ÉTUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. T. VARRON

 

CHAPITRE VII. — VARRON THÉOLOGIEN. — LES ANTIQUITÉS DIVINES.

 

 

I

Réputation des Antiquités divines. — Motifs de cette réputation. — Plan de l'ouvrage.

 

Quelque renommée que Varron eût obtenue comme antiquaire et grammairien, il avait, dans ces sciences, d'illustres rivaux : quelques-uns lui préféraient ouvertement Nigidius Figulus. Mais, dans la théologie, personne ne pouvait lui être comparé[1].

Il n'y a point d'ouvrage de lui qui ait été plus souvent cité que ses Antiquités divines. C'est là que Denys d'Halicarnasse, Aulu-Gelle et Macrobe ont trouvé presque tout ce qu'ils nous disent des usages religieux de Rome. Servius s'en sert à tout moment pour éclairer Virgile, et encore aujourd'hui, sans les débris épars que nous en avons sauvés, nous ne comprendrions pas grand'chose à la religion romaine. Du reste, la fortune a singulièrement servi Varron, et des événements qu'il était loin de prévoir se sont chargés de donner à son livre, malgré les années, un intérêt toujours vivant. Il venait à peine de paraître, quand Auguste, qui voulait arrêter cette société sur son déclin, essaya de réveiller en elle le sentiment religieux. On reprit les vieilles coutumes, on revint aux anciennes lois, on entoura le culte des dieux d'une magnificence incomparable, et l'empereur se fit gloire d'être appelé le fondateur ou le restaurateur de tous les temples[2]. Les grands hommes qu'il protégeait durent afficher un grand respect pour les dieux, alors même qu'ils n'y croyaient guère. Le sceptique, l'épicurien Horace chanta Jupiter, comme il célébrait la vie rude des anciens Sabins, et le poète de l'Art d'aimer écrivit les Fastes[3]. Dans cette sorte de restauration religieuse, les Antiquités de Varron durent être fort consultées ; c'est là qu'on allait surtout chercher le souvenir des anciens usages que l'on voulait faire revivre. Ovide y a évidemment puisé sa science, quoiqu'il se vante à plusieurs reprises[4] de la tirer des antiques annales : il n'était pas homme à fouiller les rituels pontificaux, écrits dans une langue barbare, que les savants avaient grand'peine à comprendre, et il s'estimait fort heureux de les trouver analysés avec tant de soin dans le livre de Varron. Loin de nuire aux Antiquités divines, comme on pourrait le croire, le christianisme les fit encore mieux connaître, et peut-être ne furent-elles jamais plus étudiées qu'alors. Quand les Pères de l'Église attaquaient les croyances des païens, c'est dans Varron qu'ils les allaient chercher. Il leur importait, pour n'avoir pas l'air de combattre des chimères, de s'appuyer sur une autorité solide et qui fût acceptée même de leurs ennemis. Or les philosophes, par leur habitude d'interpréter subtilement les dogmes, pouvaient les dénaturer, et les poètes, en se livrant à leur imagination, sont suspects d'inventer des fables. Mais qui aurait osé révoquer en douté le témoignage de celui que tout le monde reconnaissait pour le plus honnête, comme pour le plus savant des érudits[5] ? Ainsi, par une fortune singulière, la réputation des Antiquités divines de Varron s'accrut dans ces luttes mêmes où succomba le culte qu'il voulait expliquer et défendre.

Il est donc naturel que nous nous arrêtions sur cet ouvrage plus que sur les autres ; il mérite par son importance et sa longue renommée d'être examiné de près. Cependant ce n'est pas une histoire de la religion romaine que j'écris à propos de Varron ; on pourrait être tenté de le faire, et les fragments si nombreux et si variés des Antiquités en fourniraient quelque occasion. Mais il faut se borner, s'en tenir strictement au sujet même, c'est-à-dire à ce que nous avons conservé de l'ouvrage de Varron, à l'idée qu'il se faisait de la religion de son pays, aux renseignements qu'il nous a laissés sur elle, et renvoyer, pour le reste, aux travaux plus complets qui, de nos jours, ont été publiés sur cette importante matière[6]. Je me contenterai donc de réunir soigneusement les fragments des Antiquités, d'essayer de les classer et d'en saisir, s'il se peut, l'esprit et le caractère.

Et d'abord, le plan nous en est parfaitement connu. Saint Augustin, qui s'était beaucoup servi de cet ouvrage et en avait tiré grand profit, nous en a conservé les divisions principales. L'ordre est le même que dans les Antiquités humaines. C'est toujours quatre parties, qui contiennent chacune trois livres, trois pour les personnes, trois pour les lieux, trois pour les temps, trois pour les choses. Ainsi, voulant parler du culte qu'on rend aux dieux, il se sert de la même division subtile entre les personnes qui le rendent, le lieu et le temps où il est rendu, et la manière dont on le rend, c'est-à-dire les divers sacrifices que l'on offre. Est-ce tout, et n'attend-on pas qu'il parle de ceux auxquels ces sacrifices sont offerts ? Pour cela, il a ajouté trois livres encore où il est question des dieux, ce qui fait quinze livres en tout. Il faut joindre à ce nombre un seizième placé en tête de l'ouvrage et qui traite la matière en général. Chacune de ces cinq parties, en mettant à part le premier livre, se subdivise elle-même d'une manière régulière. Des trois premiers livres, qui concernent les hommes, le premier traite des Pontifes, le second des Augures, le troisième des Quindécemvirs. Dans les trois suivants, qui concernent les lieux, il est successivement question des autels privés, des temples, des lieux sacrés. Les trois autres, qui ont pour objet le temps, c'est-à-dire les jours de fête, contiennent un livre pour les féries, un autre pour les jeux du cirque, un troisième pour ceux du théâtre. Ceux qui traitent des sacrifices comprennent tour à tour les consécrations, les sacrifices privés et les sacrifices publics. Enfin cette sorte de procession se termine par trois livres où l'auteur s'occupe de ceux à qui l'on rend tout ce culte ; le premier est consacré aux dieux certains, le second aux dieux incertains, le troisième aux dieux principaux ou choisis[7].

Le plan des Antiquités divines une fois connu, entrons dans le détail des différents livres qu'elles renferment ; étudions-les à part, à l'aide des fragments qui restent de chacun d'eux, ou de ceux qui peuvent raisonnablement s'y rapporter.

 

II

Le premier livre. — Varron y expose le dessein de son ouvrage. Jugement sévère qu'il porte sur la religion romaine. — Comment l'expliquer. — Liberté que prenaient les Grecs sur les questions religieuses. — De quelle manière elle pénètre chez les Romains. — Scepticisme général après les guerres puniques. — Efforts pour sauver au moins le culte officiel. — Les trois religions distinctes du pontife Scævola. — Varron adopte cette division en la modifiant : — 1° Religion des poètes ou théologie mythique. — Varron blâme les fables et les raconte soigneusement. — Comment saint Augustin explique cette contradiction. — 2° Religion des philosophes ou théologie naturelle. —Système des épicuriens et des stoïciens. — 3° Religion civile. — C'est celle-là que Varron veut exposer. — Son caractère chez les Romains.

 

Le premier livre était une étude générale du sujet. On sait par Servius que Varron y parlait de l'immortalité de l'âme, et reproduisait en détail les arguments du Phédon[8]. On voit, par les fragments, qu'il y exposait sa pensée et quel dessein il se proposait en écrivant son ouvrage. C'est ce dessein qu'il importe de bien Connaître ; essayons, avant tout, de le découvrir.

Il craint, nous dit-il, que les dieux ne périssent, non par l'attaque ouverte de quelque ennemi, mais par la négligence de ses concitoyens. Il veut les sauver de cette sorte de ruine ; il espère que son livre les rappellera au souvenir des honnêtes gens et les remettra en honneur.

Aussi pense-t-il leur rendre un plus grand service que Metellus lorsqu'il sauva Vesta de l'incendie de son temple, ou qu'Énée lorsqu'il arracha ses Pénates des décombres de Troie[9].

C'est donc dans un dessein tout religieux qu'il travaille[10] ; il prétend restaurer le culte des dieux menacé par l'indifférence publique ; et pourtant son ouvrage commence par une profession publique d'incrédulité. Cette religion qu'il va défendre, il en voit et il en dit tous les défauts. Il sait bien qu'elle raconte des fables absurdes au sujet des dieux : Les vieux Romains se sont laissé prendre aux récits menteurs des poètes, quand ils ont imaginé des dieux de sexe différent, qui se marient entre eux et qui ont des enfants. Il va parler des jeux institués en l'honneur des dieux ; mais il ne dissimule pas que les jeux lui paraissent un bien mauvais moyen de les honorer. Il va s'occuper des temples qu'on leur construit, des statues par lesquelles on les représente, et il commence par blâmer l'habitude où l'on est de leur élever des statues ; les anciens se gardaient de le faire, et ils avaient bien raison : Ceux qui ont imaginé de représenter les dieux sous une forme humaine ont diminué la frayeur qu'ils inspiraient et accrédité une erreur. En un mot, la religion de son pays, telle qu'elle est, est mauvaise : S'il le pouvait, il la ferait bien meilleure et plus conforme aux principes de l'ordre naturel[11].

Étrange contradiction, et singulier début d'un ouvrage religieux ! Un moderne a peine à le comprendre, et on ne peut se l'expliquer qu'en se souvenant de la nature des cultes antiques.

On sait que les anciens, les Grecs surtout, n'avaient pas, à proprement parler, de dogmes religieux. Leurs croyances, nées au hasard, d'un élan de l'âme ou d'un caprice de l'imagination, se conservant par la tradition populaire qui change tout, prenaient, en passant d'un pays à l'autre, le tour d'esprit de chaque peuple, l'empreinte de ses idées et de son caractère. De là naissaient mille légendes qu'augmenta encore la fantaisie des poètes qui, les premiers, s'avisèrent de les recueillir. Dans une confusion pareille, quand l'histoire, les attributs, le culte de chaque dieu changeait avec chaque ville, quel moyen' d'imposer à tout le monde une croyance uniforme ? Pouvait-on forcer quelqu'un à suivre le récit d'Homère plutôt que celui d'Hésiode ? A pratiquer le culte de Samothrace ou celui de Délos ? Ainsi la variation dans les opinions amena une certaine indépendance dans la pensée ; et, sauf le cas assez rare où l'on punit sévèrement quelques athées déclarés, comme ce Protagoras d'Abdères, qui professait ouvertement qu'on ne peut pas dire si les dieux existent ou n'existent pas[12], les philosophes eurent la permission d'en parler à leur aise et d'en donner publiquement des explications qui commençaient par les supprimer.

A Rome, il n'en pouvait pas être tout à fait ainsi. Une cité si bien réglée, où l'on aspirait av.ant tout à l'ordre et à l'unité, ne pouvait pas laisser une indépendance complète sur ces importantes matières. Dès les premiers temps l'autorité civile et le pouvoir religieux avaient été confondus ensemble : Numa était flamine de Jupiter, en même temps que roi ; et jamais, depuis cette époque, la religion et l'État ne se séparèrent. Il en résulta que l'une et l'autre imposèrent leurs prescriptions' de la même façon, et que la loi religieuse fut aussi stricte, aussi impérieuse, aussi absolue que la loi civile. Il n'y eut pas autant qu'en Grèce de fantaisie et de caprice dans la création des dieux ; on en tint registre, et les pontifes les écrivirent régulièrement sur leurs livres appelés Indigitamenta, avec leurs attributs, leurs fonctions et la manière de les honorer. De là naquirent une foule de règles précises, invariables, qu'il n'était jamais permis de négliger, et auxquelles personne ne pouvait se soustraire. Le législateur semblait avoir pris soin qu'aucun citoyen, en aucun moment de sa vie, n'échappât à cette influence religieuse. Les pratiques étaient faciles, pour qu'on n'eût pas de prétexte à s'en dispenser, mais nombreuses et attachantes[13] ; par ces formalités infinies on s'emparait de l'attention et on occupait l'homme tout entier. C'était donc un culte sévère et compliqué, tout hérissé de formules comme le droit, qui, dans toutes les circonstances de la vie, dans toutes les occupations de la journée, embarrassait le citoyen et le magistrat de mille pratiques gênantes, comme pour soumettre ouvertement la volonté individuelle à la loi, et la faire ployer sous ses prescriptions répétées. C'est même de cette idée de gêne et d'attache qu'est venu, selon quelques critiques anciens, le nom de religion (religio a religare)[14].

Mais au fond et malgré cette gêne apparente, les esprits étaient presque aussi indépendants à Rome que dans la Grèce. Comprimée ouvertement par la loi, la liberté revint d'un autre côté. En tout, c'est le propre de la loi de régler les actions, sans essayer d'atteindre la pensée. Ici aussi elle s'occupa plus de prescrire des pratiques que d'imposer des croyances ; elle établit des cérémonies et des sacrifices, et non pas un dogme officiel ; en un mot elle réduisit la religion au culte : Religio, id est cultus deorum, dit quelque part Cicéron, se conformant à l'opinion générale[15] ; et Festus nous apprend qu'on appelait religieux, non pas les plus honnêtes et les plus vertueux, mais ceux qui honoraient les dieux d'après les lois du pays[16]. Ainsi de ce qu'à Rome la religion est tombée de bonne heure sous le joug du pouvoir et qu'elle a été traitée comme une affaire de gouvernement, il lui est arrivé nécessairement de se confiner presque dans le culte. Cette tendance va devenir de plus en plus manifeste, nous allons la voir se préciser et s'ériger en doctrine avec Scævola et Varron, mais elle a de tout temps existé, elle est la suite naturelle de l'introduction du pouvoir civil dans les questions religieuses ; car, dans aucun temps, la loi ni l'opinion n'ont essayé bien sévèrement de prescrire des croyances. Aux yeux du Sénat, maître de la religion, il n'importait pas de croire, mais d'obéir aux règles établies : c'était laisser à chacun, au fond de son cœur, et souvent même en ses paroles, toute la liberté de ses opinions.

Il n'est pas étonnant qu'on en ait vite usé. Dès l'époque des guerres puniques, l'incrédulité entre à Rome avec les chefs-d'œuvre de la Grèce. On sait que Rome, pressée dé connaître, embrassa, pour ainsi dire, d'un seul regard la Grèce de tous les âges. Les écrivains des époques croyantes et ceux des siècles sceptiques lui arrivèrent ensemble, elle les lut en même temps, et le poète qui lui fit connaître Homère et les tragiques, si pleins.de la puissance des dieux, traduisit aussi Evhémère qui niait leur divinité. Le scepticisme fit à Rome de rapides progrès, on le comprend facilement : la religion ne s'y appuyait pas sur ce qui fait ordinairement sa force et la rend capable de résistance, je veux dire sur un livre qui en contienne les doctrines et sur un corps sacerdotal chargé de les interpréter et de les défendre. On n'y connaissait vraiment pas dé livres sacrés, dans le sens que nous attachons à ce mot. Les Indigitamenta, les Libri sacerdotum populi Romani renfermaient tout au plus des noms de divinités avec des formules de prières ; les Libri rituales, Libri haruspicum, Libri fulgurales enseignaient comment il faut prendre les auspices, et quelles cérémonies sont exigées pour fonder des temples, consacrer des autels, élever des murs ou construire des portes[17]. C'étaient des recueils de pratiques bizarres, et une sorte de procédure minutieuse et compliquée où la doctrine n'avait pas de place. Quant aux prêtres, quoique réunis en corporations, on ne voit pas qu'ils aient jamais pris cet esprit exclusif et obstiné qui semble le caractère des castes sacerdotales. C'étaient, au fond, des magistrats politiques, élus, comme les autres, par le peuple, ou choisis par leurs collègues, qui n'avaient de titres à être préférés que d'avoir servi l'État ainsi que faisaient les autres citoyens, et qui, la plupart du temps, restaient mêlés aux affaires. Des prêtres pareils, préteurs ou consuls, en même temps que flamines ou que augures, et bien moins soucieux de leurs fonctions religieuses que de leurs charges politiques, n'étaient, on le comprend, qu'un bien faible appui pour la religion romaine. Ajoutons qu'elle se défendit mal elle-même et commit une imprudence qui lui devint fatale. Les dieux du Latium s'étaient empressés de se confondre avec ceux de la Grèce ; maie, dans ce mélange, ils se trouvèrent perdre en solidité ce qu'ils gagnaient en poésie. S'ils participaient à l'éclat incomparable que les poêlés avaient répandu sur les dieux grecs, ils étaient atteints des blessures que leur avait faites le scepticisme des philosophes.

Rome d'abord ne s'en émut pas. La religion extérieure, la seule à laquelle on semblait tenir, était plus florissante que jamais. On construisait des temples, on instituait des jeux, on allait en procession recevoir le dieu d'Épidaure ou la déesse de Pessinunte ; qu'importait le reste ? D'ailleurs les arts, les lettres, les opinions de la Grèce envahissaient tous les esprits ; les plus sévères se laissaient entraîner au charme de ces mœurs nouvelles, ou, s'ils paraissaient résister, c'était seulement en public, et pour conserver au dehors la dignité romaine. Il est, sans doute, ordinaire que les opinions de la vie publique ne soient pas tout à fait celles de la vie privée, qu'on se façonne un peu aux positions qu'on occupe, et qu'en devenant un personnage officiel on soit contraint d'accepter certaines manières de parler et d'agir. Mais je ne crois pas que nulle part cette nécessité ait été plus généralement imposée et plus facilement reçue que dans la société romaine. Personne, à ce qu'il semble, ne s'étonnait qu'on jugeât différemment les choses selon qu'on parlait en magistrat ou en homme privé. Il y avait des sentiments qu'il convenait d'étaler au Forum, et qu'on quittait en déposant la prétexte. Par exemple, il entrait dans le rôle d'un consul ou d'un censeur de paraître ignorer, ou même de condamner les arts de la Grèce ; ce qui ne l'empêchait pas de se ruiner pour en rassembler chez lui les plus beaux chefs-d'œuvre. Ce contraste bizarre est surtout visible en ce qui concerne la religion. Lælius faisait, pour le maintien du culte et des rites anciens ; un discours admirable que Cicéron ne relisait pas sans attendrissement[18] ; mais il était en même temps l'ami, le protecteur du poète Lucilius qui se plaisait à les railler, et l'on peut supposer que, dans ces entretiens familiers dont Horace a parlé, ils devaient bien rire ensemble des Faunes et des Lamies et des autres inventions de Numa, tout au plus bonnes à effrayer les enfants[19]. Caton se plaignait qu'on négligeât les augures et qu'on eût laissé perdre des auspices importants[20] ; mais on sait qu'il ne comprenait pas qu'un Haruspice en pût regarder un autre sans éclater de rire[21].

A la longue, ces railleries pouvaient ébranler la religion de l'État. Il est certain qu'en ces sujets délicats les moindres coups portent plus loin qu'on ne pense. L'usage et l'abus se tiennent ordinairement de si près qu'en touchant l'un on risque fort de blesser l'autre. Il y avait donc à craindre que les raisonnements des philosophes et les irrévérences des poètes, qui prétendaient corriger les excès d'une superstition ridicule, ne finissent par compromettre le culte patriotique. Pour prévenir ce danger, on prit soin de marquer jusqu'où pouvait s'étendre le doute, et de lui faire sa part. Vers le temps de Sylla, le grand pontife Scævola emprunta aux stoïciens une distinction subtile et l'appliqua à la religion romaine. Il y a trois espèces de dieux, disait-il, ceux des poètes, ceux des philosophes, ceux des chefs de la République. La première n'est qu'un tissu de fictions indignes de la divinité ; la seconde ne convient pas aux États ; elle renferme beaucoup de choses superflues ou même nuisibles pour le peuple[22]. Restaient les dieux des chefs de la République, ou la religion officielle. Mais par ces mots que pouvait entendre Scævola ? Ce n'était pas un ensemble de doctrines sur l'origine de l'homme et sa destinée : la religion romaine ne s'est jamais élevée jusque là. Ce ne pouvait pas être non plus une série de traditions sur les dieux du pays, l'étude de leurs attributs, le récit de leurs aventures : les dieux du Latium se confondaient tous les jours davantage avec ceux de la Grèce, et ils n'avaient plus d'autre histoire ; leur légende primitive s'était combinée avec ces fables qui semblaient à Scævola indignes de la majesté divine ; un esprit sérieux ne pouvait y croire. Quant à en rendre raison de quelque manière, et à leur donner une sorte de vérité en les expliquant, Scævola n'y consentait pas davantage, et repoussait les raisonnements des philosophes autant que les mensonges des poètes. Que restait-il à faire ? Conserver fidèlement les pratiques anciennes et tout l'extérieur du culte tel qu'il était réglé par les livres pontificaux, honorer les dieux selon les rites, et penser d'eux ce qu'on voulait.

Cette distinction commode imaginée par Scævola, qui appuyait d'une sorte de théorie ce qui était la tendance de tout le inonde et que nous avons vu pratiqué instinctivement.par Caton et Lælius, fit fortune à Rome. Aussi Varron s'empressait-t-il de l'adopter au commencement de son livre. Il montrait qu'il y avait trois manières de concevoir la religion, ou, comme il disait, trois sortes de théologies, l'une qu'il appelait mythique, l'autre naturelle et la troisième civile. J'appelle mythique, ajoutait-il, celle qu'ont imaginée les poètes ; naturelle, celle des philosophes ; civile, celle des États. La première contient bien des fictions contraires à la nature et à la dignité des immortels. Ici, c'est un dieu qui naît de la tête ou de la cuisse d'un autre, ou bien de quelques gouttes de sang ; là, c'est un dieu voleur, adultère, esclave : enfin on leur attribue tous les désordres des hommes, et même des hommes les plus méprisés. La théologie naturelle est celle sur laquelle les philosophes ont laissé un grand nombre d'écrits dans lesquels ils recherchent la nature des dieux, leur essence et le lieu où ils résident ; depuis quel temps ils sont nés, ou s'ils ont toujours existé ; quel est le principe de leur être ; le feu, comme le veut Héraclite ; les nombres, comme le pense Pythagore ; les atomes, ainsi que le prétend Épicure : questions qu'il convient mieux de débattre entre les murs d'une école que devant le peuple et au Forum. La théologie civile est celle que les citoyens d'un État, surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer. Elle enseigne quels dieux il faut honorer publiquement, quels sacrifices ils exigent. La première de ces théologies est propre au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité, prima theologia maxime accommodata est ad theatrum, secundo ad mundum, tertio ad urbem[23].

Voilà cette fameuse division que, depuis saint Augustin, on a tant de fois rapportée. On voit qu'e c'est tout à fait celle qu'avait imaginée le pontife Scævola ; mais Varron, en l'acceptant, en a changé l'esprit. Sans doute ces trois sortes de théologies sont distinctes chez lui, néanmoins il reconnaît qu'elles se mêlent et se confondent souvent ensemble : Les deux premières, dit-il, ont servi à former la religion civile[24] ; et il se regarde comme forcé de parler de toutes les deux à propos de la dernière. C'est là une grande différence avec Scævola, qui traitait durement les imaginations des poètes et les raisonnements des philosophes, et, en sa qualité de grand pontife et de vieux Romain, ne consentait pas à sortir des institutions antiques et de la religion officielle. Varron, plus accommodant, reconnaît ce que les deux, premières théologies ont donné à la religion de l'État, il avoue qu'elle S'est modifiée par leur influence, et, qu'oigne celle-ci soit l'objet particulier de son étude, il ne néglige pas de parler des autres. Il faut le suivre dans cette partie.de ses recherches, voir quelle part il leur fait, ce qu'il pense et ce qu'il dit de la théologie des poètes et de celle des philosophes, avant d'en venir à la religion de l'État.

Assurément, dans l'ouvrage d'un grave philosophe comme Varron, la première de ces théologies, celle des poètes, devait être fort maltraitée. Ai-je besoin de dire qu'il ne croyait pas un mot des légendes absurdes dont se composait l'histoire des dieux ? Il y avait longtemps qu'on les traitait de contes de vieilles femmes, aniles fabulæ, et même les anciennes histoires des dieux du pays, les récits merveilleux dont -on entourait la naissance de Rome ne rencontraient pas plus de créance. On a vu comment Lucilius parlait des Lamies et des Faunes. Tite-Live lui-même, que son patriotisme incline à la crédulité, et qui, grâce à son imagination flexible, sait prendre l'âge des faits qu'il raconte, ou, comme il dit si bien lui-même, devenir antique en revenant à l'antiquité[25], ose à peine les répéter : Il faut pardonner, dit-il, aux temps anciens de rendre les commencements des États plus respectables en faisant intervenir les dieux dans leur fondation. Puis il ajoute avec un admirable orgueil : S'il est permis à quelque peuple de consacrer ses origines et de les rattacher aux dieux, le peuple romain s'est acquis tant de gloire dans les combats que, lorsqu'il prétend descendre de Mars, il convient que les nations vaincues souffrent ses prétentions aussi patiemment qu'elles supportent son empire[26]. Varron parle à peu près de même de toutes ces narrations merveilleuses qu'on avait faites sur les premiers temps de Rome, et reconnaît aussi que ce ne sont là que des mensonges, ou tout au plus des illusions utiles : Il est bon pour l'État que les hommes de cœur appelés à le gouverner se croient issus des dieux. Leur âme, fortifiée par la croyance à cette céleste origine, se porte avec plus d'ardeur aux grandes entreprises ; ils les poussent plus résolument, et, comme ils se croient assurés du succès, ils finissent par l'obtenir[27]. S'il faisait ainsi bon marché des légendes nationales, à plus forte raison maltraitait-il les fables de la Grèce que la religion romaine avait fini par accepter. Il attaquait vivement les inventions des poètes et les supercheries des prêtres. Personne n'était plus que lui l'ennemi des faux miracles par lesquels certains temples essayaient de se mettre en crédit et d'attirer la foule. Par exemple, il ne voulait pas croire que les prêtres du temple d'Apollon sur le Soracte eussent reçu du ciel la faculté merveilleuse de passer sur des charbons ardents sans se brûler. S'ils le font, disait Varron, c'est qu'ils se frottent les pieds d'une certaine préparation ; et il en indiquait la recette[28]. Selon saint Augustin, il ne voulait pas accepter les récits fabuleux par lesquels la dignité des dieux lui semblait diminuée, et, entre plusieurs traditions, il avait grand soin de choisir la plus morale, celle qui compromettait le moins la majesté divine[29].

Cependant, malgré toutes ces louables précautions, les légendes et les fables étaient bien nombreuses dans l'ouvrage de Varron. Une fois ces réserves faites et sa conscience mise à l'abri par quelques réticences ou quelques sévérités, il devenait plus indulgent, et se, mettait à raconter sans scrupule toutes ces histoires, comme s'il avait oublié qu'il venait de les condamner et de ruiner par avance toute leur autorité. Cette contradiction ne nous surprend guère chez Varron, nous qui sommes habitués à voir sa curiosité d'érudit démentir si souvent sa sévérité de philosophe. Mais saint Augustin la trouve tout à fait inexplicable. Il ne peut comprendre qu'après avoir si durement traité les fables des poètes, Varron prenne tant de plaisir à les recueillir, et raconte si sérieusement les plus étranges. En vérité, dit-il, il n'aurait pas agi autrement s'il voulait attaquer et détruire cette religion qu'il prétendait défendre[30]. Aussi, pour trouver quelque raison à cette contradiction surprenante, saint Augustin imagine-t-il que Varron était en effet un ennemi caché du paganisme, un habile homme, un adroit impie qui, craignant l'inimitié des siens, n'a pas voulu se découvrir, mais qui a prétendu ruiner sa religion rien qu'en l'exposant. Quand il l'a osé, quand il l'a pu faire sans danger, il a dit son opinion ouvertement ; il l'a dérobée sous une apparence de respect, quand il a eu peur qu'elle ne fût mal accueillie[31]. Cette explication plaît fort à saint Augustin qui y revient plusieurs fois. Mais est-il possible de l'admettre ? Peut-on faire un trompeur adroit d'un homme qui a exprimé son opinion avec tant de franchise au début de son livre, quand il parle de la théologie des poètes ? Non certes ; son caractère ne permet pas de croire qu'il ait été de lui-même un hypocrite, et la liberté de ses premières paroles défend de penser qu'il a été forcé de l'être. S'il raconte trop longuement des fables ridicules, il n'en faut accuser que sa curiosité qui les lui faisait recueillir, et son amour du passé qui les lui faisait aimer ; s'il les redit avec complaisance, presque avec respect, si, après s'être moqué d'elles, il semble quelquefois y croire, ce n'est au fond qu'une contradiction naturelle à l'homme et plus fréquente qu'on ne pense. Rien n'est plus important dans la vie que la croyance religieuse ; il n'y a rien aussi sur quoi l'on s'accorde moins nettement et moins résolument avec soi-même. Comme on ne rompt pas avec le passé sans en garder, malgré soi, quelque chose, et qu'il est difficile de se soustraire entièrement à l'influence des souvenirs, tout en étant incrédule par raison, sur quelques points, on reste croyant par habitude, et il arrive aux plus sceptiques d'avoir leurs moments de foi. Il entre, en effet, dans les croyances, bien des éléments d'origine diverse qui ne disparaissent pas tous à la fois. Elles ressemblent à ces grands arbres si solidement établis en terre qu'on a peine à les détruire tout à fait ; alors même qu'on croit avoir arraché toutes leurs racines, ils vivent encore-dans quelque rejeton enfoui et oublié. Voilà d'où vint à Varron cette facilité à rapporter toutes ces légendes, et même ce respect qu'il témoigne en les racontant, et non pas, comme pense saint Augustin, d'une habile politique qui cherchait à nuire au polythéisme sans courir aucun danger, et en ayant l'air de le servir. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs ; qu'on ne pouvait pas se douter alors qu'il y eût quelque péril à conserver et à répéter tous ces récits étranges, toutes ces fables ridicules. Le polythéisme n'avait pas en face de lui une religion rivale qui aspirât à le remplacer. C'est seulement quand on a affaire à un adversaire déclaré, qui veut votre place, qu'on veille à cacher ses endroits faibles et qu'on prend garde à ne pas donner sur soi d'avantage. Or, Varron dit lui-même qu'il ne craignait pour ses dieux que la négligence de leurs adorateurs et non pas l'attaque d'un ennemi. Qui pouvait croire, en effet, que l'ennemi fût si proche ? Aussi, dans sa sécurité, racontait-il naïvement les légendes les plus compromettantes ; sans se douter qu'on irait chercher dans son livre des arguments contre la religion qu'il croyait servir, et qu'on ferait de lui un ennemi habile, parce qu'ignorant le danger il ne prenait pas la peine d'être un ami prudent.

Si Varron se laissait aller à redire toutes ces fables poétiques, après en avoir reconnu l'inconvenance et la fausseté, s'il s'occupait avec tant de complaisance de ce qu'il appelait lui-même la religion du théâtre, on ne peut douter qu'il ne fût plus à l'aise avec la mythologie naturelle, c'est-à-dire avec les systèmes inventés par les philosophes pour expliquer les religions populaires. Il dit formellement lui-même qu'il préfère de beaucoup ces systèmes des sages aux fables des poètes[32], et l'on n'a pas de peine à le croire. Tous les honnêtes gens s'étaient empressés de les adopter comme le seul moyen de conserver quelque foi à la religion de leur pays. Ce n'est qu'en trouvant à toutes ces fables un sens philosophique qu'ils pouvaient leur garder encore quelque respect, ne point se séparer de leurs concitoyens, prendre part à leurs fêtes et à leurs sacrifices, et sembler même partager leurs croyances, tandis qu'en réalité ils corrigeaient par l'interprétation philosophique ce qu'elles pouvaient avoir de trop ridicule, prises au sens littéral.

On sait que deux explications avaient été tentées de la mythologie populaire : celle d'Évhémère, ou de l'école d'Épicure, grossière et matérielle, qui faisait des dieux des hommes divinisés ; et celle des stoïciens, plus élevée, plus philosophique, qui ne' voyait en eux que la personnification des forces de la nature. J'ai fait voir que Varron acceptait complètement l'explication d'Évhémère dans son traité De gente populi Romani ; dans ses Antiquités il adoptait les opinions stoïciennes. Cet éclectisme lui est trop ordinaire pour nous surprendre. Ici, d'ailleurs, il peut s'expliquer en quelque façon. Les deux systèmes ne s'excluaient pas entièrement l'un l'autre. Nous pouvons conclure d'un passage du De natura Deorum[33] que certains stoïciens ne repoussaient pas tout à fait l'explication des épicuriens, et qu'ils semblaient quelquefois l'admettre pour quelques dieux de création récente ; en sorte que Varron, même quand il faisait quelques emprunts à la doctrine d'Évhémère, pouvait n'être pas entièrement infidèle aux traditions stoïciennes. Mais, dans l'ouvrage qui nous occupe, il n'y a plus de trace de cet éclectisme ; Varron y suit entièrement le système stoïcien, et nous verrons, quand nous parlerons plus en détail du seizième livre, qu'il n'avait fait qu'y reproduire, avec une scrupuleuse fidélité, les opinions de Cléanthe et de Chrysippe.

Ainsi donc Varron, moins rigoureux que Scævola, admettait que la théologie mythique et la théologie naturelle ont eu quelque influence sur la religion civile, que lés explications des philosophes ont été quelquefois acceptées par les hommes d'État, que les inventions des poètes ont donné naissance à des cérémonies et à des fêtes que la République a consacrées en les adoptant. Il fait donc quelque place, dans son ouvrage, aux récits des poètes et aux interprétations des philosophes. Mais il ne faut pas s'y tromper, c'est avant tout de la religion officielle qu'il va s'occuper. Les deux premières ne paraîtront chez lui que pour faire mieux comprendre l'autre. Il expliqué clairement sa pensée quand il donne, dans son premier livre, les raisons qui lui ont fait placer les Antiquités humaines avant les Antiquités divines : c'est qu'il ne va pas étudier les dieux en eux-mêmes et dans leur essence, mais uniquement les rites qu'on a établis pour les honorer. Or, dit-il, le peintre existe avant le tableau, le maçon avant l'édifice ; de même les cités existaient avant les institutions qu'elles ont faites[34]. Ainsi la religion est pour lui une institution utile, imaginée par les fondateurs des cités pour retenir les peuples, un lien qui les unit par la communauté des pratiques, un moyen de donner plus de solidité et de grandeur aux établissements politiques en y intéressant les idées religieuses. C'est donc sur son caractère pratique, appliqué, que Varron insiste spécialement. L'existence des dieux et les recherches philosophiques sur leur nature ne l'occupent qu'en passant ; mais il fait longuement savoir à quoi ils sont bons, il expose tous les attributs que leur accordent les rituels pontificaux, afin que l'on connaisse dans quel cas il faut les implorer, et quelle sorte de services ils peuvent rendre. C'est lui-même qui le dit avec une étrange crudité : On ne peut pas vivre si l'on ignore où se trouvent le charpentier, le boulanger, le couvreur, en quel endroit on pourra se procurer les outils qui sont nécessaires, et où sont les gens qu'on prendra pour guides, pour aides ou pour maîtres. Il en est de même pour les dieux ; il ne suffit pas qu'on ait appris en général qu'ils existent, il faut qu'on sache quels sont ceux auxquels il faudra recourir selon les besoins du moment. A quoi bon connaître un médecin de nom et de vue, si vous ignorez qu'il est médecin ? De même vous savez qu'Esculape est dieu ; qu'importe, si l'on ne vous a pas dit qu'il guérit les maladies et dans quel cas il faut l'implorer ? Il va donc indiquer, pour ainsi dire, la spécialité de chaque dieu, les fonctions qu'il remplit, les motifs pour lesquels on s'adresse à lui, et surtout la manière de le prier. Par ce moyen, dit-il, il sera facile de connaître qu'els dieux nous devons invoquer et appeler à notre aide dans nos besoins divers, et nous n'imiterons pas par ignorance ces comédiens qui, pour faire rire la foule, affectent de demander de l'eau à Bacchus et du vin aux Nymphes[35]. Rome a porté en toute chose un grand amour de la netteté de la règle, de la précision. Il semble que, pour consacrer ces qualités qui lui plaisaient tant, elle les ait fait remonter jusqu'aux dieux eux-mêmes. On affectait de croire qu'ils y tenaient comme les hommes, que, par exemple, ils écoutaient mieux, si l'on les invoquait par leur nom véritable et dans les formes prescrites, qu'ils refusaient d'entendre si l'on omettait le moindre détail et si l'on se trompait d'un mot en leur adressant quelque prière. Dans leur religion, comme dans leur sévère jurisprudence, les Romains admettaient que manquer en un point, c'est manquer en tout. De quelle importance n'était-il donc pas de conserver ces formules si rigoureuses et si compliquées ; surtout en un temps où, avec la décadence des mœurs, se perdaient le respect et le souvenir du passé ! C'est ce que Varron essayait de faire, et l'on comprend qu'il crut rendre un grand service à la religion de son pays, et être plus utile à ses dieux qu'Énée ou Metellus qui les avaient sauvés des flammes.

Ainsi les Antiquités divines n'étaient pas, comme on l'a quelquefois pensé, une apologie du polythéisme et de ses croyances, mais un exposé du culte romain. Voilà comment il a pu être écrit par un sceptique et s'ouvrir par une profession d'incrédulité. Seulement, ce sceptique est en même temps un homme d'État, cet élève des philosophes de la Grèce est tin sénateur ; il aime sans doute la vérité, mais il est plus aise d'en jouir que désireux de la répandre. Ne lui dites pas que lorsqu'on croit l'avoir trouvée, il ne convient pas de la retenir comme un privilège de grand seigneur, et qu'il en faut faire profiter le peuple, il répondra durement qu'il y a des vérités qu'il est bon que le peuple ne sache pas, et des mensonges qu'il est bon que le peuple prenne pour des vérités[36]. Ainsi la religion n'est qu'une institution civile comme une autre ; il faut accomplir les pratiques qu'elle ordonne sans trop en chercher la raison, comme on obéit à la loi sans la discuter. La régularité est la première des vertus religieuses. Le peuple croit à ses dieux et à leurs ridicules fables ; on peut se moquer de lui en secret, mais il ne faut pas le détromper de peur qu'il ne perde le respect et ne néglige le culte. Les sages ne croient pas à cette multitude de dieux ni aux étranges histoires qu'on en raconte ; ils les honorent cependant comme tout le monde, parce que les aïeux l'ont voulu et qu'il ne faut pas changer les anciens usages. Leur rôle consiste donc, non pas à établir la vérité des croyances, mais à veiller à l'observation des pratiques. La science religieuse est toute dans ces mots : il faut prier les dieux à la façon des ancêtres, avito et patrito more precari[37]. C'est là ce que Varron va enseigner.

 

III

Les douze livres suivants. — Pourquoi il en reste si peu de chose. Livres II-IV. — Les Pontifes. — Les Augures, — Les Quindécemvirs et les livres sibyllins. — Livres V-VII. — Les chapelles. — Les temples. — Les lieux religieux. — Livres VIII-X. — Les féries. — Les jeux du cirque. —Les jeux scéniques. — Livres XI-XIII. — Les consécrations. — Les sacrifices privés. — Les sacrifices publics.

 

Cette science était développée en douze livres, et les remplissait tout entiers. Je vais les étudier ensemble, car les fragments qui en restent sont rares et courts. Avec le christianisme tous ces détails du culte ancien perdirent leur importance. Ce n'est pas sur ce point que porta la lutte entre les deux religions, mais sur des questions plus générales. Aussi avons-nous conservé beaucoup de fragments du premier livre où le sujet était indiqué dans son ensemble, et des trois derniers qui traitaient des dieux. Quant aux douze autres, comme ils exposaient des rites et des pratiques qu'on avait moins d'intérêt à attaquer et à défendre, ils sont presque entièrement perdus.

Varron s'occupait d'abord des personnes préposées au soin des choses sacrées, et surtout de celles qui remplissaient les fonctions les plus importantes, les Pontifes, les Augures, les Quindécemvirs.

Le deuxième livre traitait des Pontifes. L'histoire des institutions sacerdotales y était prise de haut, puisque Varron les faisait remonter jusqu'à Énée et revenait sur la vie et les aventures de ce personnage, à propos des règlements religieux qui lui étaient attribués. On ne peut pas douter qu'il n'insistât davantage sur Romulus et sur Numa qui étaient regardés comme les véritables fondateurs de la religion romaine. C'est de ce livre que Denys d'Halicarnasse a tiré tout ce qu'il nous apprend des institutions de ces premiers rois de Rome ; il en fait lui-même l'aveu : Je répète ici, nous dit-il, ce que Varron, le plus savant homme de son temps, a dit dans ses Antiquités[38]. Quant aux fragments qui nous viennent directement du second livre, on n'en a conservé que deux, l'un qui nous fait connaître un détail du costume du flamine de Jupiter[39], l'autre qui nous apprend qu'on faisait des sacrifices quand la terre refusait de recevoir la semence, ou bien quand cette semence ne voulait pas germer, ou quand elle ne pouvait pas grandir[40].

Il reste moins encore du troisième livre où Varron s'occupait des Augures. Cependant aucun sujet ne prêtait plus à de curieuses études. On sait de quelles difficultés était hérissée la science augurale ; si nous en croyons Cicéron, ces difficultés étaient alors plus grandes que jamais. On ne peut douter, dit-il, que le temps et la négligence n'aient fait presque évanouir l'art des Augures[41]. Or, c'est précisément pour prévenir les dangers que la négligence et l'oubli faisaient courir à la religion nationale que Varron écrivait. Il, avait donc essayé de retrouver sur l'art augural ces traditions antiques que Caton se plaignait déjà qu'on eût laissé perdre. Mais ces recherches ne nous sont pas parvenues. Tout ce qu'on a conservé de ce livre, c'est un passage où Varron parle des effets merveilleux de la foudre considérée comme indiquant la volonté des dieux[42]. On y rapporte aussi un fragment cité par Servius et dans lequel il est dit qu'on peut tirer des présages de quatre éléments, la terre, l'air, l'eau et le feu, ce qui donne naissance à quatre sciences, la géomancie, l'aéromancie, la pyromancie et l'hydromancie[43].

Nous sommes beaucoup plus riches en fragments du quatrième livre ; on le comprend sans peine : il s'agit des Quindécemvirs, et par conséquent des livres sibyllins, dont ces prêtres avaient la garde ; or, le témoignage des sibylles a été tant de fois invoqué dans les premiers temps du christianisme qu'on a souvent rapporté les détails que Varron donnait sur elles. Ce n'est pas une seule sibylle, disait-il, qui a composé les livres sibyllins, mais plusieurs. Les anciens donnaient le nom de sibylles à toutes les femmes qui prédisaient l'avenir, soit que ce nom leur vînt de celle de Delphes qui le portait, soit qu'on le leur eût donné parce qu'elles faisaient connaître aux hommes les conseils des dieux. En effet, les Éoliens disaient Σίος au lieu de Θέος et βυλή au lieu de βουλή, en sorte que sibylle peut venir du mot Σιοβυλή, conseil de Dieu[44]. Varron énumérait ensuite les dix sibylles les plus connues, et parlait surtout de celle qui avait vendu ses prédictions à Tarquin. A ce sujet, sa science trouvait à s'exercer. Les anciennes annales, qui racontaient cette histoire, disaient que c'était une femme étrangère et inconnue qui avait apporté à Rome les livres prophétiques. Mais la vanité nationale, qui attachait tant d'importance aux oracles sibyllins, voulait relever leur origine, et elle ne s'était pas contentée de cette vieille femme inconnue : c'était bien le moins que la sibylle vînt en personne annoncer la grandeur romaine ; or, comme de toutes les sibylles celle de Cumes était la plus célèbre, on l'avait choisie de préférence. Malheureusement l'histoire se prêtait mal à cet arrangement. La sibylle de Cumes vivait quatre cents ans avant la fondation de Rome, et il fallait lui accorder six siècles d'existence pour supposer qu'elle vécût encore au temps de Tarquin, ce qui semblait à Varron fort invraisemblable[45]. Pour se tirer de cette difficulté, il rapportait le fait à une autre sibylle de Cumes, beaucoup plus jeune que la première, moins connue aussi, que les uns appelaient Amalthée, les autres Démophile ou Hérophile, et qui, après avoir apporté les livres sacrés à Tarquin, avait disparu, sans qu'on eût jamais plus entendu parler d'elle ; et ces livres eux-mêmes, elle ne les avait pas composés, elle les tenait d'une autre sibylle, nommée Érythrée[46]. Ils étaient écrits, ajoutait-il, sur des feuilles de palmier, quelquefois en caractères ordinaires, souvent avec des signes particuliers et comme des sortes d'hiéroglyphes[47]. Du reste, quel que fût son respect pour les choses sacrées, il n'accordait pas une foi entière aux livres sibyllins qu'un possédait de son temps. Denys d'Halicarnasse, qui le copie, raconte comment les anciens avaient péri dans l'incendie du Capitole et de quel moyen on s'était servi pour en fabriquer de nouveaux. Ils subsistèrent intacts jusqu'à la guerre des Marses, enfermés sous terre dans le temple de Jupiter, serrés dans un coffre de bois, sous la garde des décemvirs[48]. Mais la troisième année de la cent soixante-dixième olympiade, le temple ayant été brûlé, soit par une trahison, comme le pensent quelques-uns, soit par hasard, ils furent consumés avec toutes les offrandes faites à Jupiter. Ceux qui existent aujourd'hui ont été ramassés de divers endroits. Les uns viennent des villes italiennes, les autres de l'Asie, où le Sénat envoya des députés pour les copier, ou bien d'autres pays encore, et ils ont été transcrits par de simples particuliers. Parmi ces oracles nouveaux, il s'en trouve plusieurs de faux et de supposés ; on les reconnaît aux acrostiches qu'ils renferment[49] ; et il s'empresse d'ajouter, comme s'il craignait qu'on n'accusât sa piété : Je répète ce que Terentius Varron a raconté dans ses Antiquités divines.

Passant ensuite des personnes aux lieux, Varron énumérait successivement les principaux endroits où l'on rend un culte aux divinités. C'était d'abord, dans le cinquième livre, les sacella ou chapelles, que Trebatius définissait : un emplacement étroit consacré aux dieux avec un autel[50]. Cet autel (ara), nous savons que Varron en dérivait le nom du mot ansa ou asa, parce que, disait-il, celui qui sacrifiait tenait autrefois l'autel à la main[51]. Tous les dieux avaient leurs autels, et on en avait élevé douze à Janus à cause des douze mois de l'année[52]. On rapporte avec raison au même livre le passage dans lequel Varron distinguait trois sortes d'autels qui servaient suivant les différents dieux auxquels on voulait s'adresser, les altaria pour les dieux du ciel, les aræ pour ceux de la terre, les foci pour ceux des enfers[53]. Il est vrai qu'il se démentait lui-même, et donnait ailleurs à ces foci beaucoup plus d'importance qu'ils n'en ont ici. Ils sont consacrés, disait-il, aux plus grands dieux du ciel, à Jupiter, à Junon, à Minerve ; on en a placé même au Capitole, et, sans eux, il n'est pas permis d'offrir un sacrifice privé ou public[54].

Il est question, dans le sixième livre, des grands édifices, sacræ ædes. On appelle ædes, disait Varron, un lieu enclos entre quatre murailles ; et il ajoutait que les villes avaient fait construire ces sortes d'édifices entièrement isolés, afin d'opposer un obstacle aux incendies qui se propagent d'une maison à l'autre quand les bâtiments se touchent, et pour fournir un lieu de refuge aux citoyens et à leur famille dans les temps de péril[55]. Les temples ont encore reçu le nom de delubra, nom assez vague, à ce qu'il semble, car Varron avait quelque peine à l'expliquer. On appelle les temples de ce nom, dit-il, ou bien lorsqu'on y adore plusieurs divinités ensemble, comme au Capitole, ou quand le monument est entouré d'un espace vide, comme le temple de Jupiter Stator, ou simplement quand il s'y trouve la statue de quelque divinité. Car de même qu'on a formé candelabrum de candela, parce que le candélabre contient une bougie, on a pu tirer delubrum de Deus, parce que le dieu est dans son temple[56]. Il énumérait ensuite les principaux temples de Rome ; il racontait les événements qu'ils rappelaient et ce qu'on pourrait appeler leur histoire. De toutes ces recherches, il ne Mus est resté qu'une courte phrase à propos du temple de Saturne, sur le Forum, qui fut commencé par Lucius Tarquin, et dédié par le dictateur Titus Largius, pendant les Saturnales[57]. Il n'est pas douteux que le plus glorieux de tous ces temples, le Capitole, n'eût longtemps occupé Varron, et peut-être est-ce dans ce livre qu'il parlait de la chèvre qu'on y avait solennellement placée pour la récompenser d'avoir nourri Jupiter, et de ces dieux inférieurs qui partageaient la table du roi des dieux, et dont l'unique fonction consistait à égayer ses repas, comme les parasites des comédies romaines[58]. Enfin, en faisant l'histoire du Capitole, il racontait l'aventure de ces trois dieux qui tinrent bon, et ne voulurent pas quitter leur demeure, quoique Tarquin les priât de céder la place à Jupiter. C'étaient Mars, Terminus et Juventa, et leur obstination parut un heureux présage pour la gloire, la grandeur et la force de Rome[59].

Par ces loci religiosi, dont Varron s'occupait au septième livre, il entendait, sans doute, les lieux qui rappelaient quelque grand souvenir profane ou religieux et que, pour cette raison, on avait consacrés aux dieux[60]. Deux passages très-courts où il est question des deux filles de Servius Tullius[61], et d'un ambitieux qui cherche à soulever la foule[62], font penser qu'il parlait de la roche tarpéienne et de la voie scélérate. Les sacella, les ædes, les loci religiosi, multipliés par la piété ou la crainte, étaient devenus si nombreux à Rome que les prêtres ne pouvaient pas tous les surveiller. Souvent les particuliers profitaient de ces négligences pour s'emparer subrepticement du bien des dieux, à la grande colère de ceux-ci, qui envoyaient des pestes et des famines pour punir les coupables et leurs concitoyens. Mais le souvenir de ces vengeances sévères se perdait vite. La cupidité était plus forte que la peur, et, après un peu de temps, les usurpations recommençaient. A l'époque de Cicéron, elles étaient plus audacieuses que jamais. Il accuse formellement Serranus d'avoir brûlé et détruit plusieurs, chapelles, et Pison de s'en être approprié une fort célèbre sur le mont Cœlius[63]. Quant aux bois sacrés, ils étaient une proie plus facile encore, et nous savons que l'avidité des voisins les diminuait tous les jours[64]. Aussi saint Augustin nous dit-il qu'on sut beaucoup de gré à la science de Varron de faire connaître, au sujet des temples, tant de choses qu'on ne savait plus[65]. Sans doute il avait fait une recherche exacte de tous ces lieux consacrés, il en avait retrouvé les titres qui étaient perdus, l'histoire dont personne ne se souvenait, de façon à les mettre désormais à l'abri de ces envahissements sacrilèges.

Quoique la plupart des fragments que je viens de réunir ne soient ni longs ni importants, nous sommes bien moins riches encore pour les six livres qui suivent et, qui traitaient des temps et des choses. A propos des temps, Varron s'occupait des fêtes et des jeux établis en l'honneur des dieux, et qui revenaient à certaines époques (De feriis, De circensibus ludis, De scenicis ludis). Il ne reste d'autre fragment bien certain de ces trois livres qu'un détail insignifiant sur quelque privilège des magistrats qui faisaient placer une tente au-dessus d'eux, sans doute lorsqu'ils présidaient à quelque fête publique[66]. Mais on peut se faire quelque idée du premier (De feriis) par tort ce que contient sur les fêtes publiques le sixième livre du De lingua latina. Varron ne fait qu'y résumer ce qu'il avait dit dans ses Antiquités divines, puisqu'il y renvoie pour de plus amples détails[67].

Nous ne sommes pas plus heureux pour ce qui concerne les trois derniers livres, qui enseignaient la manière d'honorer les dieux. Il exposait, dans le onzième, les rites et les formules pour les consécrations (De consecrationibus) ; dans le douzième, les sacrifices privés, qui contenaient, selon Festus, la célébration du jour de naissance (natales), les cérémonies faites par le chef de la maison pour la famille entière (operationes), et les honneurs rendus aux morts (denecales)[68] ; dans le treizième enfin, les sacrifices publics (De sacris publicis), sur lesquels il n'est pas douteux qu'il n'eût beaucoup insisté. Mais de tout cela il n'est rien resté. Nous savons seulement que Varron ne se contentait pas d'exposer le détail du culte, qu'il se posait des questions plus générales, et se demandait, par exemple, quelles dispositions de l'aine il faut apporter aux honneurs qu'on rend aux dieux. On était loin d'être d'accord sur ce sujet. Sénèque a fort spirituellement décrit à quelles folies la superstition portait quelques personnes. Il a dépeint ces gens qui passaient leur vie dans le Capitole, se donnant pour fonctions d'annoncer à Jupiter l'heure qu'il est, de lui servir de licteur, d'huissier ou de parfumeur ; ces plaideurs embarrassés qui venaient lui présenter quelque requête et l'entretenir de leurs procès[69]. Ainsi ce culte qui comptait si peu de croyants, avait ses superstitieux. Il arrivait, comme toujours, qu'après s'être moqué des dieux, au premier danger, on se précipitait vers leurs temples : Lucrèce parle de ces gens qui s'empressent d'immoler des brebis noires et de sacrifier aux Mânes, dès qu'ils courent quelque péril[70] ; et, par la frayeur, la superstition triomphait. Labéon, le célèbre jurisconsulte, énonçait l'opinion commune quand il reconnaissait des dieux bons et des dieux méchants. Les uns, disait-il, deviennent propices quand on verse le sang en leur honneur, quand on leur immole des victimes. Les autres demandent des hommages joyeux, des fêtes riantes, par exemple des jeux, des repas sacrés, des lectisternes[71]. La religion de Varron était plus pure et plus élevée. Il croyait tous les dieux bons et bienfaisants, plus portés à pardonner au coupable qu'à frapper un innocent. Il séparait l'homme religieux du superstitieux. Le dernier, disait-il, a peur des dieux, l'autre les respecte, comme on fait son père, loin de les craindre comme des ennemis[72]. Quant au détail des pratiques et des cérémonies par lesquelles on honore les dieux, il ne reste aucun fragment qu'on puisse assurément rapporter à ce livre[73].

 

IV

Livre XIV. — Les dieux certains. — Difficulté de classer les dieux. Divisions imaginées parles Romains. — Celle de Varron. — Qu'entendait-il par dieux certains ? — Énumération de ces dieux. — Leur antiquité ; ils remontent aux premiers temps de Rome. — Leur caractère ; ils sont moins des dieux distincts que des fonctions différentes de Dieu. — Différence de la religion primitive des Romains et de celle des Grecs. — Que la religion romaine, dans son principe, est peu mythologique. — Qu'elle est ennemie des fables et de la poésie. — Persistance, chez le peuple, du culte des dieux certains.

 

Nous voici arrivés aux trois derniers livres, qui traitaient des dieux. Le but de l'ouvrage apparaît clairement dans ce soin qu'a eu Varron de ne parler d'eux qu'à la fin, et de ne leur faire qu'une si petite place. Si les rites et les institutions religieuses remplissaient douze livres entiers, c'est qu'il les regardait comme l'objet même de ses études. Il ne s'est occupé des dieux que pour mémoire, et parce qu'un ouvrage théologique ne peut pas les négliger tout à fait. Mais il ne leur accorde que trois livres[74], comme aux temples et aux prêtres. L'intérêt a changé pour nous ; les dieux nous semblent bien plus importants à connaître que tous ces détails de leur culte. Aussi recueillerons-nous les fragments qui les concernent avec plus de soin que le reste, et, comme on en a conservé un assez grand nombre, nous pourrons insister sur eux plus longtemps.

Le premier soin de celui qui s'occupait de ces travaux devait être d'établir quelque ordre dans ce peuple innombrable de dieux, et de les diviser en certaines classes, afin de pouvoir s'y reconnaître. Comme ils n'étaient pas tous d'origine romaine, et qu'on ne les avait pas imaginés à la fois, il eût été naturel, à ce qu'il semble, de les étudier dans leur ordre de naissance, et de montrer comment ceux des nations voisines s'introduisirent successivement dans Rome. Varron ne l'avait pas fait, et, hors un passage où il énumère les dieux des anciens Latins et ceux qui sont d'origine sabine, on ne voit pas qu'il ait considéré la religion à ce point de vue historique. La critique de ce temps n'était pas tournée de ce côté. À Rome, on se laissait aller facilement à croire, tant on aimait l'immobilité, que les cérémonies et les croyances n'avaient jamais changé ; on vieillissait, autant qu'il était possible, toutes les pratiques du culte, afin que l'âgé les rendit plus vénérables, et Virgile représente Énée et ses Troyens sacrifiant aux dieux dans leurs forêts, comme le ferait un pontife du temps d'Auguste, dans le temple d'Apollon palatin, de Mars vengeur. Du moment qu'on s'interdisait cette classification historique qui aurait offert tant d'intérêt, ce qu'il avait de plus simple était de faire remonter jusqu'au ciel les divinités de le terre, d'imaginer Olympe qui ressemblât à Rome et d'y placer des dieux patriciens et des dieux plébéiens. On n'y avait pas manqué, et Cicéron, parlant des dieux, comme il ferait des hommes, distingue ceux de grande et ceux de petite extraction, Dii majorum et minorum gentium[75]. Il y avait enfin une autre façon de classer les dieux, plus savante, plus sérieuse, dont nous savons qu'on avait quelquefois usé. On séparait ceux qui sont dieux de toute éternité, et ceux qui, de mortels qu'ils étaient auparavant, étaient devenus immortels ; et, parmi ces derniers, on distinguait encore ceux qui sont particuliers à une seule nation ou à une seule ville, comme Faunus, Amphiaraüs, Tyndare, qu'on n'invoque qu'à Rome, à Thèbes, à Sparte, de ceux que reconnaissent et qu'honorent tous les comme Castor, Pollux, Liber et Hercule[76].

Varron, qui citait quelque part cette division et semblait l'adopter, ne s'en était pas pourtant servi dans son grand ouvrage. Celle qu'il suivait était à la fois plus complète et mieux appropriée à la religion romaine. Il divisait les dieux en trois grandes catégories : les dieux certains, les dieux incertains, et les dieux principaux ou choisis (Dii certi, Dii incerti, Dii prœcipui vel selecti).

Qu'entendait-il par dieux certains ? C'était, répond saint Augustin, cette multitude plébéienne de divinités assignées à des fonctions sans importance, plebeia numinum multitudo minutis opusculis deputata[77]. Les pontifes disaient, sans doute d'après la croyance populaire, que chaque événement de la vie est sous la surveillance d'un dieu spécial. Le rôle de ces dieux est donc très-borné : ils ne servent pas pour la vie tout entière, mais pour une seule circonstance ; et, d'ordinaire, chacun d'eux a reçu le nom qu'il porte de l'office qu'on lui fait remplir. De là vient qu'aucun doute ne peut exister sur lui ni sur ses fonctions. Comme elles sont peu étendues, on peut les définir nettement, et, le plus souvent, le nom sous lequel on l'invoque indique assez l'occasion pour laquelle il faut l'invoquer. Voilà pourquoi on les appelle les dieux certains[78].

Ce qui ajoutait à leur certitude, c'est que les pontifes avaient pris soin de les inscrire sur leurs livres sacrés. Ces livres avaient reçu le nom d'Indigitamenta ou livres de prières (du verbe indigitare, prier). Ils ne contenaient donc pas seulement, comme le font entendre les Pères de l'Église, une sèche et interminable nomenclature, mais aussi des formules d'invocation ; Servius ajoute que les noms des dieux y étaient suivis des raisons pour lesquelles on les avait appelés ainsi[79]. C'est là que Varron était allé prendre tout ce qu'il dit des dieux certains. Mais s'il puisait sa science dans les livres sacerdotaux, l'ordre dans lequel il la présentait n'appartenait qu'à lui. Le recueil des pontifes devait être singulièrement confus et désordonné ; Varron essaya de mettre quelque suite et un certain ensemble parmi cette multitude de dieux que les Indigitamenta avaient réunis au hasard. Nous savons qu'il les divisait en deux groupes principaux : 1° ceux qui protégeaient directement l'homme et présidaient aux divers accidents de sa vie ; 2° ceux qui veillaient à ses besoins les plus importants, par exemple, sa nourriture, son habillement, sa demeure, etc. Ce soin qu'il mettait à aller chercher tous ces dieux dans les livres pontificaux, cette peine qu'il avait prise de les classer, donnait un grand prix à son quatorzième livre. C'est là que les grammairiens et les Pères de l'Église, avec des intentions bien différentes, étaient allés chercher les noms et les attributs de ces mille divinités. Nous pouvons être assurés qu'ils en avaient tiré tous les renseignements qu'ils nous donnent, même quand ils taisent la source où ils ont été puisés, et il n'est pas téméraire de les restituer hardiment à Varron. Je vais les recueillir pour donner quelque idée de cette étrange énumération qui remplissait le livre des dieux certains.

Varron commence, dit saint Augustin, par énumérer tous les dieux qui président à la vie de l'homme, depuis sa conception jusqu'à sa mort[80]. C'est d'abord Janus, le principe de toute chose, et qui, comme présidant au début de l'acte générateur, à reçu le nom de Janus consivius[81] ; Saturne, le dieu de toutes les semences, et, en même temps que lui, Liber et Libera, dont les attributions sont les mêmes[82] ; Alemova et Fluonia, qui nourrissent l'enfant avant sa naissance[83] ; Vitumnus et Sentinus, qui lui donnent la vie et le sentiment ; Nona et Decuma, les deux mois les plus pénibles de la grossesse ; Parca, que Varron faisait venir de partus, et qui veille à l'accouchement[84] ; Diespiter, par lequel l'enfant voit la lumière[85] ; Lucina, que femmes invoquent dans les douleurs ; Egeria et Numeria, qui les faisaient accoucher plus vite[86] ; Nixi Dii, les efforts qu'elles faisaient pour se délivrer[87] ; Candelifera, parce qu'on apportait des flambeaux au moment de la délivrance[88] ; les deux Carmentes, Prosa et Postverta, qu'on invoquait pour que l'enfant se présentât bien[89] ; Sylvain, ennemi du nouveau né, et qu'il faut empêcher d'entrer dans la maison, de peur qu'il ne jette sur lui quelque mauvais sort ; aussi trois hommes sont-ils occupés nuit et jour à garder la demeure ; ils en frappent le sol avec une hache et un pilori, et le nettoient avec un balai ; ce qui a donné naissance à trois divinités nouvelles, Intercidona (a securis intercisione), Pilumnus (a pilo) et Deverra (a scopis)[90]. Pilumnus et Picumnu son compagnon étaient regardés comme les dieux des petits enfants, et, au moment de l'accouchement, on leur préparait un lit dans l'atrium[91].

L'enfant, une fois né, est entouré de plus de dieux encore qu'avant sa naissance. C'est la bonne déesse Opis, qui le secourt dès qu'il vient de naître, et quand on l'a déposé à terre ; Levana, qu'on invoque en le levant du sol ; Vaticanus, qui lui fait pousser son premier cri : les enfants, disait Varron, font entendre en naissant ce son qui est la première syllabe du mot Vaticanus ; de là est venu le verbe vagire[92] ; Cunina, la déesse des langes ; Rumina, du vieux mot ruma, qui signifiait mamelle ; Ossipaga, qui fortifie ses os[93] ; Nundina, parce qu'on le purifie le neuvième jour après sa naissance[94]. Viennent ensuite les dieux qui le nourrissent, Dii nutritores ; Edusa et Potina, par la protection desquelles il mange et il boit[95] ; Cuba et Statina, qui le font se tenir debout ou couché[96] ; Abeona et Adeona, qu'on implore quand il commence à marcher ; Iterduca, qui guide ses premiers pas ; Fabulinus, auquel on sacrifie quand il bégaye ses premiers mots[97] ; Venilia, les espérances qu'il fait naître à mesure qu'il grandit ; les Carmentes, qui lui prédisent l'avenir ; la Fortune, que souhaite pour lui sa mère ; Paventia, les terreurs qu'il éprouve ; Stimula, cette ardeur inconsidérée qui le pousse à agir ; Munia, la paresse qui le retient ; Volumnus et Volumna, qui lui enseignent à vouloir le bien[98] ; Mens, sa raison naissante ; Catius, Consus et Sentia, qui lui inspirent les conseils de la sagesse ; Agenoria, Lubentina, Volupia, ses actions, ses plaisirs, ses caprices ; Minerva, qui lui donne la mémoire ; Numeria et Camxna, qui lui apprennent l'arithmétique et la musique ; Præstitia ou Præstana, qui lui inspire le désir de dépasser ses camarades ; Strenia, le courage qu'il commence à montrer ; enfin la Jeunesse, et, avec elle, la Fortune barbue, à laquelle il doit ce signe de sa virilité.

Avec l'adolescence, arrivent les dieux du mariage, Afferenda, dont le nom vient de la dot qu'on apporte[99] ; Jugatinus, qui unit l'homme à la femme ; Domiducus et Domiduca, qui conduisent l'épouse à sa nouvelle maison ; Domitius et Manturna, qui l'y font rester ; Unxia, en l'honneur de laquelle elle répand de l'huile sur le seuil de la maison ; Cinxia, qu'elle invoque en quittant son dernier vêtement[100] ; Virginiensis, qui dénoue sa ceinture ; Mutunus ou Tutunus, le Priape des Italiens ; puis Subigus, Prema et Pertunda, qui veillent aux actes les plus cachés des noces ; Viriplaca, que la femme prie quand une querelle s'élève dans le ménage[101] ; enfin les dieux funèbres, Vicluus, Cœculus, Orbona, Mors et Libitina. C'est ainsi que Varron montre l'homme s'avançant, à travers tous les incidents de la vie, en compagnie d'une foule de dieux qui le protègent et le suivent fidèlement, depuis le premier cri qu'il pousse jusqu'à ces chants funèbres qu'on fait entendre dans les funérailles, et dont on avait fait aussi une divinité, la déesse Nænia[102].

Ensuite, dit saint Augustin, il passe aux choses qui sont nécessaires à l'homme, comme le vivre et les vêtements. C'est là qu'il parlait des dieux des champs, et l'on ne sera pas surpris que les Romains, ces agriculteurs habiles, les aient multipliés sans mesure. Il y avait presque autant de dieux pour protéger le grain de blé depuis les semailles jusqu'à la récolte, que pour défendre l'homme depuis sa naissance jusqu'à sa mort. C'est la déesse Fructiscia, qui personnifie l'abondance ; Seia et Segetia, qui gardent le blé, quand on vient de le semer et quand on commence à le recueillir ; Proserpina le fait germer et grandir ; Nodotus préside aux nœuds de la tige ; Volutina à cette enveloppe légère qui entoure l'épi ; Patellana fait entrouvrir cette enveloppe pour que l'épi en puisse sortir ; Hostilina (du vieux mot hostire, synonyme d'æquare) élève au même niveau toutes les tiges dans un champ ; Flora, Lactans ou Lacturnus, Matura les fait fleurir et mûrir ; Messia veille à la moisson ; Runcina à ce moment particulier où l'on enlève l'épi fauché ; Tutilina le garde dans le grenier ; Terensis dans le moulin où l'on va le broyer[103] ; Robigo le préserve de la rouille ; Spiniensis délivre le champ des épines. Chacun des travaux de la campagne, les plus simples et les plus ordinaires, avait clopine sance à des dieux nouveaux ; on distinguait les dieux Vervactor, Reparator, Imporcitor, Insitor, Obarator, Occator, Sarritor, Subruncinator, Messor, Convector, Conditor et Promitor. Il faut y joindre Rusina, la déesse des champs ; Jugatinus, Collatina, Valtonia, Nemestrinus, les dieux, des montagnes, des vallées et des forêts ; ceux aussi de la maison qu'on habite, qui devaient être fort nombreux, car il y en a trois pour la porte seulement, Forculus, Cardea et Limentinus ; ceux enfin qui donnent la prospérité et le bien-être, Felicitas, Honorinus, Æsculanus, Argentinus ; et cette Dea pecunia, qui n'avait pas de temple à Rome, mais, au dire d'Horace, n'y était pas moins honorée. Tous ces dieux étaient rangés à leur place, avec leurs attributs et les motifs pour lesquels on doit les prier[104], et il y en avait un si grand nombre que, malgré la longueur de son livre, Varron avait eu grand peine à les y faire tous entrer[105].

Voilà tout ce qui nous reste de cette singulière énumération des dieux certains. J'ai tenu à en donner la liste entière, car ils sont assurément les dieux les plus originaux de Rome ; et tout d'abord on est frappé, en les regardant de près, de voir que, parmi toutes les divinités romaines que les cultes des divers peuples étrangers out modifiées de tant de façons, ceux-là ont conservé un air plus antique, et qu'ils portent le cachet d'une époque plus primitive.

Les traditions faisaient remonter jusqu'à Numa l'existence de ces livres sacrés dans lesquels on les avait d'abord inscrits[106], et quoiqu'il soit difficile de rien affirmer de bien solide à propos de temps si éloignés et si obscurs, je ne crois pas que la naissance des dieux certains eux-mêmes puisse être reculée beaucoup plus loin. On sait que lorsque les Sabins et les Latins s'étaient réunis pour fonder l'asile du Palatin, ils avaient mis en commun leurs lois, leurs coutumes, leurs souvenirs et aussi leurs dieux. Les Latins avaient introduit dans la cité nouvelle le culte de Janus, de Jupiter, de Mars, de Picus, de Faunus, de Tiberinus et d'Hercule ; les Sabins, celui de Saturne, d'Ops, du Soleil, de la Lune, de Vulcain et de la Lumière[107]. Mais bientôt de ce mélange des deux peuples un peuple nouveau se forma, chez lequel se retrouvent les éléments principaux des deux anciennes races, mais aussi d'autres instincts et un caractère original. Ce travail d'assimilation, d'où Rome sortit et dans lequel chaque peuple consentit à perdre une partie de son originalité propre pour former la nationalité commune, se fit sentir dans les croyances religieuses aussi bien que dans les institutions politiques. C'est alors que dut naître la religion des dieux certains. La place qu'y tiennent les dieux des deux races primitives, Janus, Jupiter, Ops, etc., me semble le prouver mieux encore que les traditions populaires. Ils y sont, mais dénaturés et réduits. Eux aussi ont dû renoncer à une partie de leurs privilèges pour entrer dans le système nouveau. Quand ils étaient isolés, leur action s'étendait sur la vie tout entière ; la combinaison qui les rassemble borne leur office à veiller sur un moment de la vie. C'est au prix de ce sacrifice que, de Sabins ou de Latins qu'ils étaient, ils sont devenus Romains. Ainsi cette combinaison, dans laquelle ils sont réunis ensemble et mêlés à d'autres qu'on imagina, est tout à fait romaine. C'est elle surtout qu'il faut étudier, si l'on veut exactement connaître le caractère des croyances des Romains, et, pour ainsi dire, mesurer le degré de leur invention religieuse. Plus Romains que les autres par leur origine, les dieux certains ont aussi persisté plus qu'eux à rester Romains ; ils sont demeurés jusqu'à la fin à peu près ce qu'ils étaient dans les premières années. Est-ce le souvenir de cette origine nationale qui les protégea seuls contre l'envahissement des autres cultes ? ou furent-ils défendus par l'humilité de leurs fonctions qui les fit dédaigner des dieux grecs, et par l'originalité de leur figure, qui empêchait qu'on ne trouvât ailleurs des divinités avec lesquelles on pût les confondre ? Toujours est-il qu'ils échappèrent à cette grande invasion des dieux étrangers. Il semble qu'ils n'aient voulu participer à aucun des changements du culte, et que jusqu'à la fin ils se soient tenus à l'écart, comme isolés et mécontents, dans leur attitude antique. Cette antiquité, qui les rendait vénérables à quelques-uns, surprenait et choquait le grand nombre. Aussi est-ce à leurs dépens que les chrétiens s'égayent d'ordinaire, et ils ont fourni aux Pères de l'Église d'inépuisables railleries. Eh quoi ! disait saint Augustin[108], un portier suffit à une maison, quoiqu'il ne soit qu'un homme, et, pour le même office, il ne faut pas moins de trois dieux ! Puis il les comparait à ces commis de collecteurs de tailles qui se partagent la besogne pour qu'elle soit plus vite faite, ou à ces ouvriers en orfèvrerie qui ne sont chargés que d'un seul détail d'un ouvrage, et, en divisant ainsi le travail, le rendent plus parfait[109]. Laissez-là, disait-il aux païens, cette foule pernicieuse de dieux menteurs après laquelle s'empresse une multitude en délire, se faisant des dieux avec les dons de Dieu même, sans crainte d'offenser l'auteur de ces dons ![110] Du reste, les plus sensés des païens, et Varron sans doute avec eux, n'étaient pas sans scrupules sur cette multitude de dieux dont les fonctions étaient si bornées et ils sentaient le besoin de s'expliquer de quelque façon leur existence. Peut-on croire, disaient-ils, que nos pères aient été assez aveugles pour ignorer que ce sont là des bienfaits divins et non pas des dieux ? Non, sans doute ; mais ils savaient qu'ils n'avaient pu les recevoir que d'une libéralité divine, et, comme ils ne pouvaient pas trouver le nom du dieu qui les leur donnait, ils faisaient un dieu du présent qu'ils en avaient reçu[111]. Il semble, en effet, qu'en ces temps primitifs l'homme ait une idée plus présente et plus vive de la providence divine. Étant plus jeune, plus exposé aux dangers et moins capable de leur résister, il a moins de confiance en lui-même, il sent davantage l'appui étranger qui le soutient. Seulement, comme il ne sait pas remonter de l'effet à la cause, il n'arrive pas jusqu'à lui, il s'arrête aux phénomènes qui n'en sont que la manifestation, et, faute de pouvoir saisir Dieu dans sa grandeur et son universalité, il se fait une multitude de dieux. Ainsi donc, ajoutaient ces païens sensés, quand on honore la Concorde et la Félicité, il faut comprendre qu'on veut rendre un culte à celui qui nous les donne[112]. A ce compte, ils ne regardaient pas ces dieux comme doués d'une existence personnelle et distincte, mais seulement comme les diverses fonctions (potestates) de divinités supérieures. La puissance de ces divinités se révélant dans des occasions diverses, on avait fait de chacune de ces manifestations des dieux différents. C'est Macrobe qui le dit[113] : et je ne doute pas que les savants et les prêtres d'une époque sceptique et railleuse, embarrassés de cette multitude de dieux d'une si médiocre importance, n'aient accepté avec empressement cette explication qui permettait d'en réduire le nombre. S'ils l'ont pu faire sans choquer les croyances populaires, c'est qu'apparemment elles s'y prêtaient de quelque façon, c'est que la personnalité de ces dieux était moins nettement marquée, c'est que les artistes ne leur avaient pas donné, comme aux autres, une physionomie distincte et accusée, c'est que les poètes n'avaient pas imaginé pour eux des aventures et mie histoire qui leur maintînt une existence individuelle, mais qu'au fond ils étaient, selon l'expression de Tertullien, je ne sais quelles ombres sans corps et sans vie, et de simples noms imaginés d'après les choses mêmes, umbras nescio quas incorporales exanimalesque, et nomina de rebus[114]. C'est là leur originalité ; c'est par ce caractère qu'ils se distinguent nettement des autres dieux et surtout des dieux grecs ; et, comme on vient de le voir, ils remontent sans trop d'altération jusqu'aux premiers temps de Rome, il est probable qu'ils tiennent ce caractère de l'idée même que les premiers Romains se faisaient de la divinité.

La religion de la Grèce et celle de Rome se sont de bonne heure confondues, et il est certain qu'elles avaient de grandes analogies. Toutes les deux reposaient sur le naturalisme qui est le fond des croyances de tous les peuples indo-germaniques ; c'est-à-dire sur cette tendance à se faire des dieux avec les forces de la nature. Mais si, dès l'origine, chacun des deux peuples aperçut Dieu dans le monde, le monde aussi les frappa diversement, et, suivant l'impression qu'ils en reçurent, leur dieu prit des caractères différents.

Il semble que les Hellènes, race heureuse et riante, aient surtout éprouvé, aux premiers jours, le plaisir de se sentir vivre. Une sorte d'ivresse s'empare d'eux en face de cette nature dont la beauté les enchante. Tout leur paraît imaginé à merveille, et, à chaque pas qu'ils font, ils croient reconnaître une puissance amie, une pensée prévoyante qui a tout disposé pour embellir leur vie. Ce vent qui les rafraîchit, après les chaudes journées, cette eau qui les désaltère, ce calme des forêts, cet éclat des jours, cette sérénité des nuits, tous ces plaisirs, tous ces spectacles auxquels l'habitude nous a presque rendus indifférents, les ravissent par leur nouveauté. Ils y voient d'abord une manifestation divine ; et ces dieux que leur imagination féconde et rapide s'empresse de créer à chaque bienfait nouveau qu'elle découvre, ces dieux qu'elle multiplie sans pouvoir épuiser sa reconnaissance, se ressentent tous de ce premier bonheur de vivre, de ce premier regard curieux et joyeux jeté sur le monde naissant.

Le Romain aussi saisit Dieu dans le monde ; mais il le saisit surtout comme une puissance supérieure, comme une force inconnue et terrible qui le dépasse et l'épouvante. Elle se découvre à lui par les obstacles qu'elle lui oppose et la difficulté de les vaincre. Le Grec la retrouve et l'adore dans les spectacles riants et poétiques de la nature ; c'est surtout dans l'ombre épaisse et le silence effrayant des forêts que le Romain croit la reconnaître[115] ; elle se révèle par la terre qui tremble, par des bruits étranges qui sortent du fond des sanctuaires reculés, par des voix sinistres qui se font entendre, la nuit, dans les bois solitaires[116]. En face d'elle, il n'est pas, comme le Grec, reconnaissant et joyeux, il est respectueux et timide. Tandis que le Grec semble l'aborder familièrement, cherche à s'en rendre compte, la décompose, selon ses caprices, en mille divinités secondaires, et imagine pour elle des histoires merveilleuses, le Romain n'ose l'approcher, et, l'adorant de plus loin, il conserve plus longtemps dans l'idée qu'il s'en forme quelque chose de vague et d'indécis ; aussi ne témoigne-t-il pas d'empressement à la préciser et à la limiter en la personnifiant. C'est ce que nous montrent les anciens monuments de son culte. Varron avait lu dans les vieux livres des pontifes qu'après un tremblement de terre on créait des fêtes pour apaiser la divinité qui venait de manifester ainsi sa colère. Mais cette divinité quelle était-elle ? Un Grec l'aurait vite individualisée, lui aurait donné un nom, et, au besoin, créé pour elle quelque merveilleuse légende. A Rome on se gardait de la désigner d'une manière précise ; on ne cherchait pas même à connaître son nom et son sexe ; on la priait en disant : que tu sois dieu ou déesse[117]. Cette formule : sive Deus, sive Dea ; sive mas, sive femina, reparaît dans beaucoup de prières, comme aussi cette habitude d'invoquer tous les dieux en masse et confusément, après en avoir spécialement désigné quelques-uns[118]. Ce sont là de curieux indices, qu'on ne retrouve pas chez les Grecs, et qui ont fait conclure à M. Preller que cette religion naissante avait une tendance plus panthéiste que polythéiste[119]. Cette première tendance doit laisser sur la religion romaine, malgré tous ses changements, une ineffaçable empreinte. C'est en vain que Rome se rapprochera de son heureuse voisine et qu'elle essayera de l'imiter. Jamais elle ne sera, comme elle, la mère des fables, Έλλάς μυθοτόκος, et des fables poétiques et riantes. Tous les jours la Grèce les multiplie ; elle change ou rajeunit les anciennes selon ses caprices, elle en crée sans fin de nouvelles. Elle les avait d'abord imaginées pour rendre raison des sensations qu'elle éprouvait en face du monde ; c'était une poétique allégorie des forces physiques dont elle voyait les effets, dont elle essayait de saisir et de s'expliquer le principe. Mais des Grecs ne pouvaient s'arrêter là. Une fois la légende trouvée, elle leur devait plaire polit même et en dehors de la leçon qu'elle contenait. Aussi ne se fit-on aucun scrupule de l'accroître, de l'embellir ; de la dénaturer, si bien que la vérité, qu'elle devait seulement couvrir et laisser entrevoir, est devenue insaisissable sous les ornements dont on l'a chargée. Il en était autrement à Rome. Là, on répugnait naturellement aux fables. J'ai fait voir que les Romains semblent avoir éprouvé quelques scrupules à trop préciser, en l'individualisant, cette force terrible et souveraine qu'ils sentaient dans la nature. Comme ils ne s'y décident qu'à regret, les premiers dieux qu'ils imaginent n'ont qu'un office borné, et l'action d'aucun d'eux ne dépasse la circonstance pour laquelle on l'a créé : c'était à peine leur donner la vie. Ceux des Grecs doivent surtout leur existence précise et personnelle à cette série d'aventures qu'on inventa pour eux ; les dieux romains n'ont pas d'histoire. J'en vois bien, dans la liste qu'en donne Varron, qui sont de sexe différent ; quelques-uns même semblent être mariés ensemble : mais on ne découvre pas chez eux la trace de ces intrigues qui agitent si souvent l'Olympe homérique. Denys d'Halicarnasse, fort scandalisé de ces récits étranges dont les poètes grecs étaient remplis, et alarmé des dangers qu'ils avaient pour le peuple, félicitait les Romains de les avoir évités[120] ; et, en effet, dans la religion des dieux certains, la légende existe à peine ; on ne cherche à connaître d'eux que leur nom et leur office. Il n'est pas non plus surprenant qu'on n'ait pas essayé de leur donner une forme précise et de les reproduire, comme faisaient les Grecs, sous les traits d'hommes plus forts et plus beaux ; un vague symbole pouvait suffire à les représenter. Si donc, comme nous l'apprend Varron, les Romains sont restés cent soixante dix ans sans avoir de statues, ce n'est pas seulement parce qu'ils ignoraient les beaux arts et ne se sentaient pas de goût pour eux, c'est aussi parce que leur manière de se figurer les dieux ne les portait pas à ces représentations précises et matérielles. Les statues sont venues plus tard, avec les cultes étrangers, quand Rome, entraînée par l'exemple, adopta franchement le polythéisme des autres peuples. Mais au temps où elle imaginait ses dieux certains, elle se ressouvenait encore de ce panthéisme confus, qui avait été sa première religion. C'est donc le caractère original de ces dieux et le plus important à signaler, d'avoir conservé jusqu'aux derniers temps quelque trace de ces croyances primitives.

Enfin, ai-je besoin de faire remarquer qu'aucune pensée poétique ne semble, avoir présidé à leur naissance ? L'énumération que j'en viens de faire, d'après Varron „en aura convaincu tout le monde. Il y a entre eux et ceux de la Grèce la même différence qu'entre les beaux vers de la Théogonie et les sèches formules des Indigitamenta, entre les Muses d'Aonie qui inspirent Hésiode et les Carmentes qui dictent à Numa ses ordonnances religieuses. N'y cherchons donc pas ce qui est le fond des-religions primitives, le culte poétique des vents, des montagnes, des fontaines et des forêts. Ces jurisconsultes raisonneurs, ces agriculteurs laborieux, ces soldats calmes et obstinés avaient plus senti les misères de la vie que l'ivresse de la nature. Ils savaient à combien d'accidents est exposé l'enfant qui vient de naître, avant de s'être fortifié, et l'entouraient de dieux pour le protéger. Ils connaissaient, par expérience, que de choses peuvent nuire au grain de blé, depuis le jour où on le confie au sillon jusqu'à celui où il sortira en épi. Tous ces fléaux redoutés devenaient des dieux qu'on s'efforçait d'apaiser, et, quand on y avait réussi, la reconnaissance en créait d'autres auxquels on croyait devoir sa moisson. C'étaient donc des dieux utiles, qui naissaient du sens de la vie et de ses misères, des dieux parfaitement appropriés à la nation la plus sensée et la plus positive de l'ancien monde. Aussi furent-ils, chez elle, des dieux nationaux et populaires. Jamais le peuple, quoique porté vers les superstitions nouvelles, n'oublia tout à fait ces mille divinités de la vie intime, qui président à tous les événements de la maison, qui pourvoient aux premiers besoins de l'existence, qui sont mêlés à toutes les douleurs et à toutes les joies de la famille. J'ai dit plus haut que, malgré ce grand mélange qui eut lieu de la religion romaine avec celle de la Grèce, ils conservèrent plus fidèlement leur caractère primitif. En restant plus Romains, ils restèrent aussi plus honnêtes ; c'est le témoignage que leur rend saint Augustin qui pourtant ne les aime guère[121]. Ils jetèrent sans doute moins d'éclat que les autres, eurent moins de temples et de fêtes, mais comme ils étaient plus rapprochés de l'homme, qu'ils avaient pénétré plus avant dans la vie et les habitudes, ils furent aussi plus durables et plus solides que la religion des dieux choisis. Ils vivaient encore par le souvenir et l'affection, même quand toute croyance en eux fut éteinte, et jusqu'au neuvième siècle ; l'Église partout victorieuse fut forcée de les poursuivre et de les combattre parmi le peuple des campagnes où ils s'étaient réfugiés.

 

V

Livre XVe. Les dieux incertains. — Que les dieux incertains étaient surtout les dieux étrangers. — Lois sévères contre l'introduction dei religions étrangères. — Comment ces lois sont inutiles. — Rome prend les dieux de ses alliés et ceux de ses ennemis. — L'évocation. — Introduction du culte étrusque sous les Tarquins. — Rapports de Rome avec les Grecs. — Les plébéiens sont séduits par la religion grecque. — Le culte officiel cède lui-même. — Introduction officielle des dieux grecs au moyen des oracles sibyllins. — Pourquoi les dieux nouveaux sont appelés dieux incertains. — Variations et incertitudes de la religion grecque. — Elle devient plus incertaine encore par son mélange avec celle des Romains. — Comment se fait ce mélange. — Les grands dieux s'assimilent assez facilement entre eux. — Doute et incertitudes pour les dieux inférieurs. — Varron essaye d'éclaircir ces incertitudes. — Introduction des religions orientales. — Opinion de Varron sur elles.

 

Nous avons conservé le début du XVe livre des Antiquités. Si dans ce livre, disait Varron, je me garde de rien affirmer, qu'on ne m'en fasse pas un crime. Celui qui, après avoir entendu les raisons que je donne, croira pouvoir se prononcer, le fera lui-même. Pour moi, j'aimerais mieux encore révoquer en doute ce que j'ai dit dans le livre précédent, que de donner, à propos de celui-ci, des conclusions certaines[122]. Il annonçait par là qu'il lui fallait quitter le terrain solide des livres sacerdotaux, pour se jeter parmi les conjectures et les hypothèses des mythologues. Il allait parler des dieux incertains.

Mais d'abord qu'était-ce que les dieux incertains ? Varron ne peut plus nous l'apprendre directement, car le livre qu'il leur avait consacré est entièrement perdu. Mais il me semble facile de le conjecturer d'après le reste de l'ouvrage. Évidemment  il avait prétendu faire une division des dieux qui les contînt tous, et, puisque nous savons très-bien ce qu'il entendait par dieux-certains et par dieux choisis, nous n'avons qu'à ranger dans la classe intermédiaire tous ceux qui n'entrent pas dans les deux autres. Les dieux incertains différaient des dieux principaux en ce qu'ils n'avaient pas autant d'importance, et des dieux certains en ce qu'ils n'étaient pas, comme eux, d'origine romaine et inscrits sur les vieux livres des pontifes ; c'était cette multitude de divinités entrées dans Rome avec tous les peuples du monde, contre lesquelles elle essaya quelque temps de se défendre et qui finirent par l'envahir. De cette sorte, les trois derniers livres de Varron contenaient bien la liste de tous les dieux et dans un ordre méthodique. Le premier exposait la religion primitive des Romains, le culte de Romulus et de Numa, tel que le conservaient les traditions anciennes et les ouvrages des prêtres ; dans le suivant, il énumérait les dieux non-- veaux que la conquête du monde avait successivement introduits à Rome et qui étaient venus disputer à l'ancien culte les hommages populaires ; le dernier faisait connaître ceux qui ; de ce mélange et de ce combat, étaient sortis vainqueurs et qu'on avait fini par regarder comme supérieurs aux autres[123].

Ainsi les dieux incertains étaient des dieux étrangers. Rome avait bien essayé de leur fermer la porte. Des lois sévères défendaient de pratiquer les rites des autres nations, de consacrer aucun temple ni aucun autel sans l'ordre du sénat[124]. Ces lois furent plus d'une fois exécutées avec une rigueur terrible ; elles firent couler le sang et périr, d'un seul coup, plusieurs milliers de personnes en Italie[125] : et pourtant elles ne servirent de rien. C'est qu'elles s'attaquaient à un instinct, ou plutôt à tri besoin populaire que les supplices ne décourageaient pas, et qui finit par vaincre l'autorité la plus énergique et la plus respectée qui fut jamais. On a vu, dans l'analyse du livre précédent, comment on s'était fait des dieux pour chaque action de la vie. Ces dieux étaient à la fois très-précis et très-bornés ; ils n'étaient appropriés qu'à une seule circonstance ; ils ne servaient que pour un événement particulier. On avait beau les multiplier sans fin, ils ne pouvaient suffire à tout ni épuiser l'idée qu'on avait en soi de la divinité. C'est ainsi qu'il arriva partout au polythéisme, malgré la fécondité de ses inventions, de se sentir toujours incomplet. Pour avoir trop voulu morceler la divinité, il n'avait pu l'embrasser dans son ensemble, et, au delà de ses mille dieux, il se trouvait toujours quelque côté de Dieu qu'il avait oublié. Voilà ce qui donna naissance au Dieu inconnu des Athéniens et amena les dieux incertains à Rome. Tertullien a quelque raison de les réunir ; et cette double création de l'idolâtrie grecque et de la superstition romaine, comme il le dit, est née du même besoin de l'humanité[126]. Ainsi le peuple, sentant ce qui manquait à ses divinités nécessairement incomplètes, allait chercher les dieux de ses voisins. A chaque malheur public on courait aux autels des divinités étrangères ; on les installait dans les chapelles particulières, ou même sur les places ; on les invoquait avec les rites et les cérémonies qui leur étaient propres ; on lisait avidement les prophéties qu'elles avaient inspirées à leurs prêtres, jusqu'à ce que l'autorité publique, se sentant si ouvertement bravée, se réveillât et donnât l'ordre aux édiles ou aux consuls de faire cesser ce scandale. Mais, comme c'est l'ordinaire, les dieux ne perdaient guère à être persécutés. Après s'être tenus cachés quelque temps, ils osaient reparaître, et lassaient enfin par leur persistance l'opposition du pouvoir.

Le premier danger que courut le culte officiel lui vint naturellement des peuples les plus voisins. Comme leur religion se rapprochait beaucoup de celle des Romains, elle fut accueillie sans défiance. Les ressemblances qu'on trouvait entre elles rendirent les magistrats plus indulgents pour les différences qui les séparaient ; elles tendirent de plus en plus à se mêler et se modifièrent l'une par l'autre. Dès les premières années, les Latins, les Sabins, les Étrusques entretinrent avec Rome des relations fréquentes. Plusieurs d'entre eux quittèrent leur pays, attirés par le renom de cette ville naissante, et vinrent l'habiter. Ils apportaient leurs dieux avec eux et les adoraient à leur manière. De là, sans doute, un grand péril pour la religion de l'État, Denys d'Halicarnasse s'étonne qu'elle y ait si bien échappé. Ce qui me surprend plus que tout le reste, dit-il[127], c'est qu'habitée comme elle l'est par mille nations différentes, qui naturellement ont chacune conservé leurs dieux et leur culte national, Rome ait su se garder d'accueillir officiellement (δημοσία) aucune pratique étrangère. Acceptons, avec Denys, que le culte officiel ait tant bien que mal résisté. Mais est-ce tout ? et comment Denys n'aperçoit-t-il pas, sous cette immobilité de la religion de l'État ; les variations infinies des religions populaires ? Le peuple, désireux, comme je l'ai fait voir, de croyances nouvelles, ne pouvait voir auprès de lui l'habitant de Lanuvium, de Cures ou d'Aricie adorer à leur façon leur Juno Sospita, leur Quirinus, leur Diana Nemorensis, sans être tenté d'associer de quelque façon ces dieux 4 ceux de son pays. Tantôt il leur empruntait quelques uns de leurs attributs et en ornait ses dieux anciens ; tantôt il imitait quelques-unes des pratiques qu'il voyait accomplir et les joignait à celles qu'indiquaient les pontifes ; tantôt il expliquait ce qu'il avait vu dans ses temples par les traditions que lui racontaient ses voisins. C'est ainsi que, grâce aux alliances contractées avec les nations voisines, la religion nationale commença à s'altérer. Les guerres aussi et les victoires servirent à la modifier, et elle n'emprunta pas moins aux ennemis des Romains qu'à leurs alliés. Quand le siège était mis devant quelque ville, dit Macrobe, et qu'on se flattait de la prendre, on appelait à soi (evocabant) les dieux tutélaires de cette ville, soit qu'on ne crût pas qu'elle pût être prise autrement, soit qu'on regardât comme criminel de la prendre avant d'avoir accompli cette cérémonie[128] ; et il cite, d'après Masuritis Sabinus, la curieuse formule de l'évocation, dans laquelle on priait humblement les dieux d'abandonner leur ville et de venir à Rome, où on leur promettait des temples et des jeux. En effet, une fois la ville prise, on entrait dans les temples de ces dieux qui l'avaient si mal défendue, mais on y entrait avec de grands témoignages de respect, plutôt en adorateurs, dit Tite-Live, qu'en ennemis. Après la prise de Véies, des jeunes gens, choisis dans toute l'armée, s'étant purifiés tout le corps avec soin, et revêtus de robes blanches, reçurent l'ordre de porter à Rome la statue de Juno Regina. Ils l'abordèrent avec beaucoup d'égards et s'apprêtaient à l'enlever respectueusement, quand l'un d'entre eux, soit en plaisantant, soit par une inspiration divine, s'adressant à la déesse : Veux-tu venir à Rome ? lui dit-il ; les autres s'écrièrent qu'elle avait agité la tête, comme pour accepter. Plus tard on ajouta au récit qu'on l'avait entendue dire : Je le veux[129]. Des divinités si complaisantes méritaient, on le comprend, d'être bien traitées du vainqueur. Aussi avait-on l'habitude tantôt de confier ce dieu vaincu à quelque grande famille, qui en prenait soin parmi ses divinités domestiques et l'honorait selon ses rites, tantôt de lui faire prendre place parmi ceux de l'État, dont il venait ainsi accroître le nombre[130].

C'est ainsi que la paix et la guerre amenèrent bientôt à Rome les divinités des peuples italiens. Dès l'époque des Tarquins, la vieille religion en avait reçu de profondes atteintes. Ces princes qui, en leur qualité d'étrangers, ne tenaient pas aux traditions antiques, apportèrent avec eux dans la cité les habitudes de l'Étrurie, d'où ils venaient, et imitèrent ouvertement le polythéisme des peuples voisins. La religion simple et patriarcale de Numa fit place à un culte plus compliqué et plus pompeux. On emprunta aux Étrusques leurs haruspices ; on apprit d'eux à célébrer les jeux avec plus d'éclat. Ces pauvres dieux, qui s'étaient contentés jusque-là d'une offrande de sel et de farine, on leur rendit des hommages plus magnifiques, on les logea dans des temples plus somptueux. Varron nous apprend que, pour orner ces temples, on appela des artistes étrusques[131]. L'un d'eux, Volcanius, vint tout exprès de Véies pour faire une statue de Jupiter, la première qu'on eût vue à Rome, et qu'on destinait au Capitole. Elle était d'argile, et peinte d'un rouge éclatant qu'on rafraîchissait les jours de fête[132].

Ce n'était rien encore, et la religion romaine allait courir bien d'autres dangers. Après les Latins et les Étrusques, Rome rencontra les Grecs. Qu'elle ait tout d'abord compris la supériorité de cette race si spirituelle et si active, incomparable dans les choses de l'intelligence, c'est ce qu'il est bien difficile de nier, quoiqu'elle s'en soit défendue. Elle fut séduite du premier coup, et, comme l'a si bien dit Horace, toute victorieuse qu'elle était, se sentit vaincue. Mais nulle part l'action de la Grèce ne fut plus rapide et plus profonde que dans les choses religieuses. Les idées, les traditions, les légendes helléniques entrèrent de tous côtés dans le culte romain, et, en quelques années, le renouvelèrent. Ce fut une véritable prise de possession. Les anciens dieux furent confondus avec ceux de la Grèce, acceptèrent leur histoire, leurs attributs, leurs fonctions et même leur visage ; il ne leur resta plus guère que leur nom latin.

Ce mélange commença de bonne heure. S'il faut croire Tite-Live, il serait aussi ancien que Rome même. Romulus, dit-il[133], honora les autres dieux d'après les rites des Albains ; Hercule, à la façon des Grecs. Mais ce n'était là qu'un accident. Bientôt les deux races, qui n'étaient pas diverses d'origine, quoique si différentes de caractère, se rencontrèrent de plus près sur un terrain neutre, dans l'Étrurie. L'influence grecque avait pénétré depuis longtemps chez les Étrusques : Cœre adorait Apollon et était en relations étroites avec Delphes. Ainsi Rome, en imitant les Étrusques, se familiarisait d'avance avec les idées grecques qu'ils avaient souvent reproduites, et se préparait, sans le savoir, à les comprendre et à les goûter. Vers le même temps elle faisait alliance avec Marseille, qui lui communiquait le culte d'Artémis[134]. Enfin ses conquêtes la conduisirent dans la Grande-Grèce d'abord, puis en Sicile. Elle occupa Métaponte et Crotone où vivaient les souvenirs de l'école de Pythagore, qui s'était tant occupée d'expliquer les récits mythologiques ; elle visita l'Etna et ses campagnes, dans lesquelles la tradition plaçait la légende de Déméter et de Perséphone ; elle s'empara d'Eryx, qui était un des centres du culte d'Aphrodite. Dès ce moment la Grèce envahit Rome de tous les côtés. Ce ne fut point, dit Cicéron[135], un petit ruisseau, mais un large fleuve d'idées et de connaissances qui pénétra chez nous. Et ce torrent ne rencontra guère d'obstacle. Les plébéiens, que mécontentait leur religion sombre, austère, minutieuse, laquelle d'ailleurs, faite par les patriciens, et pour eux, se cachait au petit peuple, lui dérobant avec ses livres sacrés le secret de ses enseignements et la raison de ses cérémonies[136], les plébéiens étaient séduits par un culte libre et large, ouvert à tous, qui parlait à leurs yeux et à leur imagination. Quant à la religion de l'État, qui aurait pu, et, ce semble, aurait dû résister, elle céda aussi de bonne grâce. Ce fut au moyen des livres sibyllins que les dieux grecs s'introduisirent officiellement parmi les autres. Ces livres, venus de Cumes, étaient tout empreints du culte d'Apollon, le dieu grec par excellence, si bien que Tite-Live appelle les magistrats chargés de les garder antistites Apollinaris sacri[137]. A chaque danger public on allait les consulter, et ils ne manquaient pas de répondre en conseillant des lectisternes et des supplications en l'honneur de quelque divinité nouvelle. C'est par eux que pénétra à Rome le culte d`Apollon, celui de Latone, ceux de Déméter, de Dionysos et de Perséphone, qu'on confondit avec Cérès, Liber et Libera. C'est par leur conseil qu'on alla chercher Esculape à Épidaure, et Cybèle à Pessinunte. Ils ne se contentèrent pas de faire entrer les dieux grecs à Rome, ils y introduisirent aussi les cérémonies de leur culte. Les oracles avaient grand soin de dire qu'il fallait les honorer Græco ritu, et les Romains, que le péril et la frayeur rendaient fort respectueux, n'avaient garde d'y manquer. C'est donc à l'initiative des oracles sibyllins que les dieux de la Grèce et leur culte, déjà protégés en secret par la faveur populaire, durent d'entrer officiellement et presque triomphants dans la cité. Leur influence s'y fit bientôt sentir aux dépens de l'ancienne religion. Un fait curieux nous la révèle. Après la bataille de Cannes, Rome épouvantée implore les dieux avec plus de ferveur que jamais. Mais ce n'est plus seulement à ses prêtres et à leurs formules qu'elle a recours ; elle ne se contente pas d'aller fouiller les Indigitamenta de Numa, pour y trouver de vieilles prières et d'antiques cérémonies ; elle charge un Grec, un poète, Livius Andronicus, de composer une hymne en l'honneur de Juno Regina, et cette hymne est chantée par un chœur de vingt-sept jeunes filles, revêtues de longues robes, tout à fait à la façon des Grecs[138]. C'était constater la victoire de la Grèce sur le vieil esprit romain, du culte d'Apollon sur la religion de Numa.

Voilà de quelle manière Rome reçut, pendant les quatre premiers siècles de son histoire, une infinité de dieux étrangers. Ce sont précisément ceux que Varron étudiait dans son quinzième livre, sous le nom de dieux incertains. Il ne reste plus qu'à chercher pourquoi il les appelait ainsi.

La religion romaine, on le sait, avait pour caractère distinctif que tout y était nettement défini et réglé avec précision. Chez elle aucun doute n'était possible ni sur les fonctions d'un dieu, ni sur les pratiques par lesquelles on devait l'honorer. Il en était bien autrement chez les Grecs. L'illustre Fréret a tracé, en quelques lignes d'une saisissante vérité, le tableau des variations qu'avait subies la religion hellénique. Les révolutions successives arrivées dans les différentes contrées de la Grèce, le mélange de ses habitants, la diversité de leur origine, leur commerce avec les nations étrangères, l'ignorance du peuple, le fanatisme des prêtres, la subtilité des métaphysiciens, les méprises des étymologistes, le caprice des poètes, l'hyperbole si familière aux enthousiastes de toute espèce, la singularité dés cérémonies, le secret des mystères, l'illusion des prestiges, tout influait à l'envi sur le fond, sur la. forme, sur toutes les branches de la mythologie C'était un champ vague, mais immense et fertile, ouvert indifféremment à tous, que chacun s'appropriait, où chacun prenait à son gré l'essor, sans subordination, sans concert ; sans cette intelligence mutuelle qui produit l'uniformité. Chaque pays, chaque territoire avait ses dieux, ses erreurs, ses pratiques religieuses, comme ses lois et ses coutumes. La même divinité changeait de nom, d'attributs ; de fonctions en changeant de temple. Elle perdait dans une ville ce qu'elle avait usurpé dans une autre. Tant d'opinions diverses en circulant de lieux en lieux, en se perpétuant de siècle en siècle, s'entrechoquaient, se mêlaient, se séparaient pour se rejoindre plus, loin, et, tantôt alliées, tantôt contraires, elles s'arrangeaient réciproquement de mille façons différentes ; comme la multitude des atomes épars dans le vide se distribue, suivant Épicure, en corps de toute espèce, composés, organisés, détruits par le hasard[139]. En présence d'une confusion pareille, qu'on se figure un Romain nourri dans la précision de son culte, accoutumé à honorer ses dieux immobiles avec des formules invariables : on comprendra facilement qu'il soit surpris, choqué, et que le premier nom qu'il trouve pour ces divinités, sur lesquelles personne ne s'accorde, soit celui de dieux incertains.

Le mal s'était fort accru, quand ils étaient entrés à Rome. Déjà incertains chez eux, comme on vient de le voir, ils le devinrent bien plus encore par leur mélange avec les dieux romains. C'était une nouvelle cause de confusion ajoutée à toutes celles que Fréret signalait tout à l'heure. Pour les faire mieux accueillir et leur donner tout de suite cette autorité qu'ils ne tiennent que du temps, on avait cherché à les unir à ceux du pays. Ces sortes d'assimilations étaient rendues faciles par la communauté d'origine des deux peuples, par l'identité de leur système religieux, fondé chez l'un et chez l'autre sur le naturalisme, par leurs rapports, qui ne furent jamais complètement interrompus, et les empêchèrent de devenir tout à fait étrangers. Sauf Apollon et Hercule, qui conservèrent leurs noms nationaux, les autres dieux de la Grèce consentirent à prendre un nom latin, et cherchèrent dans le système religieux des Romains quelque divinité qui leur ressemblât. Zeus se reconnut vite dans Jupiter, en retrouvant son nom à peine altéré. Junon (primitivement Jovino, féminin de Jovis) était naturellement la même qu'Héra, l'épouse de Zeus. Minerva ou Menerva (même racine que memini ou mens), qui semble avoir été quelque déesse de l'intelligence, n'était pas fort éloignée de ressembler à Athéné. Cérès, dont le nom, en vieux latin, signifie créatrice[140], fut confondue avec Cora, qui représentait la fécondité du sol ; et, pour elle, la transformation fut plus complète et plus rapide que pour les autres : le culte par lequel on l'honorait ; et qui n'empruntait plus rien aux antiques cérémonies, reçut ouvertement le nom de culte grec (Græcum sacrum), et c'est de la Grèce qu'on fit venir les prêtresses destinées à la prier[141]. Les autres divinités qui représentaient les productions de la terre et son principe fécondant, divinités qui devaient être nombreuses chez ces peuples agricoles, furent, par les mêmes procédés, identifiées à celles qui remplissaient chez les Grecs les mêmes fonctions ; Liber et Libera, à Dionysos et à Déméter ; Saturne et Ops, à Cronos et à Rhéa. Quant à Vénus, dont le nom était récent à Rome, et qui, sans doute, était quelque déesse de la végétation et de la floraison, venue de Gabies ou d'Ardée, son culte s'unit bientôt à celui d'Aphrodite. Diane était la forme féminine de Janus (Djanus, Djana[142]) ; adorée surtout par les populations guerrières des Æques et des Herniques, sur les hauteurs et dans les bois de l'Algide, elle avait reçu à Aricie le surnom de Nemorensis ; c'en fut assez pour lui donner tous les attributs d'Artémis, et le vieux dieu Virbius, qui lui est associé dans les inscriptions antiques, devint du même coup l'Hippolyte des légendes grecques. Enfin Mars, qui était, avec Jupiter, le grand dieu des populations italiques, et qu'on adorait sous les noms de Mavors, de Mamers, de Maspiter, de Marmar, comme le symbole de la force virile (mas, masculus), et Neptune, divinité d'origine étrusque, dont le nom avait quelque analogie avec le mot qui signifie navire, furent naturellement assimilés à l'Arès et au Poséidon des Grecs[143]. Sur ces divers dieux, il n'y avait pas de doute ni de contestation, soit que l'importance des fonctions qu'on leur attribuait eût amené le besoin de s'entendre sur eux, soit qu'en effet il y eût entre eut assez de rapports pour pouvoir les confondre, et que, dans ces divinités supérieures, les Hellènes et les Latins fussent restés plus fidèles au type primitif qui leur avait été laissé par les Pélasges, leurs pères communs[144]. Mais, dès qu'on descendait aux dieux inférieurs, il n'était plus facile de s'accorder. Ces combinaisons des dieux entre eux se faisaient la plupart du temps au hasard et sans règles fixes. Il suffisait souvent qu'on crût leur trouver une ressemblance fort éloignée, pour qu'on affirmât leur identité[145]. Ainsi on avait cru reconnaître Poseidon Hippios dans le dieu romain Consus (le bon conseiller) qui ne lui ressemblait guère, uniquement parce qu'on célébrait sa fête au mois d'août par des courses de chevaux. C'est par des motifs de cette force qu'on avait assimilé Mater Matuta, la déesse du matin, avec Leucothoé, et le vieux Portunus avec Palémon. Du moment qu'on ne demandait pas des raisons plus solides et une ressemblance plus complète dans. ce travail de fusion, chacun le faisait à sa fantaisie et les incertitudes redoublaient. Il en est resté, dans la mythologie romaine, des traces fort curieuses. Qu'était-ce, par exemple, que le dieu sabin Quirinus ? Denys d'Halicarnasse croit reconnaître en lui l'Arès des Grecs, mais il ne l'affirme pas[146] ; le plus grand nombre le confondait avec Romulus, et faisait de la déesse Hora sa femme Hersilie. Qu'était-ce aussi que Semo Sancus ? Alius pensait que c'était le même dieu qu'Hercule, sans doute parce qu'on racontait de tous deux qu'ils avaient aboli les sacrifices humains ; mais d'un autre côté, comme on l'appelait encore Dius Fidius et que ce mot ressemble à Διόσκουρος, il soupçonnait que ce pourrait bien être Castor[147]. C'est aussi Castor et son frère que quelques-uns voulaient retrouver dans Picumnus et Pilumnus ; mais Varron n'était pas de cet avis et prétendait que c'étaient des dieux protecteurs du mariage[148]. Selon Lydus, Nerio, dont le nom signifie la force, et que les Sabins donnaient pour femme à Mars, était prise tantôt pour Athéné, tantôt pour Aphrodite[149]. Quant à Anna Perenna, les doutes étaient plus grands encore, et les opinions plus diverses. Était-ce la sœur de Didon, la Lune, la déesse Thétys, ou Amalthée qui nourrit Jupiter ? Ovide, qui se posa toutes ces questions, dans ses Fastes, ne sait comment les résoudre, et s'en tire, à sa façon, en racontant une histoire légère[150]. On voit bien que, dans ces combinaisons, on ne s'entendait guère ; chacun les faisait à son idée, et il en résultait un mélange singulier de noms et d'attributs qui rendait la confusion encore plus grande. C'est ainsi que la mythologie grecque, déjà peu précise par elle-même, et qui, sans sortir de son pays, s'était compliquée de mille incertitudes, en passant seulement d'une ville à l'autre, acheta de devenir confuse et embarrassée quand elle se mêla à la mythologie romaine, et j'avais bien raison de dire qu'en s'établissant à Rome, ces dieux incertains y étaient devenus plus incertains encore.

Varron, cependant, aidé de la science des mythologues grecs et de l'étude profonde qu'il avait faite de l'histoire et des traditions de son pays, avait essayé de porter quelque lumière dans ce désordre. Mais son travail est perdu. Il ne reste de son quinzième livre qu'un fragment curieux mais court, celui dans lequel il expliquait à sa manière le sens des mystères de Samothrace. Il annonce avec gravité, dit saint Augustin, qu'il va faire connaître à ses compatriotes des secrets importants, et prend l'engagement solennel de les leur dévoiler. Puis il leur révèle qu'il a reconnu à certains indices que des trois statues placées à la porte du temple, l'une représente le ciel, l'autre la terre, la troisième les types éternels que Platon appelle les idées, Le ciel, selon lui, c'est Jupiter ; la terre, Junon ; les idées, Minerve. Le ciel est le principe actif, la terre fournit la matière, et les idées sont le type d'après lequel tout a été fait[151]. Quelques autres fragments de Varron contiennent des explications analogues, au sujet de diverses divinités : on peut sans témérité les rapporter au livre dés dieux incertains. Tel est ; par exemple, celui que nous â conservé saint Augustin et dans lequel Varron établit que les Muses ne sent pas au nombre de neuf, mais de trois seulement. Par ce nom de Muse, disait-il, on a voulu personnifier le son musical ; or, le son ne se produit que de trois façons diverses, ou par la voix humaine, ou par les instruments flans lesquels on souffle ; ou par ceux sur lesquels on frappe. Mais comment l'erreur sur leur nombre a-t-elle pu se répandre et devenir si populaire ? Varron va nous l'apprendre : Une ville (je ne sais plus laquelle, dit saint Augustin) ayant commandé à trois artistes une statue de chacune des trois Muses, pour en orner le temple d'Apollon, il arriva qu'on les trouva également belles, et que, dans l'impossibilité où l'on était de se décider, on les acheta toutes les neuf et on les plaça ensemble dans le temple. C'est de là qu'est venue l'erreur sur le nombre des Muses[152]. Toutes ces hypothèses, quelquefois un peu puériles, Varron les tenait des mythographes grecs. Il les avait étudiés avec soin, et il s'aidait de leur select pour éclairer ces questions obscures. Mais nous savons ; par ce qu'il dit lui-même au début du livre des dieux incertains, qu'il ne se flattait pas d'y avoir réussi.

C'est que, de son temps, les incertitudes se compliquaient encore. L'envahissement de Rome par les dieux étrangers ne s'arrêtait pas. Après les religions de la Grèce, celles.de l'Orient arrivaient ; et, avec elles, des rites extraordinaires, des mystères étranges, des dieux à forme bizarre et effrayante. Du reste, les oracles sibyllins étaient encore ici les premiers coupables. C'est par leur conseil qu'après la bataille de Cannes on avait été chercher la pierre noire honorée à Pessinunte sous le nom de Mère des dieux. Ainsi ce culte orgiastique, si contraire à. la sagesse et à la gravité du peuple romain, était entré à Rome par l'initiative de l'État et s'exerçait sous la protection des lois. En vain le Sénat avait-il pris de grandes précautions pour rendre une pareille innovation moins dangereuse, en ordonnant que ces fêtes seraient célébrées par des Phrygiens et des Phrygiennes, et qu'on ne permettrait pas à des Romains d'y prendre part[153] ; l'exemple une fois donné fut contagieux. Après Cybèle, il fallut recevoir une divinité du même pays qu'elle, et qui fut imposée par Sylla, l'Enyo des Cappadociens, qu'on assimila à la vieille Bellone, et dont le culte fut célébré par des fêtes extravagantes et barbares. En même temps les dieux de l'Égypte, Isis, Osiris, Anubis, Sérapis, Harpocrate, vinrent réclamer leur droit de cité dans une ville où, selon Tacite, se réunissaient toutes les abominations et tous les crimes de l'univers[154]. Les gens sages refusèrent longtemps de les admettre. On vit Paul-Émile frapper le premier avec une hache, au milieu d'un peuple tremblant, le temple qu'on venait d'élever à Sérapis, et les consuls Gabinius et Pison chasser les statues d'Isis et d'Osiris, du Capitole. Varron, on le comprend, pensait comme eux. Il s'indignait qu'on adorât les divinités d'Alexandrie. Tous les dieux de l'Égypte, disait-il, se sont abattus sur Rome[155]. Mais ces protestations et la résistance du Sénat ne servirent de rien. Les divinités égyptiennes furent bientôt après officiellement reconnues par les empereurs, et ajoutèrent encore, par l'introduction de croyances.et de cérémonies nouvelles, à la confusion des dieux incertains.

 

VI

Livre XVIe. Les dieux principaux ou choisis. — Nécessité qu'on éprouve d'établir une hiérarchie entre les dieux. — Tentatives diverses des Romains, des Grecs et des Étrusques. — Système de Varron. — Il reconnaît vingt dieux principaux. — Pourquoi il les met au-dessus des autres. —Il commence son étude sur eux par exposer le système du monde d'après les stoïciens. — Unité de Dieu. — Dieu est l'âme du monde. — Degrés divers de la vie universelle. — L'âme du monde en se répandant dans les diverses parties de l'univers donne naissance à une foule de dieux. — Ces dieux sont-ils de simples abstractions ou des personnes véritables ? — Explication stoïcienne de chacun des dieux choisis. — Objections de saint Augustin. — Quand l'ouvrage de Varron a-t-il été détruit ?

 

Je vais parler, dit Varron en tête de son dernier livre, des dieux publics du peuple romain, de ceux auxquels on a élevé des temples et dressé un grand nombre de statues ; mais, suivant l'expression de Xénophane de Colophon, j'exposerai mon Opinion, sans prétendre qu'elle est la vérité. L'homme ne peut que conjecturer, à Dieu seul il appartient de savoir[156]. Ainsi, même lorsqu'il s'agit des dieux les plus importants de la cité, de ceux qui, dans cette hiérarchie céleste, occupaient la première place, il n'y avait aucune légende bien certaine, aucun dogme bien défini. Chacun exprimait ses sentiments, sans vouloir les imposer aux autres. Les théologiens ne se prétendaient pas infaillibles, et la religion n'imposait pas la foi.

Il était naturel qu'on fût amené de bonne heure à établir une sorte de hiérarchie entre les dieux. En les multipliant sans mesure on avait satisfait à ce premier sentiment de reconnaissance pour les plaisirs ou les secours qu'ils nous donnent ; mais leur nombre même nuisait à leur dignité ; l'idée de la divinité s'était trop affaiblie en se morcelant, et le besoin de grandir les dieux succéda à celui d's les multiplier. Ceux dont les fonctions étaient plus étendues, et que, par conséquent, on invoquait davantage, ceux qui rappelaient aux diverses races dont Rome était composée des souvenirs antiques et nationaux, ceux enfin qu'un accident heureux, une protection plus visible et plus efficace dans une circonstance importante recommandaient aux hommages des superstitieux, furent naturellement placés au-dessus des autres[157]. Mais pour eux, aussi bien que pour les hommes, la faveur populaire qui les élevait était sujette à mille caprices. Les plus nouveaux, comme c'est l'usage, étaient les plus fêtés. Ils avaient moins souvent que les autres rejeté les prières et trompé les espérances, et l'on désertait pour eux le culte des anciennes divinités. Il est arrivé, disait Varron, que des dieux pères et des déesses mères (Dii patres et Deæ matres) sont tombés dans le discrédit[158] ; et souvent pour de bien légers motifs. Le vieux Summanus partageait d'abord les attributions de Jupiter et était aussi honoré que lui ; mais après qu'on eut élevé à son rival. un temple magnifique, les hommages de la foule se portèrent vers l'autel le plus riche et le mieux paré, et Summanus fut tellement oublié qu'à peine les savants en connaissaient-ils le nom[159]. Ces sortes de révolutions religieuses, qui faisaient passer la faveur d'un dieu à un autre, donnèrent naissance à diverses classifications dont il est resté des traces chez les historiens et les critiques de l'antiquité. Tantôt l'on place au premier rang Jupiter, Junon et Minerve qui sont, selon Varron, les plus anciens[160] ; tantôt c'est Janus qui est mis au-dessus de tous, et les autres suivent d'après un ordre hiérarchique que, jusqu'à la fin, on conserva pour les prêtres alors même qu'on en eut adopté un autre pour les dieux[161]. Avec la mythologie grecque arriva naturellement le système des douze grands dieux ; il semble avoir été généralement accepté vers l'époque d'Ennius qui enferma leurs noms dans deux hexamètres faciles à retenir. Les Étrusques aussi avaient douze grands dieux comme les Grecs, six de chaque sexe, et on les appelait, nous dit Varron, Dii consentes et complices ; c'était le conseil ordinaire du grand Jupiter. Mais l'Étrurie.se distinguait de la Grèce, en ce qu'elle plaçait au-dessus de ces dieux d'autres plus puissants encore, les dieux supérieurs ou obscurs (Dii superiores et involuti) ; dieux plus terribles, plus grands, parce qu'on peut moins les saisir, et que Jupiter ne consulte que dans les affaires les plus graves[162].

Varron n'a adopté aucune de ces classifications pour dresser la liste de ses dieux choisis. Il comprend dans Cette classe non pas douze dieux, mais vingt, dont voici les noms Janus, Jupiter, Saturne, le Génie, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et Vesta[163]. Pourquoi les a-t-il ainsi séparés des autres, et qu'est-ce qui leur a valu l'honneur d'être mis au premier rang et étudiés à part ? Ce n'est pas seulement l'importance des emplois qu'ils remplissaient. Saint Augustin prend plaisir à montrer les plus illustres, Janus, Saturne ou Liber abaissés à des rôles peu dignes de leur majesté, chargés des détails les plus vulgaires, tandis que les emplois les plus relevés sont réservés à des dieux tout à fait inconnus[164]. Mais Varron est ici fidèle à sa méthode ordinaire. Ce n'est pas un philosophe ou un théologien qui examine les attributions des dieux et discute leur puissance ; c'est un homme d'État qui s'appuie sur les faits plus que sur les principes. Son point de départ, c'est la cité dont il accepte les opinions et les préférences, et pour décider quels dieux sont plus grands que les autres, il écoute la voix populaire beaucoup plus que les raisonnements des mythologues. Il tient donc pour dieux principaux ou choisis ceux que la cité honore plus que les autres, à tort ou à raison ; ou plutôt, comme il le disait lui-même, ceux auxquels on a élevé le plus de temples et dressé le plus de statues.

Ces statues, Varron en avait blâmé l'usage au premier livre ; ici, il paraît les accepter sans trop de peine et leur trouver quelque utilité. Saint Augustin le, lui reproche, comme u ne contradiction manifeste ; je reconnais là, au contraire, le système ordinaire de notre prudent philosophe. Dans cette occasion encore, il a commencé par exprimer son opinion personnelle, ce qu'il serait à souhaiter qu'on eût fait. Mais bientôt, quittant ces théories générales et prenant les choses comme elles sont, il s'accommode aux circonstances, et cherche à corriger au moins ce qu'on ne peut plus changer. Comme il voit que le peuple tient à ses images, il essaye d'en élever et d'en épurer le culte, puisqu'il est impossible de le détruire. Ces statues, dit-il, ne sont point des dieux, mais elles en rappellent le souvenir et les attributions. Les anciens les ont inventées afin que la vue de ccs représentations matérielles rappelât à l'esprit de ceux qui avaient été initiés aux mystères de la science la pensée de l'âme du monde et de ses parties, c'est-à-dire des dieux véritables. Ceux qui les ont figurés sous la forme humaine et leur ont donné un corps, ont pensé sans doute que l'âme de l'homme qui résidé dans son corps était faite à l'image de Dieu. Si l'on voulait distinguer les dieux par certains emblèmes, on placerait un œnophore dans le temple de Bacchus ; afin qu'en voyant le vase on se souvint de la liqueur qu'il contient et qui est consacrée à Bacchus ; de même, en voyant les statues à forme humaine, on songe immédiatement à l'âme, dont le corps n'est que l'enveloppe. Or l'âme c'est la substance dont Dieu ou les dieux sont formés[165]. Ainsi Varron, partant des représentations matérielles des dieux, y cherchait des allégories et des symboles, et prétendait les expliquer.

Son interprétation de la religion romaine était celle même que les stoïciens appliquaient au culte grec et qui s'était répandue partout avec leur doctrine. Aucune n'était alors plus généralement adoptée, aucune ne jouissait -d'un plus grand et plus légitime crédit. L'école d'Épicure, qui rapportait l'existence de tous les dieux et de leurs légendes à quelque fait de l'histoire dénaturé, semblait dépourvue de grandeur aux esprits élevés et satisfaisait mal les instincts religieux du grand nombre. Quel respect pouvait-on conserver pour ces dieux dont Évhémère racontait en détail les aventures, hommes plus forts ou plus adroits, déifiés par la sottise humaine qu'ils avaient éblouie ou dupée, tyrans habiles et prévoyants qui avaient obtenu ou exigé ce titre de dieux de leurs sujets ou de leurs flatteurs pour rendre leur renommée plus brillante ou leur autorité plus sûre ? Honorer leur souvenir, célébrer leurs fêtes, après tant de siècles, n'était-ce pas perpétuer au delà de toute mesure les flatteries de leurs courtisans ou les craintes de leurs esclaves ? On comprend dès lors ce dédain que les épicuriens conséquents, Lucrèce par exemple, manifestaient en toute rencontre pour les dieux et leur culte. Au contraire, l'interprétation stoïcienne, tout en expliquant les croyances religieuses d'Une' manière qui contentait l'esprit, leur laissait une sorte de grandeur mystérieuse dont l'imagination 'était satisfaite. Elle en rendait compte en disant que les dieux et leurs légendes n'étaient que la personnification des forces de la nature. Assurément un naturalisme grossier a été le principe de la religion de tous les peuples, et les stoïciens ne se trompaient pas en essayant de retrouver dans l'étude des phénomènes du monde l'explication des premières croyances des Grecs. Je veux bien que le plaisir de raffiner, de subtiliser, commun à toutes les sectes philosophiques, le charme d'exercer son esprit et de le lancer dans toutes les recherches les plus hypothétiques aient entra trié les stoïciens beaucoup trop loin. Ils prétendaient rendre compte de tout. Il n'était aucun petit fait de la mythologie, quelque étrange ou douteux qu'il fût, dont on ne voulût trouver l'explication dans quelque phénomène céleste : On torturait les mots, on s'épuisait en étymologies bizarres, en rapprochements forcés ; et, comme chacun renchérissait sur son prédécesseur on entassait les hypothèses. Mais le principe général sur lequel était fondée toute la science n'en restait pas moins juste et fécond, malgré cet amas d'erreurs et de témérités. Ce qu'il avait de vrai attirait les esprits sérieux, et les témérités même dont on l'avait entouré ne les rebutaient pas ; car, quelque défiant qu'on fût de toutes ces hypothèses, on ne pouvait s'empêcher d'être ébloui et charmé de ce prodigieux déploiement de pénétration et de finesse que supposaient même' les plus évidentes erreurs et les plus aventureuses audaces. C'est ce qui avait fait tant de partisans aux interprétations religieuses des stoïciens ; voilà pourquoi Varron les avait adoptées et les exposait avec complaisance dans son grand ouvrage. Il reste assez de fragments de la manière dont il exposait ce système pour qu'on puisse s'en faire une idée.

Dieu, disait-il[166], c'est l'âme du monde, c'est-à-dire le principe animé qui se mêle à la masse de l'univers, qui la gouverne par le mouvement et la raison, anima motu ac ratione mundus gubernans. On sait que le dieu des stoïciens n'est pas, comme celui d'Aristote, séparé de la matière et en dehors de la nature. Il a sa matière, sur laquelle il agit, et qui est unie indissolublement avec lui, et cette matière est le monde. Varron reproduisait ces idées : Dieu est l'âme du monde, et le monde lui-même est Dieu. Comme l'homme sage, composé de corps et d'esprit, doit à l'esprit ce nom de sage, de même le monde est appelé Dieu à cause de l'esprit qui l'anime, quoiqu'il soit esprit et corps. Ainsi le corps seul du monde n'est pas Dieu, mais ou son âme seule, ou son âme et son corps ensemble, à condition toutefois que ce ne soit pas son corps, mais son âme qui le fasse Dieu[167]. L'âme du monde est répandue partout et donne la vie à tout ; mais cette vie, quoique émanée de la même source, n'est pas partout également pure ni aussi complète. Il y a trois degrés, disait Varron, dans la vie universelle. Le premier est la vie végétative que possèdent les corps organisés sans avoir encore le sentiment. Tels sont, pour l'homme, ses os, ses ongles, ses cheveux ; dans le monde, les arbres et les plantes qui ne sentent rien et cependant croissent, s'élèvent et semblent vivre en quelque façon. Le second c'est la vie sensitive que possèdent nos oreilles, nos yeux, notre bouche, en un mot tous nos sens. Le troisième, c'est la vie intellectuelle qui n'appartient qu'à l'homme. Cette partie de l'âme du monde, cette qualité supérieure de la vie universelle, c'est vraiment Dieu. Ainsi les pierres et la terre que nous voyons et qui sont privées de sentiment, sont comme les os et les ongles de Dieu ; le soleil, la lune et les étoiles sont ses sens ; l'éther est son âme[168].

Voilà l'unité de Dieu bien clairement proclamée. Dieu non-seulement est unique, mais le monde est presque confondu avec lui et rien ne vit que de sa vie. Il faut maintenant de cette philosophie élevée redescendre aux religions populaires, et de ce Dieu un, insaisissable et immatériel arriver aux mille dieux de la fable. C'est encore par la diffusion de l'âme universelle à travers tous les éléments du monde que Varron y parvient sans trop de peine. De l'éther, qui est son siège, dit-il, l'âme de Dieu se répand dans les astres, et la partie qui les pénètre en fait des dieux aussi. De là, il s'en détache une partie encore sur la terre, qui donne naissance à la déesse Tellus ; une autre descend jusque dans la mer ; on l'adore sous le nom de Neptune[169]. C'est donc dans l'éther que réside l'âme du monde ou le principe vital dans toute sa pureté. Il se répand de là dans les divers éléments, les pénètre, les anime, et, dans chacun d'eux la partie divine qu'ils contiennent a été appelée Dieu[170].

Mais ces dieux, créés ainsi d'une émanation de l'âme du monde, ont-ils une personnalité véritable, une existence propre, comme les démons de Platon ? ou bien ne sont-ils que de simples personnifications des forces de la nature, des individus de fantaisie, inventés par l'imagination faible des mortels incapables de rapporter toute la vie cosmique à un seul être ? C'est là une question importante, car, suivant la réponse qu'on y fait, on compromet le monothéisme, ou l'on rend le polythéisme impossible. Il est difficile de savoir comment Varron l'avait résolue. Si l'on prenait à la lettre un fragment de lui conservé par Tertullien[171], on serait tenté de croire qu'il regardait les astres et les divers éléments du monde comme des dieux véritables et vivants d'une vie propre. Ils sont des êtres animés, disait-il ; et il essayait de le prouver en montrant qu'ils se meuvent et qu'ils ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Ailleurs, au contraire, il proclamait l'unité absolue de Dieu, et disait que toutes les autres divinités ne sont que des noms différents du Dieu unique[172]. Ces contradictions semblent prouver ou que Varron s'entendait mal sur ce sujet avec lui-même, ou, ce qui est plus probable, qu'il évitait de se prononcer. Les stoïciens, ses maitres, qui craignaient de choquer la foule, ne tenaient pas à s'expliquer sur ce problème délicat. Ils laissaient le peuple le résoudre à sa manière, et faire, suivant ses habitudes et son instinct, des êtres distincts et personnels de toutes ces manifestations de l'Aine du monde, tandis qu'ils ne les regardaient eux-mêmes que comme des abstractions physiques qui ne reprennent quelque existence que dans la vie générale de l'univers, et que, sans doute, ils se réservaient, comme un privilège, la croyance à l'unité ab-seine de Dieu.

Quoi qu'il en soit, voilà la porte ouverte au polythéisme. L'âme du monde, en pénétrant les éléments, va donner naissance à une foule de divinités. Pour les classer et les ordonner, il n'y a donc plus qu'à diviser la nature elle-même, à en distinguer les diverses parties, et à attribuer un dieu à chacune d'elles.

Le monde d'abord se divise en deux parties, le ciel et la terre. Déjà dans son De lingua latina, Varron, adoptant cette division, faisait remarquer qu'elle se retrouve chez tous les peuples et qu'elle est le fond de toutes les mythologies[173]. Mais ici elle ne lui suffit pas. Le ciel lui-même, ajoutait-il, se divise en deux parties, l'éther et l'air ; la terre en deux parties aussi, l'eau et le continent. De ces quatre parties, l'éther est placé au-dessus des autres, l'air ensuite, enfin l'eau et la terre. Dans la région qui s'étend des confins les plus éloignés du ciel jusqu'au cercle formé par le cours de la lune, sont placés les astres et les étoiles, âmes éthérées, dieux célestes, que non-seulement on conçoit par la pensée, mais qu'on saisit par les yeux. Entre la sphère de la lune et la région où se forment les orages habitent les âmes aériennes, qui échappent aux yeux, que l'esprit seul conçoit, et qu'on appelle Héros, Lares ou Génies[174]. C'est ainsi que, grâce à cette diffusion de l'âme universelle, le monde entier se peuplait de dieux.

Après ces réflexions générales, qui étaient fort courtes[175], car, je le répète, ce n'était pas là le véritable sujet de Varron, il revenait aux dieux choisis, à leurs attributions ; à leur culte, et cherchait à leur trouver une explication raisonnable en faisant voir que chacun d'eux n'était que la personnification des phénomènes de la nature ou des divers éléments du monde[176].

Il séparait d'abord les dieux des déesses, et rapportait plus spécialement les premiers au ciel, auquel il attribuait une puissance masculine ou génératrice, et les autres à la terre. C'est par Janus qu'il commençait. Janus, disait-il, c'est le monde[177]. On l'a appelé ainsi, ajoutait Macrobe[178], commentant Varron, du mot qui signifie aller (Janus, ab eundo) parce que le monde marche toujours et qu'il tourne sans fin sur lui-même. Voilà pourquoi les Phéniciens l'ont représenté par un serpent qui tourne en rond et se dévore la queue, voulant indiquer que le monde se nourrit de lui-même, et s'absorbe en lui. Les Étrusques le confondaient avec le ciel, et, comme tel, en faisaient une sorte de surveillant de tous nos actes[179]. Mais il était surtout censé veiller sur le commencement des actions des hommes, comme Terminus préside à leur fin. C'est en l'honneur de ces deux dieux, dont les attributions ont quelques rapports entre elles, qu'on avait ajouté deux mois à l'année, celui de janvier, qui porte le nom même de Janus, et celui de février, pendant lequel se célèbrent les Terminalia. On sait sous quelle étrange forme les anciens avaient représenté Janus et à combien d'explications différentes ce symbole avait donné lieu. Varron adoptait celle qui se rapprochait le plus de son système. Cette double ou quadruple figure lui semblait l'emblème du monde[180]. Il est probable qu'il avait pris plaisir à s'étendre sur l'histoire du vieux dieu latin. Par son caractère original, par son aspect étrange, ce dieu avait résisté à tout mélange avec ceux des nations voisines, et il avait gagné, en persistant ainsi dans sa nationalité, de rester plus honnête que les autres. Janus, dit saint Augustin[181], semble être de tous les grands dieux celui qui a mené la vie la plus pure, et je ne sache pas qu'on ait rien publié contre son honneur.

Jupiter, c'est le monde encore. Varron semble avoir résumé dans ce nom l'anima mundi, qui était son véritable dieu. Quand les stoïciens voulaient désigner leur Dieu unique et le faire connaître à la foule, ils l'appelaient de ce nom. Jupiter contenait donc pour eux le principe male et le principe femelle ; c'est en lui que se réunissait la vie universelle. Il était, comme dit Soranus, dans un beau vers fort admiré de Varron :

Progenitor, genitrixque Deum, Deus unus et omnes.

Les autres dieux n'étaient que des manifestations différentes de sa puissance : Aussi ce même Soranus supposait-il qu'en leur adressant la parole, Il leur disait

Cœlicolæ, mea membra, Dei, quos nostra potestas

Officiis diversa facit[182].

Voilà pourquoi Varron le place dans l'éther, c'est-à-dire dans cette partie du monde où réside la vie la plus pure. Il est donc le dieu suprême. C'est de lui, disait Varron, que dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Janus lui est inférieur, car, s'il préside au commencement de chaque action, conprie Jupiter tient en sa main les causes efficientes de tout ce qui arrive, c'est lui qui conduit toutes les actions à leur terme et les accomplit réellement. Ainsi la souveraineté lui revient à juste titre, car, en tout, débuter est moins qu'accomplir : Si l'une de ces choses est la première par le temps, l'autre l'est par l'importance[183]. Il est probable que Varron énumérait, en finissant, les différents surnoms que Jupiter avait reçus[184], et qu'il expliquait chacun d'eux en disant que c'était un des côtés, une des manifestations de son autorité souveraine.

Saturne a en son pouvoir les semences de toute chose[185]. Il est inférieur à Jupiter, car la cause efficiente qui fait naître les fruits préexiste à leur semence même[186]. On raconte qu'il dévorait ses enfants, parce que la semence rentre dans la terre d'où elle est sortie. Quant à la motte de terre qu'il saisit et dévora, au lieu de Jupiter, elle signifie qu'avant la précieuse invention du labourage les semences étaient enfouies et cachées dans la terre par la main de l'homme. Il tient une faux en l'honneur de l'agriculture. Si les Gaulois et les Carthaginois lui sacrifiaient des enfants, c'est que l'homme est de toutes les semences la plus exquise et la plus précieuse. Enfin la mutilation de Cœlus s'explique par la stérilité du del où rien ne vient de semence, et la faculté de reproduire que Saturne possède seul[187]. Le nom latin de ce dieu est formé du mot qui veut dire semer. Son nom grec (Κρόνος) signifie aussi le temps ; c'est que tout-fruit semé a besoin du temps pour grandir.

Neptune est cette partie de l'âme du monde qui pénètre la mer[188]. Les uns ne lui attribuent qu'une femme, Salacia, qui préside à la région inférieure des eaux de la mer ; d'autres en nomment deux, Venilia et Salacia. Venilia, c'est l'eau qui vient au rivage ; Salacia, c'est l'eau qui retourne au milieu de la mer, c'est-à-dire le reflux. — Dîs ou Orcus que les Grecs appellent Πλούτων, c'est la terre ; et sa femme Proserpine en représente la partie inférieure. — Le Génie est, selon Varron, le dieu qui préside à la naissance de toute chose (Genius, a gignere), sorte de dieu générateur en qui réside la puissance productrice et créatrice de l'univers, abstraction philosophique qui s'était bientôt précisée et diminuée. Le Génie général était devenu, dans les croyances populaires, le génie de chaque particulier, cette force par laquelle on existe, c'est-à-dire l'âme et la vie ; en sorte, dit Varron, que chaque homme a son génie[189]. — Liber n'est pas tout à fait confondu avec Bacchus, son rôle est plus grand. Il préside aux semences liquides, et non-seulement à la liqueur des fruits, comme le vin et les autres boissons, mais aux semences animales. C'était donc aussi le dieu de la génération et de la vie, ce qui explique les fêtes désordonnées par lesquelles on célébrait son culte dans l'Italie, et ce Priape qu'à cette occasion on promenait solennellement à Lanuvium et dans Rome même et qui était publiquement couronné par la plus honnête femme du pays[190] — Vulcain, c'est le feu violent qui consume et embrase, soit qu'on fasse venir son nom de vis et de violens, comme fait Varron dans son De lingua latina, soit qu'on le tire de volare, parce qu'il traverse les airs[191]. C'est du choc des nuages que naît le feu, aussi Homère raconte-t-il que Vulcain fut précipité du ciel sur la terre, car la foudre tombe du ciel. — Apollon ne se contente pas d'être le dieu des devins et des médecins ; on lui a cherché quelque attribution parmi les phénomènes célestes et on le confond avec le soleil, dont Varron faisait cependant une divinité à part qu'il rangeait parmi les dieux choisis. — Seuls, Mercure et Mars n'ont pu être rattachés à aucune partie du monde, et, dit saint Augustin, comme on n'a pu leur assigner aucune fonction parmi les œuvres de Dieu, on les a fait présider aux actions des hommes[192]. Mars est le dieu de la guerre. Mercure est le dieu du langage. Son nom latin (Mercurius, quasi medius currens) signifie que la parole est une sorte d'intermédiaire entre les hommes ; le nom qu'on lui donne en grec (Έρμής-έρηνεία) n'a pas une signification différente[193]. Il préside au commerce, parce que c'est par la parole que le marchand et l'acheteur s'entendent. Il a des ailes à la tête et aux pieds, car la parole vole dans l'air. On l'appelle messager, parce que c'est par la parole que nous communiquons toutes nos pensées.

Varron passait ensuite aux déesses ; et, comme il avait placé en tête des dieux Janus, que, quelques-uns croient être le ciel, avant toutes les autres déesses, il s'occupait de la Terre[194]. Sous ce nom, on entendait souvent des divinités différentes, et Varron n'est pas éloigné de les réunir. Il veut que la Terre soit la même chose que Junon et Cérès[195] ; qu'on l'appelle Ops, parce que le travail l'améliore — Ops, quia opere fit melior — ; Grande Mère, pour son immense fécondité ; Proserpine, parce que les blés sortent de son sein — Proserpine, quod ex ea proserpant fruges — ; Vesta, à cause des herbes dont elle se revêt[196]. L'opinion que je professe, s'empressait-il de dire pour ne point blesser les sentiments reçus, ne contredit pas celle de nos ancêtres qui admettaient plusieurs divinités distinctes. Il peut arriver que, bien qu'une chose soit une, il y ait en elle plusieurs parties différentes. Les prêtres, dans le culte qu'ils rendent à la grande déesse, sacrifient à quatre dieux confondus sous ce nom ; c'est d'abord Tellus et Tellumo, la puissance masculine qui produit la semence, et la puissance féminine qui la reçoit, puis les dieux Altor et Ruser, ainsi appelés pane que tout sort de la terre et y retourne[197]. On lui donne le nom de mère ; le tambour qu'elle porte est la figure du globe terrestre ; les tours dont elle, est couronnée rappellent les diverses villes ; les sièges qu'on place autour d'elle expriment son immobilité au milieu du mouvement général ; les Galles ou eunuques attachés à son service signifient que ceux qui manquent de semence doivent la demander à la terre, car elle contient les semences de tout ; s'ils s'agitent autour d'elle, c'est pour montrer que le repos est interdit au laboureur et qu'il lui reste toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales d'airain que leurs mains font retentir représente le bruit des instruments du labourage, et ils sont d'airain parce que les laboureurs se servaient de l'airain avant la découverte du fer. Le lion libre et apprivoisé qui la suit signifie qu'il n'y a point de terre si sauvage et si rebelle que le travail de l'homme ne puisse dompter [198]. Saint Augustin fait remarquer que Varron se garde bien de parler de la fable d'Atys et des infamies qui déshonoraient le culte de Cybèle. Ce n'est pas qu'il les ignore, ajoute-t-il, lui, le plus savant des Romains ; en n'en disant rien, il témoigne hautement qu'il les condamne.

Les fragments qui nous restent sur les autres déesses sont moins Importants. Cérès, on vient de le voir, c'est quelquefois la terre. Elle préside aussi aux semences, comme Liber, mais seulement à l'élément sec qu'elles contiennent[199]. La fable qu'on raconte de sa fille Proserpine, qui fut enlevée par Pluton, ne semble à Varron qu'un symbole de la fécondité des semences. Cette fécondité vint à manquer quelques jours, et, la terre demeurant désolée et stérile, on put croire que la fille de Cérès, ou la fécondité même, enlevée par Pluton, était retenue aux enfers. On célébra ce malheur par un deuil public et la fécondité reparut. Le retour de Proserpine fit éclater la joie et instituer des solennités. C'était le sens que Varron donnait à la plus illustre de ces fêtes, celle qui se célébrait à Éleusis. Il ajoutait que ces mystères renfermaient encore beaucoup d'autres traditions, toutes relatives à la découverte du blé[200]. — Proserpine, dans la légende que Varron vient de rapporter, représente la fécondité, fille de la terre ; ailleurs elle personnifie la partie inférieure de la terre, dont Pluton est la surface[201]. — Junon, quand on ne la confond pas elle aussi avec la terre, représente l'air. Les mythologues en font la femme et la sœur de Jupiter, parce que l'air est placé immédiatement au-dessous de l'éther que Jupiter personnifie[202] ; et, de même qu'on attribue à Jupiter les causes efficientes, elle a reçu le pouvoir des causes secondes[203]. — Minerve est la partie supérieure de l'air, et, comme la lune est placée aux dernières limites de cet élément, on a pris quelquefois Minerve pour elle. Mais c'est avec Diane que la lune a été le plus souvent confondue, et les flèches que porte cette déesse sont l'emblème des rayons de cet astre. Elle préside aussi aux chemins, et on la dit vierge parce que les chemins ne produisent rien. — Vesta, enfin, est la déesse du feu, non pas du feu violent qui dévore et que personnifie Vulcain, mais du feu plus léger qui sert à l'homme dans tous les besoins de sa vie[204].

Voilà tout ce que nous avons conservé de l'interprétation que Varron, disciple fidèle des stoïciens, donnait des dieux choisis. J'en ai fidèlement rapporté tous les débris, sans prétendre éclaircir les obscurités, ou expliquer les contradictions qui s'y trouvent. Ce serait un travail fort difficile, car tous ces passages nous sont parvenus étrangement morcelés, sans aucun des liens qui les rattachent entre eux, et rapportés par des gens qui n'avaient pas intérêt à en conserver les meilleurs endroits. Ces contradictions seraient assurément moins choquantes, si nous avions tout l'ouvrage, Mais je suis convaincu qu'elles ne disparaîtraient pas tout à fait. Là encore, Varron a dû être plus d'une fois embarrassé par ses connaissances même, et il lui a nui d'être trop savant et trop consciencieux. L'interprétation des doctrines religieuses était un champ ouvert à la fantaisie des philosophes, chacun d'eux avait imaginé son système, et Varron, qui les connaissait tous, ne savait pas se diriger au milieu de cette multitude d'opinions diverses. Saint Augustin le lui reproche avec vivacité. Il montre que Varron n'est presque jamais d'accord avec lui-même ; que, par exemple, après avoir assigné la terre aux déesses, et le ciel aux dieux, il place un assez grand nombre de dieux sur la terre et de déesses dans le ciel[205] ; qu'à propos de chaque divinité, il émet une foule d'hypothèses différentes et quelquefois opposées. N'est-il pas étrange, ajoute-t-il, de voir qu'un dieu est à la fois plusieurs choses, ou qu'une chose est à la fois plusieurs dieux ?[206] Quoique ces reproches paraissent fondés, il n'est pas moins certain qu'on devait trouver dans l'ouvrage de Varron des interprétations heureuses de la religion populaire qui la rendaient plus acceptable aux esprits élevés. La vivacité même des attaques de saint Augustin, le soin qu'il prend de mettre Varron en désaccord avec lui-même, prouvent que ces essais d'interprétation philosophique ne lui semblaient pas aussi méprisables, et qu'il y voyait un danger. Il importait au christianisme que l'absurdité de la religion qu'il combattait parût au grand jour. Il était donc l'ennemi naturel de tous ceux qui s'efforçaient, comme dit saint Augustin, de jeter un voile décent sur tant d'infamies, d'en chercher quelque raison plausible, et, à la faveur de ces prétendues explications naturelles, d'atténuer l'invincible répugnance qu'elles soulèvent dans l'âme humaine[207]. Quelques savants ont prétendu que l'ouvrage de Varron, qui existait encore au moyen âge, a été brûlé par ordre du pape Grégoire le Grand[208] ; seulement ils ne sont pas d'accord sur les motifs qui ont pu porter ce pape à le faire disparaître. Il ne voulait pas, dit Naudé, qu'on pût voir combien saint Augustin avait profité des Antiquités divines. Mais Varron est cité à chaque page de la Cité de Dieu ; c'est donc la Cité de Dieu, elle-même qu'il faudrait détruire, si l'on voulait anéantir le souvenir de ces emprunts. Je ne crois pas davantage à cette hypothèse de M. Merckel, que saint Augustin avait souvent faussé le sens des passages qu'il cite, et qu'on a voulu sauver sa réputation en brûlant un livre qui pouvait le convaincre d'infidélité. Une pareille mauvaise foi, quand elle ne répugnerait pas au caractère de saint Augustin, aurait été un bien grand danger dans un temps où le livre de Varron était entre les mains de tous les savants et servait de texte à leurs disputes. Je crois plutôt, s'il est vrai que l'ouvrage ait été anéanti par la main des papes et non par l'effet du temps, qu'on a voulu prévenir ces dangers que saint Augustin semblait craindre. Il importait que le paganisme ne pût séduire aucun esprit. Or, le livre de Varron le présentait sous des couleurs favorables. Il pouvait, en leur trouvant quelque raison d'être, réveiller ces vieilles croyances enracinées dans le cœur de tous par l'habitude et la tradition. En sorte que, dans cette hypothèse, la destruction des Antiquités divines serait encore un hommage rendu au talent de Varron. Mais rien n'est moins établi que le fait même qu'on essaye d'expliquer. Loin de croire qu'un pape ait anéanti l'ouvrage de Varron au sixième siècle, on a des raisons de penser qu'il existait encore au quatorzième. Je me souviens, dit Pétrarque, d'avoir lu tout enfant les Antiquités divines et humaines, et mon cœur est tourmenté dû regret de ce plaisir que je n'ai goûté que du bout des lèvres. Je soupçonne que cet ouvrage est caché quelque part, et voilà longtemps que le souci de le trouver me travaille, car il n'y a rien de plus douloureux dans la vie, que les inquiétudes d'une longue et vaine espérance[209]. Si Pétrarque ne s'est pas trompé, avouons qu'il est bien malheureux pour le grand ouvrage de Varron d'avoir péri au seuil des temps modernes, et de s'être justement perdu quand on retrouvait tous les autres, pour ne plus les perdre jamais.

 

VII

Que peuvent nous apprendre les Antiquités divines sur les opinions religieuses de ce temps ? — Importance de la littérature religieuse à cette époque. — Ce qu'il en faut conclure. — Les Romains étaient-ils un peuple vraiment religieux ? — Opinion des anciens à ce sujet. — Réserves des modernes. — En quel sens il faut l'entendre. — Le peuple était resté fidèle aux croyances et aux pratiques anciennes. — D'où pouvait venir cette fidélité ? — État des classes éclairées. Scepticisme de quelques-unes. — Cicéron et le De natura Deorum. — Le plus grand nombre interprète les croyances populaires au moyen des formules stoïciennes. — Varron et les Antiquités. — Comment cet état des esprits peut faire comprendre la résistance que la religion romaine opposa au christianisme.

 

Avant de nous éloigner de ce curieux ouvrage, demandons-lui ce qu'il peut nous apprendre de l'état des âmes à l'époque où il fut écrit, de la foi que gardaient encore le peuple et les gens éclairés aux traditions anciennes, de leur manière d'entendre et de pratiquer le culte officiel.

Il me semble d'abord, et avant toute recherche, que l'existence même des Antiquités divines prouve qu'on attachait une certaine importance aux questions religieuses. Et remarquons que ce livre n'était pas une de ces curiosités d'érudit qui n'ont de prix que pour quelques antiquaires. Il fut populaire autant qu'un si savant travail peut le devenir ; on le trouve cité partout avec de grands éloges, et comme un de ces livres classiques qui sont dans les mains de tout le monde. D'ailleurs, il n'était pas le seul où ces matières fussent traitées. On est singulièrement surpris, quand on lit seulement Macrobe, de voir le grand nombre d'ouvrages qui furent publiés vers ce temps sur les dieux et leur culte. Les érudits et les jurisconsultes s'occupaient de ces questions, et même les hommes d'État les plus affairés ne les négligeaient pas. Ateius Capiton, Labéon, Véranius considéraient la religion dans ses rapports avec le droit civil. Julius Modestus et Titius s'étaient occupés des féries ; Masurius Sabinus et Cincius, des fastes ; Gavius Bassus et Nigidius, des dieux en général ; Cornélius Labéon, des dieux pénates ; Verrius Flaccus et Marcus Messala avaient étudié à part Saturne et Janus ; on connaît de Vératius Pontificalis un livre sur les supplications, et de l'illustre Trébatius, l'ami de Cicéron et d'Horace, un ouvrage considérable, intitulé : De religionibus ; les Indigitamenta étaient le sujet d'un traité que Granius. Flaccus adressait à César, grand pontife, et César lui-même avait écrit sur les auspices un ouvrage dont Macrobe cite le seizième livre. Pense-t-on que des questions indifférentes au public' eussent occupé tant de monde, et qu'on se fût avisé d'écrire tant de savants livres, s'ils n'avaient pas dû trouver de lecteurs ? On peut donc voir, dans une si riche littérature, la preuve manifeste que les études religieuses obtenaient alors un certain succès, et, par suite, que la religion était moins délaissée qu'on ne le suppose.

Le témoignage des écrivains confirme ce sentiment. Les Romains ont toujours passé pour le peuple le plus religieux de l'ancien monde ; et il faut reconnaître que, si par religion on entend l'accomplissement régulier des cérémonies du culte, ils n'ont jamais cessé tout à fait de mériter cette réputation. Varron se plaint à la vérité que de son temps on se fût relâché de cette sévère et minutieuse observance des pratiques religieuses ; mais Varron se plaint toujours, et c'est son habitude de regretter le passé en toutes choses. Les religions étrangères avaient assurément modifié celle des vieux Romains : elles ne l'avaient pas détruite. Rencontrant de ce côté une résistance, elles avaient essayé de s'accommoder et de se fondre avec elle. Comme les Romains tenaient plus au culte qu'à tout le reste, elles avaient surtout respecté le culte ; les croyances avaient été plutôt changées que les pratiques, et la forme extérieure de la religion officielle était restée à peu près la même. Cette apparente immobilité et le soin qu'avaient pris les dieux nouveaux de se mêler aux anciens pouvaient faire illusion et leur communiquer à tous un air d'antiquité qui les rendît plus respectables. Il faut aussi reconnaître que si le peuple s'empressait souvent de courir aux autels des dieux étrangers, une sorte d'instinct national, une invincible fidélité à ses glorieux souvenirs le ramenait bientôt à ceux de la patrie. Les fêtes les plus anciennes étaient en somme les plus populaires ; il n'y en avait point qui fût célébrée avec plus de pompe et une foi plus vive que la procession des Saliens au mois de mars, et les naïves cérémonies des Luperques au mois de février. Enfin, si Rome pouvait s'accuser de tiédeur religieuse, quand elle songeait au passé, il lui suffisait, pour s'absoudre, de jeter les yeux sur les nations voisines. Elle n'était inférieure qu'à elle-même, mais elle 'pouvait reprendre toute sa fierté en se comparant aux autres peuples.

Il est certain que les étrangers qui la visitaient, les 'Grecs surtout, si légers, si oublieux des souvenirs et des traditions, si amoureux de la nouveauté, ne revenaient pas de leur surprise quand ils voyaient le soin qu'on y prenait d'honorer les dieux selon les formes prescrites. Les dieux présidaient vraiment à tous les actes de la vie privée ; ils semblaient dominer la vie publique. On ne commençait aucune affaire sans avoir pris les auspices[210]. Quand l'assemblée du peuple était réunie sur le Forum, tumultueuse, passionnée, personne ne prenait la parole avant qu'on n'eût lu une formule de prière[211]. Il n'y avait pas un endroit de la ville qui ne fût consacré à quelque divinité, comme il n'y avait pas un jour de l'année qui ne fût occupé par quelque fête[212]. Sans parler des temples régulièrement consacrés dont Rome était pleine (Auguste à lui seul en fit construire ou réparer quatre-vingt-deux), on sait que chaque carrefour, chaque rue, chaque maison avaient leurs chapelles et leurs sacrifices. Non-seulement on Y comptait un grand nombre de fêtes publiques, auxquelles tout le peuple prenait part, et qui suspendaient les affaires et la vie politique, mais presque tous les citoyens, selon leurs goûts ou leurs métiers, étaient groupés en corporations et en confréries qui sacrifiaient à leurs jours et fêtaient les dieux qu'elles s'étaient choisis. Chaque famille avait ses cérémonies et son culte, qui se célébraient tantôt au foyer domestique, tantôt dans quelque temple voisin. Et il ne faut pas croire que la multiplicité de ces fêtes, pas plus que leur antiquité, leur eût fait rien perdre de leur importance. On regardait comme un crime de négliger celles de la famille ; la guerre même ne donnait pas le droit d'y manquer. Quant à celles de l'État, elles étaient confiées aux premiers magistrats, et le soin de les présider passait pour un des plus sérieux devoirs de leur charge. On élisait un dictateur pour planter un clou sacré dans le temple de Jupiter, comme pour repousser Pyrrhus ou résister aux Samnites ; le plus prudent des généraux abandonnait son armée, en présence d'Annibal, pour aller à Rome prendre les auspices ; il manquait l'occasion de vaincre si les poulets sacrés ne voulaient pas manger, et quoiqu'il eût beaucoup d'ennemis, personne ne songeait à l'en reprendre. On comprend que ce souci d'accomplir les cérémonies publiques ou privées, cette fidélité aux pratiques prescrites, qui s'attiédissait à la fin, mais ne s'est jamais perdue, eussent singulièrement frappé les Grecs. Le philosophe Posidonius, qui n'avait rien vu de pareil chez lui, disait hautement que la dévotion des Romains tenait du prodige[213]. Les Romains eux-mêmes s'en faisaient gloire, comme de leur plus belle qualité. Si l'on nous compare aux peuples étrangers, disait Cicéron[214], on verra qu'ils nous ont égalés ou surpassés dans tout le reste ; mais nous valons mieux qu'eux par notre façon d'honorer les dieux. Cette opinion s'enracina au point d'être un des principaux obstacles que les chrétiens rencontrèrent quand ils voulurent renverser le paganisme. En abandonnant sa religion et ses dieux, Rome craignait d'être ingrate envers ce qui l'avait fait la maîtresse du monde[215]. Polybe lui-même, le moins superstitieux des hommes, trouve, comme tout le monde, que la religion a beaucoup servi aux succès des Romains. Ce qui fait le salut de Rome, dit-il, c'est ce qu'on blâme chez les autres peuples, je veux dire la crainte exagérée des dieux. La religion y a une influence si grande et si étrange sur les affaires des citoyens et sur celles de l'État, que cela passe tout ce qu'on peut imaginer. Bien des gens en pourront être surpris. Pour moi, je ne doute pas que le législateur, en agissant ainsi, n'ait voulu contenir la multitude. Si les États étaient composés uniquement de gens sages, peut-être pourrait-on se passer de ces sortes d'institutions. Mais, comme la foule est de sa nature inconstante et emportée, pleine de passions déréglées et de violences aveugles, il a fallu la retenir par la crainte de l'inconnu et tout cet appareil de fictions effrayantes. Et pour prouver que les Romains y ont réussi, il rappelle qu'ils sont honnêtes, intègres, incapables de voler l'État ou les particuliers ; tandis que chez les Grecs, si l'on confie un talent à ceux qui manient les deniers publics, on a beau prendre dix cautions, autant de serments et deux fois plus de témoins, on a peu de chances de les obliger à vous rendre votre dépôt[216].

Telles sont les opinions des philosophes anciens ; mais, de nos jours, on est plus difficile, et Rome est traitée avec moins de faveur. Les esprits élevés, et qui se font de la religion une idée plus pure, ne mesurent pas son importance uniquement sur les services qu'elle rend à l'ordre public. Ils se demandent si on lui fait vraiment un grand honneur de la regarder comme un excellent moyen de police à l'usage de la foule, ou, si l'on veut, comme un certain poids qui seul est capable de tenir les peuples (Bossuet) ; et ils sont peu sensibles à ce genre de mérite que célèbre Polybe. Le nombre et la régularité des cérémonies, qui cause tant d'admiration à Denys d'Halicarnasse, ne les touchent pas davantage ; car ils disent, avec Pythagore, que les dieux olympiens tiennent plus aux dispositions du cœur qu'au nombre des victimes[217]. Enfin ils pensent que la piété véritable est l'effort de l'âme qui, par la méditation intérieure et la prière spontanée, s'élève jusqu'à Dieu, et font peu d'état de cette dévotion fastueuse qui se complaît en des pratiques minutieuses et infinies, qui n'exige qu'un hommage extérieur et ne réclame pas la foi. Voilà pourquoi ils trouvent que Salluste a eu tort de dire, et tous les philosophes anciens de répéter avec lui, que les Romains étaient les plus religieux des hommes, nostri majores, religiosissimi mortales[218].

Mais ne sont-ils pas aussi trop sévères ? Sans doute il est mieux de chercher Dieu librement, en dehors des formules, et par un élan de l'âme ; de se sentir attiré vers lui, pour lui-même et parce qu'on éprouve un ardent désir de sortir des choses finies et de s'attacher plus haut. Mais, si c'est là la forme la plus élevée du sentiment religieux, ce n'en est pas la seule. II se fait jour de diverses manières suivant le génie différent des peuples. Il y a mille routes pour aller à Dieu, a dit un sage ; quel que soit le chemin qu'on prenne, c'est beaucoup qu'on l'aperçoive à l'horizon même éloigné et qu'on se dirige vers lui de quelque façon. Le seul état de l'âme qui soit vraiment contraire au sentiment religieux, c'est cette tendance qu'on éprouve à se complaire en ses œuvres, à mettre en soi tant de confiance qu'on n'ait plus besoin de chercher ailleurs de soutien, et qu'on soit tenté de croire qu'on est à soi-même sa raison d'être. Les Grecs y ont cédé quelquefois ; et il faut bien reconnaître qu'après avoir accompli tant de grandes choses et enfanté tant de chefs-d'œuvre, il leur était naturel de se laisser entraîner à l'admiration qu'ils excitaient, de se contempler avec complaisance, de s'enivrer d'eux-mêmes jusqu'à entreprendre de se passer de Dieu. Il en était bien autrement chez les Romains. Jamais peuple ne fut moins disposé aux folles présomptions et n'envisagea plus froidement l'homme et la vie. Comme il se sentait limité de toutes parts et impuissant aux choses les plus essentielles, il jetait autour de lui un regard inquiet pour découvrir cette force qui le dominait et qu'il ne trouvait pas en lui-même. De la conscience profonde qu'il avait de son infirmité, il s'élevait à l'idée d'un pouvoir supérieur, et ce pouvoir, qu'il l'appelât d'un seul nom ou de plusieurs, il ne le perdait jamais de vue et se supposait toujours sous sa main. C'était là assurément une disposition religieuse. Si, dans la suite, Rome ne l'a pas laissée s'épanouir en liberté, si elle l'a emprisonnée comme à plaisir dans mille pratiques gênantes et commandées, il n'en faut pas être surpris. C'était sa tendance d'aimer la régularité en toute chose et de tout soumettre à la loi. Elle a fait de la religion un moyen de gouvernement, parce que dans cette race, fille de la discipline, et qui se sentait destinée à gouverner le monde (genus imperiosum), toutes les forces vives durent concourir à fortifier l'État. Personne n'était choqué qu'on eût mis ainsi les croyances et la foi sous le joug ; le peuple s'y soumettait sans trop de peine, les philosophes vantaient ce bel ordre, et, jusqu'au christianisme[219], pas une voix ne s'éleva pour s'en plaindre. C'est ce qui prouve qu'en agissant ainsi Rome obéissait à une sorte d'instinct national. Le culte une fois constitué se perpétua sans trop de changement, grâce à cet esprit de conservation qui distingue ce peuple, et aussi parce que son peu de goût pour la poésie, et sa pauvreté d'imagination, éloignaient de lui une des causes qui ont amené le plus de variations et d'incertitudes dans la religion des Grecs. Celle des Romains se maintint presque la même, et, en vieillissant, devint plus vénérable. L'âge lui rendit une partie de cette autorité que le scepticisme lui enlevait. Les cérémonies, quelle qu'en fût la signification ou l'origine, gagnèrent du temps une sorte de consécration. Denys d'Halicarnasse, un étranger, était saisi d'une respectueuse surprise quand il voyait ces rites anciens si pieusement conservés, ces sacrifices célébrés comme au temps de Numa, ces dieux servis sur des tables de bois, dans des plats de terre et avec une frugalité qui faisait honte au luxe insensé de son temps[220]. Combien les Romains ne devaient-ils pas être plus touchés encore ! Quintilien nous dit que de son temps on ne comprenait plus les vers que chantaient les Saliens et les Arvales[221]. Mais qu'importe, si le peuple, en les écoutant, se rappelait le passé, s'il plaçait sur ces chansons obscures le souvenir des jours qu'elles avaient traversées et des hommes qui les avaient pieusement répétées ? Elles commandaient le respect aux plus indifférents, et la foule, qui est disposée à être crédule, ne les pouvait entendre sans émotion. Or l'émotion et le respect sont des éléments de l'esprit religieux, et il faut bien reconnaître qu'il reste quelque vie dans un culte qui sait ainsi les provoquer.

Il y avait donc quelque chose de vivant au fond de la religion romaine, quoiqu'elle fût réglée par la loi, imposée par le pouvoir, et moins intime et spontanée qu'extérieure et officielle. Il faut bien le croire pour comprendre qu'elle se soit maintenue si longtemps, et que, malgré les redoutables ennemis qu'elle avait rencontrés, je veux dire les cultes étrangers et le scepticisme philosophique, elle ait pu durer encore au temps de Varron et de Denys d'Halicarnasse. Qui sait même si sa longue et persistante durée ne doit pas être en partie attribuée à ces causes qui devaient apparemment la détruire ? Un des caractères de ces religions où les pratiques extérieures dominent, c'est qu'une fois enracinées chez un peuple elles ont plus de chances de s'y maintenir. Quand on laisse plus de place à l'initiative des individus, à leurs réflexions personnelles, la religion est certainement plus vivante, mais par là même plus exposée à ces crises qui signalent la vie et la compromettent. La foi librement acceptée réunit souvent les peuples et lés entraine dans un admirable élan ; mais aussi que de divisions et de défaillances n'amène pas la libre recherche ! C'est un péril qu'évitent les religions qui sont plus soucieuses des pratiques que des croyances. Comme on y réfléchit peu, et que la foi s'est accoutumée à se traduire par des actes extérieurs plutôt que par des discussions avec les autres, ou des méditations avec soi-même, le doute a plus de peine à y pénétrer. En même temps les pratiques étant fort nombreuses et rigoureusement imposées pénètrent profondément dans la vie de tous les jours ; elles s'y font une large place et prennent lès gens par l'habitude. L'habitude est le dernier lien, et un des plus forts, qui rattache un peuple à un culte qui s'éteint. Elle survit chez lui aux croyances perdues et peut le rendre capable de fanatisme, alors même qu'il n'est plus capable de foi.

On le vit bien quand le christianisme essaya de s'établir à Rome. Il lui fallut trois siècles de combat pour se faire accepter, malgré sa supériorité si frappante. C'est qu'il n'eut pas seulement à lutter contre le pouvoir et la loi armés pour protéger un culte officiel, faibles obstacles après tout et qui soutiennent mal l'attaque des idées nouvelles ; le peuple s'est soulevé pour la défense de sa religion menacée, et, jusqu'aux derniers temps, il a résisté avec une fureur terrible. Combien de fois, dit Tertullien, ne nous a-t-il pas accablés de pierres, et n'a-t-il pas mis le feu à nos maisons ? Dans la fureur des bacchanales on n'épargne pas même les morts. Oui, l'asile de la mort est violé. Du fond des tombeaux, où ils reposent, on arrache les cadavres des chrétiens, quoique méconnaissables et déjà corrompus, pour les insulter et les mettre en pièces[222]. Si le peuple était dans ces dispositions au troisième siècle après Jésus-Christ, ai-je eu tort de prétendre que, soit respect du passé, soit tyrannie de l'habitude, il était encore attaché à sa religion plus qu'on ne l'a dit à l'époque de Varron ?

Mais il n'en pouvait être tout à fait de même des gens éclairés. Ceux-là, dès leur jeunesse, vivaient dans le commerce des grands esprits de la Grèce. On leur faisait lire et admirer Épicure et Platon, Zénon et Évhémère, tous ces sages qui niaient ouvertement les religions populaires, en ne reconnaissant qu'un Dieu, ou qui les détruisaient avec plus d'adresse, sous prétexte de les expliquer. Au sortir de cette éducation philosophique dont c'était le premier effet de donner des notions plus élevées sur la religion et sur Dieu[223], il leur était bien difficile de conserver un grand respect pour ce culte encombré de vaines pratiques et de puériles superstitions. Sans doute ils en observaient exactement les préceptes en public, et même, comme magistrats, ils affectaient d'en célébrer l'excellence ; mais une fois qu'ils cessaient d'être des personnages officiels, ils reprenaient toute leur liberté et en usaient largement, soit dans leurs entretiens, soit dans leurs écrits. Coulpe on était bien 'sûr que le peuple ne les lirait pas, on y parlait sans contrainte, et les Pères de l'Église ont fait remarquer plus d'une fois que les philosophes avaient obtenu le droit de tout dire[224]. Pourtant, parmi ces sceptiques avoués, il y avait encore des degrés ; leurs opinions et leur langage étaient différents, suivant qu'ils se sentaient plus attirés vers les idées de la Grèce ou vers les institutions de leur pays, selon qu'ils se préoccupaient plus d'être philosophes ou hommes d'État.

Les deux hommes qui me semblent le mieux marquer ces différences sont ceux-là même que, dans tout le cours de ce livre, j'ai comme fatalement opposés l'un à l'autre, que leur communauté d'opinions et leur diversité de caractère ont constamment réunis et séparés dans leurs ouvrages, comme dans leur vie, qui ont traité les mêmes sujets, comme ils servaient la même cause, c'est-à-dire en marchant à peu près au même but, mais par des routes fort éloignées, Cicéron et Varron. Ici encore nous pouvons les mettre aux prises. Cicéron, lui aussi, avait été amené, soit par ses études politiques, soit par ses spéculations de philosophie, à toucher aux questions religieuses. Mais, tandis que Varron semble vouloir les réduire à leurs côtés pratiques et appliqués, qu'il fuit avec soin les grands problèmes et les recherches spéculatives, Cicéron prend plaisir à s'y arrêter. La religion romaine ne l'occupe pas uniquement, et, dans un de ses plus importants ouvrages, il s'élève jusqu'au fondement même de toute religion, c'est-à-dire l'existence et la nature des dieux.

Le De natura Deorum est certainement un livre fort curieux, qui contient un résumé clair et brillant des doctrines grecques sur ce sujet délicat ; mais quelque plaisir qu'on ait éprouvé à le lire, on ne le quitte pas sans une profonde surprise, ou plutôt sans un vif mécontentement : l'ouvrage n'a point de conclusion. Un épicurien et un stoïcien y exposent les théories de leur école ; un académicien les combat vigoureusement tous les deux. Une fois les divers systèmes débattus et ruinés l'un par l'autre, on attend que l'auteur nous découvre son opinion et l'établisse solidement ; il n'en est rien. L'épicurien, dont les doctrines sont mal assurées, déclare que les raisons de l'académicien lui semblent convaincantes. Pour moi, ajoute Cicéron en finissant, je trouvai celles du stoïcien plus vraisemblables. Voilà tout ; c'est-à-dire que sur une des questions les plus graves qu'on puisse agiter et dont la solution importe à toute la vie, Cicéron, après un long débat, aboutit à une simple probabilité exprimée sèchement et sans preuves. C'est bien peu, si l'on songe que le sceptique a parlé après les autres, qu'il a le dernier mot, et que l'on reste sous l'impression des arguments par lesquels il a prétendu établir que l'existence de Dieu est une hypothèse et la Providence une chimère[225]. Cicéron, qui prévoit bien les objections qu'on va lui faire, essaye d'avance d'y répondre. S'il n'a pas pris parti plus résolument pour l'un des combattants, c'est qu'il voulait rester fidèle à l'esprit de la secte qu'il fait profession de suivre. En sa qualité d'académicien, il ne devait pas affirmer, mais se contenter d'une vraisemblance. Ne valait-il pas mieux, d'ailleurs, que chacun se décidât par lui-même et sans se laisser entraîner à l'autorité d'un maître ! C'est pour qu'on pût le faire qu'il a exposé les arguments principaux des divers philosophes. Quant à ce qui le concerne, il ne reconnaît à personne le droit de lui demander son opinion. Ceux qui veulent la savoir, dit-il, sont en vérité trop curieux[226]. Je doute fort, pour ma part, que ces curieux se contentent de pareilles raisons. Ils pensent que lorsqu'on reprend pour son compte ces questions qu'agite éternellement le genre humain, lorsqu'on entreprend d'en faire des leçons aux autres, c'est qu'apparemment on est soi-même décidé ; et alors il faut parler sans détours. Il serait trop commode, en vérité, d'attaquer le système des autres sans découvrir le sien, trop périlleux d'ébranler les convictions, sans leur donner le moyen de se raffermir. Il n'y a point de sujet sur lequel il soit plus nécessaire de s'entendre nettement avec soi-même, et, quand on entreprend d'en parler, de se faire entendre clairement aux autres. Pourquoi donc Cicéron a-t-il si obstinément refusé de le faire ? Serait-ce qu'il ne croyait pas à l'existence de Dieu, et que, jugeant trop périlleux de le dire, il voulait se contenter de le laisser entendre ? C'est certainement la première pensée qui vienne à l'esprit, et elle semble confirmée par un certain air de réticence, et le soin qu'il paraît prendre de faire soupçonner qu'il est plus résolu qu'il ne le paraît. Toutefois, j'ai quelque peine à croire que le doute de Cicéron fût aussi absolu qu'on pourrait l'induire de son silence. Ces opinions décidées, ces dénégations hardies me semblent ne pas convenir à son caractère chancelant, et peu compatibles avec son respect ordinaire de l'opinion générale. Athéisme, marque de force, a dit Pascal ; et certainement, pour s'avouer à soi-même un scepticisme absolu, il faut beaucoup d'énergie et de résolution. Ne cherchons donc pas dans le De natura Deorum autre chose que ce qui y est ouvertement, c'est-à-dire l'aveu de grandes difficultés dans la solution de ces problèmes, d'obscurités épaisses que le génie des plus grands philosophes n'a pas suffi à dissiper, de recherches incertaines qui aboutissent moins à la vérité qu'à la vraisemblance, à une affirmation décidée qu'à un invincible désir du cœur. N'est-ce pas encore aujourd'hui à ce point qu'en est restée, malgré tant de beaux systèmes, l'étude philosophique de Dieu et de ses rapports avec le monde ? Quant à cette vive attaque de Cicéron contre les doctrines stoïciennes, les plus nobles sans doute de l'antiquité ; n'y faut-il pas voir d'abord la difficulté qu'un esprit critique et exigeant éprouve à être complètement satisfait sur ces graves et obscures questions ? Supposons qu'un sage, dont l'âme est naturellement élevée, dans ses réflexions solitaires, arrive à saisir Dieu. Cette notion qu'un effort d'intuition lui a donnée est chez lui plus étendue parce qu'il n'éprouve pas le besoin de l'enfermer dans le cadre d'un système, et comme il ne l'a encore qu'entrevue et qu'il ne songe pas à la préciser sous une forme scientifique, l'obscurité même et le demi-jour lui donnent des proportions plus vastes. Dieu. lui apparaît plus grand, plus parfait, dans ce lointain où il l'aperçoit, Quand de là il vient aux divers systèmes qui ont essayé d'expliquer cette notion confuse, de la préciser pour la définir, et qui nécessairement l'abaissent en la définissant, on comprend qu'il ne soit pas tout à fait satisfait, qu'il ne trouve en chacun d'eux qu'une parcelle de vérité, et qu'il les sente tous dépassés par cette notion obscure mais immense qu'il porte en lui-même. A ces raisons générales, qui empêchaient Cicéron de se contenter entièrement du système d'aucune école sur ce sujet, se joignaient des motifs particuliers qui devaient l'éloigner de l'école stoïcienne. Évidemment cette école voulait se mettre bien avec le public, avec les ignorants même et les vieilles femmes. Elle acceptait tous les dieux et toutes leurs fables ; elle se chargeait de leur trouver une signification qui les rendît plus respectables ; les oracles, les présages, les rêves, les réponses des aruspices, les mensonges des augures ne lui répugnaient pas, elle prétendait les expliquer, et, en les expliquant, elle les accréditait[227]. C'était assez pour éloigner Cicéron. Personne n'était plus ennemi que lui de ces foliés populaires[228], et il devait se sentir peu d'attrait pour une secte qui leur était si complaisante. On comprend donc qu'attiré d'un côté par les éclatantes vérités que cette noble école avait proclamées, repoussé de l'autre par la faveur qu'y trouvaient les superstitions, il se contentât de dire que la vraisemblance était pour elle, sans oser affirmer qu'elle avait conquis la vérité.

On ne peut douter qu'un ouvrage aussi important que le De natura Deorum n'ait été lu avec un grand intérêt des contemporains. Mais a-t-il satisfait les esprits et exercé sur eux beaucoup d'influence ? Deux raisons m'empêchent de le croire. D'abord, il est impossible qu'on n'ait pas été choqué d'une conclusion aussi incertaine, et qui semblait attaquer, avec l'existence de Dieu, le principe même de toute religion. On en fit assurément de grands reproches à Cicéron, car nous voyons qu'il essaye d'y répondre dans son traité sur la Divination. Il y dit expressément que l'académicien Cotta cherche plus à réfuter les arguments des stoïciens qu'à ébranler l'existence de Dieu[229]. L'existence d'un être éternel et tout-puissant, ajoute-t-il plus loin[230], qui mérite notre admiration et nos respects, ne saurait être mise en doute quand on regarde la beauté de l'univers et l'ordre des phénomènes célestes. II faut donc travailler à étendre la religion, qui est liée à la connaissance de la nature, et en même temps arracher toutes les racines de la superstition. Mais ici encore il ne satisfaisait pas tout à fait les gens sages. Si, en professant si ouvertement l'existence de Dieu, il calmait quelques inquiétudes, cette guerre violemment déclarée à la religion populaire, aux augures et aux devins, semblait à beaucoup pleine de périls. Était-il bien conforme aux traditions anciennes de vouloir ruiner ainsi tant de vénérables institutions ? Personne n'y croyait sans doute, mais on s'entendait pour les conserver. Les augures éclataient de rire en se regardant, mais ils restaient augures et notaient le vol des oiseaux, parce que les aïeux l'avaient ainsi réglé. Tels étaient les sentiments des vrais Romains. Ils se tenaient fort en garde contre les témérités et les irrévérences de la philosophie grecque ; et, comme Cicéron essayait de les faire pénétrer à Rome en les protégeant de son autorité consulaire et de son admirable talent, ils l'accusaient avec vivacité de s'y trop complaire, et jusqu'à oublier, dans ces spéculations chimériques, les traditions et l'esprit de son pays. Ce reproche blesse visiblement Cicéron, et au soin qu'il prend d'y répondre dans ses préfaces, on devine que ceux qui le lui adressaient devaient être nombreux et puissants.

C'était, à ce que je pense, la plus grande partie des gens éclairés. Ceux-là ne voulaient pas rompre ouvertement avec la religion de leur pays, soit par prudence et pour éviter les violentes secousses qu'amènent ces changements, soit par une sorte de souvenir pieux et de complaisance secrète pour des croyances ou des cérémonies qui se trouvaient liées à toutes les gloires de la patrie. Les hommes de gouvernement, préoccupés de l'état de la république ébranlée par tant de nouveautés, craignant que la chute de la religion n'entraînât le reste, en un temps surtout où il n'y avait rien de bien solide, au lieu de chercher, comme Cicéron et les académiciens grecs, des motifs de douter, cherchaient au contraire des raisons de croire ; ils blâmaient ces discussions de principes qui affaiblissent les religions populaires[231], et se faisaient ouvertement les défenseurs de la religion officielle et du culte ancien. Mais, comme il est mal aisé de soutenir efficacement ce qu'on regarde comme un mensonge et qu'on n'aime pas à se sentir complice d'une comédie, ils auraient bien voulu trouver quelque raison de prendre leur rôle au sérieux, quelque moyen d'épurer la religion populaire qui leur permît de la pratiquer et de la défendre avec plus de conviction. Ce moyen, la doctrine stoïcienne était merveilleusement propre à le leur offrir. Elle leur disait : Ce culte, qui vous semble si absurde, il ne s'agit que de l'interpréter, de trouver la vérité cachée au fond de toutes ces allégories ridicules. Le peuple, incapable de saisir dans son ensemble ce Dieu qui anime la nature entière, l'a divisé et morcelé, comme pour le réduire aux proportions de son esprit[232] ; mais vous, au delà de ces mille divinités, créations de la faiblesse humaine, apercevez ce Dieu unique, et que vos prières, adressées à Saturne ou à Jupiter, comme celles de la foule, se rapportent à lui seul. Telle était, en quelques mots, cette interprétation stoïcienne que Varron faisait connaître aux esprits élevés de sort temps. Par elle, sans avoir l'air de penser autrement que tout le monde, sans ébranler l'État qui supporte mal ces grandes révolutions religieuses, les gens sages donnaient quelque satisfaction aux sentiments de leur âme élevée au-dessus du polythéisme par la philosophie de la Grèce ; et cette satisfaction leur suffisait pleinement. Tandis que le peuple, réduit à ses grossières croyances qu'il ne savait pas épurer comme eux, et sentant en lui un instinct religieux qu'elles ne pouvaient contenter, allait partout chercher d'autres superstitions, eux blâmaient sévèrement ces emprunts étrangers ; ils proclamaient qu'il fallait s'en tenir au culte national, et, grâce aux interprétations que la philosophie leur fournissait de ce culte, ils n'éprouvaient aucun besoin de prendre ailleurs d'autres croyances et regardaient sans envie les cultes des autres peuples. Nous en trouvons, dans les fragments de Varron, une preuve évidente. Ses recherches l'avaient conduit à connaître la religion des Juifs. Il en parle avec respect, il félicite ce peuple de croire à l'unité de Dieu et de l'honorer sans images. Mais il ne va pas plus loin, et, soumettant ce culte à ses interprétations ordinaires, il fait de Jehova un autre nom de Jupiter[233]. Ce fait curieux nous prouve qu'au temps de Cicéron cette manière d'interpréter la religion romaine suffisait si bien, même aux esprits les plus distingués, qu'elle leur cachait ce qu'il y avait de plus élevé, de plus divin, dans les autres cultes.

Tel était l'état religieux de la société romaine à l'époque où parut le grand ouvrage de Varron, c'est-à-dire peu avant que le christianisme essayât d'y pénétrer. Il importait de le faire connaître, à l'aide des indications que Varron nous donne, pour comprendre les vives résistances qui accueillirent la religion nouvelle. Elle rencontra en face d'elle un peuple dont la plus grande partie, par tradition ou par habitude, restait attachée au culte ancien, des gens éclairés qui s'en contentaient en l'interprétant et le réduisaient à n'être plus qu'une sorte de philosophie naturelle. Ceux-ci devaient s'opposer avec passion à la nouvelle doctrine, ceux-là lui offraient peu de prises et elle se heurtait tout ensemble contre la haine populaire et l'indifférence des hautes classes. C'est ce qui explique la lenteur de ses premiers progrès.

 

 

 



[1] Servius, in Æn., X, 175 : Nigidius autem solus est post Varronem, licet Varro præcellat in theologia, hic in communibus litteris.

[2] Templorum omnium conditor ac restitutor (Tite-Live, IV, 20).

[3] Il faut rendre cette justice à Ovide qu'il paraît lui-même fort étonné de son nouveau rôle. Après avoir rappelé qu'il a chanté les amours avant de célébrer les dieux, il ajoute : Qui pouvait croire que j'arriverais là par une pareille route (Fastes, II, 8).

[4] Fastes, I, 7 ; IV, 11.

[5] C'est ce que dit formellement Lactance (Inst. div., I, 6) et dans les termes même que je viens d'employer.

[6] Voir entre autres le IVe volume des Antiquités romaines de Becker, rédigé par M. Marquardt, et surtout le beau livre que vient de publier M. Preller (Römische mythologie, Berlin, 1858), livre si complet, si savant, et d'une science si française. Je me suis beaucoup servi de ces deux ouvrages.

[7] De civ. D., VI, 3.

[8] In Æn., VI, 703.

[9] S. Augustin, De civ. D., VI, 2.

[10] Id., IV, 31. Ad Deos colendos velut religiosus hortatur.

[11] Tous ces passages sont tirés de saint Augustin, De civ. D., IV, 31. Voir aussi Arnobe, VII, 7.

[12] Cicéron, De nat. Deor., I, 23.

[13] Cicéron, De rep., II, 14 : Multa constituit (Numa) sed ea sine impenses.... sacrorum ipsorum diligentiam difficilem, apparatum perfacilem esse voluit.

[14] Servius, in Æn., VIII, 349.

[15] De nat. Deor., II, 3.

[16] Festus, v. Religiosi : Religiosi dicuntur qui faciendaruan prætermittendarumque rerum divinarum secundum morem civitatis delectum habent.

[17] Festus (v. Rituales) le dit positivement.

[18] De nat. Deor., III, 2.

[19] Lucil. fragm.

[20] Cicéron, De Divin., I, 15.

[21] Cicéron, De nat. Deor., I, 26. De Divin., II, 24.

[22] S. Augustin, De civ. D., IV, 27.

[23] De civ. D., VI, 5.

[24] De civ. D., VI, 6.

[25] Tite-Live, XLIII, 13.

[26] Tite-Live, XLIII, Préface.

[27] S. Augustin, De civ. D., III, 4.

[28] Servius, in Æn., XI, 787. — Cette incrédulité de Varron surprenait beaucoup les commentateurs, gens d'ordinaire fort crédules. Aussi Servius l'appelle-t-il expugnator religionis, tout comme on donnait à un savant chrétien le nom de dénicheur de saints. Du reste, Varron était lui-même quelquefois très-crédule, et il acceptait des miracles au moins aussi surprenants que ceux qu'il rejetait ailleurs. Par exemple, il disait qu'à Paphos, quelque pluie qu'il tombât dans les environs. Il ne pleuvait jamais sur le temple de Vénus (Servius, in Æn., I, 415). On croyait aussi qu'on pouvait, par des charmes, attirer chez soi la moisson du voisin (Id., in Eclog., VIII, 99).

[29] De civ. D., XVIII, 10.

[30] De civ. D., VI, 2.

[31] De civ. D., VI, 5.

[32] S. Augustin, De civ. D., VI, 6.

[33] C'est l'opinion de Balbus qui représente, dans cet ouvrage, la doctrine stoïcienne (II, 24).

[34] S. Augustin, De civ. D., VI, 4.

[35] S. Augustin, De civ. D., IV, 22.

[36] S. Augustin, De civ. D., IV, 31.

[37] Varron, Ménippées, Éd. Œhl., p. 149.

[38] Antiquités Romaines, II, 22. Denys avait aussi très-probablement tiré de Varron ce qu'il dit des Pontifes (II, 70 et sq.) ; tous ces passages peuvent se rapporter au deuxième livre de Varron.

[39] Aulu-Gelle, X, 15.

[40] Nonius, v. Grandire : Cum aut humus semina recipere non possit, aut recepta non edat, aut edita grandire nequeat. Quelques Mss de Nonius rapportent ce passage au livre I.

[41] De leg., II, 13.

[42] Nonius, v. Liquidum.

[43] Servius, in Æn., III, 359.

[44] Lactance, Inst. div., I, 6. Fréret accepte cette étymologie dans un excellent mémoire sur les sibylles, Mém. de l'Acad. des insc., t. XIII, p. 187. Voyez aussi Servius, in Æn., III, 445.

[45] Servius, in Æn., VI, 36.

[46] Voyez Lactance et Servius, loc. cit. Toutes ces difficultés ont été parfaitement éclaircies dans l'excellent ouvrage de M. Alexandre : Oracula sibyllina, II, p. 154 et sqq.

[47] Servius, in Æn., III, 445 ; VI, 36 et 74. La difficulté de lire les livres sibyllins était passée en proverbe. Voyez Plaute, Pseud., I, 1, 23.

Hæc quidem, Pol, credas, nisi Sibylla legerit,

Interpretari alium posse neminem.

[48] On créa d'abord, pour garder les livres sibyllins, des duumvirs, puis des décemvirs, puis enfin des quindécemvirs.

[49] Antiquités Romaines, IV, 62.

[50] Aulu-Gelle, VI, 12.

[51] Macrobe, Sat., III, 2. Servius, in Æn., IV, 219.

[52] Macrobe, Sat., I, 9.

[53] Servius, in Ecl., V, 66.

[54] Servius, in Æn., III, 134.

[55] Servius, in Æn., II, 512. Varron donnait sans doute en cet endroit de son ouvrage, quelques détails sur la construction des temples, et c'est là qu'il est naturel de rapporter un fragment cité par Servius (in Æn., I, 505), et où il est dit qu'on les construisait en forme de tortues.

[56] Servius, in Æn., II, 225.

[57] Macrobe, Sat., I, 8.

[58] S. Augustin, De civ. D., VI, 7. Varro dixit.... ubi Capitolina jura pandebat, etc. Ces mots prouvent bien que c'est à ce livre de Varron qu'il convient de rapporter ces détails.

[59] S. Augustin, De civ. D., IV, 29. Saint Augustin ne dit pas positivement qu'il a pris cette histoire dans Varron, mais il le laisse entendre.

[60] On ne s'entend pas bien sur la signification de ce mot. Du reste, les anciens n'étaient guère mieux fixés que nous sur ce sujet, et il y avait des opinions très diverses sur ce qu'il fallait entendre par sacer, sanctus et religiosus. Voyez Macrobe, Sat., III, 3 et Festus, v. Religiosi. Aulu-Gelle (IV, 9) conclut une discussion sur ce mot en disant : Religiosa sunt qua non vulgo ac temere, sed cum castitate cerimoniaque adeunda et reverenda.

[61] Aulu-Gelle, XIII, 12.

[62] Nonius, v. Labasci.

[63] Cicéron, De resp. har., 15.

[64] Varron, De L. L., V, 49.

[65] De civ. D., III, 17.

[66] Macrobe, Sat., VI, 4.

[67] Il renvoie deux fois à ses Antiquités : 1° à propos du dies poplifugia il dit : de quibus rebus Antiquitatum libri plura referunt (De L. L., VI, 18) ; 2° à propos des purifications (februatio) : Lupercalia februatio, ut in Antiquitatum libris demonstrari (Id., 13). Le chapitre que, dans ses Saturnales (I, 16), Macrobe a consacré aux féries, contient trois citations de Varron ; c'est peut-être de là qu'elles étaient tirées. Il en est de même de ce qu'il raconte ailleurs de l'origine des saturnales (I, 7) et qu'il a pris aussi de Varron. Enfin, ces trois livres devaient être l'origine de tout ce que dit Saint Augustin des jeux anciens, avec l'autorité et sous le nom de Varron ; par exemple, des détails qu'il donne sur Acca Larentia et les Larentales (De civ. D., VI, 7) ; et sur les Bacchanales qu'on célébrait à Lanuvium (Id., VII, 21).

[68] Festus, v. Privatæ feria. C'est là, sans doute, qu'à propos des sacrifices à faire pour le repos des morts, il disait comment on s'y prenait pour ceux qui s'étaient pendus : Suspendiosis, quibus justa fieri jus non sit, suspensis oscillis veluti per imitationem mordis parentari (Servius, in Æn., XII, 603). Remarquons, en passant, que les religions anciennes, comme on le dit quelquefois, n'excusaient pas le suicide. Virgile, ce poète si religieux, place ceux qui se sont tués dans l'enfer, et les tourmente du regret de la vie qu'ils ont rejetée.

[69] S. Augustin, De civ. D., VI, 10. Ce passage est tiré d'un traité perdu de Sénèque.

[70] Lucrèce, III, 50.

[71] Augustin, De civ. D., II, 11.

[72] S. Augustin, De civ. D., VI, 9.

[73] Peut-être est-ce de là qu'était tiré le renseignement donné par Macrobe (Sat. III, 6) sur l'ara maxima d'Hercule et la manière dont on y faisait les sacrifices. Varron disait que c'était une coutume grecque transportée à Rome d'y sacrifier la tête découverte.

[74] Et même il ne faudrait pas croire qu'il ne fût question que des dieux dans ces trois livres. Varron, selon son habitude, ne s'interdisait pas les digressions étrangères à son sujet. Ainsi, le XIVe        livre, qui traitait des dieux certains ; s'ouvrait par une sorte d'étude grammaticale De ratione vocabulorum (Aulu-Gelle, I, 18), qui semble fort mal placée en cet endroit. Il y définissait les mots petorritum et lancea, et en cherchait l'étymologie. Il y attaquait Ælius et sa manie de vouloir donner une origine latine aux mots évidemment tirés du grec. Ce qui ne l'empêchait pas, dit Aulu-Gelle, de commettre la même faute un peu plus loin, et de faire venir le mot fur de fulvus ; tandis qu'il est visible qu'il vient du mot grec φώρ. L'édition d'Aulu-Gelle de Gronove place le passage au XIVe livre des Antiquités humaines ; mais le témoignage de Nonius, au mot Fures, prouve que c'est bien des Antiquités divines qu'Aulu-Gelle avait pris ce fragment.

[75] Tusculanes, I, 13.

[76] Varro dicit Deos alios esse qui ab initio certi et sempiterni sunt, alios qui immortales ex hominibus facti sunt ; et de his ipsis alios esse privatos, alios communes : privatos, quos unaquæque gens colit, ut nos Faunum, Thebani Amphiaraum, Spartani Tyndarum ; communes, quos universi, ut Castorem, Pollucem, Liberum, Herculem (Servius, in Æn., VIII, 275). Cicéron raconte que les publicains avaient profité de cette division d'une façon fort plaisante : comme les terres consacrées aux dieux étaient exemptes d'impôts dans la Béotie, les publicains, pour diminuer le nombre des exemptions, déclaraient que, quand on avait été mortel, on ne pouvait pas devenir dieu (De nat. D., III, 19).

[77] De civ. D., VII, 2.

[78] Censorinus, De die nat., 3 : Alii sunt præterea Dei complures hominum vitam pro sua quisque parte adminiculantes.... omnes hi semel in unoquoque homine numinum suorum effectum repræsentant, quocirca non per oninevitæ spatium novis religionibus arcessuntur. — Servius, in Georg., I, 21 : Nomina numinibus ex officiis constat imposita. Voyez aussi Servius, in Æn., II, 141.

[79] Servius, in Georg., I, 21 : Qui et nomina Deorum et rationes ipsorum nominum continent.

[80] De civ. D., VI, 9 ; en général saint Augustin s'est occupé des dieux certains, liv. IV, 8 ; et liv. VI, 9. C'est là que je renvoie quand je n'indique pas la source.

[81] De civ. D., VII, 2 : Aditum aperit recipiendo semini.

[82] De civ. D., VII, 2 : Liber quod marem effuso semine liberat.

[83] Tertullien, De an., 37. Festus, v. Fluonia : Fluoniam Junonem mulieres colebant quod eam sanguinis fluorem in conceptu retinere putabant.

[84] Tertullien, De an., 27. Aulu-Gelle, III, 16.

[85] De civ. D., IV, 11.

[86] Nonius, v. Nimerum. Festus, v. Egeria : Egeria a egerere alvum.

[87] Festus, v. Nixi Di.

[88] Tertullien, Ad nat., II, 11.

[89] Aulu-Gelle, XVI, 16.

[90] De civ. D., VI, 9.

[91] Servius, in Æn., X, 76.

[92] Aulu-Gelle, XVI, 17 : Deus Vaticanus nominatus penes quem essent vocis humanæ initia ; quoniam pueri simul atque parti sunt eam primam vocem edunt quæ prima in vaticano syllaba est, idcircoque vagire dicitur.

[93] Arnobe, Ad nat., VII, 8.

[94] Macrobe, Sat., I, 16

[95] Nonius, v. Edusa.

[96] Tertullien, De an., 39. Dans Nonius (v. Statilinum) Varron appelle ce dieu Statanus et Statilinus.

[97] Nonius, v. Edusa.

[98] Tertullien, Ad nat., II, 11.

[99] Tertullien, I, 1.

[100] Arnobe, Ad nat., III, 34. Mart. Cap., II, 149.

[101] Valère Maxime, II, 1.

[102] De civ. D., VI, 9 : Deos ad ipsum hominem pertinentes clausit ad Næniam deam quæ in funeribus senim cantatur.

[103] Arnobe, IV, 7.

[104] De civ. D., VI, 9 : Ostendens in omnibus quod sit cujusque munus et propter quid cuique debeat supplicari.

[105] De civ. D., IV, 8 : Quæ illi grandibus voluminibus vix comprehendere potuerunt. M. Preller suppose qu'il y a là quelque exagération, et il oppose à saint Augustin ces paroles de Cicéron (De nat. D., I, 30) : Deinde numinum non magnus numerus, ne in pontificiis quidem nostris ; Deorum autem innumerabilis. Mais Cicéron veut dire seulement que le nombre des dieux recueillis dans les Indigitamenta est peu considérable en comparaison de celui des dieux répandus dans la nature entière, et que les pontifes n'ont distingué et nommé qu'un nombre assez restreint des fonctions divines dans l'univers. Cela n'empêche pas leur recueil, pris en lui-même, d'être volumineux.

[106] Arnobe (II, 73) les appelle Pompiliana Indigitamenta.

[107] S. Augustin, De civ. D., IV. 23. Varron, De L. L., V, 74.

[108] De cit. D., IV, 8.

[109] De cit. D., VII, 4.

[110] De cit. D., IV, 23.

[111] De cit. D., IV, 24.

[112] De cit. D., IV, 24. Qui sont ces gens sensés dont parle saint Augustin ? Ces opinions conviennent si bien à Varron que je n'hésite pas à penser qu'il est question de lui.

[113] Saturnales, I, 17 : Ostendit unius Dei effectus varios pro variis censendos esse numinibus.

[114] Ad nat., II, 11. Remarquons que si l'existence individuelle de ces dieux est obscure et indécise, tout ce qui se rapporte à leur culte est extrêmement précis. Leurs attributs et la manière de les honorer sont très-nettement indiqués d'avance. Cette netteté, cette précision se retrouvent dans la religion romaine tout entière, ou plutôt elles sont l'esprit même de Rome qu'elle appliquait à son culte comme à tout le reste.

[115] Ovide, Fastes, III 295 :

Lucus Aventino suberat niger ilicis umbra,

Quo poteras viso dicere : Numen inest.

[116] Voyez l'histoire d'Aius Locutius. Cicéron, De divin., I, 45.

[117] Aulu-Gelle, II, 28.

[118] Servius, in Georg., I, 10 et 21.

[119] Römische mythol., p. 54 et sqq.

[120] Antiquités Romaines, II, 21.

[121] De civ. D., VII, 4.

[122] S. Augustin, De civ. D., VII, 17.

[123] M. Preller fait remarquer avec raison que cette division répond de quelque manière à celle que Varron a faite des trois espèces de religions dans son Ier livre. Les dieux certains sont bien la religion civile (genus civile). Les dieux incertains, avec lesquels s'introduisent à Rome toutes les fables de la Grèce, sont la religion des patres (genus mythicum). Quant aux dieux choisis, comme il les expliquait en les rapportant aux forces de la nature, c'est bien la religion des philosophes (genus physicum).

[124] Cautum fuerat ne quis novas introduceret religiones (Servius, in Æn., VIII, 187). Ne quis templum aramve injussu Senatus dedicaret (Tite-Live, IV, 46).

[125] Tite-Live, XXXIX, 19.

[126] Adv. Marc., I, 8.

[127] Antiquités Romaines, II, 15.

[128] Saturnales, III, 9. Il ajoute que pour qu'on ne pût pas évoquer ainsi la divinité tutélaire de Rome, on avait grand soin de cacher son nom. Varron disait quelque part qu'on avait puni de mort un tribun coupable de l'avoir prononcé (Servius, in Æn., I, 277).

[129] Tite-Live, V, 22.

[130] Arnobe, III : Nam solere Romanos religiones urbium superatarum partim privatim per familias spargere, partim publice consecrare.

[131] Pline, Hist. nat., XXXV, 5, 45.

[132] Pline, Hist. nat., XXXV, 5, 45.

[133] Tite-Live, I, 7.

[134] Strabon, IV, 180.

[135] De Repub., II, 19.

[136] Obsecro vos, dit Canuleius dans Tite Live, si non ad fastos, non ad commentarios pontificum admittimur, etc., IV, 3.

[137] Tite Live, X, 8.

[138] Tite-Live, XXVII, 37.

[139] Mém. de l'Acad. des Inscr., t. XXIII, 19.

[140] Servius, in Georg., I, 1. Ceres a creando dicta. Dans le chant des Saliens Cerus manus était traduit par creator bonus. Festus, v. Mater Matuta.

[141] Cicéron, pro Balbo, 24.

[142] C'est l'opinion de Nigidius (Macrobe, Sat., I, 9). Cette identification de Diane avec Artémis avait porté Nigidius à confondre Janus avec Apollon, mais cette explication ne fit pas fortune.

[143] Il n'entrait pas dans le plan de mon travail d'insister sur la manière dont se sont faits ces mélanges, puisqu'il ne reste pas de preuve que Varron en ait parlé. Je n'ai fait que l'indiquer. V. pour les développements, Marquardt et surtout M. Preller.

[144] Cette dernière opinion est en général celle de M. Preller.

[145] Plutarque et d'autres écrivains assimilent les fêtes des Juifs aux Dionysies parce que le mot sabbat ressemble à Bacchantes, ou parce qu'il y avait des instruments de musique dans les unes et les autres. Voyez Maury, Hist. des relig. de la Grèce, III, 225.

[146] Ant. rom., II, 48.

[147] Varron, De ling. lat., V, 66.

[148] Servius, in Æn., IX, 4. Ils étaient déjà rangés parmi les dieux certains.

[149] De Mens., IV, 32.

[150] Fastes, III, 657.

[151] De civ. D., VII, 28. Ce passage n'a été recueilli ni par l'édition bipontine ni par M. Merckel. Je crois pouvoir le rapporter au XVe livre. Saint Augustin vient de parler des dieux choisis, dont on sait que Varron s'occupait dans son XVIe livre ; puis il ajoute qu'il parlait des mystères de Samothrace : in libro superiore, c'est-à-dire au XVe. Dans le De lingua latina, V, 58, Varron parle un peu différemment des mêmes mystères.

[152] Saint Augustin, De doctr. Christ., II, 17.

[153] Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 19.

[154] Annales, XV, 44.

[155] Suidas, I, II, p. 82, et Servius, in Æn., VIII. 698.

[156] S. Augustin, De civ. D., VII, 17.

[157] Pour distinguer ceux qui étaient ainsi grandis, on les appela d'abord pater ou mater. Nous verrons tout à l'heure Varron se servir de ce nom. Mais il fut bientôt prodigué. Comme on supposait que les dieux devaient être nattés de le recevoir, on le donnait à tous ceux dont on avait besoin. Lucilius a spirituellement raillé cette manie :

Ut nemo sit nostrum quin pater optimu' divum,

Ut Neptunu' pater, Liber, Saturnu' pater, Mars,

Janu'. Quirinu' pater nomen dicatur ad unum.

(Lactance, Inst. div., IV, III, 12.)

[158] S. Augustin, De civ. D., VII, 3.

[159] S. Augustin, De civ. D., IV, 23.

[160] Tertullien, Ad nat., II, 12.

[161] Festus, v. Ordo sacerdotum.

[162] Arnobe, III, 40. Sénèque, Quest. nat., II, 41.

[163] S. Augustin, De civ. D., VII, 2.

[164] S. Augustin, De civ. D., VII, 3.

[165] De civ. D., VII, 5.

[166] S. Augustin, De civ. D., VII, 6. Voir aussi IV, 11 et 31.

[167] S. Augustin, De civ. D., VII, 6. Pour Varron, comme pour les stoïciens, l'âme du monde était un feu subtil. Ce feu devait finir par s'épuiser, et le monde alors finirait. (Tertullien, Ad nat., II, 2.)

[168] S. Augustin, De civ. D., VII, 23.

[169] S. Augustin, De civ. D., VII, 23. Pour expliquer la création du monde par la diffusion de l'âme universelle, les stoïciens avaient imaginé des systèmes qui, tout en s'adaptant assez bien avec la mythologie populaire et en l'expliquant très-finement, flattaient l'imagination par la grandeur et la poésie des conjectures. Tous les principes séminaux, toute la fécondité, disaient-ils, viennent du ciel. C'est ce qu'ou a voulu faire entendre en disant que Cœlus est amoureux de la Terre et se précipite pour avoir commerce avec elle. Mais, au début cette sorte de communication de la terre et du ciel était confuse et désordonnée. Dans ce grand écoulement de la vie (‘Ρεά), cette fécondité descendant du ciel ne s'arrêtait jamais, et, ne se bornant pas, nuisait par son abondance même. Il fallait qu'elle se réglât, et que, pour être plus utile, elle devînt plus rare et plus régulière. C'est ce qu'on a voulu dire par la fable de Saturne mutilant Cœlus et celle de Jupiter enchaînant Saturne. Ces légendes représentent cette fécondité désordonnée, cette vie exubérante et excessive des premières années de l'univers qui finit par se contenir. A partir de ce moment, tout se fait avec plus d'ordre et de fruit. La terre d'abord se fixe, ferme et résistante, au centre du monde ; elle est représentée, dans la Fable, par cette pierre qu'on fait avaler à Saturne. Une fois qu'elle est solidement établie, toute la nature s'arrange d'elle-même et se distribue autour d'elle. La terre est pour ainsi dire la base (θεμέλιον), et c'est sur elle que s'assied et s'établit le monde entier ; c'est elle qui soutient et qui alimente tout. Ces hypothèses cosmogoniques si curieuses, si grandes, sont indiquées à diverses reprises dans l'important ouvrage du philosophe Cornutus (De natura Deorum, ex schedis Dansse de Villoison, ed. Osann. Gött. 1844). Ce livre, qui est le résumé des ouvrages de Chrysippe et de Cléanthe jette pour nous une grande lumière sur le système stoïcien. Je m'en suis souvent servi. Du reste on ne retrouve, dans les fragments de Varron, aucune trace de ces hypothèses ; elles lui paraissaient sans doute trop relevées, trop subtiles pour ses lecteurs.

[170] Ces dieux sont donc des parties de l'âme universelle. Voilà pourquoi Varron, ajoutant à sa première définition, disait : Dieu, c'est l'âme du monde, avec toutes ses parties. (De civ. D., VII, 5.)

[171] Ad nat., II, 3.

[172] Ita ergo et Deus, cum usus idemque sit, in multis tamen per dispensationem sive diversitatem censetur vocabulis. Mythogr., In Maii auct. class., III, 162.

[173] De lingua latina, V, 57.

[174] S. Augustin, De civ. D., VII, 6. M. Preller (Mythol. rom., p. 66 et sqq.) a très-bien prouvé que les Lares et les Mânes étaient primitivement des espèces de génies dont les attributions étaient très-indécises. C'est bien plus tard qu'on les a localisés, réservant aux uns la garde des maisons et tenant les autres pour les âmes des défunts. Les Lares, qui signifient les seigneurs, du mot étrusque lar ou lare, ont été primitivement, à ce qu'il semble, confondus avec les Mânes, dont le nom, dans l'origine, voulait dire les bons, du vieux mot manus, dont le sens s'est conservé dans immanis. Varron pensait qu'il fallait les confondre ; mais il ne savait pas s'il fallait les prendre les uns et les autres pour les âmes des morts, ou pour ces génies aériens que les Grecs appelaient ήρωες ou δαίμονές (Arnobe, III, 41). Cette dernière opinion était celle de Cicéron (Fragm. du Timée, II). Cette pensée de placer dans l'air les âmes des héros et des hommes vertueux a inspiré à Lucain, nourri du stoïcisme, de beaux vers au commencement de son IXe livre.

[175] S. Augustin, De civ. D., VII, 5, præcissima pauloquitur.

[176] On comprend bien que je ne vais pas citer tout ce qui reste de l'explication stoïcienne des divers dieux au moyen du monde et de ses parties. Ce serait une trop longue entreprise et qui m'éloignerait de mon sujet. Je me bornerai à recueillir ce qu'en avait dit Varron. Pour le reste, voir l'ouvrage si curieux de Cornutus, que j'ai déjà cité ; Cicéron, De nat. Deor., passim, et surtout II, 23 et sqq. ; Macrobe, Sat. I, et les réflexions de M. Preller, Mythol. rom.

[177] S. Augustin, De civ. D., VII, 7.

[178] Saturnales, I, 9.

[179] Lydus, De mens., IV, 2 ; il cite Varron.

[180] S. Augustin, De civ. D., VII, 8.

[181] S. Augustin, De civ. D., VII, 4.

[182] Mythol., In Maii auct. class., III, 161.

[183] S. Augustin, De civ,. D., VII, 9 et 10.

[184] S. Augustin, De civ,. D., VII, 11. Parmi ces surnoms saint Augustin a conservé les suivants : Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, ltuminus, Pecunia.

[185] S. Augustin, De civ,. D., VII, 13.

[186] S. Augustin, De civ,. D., VII, 18 et 19. C'est de ces deux chapitres qu'est tiré tout ce que je vais dire sur Saturne. Saint Augustin y cite Varron à chaque ligne.

[187] Cicéron explique un peu différemment la mutilation de Cœlus. Il suppose que le ciel produisant tout de lui-même et sans s'accoup1er avec personne, n'a pas besoin des organes de la génération. (De nat. Deor., II, 24.) On a vu que Cornutus donne encore une autre explication du même mythe.

[188] S. Augustin, De civ. D., VII, 22. Il était déjà question de Venilia dans le livre des dieux certains. (Interpres vet. ad Æn., X, 76.)

[189] S. Augustin, De civ. D., VII, 13.

[190] S. Augustin, De civ. D., VII, 21.

[191] S. Augustin, De civ. D., VII. 16, et Servius, in Æn., VIII, 414 : Vulcanus ignis est, et dictus Vulcanus quasi volicanus, quod per aerem volet.

[192] S. Augustin, De civ. D., VII, 14.

[193] S. Augustin, De civ. D., VII, 14. Arnobe, III, p. 112. Servius, in Æn., VIII, 138.

[194] S. Augustin, De civ. D., VII, 28.

[195] S. Augustin, De civ. D., VII, 16.

[196] S. Augustin, De civ. D., VII, 24.

[197] S. Augustin, De civ. D., VII, 23 : Altori, quare ? quod ex terra, inquit, aluntur omnia quæ nata sunt. Rusori, quare ? quad rursus, inquit, cuncta eodem revolvuntur.

[198] S. Augustin, De civ. D., VII, 24. Ces interprétations sont les mêmes que Lucrèce a exposées en vers admirables. (De nat. rer., II, 600.)

[199] S. Augustin, De civ. D., VII, 16.

[200] S. Augustin, De civ. D., VII, 20.

[201] S. Augustin, De civ. D., VII, 23.

[202] S. Augustin, De civ. D., IV, 10.

[203] S. Augustin, De civ. D., VII, 16.

[204] S. Augustin, De civ. D., VII, 16. On remarquera qu'il n'est pas question de Vénus. Saint Augustin n'a rien conservé des interprétations de Varron relatives à cette déesse.

[205] S. Augustin, De civ. D., VII, 28.

[206] S. Augustin, De civ. D., VII, 16. Il me semble que Varron aurait pu répondre ici qu'il n'est pas responsable des confusions de la mythologie populaire, qu'il essaye seulement de les expliquer, et que, s'il a plu aux poètes et à la foule tantôt de réunir dans un seul dieu les caractères de divers éléments du monde, tantôt de considérer un seul élément sous de diverses faces et de le personnifier en des dieux différents, la faute en retombe toute sur eux, en sorte que l'argument de saint Augustin, excellent contre la mythologie païenne, n'attaque pas les explications qu'on en donne.

[207] S. Augustin, De civ. D., VII, 5.

[208] Naudæana, p. 17 : Machiavel et Cardan ont dit que Grégoire VII (Naudé veut sans doute parler de Grégoire le Grand) avait fait brûler toutes les œuvres de Varron, qui fuit Romanorum doctissimus ; ne ex ejus libris plagiis posset insimulari divus Augustinus qui suos de civitate Dei libros totos ex Varrone descripsisset. Aliqui negant ; mais cela n'est pas aisé à croire. Ce pape en avait bien fait et entrepris d'autres.

[209] Voici les termes mêmes dont se sert Pétrarque, dans la lettre qu'il adresse à Varron (Epist. ad vir. illust. vet., dans l'éd. de Bâle, 1581, p. 708) : Nullæ tamen extant, rel admodum laceræ, tuorum operum reliquiæ ; licet divinarum et humanarum rerum libros, ex quibus sonantius nomen habes, puerum me vidisse meminerim, et recordatione torquear summis (ut aiunt) labiis gustatæ dulcedinis. Hos alicubi forsitan latitare suspicor, eoque multos jam per annos me fatigat aura (cura), quoniam longa quidem ac sollicita spe nihil est laboriosius in vita. Cette perte de l'ouvrage de Varron au quatorzième siècle n'a rien qui doive surprendre. Le même malheur arrivait, au même moment, au traité De gloria de Cicéron, et Pétrarque nous raconte aussi comment il s'est perdu. Il l'avait confié à son vieux maître, avec d'autres livres qui contenaient divers travaux de Varron et de Cicéron (Varronis et Ciceronis aliqua), mais ce maître, pressé par la misère, mit les manuscrits en gage, et mourut sans pouvoir les dégager. Comme le fait est peu connu, je cite le récit, fort piquant du reste, de Pétrarque : Grariore pressus inopia duo illa volumina, librosque alios, me ; tradente, abstulit, prætendens necessarios sibi in opere suo quodant : quotidie enim libros inchoabat mirabilium inscriptionum, et procemio consummato, quod in libro primum, in inventione ultimum esse solet, ad opus aliud phantasiam instabilem transferebat. Quid te ad vesperam verbis traho ? Cum inciperet suspecta esse dilatio, quod non egestati sed studio concessi libri erant, cœpi altius exquirere quid de eis actum esset ; et, ut oppigneratos comperi, penes quem essent indicari mihi petii, ut facultas fieret luendi eos. Ille et pudoris plenus et lacryrnarum negarit se id esse facturum, quod turpe esset sibi si quod ipse deberet alter faceret, expectarem paululum, quod suum erat cito se facturum. Obtuli in hanc rem pecuniæ quantum vellet, et hoc respuit orans ne sibi hanc in famiam inurerem. Ego, etsi nihil dicto fiderem, nolens lumen quod amabam contristare, subticui. Ipse interim paupertate pulsus in Tusciam ivit, unde sibi erat origo, me tunc ad fontem Sorgiæ, mea transalpina in solitudine, latitante, ut solebam : nec prius eum abiisse, quam obiisse cognovi, oratus a civibus suis, qui ad sepulturam ilium, sero quidem, laureatum tulerant, ut memoriæ ejus honorificum aliquod epigramma componerem. Nec deinceps, alia unquam diligentia, vel minimum amissi Ciceronis indicium (nam de aliis non curassem) invenire quivi. (Rerum senil., XV, I, p. 949.) Ces alii libri contenaient, comme il l'a dit plus haut, quelques travaux de Varron ; mais on peut être assuré qu'il ne s'agissait que de travaux déjà connus ou peu intéressants, et non pas des Antiquités. Pétrarque n'en aurait pas parlé d'un ton si dégagé ; il n'aurait pas dit surtout qu'il n'est sensible qu'au regret d'avoir perdu Cicéron, et que des autres il ne se tourmente guère (de aliis non curassem), lui qui vient de nous dire plus haut qu'il n'a jamais pu se consoler de n'avait pas retrouvé le grand ouvrage de Varron.

[210] Tite-Live, I, 36 : ut nihil belli domique postea nisi auspicato gereretur.

[211] Tite-Live, XXXIX, 15.

[212] Tite-Live, V, 52. Nullus locus in ea non religionum Deorumque est plenus. Sacrifeciis solennibus non dies magis stati quam loca sunt in quibus fiant. Voir tout ce discours de Camille qui fait connaître à merveille la religion romaine.

[213] Posidonius, apud Athen., VII, 107.

[214] De nat Deor., II, 3. Voyez aussi De arusp. resp., 9.

[215] Tertullien, Apolog., 25.

[216] VI, 56.

[217] Voyez Maury, Religion de la Grèce, III, 356.

[218] Catilina, 12.

[219] Les chrétiens furent les premiers à s'élever contre le pouvoir que s'arrogeait le Sénat d'accepter ou d'interdire les religions étrangères. Comme ils étaient persécutés, ils prêchèrent la tolérance, et refusèrent à l'État le droit de régler les choses religieuses. Il est de droit naturel, disait Tertullien au proconsul d'Afrique, que chacun adore qui bon lui semble. Il n'appartient pas à une religion de faire violence à une autre. Une religion doit être embrassée par conviction, et non par force, car les offrandes qu'on fait à la divinité exigent le consentement du cœur (Epist. ad Scap., 2). — N'est-ce pas une impiété que de soumettre l'existence de Dieu et les honneurs qui lui sont dus à l'avis du Sénat (Ad nat., I, 10) ?

[220] Antiq. rom., I, 2.

[221] Institutions oratoires, I, 6.

[222] Apol., 37.

[223] Voyez Cicéron, De leg., I, 23 : Quum puram religionem cultumque Deorum suscepcrit. C'est par là que doit commencer, selon lui, l'homme qui étudie la philosophie.

[224] Tertullien, Apolog., 46.

[225] Remarquez que cette partie a été fort mutilée. La Providence était sans doute beaucoup plus maltraitée encore dans ce qui a péri.

[226] De nat. Deor, I, 5.

[227] De nat. Deor., III, 23 : Vestri autem non modo hæc non refellunt, verum etiam confirmant interpretando.

[228] Voyez dans le De divin., II, 72, le beau passage où il attaque avec tant d'éloquence les superstitions populaires.

[229] De div., I, 5.

[230] De div., II, 72.

[231] Cicéron lui-même, dans un endroit perdu de son De natura Deorum cité par Lactance (Div. inst., II, 3), reconnaissait ce danger. Non sunt ista, disait-il, vulgo disputanda ne susceptas publice religiones disputatio talis exstinguat. On pouvait, à ce qu'il semble, tourner contre lui ces paroles.

[232] Voyez l'admirable lettre de Maxime de Madaure à saint Augustin (XVI. p. 15), si souvent citée par Voltaire, et qui contient la plus belle formule du paganisme.

[233] S. Augustin, De civ. D., IV, 9 et 31. De cons. evang., I, 30.