I Les premiers grammairiens romains. — Caractère particulier de Varron comme grammairien, et raisons pour lesquelles on le mit au-dessus des autres. La grammaire arriva aux Romains de la Grèce, comme tout le reste de leur littérature, et elle leur vint en même temps. Les premiers poètes furent aussi les premiers grammairiens. Leur œuvre était double : ils faisaient des vers et les expliquaient ; ils commentaient leurs propres ouvrages et créaient tout ensemble de grands poèmes, et un public capable de les comprendre. Peu de temps après la mort d'Ennius, un grammairien célèbre de l'école de Pergame, contemporain et rival d'Aristarque, le stoïcien Cratès, envoyé en ambassade par Attale auprès du sénat et retenu par une maladie, profita de son séjour pour faire des leçons publiques et enseigner aux Romains les principes de son école. C'était sans doute la première fois que la grammaire leur apparaissait comme une science complète, ayant ses règles et ses lois, ne se contentant pas de s'attacher aux ouvrages d'un poêle pour en expliquer le sens, mais s'élevant plus haut, et jusqu'à chercher les premiers principes du langage. Il ne parait pas que les leçons de Cratès aient eu d'abord un plein succès et que les Romains aient parfaitement saisi la science nouvelle par son côté abstrait et philosophique. Au moins négligèrent-ils, dans les premières 'années, cette partie de la grammaire. Ils se contentèrent d'appliquer les règles qu'ils venaient d'apprendre à leur langue encore si rude et à leur littérature naissante ; les uns, comme Attius, s'occupaient à corriger les mots et à réformer les déclinaisons ; les autres, comme Lampadion et Vargunteius, reprenaient les anciens ouvrages et y faisaient des divisions qui en rendaient l'usage plus commode. Ce n'est qu'au temps de Sylla qu'on se remit à étudier la grammaire telle que Cratès l'avait enseignée, et que parurent. Ælius Stilon, le plus ancien grammairien latin, au dire de Suétone[1], son gendre Servius Clodius et Varron son élève. Varron, comme grammairien, effaça bientôt tous ceux qui
l'avaient précédé, et, malgré l'éclat de ses successeurs, Ateius, Verrius
Flaccus, etc., il ne fut effacé par personne. D'où lui vint cette réputation
et qu'avait-il fait de plus que les autres ? Comme ils sont perdus, nous
sommes contraints de nous en tenir au témoignage que se rend Varron lui-même.
Il se vante, dans le De lingua latina,
d'avoir étudié les systèmes des philosophes : Je n'ai
pas veillé seulement à la lampe d'Aristophane, mais aussi à celle de Cléanthe[2]. Il a donc été
plus loin que ceux qui empruntaient, pour toute science, aux grammairiens
d'Alexandrie quelques observations sur le sens des mots et l'arrangement des
phrases ; il a prétendu pénétrer jusqu'aux premières règles de la philosophie
du langage. Le second avantage qu'il se donne sur les autres est encore plus
important. Comme on s'était surtout occupé jusque-là de commenter les vieux poètes,
on se contentait de faire connaître les expressions et les tours qu'ils
avaient tirés du grec et introduits dans la langue latine. Varron veut ici
encore aller plus loin et jusqu'à la racine des mots latins. Il ne m'a pas paru convenable, dit-il[3], d'expliquer les mots qu'Ennius avait créés, et de négliger
ceux qui doivent leur naissance au roi Latinus ; d'autant que les premiers me
plaisent phis qu'ils ne me servent, et que les autres me servent plus qu'ils
ne me plaisent, Lesquels, après tout, sont le plus véritablement latins, de
ceux que Romulus nous a laissés comme un héritage, ou de ceux qu'a forgés le poète
Livius ? Ce n'était pas, sans doute, une entreprise tout à fait
nouvelle. Nous savons, par Varron lui-même, qu'Anus, son maitre, avait
commenté les chants des Saliens ; mais il ajoute qu'il y avait mal réussi ;
et Aulu-Gelle, confirmant ce témoignage, nous apprend que les savants
faisaient en général peu de cas des travaux d'Ælius[4]. Varron apportait
à cette étude une érudition plus étendue et plus sûre, et, si d'autres lui
avaient montré la voie, il sut si bien les dépasser qu'on ne se souvint plus
que de lui. Ainsi, ce qui plaça Varron au-dessus des grammairiens de son
temps, ce fut, dans les théories grammaticales, d'avoir mieux connu les
systèmes, philosophiques, dans l'application de ces théories, d'être remonté
plus haut qu'on ne le faisait d'ordinaire, jusqu'aux mots primitifs de la
langue latine. La grammaire, dit Quintilien[5], se divise en deux parties, la science de bien parler et l'explication des poètes. Varron s'est occupé de toutes les deux et a laissé sur chacune d'elle de nombreux écrits. Pour établir, quelque ordre dans l'étude que j'en vais faire, je me servirai de la division de Quintilien : je séparerai dans Varron le maitre qui établit les lois du langage et l'érudit qui commente les œuvres des grands poètes, ou, comme nous disons aujourd'hui, le grammairien et le critique. II Ouvrages de grammaire de Varron. — Fragments de ces ouvrages. Analyse du De lingua latina. — Jugement sur l'ordre et la composition de ce traité. Varron avait écrit un grand nombre de traités spéciaux sur la grammaire. Nous n'avons de quelques-uns que leurs titres. Tels sont le De grammatica, en un livre, le De similitudine verborum, qui était sans doute quelque traité sur les synonymes, et le De utilitate sermonis, qui peut-être se rattachait plus à la philosophie qu'à la grammaire. Le titre du De antiquitate litterarum indique assez le sujet de l'ouvrage ; et nous voyons, en effet, dans le seul fragment qui nous en reste, que Varron, remontant jusqu'aux Chaldéens, étudiait la forme et le nom de leurs lettres, et concluait que les Grecs les avaient prises chez eux[6]. Ce traité, consacré à l'origine des lettres en général, devait être une sorte d'introduction à un ouvrage plus important, le De origine linguæ latinæ, dans lequel Varron cherchait comment s'était formée la langue de son pays. Longtemps on a regardé le De origine comme le premier livre du De dingua satina. Mais cette erreur, déjà réfutée par M. Ritschl, tombe tout à fait devant l'attestation de saint Jérôme qui, dans son catalogue, cite le De origine comme un ouvrage à part et qui contenait trois livres. Nous voyons, par Priscien et Apulée, que Varron y traitait de l'orthographe. Il se demandait s'il faut écrire anguilla et angulus, ou agguilla et aggulus, comme le voulait Attius, à l'imitation des Grecs[7]. Il discutait l'opinion de ceux qui écrivaient hedus avec un œ pour le distinguer du verbe edo, et de ceux qui le faisaient précéder d'une aspiration, parce que ce mot venait des Sabins qui le prononçaient Fedus[8]. A ce propos, il faisait remarquer que les Sabins remplacent très-souvent l'h par l'f, et qu'ils disent Fircus pour Hircus et vefere pour vehere. C'est le même sujet qu'il traitait dans des livres adressés à Attius, et qu'on ne peut guère aujourd'hui distinguer du De origine linguæ latinæ. Il y cherchait la raison du nombre des lettres, de l'ordre dans lequel elles sont placées et du nom qu'elles portent. Enfin Lydus nous dit que, dans le prologue d'un ouvrage adressé à Pompée, Varron reconnaissait que le latin était sorti de l'éolien, ce qui pourrait faire croire que ce livre était encore quelque écrit sur la langue latine[9]. On reconnaît à la multiplicité de ces titres, et à l'abondance des fragments où ces questions sont abordées, qu'elles avaient souvent occupé Varron. C'est donc de ces divers ouvrages qu'était tiré tout ce que les grammairiens anciens nous rapportent, d'après lui, sur les lettres et leur emploi. Ils nous apprennent que Varron ne voulait pas qu'on rangeât parmi les lettres ni R, ni Q, ni H[10] ; qu'il conseillait d'écrire Mercurius et commercium, plutôt que Mircurius et commircium, comme le voulaient les anciens[11] ; de ne mettre qu'une R à narrare, comme à gnarus et ignorare[12] ; d'écrire trabs, plutôt que traps, à cause du génitif trabis[13]. Sur maxumus et lacrumæ, Varron citait l'opinion de César qui les remplaçait par maximus et lacrimæ, et disait que, dans la langue, comme ailleurs, le dictateur avait été victorieux[14]. Il insistait beaucoup sur la question de l'aspiration, fort discutée alors parmi ceux qui se piquaient d'urbanité ; car, disait Nigidius, si l'on aspire mal à propos, le langage devient tout à fait rustique[15]. Faut-il aspirer arena ? Oui, disait Varron, si on le faisait venir d'hærere ; non, s'il vient d'ariditas[16]. En général, il était ennemi des aspirations inutiles. Il ne faut pas aspirer pulcrum, disait-il ; ce serait placer une aspiration entre deux consonnes, ce qui déplaisait aux anciens. Graccus et ortus (jardin) ne doivent pas non plus recevoir d'aspiration ; car ortus est tiré d'oriri, et le nom de Graccus vient, ou bien du verbe gerere, parce que sa mère le porta douze mois dans son sein, ou du mot gracilitas, à cause de sa maigreur[17]. Quand la lettre R commence un mot, il est inutile de la faire suivre du signe de l'aspiration, car le lecteur aspirera sans avoir besoin d'être averti ; tout le monde sait qu'il faut prononcer Retor et Rodus comme si l'on avait écrit Rhetor et Rhodus[18]. Le temps n'a pas toujours donné raison à Varron, mais il défendait les principes anciens contre la manie des jeunes gens qui voulaient imiter les Grecs et mettre l'aspiration à la mode. C'est le même travers que raillait, vers le même temps, le poète Catulle, quand il lançait contre Arrius sa charmante épigramme : Chommoda dicebat, si quando
commoda vellet Dicere, et hinsidias Arrius
insidias. Et tune mirifice sperabat se
esse locutum, Quum quantum poterat, dixerat hinsidias[19]. Le De sermone latino ad Marcellum était bien plus étendu que tous les ouvrages dont je viens de parler. C'était déjà, à ce qu'il semble, un traité complet de la langue latine, et qui même, dans certaines parties, sortait des limites de la grammaire. Par exemple, le cinquième livre paraît avoir touché à la rhétorique : il y était question des figures qui, comme l'interjection, rendent la phrase plus vive, et on y définissait ce que signifient les mots ήθος et πάθος. Le septième était consacré à la métrique. Mais de tous ces traités, aucun n'avait la réputation du De lingua latina. Les écrivains latins le citent bien plus souvent que les autres, et Cicéron, par l'impatience qu'il avait de le voir paraître, et le plaisir qu'il témoigne de savoir qu'il doit porter son nom, semble penser que sa gloire y gagnera quelque chose. C'est le plus bel éloge qu'on puisse en faire ; et, en étudiant de près le De lingua latina, pour essayer de connaître Varron comme grammairien, nous sommes assurés de le juger sur son ouvrage le plus important : Le De lingua latina comprenait vingt-cinq livres[20], dont trois étaient adressés à Septimius, et les autres à Cicéron. Le premier était consacré, selon la coutume de Varron, à traiter le sujet en général. C'était une de ces introductions, comme en contenaient tous ses grands ouvrages, et dans lesquelles Cicéron félicite son ami d'avoir quelquefois touché à la philosophie. Du reste, ce livre est entièrement perdu, et sur les vingt-quatre autres, six seulement ont été conservés, encore étrangement maltraités. Tout incomplet qu'est l'ouvrage, nous pouvons en saisir l'ordonnance, car Varron a pris soin, à la fin de son VIIe livre, de nous en montrer le plan général. Il se divisait en trois parties ; la première, remontant à l'origine même de la langue, cherchait comment les noms avaient été donnés aux choses (Quomodo vocabula essent imposita rebus) ; la seconde, prenant les mots une fois formés, étudiait leurs flexions, ou, comme disait Varron, leurs déclinaisons[21], qui donnaient naissance à des familles nouvelles de mots (quemadmodum ea in casus declinarentur) ; la troisième montrait comment on les réunit et on les combine dans la phrase pour exprimer les idées (quemadmodum ea conjungerentur). Les deux premières parties occupaient chacune six livres, et se subdivisaient de la même façon : trois livres étaient employés à donner la théorie générale du sujet, trois autres à, en montrer les applications ; ainsi, quand il s'occupe de l'imposition des mots, ou de l'étymologie, il expose, dans un livre, ce qu'on avait dit pour l'attaquer, dans l'autre, les raisons qu'on avait données pour la défendre, dans le troisième, son opinion personnelle et les règles générales de l'étymologie — quæ contra eam dicerentur, volumine primo ; quæ pro ea, secundo ; quæ de ea, tertio[22] —. Ensuite, passant à l'application de ces règles, il fait connaître en trois livres l'étymologie des mots, celle d'abord des mots qui désignent le lieu, et les choses qui sont dans quelque lieu ; puis celle des mots qui désignent le temps, et les choses qui se font dans le temps ; celle enfin des expressions créées par les poètes. Il suit la même méthode pour parler des déclinaisons et de l'analogie qui est leur principe, étudiant d'abord en trois livres ce qu'on avait dit pour elle, ce qu'on avait dit contre elle, et ce qu'on pouvait en dire de plus raisonnable ; ensuite employant trois livres encore à exposer les déclinaisons des mots, dans le même ordre qu'il avait suivi pour leur étymologie. Restait la dernière partie qui traitait de la syntaxe, et douze livres pour la traiter : Faut-il croire que ces douze livres entiers étaient consacrés à cette étude, et qu'il n'y en a pas introduit d'autre ? Je le penserais volontiers, soit à cause de l'importance du sujet, qui pouvait bien demander autant d'étendue pour lui seul que les deux premières parties ensemble, soit parce que l'unique fragment qui reste du vingt-quatrième livre peut se rattacher encore à la syntaxe : on appelle proloquium, y est-il dit, la phrase qui contient un sens complet[23]. Au premier coup d'œil qu'on jette sur le plan de ce vaste ouvrage on est frappé de le voir si sagement ordonné. La marche en parait régulière, les divisions en sont précises. Varron a pris un grand soin de les indiquer nettement et à plusieurs reprises. C'est un besoin de son esprit de diviser et de subdiviser ; quelque sujet qu'il traite, il faut qu'avant de commencer il dise la marche qu'il va suivre, qu'à la fin de chaque partie il résume ce qu'il a fait et annonce ce qu'il va faire. Cette méthode uniforme fatigue par sa monotonie, et nous trouvons souvent qu'il prend trop de peine pour diviser ce qui est simple, comme pour définir ce qui est clair. Au fond, cette affectation de régularité ne ferme pas tout accès à la confusion. Varron se répète plus d'une fois et sans motif ; ce qui est plus grave, il donne aux mêmes questions des solutions différentes ; il s'éloigne parfois de son sujet, et il lui arrive, au milieu d'un développement, de se détourner, sans raison, sur des points étrangers au développement même[24]. Certes, Varron était un esprit régulier ; il savait concevoir un sujet dans son ensemble, et en tracer nettement les grandes divisions. Mais, quand il descend aux détails, il semble que la multitude de ses connaissances le trouble et l'embarrasse ; tous les souvenirs qui se réveillent en lui, à propos du sujet qu'il traite, le gênent ; il est comme sollicité par eux en tous sens, et sa marche en devient moins libre et moins droite. A cette apparence de méthode, qui n'empêche pas le désordre des idées, à ce pédantisme des divisions, qui souvent ne fait qu'accroître la confusion et l'obscurité, que l'on joigne l'absurdité de certaines étymologies, l'importance donnée à des questions qui nous semblent inutiles l'embarras d'un style contourné, où la phrase affecte une marche toujours irrégulière, et qui, sauf quelques passages évidemment soignés, fait plus ressembler le livre lu un recueil de notes qu'à un ouvrage achevé, et l'on comprendra que, tout en faisant un grand usage du De lingues Latina pour les documents précieux qu'il renferme, on l'ait d'ordinaire fort rudement traité. On ne peut nier qu'il ne soit pénible de le lire d'un bout à l'autre, et que la gloire de Varron n'ait plus souffert que gagné à ce hasard malencontreux qui a conservé ces six livres mutilés, au lieu des Ménippées, des Logistorici ou des Antiquités divines. Il faut pourtant ne pas s'en tenir à cette première impression, pénétrer plus au fond du livre, le regarder de plus près, et chercher si l'on peut au moins comprendre et justifier en quelque chose l'admiration des anciens. Tout d'abord, on reconnait que l'ouvrage se compose de deux parties distinctes : l'exposition des théories grammaticales que Varron tenait des Grecs, et l'application de ces théories à la langue latine. Je vais les étudier à part, il n'est pas difficile de les séparer, car Varron ne s'est pu donné grand peine pour les joindre et les a plutôt juxtaposées qu'unies. III Partie théorique du De lingua Latina. — Efforts de Varron pour porter dans la grammaire l'esprit philosophique. — Il essaye d'arriver jusqu'aux mots racines et d'expliquer le mécanisme des langues. — Défauts des Grecs dans leurs études grammaticales. — Varron les reproduit. — Question de l'imposition des mots. — De l'analogie et de l'anomalie. C'est à l'école stoïcienne que Varron emprunta ses théories grammaticales. La grammaire des stoïciens avait, pour les Romains, cet avantage qu'elle était la première qu'on leur eût enseignée. On sait que Cratès, leur premier maître, était un disciple de Chrysippe. En outre, aucune n'était plus complète ni plus savante. L'importance que ces stoïciens donnaient à la dialectique les avait amenés à étudier de près la valeur des mots, car toute discussion s'appuie sur la définition des termes, et à analyser avec soin la proposition qui affirme ou nie les vérités controversées. Fidèles aux habitudes philosophiques, ils ne s'étaient pas contentés de quelques remarques isolées sur la langue, mais en généralisant les observations de détail, en cherchant les principes et les lois des faits particuliers qu'ils avaient notés, ils avaient fait une science régulière qui remontait jusqu'au principe de tout langage, c'est-à-dire jusqu'au son articulé, descendait de là à la réunion les sons qui forment les mots, puis à la réunion des mots ui forment les phrases, et séduisait l'esprit par l'ensemble habilement ménagé d'un vaste système[25]. L'influence des stoïciens fut grande, même sur leurs ennemis. Les grammairiens d'Alexandrie, qui les combattaient avec acharnement, furent contraints, pour lutter sans trop de désavantage avec l'école stoïcienne de Pergame, d'employer les mêmes armes qu'elle[26] ; et des deux côtés, l'esprit philosophique entra dans la grammaire. On le retrouve aussi chez Varron, qui, comme on l'a vu, se faisait un titre de gloire d'avoir veillé à la lampe de Cléanthe. Il tient des philosophes grecs ce désir de relever et d'agrandir son sujet, qu'il pousse même quelquefois un peu loin[27] ; il leur doit, ce qui est plus important, une certaine curiosité d'esprit qui le fait remonter des faits aux principes et dédaigner les questions trop simples pour essayer de résoudre les problèmes les plus délicats. Il annonce lui-même, quand il étudie l'origine des mots, qu'il tentera de s'élever jusqu'aux premiers éléments, ad initia rerum[28] ; aussi ne veut-il pas s'arrêter aux mots dont l'origine est trop évidente, ni à ceux que les poètes ont créés et qu'expliquent d'ordinaire les grammairiens ; il ira jusqu'à ceux qui ne sont formés d'aucun autre, et qui sont à eux-mêmes leur propre racine[29]. Ces mots, il ne lui suffit pas de les signaler et d'en dresser le catalogue, il voudrait les expliquer, donner la raison de leur création, comme les stoïciens prétendaient chimériquement le faire pour la langue grecque en entassant les hypothèses. S'il ne peut aller aussi loin, c'est déjà beaucoup de les indiquer : Démocrite et Épicure, dit-il[30], et tous ceux qui ont formulé les principes des choses ne nous disent pas d'où ils viennent et ne les peuvent expliquer. Ils nous rendent cependant un grand service en montrant les conséquences Lui, dans le monde, sont nées de ces principes.... Il en est ainsi des mots. Supposons, comme le veut Cosconius, qu'il y ait en latin mille mots racines. Nous savons que chaque mot, par ses flexions et ses déclinaisons, donne naissance à cinq cents autres. Voilà donc cinq cent mille mots qui naissent des mille mots primitifs. Si vous parvenez à expliquer ces mots racines, vous avez à la fois la raison les cinq cent mille qui en découlent ; si vous n'y arrivez pas, c'est beaucoup d'avoir montré que les cinq cent mille sont nés des premiers. En effet, les mots primitifs que sous n'expliquez pas sont au fond peu nombreux ; les dérivés dont vous montrez la filiation sont innombrables. Varron a raison de dire qu'ils sont innombrables, et il n'a pas de peine à le prouver. Si à ces cinq cent mille mots, formés des premiers, on ajoute les préfixes et les suffixes ordinaires à la langue latine, on arrive à des chiffres qui effrayent l'imagination. Comment la mémoire n'est-elle pas accablée de cette foule de mots et parvient-elle à les reconnaître ? c'est grâce à ce que Varron appelle la déclinaison, c'est-à-dire à ces flexions légères qui modifient le mot sans le dénaturer, et le rendent propre à se plier aux modifications du sens. La déclinaison s'est introduite dans toutes les langues par nécessité, car sans elle on ne pourrait jamais retenir la multitude de mots nécessaire pour tout exprimer, ni voir, d'après la ressemblance des mots, les rapports qui existent entre les choses. Il y a donc deux origines différentes pour les mots, l'imposition et la déclinaison, l'une qui est la source, l'autre le ruisseau qui en dérive. On a voulu que les noms imposés primitivement aux choses fussent en petit nombre, pour qu'on pût les apprendre plus vite ; au contraire ceux qui sont formés des premiers par la déclinaison sont le plus nombreux possible, afin de se plier plus facilement à tous les besoins de la vie[31]. Ces idées sont aujourd'hui devenues vulgaires ; mais il ne faut pas oublier que Varron les exposait chez les Romains pour la première fois, et que personne avant lui ne leur avait ainsi montré le mécanisme des langues et les principes qui président à leur formation. A côté de ces théories qui devaient leur plaire par leur
nouveauté et leur élévation, ils trouvaient des réflexions moins générales,
sans doute, mais encore pleines de finesse et de vérité. Telles sont, par
exemple, toutes les opinions qu'exprime Varron sur les droits du public en
fait de langage, sur la différence qui existe entre l'orateur et le poète
pour l'invention des mots, sur la nécessité où sont les particuliers d'obéir
à la raison générale, c'est-à-dire à l'usage[32], sans être
cependant tout à fait esclaves de son autorité, sur les moyens dont il faut
se servir pour changer un usage trop ouvertement vicieux : Comme une nourrice ne sèvre pas son enfant tout d'un coup,
mais emploie des ménagements infinis pour remplacer le lait, dont il a
l'habitude, par une nourriture plus forte, de même, quand on veut détruire
une mauvaise façon de s'exprimer et mettre à la place un terme plus
raisonnable, il faut user de beaucoup d'habileté. Des mots qui sont en usage
et que là raison condamne, quelques-uns peuvent être enlevés sans peine ;
d'autres résistent davantage. Ceux qui tiennent peu et qu'on peut changer
sans choquer personne, il faut ne point tarder à les corriger. Quant aux
autres, s'il est trop difficile de les détruire tout d'un coup, on doit en
user le moins possible pour qu'on puisse plus tard avoir moins de peine à les
déraciner. Si le Forum résiste à accepter une forme nouvelle d'un mot qu'on
veut faire passer, c'est aux poètes, et surtout aux poètes dramatiques, à donner
au peuple l'habitude de l'entendre, et à le lui faire agréer. Les poètes ont
pour cela beaucoup de pouvoir, et c'est par eux que déjà certaines façons de
parler ont été corrigées ou corrompues[33]. Et il termine
ces réflexions si justes par cette pensée qu'Horace a traduite en beaux vers
et qui prouve qu'il n'était pas un de ces pédants qui prétendent condamner la
langue à une éternelle immobilité : consuetudo
dicendi est in motu. Mais, par malheur, les philosophes grecs ne s'en tenaient
pas à ces théories sages et vraies, nées de l'observation, et qui pouvaient
s'appliquer. Dans la grammaire, comme dans le reste, ils se laissaient
entraîner à leur amour naturel pour les curiosités subtiles, et à leur esprit
de système : En général, dit M. Egger[34], si les Grecs ont porté dans l'étude de la grammaire une
grande habileté de logiciens, on est forcé d'avouer qu'ils n'y portaient pas
également ce que j'oserai nommer le sens grammatical. En grammaire, comme en
physique, ils suivent très-volontiers une sorte d'intuition, et ils ne savent
pas assez se réduire à l'observation et à l'expérience. Au lieu d'étudier
méthodiquement les mots et leurs formes diverses comme un ensemble de
phénomènes naturels qui ne devaient livrer le secret de leurs lois qu'à une
analyse patiente, ils se sont joués avec les questions grammaticales, comme
ils faisaient avec les ingénieuses et souvent inutiles formules de la
dialectique. D'un côté, en se hâtant de généraliser des faits douteux,
d'ériger des exceptions en principes, ils ont formé dis systèmes complets sur
des observations incomplètes ; de l'autre, ils se sont peu souciés de
l'intérêt pratique de la science ; les questions les ont attirés moins à
cause de leur importance que pour le plaisir qu'on trouve à les étudier, et
quelquefois pour la peine qu'on éprouve à les résoudre. Ils ont soulevé mille
problèmes qu'il n'importait guère d'approfondir, uniquement pour satisfaire
cette curiosité naturelle de leur esprit, qui cherchait partout un exercice
et un aliment. Comment les Romains pouvaient-ils goûter toute cette science inutile, eux qui cherchaient d'abord l'utilité des choses, et prenaient médiocrement plaisir à s'exercer ainsi dans le vide ? Si quelque rhéteur se fût avisé de leur exposer quelqu'une de ces questions oiseuses qui divisaient les écoles grecques, celle-ci, par exemple : La voix est-elle un corps ou ne l'est-elle pas ? je crois bien que le plus grand nombre se serait refusé à écouter, et aurait dit, avec Aulu-Gelle : Ce ne sont là que d'agréables divertissements pour les gens inoccupés. Mais quel fruit peut-on tirer de toutes ces vétilles pour la conduite de la vie, et que sert de discuter éternellement sans pouvoir s'entendre ? Mieux vaut répéter, avec le Néoptolème d'Ennius, Philosophandum est paucis, nam omnino haud placet[35]. Cependant, après cette première surprise, quelques-uns, plus intrépides, continuaient leur étude ; ils surmontaient ces répugnances, et, quand l'ennui des premiers moments était passé, ils finissaient par prendre goût à ces recherches délicates, à ces problèmes ingénieux. Le même Aulu-Gelle, qui, tout à l'heure, se montrait si dédaigneux, nous dit, après avoir exposé quelques subtilités dialectiques des stoïciens : Soyez bien avertis que l'étude de cette science est rebutante dans le principe et paraît d'abord ennuyeuse et inutile ; mais, dès qu'on y a fait quelques progrès, on voit clairement le profit qu'on en peut tirer, et on éprouve à en parler un insatiable plaisir. Et certes, si vous ne savez vous arrêter à temps, craignez de vous laisser attirer dans ces détours et ces méandres de la dialectique, et d'y envieillir, comme auprès du rocher des Sirènes[36]. Varron était évidemment un de ceux qui avaient écouté ces sirènes. Il s'était épris de ces subtilités, et éprouvait un plaisir insatiable à les reproduire. Deux fois, dans son livre, à propos de l'imposition des noms et de la déclinaison, il rencontre sur.son chemin une de ces grandes querelles qui divisaient les écoles grecques ; il est heureux d'exposer tout le débat et ne nous fait grâce d'aucun argument. Chacun des deux partis a son tour dans un livre spécial ; il indique toutes leurs raisons et entre si bien dans l'opinion de ceux dont il énonce la pensée, qu'on croirait à chaque fois que c'est pour son propre compte qu'il a parlé. C'est que la querelle lui plaît pour elle-même ; il est émerveillé de cette fertilité d'invention qui fait trouver des deux parts de si ingénieux arguments, de ces adresses de polémique où tant d'esprit est dépensé qu'on ne songe plus à se demander dans quel but on le dépense. Dès le début de son ouvrage, dans les trois premiers livres qui sont perdus, il s'occupait de la manière dont les noms avaient été imposés aux choses. II avait sans doute mis en regard le système stoïcien qui prétend que l'homme a nommé chaque objet par sa volonté, et que, par conséquent, chaque mot ayant sa raison d'exister, on peut remonter à son origine et s'en rendre compte[37], et la doctrine d'Épicure, qui suppose que l'homme a désigné certains objets par certains sons, sans autre motif que de les distinguer des autres et par une sorte d'instinct brutal qu'il partage avec les animaux ; ce qui supprimerait toute recherche de l'étymologie, car alors l'imposition des noms serait uniquement sortie de la nécessité et du hasard. L'autre question, longuement traitée dans trois des livres qui nous restent, était bien moins importante. Il s'agissait de savoir si, dans la manière de décliner les mots, il vaut mieux suivre l'analogie ou l'anomalie. Cette question avait été discutée par les deux grandes écoles grammaticales de l'antiquité, celle de Pergame et celle d'Alexandrie ; un grand nombre d'ouvrages avaient été écrits des deux Côtés chez les Grecs ; les Latins eux-mêmes, au dire de Varron, s'étaient mêlés à la dispute, sans doute pour avoir l'air de prendre parti dans ces savantes querelles, mais sans réussir beaucoup à les éclairer, car leur esprit était peu propre à se jouer parmi ces subtilités[38]. Aujourd'hui môns avons grand'peine à concevoir comment cette question a pu prendre d'aussi vastes proportions et soulever tant de débats. Il est possible, comme le prétendaient les stoïciens, que l'anomalie soit plus fréquente, dans les déclinaisons, que l'analogie ; mais l'anomalie ne peut pas être une loi du langage. Les langues sont irrégulières, on le sait : elles ne sont pas nées tout d'une pièce, elles n'ont pas grandi dans les académies. Mais doit-on faire une règle de cette irrégularité, et, parce qu'elle est un fait, en conclure qu'elle doit être un principe ? D'un autre côté, il ne serait guère plus sage de s'attacher à l'analogie jusqu'à méconnaître les irrégularités nécessaires des langues qui leur viennent des mille accidents de leur origine. L'usage est, en somme, le maitre du langage, plus que la logique ; car, s'il est bon d'introduire la logique dans les langues, ce n'est pas pour en faire un instrument d'une apparence plus belle et mieux ordonnée, qui cause à l'esprit qui le contemple une satisfaction savante, c'est pour qu'elles soient plus simples et plus claires par là régularité des procédés. Or, si la logique choque ouvertement l'usage, elle nuit à la clarté, c'est-à-dire qu'elle fait justement le, contraire de ce qu'on l'appelait à faire. Ces idées sont à peu près celles que Varron expose dans sen sixième livre, lorsqu'il reprend la question pour son compte, après avoir longuement déduit les raisons des deux écoles rivales. Avouons seulement qu'il ne valait pas la peine de consacrer un livre entier et tout cet appareil de logique à les développer. Mais Varron était un disciple trop fidèle des Grecs, qui, après leur avoir emprunté leurs idées élevées, leurs vies ingénieuses sur la formation des langues, ne pouvait s'empêcher de les suivre aussi dans leurs querelles subtiles et vaines. IV Application
des théories grammaticales à la langue latine. — De l'étymologie. — Causes
des erreurs des anciens dans la recherche des étymologies. — Défauts et
mérites de celles de Varron. L'originalité de Varron pouvait se montrer davantage dans l'application de ces systèmes à la langue latine. Là, son travail était nouveau et ses découvertes lui appartenaient toutes. C'est sur elles que, dans les Académiques, il semble surtout compter pour sa gloire. Lorsqu'on lui reproche de n'avoir pas écrit d'œuvre philosophique, il répond qu'il se réserve pour ces connaissances que personne n'a encore enseignées et que les gens studieux ne trouvent nulle part. On ne peut pas, ajoute-t-il[39], les aller chercher chez les Grecs, et, depuis la mort de notre maître Ælius, les Latins eux-mêmes ne les savent plus. En dehors des théories générales, dont je viens de parler, ce qui reste du De lingua latina ne contient guère que des recherches étymologiques. Rien, à ce qu'il semble, ne plaisait davantage aux savants de cette époque. Les grammairiens, les philosophes, les jurisconsultes s'en occupaient également ; on en faisait le fond de l'étude du langage, on s'en servait dans les querelles de la dialectique, on les appliquait à l'intelligence des lois. Et cependant, en l'état où se trouvait la science, on ne pouvait pas arriver à des résultats bien solides. Deux grands obstacles s'opposaient au succès de ces recherches : on ne connaissait pas les langues d'où le latin et le grec sont sortis, on n'avait pas une méthode certaine qui pût diriger dans ces études. C'est la science moderne qui s'est la première occupée de comparer les idiomes entre eux pour remonter de l'un à l'autre et établir leur filiation. Les Grecs n'étudiaient qu'eux-mêmes ; fiers de leur langue jusqu'à prétendre sérieusement que les dieux n'en devaient pas parler d'autre[40], ils s'y renfermaient ; ils n'avaient garde de chercher d'où elle leur était venue, convaincus, dans leur orgueil, qu'ils ne la tenaient de personne, et que leurs mots étaient nés du sol, comme leur race. Les Romains, qui ne perdirent jamais le souvenir de leur origine, étaient plus modestes. Ils n'ignoraient pas et avouaient sans honte que leur langue s'était formée, comme leur ville, d'éléments divers. Varron non-seulement reconnaissait l'influence du grec, et surtout de l'éolien sur le latin, mais il signalait aussi des emprunts qu'on avait faits aux Sabins, aux Étrusques et même aux Gaulois. C'est un progrès sans doute, et il faut lui en tenir compte ; mais qu'était-ce, en comparaison de ce qui restait à faire ? Qui songeait à s'occuper des langues orientales ? C'est à peine si Varron en dit un mot une fois, à propos des lettres des Chaldéens, d'où les lettres latines sont venues, et cependant jusqu'au jour où on les connaîtrait à fond, la science de l'étymologie ne pouvait être qu'un ensemble d'ingénieuses mais vaines hypothèses. La méthode manquait encore plus que les connaissances. On n'avait pas cherché à établir des règles certaines pour les recherches étymologiques ; chacun marchait au hasard et selon ses caprices. Ælius expliquait tous les mots par le latin et ne consentait pas à chercher ailleurs leur origine[41]. Son obstination avait fait naître une école rivale ; Hypsicrate et Cloatius Verus écrivirent des livres sur les mots tirés du grec, et, passant à l'extrême opposé, ils voyaient du grec partout[42]. Varron n'était guère plus sage. Nous avons perdu la partie de son ouvrage qui traitait de l'étymologie en général, et nous ne savons s'il y établissait une méthode et des principes pour ces sortes de recherches. Le commencement du cinquième livre contient à ce sujet quelques préceptes assez sages ; par exemple, des observations judicieuses sur les changements que les mots subissent, en vieillissant, dans leur forme et dans leur sens, sur la difficulté de les ramener à leur origine après tant de vicissitudes ; mais dans le reste, et quand Varron en vient à l'application, on ne voit plus aucune trace de méthode, aucune apparence de principes ou de règles fixes. Comme il ne veut mécontenter aucun parti, il indique d'ordinaire deux étymologies pour un seul mot, l'une qui le tire du latin, l'autre qui le fait venir du grec ; et le plus souvent il est aussi malheureux dans l'une que dans l'autre. L'étymologie grecque n'est pas rigoureusement vraie : les deux mots ne sont pas formés l'un de l'autre, comme le veut Varron, mais ils viennent tous deux d'une autre langue, qui est leur souche commune. Quant à l'étymologie latine, elle est bien plus fausse encore ; car comment admettre, chez un peuple, ce travail lent et régulier qui fait sortir les mots les uns des autres, et souvent les plus essentiels des moins importants ? Comment supposer, par exemple, qu'on n'ait donné un nom à la terre qu'après en avoir trouvé un pour désigner ce qui s'use et périt par le frottement — terra ex eo quod teritur — ? Il est aisé de triompher de ces étymologies ridicules. On ne s'est guère fait faute de s'en moquer, depuis Quintilien qui trouve qu'après Varron tout le monde mérite d'être pardonné[43]. Pour moi, je me sens disposé à l'indulgence quand je songe aux difficultés de l'entreprise que Varron a plus d'une fois exposées en fort bon termes : Le jour, dit-il, ne pénètre qu'à peine dans la forêt où je fais mes recherches ; il n'y a pas de chemin frayé qui me mène où je veux aller, et les sentiers que je suis sont remplis d'obstacles qui arrêtent ma marche[44]. Gardons-nous bien d'ailleurs de demander à Varron ce qu'exige la science moderne ; pour n'être pas trop sévères, remettons-le dans son époque et jugeons-le avec l'esprit de son temps. Il ne semble pas qu'alors on réclamât de ceux qui recherchaient les étymologies beaucoup d'exactitude, et de sévérité. On se piquait moins d'arriver à l'origine réelle du mot que de le décomposer d'une manière ingénieuse et qui en gravât le sens dans la mémoire. Quand Ælius faisait venir lepus de levipes, vulpes de volipes, pituita de quæ petit vitam, il ne prétendait pas plus à l'exactitude scientifique que le spirituel Granius, quand il expliquait cœlibes par cœlites, en disant que les célibataires sont aussi heureux que les dieux. Les jurisconsultes eux-mêmes, malgré la gravité de leur profession et l'importance pratique de leurs recherches, ne suivaient pas une autre méthode. Trébatius trouvait dans sa cellum les deux mots sacra cella, et Labéon faisait venir soror de seorsum, parce que la jeune fille se sépare de la maison paternelle pour suivre son époux ; tout comme Nigidius trouvait dans frater, fere alter, c'est-à-dire un autre soi-même. Il m'est difficile de croire, je le répète, qu'on ait, par ces étymologies étranges, prétendu donner l'origine véritable du mot ; c'était plutôt une sorte de définition, une manière de l'expliquer et d'en fixer le sens par quelque circonstance extérieure, ou par un rapprochement spirituel avec d'autres mots qui lui ressemblent. Aussi voyons-nous les critiques louer plutôt ces étymologies d'être ingénieuses que d'être vraies, et Aulu-Gelle lui-même, dans un siècle où la science était devenue plus sévère sur ce point, pardonne à quelques-unes des plus bizarres, parce qu'il les trouve fines et agréables, quoiqu'elles soient évidemment fausses[45]. Voilà donc ce qu'on demandait aux grammairiens, ce qu'on admirait chez eux. Il faut reconnaître que Varron a fait mieux, et qu'il est allé phis loin que ces jeux d'esprit et ces subtilités. On trouve chez lui beaucoup de ces étymologies qui semblaient agréables à Aulu-Gelle, comme, par exemple, lorsqu'il fait venir spica de spes, parce que l'épi est l'espoir de la récolte, prata de sine ope parata, cura de cor urere ; mais on en rencontre aussi de plus sérieuses. Je remarque surtout que Varron a souvent demandé l'explication des mots latins à la connaissance de l'histoire et des antiquités de son pays ; et il ne semble pas qu'on l'ait beaucoup fait avant lui. On n'abordait guère ce genre d'étude qu'avec de la finesse et de l'esprit ; il y apporta d'immenses recherches et la science du passé. Il connaissait tous les vieux ouvrages, il avait lu les livres sacrés de Rome, et même ceux des peuples de l'Italie, puisqu'il cite une fois ceux de Tusculum. Ces connaissances historiques donnent Asa science quelque chose de plus précis. S'il ne renonce pas tout à fait aux chimères et aux conjectures des autres grammairiens quand il s'agit d'arriver jusqu'à l'origine d'un mot, au moins nous fait-il connaître d'une manière certaine la forme et le sens qu'il avait dans les siècles qui ont précédé le sien. fi peut se tromper sur sa naissance, mais, aidé de l'histoire, il nous donne des renseignements curieux sur sa jeunesse, et nous fait parcourir au moins plus de la moitié de la route, s'il ne nous conduit pas jusqu'au bout. Pardonnons lui des erreurs qu'il lui était bien difficile, d'éviter pour ces lumières que nous lui devons, et disons avec lui : En ces sortes d'études, il vaut mieux savoir gré à celui qui a souvent rencontré juste, que de le reprendre amèrement, s'il s'est quelquefois trompé[46]. N'oublions pas, enfin, que ces travaux, en faisant à Varron une grande renommée, contribuèrent à entraîner les esprits vers les recherches grammaticales. C'est par eux que la grammaire devint une des études favorites des plus grands personnages de ce temps. Cicéron, César, Auguste même ne dédaignèrent pas de s'en occuper ; Pollion l'avait tant approfondie qu'il ne trouvait personne assez correct et signalait des fautes dans Salluste et dans Tite-Live ; Messala, le grand orateur, trouva le temps d'écrire un traité tout entier sur la lettre S[47]. Il est impossible que la langue latine n'ait pas gagné à être examinée de si près par de si grands esprits, qu'on n'ait pas mieux connu son naturel et ses ressources en pénétrant dans ses replis, en remontant à son origine, et que, dans la gloire des Cicéron et des Virgile, il n'y ait pas quelque chose qui revienne aux travaux plus humbles des Nigidius et des Varron. V Traité de rhétorique. — Discours de Varron. — Orationes. — Suasiones. — Laudationes. Il faut que je m'éloigne un moment de la grammaire pour dire un mot d'un genre de travaux que les anciens unissaient avec elle. Quoique Varron l'ait essayé sans beaucoup de succès, il ne convient pas de laisser entièrement ces essais dans l'ombre. On sortait des mains du grammairien pour passer dans celles du rhéteur, et les leçons du premier n'étaient regardées que comme une préparation à l'art que l'autre enseignait. Varron, qui avait le désir d'être universel, ne pouvait pas entièrement négliger la rhétorique ; il ne paraît pas cependant s'en être beaucoup occupé. On ne connaît, en ce genre, qu'un seul ouvrage de lui, un traité de rhétorique dont le troisième livre est cité par Priscien. C'est la seule mention qu'on en ait faite, et personne autre n'en a rien dit. On sait seulement que Varron était grand partisan d'Hégésias[48], qui avait le renom d'être un rhéteur médiocre et maniéré ; une rhétorique composée d'après les leçons d'un pareil maître n'avait point de chances de se soutenir à côté des grands ouvrages de Cicéron, et il n'y a pas lieu d'être surpris que ce travail soit demeuré si parfaitement inconnu. Varron, d'ailleurs, n'avait pas, comme Cicéron, pour recommander son œuvre, une grande réputation d'orateur. Ce n'est pas qu'il n'eût quelquefois abordé la tribune ; les fonctions publiques dont il fut revêtu l'avaient contraint de prendre la parole devant le peuple, et, comme il ne voulait rien laisser perdre de ses ouvrages, nous savons qu'il publia ses discours. Le catalogue de saint Jérôme en indique même deux recueils, les Orationes et les Suasiones ; les premiers étaient, sans doute, des discours véritables ; pour les autres, un passage de Cicéron dans lequel le nom de Suasio est donné au panégyrique d'Isocrate[49], nous autoriserait peut-être à penser qu'il faut les ranger parmi les discours du genre démonstratif et qu'ils contenaient, sous une forme oratoire, des exhortations morales et politiques. Mais ce n'est là qu'une conjecture ; et le mot de Suasioses est souvent employé chez les anciens pour désigner des discours politiques. Varron avait encore écrit, dans le genre oratoire, des éloges funèbres ou Laudationes, dont le plus célèbre semble avoir été l'éloge de Porcia, la sœur de Caton. On ne sait s'il fut jamais prononcé, ou si c'était un de ces ouvrages qui, comme les Verrines, affectaient de ressembler à l'éloquence et d'en reproduire les formes pour mieux saisir l'attention du peuple. Toujours est-il que Varron avait composé plus d'un morceau de ce genre et s'était servi plus d'une fois de ce moyen commode de déguiser les leçons morales qu'il prétendait faire à ses concitoyens. Que de vérités utiles, en effet, que de sages enseignements pouvaient se glisser dans ces éloges d'illustres personnages, et qu'il était facile d'instruire les vivants en ayant l'air de louer les morts ! Aussi voyons-nous que Cicéron faisait grand cas de ces Laudationes, et qu'il félicitait son ami d'y avoir introduit, mais à petite dose, la philosophie grecque[50]. Cependant, malgré ces Orationes, ces Suasiones, ces Laudationes, Varron n'était pas un orateur. Cicéron qui, dans son Brutus, distribue si libéralement les éloges à ses contemporains, n'a pas même prononcé son nom ; Quintilien, en recommandant aux jeunes gens de lire ses ouvrages, ajoute qu'ils serviront moins à faire des orateurs que des savants[51], et saint Augustin, qui admire partout son immense savoir, reconnaît qu'il était inférieur à lui-même dans l'éloquence[52]. De cette médiocrité bien constatée de ses discours il faut conclure que la perte de la Rhétorique n'est pas fort à regretter. Il était difficile qu'il enseignât bien aux autres cet art qu'il pratiquait mal lui-même. Revenons donc à ses travaux de grammaire. En ce genre d'études au moins sa réputation n'était contestée de personne. VI Ouvrages de critique de Verrou. — Sa manière de formuler ses jugements littéraires. — Ses travaux sur le théâtre latin. — Ses études sur la vie et les œuvres des poètes grecs et romains. — Le De poetis. — Ses travaux sur Plaute. La seconde fonction du grammairien consistait 4 expliquer les poêles, à les faire comprendre en les commentant, et aussi à répondre à toutes les questions qui pouvaient s'élever sur l'histoire de leur vie, sur la nature et le mérite de leurs ouvrages. C'est proprement ce que nous appelons aujourd'hui la critique. On était loin de la dédaigner à Rome ; c'est par elle que la grammaire avait commencé, et ses premiers travaux avaient été des commentaires des anciens poètes. Varron n'avait pat négligé cette seconde fonction du grammairien ; en même temps qu'il s'occupait des théories générales du langage, il composait plusieurs ouvrages, les uns sur la poésie en général, les autres sur la vie des poètes les plus illustres et sur leurs ouvrages les plus importants ; il avait donc touché à la fois à la critique doctrinale que préféraient nos pères, et à la critique historique qui semble plus en crédit de nos jours. Le mérite qu'il parait avoir le plus cherché, en ces
sortes d'études, c'est la précision. Dans les questions générales il
procédait par définitions et catégories. On appelle poema
une petite pièce en vers, comme le distique ou l'épigramme ; quand c'est un
long sujet qui est traité en vers, on appelle l'ouvrage poesis, et
l'art de composer l'un et l'autre a reçu le nom de poetice[53]. Veut-il porter
un jugement sur quelque écrivain, cette tendance est encore plus manifeste.
Il cherche à résumer son caractère en quelques mots, et à donner la formule
de son talent : Cæcilius mérite la palme pour
l'invention du sujet, Térence pour les mœurs, Plaute pour le dialogue[54]. — Pacuvius excelle dans le genre large, Lucilius, dans, le
genre fin et délicat, Térence dans le tempéré[55]. — Personne ne conserve mieux les mœurs que Titinius et
Térence, personne n'excite plus les passions que Trabéa Attilius et Cæcilius[56]. On le voit,
chacun des poètes a ses qualités tranchées, set mérite et, pour ainsi dire,
sa fellation qui lui est nettement assignée. Cette manière précise de formuler
son jugement se reproduit tant de fois chez Varron qu'on est amené à la
regarder comme un système ; et deux titres que je trouve dans la liste de ses
écrits, le De pretium scriptorum et le Περί
χαρακτήρων, me semblent
indiquer qu'il avait consacré deux ouvrages à ces sortes de classifications
littéraires. Au reste, cette méthode était à peu près celle des anciens que
Varron suivait comme des oracles. Aulu-Gelle rapporte certains vers du vieux
grammairien Sedigitus sur les premiers poètes comiques, où il leur assigne
gravement des places, Comme fait un maitre à des écoliers[57]. Il faut
reconnaître que c'est là une critique encore bien imparfaite, que ce ton
d'autorité, que cette prétention de résumer en un mot les qualités d'un
auteur et de lui marquer son rang ne sont pas exempts de pédantisme. C'est du
moins ce que pensait Horace, qui raille en passant ces affirmations
tranchante et cette habitude d'affecter une épithète au nom d'un auteur, et
comme une étiquette à son talent. Pacuvius,
dit-il ironiquement[58], obtient le renom de docte, Milo celui de sublime ; on
répète que Cæcilius l'emporte par la gravité et Térence par l'art. Et
il ajoute dédaigneusement : ut critici dicunt.
Qui sont ces critiques dont il veut se moquer ici ? Je crains bien qu'il ne
soit question de Varron, ou tout au moins de ses disciples, héritiers de son
goût pour-les vieux auteurs et de sa manière de les juger. Les ouvrages de critique que Varron avait écrits, si l'on excepte le De poematis et le De compositione Saturarum, se rapportaient tous au théâtre. J'ai dit ailleurs que le genre dramatique était celui que les Romains de ce temps prisaient le plus. Varron était témoin des succès des pièces d'Attius et de Plaute ; comme Cicéron, il croyait que la poésie dramatique serait l'éternel honneur des lettres latines, et il aurait volontiers traité d'ennemi du nom romain celui qui n'admirait pas la Médée d'Ennius et l'Antiope de Pacuvius[59]. Il avait donc fait du théâtre une étude spéciale et approfondie dans quatre grands ouvrages, Theatrales libri, De actionibus scenicis, De scenicis originibus, et De actibus scenicis[60]. Ils sont perdus aujourd'hui ; mais tenons pour assuré qu'ils n'ont pas été inutiles à tous ceux qui se sont occupés de ces matières. Le grammairien Diomède a tiré de Varron tout ce que renferme d'intéressant son troisième livre. Ille cite trois fois, quand il veut définir la tragédie, raconter les commencements de la comédie athénienne et fixer le sens de ces mots comœdia togata et comœdia palliata. Varron n'a pas été moins utile à Donat qui a dû beaucoup profiter du De scenicis originibus où nous voyons qu'il était question de la manière dont se représentaient les pièces, et de la construction du théâtre[61], et plus encore du De actibus scenicis. Ce n'était pas en effet une petite difficulté que de diviser ces anciennes comédies en actes et en scènes. Ces divisions n'existaient pas dans les premiers temps, et Donat nous en donne une raison singulière qui nous fait bien connaître ce public impatient et grossier que Plaute et Térence étaient chargés d'amuser. On craignait, dit-il, que si l'action s'arrêtait un moment, le public n'en profitât pour s'en aller[62]. Mais plus tard les savants qui étudiaient le vieux théâtre y établirent ces divisions que réclamait le goût de leur époque. Varron y travailla, sans doute, plus que les autres, car Donat s'appuie souvent sur son autorité. Si l'on joint à ces citations celles que Nonius et Servius nous ont conservées, on verra que les sujets traités par Varron dans ces divers ouvrages étaient assez étendus. Il s'y 'agissait des origines du théâtre dans la Grèce, de son introduction à Rome, et des occasions qui l'y firent pénétrer, des pièces qu'on y représentait et de la manière de les ordonner et de les diviser. Enfin l'auteur y descendait jusqu'aux détails des représentations dramatiques, à la configuration de la scène, au mouvement des décors et au jeu du rideau, et même au costume et au masque des acteurs. En même temps qu'il écrivait des ouvrages sur les divers genres de poésie, Varron s'occupait des poètes qui y ont excellé. Il ne négligeait pas tout à fait les Grecs, car nous voyons qu'Homère était le premier personnage illustre dont il eût placé la vie et le portrait dans les Hebdomades. Déjà Attius, dans ses Didascalies, avait parlé du grand poète et de son rival Hésiode et cherché lequel avait précédé l'autre. Aulu-Gelle se moque des raisons, par lesquelles il prétendait établir qu'Homère était le plus jeune[63] ; et, en vérité, elles montrent qu'on était encore à l'enfance de la critique. Varron les faisait contemporains, et s'appuyait sur dés arguments plus sérieux. A propos d'Euripide il racontait que des soixante-quinze pièces composées par ce poète il n'y en avait eu que cinq de couronnées et qu'on lui avait souvent préféré les écrivains las plus médiocres[64]. Mais on comprend que Varron ait surtout étudié les poètes latins. Son De poetis était tout consacré à la littérature romaine, puisqu'il y était question de Plaute et d'Ennius dès le premier livre. Il commençait son histoire littéraire à ce moment heureux où, selon l'expression d'un vieux poète, la Muse à la marche ailée vint visiter la belliqueuse nation de Romulus[65]. Il parlait de Nævius et de ce curieux poème sur la guerre Punique, où l'auteur chante les événements qu'il a vus et se met librement en scène[66]. Puis venait Ennius qu'il suivait avec soin depuis sa naissance, dont il établissait la date précise[67], jusqu'à ses dernières années. Il racontait qu'à près de soixante et dix ans le vieux poète ajouta un livre à ses Annales pour y chanter les dernières victoires de Rome, étendant ainsi son œuvre avec la gloire romaine qu'il voyait grandir. Plus loin, à propos de Plaute, il citait l'épitaphe qu'il s'était composée lui-même, et dans laquelle il se loue sans retenue[68]. Les autres livres traitaient sans doute des successeurs de ces anciens poètes. Il y devait parler de Pætivius, de Cecilius, de Térence, dont il goûtait les aima-Mea qualités, car il allait jusqu'à préférer le début de son Andrienne à celui de la pièce de Ménandre[69]. Enfin relierais à penser que c'est du Même ouvrage, si rempli de curieux détails, qu'Aulu-Gelle avait tiré la charmante histoire qu'il raconte sur l'entrevue de Pacuvius et du jeune Attius à Tarente[70]. Il la tient, dit-il, de ceux qui tint pris la peine d'écrire la vie de ces illustres personnages. Or qui a mis plus de soin que Varron à recueillir et à conserver ces vieux récits ? Mais le poète dont il s'est assurément le plus occupé, c'est Plaute. De bonne heure, la vieille poésie latine semble s'être résumée en lui. A peine était-il mort qu'on se plaignait déjà qu'il ne fût point remplacé. Je regarde comme des sages, dit l'auteur du prologue de Casine, ceux qui préfèrent le vin vieux et ceux qui viennent écouter les anciennes comédies ; car celles qu'on représente aujourd'hui valent moins encore que les écus nouveaux. Comme nous avons compris, aux clameurs du peuple, qu'il regrettait les pièces de Plaute, nous avons été chercher celle-ci que les plus vieux d'entre vous ont applaudie dans leur jeunesse. A son apparition, elle triompha de toutes les autres ; et pourtant, c'était l'époque où florissait cette élite de poètes qui sont tous partis maintenant pour le séjour commun des hommes. Ces regrets nous font voir de quelle estime Plaute jouissait auprès du peuple des derniers gradins ; mais ce n'était pas seulement parmi ceux qui se nourrissent de noix et de pois chiches qu'il trouvait des admirateurs : il charmait les lettrés autant que les ignorants. Après qu'on l'avait applaudi au théâtre, on le commentait à l'école ; on cherchait quelles pièces lui appartenaient et de quels mètres il s'était servi ; on rétablissait le texte altéré de ses œuvres, on commentait ses bons mots. Ce fut le travail des plus illustres savants de cette époque, d'Ælius, de Sedigitus, d'Aurelius, de Manilius, d'Attius[71]. Servius se faisait gloire de distinguer du premier coup un vers de Plaute[72] ; Ælius disait que les Muses parleraient la langue de Plaute, si elles voulaient parler latin[73]. Varron, qui rapportait ce propos, partageait cette admiration. Il avait écrit deux ouvrages, l'un intitulé Quæstiones Plautinæ où il semble qu'il expliquait Plante et en faisait comprendre les formes vieillies, l'autre, De comœdiis Plautinis, était consacré à chercher combien de pièces il avait écrites et à établir la manière de les reconnaître. Il en mettait à part vingt et une qui lui semblaient hors de toute contestation, et celles-là, protégées par l'autorité du grand critique, avaient reçu le nom de Varroniennes. Des cent vingt qui restaient, il en adjugeait plusieurs au poète Plautius dont les ouvrages, grâce à la ressemblante du nom, s'étaient glissés parmi ceux de Plaute. Le plus grand nombre des autres lui semblait appartenir à des poètes plus anciens ; mais Plaute les avait retouchées et reprises sur son théâtre, sans doute pour faire vivre sa troupe, comme Molière, et contenter la curiosité de son public, avide de nouveautés. Quelques-unes enfin, quoique contestées, lui paraissaient porter légitimement le nom du grand poète, et il en jugeait ainsi par des raisons qui font honneur à son goût. Ce n'est pas, disait-il, uniquement par les index des grammairiens qu'il faut prononcer sur l'authenticité des ouvrages. Le plus souvent, ils portent avec eux leur preuve dans un certain tour d'esprit, dans une manière d'écrire que le plus habile imitateur ne reproduirait pas. Il y a des tirades, des vers, des mots, où la main de Plaute se sent, qu'il a pu seul trouver et qui le révèlent plus sûrement que le témoignage d'Ælius et de Sedigitus. Puis, appliquant ce système à certaines pièces qu'on refusait à Plaute, Comme la Bœotia, il les lui restituait. Sachons quelque gré à Varron d'avoir émis cet important principe qui tranche avec les puérilités pédantesques dans lesquelles la science ancienne aime trop à s'enfermer, et d'avoir au moins pressenti une fois la façon de juger plus, libre et plus large de la critique moderne. |
[1] Suétone, Vita grammat., 3.
[2]
De lingua latina (édit. Ott.
Müller), V, 9 : Non solum ad Aristophanis lucernam
sed etiam ad Cleanthis lucubravi.
[3] De lingua latina, V, 9.
[4] De lingua latina, VII, 3. Aulu-Gelle, XVI, 8.
[5] Institutions oratoires, I, 4.
[6] Ritschl, quæst. Varron. sub fin.
[7] Prisc., 556.
[8] Apul., De dipht., ed osann., 125.
[9] Lydus, De magist., p. 125. On peut soupçonner que ce n'étaient pas là des livres distincts, mais plutôt le même ouvrage, désigné tantôt par le titre qu'il portait, tantôt par le personnage auquel il était adressé. Néanmoins je les laisse séparés, parce qu'il me paraît très-difficile de savoir comment il les faut réunir. M. Ritschl avait dit d'abord que le De origine linguæ latinæ était la même chose que les livres à Attius. Plus tard il s'est ravisé et a prétendu qu'il fallait voir dans le De origine les livres dont parle Lydus et qui étaient adressés à Pompée, et que les livres à Attius et le De antiquitate litterarum doivent se confondre. Cette opinion paraît beaucoup plus vraisemblable ; mais ce n'est encore qu'une hypothèse.
[10] Priscien, 544.
[11] Velius Longus, De orthogr., 2230.
[12] Cassiodore, De orth., 2286.
[13] Cassiodore, De orth., 2291.
[14] Cassiodore, De orth., 2284.
[15] Aulu-Gelle, XIII, 6 : Rusticus fit sermo, si adspires perperam.
[16] Servius, in Æn., I, 172.
[17] Charis., I, 17.
[18] Cassiodore, De orth., 2286.
[19] Épig. 78.
[20] J'admets avec M. Ritschl que le De lingua latina avait vingt-cinq livres, bien qu'il ne reste aucun fragment du vingt-cinquième. C'est le chiffre donné par S. Jérôme, et il est conforme aux habitudes de symétrie qu'apportait Varron dans l'ordre et la distribution de ses ouvrages.
[21] Il est entendu que ce sera là le sens du mot déclinaison, dans ce chapitre. Pour Varron, la déclinaison n'était pas ce que l'on entend aujourd'hui par ce mot, mais toute espèce de dérivation. Ainsi lectio, lector, lectura, etc., étaient des déclinaisons de legere.
[22] De lingua latina, V, 1.
[23] Aulu-Gelle, XVI, 8. — Dans les livres qui nous restent du De Lingua Latina, Varron parle de deux points qu'il doit traiter plus tard, il s'occupera, dit-il, de formulis et de copia verborum. Ces mots ont été mal interprétés, et ont amené quelques systèmes étranges sur la division de l'ouvrage de Varron, et les sujets qu'il embrassait. Voici ce qu'ils signifient au vrai. Il entend par ces formulæ verborum un tableau des déclinaisons des noms et des verbes, qui montre de combien de formes ils sont susceptibles. Quand il dit qu'il parlera de copia verborum, il veut faire entendre qu'il cherchera pour quelles raisons et dans quels cas (cur et quando) on a recours à ces déclinaisons et à ces flexions des mots qui enrichissent une langue. On voit que ces deux sujets rentrent parfaitement dans le plan de Varron, tel que nous l'avons exposé.
[24] Ottfried Müller a relevé ces défauts et en a cité des exemples, préface du De lingua latina, p. VII et sq.
[25] Rud. Schmitt, Stoïcorum grammatica.
[26] On voit, par le livre même de Varron, que, dans la querelle de l'analogie, les grammairiens avaient recours à des arguments philosophiques.
[27] Comme, par exemple, quand il invoque l'harmonie éternelle des sphères pour établir qu'il est bon de conserver l'analogie dans les déclinaisons (De lingua latina, IX, 23).
[28] De lingua latina, V, 8.
[29] De lingua latina, VI, 37 et 38.
[30] De lingua latina, VI, 36 et sq.
[31] De lingua latina, VIII, 3.
[32] De lingua latina, IX, 6.
[33] De lingua latina, IX, 16 et 17.
[34] Apoll. Dyscole, p. 304.
[35] Nuits Attiques, V, 15.
[36] Nuits Attiques, XVI, 8.
[37] C'est sans doute dans ces livres, aujourd'hui perdus, que saint Augustin avait pris ce qu'il dit de la recherche de l'étymologie dans les mots primitifs d'après les stoïciens (De princ. dial., 6). Il n'aura pas été chercher ces détails dans Chrysippe ou Cléanthe, les ayant sous la main dans Varron, qu'il étudiait si souvent.
[38] Faut-il ranger parmi les livres des Latins sur cette question, ceux de César, De analogia ? En tous cas, César était pour l'autorité de l'usage, c'est-à-dire pour les principes des stoïciens. On sait qu'il recommande de fuir un mot inusité (insolens verbum) avec autant de soin qu'un écueil.
[39] Académiques, I, 2.
[40] Egger, Apoll. Dyscole, p.
52.
[41] Aulu-Gelle, I, 18.
[42] Aulu-Gelle, XVI, 12.
[43] Quintilien, I, 6.
[44] De lingua latina, V, 5 ; voir aussi VII, 3.
[45] Nuits Attiques, XII, 14.
[46] De lingua latina, VII, 4.
[47] Quintilien, I, 7.
[48] Cicéron, ad Att., XII, 6.
[49] Orat. 11 : Talium suasionum qualem Isocrates
fecit panegyricum.
[50] Académiques, I, 2.
[51] Institutions oratoires, X, 1.
[52] De civ. Dei, VI, 2.
[53] Sat. Menipp., Parmeno.
[54] Sat. Menipp., Parmeno.
[55] Aulu-Gelle, VII, 14.
[56] Charis, II, 18.
[57] Aulu-Gelle, XV, 24.
[58] Epist., II, 1, 56.
[59] Cicéron, De fin., I, 2.
[60] M. Ritschl rattache à ces études sur le théâtre deux autres ouvrages de Varron, le De personis et le De descriptionibus.
[61] Servius, in Georg., III, 24.
[62] Donat, in Heaut. Ter.
[63] Aulu-Gelle, III, 11.
[64] Aulu-Gelle, XVII, 4.
[65] Aulu-Gelle, XVII, 21:
Pœnico Bello secundo,
Musa pinnato gradu
Intulit se bellicosam in
Romuli gentem feram.
[66] Aulu-Gelle, XVII, 21.
[67] Aulu-Gelle, XVII, 21.
[68] Aulu-Gelle, I, 24.
[69] Suétone, Vita Terent.
[70] Aulu-Gelle, XIII, 2.
[71] Aulu-Gelle, III, 3. Voyez, dans les Parerga de M. Ritschl, son mémoire sur les anciens commentateurs de Plaute.
[72] Cicéron, Ad fam., IX, 16.
[73] Quintilien, X, 1.