin des Fontaines, et le ravin est sans cesse criblé de mitraille. Cependant on risque sa peau pour aller boire. L'eau crée des mirages si douloureux. Dans les sillons informes qui leur servent d'abris, les troupes, la bouche brûlée, attendent de l'eau avec fièvre : on en est réduit, parfois, à boire l'eau corrompue, l'eau pourrie qui stagne dans les trous d'obus ; on en est réduit à boire son urine. Qui dira jamais toutes les souffrances endurées pour Verdun et pour la France qui est derrière ?

Un soldat, déjà vieux, un territorial sans doute, arrive avec des boules de pain sur le dos. Il s'affale, il souffle, il sue à grosses gouttes et sa face est toute blanche :

— Tu es seul ? interroge le sergent de garde. Où est le reste de la corvée ?

Il fait un geste vague. Le reste de la corvée n'a pas suivi, n'arrivera jamais. Cependant il faut chercher les approvisionnements qu'elle apportait. Où les trouvera-t-on ? Loin d'ici ? Nouveau geste de lassitude, d'indifférence, d'ignorance, on ne peut deviner.

— Explique-toi, à la fin.

Le soldat pose sa charge, se redresse :

— J'y retourne, dit-il simplement. Et il repasse le seuil, suivi de deux hommes désignés par le sergent.

Le commandant du fort me fait visiter son domaine, les casemates de Bourges, les observatoires dont l'un peut servir, la tourelle démunie de 75. Nous croisons le commandant du 3e bataillon de chasseurs, qui tient le secteur devant le fort jusqu'au village, et l'aumônier du bataillon, l'abbé C..., qui, sous le casque, avec ses traits patinés et sa barbe longue, ressemble plus à un croisé qu'à un moine. Celui-ci arrive de la redoute voisine, petit ouvrage où il avait installé un poste de secours qu'il a dû déplacer.

— Hier, me dit-il, nos chasseurs y avaient ramené un prisonnier tout gémissant qui ne cessait de répéter d'une voix lamentable : Vier Kinder ! Vier Kinder ! Et pour ceux qui n'entendaient pas l'allemand, il montrait de la main une succession de tailles échelonnées et comptait quatre sur ses doigts. Nos hommes l'installèrent à l'intérieur dans un coin de la redoute qui est très étroite, quand eux-mêmes, faute de place, restaient exposés sur la porte aux éclats d'obus. Le commandant qui passait a fait cesser cette anomalie.

Et, tout en lissant sa barbe, il ajoute philosophiquement :

— Après tout, ce qui tombe vient de chez eux. Il est juste qu'ils en apprécient la qualité.

Le commandant du fort me conduit sur les parapets qui, sans cesse écrasés, sont rétablis sans cesse.

— Attention, pour y aller, il faut traverser au plus vite une zone que bat une mitrailleuse ennemie.

Plus perfides que les sifflements d'obus, les abeilles nous passent au-dessus de la tête, mais lui-même ne se presse nullement. Là sont installés, dans la terre creusée, tant bien que mal, les guetteurs et, sous des abris à peine plus résistants, nos mitrailleuses.

Le petit jour commence à poindre, effaçant la lune. A demi couché sur le parapet, je vois se lever la plus radieuse aurore de printemps. Elle réveille les plaines de la Woëvre dont elle illumine les ruisseaux et les mares. Voici le village de Vaux à gauche, et voici celui de Damloup à droite. Plus loin, cet important agglomérat de maisons détruites, n'est-ce pas Étain ? Leurs ruines blanches, au soleil levant, dessinent une dentelle de pierre, évoquent des cités d'Orient. Et voici les pentes sombres d'Hardaumont. Douaumont nous domine, Douaumont que l'ombre garde encore comme un mauvais génie.

Mieux que l'ennemi, la lumière gravit les pentes du fort. Elle est rapide et légère comme une messagère de bonne nouvelle. Souriante, elle me montre là, devant moi, à deux ou trois cents mètres en avant de la contrescarpe, sur le gazon qui descend, de nombreuses bosses verdâtres presque alignées. Ce sont les cadavres allemands, fauchés aux assauts du 9 mars. Ils sont tombés devant les fils de fer. On pourrait les dénombrer. Déjà le compte n'y est plus. Avec des crocs ou des cordes leurs camarades, la nuit, les tirent à eux.

Le soleil s'est détaché de la bordure de la terre et monte vite à l'horizon. La matinée est d'une douceur exquise dont le contraste est étrange avec ces paysages tragiques. J'ai derrière moi un chaos et devant moi un charnier. Cependant une alouette chante en battant des ailes et remuant les pattes sans changer de place dans l'atmosphère rose. Je vois cette charmante petite chose vivante qui vibre sans se déplacer en face de moi, comme si elle becquetait la lumière. Un guetteur lève la tête pour la chercher des yeux. Il la regarde un instant avec tendresse, puis reprend son observation. Les obus qui passent ne la dérangent point.

Que se passe-t-il donc là-bas, parmi les cadavres aux uniformes verts ? L'un d'eux a fait un mouvement ; il se glisse dans l'herbe comme une couleuvre. L'ennemi se sert des morts comme d'un bouclier ou d'un trompe-l'œil et vient ainsi reconnaître le terrain. Un guetteur a surpris comme moi cette anormale résurrection. Il tire. Rien ne bouge. Nous avons dû nous tromper. Longtemps après, un peu plus bas qu'au point suspect, un corps bondit et d'un saut brusque disparaît à l'endroit où les pentes s'inclinent subitement davantage et font un angle mort.

Comme en montagne, je fais mon tour d'horizon et donne des noms aux vallons et aux collines. Douaumont, sur ma gauche, est la cime la plus haute (388 m.) : il n'y a que Souville, en arrière, qui soutienne la comparaison. Il semble que sa menace pèse sur tous les alentours. Je suis séparé de lui par les pentes boisées de Vaux-Chapitre, par le ravin du Bazil que je devine, et par les bois montant de la Caillette. Hardaumont se dresse comme une falaise au-dessus de la Woëvre. La Woëvre à perte de vue s'étend, coupée de boqueteaux, de villages, striée de routes. Au grand jour je vois mieux sa misère que l'aurore, compatissante, dissimulait. Son sol inculte ressemble à un vaste marécage. Sur la droite, mes yeux rencontrent la tache noire du bois d'Herméville. La suite des Hauts de Meuse m'en cache une partie.

C'est là, sur le village, contre ces pentes, contre Damloup, que l'ennemi s'est brisé. Et le fort, sur son plateau, avec sa superstructure à demi écrasée, ses doubles murailles ébréchées, semble être la formidable carcasse d'un cuirassé qui flotte sur les eaux et que son équipage n'a pas quitté. La tempête a cru le foudroyer et il a vaincu la tempête.

Nous nous sommes longtemps attardés pour tout voir selon nos instructions. Neuf heures du matin : le soleil est déjà haut. Le ciel est clair, les vues sont bonnes, l'observation facile, et les ballons boches nous regardent. Il est plus que temps de repartir. La traversée de la crête risque d'être malaisée.

En effet, la sortie est difficile. Nous sommes aussitôt encadrés. L'existence tient à un fil. Les cadavres, maintenant indiscrets, exhibent de hideuses blessures. Quelques-uns seulement sont intacts : j'ai peine à retrouver les statues brisées du clair de lune. Et le sentiment de la mort revêt, dans une révolte de l'être, une horreur spéciale : celle d'être ainsi supprimé et volatilisé, celle de n'être même plus un mort, mais un amas anonyme, ou une poussière de chair. Cela, et aussi là pensée de n'être pas enterré.

Cette pensée n'est pas davantage venue d'elle-même. Nous avons franchi deux cadavres : un petit soldat tout jeune, imberbe, classe 1915  sans doute, recouvert d'un peu de terre, deux ou trois pelletées qui ne réussissaient pas à le cacher, et, tout près de lui, un brancardier désigné par son brassard de la Croix-Rouge, la tête fendue, tenant encore une bêche à la main. Le brancardier a été tué comme il essayait d'accomplir son pieux devoir funèbre. Ici, les morts doivent être abandonnés. Il faut laisser la mort ensevelir les morts.

Une légende rapporte que les âmes de ceux qui n'ont pas été déposés en terre sainte errent dans l'espace sans jamais trouver de repos. Mais le sol de la Patrie envahie est une terre sacrée. Qu'ils reposent en paix, ceux qui se sont couchés sur elle en la défendant ! Du rappel de l'Église : memento quia pulvis es, qui accompagne la pose des cendres sur le front des fidèles, aurais-je imaginé jamais paraphrase plus éloquente ?

Une dernière caravane de ravitaillement nous croise. Elle n'a pas pu atteindre de nuit son but. Le jour on ne va pas au fort d'habitude.

— Allez-vous jusqu'au fort ?

— On essaiera.

— Bonne chance...

 

III. — LE MAÎTRE DE L'HEURE (14 mars)

 

Dans la cour de cette caserne de Verdun où j'ai passé une si courte nuit, il y a un peu plus d'affluence que d'habitude. Et chacun suit du regard deux généraux qui se promènent d'un pas lent.

L'un est vêtu de bleu horizon, comme la troupe, comme tout le monde. Son visage brun, dont je connais bien toutes les expressions, et qui unit tant de bienveillance à une intelligence toujours en quête de ' précisions et de certitudes, livre le secret qui le tourmente. Il commande le secteur le plus exposé, le plus violemment attaqué, le plus délicat de tout le front de l'armée qui couvre Verdun, et, en ce moment, de tout le front de l'armée française. Il touche au fort de Douaumont et il défend le fort de Vaux. Il vit de cœur et de pensée avec ses hommes qui sont là-bas dans l'ouragan de fer et qui tiennent le coup. Il soulève le fardeau de leurs privations et de leurs efforts. L'inquiétude de savoir le dévore. Le souci de vaincre le creuse. Et ses traits en ont les beaux stigmates.

L'autre, de haute taille massive, porte l'ancien uniforme, dont les yeux ont désappris les couleurs : culotte rouge, tunique noire, képi rouge à la double rangée de feuilles de chêne. Il semble fixer au-dessus de son interlocuteur un point invisible. Il semble suivre, tout en écoutant, un songe intérieur. Le visage est barré d'une épaisse moustache blanche. Les yeux ont une expression lointaine. La réalité présente leur suffit-elle, ou faut-il, peut-être, une carte du monde pour les contenter ?

Voici que tous deux se sont arrêtés près de notre groupe. Le grand chef dit à son compagnon, comme s'il donnait une conclusion à leur dialogue — un dialogue où il a pris à peine jusqu'ici la parole :

— C'est bien, et maintenant vous pouvez être tranquille.

L'autre parait surpris. Il est dans une inquiétude mortelle et on l'engage à la tranquillité ! Il parait attendre autre chose ; c'est pourtant bien la conclusion en effet. Une automobile a été appelée. Il salue, c'est le départ.

Vous pouvez être tranquille. Un de mes camarades qui relit dans ses courts loisirs Guerre et Paix et qui est doué d'une prodigieuse mémoire, me rappelle le passage où le prince André Bolkonsky, aide de camp du général Bagration, vient rapporter à son chef ce qu'il a pu surprendre des forces adverses qui menacent l'armée russe :

En l'écoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et le prince André se demandait, avec une curiosité inquiète, en étudiant les traits fortement accusés de cette figure dont les yeux étaient à moitié fermés, vagues et endormis, quelles pensées, quels sentiments se cachaient derrière ce masque impénétrable.

Les yeux, ici, regardent, mais regardent au loin, comme pour voir au delà de l'horizon de Verdun.

— C'est bien, dit simplement Bagration, comme si ce qu'il venait d'entendre avait été prévu par lui.

Et ce qu'il vient d'entendre, c'est la menace pesant sur son armée.

Ce qu'il vient d'entendre ne l'a pas troublé. Il a répondu : — c'est bien, comme si la menace ne pouvait en rien déranger ses plans.

Plus tard, le sens de ce souvenir, éclairant la phrase qui m'avait presque scandalisé, devait singulièrement se préciser dans mon esprit et s'élargir comme ces cercles qui, d'un jet de pierre, se forment dans l'eau et ne cessent de s'étendre qu'en atteignant les rives...

 

IV. — LES PREMIERS COMBATS DE VAUX (9-10 -11 MARS)

 

16 mars.

De la route, je vois des soldats étendus sur l'herbe, se chauffant au soleil printanier, ou pêchant dans la rivière, ou jouant au ballon comme des collégiens. Des autobus les ont cueillis non loin du champ de bataille de Verdun, brusquement, pour les transporter ici, dans la paix des campagnes. Ils n'entendent même plus le canon. C'est étrange, ce contraste entre l'enfer de Vaux et ces bucoliques.

La vallée de la Saulx est, parmi les vallées meusiennes volontiers un peu tristes et graves, la plus riante, la plus fleurie, la plus coquette. Une eau claire en arrose les prairies et allonge indéfiniment son cours par ses méandres. Voici Montiers-sur-Saulx, où cantonne pour quelques jours la 303e brigade. Le sire de Joinville y demeura : on peut lire aux archives de la mairie la charte par laquelle il concéda aux habitants l'exploitation d'une partie de son bois. Jeanne d'Arc le traversa, songeant à sa mission. Les troupes en casque bleu-gris qui circulent sur la place centrale où joue la musique militaire ne sont pas très différentes, dans leurs uniformes clairs et sous leur salade, des hommes d'armes du temps jadis.

Par petits groupes les hommes se promènent, allument leurs pipes, causent avec les habitants. C'est une vision de manœuvres pendant un jour de repos, et même les démarches sont si alertes qu'on imaginerait des troupes fraîches nouvellement débarquées et prêtes à rejoindre le front.

Cependant la sentinelle qui monte la garde devant la mairie a son casque troué. D'autres casques sont bosselés ou défoncés. L'un ou l'autre de ces paisibles promeneurs a la main bandée ou quelque cicatrice au visage. Le colonel qui commande la brigade porte à la joue une estafilade dont le sang achève de sécher : modestes blessures qui n'ont pas été estimées dignes d'une évacuation.

Ces hommes-là sont ceux qui ont contenu les assauts des Allemands contre le village et le fort de Vaux les 8, 9 et 10 mars. Ils se souviennent à peine qu'ils ont fait reculer l'ennemi ; ils sont trop occupés à oublier leurs misères, le froid, la neige, le manque de sommeil, les longues heures passées accroupis dans des trous de loup, les camarades perdus, la présence continue de la mort pendant ce bombardement qui brise les nerfs et broie la pensée.

Aucun d'eux ne fait de lui-même allusion à une aventure si proche : par-ci, par-là, seulement un mot, qu'il faut être de la partie pour comprendre. Plus tard, chez eux ou sur un autre théâtre de la guerre, quand ce passé-là sera bien devenu le passé, ils le raconteront à leur façon. Encore ne tarderont-ils pas à le mêler à d'autres événements antérieurs ou postérieurs. Pour le moment, ils se contentent de dire que Verdun enfonce tout, et l'Argonne, et l'Artois, et la Champagne, et le bois d'Ailly, et le bois le Prêtre. Ces comparaisons de connaisseurs suffisent à graduer les mérites. Ils n'éprouvent aucune satisfaction à revenir sur ce qui est accompli, sauf pour affirmer que les Boches ne passeront pas malgré leur sacrée artillerie lourde. Et ils s'ouvrent à la joie de revivre posément et sans risque. Pour un peu ils se tâteraient les os afin d'être sûrs qu'ils sont encore bien vivants. Les visions de cauchemar qui leur. reviennent les en feraient douter encore. Il faut sans hâte prendre contact avec leurs chefs et avec eux-mêmes pour démêler petit à petit la vérité et reconstituer les premiers combats de Vaux.

Il n'y a pas eu à proprement parler de premiers combats (le Vaux. Les opérations forment une chaîne ininterrompue. Maîtres de Douaumont le 25 février, les Allemands ont immédiatement tenté d'utiliser leur succès. Douaumont ne pouvait effectivement leur servir que s'ils parvenaient à en déboucher pour marcher sur la ligne formée devant Verdun par la côte de Froideterre, le village de Fleury à contre-pente de la crête, le fort de Souville et le fort de Tavannes. Dans ce but ils tâcheront de progresser à l'ouest, dans le bois Nawé qui est coupé d'une série de ravins propices à l'attaque, descendant des pentes de Douaumont vers la Meuse — ravin du Helly, ravin de la Couleuvre, ravin de la Dame — pour atteindre l'ouvrage de Thiaumont et, de là, celui de Froideterre. Leur manœuvre sera la même à l'est, dans le bois de la Caillette et celui d'Hardaumont, eux aussi traversés par des ravins (ravins de la Caillette et de la Fausse-Côte) pour descendre dans le ravin du Bazil et remonter ensuite, par le bois de Vaux-Chapitre, dans la direction de Souville. De l'un et de l'autre côté ils trouveront le chemin barré, et ils s'acharneront à l'est sur le village et le fort de Vaux, positions dont la conquête est pareillement indispensable à la réalisation de leur plan. Repoussés du bois de la Caillette, ils aborderont par le bois d'Hardaumont le village qui donne la clé du ravin du Bazil et du ravin des Fontaines. Ils attaqueront le fort par ses pentes nord-est, de front, aidés par la configuration du terrain qui, une fois le bas des pentes occupé, leur permet d'avancer, hors de la vue et hors de la portée du canon, à cause de l'angle de chute, jusqu'à trois ou quatre cents mètres du mur de contrescarpe.

Notre 303e brigade (408e et 409e régiments) occupe, dans la nuit du 1er au 2 mars, le secteur de la Caillette à Damloup, un bataillon du 408e tenant les pentes du fort, deux bataillons du 409e tenant le cimetière et le village. Le fort lui-même a pour garnison deux compagnies du 71e régiment territorial, composé de braves gens de l'Anjou, consciencieux et calmes. Mais, qu'on n'imagine pas une ligne de tranchées continues et organisées, avec boyaux de communication, abris-cavernes, dépôts de munitions, etc., etc. ! La violence de l'attaque allemande déclenchée le 21 février contre Verdun a substitué la guerre de campagne à la guerre de siège, momentanément. Les lignes de défenses ont été reportées en arrière, et l'artillerie a tellement battu le terrain qu'elle a détruit toutes les organisations existantes. Il n'y a plus que des trous d'obus et des amas de décombres. Il a fallu tenir sur ce sol dévasté, s'y accrocher, le creuser avec la pioche et, à défaut de pioche, avec la baïonnette, avec les ongles, vivre dessus quand on ne pouvait entrer dedans, veiller, tirer, tuer, mourir sans accepter de reculer.

Les premiers jours qu'elle occupe le secteur, la brigade progresse légèrement dans le bois d'Hardaumont. Une compagnie occupe l'ouvrage sud et s'y retranche. Mais les 5, 6 et 7 mars, le bombardement est tel qu'on ne peut s'y consolider. Les ravitaillements se font difficilement. Une attaque est imminente. Elle se produit le 8, vers onze heures du matin, sur le village. Elle est menée par la fameuse brigade Guretsky-Cornitz (6e et 19e régiments) qui devait avoir le lendemain les honneurs du radiogramme allemand. Elle débouche, partie du bois d'Hardaumont, où notre ouvrage est perdu, partie du remblai de la voie ferrée qui le contourne et qui a servi de paravent. Les vagues de l'infanterie ennemie parviennent à déborder notre première ligne et à submerger un bataillon presque entier. Nos mitrailleuses les arrêtent à l'entrée du village qu'elles ont réussi à atteindre et dont elles occupent même quelques maisons. Devant notre feu les vagues d'assaut refluent, mais avec les prisonniers que leur a laissés notre première ligne débordée.

Un peu plus tard, quand une nouvelle attaque se déclenche plus à l'est, entre le cimetière et les pentes du fort, les grenadiers ennemis qui la précèdent sont revêtus d'uniformes et de casques dont ils ont dépouillé les prisonniers et ils crient en un français chargé d'accent : Ne tirez pas, ajoutant même le numéro écorché du régiment (409e) dont ils portent les écussons. Déjà, dans la matinée, pour se rapprocher, du ravin, l'ennemi s'est servi d'une autre ruse qu'il a plus d'une fois employée. Des brancardiers, montrant ostensiblement leur brassard de la Croix-Rouge, semblent transporter une civière ou creuser une tombe : cette civière contient une mitrailleuse, cette fosse est un embryon de tranchée.

Cette série d'attaques a tout de même conduit l'ennemi jusqu'aux abords du village et du cimetière de Vaux. Par quelle erreur de liaison s'en croit-il déjà le maître ? Son demi- succès de la veille l'a-t-il grisé ? Le 9 mars, au matin, il envoie deux ou trois compagnies du. 19e régiment occuper sa prétendue conquête. Les compagnies font leur entrée dans Vaux, tranquillement, en colonnes, sans reconnaissances préalables. Or un bataillon nous est précisément venu en renfort dans la nuit du 8 au 9, sous les ordres du commandant Delattre. Il accueille cette visite par un feu d'enfer, contre-attaque à la baïonnette immédiatement et rejette l'ennemi jusque dans le ravin d'Hardaumont. Le commandant Delattre, le fusil à la main, entraîne ses hommes. Il a dépassé la cinquantaine, son âge et les fatigues de la campagne auraient pu lui valoir un repos qu'il a refusé : un fils et un frère tués au cours de la guerre le retiennent à son poste par des liens sacrés. Il sait d'ailleurs où il va. La veille il a confié sans tristesse ses pressentiments à un camarade :

— Il y a des familles désignées pour sauver le pays. C'est un honneur. Après mon fils et mon frère, j'achèverai de le mériter.

Et il meurt en effet sur le terrain reconquis.

Dans la journée du 9, l'ennemi revient à la charge et parvient à s'installer dans la partie est du village de Vaux et dans le cimetière. Il essaie d'atteindre le fort par son versant nord, mais ne peut l'aborder : nos feux l'arrêtent à la tranchée qui a été creusée derrière les fils de fer, à deux ou trois cents mètres de l'ouvrage.

La journée du 10 sera plus rude encore. Il s'agit de justifier le communiqué mensonger qui a annoncé au monde la prise du fort de Vaux.

Toute la nuit du 9 au 10 mars et toute la journée du 10, la préparation d'artillerie accable le fort de projectiles de tous calibres et tâche de l'isoler par des tirs de barrage qui arrosent spécialement le fond de la Horgne du côté de Damloup, le ravin des Fontaines dans le bois de Vaux-Chapitre et les avancées de Souville. Ainsi, le fort et la partie du village qui nous est restée forment-ils un îlot écrasé sous le feu, où l'infanterie, quand elle marchera, croira ne trouver que des déchets de matériel et une garnison nettoyée ou tellement réduite et bouleversée qu'elle sera incapable d'une défense.

Or les renforts sont venus quand même. Le 3e bataillon de chasseurs est en réserve, prêt à donner son concours à la brigade engagée. Les territoriaux du 71e n'ont pas suspendu les corvées d'eau, de vivres ou de munitions. Les coureurs n'ont pas suspendu leurs courses. Là est le miracle continu de Verdun. Sous un bombardement sans égal, tout se fait, relèves, ravitaillements, liaisons. Une pensée d'ordre dirige, l'exécution s'accomplit.

Le commandant Belleculet commande au fort Outre les deux compagnies de territoriaux, il dispose d'un bataillon actif. Il a organisé sa défense en avant du fort, sur les pentes déjà abordées la veille, que protègent deux rangées de fils de fer. L'ennemi bat moins ces pentes que le fort lui-même, ou parce qu'il croit ses propres lignes plus rapprochées ou parce qu'il veut profiter, pour amener à pied d'œuvre ses troupes d'assaut, de la chute plus rapide du plateau sur les plaines de Woëvre après les trois ou quatre cents mètres de lente inclinaison devant la contrescarpe.

Dès huit heures du matin, de l'observatoire qui a résisté, le commandant voit de petits paquets descendre les pentes d'Hardaumont et se masser à la gauche de la voie ferrée. Il peut évaluer à trois bataillons les forces repérées. Sans doute les réserves sont-elles plus considérables, hors des vues.

A midi, le bombardement augmente d'intensité. A six heures du soir il cesse brusquement. Le village et le fort sont attaqués à la fois. C'est la brusque attaque frontale, audacieuse, presque téméraire, qui a réussi à l'ennemi au début de la bataille de Verdun, qui compte sur la supériorité d'artillerie et sur la surprise ou l'énervement. Il n'est pas maître du bois de la Caillette, il n'est pas maître de Damloup, il n'a aucune prise, ni sur notre droite, ni sur notre gauche. Il limite l'opération à un obstacle déterminé dont la possession lui assurerait un saillant dans nos lignes, et il le heurte de toute sa violence, comme un bélier une porte.

Sur le fort, l'assaut est livré par vagues successives, non pas en cordon, mais en petites colonnes, tantôt directement face aux parapets, tantôt en obliquant sur notre gauche, entre le cimetière et le fort, où il trouve un bataillon du 408e. Des brèches qui n'ont pu être réparées et qui datent des précédents bombardements existent dans les fils de fer. Sans doute l'ennemi les croit-il, sur ses photographies d'avions, plus importantes qu'elles ne sont en réalité. Il est reçu par nos mitrailleuses et nos fusils sur toute la ligne. De six à huit heures du soir, il revient à la charge avec une ténacité et une vigueur qu'il est équitable de reconnaître. Il veut forcer le passage à tout prix. Il v met le prix et il échoue. Les fusils de nos bonshommes s'échauffent tant qu'il faut relever les tireurs. Les territoriaux demandent comme une faveur d'opérer cette relève. Ma foi ! ils s'appliquent mieux que leurs jeunes camarades. Ils se rappellent leurs affûts et leurs beaux coups de fusil, le dimanche, à l'orée des bois d'Anjou. Pour bien tirer, il faut du sang-froid et ne jamais se presser.

A l'intérieur du fort, les soldats du bataillon actif ont achevé de nettoyer et graisser leurs armes. Ils savourent un certain bien-être. Mais l'un d'eux propose :

— Les vieux sont toujours là-bas. Va-t-on les y laisser, eux devant et nous derrière ?

Personne ne rechigne. Les chefs n'ont pas besoin d'insister. Mais les vieux ne veulent pas céder la place qu'ils estiment bonne, car le champ de tir est parfait, sauf cette sacrée chute de terrain où les Boches disparaissent comme dans une trappe.

Le canon de 75 a sa part dans la bagarre. Ses barrages, au bas d'Hardaumont, font merveille. Des parapets, on voit voler en l'air les bras et les jambes. Les renforts n'arriveront pas. C'est de la belle besogne.

Et, dans la nuit qui est venue, un sous-lieutenant attaché à l'état-major de la brigade et envoyé sur cette partie du champ de bataille, descend du fort en courant. Malgré le froid, il arrive en sueur au poste de commandement.

— A boire, réclame-t-il comme Gargantua en naissant.

On l'entoure, on le presse, on l'interroge, on veut savoir. Le village a résisté dans sa partie principale, mais le fort ? L'assaut a dû être terrible. A qui est le fort ?

— Ça y est, répond laconiquement l'officier en attrapant un bidon.

— Comment, ça y est ? Le fort est pris ?

— Non, le Boche est battu. Et il achève en paix sa libation.

***

Retour à Verdun dans la nuit. Après Bar-le-Duc, je croise ou je dépasse des théories de camions automobiles : troupes transportées, matériel du génie, munitions. A travers les campagnes sombres, ces convois font une longue trace lumineuse presque ininterrompue. Parfois, une voiture est pleine de chansons.

Je peux mesurer l'entretien de la route à l'absence de cahots. Dans le jour, on voit des équipes territoriales casser les cailloux, combler les ornières, refaire la voie presque sous les roues. La pierre que chacun de ces ouvriers pose sert à l'édifice commun.

Je n'entends pas le canon à cause du bruit de la voiture, mais la nuit est toute palpitante d'éclairs. Le champ de bataille n'est plus éloigné...

 

V. — AUTOUR DU LAVOIR (18 mars)

 

Dans la cour intérieure d'une caserne de Verdun, autour du vaste lavoir, c'est une ruée de chasseurs bleu sombre et de biffins bleu clair qui viennent de combattre ensemble, fraternellement, et qui semblent prêts à en venir aux mains pour gagner un rang et se rapprocher de la belle eau courante. Faudra-t-il établir un service d'ordre ? Le régiment de ligne (158e) et le bataillon de chasseurs (3e) ont été relevés ensemble la nuit dernière. Ils ont fait le coup de feu jusqu'au moment de partir, car ils défendaient le fort et le village de Vaux sur lesquels l'ennemi s'acharne.

La bataille, c'est, pour le moment, de l'histoire ancienne puisqu'ils en sont revenus. Après tant de nuits rigoureuses, la chemise ouverte, les bras nus, ils se laissent réchauffer la peau par le soleil printanier. Sans doute le canon continue de gronder et des colonnes de fumée montent de Jardin-Fontaine bombardé ; les avions courent dans le ciel, encadrés par les flocons blancs que les éclatements font tournoyer autour d'eux comme un vol de mouettes. Mais personne n'y prend garde : il y a de l'eau pour boire et pour se débarbouiller.

Imaginez-vous ce que peut être la vue de l'eau — et d'une eau courante ! — pour ces gars qui, depuis dix jours, n'ont pu se laver ni rafraîchir leurs lèvres avec abondance ? Ils savourent à l'avance son froid baiser salubre et ceux qui ont plongé tout entière en elle leur face poussiéreuse, pleine encore de l'éclat du combat et aussi de sa misère, la retirent toute ruisselante avec un gros rire de volupté. C'est leur fatigue qui coule. Les traits tirés, plombés, douloureux, en quelques instants rajeunissent. Chacun voudrait bien prolonger les ablutions, mais pense au voisin qui attend son tour, et de lui-même il s'efface pour donner sa place au suivant. Plus tard, on pourra revenir.

A l'écart, l'un ou l'autre, sur un rebord de fenêtre, sur une caisse, installe en un clin d'œil une glace, sort une savonnette et s'apprête à se raser. Le coiffeur d'une compagnie besogne déjà avec une rapidité d'escamoteur, et les clients, sagement, prennent la file. Pourquoi diable, à l'intérieur, les appelle-t-on les poilus ? Ici, le mot ne plaît à personne. On est poilu quand on ne peut pas être autrement, dans les mauvais jours, les jours cruels et tragiques, qui deviennent ensuite les grands jours. Mais, dès la relève, on ne demande qu'à reprendre sa bonne figure habituelle, nullement terrible, nullement hirsute. C'est une nation d'honnêtes gens qui se bat pour ses foyers, pour son sol envahi, pour son droit et sa liberté, pour tout le passé qu'elle continue, pour tout l'avenir qu'elle est chargée d'assurer, et non pas une troupe de bohèmes à demi sauvages, mal policés, sans feu ni lieu. Les plus jeunes classes sont d'ailleurs presque herbes et les plus âgées, afin de mieux assujettir le masque contre les gaz asphyxiants, ont sacrifié le port de la barbe.

Je ne vois guère que l'aumônier qui fasse exception. Il porte une grande barbe noire, tachée de gris par endroits, dans laquelle il promène un peigne avec obstination, car il tient à ne pas se montrer moins soucieux de sa personne que ce groupe de jeunes lieutenants que voici déjà rasés, brossés, en uniformes clairs et neufs, la moustache retroussée, l'œil vif, transformés par un coup de baguette magique en freluquets de garnison. Aussi informé qu'un officier d'état-major, le Père C..., que j'ai déjà rencontré au fort de Vaux, parle avec admiration, mieux encore, avec tendresse, de son cher bataillon de chasseurs, de ses diables bleus, qu'il accompagne depuis l'Artois et Notre-Dame-de-Lorette[1]. Il sort de sa poche le carnet précieux où il note ses impressions de vie militaire.

— Je voudrais lire une de vos journées.

— Laissez-moi rédiger les deux dernières, celles du 16 et du 17.

Le 3e bataillon de chasseurs à pied donnera de la tablature à son mémorialiste. Il s'est battu sur tous les fronts. Le 10 août, en Lorraine, il repousse seul, à Provenchères, quatre attaques allemandes, fortes de quatre bataillons. Le 14, il est au combat de Saint-Blaize. Le 19, il est engagé à Valerysthal où il subit de furieux assauts. Du 29 août au 5 septembre, il tient les bois de la Chipotte. Puis il est rappelé pour prendre sa part de la bataille de la Marne. Au début d'octobre, il débarque en Artois. Le voici qui entre le premier dans la première maison d'Ablain-Saint-Nazaire. Il remonte plus au nord : c'est la longue et dure bataille d'Ypres. On croyait ne rien voir de pire, et Verdun viendra. En décembre, il retourne en Artois, dans la région de Lorette. Le 8 mai 1915, dans un élan magnifique, il attaque les Ouvrages Blancs. En juin, c'est le Bois Carré et le chemin creux ; en octobre, c'est le Bois en Hache. Et Verdun vient couronner tous ces souvenirs, comme un bouquet décore un toit. Ne dirait-on pas la tirade de Flambeau ? Mais combien de nos régiments la peuvent reprendre ?

Il a perdu deux de ses commandants, le commandant Renaud à Bréménil le 19 août 1914, et en Artois, le 8 mai 1915, après l'attaque des Ouvrages Blancs, ce jeune commandant Madelin qui était le type le plus achevé de l'officier, à la fois calme et entraîneur d'hommes, élégant et cordial, brillant et cultivé, frère de mon cher camarade de lettres et compagnon d'armes, l'historien, aujourd'hui le sous-lieutenant Louis Madelin, de qui les hasards de la guerre m'ont brusquement rapproché et qui m'offre un asile dans sa baraque en planches. Au commandant Madelin ont succédé, en Artois, mon ami le commandant Pineau que je retrouve à l'état-major, puis le commandant Tournès qui vient de descendre du secteur de Vaux où je l'ai rencontré, préparant une attaque.

Un mouvement se produit dans la cour. C'est une compagnie, dont je devine les pertes, qui se rassemble en cercle autour du capitaine et du sergent-major. A voir les cous se tendre, les figures s'éclairer, le rapport offre un intérêt exceptionnel. Sans doute y est-il question des cantonnements de repos ou, peut-être, des permissions. La permission, mirage où, sur la lumière, se profilent une maison et des êtres aimés ! Je m'approche. Le sergent-major donne lecture de l'ordre du jour adressé le 10 mars par le général en chef aux soldats de Verdun :

SOLDATS DE L'ARMÉE DE VERDUN !

DEPUIS TROIS SEMAINES, VOUS SUBISSEZ LE PLUS FORMIDABLE ASSAUT QUE L'ENNEMI AIT ENCORE TENTÉ CONTRE NOUS.

L'ALLEMAGNE ESCOMPTAIT LE SUCCÈS DE CET EFFORT QU'ELLE CROYAIT IRRÉSISTIBLE ET AUQUEL ELLE AVAIT CONSACRÉ SES MEILLEURES TROUPES ET SA PLUS PUISSANTE ARTILLERIE.

ELLE ESPÉRAIT QUE LA PRISE DE VERDUN RAFFERMIRAIT LE COURAGE DE SES ALLIÉS ET CONVAINCRAIT LES PAYS NEUTRES DE LA SUPÉRIORITÉ ALLEMANDE.

ELLE AVAIT COMPTÉ SANS VOUS !

NUIT ET JOUR, MALGRÉ UN BOMBARDEMENT SANS PRÉCÉDENT VOUS AVEZ RÉSISTÉ A TOUTES LES ATTAQUES ET MAINTENU VOS POSITIONS.

LA LUTTE N'EST PAS ENCORE TERMINÉE, CAR LES ALLEMANDS ONT BESOIN D'UNE VICTOIRE. VOUS SAUREZ LA LEUR ARRACHER.

NOUS AVONS DES MUNITIONS EN ABONDANCE ET DE NOMBREUSES RÉSERVES.

MAIS VOUS AVEZ SURTOUT VOTRE INDOMPTABLE COURAGE ET VOTRE FOI DANS LES DESTINÉES DE LA RÉPUBLIQUE.

LE PAYS A LES YEUX SUR VOUS. VOUS SEREZ DE CEUX DONT ON DIRA : ILS ONT BARRÉ AUX ALLEMANDS LA ROUTE DE VERDUN !

 

Le sergent, pris lui-même à sa lecture, laisse un intervalle entre la dernière phrase et le classique rompez ! qui libère les auditeurs.

Et la compagnie rompt le cercle, lentement, comme à regret. Les hommes comprennent mieux ce qu'ils ont accompli, leur misère passée brille à leurs propres yeux. Ce sentiment de solitude qui, dans les longs combats, peu à peu, porte chacun à se plaindre des souffrances particulières, à croire à l'indifférence du commandement et du pays, disparaît brusquement : là-bas, quand ils étaient jetés au gouffre, le pays et le chef les voyaient tous.

Et dans le silence qui, pendant un instant, coud toutes ces lèvres, immobilise ces visages devenus graves, réunit toutes ces pensées éparses dans une pensée commune, passe un frisson historique. Les destins individuels s'élargissent ; rien ne compte plus que l'œuvre collective.

Puis des groupes se forment, les bouches se délient. Et, pour la première fois depuis la relève, on consent à parler des dix jours révolus dans le secteur de Vaux. Impressions confuses qui se résument dans ce cri de fierté :

— Tout de même, ils ont f.... le camp cette nuit.

Le bombardement infernal et continu, si dur à subir dans l'attente passive, inspire des protestations. Les vieux soldats de l'Artois comparent et conviennent qu'ils n'avaient jamais vu pareille débauche de projectiles.

— Ça ne devrait pas être permis, déclare un nouveau.

Modestement, comme un banal fait divers, un caporal du 158e raconte à des chasseurs sa part du dernier combat, celui de la soirée du 16 mars, dans le village de Vaux qui est mi-français, mi-boche et coupé par des barricades et des tranchées :

— J'étais dans le village, près de la barricade. Après le marmitage, les guetteurs avertissent qu'ils arrivent en tas. On garnit les parapets. Le lieutenant dit : Ne vous pressez pas, les amis, laissez-les rappliquer. On les laisse venir, et quand ils sont à bonne portée, on tire dedans. On les voyait tomber, comme si on les poussait. Pourtant ils sont revenus, et une deuxième fois encore. Ils ont de l'aplomb.

Maintenant les témoignages crépitent comme une fusillade. Rappel des morts et des blessés, mais sans insistance et sans tristesse : c'est affaire au destin qui choisit qui lui plaît. Éloge des brancardiers qui, guidés par les cris ou l'instinct, ramènent les blessés, et jusqu'à cet aveugle qui, debout entre les lignes, marchait les mains en avant, sans savoir où, hagard et hurlant ; quant aux morts, il ne faut pas songer à les ensevelir. Gratitude envers les cuistots qui dirigent sous les obus les cuisines roulantes, et de là portent le ravitaillement. Un gros Suisse qui s'est engagé pour la durée de la guerre — sans se douter que ce serait si long, ajoute-t-il, sans quoi... — reçoit comme un compliment personnel l'expression de cette reconnaissance :

— Parbleu, on ne se trotte pas avec un ballot sur le dos.

Le colonel que j'avais rencontré au poste des Carrières : visage aminci d'un dessin pur, yeux bleus, doux habituellement et qui prennent tout à coup un éclat d'acier, torse maigre, nerfs vibrants, d'un ascendant irrésistible sur ses hommes à qui il sait communiquer sa haine du Boche — la haine chez nous tombe si vite — n'a que son régiment à la bouche :

— La faim, la soif, l'insomnie et tout le temps ce fracas et cette menace des grosses marmites qui s'écrasent, il a tout supporté sans broncher. Vous passez : chacun vous suit des yeux, espère en vous, croit en vous. Alors on est gonflé de tant de confiance. On est contraint de bien commander.

Ainsi fait-il jaillir de l'adhésion collective des cœurs le commandement comme la graine sort du sol fertilisé.

L'aumônier a fini d'écrire et, de la meilleure grâce du monde, il me tend les notes où il vient de relater son séjour du 6 au 17 mars au fort de Vaux ou dans les environs immédiats. Pages émouvantes, à la fois pittoresques, sincères et doucement ironiques, où je refais le chemin parcouru et retrouve l'assaut du 10 mars sur les pentes du fort, tel que les acteurs me l'avaient conté sur place. Les jours suivants, notre commandement prépare à son-tour une petite expédition pour s'emparer du bas de ces pentes mi les Allemands sont invisibles et que notre 75 ne peut battre. Voici les journées des 16 et 17 où cette attaque est relatée :

Extraits du journal de l'abbé C..., aumônier du 3e bataillon de chasseurs à pied.

Jeudi 16. — Grande activité pendant la nuit. L'ennemi donne des signes manifestes d'inquiétude et de nervosité, nombreuses fusées, travail ininterrompu à leurs défenses accessoires.

Tout cela fait plaisir. Ils ont donc peur ! Et voilà cet élan irrésistible qui devait s'achever en apothéose dans Verdun, en attendant les Champs-Élysées, qui s'évanouit dans des trous ! Fébrilement, chacun s'enfonce. On a lâché la baïonnette pour la pioche, et les prestigieuses étapes vont faire place aux monotones relèves.

La tâche n'est pas finie, cependant. Verdun compte dix-sept forts, je crois. Vous en tenez un seul, camarades brandebourgeois ! Vraiment, c'est insuffisant.

Treize heures. — Le bombardement redouble. Les coups se font plus sonores. Il devient évident que la terre de notre plafond est emportée et le béton mis à nu en plusieurs endroits. On projette un rafistolage en sacs à terre ; mais quand ? Les promenades sur notre terrasse ne sont pas à recommander, même au clair de lune.

Quatorze heures. — Le tir du crapouillot qui doit détruire les fils de fer et défenses accessoires est impossible du fort ; trois artilleurs qui installaient la pièce sont blessés. On essaye ailleurs, mais le résultat est moins bon. Notre grosse artillerie n'y peut rien non plus. L'attaque qui était fixée à ce soir est remise au lendemain cinq heures. On tentera un coup de sur prise.

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Vingt-trois heures trente. — Alerte ! Aux armes ! Ce cri, jeté par le guetteur, roule d'un bout à l'autre des sombres couloirs. A cette heure, et pendant cette période dont tous les instants sont tragiques, il est particulièrement lugubre. Aussitôt, l'amoncellement des pauvres corps engourdis, qui prenaient sur le pavé un vague repos, s'agite ; chacun ajuste son équipement, s'assure que son fusil est bien là et, les premières minutes d'hébétude passées, les réflexions s'engagent à voix basse. Que se passe-t-il ?...

Des guetteurs ont vu — cru voir, disent quelques-uns — des travailleurs creuser des tranchées tout près des défenses accessoires du fort. Des ombres ? Des Boches ? Des patrouilles égarées ?... Le clair de lune blafard, coupé de quelques nuages, semble prêter au mirage des imaginations tendues. La mitrailleuse du parapet balaye le sol. Plus rien ne bouge. Le jour nous instruira.

Visiblement, l'ennemi est encore plus agité que les nuits précédentes ; son artillerie tonne avec fureur un peu partout, au petit bonheur, spécialement sur le fort et aux abords. Toutes les corvées qui arrivent accusent des pertes. Les hommes ruissellent de sueur après la course éperdue qu'ils ont à fournir pendant 400 mètres à travers le chaos des entonnoirs.

Vendredi 17 mars, deux heures et demie du matin. — Nos patrouilles reviennent. Elles ont bien fouillé les abords. D'ennemi, nulle part, du moins vivant.

Dans la matinée le soleil nous instruit. Là, un peu en avant des fils de fer, on distingue de la terre fraichement remuée : à cité une dizaine de travailleurs, l'outil en main ou à leurs pieds, le corps rigide, encore courbé sur la tâche inachevée.

Ce sont nos Boches d'hier soir surpris en plein travail par notre mitrailleuse. Ils n'avaient pas même eu le temps de creuser leur fosse !

Mais, sans la vigilance de l'officier mitrailleur, nous trouvions là, au petit jour, un nid de Boches, dont, vu la configuration du terrain, il eût été bien difficile de se débarrasser. Vigilance périlleuse certes. La veille au soir, à cet endroit, non loin de lui, mon voisin de gauche fut tué net et celui de droite blessé grièvement.

Enfin, on s'entend. Un peu de repos avant la petite opération. A cinq heures, heure dite, le commandant monte à l'observatoire. Je me blottis, l'œil au créneau.

C'est la prime aurore. Le champ de vision est très restreint. On écoute anxieux le demi-silence. Il se prolonge. Tant mieux. La mèche n'est pas éventée. Au bout de dix minutes, violent combat de grenades ; on voit la fumée bleuâtre monter du sol, les mitrailleuses crépitent. Puis plus rien !... Quelle angoisse ! Vingt minutes après, le capitaine qui dirigeait l'attaque arrive. C'est un jeune et sémillant spahi qui, sur sa demande, a quitté la veste écarlate pour la tunique sombre des chasseurs. Il avait monté son attaque avec amour, y travaillant jour et nuit. L'avant-veille c' eât été un intéressant coup de main, mais après trois jours de contre-ordre, les conditions se sont totalement modifiées. Il nous raconte ce qui s'est passé : habilement, les huit grenadiers se sont glissés jusqu'au réseau ennemi et sans perdre de temps ont expédié aux ennemis le contenu de leurs musettes, prêts à se jeter dans les fils de fer et à sauter plus loin. Mais les Allemands sont nombreux : leur ligne légèrement incurvée encercle un peu nos chasseurs. Ils se défendent. Et l'échange des grenades se poursuit. Les nôtres portent ; le Boche hurle. Les siennes s'en vont bien trop loin ; ils n'imaginaient pas nos diables bleus si près d'eux !... En même temps, leurs mitrailleuses s'ébranlent et de leur cadence infernale fauchent sans effort tout ce qui se trouve devant elles. Sous cette pluie de grenades et cette nappe de balles, nos hommes se laissent glisser dans les trous et quelques minutes après, le sourire aux lèvres, tout joyeux de cette équipée, reviennent tous indemnes : deux éraflures insignifiantes, c'est tout, pour un trajet de plus de 80 mètres à travers champs. C'est presque miraculeux.

Cet effort d'ailleurs est loin d'être inutile. A la faveur de cette diversion, la fraction amie d'à côté pouvait prendre pied dans une longue ligne de tranchée ennemie, en voir fuir ceux qui s'y trouvaient et par conséquent améliorer encore, passablement, notre situation.

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Et quand la nuit eut étendu sur nous son voile protecteur, nous partons... Exténués, amaigris, fiévreux, sordides, physiquement à bout, mais d'un moral splendide ! On voit cela aux yeux brillants, aux conversations vives, à toute cette allure qui manifeste clairement l'empire absolu que ces dores vaillantes gardent sur des corps complètement épuisés.

Plus ou moins confusément, mais réellement, chacun se rend compte qu'il vient de vivre de nobles heures. Eux, petits, isolés, fatigués, ils ont tenu en échec des masses énormes ; ils ont opposé l'énergie de leur force morale à un déploiement de puissance matérielle tel que le monde n'en avait jamais connu de semblable. Quelques corps ont été brisés. La victoire est restée à l'idée, à la volonté humaine, à la vaillance froide, obstinée, à ces enfants, nouveaux chevaliers d'une France que l'on ignorait, qui luttent, eux aussi, sous l'œil de Dieu, comme ont fait si souvent leurs pères, pour le droit et la justice, et persévéramment, depuis tantôt deux ans, offrent au inonde qui s'émerveille le prodigieux exemple de leur abnégation et de leur héroïsme...

 

Tout de même chacun ne voit que son coin à la guerre, même ce témoin-ci qui a les yeux débrouillés et une bonne plume. Il restreint à notre petite attaque les combats des 16-17 mars. Or, le 16 mars, dans la soirée, il y eut un essai d'offensive allemande qui se prolongea pendant la nuit, entre le village et le fort. Un bataillon du 7e régiment de réverse allemand (121e division) y subit de cruelles pertes. Tout un lot de prisonniers faits au sud-est du village a déclaré ces pertes et souligné l'importance de l'échec.

***

A côté de nous, l'eau du lavoir continue de ruisseler sur les visages, les cous et les mains. Elle efface le souvenir de l'effort et de la peine. Et ces hommes qui se croyaient épuisés en arrivant se sentent une force nouvelle, la force que l'avenir attend d'eux...

 

VI. — MÉDITATION SUR LA MORT

 

Même jour.

Il est cinq heures du soir. Je gagne une colline qui domine Verdun. C'est un triomphal soir de printemps. Les courbes de la Meuse étincellent au soleil couchant et dessinent sur la plaine pâle un chemin de feu, analogue au ruban des convois automobiles dans la nuit. L'air est chargé de caresses. Et dans ce paysage de paix rien ne remue qui ne soit destiné à la bataille, rien n'existe que pour la guerre.

Sur Froideterre et sur Souville, les obus soulèvent en éclatant d'épaisses colonnes de fumée noire. Dans le ciel, une flottille de nos avions rentre au port. Les ballons captifs achèvent leur observation pendant que la lumière le permet. Sur la route qui monte, passent sans arrêt des caissons d'artillerie, des cuisines roulantes, des troupes. Tout ce monde, tout ce matériel se rapprochent des lignes afin de ravitailler ou de prendre position dans quelques heures à la faveur des ténèbres.

Je m'étends sur l'herbe pour échapper à ce contraste et ne plus respirer que la douceur du soir. Un peu plus loin, quelqu'un a eu la même pensée que moi. Il est couché de tout son long, il ne prête pas attention à ma venue. J'aurais préféré la solitude. Je le regarde mieux : sa figure n'est qu'une plaie. Je m'approche : c'est un mort. On ne vient pas ici pour s'isoler et rêver. Rien ne s'accomplit ici que sous le manteau de la mort.

Mais la mort, avec la guerre, a perdu beaucoup de son importance. Elle est devenue familière. Telle qu'elle se présente la plupart du temps, non glorieuse et choisissant ses victimes dans l'ardeur du départ, mais sournoise et effroyable sous la forme d'un bloc de fer lancé à des kilomètres de distance, elle inspire le plus profond dégoût, certes, mais on la subit comme on subit une vieille servante qui gouverne la maison. Si l'on ne se révolte pas contre elle, si l'on consent même à l'accepter, voici qu'elle se transforme à la façon des sorcières de jadis dans les contes de fées. Le hideux squelette se recouvre de jeunes chairs qui sentent les fleurs. Le visage qu'elle approche est d'une beauté lumineuse. Dans le baiser qu'elle donne, passe la tendresse de la Patrie pour ses enfants.

Oui, chacun s'est fait à l'idée de la mort. Que peut-il me rester si je survis à la guerre ? De mon plus lointain passé à la minute présente, tant d'années dont je fais le compte tiennent dans mon souvenir comme un peu d'eau dans le creux de la main. Que je desserre les doigts et cette eau s'écoule. Le passé rassemblé qui me parait si court dépasse de beaucoup tout l'avenir que je puis espérer. Que cela est donc peu de chose ! La mort ne fait que desserrer les doigts du Temps qui porte nos jours futurs. Et nos jours, en tombant, glissent comme des gouttes et ne font aucun bruit.

Détachement dangereux, sérénité endormante contre lesquels il faut se défendre. La mort ne doit qu'interrompre notre volonté de vivre, non la détendre à l'avance. C'est l'enseignement que nous a donné, sans le chercher, un de nos camarades, le capitaine D..., deux fois blessé, deux fois revenu au front, en nous racontant, un soir de Verdun, sa seconde blessure. Il gisait sur le terrain, la poitrine ouverte ; son ordonnance qui ne le quittait pas avait été blessé lui aussi, mais légèrement, à l'épaule. Tous deux Bretons, tous deux croyants, ils avaient communié le matin ensemble avant de partir à l'assaut.

— Nous étions là, côte à côte, disait-il, et les coups de fusil s'éloignaient. Je pensais que j'allais mourir et j'étais dans un état de joie infinie. Mon amour pour ma femme et mon fils que je devais quitter n'en était nullement altéré. Je ne sais comment vous expliquer : rien ne me pesait plus et de mes plus chers sentiments je me sentais délivré. Comment rencontrerais-je jamais pareille occasion de mourir ? Tout, en moi, autour de moi, était léger, facile comme un vol d'oiseau. Je ne souffrais plus. Dans ma difficulté à respirer même, je trouvais une sorte de béatitude. Je me sentais soulevé vers Dieu, comme une feuille par le vent. Alors j'ai dit à mon ordonnance : — Tu vas t'en aller. Toi, tu n'es pas gravement touché. Moi, je resterai ici, j'y suis très bien pour mourir. — Il ne m'écoute pas, il veut m'aider à me relever, et, ne le pouvant pas, il cherche à m'emporter, malgré la douleur de son épaule. Je résiste : — Laisse-moi, te dis-je, je veux mourir ici. — Il s'est arrêté dans son travail, il m'a regardé comme s'il ne comprenait pas très bien, puis, un peu timidement d'abord et bientôt avec assurance, il m'a grondé : — Pardon, mon capitaine, mais ce que vous faites là, ça n'est pas chrétien. — J'étais scandalisé, je l'avoue, moi qui m'estimais si près de Dieu. Il reprend : — Pas chrétien du tout. Le bon Dieu n'a que la vie à nous donner. Vous n'allez pas Lui faire affront. — Mais puisque c'est Lui qui m'appelle ? — S'Il vous appelle, vous L'entendrez bien. En attendant vous vivez encore. Et la vie qu'Il nous donne, c'est pour nous en servir, tant que nous pouvons, et pour Lui bien entendu. Vous n'allez pas Lui causer du tort. — Et je me suis laissé emporter pour ne pas faire du tort à Dieu...

 

Le soir est tout à fait tombé sur Verdun. Voici des brancardiers qui viennent chercher mon voisin. La ville est déjà dans l'ombre, quand la ceinture de ses collines semble flotter encore comme une écharpe dans la lumière. Il est temps de redescendre. Le sentiment de la mort ne nous demande pas en ce moment des méditations, mais de l'action...

 

VII. — LES TÉMOIGNAGES DE L'ENNEMI

 

J'ai dit, sans en rien cacher, la dure vie que mènent nos soldats dans la région de Vaux, les assauts terribles et l'effroyable bombardement qu'ils subissent, les difficultés des ravitaillements et des relèves, le manque d'abri, le manque d'eau, le manque de sommeil. Mais dans la guerre il ne suffit pas de souffrir, de résister, de tenir. Il faut atteindre, frapper l'ennemi. La tâche de l'armée de Verdun est d'user l'armée allemande devant Verdun. Le tir de notre artillerie lui occasionne-t-il des dégâts considérables ? Gêne-t-il, lui aussi et mieux encore, ses ravitaillements et ses relèves ? Notre infanterie couche-t-elle à terre ses fantassins quand ils marchent à l'assaut ? Nos contre-attaques les rejettent-elles avec pertes ? Quelle existence contraignons-nous le Boche à mener en face de nous ? Nous désirons le savoir. Il faut que nous le sachions. Nos efforts ne doivent pas être vains. Nos sacrifices ne doivent pas être perdus.

L'ennemi va nous apporter son témoignage. Il nous dira si nous savons nous défendre et si nous savons attaquer, et si nous lui laissons ses aises en face de nous.

Quelques interrogatoires de prisonniers et quelques extraits de lettres saisies sur les prisonniers et les morts, exclusivement dans la région de Vaux, au cours des mois de mars et d'avril, suffiront à nous renseigner. C'est la source la plus authentique. J'ai rassemblé les témoignages les plus significatifs, mais tous sont concordants. Ce n'est pas diminuer un adversaire que lui faire avouer ce qu'il a souffert et les pertes qu'il a éprouvées, mais c'est marquer mieux notre force guerrière et les résultats obtenus par les soldats de Verdun.

***

Les prisonniers des 9e et 13e compagnies du 19e régiment (9e division de réserve, Ve corps de réserve) capturés à Vaux le 9 mars racontent ainsi le combat du 9 :

Le 1er bataillon a reçu l'ordre, dans la matinée du 9 mars, d'occuper le village de Vaux, dont la prise avait été déjà annoncée. La 13e compagnie y entre la première, en colonnes par quatre, sans patrouilles de sûreté ni avant-garde. Subitement elle est accueillie par un feu violent de mitrailleuses, puis chargée à la baïonnette. Les hommes se sauvent et se défendent dans les maisons où les Français les massacrent à coups de grenade. Les prisonniers ont l'impression que toute la 13e compagnie a été exterminée.

Le 3e bataillon a attaqué sur le versant nord du fort. La 9e compagnie en tête s'est engagée successivement par pelotons. Le peloton auquel appartiennent les prisonniers s'est heurté à une tranchée française et a été fauché par les mitrailleuses : vingt-cinq hommes ont été tués, trois ont été faits prisonniers, les autres se sont enfuis.

***

Les prisonniers de la 9e compagnie du 7e régiment de réserve (121e division) faits le 17 mars au sud-est du village de Vaux donnent ces détails sur le combat des 16-17 mars :

Le 3e bataillon du 7e régiment de réserve devait attaquer sur les pentes nord du fort de Vaux. Plus de la moitié du bataillon est couchée à terre par les mitrailleuses françaises. Une vingtaine d'hommes de la 9e compagnie, au plus, parviennent aux tranchées françaises où ils sont cueillis. Le reste a dû être anéanti, les feux de barrage empêchant de fuir et de regagner les tranchées de départ. Ils ont d'ailleurs vu tomber la plupart de leurs camarades.

Le ravitaillement des troupes en première ligne est presque impossible. Les troupes sont réduites à consommer leurs vivres de réserve.

 

Un soldat du même régiment retrace cette scène qu'il tient d'un camarade rentré récemment de permission spéciale. Ce permissionnaire a vu passer un convoi de prisonniers français dans une gare allemande : des femmes se moquaient d'eux et les insultaient. Alors l'un des Français a crié en allemand : Femmes allemandes, ne riez pas. Nous sommes prisonniers, c'est vrai, mais il y a devant Verdun des Allemands étendus par tas aussi hauts que ça. Alors les femmes allemandes n'ont plus rien dit.

***

Voici, maintenant, des extraits de lettres trouvées dans le secteur de Vaux sur des prisonniers ou sur des morts :

Du soldat E... du 6e Leib. Gren. Reg1.

Devant Verdun, 10 mars. — Depuis hier matin il y a beaucoup de neige ; elle arrête tout et ralentit les opérations devant Verdun ; nous ne sortons pas du froid, de la pluie, de la neige, de la boue et nous campons à la belle étoile, chacun se fait son trou du mieux qu'il peut et s'installe dans son manteau et sa toile de tente et passe sa nuit à geler. En outre, nous sommes constamment sous un feu intense d'artillerie qui fait chaque jour bien des victimes, car nous n'avons ni tranchées, ni abris ; jusqu'à présent nous avons été en deuxième ligne. Ce soir nous passons en première ligne. Nous ne pouvons avoir aucune confiance en notre artillerie lourde ; hier matin, notre division avait pris le fort et le village de Vaux, mais elle a dû les évacuer parce que notre artillerie tirait dedans sans arrêt.

 

Le soldat E... a cru ce qu'on lui avait dit sur la prise du fort. L'ober-lieutenant du 7e régiment de réserve qui est sur les pentes de Vaux sait à quoi s'en tenir :

11 mars. — A trois heures, départ pour la position devant le fort de Vaux. Au lever du jour, nous occupons la position qui était tenue par le 6e régiment. Le fort est à 200 mètres en avant de cette ligne. La position se compose de trous qui sont réunis entre eux...

 

Deux cents mètres, sans doute voit-il un peu court. A trois cents mètres du fort, le 11 mars, on ne voyait que des cadavres.

Quelques jours plus tard, un soldat, dont le nom est illisible, griffonne cette carte sur les pentes de Vaux :

Le 24 mars 1916, devant le fort de Vaux. — Je n'ai pas besoin d'en écrire davantage. Tout le reste se comprend. Je veux cependant avoir de l'espoir. C'est amer ! bien amer ! Je suis encore si jeune ! À quoi bon ? Que sert de prier, de supplier ? Les obus ! les obus !

 

La lettre suivante a été saisie sur un blessé allemand du 56e régiment de réserve (121e division) capturé le 2 avril. Elle ne porte pas de date. Elle mêle la religion et l'usage des comestibles. Le correspondant venait sans doute de l'écrire et n'avait pas eu le temps de l'envoyer :

MA CHÈRE SŒUR ET MON CHER BEAU-FRÈRE,

Je vous fais savoir que je suis en bonne santé bien qu'à moitié mort de fatigue et d'effroi. Je ne peux pas vous décrire tout ce que j'ai vécu ici, cela a dépassé de loin tout ce qui avait eu lieu jusqu'à présent. En trois jours environ, la compagnie a perdu plus de cent hommes. Et bien des fois je n'ai pas su si j'étais encore vivant ou déjà mort. Et nous n'avons pas encore été ici devant l'ennemi, mais nous y allons demain et ce n'est pas une petite affaire. J'ai déjà abandonné tout espoir de vous revoir. Celui qui sortira d'ici entier pourra remercier Dieu. J'ai reçu votre paquet, ainsi que je vous l'ai déjà écrit par carte postale et je l'ai consommé immédiatement, car je ne savais pas si je pourrais encore le faire plus tard. J'ai envoyé ma solde à la maison, car on ne trouve rien à acheter par ici...

 

Le 3 avril, le lieutenant E..., du 6e régiment de réserve (9e division), écrit au sous-lieutenant L..., du 202e régiment de réserve :

3 avril. — Vous pouvez vous faire une idée de la situation chez nous par ce fait que le corps des officiers est entièrement renouvelé. Les pertes du régiment sont assez élevées, car sa position (plateau de Vaux) est assez dégoûtante. Nos bataillons se relèvent entre eux, mais les positions de réserve et de repos reçoivent autant d'obus que la première ligne, à part quelques rares exceptions.

 

Cette lettre du soldat S..., du 206e régiment de réserve, n'est pas datée :

Tu ne peux pas t'imaginer à quel point j'ai parfois assez de la vie... Hier, il faisait encore un temps affreux et nous étions de nouveau transpercés jusqu'aux os. Alors on a dit : Pourquoi ne chantent-ils pas aujourd'hui ? Et dans notre misère il a fallu encore chanter...

 

Le soldat S..., du 80e régiment, écrit à la date du 1 1 avril 1916 :

... Nous sommes ici directement dans un trou d'enfer, feu d'artillerie, jour et nuit. Ce n'est pas ainsi que je me le suis imaginé. Hier un obus est tombé tout près de l'église, et (lu coup, trois hommes tués, neuf blessés. Tu aurais dû nous voir courir ! Si seulement cette malheureuse guerre prenait fin ! Pas un homme raisonnable ne peut justifier une telle tuerie d'hommes...

Nous sommes en ce moment au nord-est de Verdun, certainement une situation bien délicate...

... Bien que nous ne soyons pas depuis longtemps en position, nous en avons tous assez et aspirons à la paix, et nous voudrions envoyer au front tous ces Messieurs qui sont cause de la guerre et y trouvent encore de l'intérêt. S'il en était ainsi, nous aurions la paix depuis long temps...

 

Voici enfin une lettre qui fournit de plus complets détails sur les effets de notre artillerie et de nos mitrailleuses. Elle est écrite par le lieutenant H..., du 81e régiment, et fut- saisie sur lui lors de sa capture devant Verdun :

En campagne, le 15 avril 1916.

MES CHERS PARENTS,

Vous attendez probablement avec impatience un signe de vie de moi. J'espère que cette lettre vous parviendra, mais il n'est pas facile ici de mettre ses lettres à la poste.

Mon beau temps d'officier de liaison avec le régiment 56 est passé depuis déjà plusieurs jours. Nos pertes en officiers sont assez considérables, de sorte qu'il a fallu que je prenne la 8e compagnie, comme commandant de compagnie en toute première ligne. Je me trouve actuellement avec ma compagnie. Je suis ratatiné dans un tout petit trou de boue qui doit me protéger contre les éclats des obus ennemis qui arrivent sans arrêt. J'ai déjà vu bien des choses à la guerre, mais je n'avais encore jamais connu une situation aussi indescriptiblement épouvantable. Je ne veux pas vous en faire une description détaillée, car je vous inquiéterais inutilement. Nous sommes jour et nuit sous un tir d'artillerie effroyable. Les Français font une résistance monstrueusement opiniâtre. Le 11 avril, nous avons fait une attaque pour prendre les tranchées françaises. Nous avions commencé par faire une préparation d'artillerie très considérable, pendant douze heures, puis l'attaque d'infanterie s'est déclenchée : les mitrailleuses françaises étaient absolument intactes, de sorte que la première vague d'assaut a été immédiatement fauchée par le tir des mitrailleuses dès qu'elle a quitté la tranchée. En outre les Français ont déclenché à leur tour un tel tir de barrage d'artillerie qu'il a été impossible de penser à aucune autre attaque. Nous sommes dans la tranchée de première ligne, à environ 120 mètres des Français. Le temps est lamentable, froid et pluie continuels ; je voudrais que vous voyiez en quel état je suis, bottes, pantalon, manteau trempés et couverts d'une couche de boue d'un pouce.

Tous les chemins sont pris sans arrêt sous le canon par l'artillerie française, si bien que nous ne pouvons même pas enterrer nos morts. C'est lamentable de voir ces pauvres diables gisant morts dans leurs trous de boue. Tous les jours, nous avons des tués et des blessés. Ce n'est qu'en risquant des existences qu'on peut faire mettre les blessés en sûreté. Il faut aller chercher le repas à 3 kilomètres en arrière aux cuisines roulantes, et là aussi, il y a danger de mort. Nous avons tous les jours des tués et des blessés parmi ceux qui vont chercher le repas, si bien que les gens aiment mieux souffrir de la faim que d'aller chercher à manger. Dans la compagnie, presque tout le monde est malade. Être à la pluie toute la journée, complètement trempé, dormir dans la bouc, être nuit et jour sous un bombardement effroyable, et cela pendant huit jours et huit nuits consécutifs, cela brise complètement les nerfs. Au point de vue santé, je vais encore assez bien. J'ai les pieds complètement trempés et froids et un froid colossal aux genoux. J'espère que j'aurai le bonheur de sortir vivant d'ici, je me le souhaite, car on ne peut même pas y être enterré proprement...

***

Quelques réponses reçues d'Allemagne ajouteront deux ou trois traits à ce tableau de l'armée allemande dans le secteur de Vaux.

Sur un mort cette lettre fut trouvée, toute maculée, gardée malgré sa date ancienne :

Cologne, 29-12 1915.

... Certes, mon cher Willy, il est bien triste le temps où nous vivons, et l'on ne peut encore en entrevoir la fin. Tu me dis de ne pas croire tout ce qu'écrivent les journaux. Mais penses-tu donc que nous croyons comme au début à l'enthousiasme braillard (Hurra-Stimmung) sur le front ? Il y a un an on croyait entendre l'enthousiasme guerrier dans chaque chanson que chantaient les soldats. Mais aujourd'hui ! Hier soir j'ai assisté par hasard au départ de 30 à 35 Landsturmiens. Cinq de ceux-ci étaient en train de chanter aussi bruyamment que possible : Et je chante donc gaiement : Chère patrie, adieu ! Mais tous les cinq étaient aussi tellement ivres qu'ils durent se soutenir réciproquement. À cent mètres derrière le groupe, marchaient trois gendarmes qui veillaient à ce que l'enthousiasme ne devienne pas excessif à la gare. Voir de tels tableaux et lire ensuite dans les journaux les récits d'actes de courage, crois-tu qu'on y réfléchit seulement ? Eh bien ! oui, Willy, voilà ce que c'est que la guerre, la guerre salutaire qui devait venir, qui était nécessaire pour que le monde devienne meilleur. Il est drôle que depuis dix-sept mois de guerre, je n'ai pas encore pu découvrir trace d'une amélioration même parmi les personnes de mon entourage immédiat !...

Sur des prisonniers, ces lettres furent saisies :

Heissen, le 24 mars 1916.

Il vaut encore mieux maintenant être sur le front qu'ici, nous crevons de froid et il faut faire la queue depuis le matin jusqu'au soir et encore on rentre quelquefois à la maison les mains vides après avoir fait la queue toute la journée et on n'a rien à manger. C'est bien triste, mais, mon cher Fritz, vous tenez en pays ennemi, nous tiendrons ici aussi.

 

Strassburg (Prusse), le 20 mars 1916.

... Tu nous écris que vous avez dû sucer de la neige, tellement vous souffriez de la faim, ce n'est pourtant pas cela qui a dû vous rassasier. Oui, mon cher petit homme, il vous faut souffrir de la faim, mais crois-tu donc qu'il en est autrement ici ?

 

J'arrête ici ces extraits[2]. A quoi bon en publier davantage ? D'autres lettres ne nous apprendraient rien de plus sur l'état du soldat allemand devant le fort de Vaux. Nous y pourrions puiser à foison des plaintes sur les difficultés économiques. Que le soldat allemand qui se bat à Verdun connaisse par surcroît l'insécurité matérielle de ceux qu'il a laissés en arrière, c'est une trop juste punition de l'abominable fléau déchaîné par une nation, toute entière enivrée de sa force, qui ricanait quand Paris avait faim en 1870 et qui a voulu organiser la guerre de terreur, et c'est une brûlure de phis dans son enfer.

***

Les soldats allemands appelaient le bois de Mort-Mare et le bois le Prêtre qui sont à l'ouest de Pont-à-Mousson, à la jonction des plaines de la Woëvre avec les ondulations de la Haye, l'un le bois des Veuves, l'autre le bois de la Mort. Quel nom donneront-ils à la région de Vaux ?

C'est la 6e division du IIIe corps actif qui attaqua au début de mars l'ouvrage d'Hardaumont. Les assauts du village et du fort de Vaux les 8, 9 et 10 mars, furent livrés par la 9e division de réserve du Ve corps.

J'ai cité, sans commentaires, interrogatoires et extraits de lettres.. La preuve est faite par l'ennemi en personne : sur le sol français qu'il est venu fouler, notre artillerie et notre infanterie lui distribuent copieusement la mort ou lui imposent, quand il y échappe, une vie assez rude. C'est ce qu'il appelle sans doute une résistance monstrueusement opiniâtre.

Ce mot d'étonnement scandalisé et aussi l'attitude des prisonniers que j'ai vu interroger, et dont aucun, ou presque aucun, fût-il blessé, malingre, abruti, hideux, ne renonce à manifester son orgueil d'être Allemand, m'ont fait rechercher sur un carnet, où j'ai noté quelques pages de nos maîtres plus particulièrement propices à fournir un aliment à nos méditations de la guerre, une phrase de Fustel de Coulanges sur la façon d'écrire l'histoire en Allemagne. Les historiens allemands, dit-il, ne trouvent rien de plus beau dans l'histoire que cet empereur allemand qui campe sur les hauteurs de Montmartre, ou cet autre empereur qui va enlever dans Rome la Couronne impériale en passant sur le-corps de quatre mille Romains massacrés sur le Pont-Saint-Ange. Mais que la France mette enfin un terme à ces perpétuelles invasions ; que Henri II, Richelieu, Louis XIV, en fortifiant Metz et Strasbourg, sauvent la France et l'Italie de ces débordements de la race germanique, voilà les historiens allemands qui s'indignent et qui, vertueusement, s'acharnent contre les ambitions françaises. Ils ne peuvent pardonner qu'on leur interdise de commander aux autres peuples. C'est manie belligérante que de se défendre contre eux ; c'est être conquérant que de les empêcher de conquérir.

Les historiens allemands auront de quoi plus tard s'indigner contre la borne de Verdun qui brisa les os de tant de leurs soldats. Mais que, du moins, les historiens de chez nous, en retraçant les efforts surhumains dépensés, dans une résistance calculée et nécessaire, destinée à se changer ailleurs en offensive, au cours de la bataille de Verdun, exaltent chez les générations nouvelles l'orgueil d'être Français.

 

VIII. — DU 30 MARS AU 31 MAI

 

Qui dira, jour après jour, l'épopée du fort de Vaux ? Périodiquement relevées, les troupes se succèdent avec la même endurance dans le même enfer. Saura-t-on jamais, dans cette guerre aux épisodes innombrables, tous les traits dignes d'être fixés ? Que de morts il faudrait réveiller et interroger !

Une foule anonyme a bâti, comme une cathédrale, les murs vivants de Verdun. Un corps, un nom qu'on cite feraient tort à ceux qui ne sont pas cités, s'ils n'étaient ici mentionnés parce qu'il faut revêtir de chair et d'os les exemples. Et d'avance, n'ayant pu tout savoir ni tout rassembler, je m'excuse de tant d'omissions involontaires.

Depuis qu'il a pris Douaumont dont il agite comme une cloche les syllabes sonores dans ses communiqués, l'ennemi, pour s'emparer de la ville, cherche à aborder la grande ligne de défense : Froideterre, Fleury, Souville. Vaux, fort et village, en est un des soutiens. Dès le 9 mars il battait les pentes du fort et les abords du village. Il continue de les heurter de front et, dans le même temps, il essaie son habituelle manœuvre d'enveloppement, en débouchant d'une part dans le bois de la Caillette et, d'autre part, en débordant le village de Damloup.

Au sud-est du fort, Damloup est comme une pointe à l'extrémité d'une jetée entre deux ravins, le fond de la Horgne qui le sépare du fort, et le fond de la Gayette qui descend du bois de la Laufée. Au nord-ouest, le Village de Vaux, dont la partie est a été perdue, est bâti en bordure de la route de Dieppe, dans le ravin du Bazil dont il commande l'entrée. A 150 ou 200 mètres en remontant le ravin, on trouve une digue, puis un petit lac : l'étang de Vaux. C'est là qu'aboutit le ravin des Fontaines, appelé par nos hommes le ravin de la mort, qui traverse le bois de Vaux-Chapitre. L'ennemi assiège le village, mais il tente aussi de descendre dans le ravin du Bazil en progressant dans le bois de la Caillette. Là, dans cette région tourmentée, coupée de futaies, de taillis, d'étroits vallons, de gorges, se livrera une lutte obscure et opiniâtre qui se prolongera durant des semaines et même des mois.

L'ennemi, à la fin de mars, a ramené du front de la Woëvre la 121e division. Il va utiliser contre Vaux ces troupes fraîches. Le 31 mars, après avoir effectué la veille une importante reconnaissance, il couvre d'obus le fort, le village et le ravin du Bazil. C'est le présage de l'attaque. Les communications téléphoniques sont coupées et les liaisons se font par coureurs, la région accidentée ne permettant pas, sauf sur le plateau du fort, l'usage des signaux. Les flammenwerfer précèdent les trois vagues d'assaut, fortes chacune d'un bataillon, qui déferlent successivement sur le village. La première est foudroyée ; les deux autres, au prix de sanglants sacrifices, réussissent à encercler les trois compagnies qui occupent encore la partie ouest.

Le 2 avril, le 1er bataillon du 149e régiment (commandant Maganiosc), qui occupe les abris du ravin des Fontaines, reçoit l'ordre de réoccuper le village. Au petit jour il se porte à la digue, où il se fractionne en trois groupes formés chacun d'une compagnie, la quatrième en soutien. Une compagnie a pour objectif la rue principale ; une autre opérera plus au nord, entre la voie ferrée et le ruisseau, en liaison avec le 316 bataillon de chasseurs ; la dernière plus au sud, par les jardins.

En quelques bonds, nos hommes ont atteint le village et se sont avancés jusqu'à l'église. Mais un barrage d'artillerie les isole et empêche les renforts de leur parvenir. Les agents de liaison qui réussissent à traverser ce barrage continu apportent des nouvelles d'abord exaltantes, puis de plus en plus inquiétantes. Les assaillants ont été contre-attaqués et sont submergés sous les colonnes d'assaut. Sur la rive droite, dans les jardins, le lieutenant Vayssière qui commandait la compagnie a été tué et ses hommes ont reflué. Dans le village on se bat corps à corps. Tous les officiers des trois groupements sont tués, blessés ou capturés, et parmi eux le capitaine Toussaint qui commandait la 2e compagnie et qui, gravement frappé, encourageait encore ses hommes à ne pas se rendre. Des sous-officiers prennent leur place. L'ennemi flambe les maisons avec du pétrole. Le sergent Chef a rallié les survivants et, les groupant avec une section de mitrailleuses à la sortie du côté de l'étang, il s'est barricadé dans la dernière maison, a creusé une tranchée et arrêté l'ennemi. Au nord, le sergent Chapelle tient de même jusqu'à la nuit avec quelques éléments. On travaille à deux : l'un fait un trou, tandis que son camarade tire. Les pertes allemandes sont considérables. Un soldat qui les a vues disait : — Il y en avait, chez eux, des allongés !

Si le village est perdu, sauf la dernière maison, le chemin de la digue est barré. Mais, sur le revers nord du ravin, les Allemands ont réussi à se rapprocher de la voie ferrée.

Dès le lendemain, le 74e régiment reprend ces tranchées perdues de la Caillette et, continuant sa progression, il pousse ses postes d'écoute jus-. qu'à la crête du fameux Douaumont.

***

Comment énumérer tant de combats presque ininterrompus, et tant de prouesses ? Le 11 avril, l'ennemi attaque par deux divisions accolées sur un front de 3 kilomètres, du fort de Douaumont au fort de Vaux : il est repoussé. Le 15, nous l'attaquons — trois bataillons du 36e régiment et des éléments du 120e — entre le ravin de la Caillette et le ravin de la Fausse-Côte, et lui faisons près de 200 prisonniers. Le 19, reprise de l'attaque : la 81e brigade enlève un fortin rempli de cadavres et de blessés, fait 260 prisonniers dont 9 officiers, 4 aspirants et 16 sous-officiers, et s'empare de mitrailleuses et de tout un matériel de lance-flammes. Vainement l'ennemi essaie de reprendre trois jours de suite l'offensive ; il ne peut nous arracher les tranchées laborieusement conquises. Toute cette période d'avril nous est favorable dans la région de Vaux. Le général Nivelle, qui commande le secteur, a préconisé, d'accord avec les instructions du général en chef et du général Pétain qui commande l'armée, une défense active qui excite le moral des troupes et déjoue les intentions de l'adversaire. Satisfait du résultat obtenu sur les deux rives de la Meuse au cours des dernières opérations, le général Pétain, appelé le 30 avril par le général en chef à prendre le commandement du groupe des armées du centre, avant de remettre au général Nivelle le commandement de la He armée, adresse aux troupes un ordre du jour où il dit :

Une des plus grandes batailles que l'Histoire ait enregistrées se livre depuis plus de deux mois autour de Verdun. Grâce à tous, chefs et soldats, grâce au dévouement et à l'abnégation des hommes des divers services, un coup formidable a été porté à la puissance militaire allemande.

Le 10 avril, reprenant après cinq siècles le mot de Jeanne d'Arc, il avait lancé le fameux : ON LES AURA.

***

Un but excitant et précis est visé au cours du mois de mai : la reprise du fort de Douaumont. Quel soufflet serait ainsi appliqué sur l'orgueil allemand ! Douaumont qui lui a fait emboucher la trompette épique ; Douaumont, conquête trichée qu'il a badigeonnée de la gloire d'un assaut imaginaire ; Douaumont reperdu, ce serait dans tout l'empire un cri de surprise et de colère. Et le 22 mai, à midi, nos bonshommes rentrent dans le fort de Douaumont. Soldats de la division Mangin, bataillons des 36e, 129e, 74e et 54ee régiments, vous vous souviendrez de cette heure et de cette date où vous égalâtes les plus audacieux conquérants !

Le fort de Vaux les suivit de ses observatoires et les vit pénétrer par la brèche du sud. Il les aida de ses feux sur Hardaumont et la Caillette. Et ses murs qui sonnaient sous le bombardement ennemi semblaient tressaillir de joie, comme bondissaient les collines d'Israël, à la délivrance de son vieux compagnon.

Du fort de Vaux à l'Étang, les défenses qui jalonnent les pentes de la colline sont reliées par trois redoutes ou retranchements plus ou moins ruinés, R1, R2 et R3 en style abrégé. Le capitaine Delvert qui, du 17 au 24 mai, occupe R1 avec la 8e compagnie du 101e régiment, et qui le réoccupera du 31 mai au 5 juin, pendant la période critique, est un de ces officiers que la guerre a révélés à eux-mêmes en les retirant brusquement des carrières civiles dont ils étaient l'honneur. Normalien, agrégé d'histoire, homme d'étude et de réflexion, il est le contemporain, il était le camarade d'Émile Clermont, le romancier douloureux, délicat et subtil de Laure et d'Amour promis, qui, des spectacles de sang dont il avait l'instinctive horreur, sut tirer un enseignement favorable à son élévation intérieure avant d'être tué dans une tranchée. Sa génération était à ce carrefour de tous les chemins de la jeunesse qui nous a tour à tour, tous ou presque tous, vus hésitants : la guerre, en lui confiant des hommes, l'aura préparé à diriger les intelligences. Il porte la Légion d'honneur et la croix de guerre. De taille moyenne, le teint hâlé, les yeux pleins de feu brillant sous le lorgnon, la voix sourde et le geste éloquent, il a pris l'habitude du dédoublement préconisé par Stendhal et ses disciples. Il s'analyse dans le temps qu'il agit. Il se voit agissant sans être incommodé par la présence de ce perspicace témoin. Ainsi retient-il les faits dans leur précision et leur signification ensemble. Les fonds de toile ne lui échappent pas ; il rétablit aisément le décor des épisodes qu'il brosse en peintre, à grands traits rapides et à couleurs chaudes. Des hommes comme celui-là seront, plus tard, d'admirables chroniqueurs. Aux heures les plus tragiques, il remarque la pose sculpturale d'un grenadier, ou il est sensible à la caresse du soleil. Plus d'une fois j'aurai recours aux notes qu'il m'a laissé consulter : il y faudrait ajouter l'accent à la fois concentré et ardent de ses commentaires.

Dans la nuit du 17 au 18 mai, le capitaine Delvert gagne avec sa compagnie le retranchement R1 par le ravin des Fontaines. En route, le commandant du bataillon qu'il relève le reçoit dans sa cagna et lui passe les consignes. C'est, écrit-il, un homme grand, mince, d'une cinquantaine d'années, le visage glabre. Ce visage s'éclaire de deux beaux yeux d'intelligence et les lèvres se plissent d'un sourire d'ironie.

En deux lignes voilà un portrait.

Il nous reçoit, continue-t-il, de façon charmante. La conversation s'engage avec notre chef de bataillon.

— Nous allons à la digue. Est-ce très marmité ?

— Mon Dieu ! répond avec beaucoup de flegme le commandant X..., un de mes officiers a compté dans son secteur une moyenne de quatre obus par minute pendant toute une journée.

— Et le chef de bataillon ? Son poste de commandement ?

— C'est assez solide, mais on n'en peut pas sortir. Il donne sur un ravin perpétuellement battu.

— Et d'où tombent ces obus ?

— Du nord, de l'ouest et de l'est. Il n'y a que du sud que l'on n'en reçoive pas, sauf quand nos 155 tirent trop court... (Un silence...) Et puis, vous savez, vous aurez des totos !

— Des totos ?

— Oui ! Quoi ! des poux ! Tout le monde en a.

Nous sortons de la cagna et nous nous engageons dans le boyau qui mène au ravin des Fontaines. La désolation du paysage devient de plus en plus poignante. Les arbres, déjà, ne sont plus que des piquets. Pour comble, à certains endroits — comme il a plu — le boyau se change en canal : 40 à 50 centimètres d'eau.

***

Et les obus commencent de pleuvoir. Sauf du sud, en effet, il en vient de partout.

Le capitaine Delvert débarque enfin à son poste. Chaque jour, il dresse son bilan, comme l'officier de quart, sur un croiseur, fait le point. Voici ses journées du 18 au 24 mai. C'est le tableau de la vie qu'on mène dans la région de Vaux :

Journal du capitaine Delvert (18-24 mai).

Jeudi 18 mai. — Ma tranchée de la voie ferrée domine le ravin de Vaux, lequel est troué comme une écumoire d'entonnoirs d'obus remplis d'eau.

En avant, cette ruine, à soixante ou quatre-vingts mètres du village, c'est la maison Quest de Vaux des communiqués.

Le village n'est plus qu'un monceau de murs croulants sur lesquels s'écrasent nos 155.

En face du poste de commandement est le fort de Vaux. Au nord et à l'est les tranchées boches l'entourent.

Rien ne saurait rendre la désolation de ce paysage.

A cette heure (dix-neuf heures) il est enveloppé de la douce et chaude lumière pourprée du couchant. Les

croupes apparaissent dénudées, sans un brin d'herbe.

Le bois Fumin est réduit à quelques piquets qui hérissent sa croupe, comme ce bois de la Main de Massiges que les troupiers avaient surnommé la Chenille. Le sol a été tellement remué par les obus que la terre est devenue meuble comme du sable et que les trous d'obus y font maintenant des effets de dune.

Tout à coup, la canonnade qui s'était un peu calmée se déchaine. Nous comptons en une minute huit obus boches sifflant sur nos têtes.

Sur la croupe de Vaux, pourprée par le couchant, les nuages noirs de nos 155 s'élèvent de tous côtés. C'est un concert infernal.

Le poste de commandement est un trou d'obus recouvert de quelques poutres et d'un peu de terre. Sous le sol, sont des cadavres, peut-être ceux que l'obus a enterrés.

On couche là-dessus — la tête appuyée sur le sac. Les hommes sont empilés dans des niches qui ne les protégeraient certes pas de la pluie.

Attendons !

Vendredi 19. — La canonnade ne cesse ni jour, ni nuit. On est assourdi, comme hébété.

Aujourd'hui, depuis dix-huit heures, les pentes de Vaux disparaissent sous nos obus.

On les voit d'ici tomber juste sur les lignes blanches que font dans la terre les tranchées et les boyaux boches.

La nuit, sous les étoiles, de nos premières lignes au fond du ravin montent des fusées vertes : Allongez le tir ! Allongez le tir ! crient nos pauvres camarades.

Et d'autres appels s'élèvent de tous côtés.

Fusées rouges sur le plateau d'Hardaumont. Nous sommes attaqués ! Tirez ! Tirez ! Camarades ! Barrez la route devant nos tranchées !

Fusées rouges du fort de Vaux ! Fusées rouges, là-bas, au loin, derrière Fumin. Que d'appels désespérés sur cette terre sombre !

Cependant que des lignes boches partent d'autres fusées, des fusées éclairantes, celles-là, qui jaillissent des ténèbres à tout instant pour veiller à ce qu'aucune pelletée de terre ne soit remuée par les victimes désignées à l'écrasement des obus.

Le sifflement des projectiles qui se croisent en tous sens au-dessus de nos têtes est tel qu'on se croirait au bord de la mer, les oreilles bourdonnantes de la houle des flots soulevés. Le fracas des éclatements ponctue la tempête de coups de foudre s'écrasant en un tonnerre continu.

Samedi 20 (vingt-trois heures). — Le lac sombre étend ses eaux mornes jusqu'aux trois croupes qui ferment l'horizon. La lune tend sur ce lointain comme un voile d'argent où les collines s'estompent en points plus sombres. Au pied de nos tranchées, elle verse sur le marais du ravin sa lumière mouvante ainsi qu'un ilot aveuglant parmi les frissons de l'eau.

A droite, sur la digue, une théorie d'ombres funèbres glisse en silence.

C'est la relève qui passe.

Sans heurt, d'un pas continu, elle monte vers le plateau d'Hardaumont, où s'écrasent nos obus, d'où sans cesse s'élèvent dans le ciel les gerbes blanches, rouges ou vertes — feu d'artifice de ceux qui vont mourir.

Dimanche 21 mai. — Le beau temps continue. La canonnade aussi.

Minuit.

Les Boches nous ont envoyé ce soir à la tombée de la nuit des gaz lacrymogènes. Désagréables au possible, ces gaz. Les yeux piquent : on pleure ; on suffoque ; la tête est lourde. Quel supplice ! La canonnade fait rage.

Le 124e doit attaquer tout à l'heure sur les pentes de Vaux en avant de e. Tout mon monde est à son poste de combat. La colline qui domine le fort de Vaux allonge sa ligne sombre sous le disque à demi rouge de la lune. Il vient se refléter au bas, immobile, dans les marais, au pied de nos tranchées.

Une brume argentée enveloppe l'horizon, le fort, le ravin et le lointain profond où s'enfonce la Woëvre.

Auprès de moi, à droite et à gauche, je vois, au-dessus de la tranchée, étinceler sourdement, dans l'ombre, les casques des hommes. Je songe à la plate-forme d'Elseneur et aux sentinelles qui s'y relèvent dans la nuit.

Les sentinelles, ici, ne se relèvent pas. Sous ces casques deux yeux veillent, fouillent le ravin et le talus, le ballast de la voie ferrée. De tous.. côtés jaillit la flamme fauve des obus qui s'écrasent. Les éclats retombent en pluie bruyante dans les marais : d'autres viennent avec un ronflement de toupie se planter dans la tranchée.

La lutte obscure et sinistre continue.

A une heure cinquante, la canonnade devient plus intense. La fusillade, les mitrailleuses crépitent. C'est dans la nuit un fracas confus que répète l'écho de la vallée.

Des fusées rouges partent sans cesse des lignes allemandes. Sur le parapet, l'œil au guet, le fusil au poing, nous sommes les témoins, muets d'horreur, d'un combat mystérieux dont nous entendons le fracas sans voir les acteurs. Des fusées vertes jaillissent de nos tranchées : Allongez le tir, tandis qu'une mitrailleuse boche crépite à coups secs et précipités.

Encore une que la préparation d'artillerie a oubliée.

La vallée s'emplit d'une vapeur opaque, faite de poussière et de filmée, et à travers laquelle on ne distingue plus rien.

Sur le plateau d'Hardaumont, le petit jour commence à poindre.

Mais la lutte ne s'apaise point. Elle fait rage, de plus en plus violente, dans ce brouillard que rayent les fusées et d'où jaillissent sans cesse les flammes rouges des éclatements. De tous côtés les balles sifflent autour de nous. Les petits de la classe 16, dont c'est le baptême du feu, se pelotonnent contre le parapet. Officiers et sous-officiers, le fusil à la main, nous les exhortons. Bientôt chacun fait son carton sur les Boches que l'on voit — maintenant le jour est levé — refluer le long des pentes de Vaux.

Lundi 22 mai. — Un culot de 130 est entré dans mon trou, a brisé la jambe de mon ordonnance et s'est aplati à côté de ma tête.

Onze heures. — Contre-attaque allemande sur la tranchée que le 124e a prise ce malin. Des détachements boches traversent les pentes. Nous les tirons ; on les voit s'aplatir, puis reprendre le pas de course. En voici un qui reste allongé. Il a dit être touché. Braves soldats tout de même, ces gens-là.

Ils sont arrivés à la tranchée. On se bat à la grenade. Un feu effroyable foudroie Fumin par où doivent arriver en renfort d'autres unités du 124e.

A notre gauche, Douaumont est repris depuis ce matin.

Mercredi 24 mai, une heure du matin. — Cette fois, c'est bien l'enfer. Il fait une nuit d'encre. Le vallon semble un gouffre géant entouré de collines fantastiques, niasses sombres de ténèbres aux contours indécis. Au fond du gouffre, les flaques d'eau du marais miroitent mystérieusement dans le noir. Des vapeurs sombres montent sans cesse avec un fracas effroyable ; des lueurs rouges et blanches s'entrecroisent, faisant brusquement jaillir de l'ombre des montagnes de ténèbres qui paraissent un instant cerclées de lumière et rentrent aussitôt dans la nuit.

A travers l'air lourd, irrespirable de poussière et de fumée, ce ne sont que glissements invisibles, sifflements, rugissements, craquements effroyables d'où jaillissent des flammes, et cela inlassablement.

Est-ce le Crépuscule des Dieux ? Le Gôterdiimmerung qui hanta l'imagination grandiose de leur géant barbare ? La terre s'entr'ouvrant et l'effondrement dans un abîme de feu de ce monde sauvage dont la gueule monstrueuse a failli dévorer l'humanité ? Non. — Ce n'est qu'un épisode de cette guerre : la contre-attaque allemande sur R1.

Une ligne de communiqué, peut-être.

Huit heures. — Les pentes de Vaux paraissent plus sinistres encore qu'auparavant.

Le long de la tranchée allemande disputée, des corps raidis, en capote bleue, des casques, des traînées noires. Le sol par endroits semble brûlé. Un cadavre a été dépouillé de sa capote.

On voit ce dos nu au soleil...

 

*****

 

Chaque épisode de la bataille se relie à l'ensemble des opérations. L'attaque de Douaumont aura sa répercussion immédiate. La bataille, sur le front de Verdun, est en fonction de la bataille unique qui se livre sur tous les fronts. Ainsi l'îlot assiégé de Vaux va-t-il fixer l'attention du monde entier.

Nos troupes n'ont pu se maintenir dans le fort de Douaumont dont elles n'occupaient que la superstructure et une partie des casemates. Le 24 mai, une contre-offensive allemande a réussi à envelopper et reprendre l'ouvrage. Dès lors l'ennemi ne cesse plus d'attaquer. Il semble que l'audacieuse entreprise du 22 mai ait excité sa fureur comme une bande de toile rouge un taureau. Il a failli perdre Douaumont : un tel affront le détermine à se ruer contre Verdun avec une violence accrue. Il lance à l'assaut tout un corps nouveau, le Ier corps bavarois. Les 25, 26 et 27 mai, il fonce sur la ferme de Thiaumont, dans la direction de Froideterre. A partir du 31 mai, il oblique sur sa gauche et, se précipitant sur le fort de Vaux, il ne consentira plus à se laisser détourner de la proie qu'il convoite et qu'il croyait déjà tenir trois mois auparavant.

Son plan sera de déborder le fort à l'ouest par le ravin du Bazil et le ravin des Fontaines, et à l'est par Damloup.

A la date du 31 mai, notre ligne remonte encore au delà du ravin du Bazil pour contourner, dans le bois de la Caillette, le saillant d'Hardaumont qui nous appartient. Puis elle revient franchir le ravin sur la digue, passe devant les retranchements R3, R2 et R1, enveloppe le fort à 200 mètres à peine de la contrescarpe, descend dans le fond de la Horgne pour s'allonger en pointe au village de Damloup et revenir en arrière dans le fond de la Layette devant la Laufée.

Le saillant d'Hardaumont et le village de Damloup sont en flèche et leur défense est précaire. Les retranchements sont bouleversés. Quelle barrière peut encore offrir le fort ?

 

 

 



[1] Voir Avec les diables bleus, par P. C..., aumônier au ...e bataillon de chasseurs à pied (Beauchesne, édit.).

[2] Lire pour les compléter : Devant Verdun : l'aveu allemand (extraits de lettres allemandes), par Louis MADELIN (Plon-Nourrit et Cie, éditeurs).