LES DERNIERS JOURS DU FORT DE VAUX

9 MARS-7 JUIN 1916

 

LIVRE PREMIER. — LE FORT

 

 

I. — LE FORT

 

Dans la grande escadre des forts qui défendent Verdun à distance, comme une flotte échelonnée sur la haute mer en avant d'un port, le fort de Vaux aurait droit au rang de croiseur. Plus moderne que Souville et Tavannes, forts à cavaliers et caponnières, moins vaste et moins armé que Douaumont dont l'enceinte contient un monde de tourelles, de coupoles, de casemates, de casernes et de places d'armes, il enfonce mieux dans la terre ses murs arasés.

Bâti en maçonnerie vers 1880, il fut, après l'invention de l'obus-torpille (1885), reconstruit en béton, puis en béton armé et achevé seulement en 1911.

Au nord de la grand'route de Verdun à Metz, par Étain, il monte la garde devant la forteresse, face à Thionville. A l'extrémité d'un plateau qui s'encadre entre le massif de Douaumont et les bois mamelonnés de la Laufée et qui est séparé d'eux par d'étroits vallons, il semble sortir de l'embouchure d'un fleuve bordé de collines pour venir fendre de sa proue la plaine de la Woëvre. La mer de Woëvre bat ses pentes nord-est qui sont d'abord abruptes et font un angle mort, puis s'inclinent en pentes douces jusqu'au fossé que flanquent ses coffres.

Deux villages bâtis en longueur dans les fonds, Vaux-devant-Damloup au nord, et Damloup au sud, 1 escortent comme des bateaux de commerce un haut navire de guerre.

Vaux-devant-Damloup commande ainsi l'entrée d'un vallon : c'est le ravin du Bazil qui longe un peu plus loin un étang précédé d'une digue, l'étang de Vaux. La route (de Verdun à Vaux) et la voie ferrée (de Fleury à Vaux) lui empruntent le passage. Le ravin du Bazil reçoit comme des affluents, du plateau qui porte le fort, le ravin des Fontaines qui coupe le bois de Vaux-Chapitre dans la direction de Souville, et, du massif de Douaumont, les ravins de la Caillette et de la Fausse-Côte qui traversent les bois de la Caillette et d'Hardaumont. Ce sont les tranchées naturelles, les voies d'accès qui, d'un mouvement de terrain, conduisent à un autre. Un sol ainsi boisé et accidenté est favorable à une guerre de surprises, de traquenards, d'embuscades, de coups de main, d'infiltration lente et perfide. Il se prête au flux et au reflux des combats à la grenade. Bois de la Caillette, bois d'Hardaumont, ravins de la Caillette, de la Fausse-Côte, du Bazil, retraites obscures, à demi sauvages, où le voyageur l'été aimait à s'égarer, mais aujourd'hui tirées de l'ombre et toutes resplendissantes d'une gloire sanglante : à leur sort est lié le destin du fort dont elles sont les ouvrages avancés...

 

II. — CE QU'IL A VU AVANT LE 21 FÉVRIER 1916

 

Dès les premiers jours de ce brûlant mois d'août 1914, où les nations commencèrent de s'affronter, le fort de Vaux, interrogeant la plaine de la Woëvre du côté de Thionville et de Metz, attendait, anxieux, les résultats des premiers chocs. La nuit, il voyait errer au-dessus de lui les longs bras lumineux des projecteurs de Verdun, cherchant parmi les étoiles les zeppelins ou les taubes. Des régiments, le dépassant, avaient pris position plus à l'est, en avant de Jeandelize ou de Conflans. L'attente se prolongeait. Il entendait tirer le canon, mais non pas dans la direction dont il avait la surveillance. Le son venait de Longwy ou peut-être de Longuyon. La tempête, contournant la Lorraine, semblait s'abattre sur les Ardennes.

Le 20 et le 21 août, le fort vit défiler des troupes, le rire aux dents, la chanson aux lèvres, qui, par la route d'Ornes, montaient vers Longuyon. Elles ne connaissaient pas encore la dure guerre nouvelle. Gaiement, elles s'y rendaient, comme à un rendez-vous de jeunesse. La IIIe armée, concentrée à Verdun, marchait sur Virton. Dès le 22, elle se heurtait à l'armée du kronprinz.

Le 25, un bon tour vint réjouir la garnison du fort qui en eut aussitôt connaissance. Une automobile allemande, portant les ordres de l'état-major, engagée sur la route d'Étain, se trompant sur les distances, était entrée la veille au soir dans nos lignes où elle avait été capturée. Notre commandement profita de cette saisie heureuse du plan adverse pour tomber à l'improviste sur le flanc gauche de la 35e division de landwehr qui, jetant ses fusils, s'enfuit jusqu'à Saint-Privat, et du XVIe corps qui formait l'aile gauche de l'armée du kronprinz et qui se replia précipitamment sur Bonvillers. Ce combat d'Étain, épisode peu connu des premières batailles, fit peut-être échouer une attaque brusquée sur Verdun.

Cependant il fallut rompre le contact dans la nuit du 25 au 26 août, pour demeurer en liaison étroite avec les mouvements de l'armée voisine, et passer sur la rive gauche de la Meuse, en laissant des divisions de réserve à la garde de la rive droite sur la ligne Ornes-Fromezey-Herméville.

Ce que le fort de Vaux vit alors passer au bas de ses pentes, c'est le spectacle que n'oublieront jamais ceux qui l'ont vu. Plus tard, ils le raconteront à leurs enfants, puis à leurs petits-enfants, afin que la suite des générations en garde mémoire. Sur la route d'Étain à Verdun, cherchant un havre de salut clans la vieille forteresse qui, plus d'une fois au cours des siècles, a dû protéger les populations meusiennes contre la ruée des hordes germaines, se pressent les chars à deux ou quatre roues, les cyclistes conduisant à la main leur machine qu'ils n'ont pas la place d'enfourcher, les brouettes, les poussettes, les piétons, les chiens, les troupeaux. Chacun emporte ce qu'il possède de plus cher, ou ce qu'il a cueilli au hasard dans sa maison. Sur les voitures s'empilent les matelas, les malles, les édredons, les provisions, les meubles, et par-dessus ces déménagements les vieillards, les invalides et les mioches. Gosses, malades et vieillards n'y ont pas tous trouvé place. Parmi ceux qui s'en vont à pied, il y a des aveugles et des boiteux, des femmes qui portent leurs petits, des petits qui portent une poupée ou une cage. Parmi ceux qui s'en vont à pied, il y en a qui traînent une fatigue trop grande pour leurs jambes tordues ou leurs jambes trop courtes. Derrière cet exode épouvanté, flambent les villages. La nuit, ils refont le jour clans la campagne. Peu à peu l'incendie se rapproche. Voici Rouvres qui brûle, et voici Étain.

Une femme au bord du chemin s'est arrêtée et assise ; elle a découvert son sein pour donner à téter à un bébé tout rond et rose qui a déjà des boucles frisées et qui ressemble à ces enfants Jésus de cire exposés dans les crèches de Noël. Autour d'elle trois gosses se sont groupés. Un soldat s'est approché et l'interroge. C'est un soldat déjà vieux, un territorial. Il couve des yeux la nichée si tendrement qu'il a sans doute laissé chez lui tout un petit monde.

— D'où venez-vous, ma pauvre dame ?

— De Rouvres. Ils y ont mis le feu.

— Comme ils sont jolis !

Les ils ne sont pas les mêmes. Et cependant on s'est compris.

— Il m'en manque un, dit la femme. Et elle se prend à pleurer.

— Qu'en avez-vous fait ?

— Ils me l'ont tuée. Elle avait huit ans. Ils l'ont tirée à la course dans la rue. Celui-ci aussi, ils ont voulu me le prendre. Je le serrais contre moi à l'y faire rentrer. L'un d'eux a baissé sur lui sa baïonnette. Mais un de ses camarades l'a détournée.

L'enfant est repu. Le groupe repart.

C'est la guerre nouvelle, la guerre de terreur recommandée par Bernhardi. Il fut un temps où, dans la guerre, on faisait trêve pour enterrer les morts et recueillir les blessés. Il fut un temps où, dans la guerre, une chevalerie s'était créée pour protéger le faible et l'innocent. C'était le barbare moyen âge. Mais la civilisation et la culture sont venues. C'est la guerre sans miséricorde ni merci, où l'un des deux adversaires, en déchirant les chiffons de papiers qui règlent les traités et les devoirs des nations, en bafouant la foi jurée, en écrasant les innocents et les faibles, a imposé à l'autre l'obligation stricte de lui passer, comme à un fou furieux, la camisole de force. C'est la guerre qui ouvre d'infranchissables abîmes et laisse des souvenirs impérissables. C'est la guerre infernale qui exige une sanction divine.

Le fort de Vaux, de sa colline, a vu cela. Et, tâtant ses pierres, il les a trouvées moins dures que le cœur des hommes qui avaient répandu ce torrent de maux sur la terre.

La route s'arrêta de couler. Bientôt elle fut pareille à ces anciens lits de rivière qui laissent une trace blanche au milieu de la verdure pâle des saules.

Le fort, dans sa solitude, songeait :

— Mon tour va venir. Je vais servir, j'attends. Ce formidable Douaumont qui me domine se défendra-t-il plus longtemps que moi ? Il sollicite davantage les obus. Quant à Souville et à Tavannes, si l'ennemi vient du nord, je suis devant eux, je les abrite.

Un personnage important, le gouverneur de Verdun en personne, vint inspecter ses ressources, examiner son état physique et moral, ausculter sa force.

— Vos yeux sont-ils bien protégés et voient-ils d'assez loin ? Vos armes sont-elles suffisantes et vos boucliers résistants ? Avez-vous de quoi tirer, de quoi manger, de quoi boire ? Connaissez-vous toutes vos consignes et spécialement la principale, celle qui est commune à tous les forts : plutôt mourir que se rendre ?

Et, ce disant, il visitait les observatoires, les coffres, les casemates, la tourelle, la place d'armes, les dépôts de vivres, les citernes, et il passait en revue la garnison.

Il était déjà venu au début du mois d'août. Cette seconde visite laissait prévoir une attaque prochaine. L'ennemi n'était pas éloigné : on le signalait à Étain, à Billy-sous-Mangiennes, à Romagne-sous-les-Côtes : de petits paquets, non de grandes masses. Du nord, il passait au-dessus de Verdun et se rabattait sur l'Argonne. Verdun, bien défendue, servait de point d'appui à l'armée française pour l'immortelle manœuvre de la Marne.

Un des historiens neutres de la guerre, Gottlov Egelhaaf, cité par M. Hanotaux, a écrit : Si les kronprinz de Bavière et de Prusse avaient été en mesure de s'emparer de Verdun en août-septembre 1914 et de forcer ainsi la ligne de la Meuse, les armées allemandes auraient foncé sur Paris d'un seul mouvement. Mais les princes restèrent accrochés à Verdun, et ainsi le commandement suprême de l'armée dut se décider à ramener en arrière l'aile droite de l'armée allemande... Parce que Verdun ne put être pris, il parut nécessaire de changer le plan de guerre. Explication bien incomplète de notre victoire de la Marne, mais qui, du moins, souligne l'importance du rôle joué par Verdun en septembre 1914. Il était réservé à Verdun d'attirer et d'user ou briser deux fois la force allemande.

Le fort de Vaux n'a pu suivre qu'au son du canon la bataille qui s'est livrée sur la rive gauche de la Meuse, devant Bambercourt-aux-Pots, Beauzée, La Vaux-Marie. Il s'est rendu compte, au son du canon, de la retraite de l'ennemi qui remontait vers le nord.

Mais voilà que, le 19 septembre, il entend le canon plus au sud. On se bat sur Hattonchâtel et les Hauts de Meuse, on bombarde le Camp des Romains au-dessus de Saint-Mihiel, on se bat dans les casernes de Chauvoncourt. L'ennemi n'a pas renoncé à la proie qu'il convoite. Après avoir tenté d'investir Verdun par la rive gauche, il revient par la rive droite. Mais le front se fixe à Spada, Lamorville et Combres.

Il se fixe à six ou huit kilomètres en avant du fort de Vaux sur la ligne Trésauvaux, Boinville, Fromezey, Ornes, bois des Caures. Le 18 février 1915, jour mémorable, le fort reçoit quelques obus de 420. Douaumont en a reçu le 15 et le 17. Puisque Douaumont en a reçu, il convenait d'en recevoir. Le fort se tâta et fut content.

— Le génie a bien travaillé. Ma superstructure seule a souffert. Quant à mes casemates, les matériaux en sont bons.

Et il s'amusera fort le lendemain en apprenant que cette fameuse batterie de 420 a été repérée au bois d'Hingry, repérée, contrebattue et détruite. On a fait taire les géants, et promptement.

Avril et mai furent des mois d'espérance. Avec le printemps apporteraient-ils la victoire ? Les canons tonnaient quotidiennement à Marché-ville, aux Éparges conquises. La Woëvre fumait, comme si l'on y avait amoncelé les tas de mauvaise herbe. Puis la canonnade diminua d'intensité. La guerre, décidément, serait longue contre un ennemi qui tenait à nos campagnes comme la teigne au cuir chevelu. Elle réclamait de la patience, de l'endurance, de l'obstination, de l'organisation, des munitions. Tout cela, on l'aurait.

On s'accoutuma donc à la guerre, comme à la vie de garnison. Les territoriaux cantonnés aux villages de Vaux et de Damloup, quand ils étaient au repos, jouaient au bouchon, dans la rue, ou s'installaient au cimetière comme dans un dortoir. Ils aidaient les paysans à faire les foins. Ils cherchaient des champignons ou des fraises dans les bois de Vaux-Chapitre et d'Hardaumont, après y avoir cherché des muguets. Aux tranchées l'existence, si agitée l'hiver précédent, s'écoulait dans un calme évidemment relatif mais qu'est-ce qui n'est pas relatif ? — et dans la monotonie. Les soirs d'été, sur l'escarpe du fort, la petite garnison s'asseyait, les jambes pendantes, et regardait la nuit monter de la plaine de Woëvre. Parfois une fusée lointaine laissait tomber des étoiles.

Tant et si bien qu'un jour, à la fin d'août 1915, le fort entendit ce langage qu'on lui tenait brusquement :

— Tu n'as pas l'importance que tu t'attribues. Ou plutôt la terre de France toute entière a la même importance que toi. Ne s'est-elle pas-ouverte d'un bout à l'autre des lignes pour abriter ses défenseurs ? Maintenant il est avéré que l'on peut tenir l'ennemi en respect sur n'importe quel point du sol national. Berri-au-Bac est en saillant isolé sur la rive droite de l'Aisne : Berr-s-- au-Bac n'a pas cédé. Maintenant il est avéré qu'avec de l'artillerie et de la volonté on peut s'emparer de n'importe quelle redoute. Les Éparges formaient une forteresse naturelle et nous avons pris les Éparges. Les places fortes n'ont pas eu de chance au cours de cette guerre. Elles offrent une cible trop facile aux obusiers de gros calibre. Anvers, Maubeuge, Varsovie, Lemberg, Przemysl, se sont rendus avec leur matériel, leurs magasins, leurs troupes. Verdun ne sera plus une place forte. Verdun n'offrira aucune ressource, aucun butin à l'ennemi. Verdun ne sera qu'un point d'appui pour une armée. Toi, tu ne seras plus qu'un poste de vigie et un abri...

— Je veux bien, a consenti le fort. D'ailleurs je ne suis qu'un soldat, et mon métier est d'obéir. Mais j'ai les reins solides. Il faudra beaucoup de fer pour me les casser. Vous verrez ce que je saurai faire, si jamais je suis abordé.

Le fort diminué s'enfonça dans les brumes de l'hiver. De moins en moins il entendait le canon. Sa garnison réduite s'ennuyait dans les couloirs presque déserts. Allons ! rien ne se passerait avant le prochain printemps. Les nouvelles qui venaient de l'arrière contenaient de mystérieuses allusions à une grande offensive des Alliés qui se préparait lentement, qui se déclencherait à son heure, peut-être pas avant l'été de l'année 1916 : l'Angleterre accomplissait méthodiquement son œuvre gigantesque de rénovation militaire, et il fallait du temps à la Russie pour cicatriser les blessures qu'elle avait reçues pendant la campagne de 1915. C'est flatteur, quand on habite au bord de la Woëvre, d'avoir des amis si importants et si lointains, même s'ils réclament un certain temps pour arranger leurs affaires.

En janvier et février (1916) le fort ressentit quelque appréhension :

— Ce calme où l'on me laisse ne me dit rien qui vaille. Ici, l'on ne sait rien, mais on a des intuitions. Ça remue de l'autre côté. Sûrement quelque chose se prépare.

Ça remue en effet dans la forêt de Spincourt et dans la forêt de Mangiennes. Nos avions doivent bien s'en douter, car ils multiplient leurs randonnées. Mais le terrain se prête mal à l'observation avec ses vallonnements innombrables et ses couverts. Même quand les feuilles n'ont pas poussé, les bois taillis se défendent contre les photographes aériens.

On signale que la voie ferrée de Spincourt, Muzeray, Billy-sous-Mangiennes, travaille d'une façon inaccoutumée. La nuit, on perçoit le bruit des trains qui passent. Il parait que des pièces de gros calibres ont été débarquées.

On assure que de nouveaux corps allemands ont été amenés dans la région, et parmi eux le Me qui revient de Serbie.

Enfin, les clochers de Rouvres, de Mangiennes, de Grémilly, de Foameix — comment avaient-ils été jusqu'alors épargnés ? — ont été abattus par les Allemands : sans doute pouvaient-ils servir de points de repère à notre artillerie.

D'où proviennent ces bruits et ces précisions ? Il est impossible de le démêler exactement. Les soldats qui remontent de Verdun les rapportent et les colportent. Le silence n'est pas une vertu française. Il y a de l'inquiétude dans l'air. Cependant le temps est si affreux — bourrasques de vent, tempêtes de neige — que l'attaque paraît improbable, ou tout au moins ajournée.

— Demain, songe le fort qui a foi dans la solidité de ses murailles. Ou après-demain.

Le 20 février, le temps se met au beau. Le 21, à sept heures du matin, le premier obus tombe sur Verdun, proche la cathédrale. La plus grande bataille de la plus grande guerre commence.