ÉTUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. T. VARRON

 

CONCLUSION.

 

 

La réputation de Varron a été immense, On a vu comment Cicéron parle de lui, de son temps. Après sa mort elle grandit encore, Les rivaux que, de son vivant, on lui avait opposés, furent placés bien au-dessous de lui[1] ; sa gloire effaça celle de tous ses devanciers[2], et ses successeurs, loin de prétendre lutter avec lui, s'honorèrent de le prendre ouvertement pour guide et pour maître. Ses livres, lus par les savants, cités respectueusement par les grammairiens, les critiques, les naturalistes, furent encore plus consultés pendant les controverses qu'amena l'établissement du christianisme. Des deux côtés, alors, on cherche à s'appuyer sur lui, on allègue son témoignage d'un air triomphant, on n'ose le combattre qu'avec les plus grands égards. Lactance prétend qu'il n'y a jamais eu, même chez les Grecs, un aussi savant homme[3] ; saint Augustin épuise pour lui toutes les formules d'éloges, et même il semble le mettre au-dessus de Cicéron, qu'il admirait tant. Varron, dit-il[4], plaira à ceux qui aiment les faits et les idées, autant que Cicéron plaît à ceux que charment les belles phrases. Le moyen âge, sans le lire beaucoup, respecta sa renommée ; il resta, par tradition et par souvenir, un des plus grands noms des lettres latines. Jean de Salisbury disait que Rome avait coutume de le nommer son père, et que personne n'avait plus écrit ni mieux écrit que lui[5]. Enfin, dès les premières années de la Renaissance, Pétrarque, le plaçant à côté de Cicéron et de Virgile, l'appelait le troisième astre de Rome, qui brille d'autant plus qu'on le regarde davantage :

Qui vid' io nostra gente aver per duce

Varrone, il terzo gran lume Romano.

Che quanto 'l miro più, tanto più luce[6].

Voilà certes une grande gloire, si grande que d'abord on éprouve quelque embarras à la justifier. Elle dépasse de beaucoup le mérite des livres qui restent de Varron. Parmi ceux que nous avons perdus, il s'en trouvait plusieurs très-dignes assurément de l'admiration des gens sérieux. Je pense avoir montré, en recueillant tout ce qui reste du sujet, du plan, des idées principales des Ménippées, des Logistorici, des Hebdomades, des Antiquités, que c'étaient des ouvrages fort importants, et dont la perte est infiniment regrettable. Mais suffisent-ils tout à fait à rendre compte de ces éloges excessifs qu'on avait donnés à Varron ? Je ne le crois pas. Quelque complaisance que j'éprouve pour un écrivain avec lequel j'ai si longtemps vécu, et quoiqu'il soit très-facile d'accorder à des ouvrages Presque entièrement perdus toutes les qualités qu'on leur souhaite, leur mérite seul ne me paraît pas expliquer suffisamment qu'on soit allé jusqu'à placer Varron entre Cicéron et Virgile.

Mais ce n'est pas seulement par son mérite qu'un livre réussit. Il doit souvent une partie de son succès à l'opportunité de sa naissance, aux besoins auxquels il répond, aux services qu'il peut rendre. L'utilité et l'à-propos ont donné quelquefois à des travaux ordinaires plus d'importance que n'en obtiennent des chefs-d'œuvre. Personne, dé ce côté, ne fut plus heureux que Varron. Il vint en un temps où Rome, n'ayant plus rien à souhaiter dans la gloire des armes, tournait sa vanité vers les sciences et les lettres, et ne souffrait pas d'y être vaincue. La Grèce s'affaiblit, disait Cicéron[7] ; j'exhorte tous ceux qui le peuvent à lui aller arracher sa gloire littéraire pour l'apporter dans notre ville. C'était précisément ce que faisait Varron avec une ardeur, et presque une témérité merveilleuses. D'autres avaient traduit pour lés Romains le théâtre et la poésie des Grecs ; lui, voulait leur faire connaître la critique, la grammaire, les mathématiques, la philosophie, sciences plus grecques que toutes les autres, et pour lesquelles Rome n'avait même pas une langue. Le champ était immense. L'esprit grec, si curieux, si subtil, si hardi, s'était jeté avec une fougue aventureuse dans l'étude de toutes les sciences nouvelles. Il y avait fait d'admirables découvertes, et s'était avancé à la fois dans toutes les directions, tantôt creusant jusqu'à des profondeurs étonnantes, tantôt perdant terre et s'égarant dans les nues, mais partout, jusqu'en ses plus grandes erreurs, ouvrant des horizons nouveaux et jetant des semences fécondes. Toutes ces recherches étaient à peu près inabordables pour les Romains. Tant de subtilité fatiguait leurs esprits grossiers, tant d'hypothèses rebutaient leur bon sens solide, et leur intelligence, étrangère à la philosophie, s'élevait malaisément jusqu'aux principes et aux lois. Varron sut accommoder ces sciences de manière à les leur faire comprendre et goûter. Il les leur présenta d'une façon moins large, mais moins aventureuse aussi ; quoiqu'il affichât la prétention d'aimer les généralités philosophiques, il écarta le plus possible les principes généraux aussi bien que les hypothèses, s'attachant de préférence aux faits précis et aux curiosités de détail. Mars surtout il tourna tout vers l'application et l'utilité, montrant ainsi qu'il connaissait bien ses compatriotes, dont c'était le naturel, dit un écrivain, de se jeter avidement sur les choses dont on peut tirer du profit[8]. C'est donc par lui que toute la Grèce érudite et savante put arriver à Rome, comme le demandait Cicéron ; et on lui fit honneur de ces connaissances qu'il n'avait pas créées, mais qui, sans lui, seraient demeurées impénétrables pour les Romains. Tout l'éclat des grandes écoles d'Alexandrie, de Pergame et d'Athènes se concentra sur son nom ; et, comme il était l'intermédiaire obligé pour aller jusqu'à elles, il absorba presque toute leur renommée. Dès lors, il ne faut pas être surpris qu'il y ait eu quelque exagération dans les éloges qu'on lui décernait, et moins encore que ces éloges se soient accrus à mesure que la domination romaine s'étendait vers l'Occident. Les peuples que Rome civilisait en les gouvernant lisaient les traités élémentaires de Varron, et, par eux, connaissaient la science grecque. C'est par lui que Sidoine Apollinaire et Ausone, au cœur de la Gaule, Tertullien et saint Augustin en Afrique, et tant d'autres sur les limites du monde, pouvaient s'initier aux théories grammaticales des Alexandrins ou aux doctrines théologiques de Zénon et d'Évhémère. Il avait été, comme je l'ai montré, le précepteur de Rome, et Rome ayant entrepris de faire l'éducation de l'Occident, on peut dire, sans exagération, que c'est par ses ouvrages que tout l'Occident a été élevé. Envisagée de ce côté, la renommée de Varron est légitime, et il a été donné à bien peu d'écrivains de faire d'aussi grandes choses. L'admiration que ces ouvrages ont excitée pendant six siècles était moins la mesure exacte de leur valeur que la récompense des services qu'ils avaient rendus ; et, comme son rôle avait été, par les circonstances, plus grand encore que ses talents véritables, on comprend qu'il ait obtenu une gloire un peu au-dessus de son mérite.

Cette exagération reconnue et expliquée, gardons-nous, par un excès contraire, de trop rabaisser le mérite personnel de Varron. S'il ne convient pas tout à fait de le placer entre Cicéron et Virgile, ce n'en était pas moins un grand érudit auquel nulle connaissance humaine ne fut étrangère, et qui possédait le détail de chaque science, comme s'il n'avait jamais étudié qu'elle. Je suis surtout frappé de voir combien son érudition diffère de celle de la plupart de ses Confrères, et de lui trouver un air si vivant, quand je la compare aux travaux des autres. C'est qu'il avait dans le cœur une passion honnête et profonde qui devait se faire jour partout de quelque manière. J'ai montré quel sentiment patriotique animait tous ses écrits, même ceux où il ne semblait pas devoir trouver quelque place. Qu'il enseigne aux Romains la critique, la grammaire, l'histoire ou l'agriculture, c'est toujours d'eux qu'il les entretient, de la beauté de leurs lois, de l'excellence de leurs usages, des gloires de leur passé, et il veut les rendre plus attachés à leur pays, en le leur faisant mieux connaître. Ainsi sa science, quoi qu'elle entreprenne, veut défendre une cause, et se met au service d'une opinion : le maintien des mœurs anciennes, le salut de l'ancienne république. C'est par là que la vie littéraire de Varron a été si parfaitement conforme à sa vie politique ; c'est ce qui établit quelque unité dans ses ouvrages, malgré l'infinie variété des sujets qu'il avait abordés ; c'est ce qui, au milieu de tant d'emprunts et de compilations, lui conserve un air d'originalité : car, s'il prenait sa science aux autres, il la faisait servir au succès d'une cause qui lui était personnelle ; c'est enfin ce qui devait donner à son érudition, trop souvent chargée de détails, embarrassée dans sa marche, étroite et bornée dans ses systèmes, quelque chose d'animé et de vivant, car- il était impossible qu'on ne sentit pas sous la froideur de l'érudit les passions du citoyen. Ce mélange est évidemment le trait original du caractère de Varron ; j'ai cherché à le faire ressortir dans l'examen de tous ses écrits ; et, si je voulais, avant de me séparer de lui, résumer en deux mots l'idée que cette longue étude m'a fait prendre du grand érudit romain, je lui donnerais l'éloge qu'Auguste, un jour de franchise et de remords, accordait à Cicéron, et je dirais : c'était un savant homme, qui aimait bien son pays, Λόγιος ανήρ καί φιλόπατρις[9].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Entre autres Nigidius Figulus. Voir Aulu-Gelle, XIX, 14.

[2] Un curieux passage de Lydus nous fait voir que de son temps on ne citait que Varron, et l'on ne connaissait ses devanciers que par lui (De magist., p. 269.)

[3] Institutions divines, VI, 6.

[4] De civ. D., VI, 2.

[5] Joann. Sarisb. Enthet. (Hamb., 1843) :

Inferior nulli Græcorum Varro fuisse

Scribitur, hunc patrem Roma vocare solet ;

Piura quidem nullus scripsit, nullus meliora.

[6] Trionfo della fana, III, 37. Voir aussi la lettre qu'il lui adresse (Epist. ad vir. illust. vet., éd. de Bâle, p. 708) ; il y comble Varron d'éloges. Après avoir déploré la perte de ses ouvrages, il lui dit : Sed, o increllibilis famæ vis, vivit nomen sepultis temporibus, et cum de Varrone nihil appareat, doctorum tamen omnium consensu doctissimus Varro est ; quod sine ulla cunctatione compatriota tuus M. Cicero, in iis ipsis libris, in quibus nihil affirmandum disputat, affirmare non timuit, etc.

[7] Tusculanes, II, 2 : Quamobrem hortor omnes, qui facere id possunt, ut hujus quoque generis laudem jam languenti Græciæ eripiant et perferant in hanc urbem.

[8] Pline, XXV, 2 : Nostri omnium utilitatum rapacissimi.

[9] Plutarque, Cicéron, 49.