I Les Logistorici. — Que signifiait ce mot ? — De la composition des Logistorici. — Quels sujets y étaient traités. — Le Cato, de liberis educandis. La première difficulté qu'on rencontre, en s'occupant des Logistorici, est de savoir ce que ce nom veut dire. C'était évidemment un mot grec ; et cependant nous ne voyons pas qu'il ait été employé à désigner, en Grèce, un genre de littérature, ni même qu'aucun écrivain s'en soit jamais servi. Il ne serait pas impossible que Varron l'eût forgé de la même façon qu'il l'avait fait pour celui de Satires Ménippées, c'est-à-dire en le tirant du nom d'un genre littéraire déjà existant, avec une légère modification. On s'est demandé s'il n'avait pas l'intention d'imiter ces mythologues ou mythographes de l'école Alexandrine, dont les livres (μυθιστορίαι) étaient lus avec tant d'avidité[1], et furent une des premières formes sous lesquelles se produisit le roman. Ce goût du public pour les récits mythologiques avait engagé les écrivains à les faire entrer dans les ouvrages mêmes d'où il semble qu'ils devaient être le plus sévèrement exclus. La philosophie, quoique naturellement ennemie des fables, ne dédaigna pas de s'en servir pour donner plus d'attrait à ses enseignements. Plutarque nous dit qu'Héraclide le Pontique, et Ariston de Chio, philosophes péripatéticiens, mêlaient la mythologie à leurs dialogues sur la nature de l'âme, et que, par ce moyen, ils se faisaient lire avec passion par les jeunes gens[2]. Varron les connaissait, les imitait sans doute, car il voulait, comme eux, intéresser à la philosophie des personnes qui ont naturellement moins de goût pour elle. Seulement il est possible que ce mélange de la mythologie avec des sujets sérieux lui ait déplu, et qu'il ait jugé, comme Cicéron, que les fables ôteraient toute autorité aux enseignements qu'il voulait donner[3]. La gravité romaine s'accommodait mieux de personnages historiques que de héros fabuleux, et Varron, qui voulait que ses leçons eussent plus de crédit, les plaça dans leur bouche. C'était une modification importante, et il est naturel que Varron ait tenu à la constater en donnant à ses ouvrages un titre nouveau qui rappela à la fois le genre qu'il imitait et les changements qu'il y avait introduits. Les autres s'appelaient μυθολόγοι ou μυθιστορικαί βίβλοι, il créa pour les siens le nom de Logistorici. Quoi qu'il en soit, les Logistorici formaient une branche importante de ses ouvrages. Le catalogue de saint Jérôme en compte soixante-dix ; c'est à grand'peine si nous pouvons retrouver aujourd'hui les titres de seize d'entre eux ; encore n'arrive-t-on à ce chiffre qu'avec quelques hypothèses. Ceux qui sont hors de doute et désignés ouvertement chez les écrivains latins sous le nom de Logistorici portent toujours deux titres, un nom d'homme, suivi de l'énoncé du sujet[4] ; on a donc regardé comme des Logistorici tous ceux dont les titres, de près ou de loin, ressemblent à ceux-là. Ce sont : Cato, De liberis educandis. (A. Gell., IV, 19 et passim.) Marius, De fortune. (Macrobe, sat. II, 14 ; interp. Virgile, Æn., VII, 681.) Messala, De valetudine. (Probus, Virg. ecl., VI, 31.) Tubero, Dé origine humana. (Id., ibid.) Atticus, De numeris. (Censor., De die nat. II[5].) Orestes, De insania. (A. Gell., XIII, 4.) Curio, De cultu deorum. (August., De Civ. D. passim.) Gallus Fundanius, De admirandis.
(Nonius, Priscien, et interpret. Virgil.) Scaurus, De scenicis originibus. (Serv. in
Georg, I, 19 ; Charis., I, 17.) Pius, De pace. (A. Gell., XVII, 18.) Sisenna, De historia. (A. Gell., XVI, 9.) Calenus, (Serv. in Æn., IX,
53.) Laterensis, (Diom., I, 365 ; Prisc., IX,
887.) Nepos, (Charis., I, 17.) .... De pudicitia. (Serv., in Æn.,
IV, 45.) .... De moribus. (Macrob., Sat., III,
8.) Étudions d'abord ces titres : c'est souvent ce que l'on s conservé de plus curieux des ouvrages de Varron, et l'on tire d'eux quelquefois plus de lumières que de tout lé reste. Quelques-uns de ces noms propres placés en tête des Logistorici appartenaient à d'illustres personnages de l'époque précédente : Caton, Tubéron, Marius, Scatirus ; le plus souvent ce sont ceux de contemporains et d'amis de Varron, auxquels ils se plaisait, comme Cicéron, à donner quelque place dans ses ouvrages : Metellus Pius, Cornelius Nepos, Curion, Messala, Fundanius, son beau-père, Atticus, l'ami de tous les grands esprits de ce temps ; et qui servait d'intermédiaire entre Cicéron et lui, Sisenna, célèbre historien, rigoureux puriste[6], Laterensis, un honnête homme, tout dévoué à la république, et qui finit par se tuer de désespoir, quand il vit son ami Lépide, dont il avait répondu comme de lui-même, se joindre à Antoine[7], Calenus enfin, le même sans doute qui lui sauva la vie pendant les proscriptions. Ces noms sont importants à recueillir, car ils nous font connaître les personnages que Varron a le plus fréquentés, et le replacent pour nous au milieu de ses amis. Mais que signifient-ils placés ainsi en tête des Logistorici ? Faut-il croire qu'ils désignent les personnes à qui ces ouvrages étaient dédiés, et que le De numeris était adressé à Atticus, comme le De lingua latina, à Cicéron, et les Antiquités à César ? Non, sans doute ; car, si Varron avait voulu dire la même chose, il aurait employé la même formule, et aurait intitulé son livre De numeris, ad Atticurn, comme il disait : De lingua latina, ad Ciceronem. On a remarqué avec raison que les titres des Logistorici ressemblent tout à fait à ceux des dialogues philosophiques ou littéraires de Cicéron — Lælius, De amicitia ; Cato major, De senectute ; Brutus, De claris oratoribus —. Cette ressemblance parait indiquer que la forme des livres et les procédés de Composition étaient les mêmes. C'étaient, sans doute, le plus souvent des dialogues, et le personnage dont lé nom figure eh tête du livre tenait dans l'entretien la première place. On remarquera que Varron le choisit avec soin pour le sujet qu'il veut traiter ; il convient à Caton de faire des leçons sur l'éducation ; à Marius, tant de fois vainqueur, puis fugitif et exilé, de parler de la fortune ; à Sisenna, de tracer les règles de l'histoire ; à Atticus, qui avait fait un savant ouvrage sur la chronologie romaine, de traiter des chiffres et des nombres ; à Tubéron, qui passait les jours et les nuits à écouter Panætius[8], de discourir sur l'origine des choses. Comme il arrive chez Cicéron, le dialogue devait être précédé de quelque introduction, dans laquelle Varron indiquait les motifs qui lui faisaient entreprendre son ouvrage[9], et peut-être de quelque récit qui amenait naturellement l'entretien. Nous n'avons donc pas de peine à nous faire quelque idée des Logistorici en songeant aux traités philosophiques de Cicéron, et aussi au De re rustica que Varron composa plus tard et tout à fait sur le même modèle. Quant aux questions qui y étaient traitées, c'est encore la philosophie qui domine, et les sujets paraissent souvent les mêmes que ceux des Ménippées ; l'Orestes, De insania ne pouvait pas différer beaucoup des Euménides, et, pour le titre au moins, ceux qu'il appelait Tubero, De origine humana, Marius, De fortuna, ressemblaient fort aux satires intitulées Aborigenes, περί άνθρώπων φύσεως et Έχω σε, περί τύχης[10]. Si les sujets étaient souvent semblables dans les Ménippées et les Logistorici, il fallait que la manière de les traiter fût différente, pour justifier la différence de nom que l'auteur donne à ces deux genres d'ouvrage. En effet, il ne faut plus chercher ici ces saillies de gaieté, ce ton piquant et salé, ces souvenirs du théâtre comique, qui font l'originalité des Ménippées. Tout y est plus sérieux ; et, si l'on excepte le récit malin que faisait Varron d'un accident arrivé à Salluste, surpris par Milon chez sa femme, il n'y a plus aucune trace de plaisanteries. La poésie aussi a disparu. Je sais bien que M. Vahlen et quelques savants allemands veulent à toute force l'y retrouver, et qu'ils finissent par scander quelques fragments bien prosaïques cités par Nonius ; car il n'est aucune prose qu'on ne puisse, en la tourmentant, changer en quelque espèce de vers. Mais en dehors de ces tours de force, qui ne prouvent rien, il n'y a, dans ce qui reste des Logistorici, aucun vestige de poésie. Et, en vérité, quelle place pouvait-elle trouver dans ces dialogues sérieux où conversent, non pas des personnages mythologiques ou inventés, mais Caton et Marius, Curion et Messala ? Ainsi l'enseignement philosophique contenu dans les Logistorici était déjà plus grave que celui des Ménippées, et quoiqu'en retrouvât encore dans ces livres quelques agréments, et surtout une forme dramatique qui en rendait la lecture plus facile, ils se rapprochaient davantage des traités scientifiques, et s'adressaient déjà à un public plus restreint et plus instruit. Varron touchait à la plus haute philosophie dans son De origine humana. Il y exposait les principes de Pythagore sur la conception de l'homme, et le rapport qu'ont entre eux les nombres qui président aux diverses transformations du germe[11]. Il reste de ce dialogue un fragment assez curieux, dans lequel le monde est comparé à un œuf, ce qui fait souvenir des mythologies orientales[12]. Mais ces hautes spéculations ne devaient pas être très-fréquentes dans les Logistorici ; c'est de la philosophie appliquée et pratique, qui enseigne la morale et règle la vie, que Varron s'occupait plus volontiers. Elle est le sujet de ses divers traités De moribus, De fortuna, De pace, De pudicitia, De insania, De valetudine, dont il ne reste plus rien d'important. Celui qui est intitulé De admirandis, rappelle le περί θαυμάτων d'Aristote ; il s'y agissait des curiosités naturelles, et tous les faits étranges qui concernent les animaux y étaient énumérés ; il y insistait surtout sur les propriétés merveilleuses des fontaines : ici, ce sont des eaux qui rendent l'esprit plus subtil ; là, elles le rendent plus épais[13] ; à Zama on en trouve qui font bien chanter ; en Syrie, elles guérissent de la gravelle[14] ; en Béotie, de deux fontaines voisines, l'une rend les toisons des brebis brunes l'autre les rend blanches[15]. Enfin, comme Varron aimait à parler de Rome, de ses usages, de sa littérature, de sa religion, il avait consacré quelques-uns de ses Logistorici à ces sujets qui lui étaient si chers. Dans le Calenus, il rapportait cette coutume des généraux Romains de lancer un javelot sur le territoire ennemi, avant d'y entrer, comme pour en prendre possession[16]. Le De cultu deorum comprenant en germe les idées qu'il a plus tard développées dans ses Antiquités divines ; il y racontait que Numa pratiquait l'art d'interroger les morts ou nécromancie et celui de deviner l'avenir par l'inspection de l'eau ou hydromancie, ce qui avait fait croire à ses rapports avec la nymphe Egérie[17]. Il y parlait aussi de son tombeau et des livres qui y furent retrouvés et qu'on brûla par l'ordre du sénat[18]. Il y donnait quelques explications philosophiques sur les dieux, d'après le système des stoïciens. Saint Augustin nous dit qu'il rapportait et commentait avec de grands éloges ces deux vers de Valerius Soranus, qui font de Jupiter le dieu unique et suprême, principe à la fois mâle et femelle dans lequel l'univers entier est contenu : Jupiter
omnipotens, regum rerumque deumque Progenitor, genitrixque deum, deus unus et omnes[19]. Mais, de tous ces Logistorici, il n'en est aucun qui fût plus important et dont la perte soit plus à regretter que celui qui traitait de l'éducation des enfants. Varron l'avait écrit à la demande d'un père, et il le disait dans l'introduction de l'ouvrage : Tu as voulu m'associer à l'éducation de ton fils, et moi, pour répondre autant que je le puis à ton désir, j'ai composé ce livre[20]. Il y faisait parler Caton et quelques-uns de ses amis. On ne sait quelle circonstance les réunissait ni comment l'entretien était amené, mais on voit qu'un des assistants disait, sans doute en s'adressant à Caton : Par Hercule ! je voudrais savoir les règles précises pour élever les enfants ; c'est une science d'un grand usage[21] ; et Caton s'empressait de le satisfaire. Mais comme c'est Varron qui parle par sa bouche, il faut s'attendre à retrouver ici cette marche régulière et savante qui lui était familière. Tout est d'abord sagement défini et divisé : Educit obstetrix, educat nutrix, instituit prdagogus, docet magister[22]. Puis on remonte aussi haut que possible dans l'éducation jusqu'à la naissance même de l'enfant ét aux dieux qui y président. Il y est question de fa déesse Numeria, que les femmes implorent pour être délivrées plus vite ; de Cunina et de Rumina, d'Edusa et de Potina, qui prennent soin d'abord de l'enfant et satisfont à ses premiers besoins ; de Statanus et Statilinus qui, lui donnent la force de se tenir debout, de Fabulinus, auquel on sacrifie quand il commence à parler[23]. Nous retrouverons toute cette mythologie dans les Antiquités divines, quand il sera question des dieux certains. Varron s'occupe missi du choix des nourrices, mais non pas seulement pour demander, comme Quintilien, qu'elles parlent correctement : il veut qu'elles soient jeunes et saines, car le lait des vieilles femmes, comme leur sang, est d'une qualité inférieure ; les naturalistes nous apprennent que le lait n'est que l'écume du sang[24]. Il poussait très-loin toutes ces précautions dont il faut entourer l'enfant, et descendait jusqu'à régler la nourriture qu'il convient de lui donner. Qu'il mange peu, et seulement des aliments qu'on aura choisis. Qu'il évite ce qui est trop vif et trop excitant, comme la moutarde, l'ail et l'oignon. Si on les laisse trop manger et trop dormir, ils deviendront épais, leur développement en sera retardé, et leur corps ne grandira pas[25]. Dès que leur esprit s'éveille, les soins deviennent plus importants et plus minutieux encore. Rien n'est plus grave, disait Ariston, que la manière de façonner les enfants dès leurs premières années. La vie entière en dépend[26]. C'est aussi l'opinion de Varron, et, pour l'appuyer, il cite l'exemple des Perses qui, en s'exerçant jeunes, se faisaient un corps exempt de toute espèce d'humeurs, en sorte qu'ils n'avaient plus besoin de se moucher ni de cracher, et ne devenaient jamais obèses[27]. C'est à cet âge qu'on prend le plus facilement les bonnes habitudes, c'est alors aussi qu'il faut le plus se garder des mauvaises ; car, lorsqu'elles sont contractées alors, elles ne peuvent plus être corrigées[28]. Aussi faut-il avoir grand soin de bien choisir les amis d'un enfant. Le berger éloigne des autres les brebis moins saines, que, pour cette raison il appelle reiculæ (a rejicere) ; de même, craignez qu'un seul enfant trop, emporté ou moins honnête ne suffise pour gâter toute la bande[29]. Ces conseils sont bien à leur place dans la bouche de Caton. Il n'est pas douteux que Varron, en choisissant ce personnage et en lui confiant le premier rôle dans son dialogue, n'eût songé à profiter de l'originalité de son caractère pour donner à son livre plus d'intérêt. Il lui faisait raconter ses premières années, et la rude manière dont on l'avait élevé : Quand j'étais jeune, je n'avais qu'une seule tunique bien simple, une toge unie, des souliers grossiers, un cheval sans housse. Je me baignais de temps en temps au bain public ; dans un bassin de pierre (alveus) presque jamais[30]. Et il vantait fort les avantages de ce régime sévère : J'ai appris par là que, quand on a soif, l'eau semble du vin, que le pain est un mets exquis, quand on a faim, et qu'il n'est rien de plus agréable que le sommeil, quand on a fait de l'exercice[31]. Mais toutes ces anciennes habitudes sont perdues ; il est clair qu'aujourd'hui on a plus de souci de sa bourse que de sa vie[32].... Dans l'éducation d'un enfant, tout ce qui ne lui doit pas porter un préjudice évident, mais seulement l'empêcher d'être honnête homme, on ne s'en soucie guère[33].... A voir nos jeunes gens rasés, peignés et pommadés, qui ne les prendrait pour les esclaves d'un maquignon ?[34]... Et nos jeunes filles, elles ont chez elles plus de chlamydes et de tuniques grecques que de toges[35]. On reconnaît bien à ces reproches le défenseur obstiné de la loi Oppia. Mais, dans d'autres passages, le caractère de Caton paraît moins bien conservé. Il est visible que Varron ne s'est pas astreint à le reproduire avec une scrupuleuse fidélité. Déjà nous voyons que Cicéron, dans les dialogues où il l'introduit, corrige ce qu'il avait de trop rude lé rend plus tendre, plus humain qu'il ne l'était, et plus sensible au charme des lettres grecques. Varron fait comme lui. Est-ce bien Caton qui demande qu'on enseigne aux femmes la peinture ; car, dit-il, la femme qui ne sait pas peindre ne pourra pas juger, dans les tapis et les tentures, si le brodeur et le tisserand ont bien-accompli leur tache ?[36] Est-ce lui qui veut qu'on donne une place la musique dans l'éducation, sous prétexte qu'elle sert à faire bien prononcer, et qui entre à ce propos dans des distinctions savantes sur les diverses espèces de mélodie[37] ? Est-ce lui surtout qui se plaint qu'on emploie les remèdes de vieilles femmes au lieu d'avoir recours à la médecine, lui, qui nous a laissé une recette magique pour guérir les luxations, lui, le rigoureux ennemi des médecins, qu'il disait envoyés par les Grecs pour exterminer la nation de Romulus[38] ? On voit que c'est là un Caton fort adouci et qui a bien profité à l'école de la Grèce. Il prend grand soin d'interdire tous ces jeux cruels qui habituent le jeune homme à être dur et impitoyable : c'est par eux, nous dit-il, que la cruauté pousse ses racines dans le cœur de l'homme[39]. Il ne veut pas non plus qu'on use avec les enfants d'une sévérité qui les rebute : C'est, un mauvais moyen d'enseigner que d'épouvanter les jeunes gens et de jeter le trouble dans leur esprit ; il vaut mieux les attirer à l'étude, en la leur rendant agréable[40]. Montaigne disait, presque dans les mêmes termes, seize siècles plus tard : Au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur présente que horreur et cruauté. Otez-moi la violence et la force. Il n'est rien, à mon advis, qui abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née2[41]. C'est un honneur pour Varron de s'être rencontré sur quelques points avec un si grand esprit. II Le De philosaphia. — A quelle école de philosophie appartenait Varron. — Pourquoi les Romains ont surtout suivi les leçons des philosophes académiciens, et de quelle façon ils les suivaient. — Analyse du De philosophia. — Classification des différentes sectes philosophiques touchant le souverain bien. — Principes élevés de la philosophie de Varron. Après nous être occupés des Ménippées et des Logistorici, ces ébauches de philosophie, comme les appelait Cicéron[42], il convient de dire un mot des autres ouvrages philosophiques de Varron. Cicéron, tout en félicitant son ami de ces essais de sa jeunesse, ne trouvait pas qu'il eût assez fait pour la philosophie, dans laquelle, dit-il, i1 excellait. Il lui demande pourquoi il a négligé de rien écrire sur cette science, lui qui a tant écrit sur tout le reste, et Varron répond que, lorsqu'il voit un de ses amis disposé à l'étudier, il le renvoie à la Grèce, où il pourra la puiser à sa source, ce qui vaut mieux que de l'aller chercher dans des ruisseaux détournés. Cependant il ne renonçait pas, disait-il, à écrire quelque jour des ouvrages philosophiques, et il ajoutait qu'il ne le ferait pas sans aller demander les conseils de Cicéron, qui, depuis l'Hortensius, semblait être devenu le patron officiel de la philosophie à Rome. Il a dû tenir sa promesse, car on trouve parmi les ouvrages de Varron deux traités philosophiques : le De forma philosophiæ, en trois livres, cité par saint Jérôme et par Charisius, dont nous n'avons conservé que le titre, et le De philosophia, que nous connaissons davantage, grâce à l'analyse que saint Augustin en a faite[43]. Nous y voyons d'abord que c'était un traité en un seul livre, c'est-à-dire quelque ouvrage élémentaire, et que Varron y suivait les opinions de l'ancienne Académie. Nous n'en devons pas être surpris, puisqu'il était disciple d'Antiochus d'Ascalon. Cicéron, qui nous l'apprend, ajoute que Varron était resté fidèle aux doctrines d'Antiochus, tandis que lui-même s'était plus attaché à celles d'Arcésilas et de l'Académie nouvelle. Dans ses lettres, il confirme à plusieurs reprises ce respect que Varron avait conservé pour les opinions de son maître. Aussi le chargeait-il de les défendre dans les Académiques, et s'applaudissait-il de ce choix comme dut meilleur qu'il pût faire[44]. Un témoignage si formel n'a cependant pas convaincu tout le monde. Ottfried Müller, entre autres, prétend que Cicéron s'est trompé[45] ; il veut mieux connaître Varron que son condisciple et son ami, et affirme résolument qu'il était stoïcien. Il est bien vrai que, dans le De lingua latina et dans les Antiquités, Varron expose surtout des doctrines stoïciennes et qu'il parait avoir étudié à fond, et souvent partagé les principes de cette grande école. Mais il n'y a rien là qui contredise formellement l'opinion de Cicéron et de saint Augustin. On sait qu'Antiochus était un éclectique qui se plaisait à réunir et à concilier les diverses sectes. Au lieu d'insister, comme les autres académiciens, sur les questions qui les séparent, et de se servir de leurs contradictions pour les confondre l'une par l'autre, il aimait mieux montrer les points sur lesquels elles s'accordent, pour essayer de les réconcilier ensemble. On remarquait même chez lui une sympathie ouverte pour lés doctrines de Zénon, et Cicéron prétend qu'il était plus qu'à moitié stoïcien. Voilà comment Brutus et Varron, qui avaient étudié à son école, ont pu, l'un vivre tout à fait, l'autre penser souvent comme Cléanthe et Zénon. Il ne faut pas oublier non plus de quelle manière et dans quel esprit les Romains lettrés étudiaient la philosophie grecque. Ils venaient écouter les plus habiles maltes, connaître les- sectes les plus célèbres ; mais ils les étudiaient plutôt en curieux qu'ils ne s'y attachaient en adeptes. On ne les voit guère approfondir un système et s'y tenir, adopter un ensemble de croyances et y conformer leur conduite. Caton est presque le seul qui, disciple fidèle des stoïciens, réglât sur leur doctrine ses principes et ses actions. Aussi tout le monde en était-il surpris, et Cicéron comme les autres : M. Caton, dit-il, a étudié cette secte, non pas pour discuter, comme la plupart, mais pour en faire la règle de sa vie[46]. Singulier aveu ! On étudiait donc le plus souvent la philosophie pour discuter. C'était seulement une matière à des conversations savantes, un exercice et un aliment pour les esprits curieux. Voilà pourquoi la secte académique était alors mieux accueillie que les autres. Aucune ne s'accommodait mieux à ce goût des Romains et ne leur donnait plus complètement ce qu'ils venaient chercher. En rapprochant les diverses sectes pour les railler ou les accorder, elle les étudiait toutes, et satisfaisait beaucoup plus les esprits curieux que celles qui, fortement dogmatiques, s'enfermaient dans l'exposition d'un seul système. De plus, comme elle n'avait pas en général de dogmes précis, qu'elle enseignait, au contraire, qu'il n'y a rien de certain et qu'il faut se contenter du vraisemblable, elle ne forçait pas les croyances et n'engageait personne plus avant qu'il ne voulait aller. Ainsi, à proprement parler, les Romains, en connaissant une doctrine, les savaient toutes, sans être contraints de s'attacher fortement à aucune. Quelle philosophie pouvait mieux leur convenir ! C'est elle aussi que Varron a suivie dans ses Ménippées ; nous avons vu qu'il y raille en passant tous les systèmes, et que les stoïciens eux-mêmes n'y sont pas épargnés. Mais il ne tenait pas tellement à son école qu'il n'en sortît quelquefois ; il ne lui contait guère de suivre d'autres maîtres, selon le sujet qu'il traitait, quand il lui semblait qu'on l'avait mieux entendu ailleurs. Les autres philosophes romains n'agissaient pas autrement. Nigidius Figulus, disciple zélé de Pythagore, avait, comme Varron, reproduit les théories stoïciennes dans ses études grammaticales ; et Cicéron lui-même, quoiqu'il tienne à passer pour un académicien fidèle, se souvint plusieurs fois qu'il avait aussi étudié à d'autres écoles. Il n'hésita pas, par exemple, à imiter le stoïcien Panætius dans son traité des Devoirs. Pour aujourd'hui, disait-il naïvement, et dans cette question, nous suivrons les sages du Portique[47]. Varron faisait comme lui et changeait de maîtres et d'école en changeant de sujets. Il devenait stoïcien dans la grammaire et la théologie, pythagoricien dans ses livres astronomiques, platonicien quand il parle de l'âme, quelquefois même évhémériste et épicurien. Ce n'est que dans ses ouvrages vraiment philosophiques qu'il reste académicien et disciple d'Antiochus. Mais cette facilité même à changer de système et à choisir indistinctement partout ce qu'il trouvait de Meilleur, n'était-ce pas encore une habitude et un souvenir de cette école éclectique et indifférente où le maître, n'affirmant énergiquement aucune doctrine, laissait plus de liberté aux disciples pour choisir celles qui leur plaisaient ? Je reviens au traité de philosophie analysé par saint Augustin. Comme il arrive presque toujours chez les Romains, la philosophie n'est ici envisagée que dans ses rapports avec la morale. On y traite la question du souverain bien, qui semblait alors la plus importante de toutes. Une fois qu'elle est éclaircie, dit Cicéron, il n'y a plus rien qui ne s'éclaire.... Quand une étude approfondie nous a appris la nature réelle des biens et des maux, on peut s'assurer qu'on a trouvé le vrai chemin de la vie et la règle de tous les devoirs[48]. Avant de donner son opinion sur cette question, qui ne lui semblait pas moins importante qu'à Cicéron, Varron commence par chercher, non-seulement combien de solutions elle a reçues, mais combien elle en peut recevoir. Son érudition curieuse aimait ces sortes de recherches, et nous savons d'ailleurs qu'il ne faisait guère ici que traduire un calcul de Carnéade, approuvé et reproduit par Antiochus. Cicéron n'a pas manqué de reprendre le même travail dans son De finibus[49], mais il l'a fait plus librement et avec un esprit plus philosophique, laissant de côté les classifications inutiles, et ce plaisir assez vain de créer des sectes imaginaires et de les multiplier outre mesure, pour les réduire ensuite à leur nombre véritable et essentiel. Tout d'abord il en reconnaît six importantes dont il discute les principes. Mais Varron, qui se plaît à ces jeux d'esprit inventés par les Grecs, se garde bien d'omettre une seule de ces chimériques combinaisons[50]. On peut lire, dans saint Augustin, le long calcul au moyen duquel il prouve qu'il peut y avoir deux cent quatre-vingt-huit opinions différentes sur le souverain bien. De là, il faut venir à en choisir une, et, pour y arriver, Varron démolit pièce à pièce le laborieux édifice qu'il vient d'élever. Il n'a pas de peine à montrer que les différences entre ces sectes si nombreuses ne sont pas aussi réelles qu'il le semblait, qu'elles sont plus à la surface qu'au fond, et qu'elles ne changent pas la nature du souverain bien. Il redescend donc tous les degrés de l'échelle qu'il vient de gravir ; les deux cent quatre-vingt-huit sectes sont successivement réduites à douze, puis à six, comme chez Cicéron, puis à trois, entre lesquelles Varron va choisir. C'était là le véritable intérêt de son livre, bien plus que cette interminable énumération, curieuse peut-être, mais fort inutile. Autant qu'on en peut juger par les extraits de saint Augustin, si sa philosophie n'était pas très-profonde, elle était au moins sage et sensée, également éloignée de tous les systèmes exclusifs et portant l'empreinte de ce sens pratique de la race romaine. Et d'abord, comme le souverain bien que se propose la philosophie n'est pas le bien de l'arbre, ni de la brute, ni de Dieu, mais celui de l'homme, il croit devoir se poser cette question : Qu'est-ce que l'homme ? Il voit dans l'homme deux substances, l'âme et le corps ; de ces deux substances, il ne doute pas que l'âme ne soit la meilleure et la plus excellente. Mais il se demande si l'âme seule est l'homme, et si le corps n'est pour elle que ce qu'est le cheval au cavalier ; car le cavalier, ce n'est pas l'homme et le cheval, mais seulement l'homme, appelé toutefois cavalier à cause de son rapport au cheval ; ou bien si le corps seul est l'homme, n'ayant avec l'âme d'autre rapport que celui de la coupe au breuvage qu'elle contient ; car ce n'est pas le vase et le breuvage qu'on appelle coupe, mais seulement le vase, à condition cependant qu'il soit accommodé au breuvage qu'il doit contenir ; ou bien encore l'homme n'est-il ni l'âme ni le corps seul, mais l'un et l'autre, en sorte que l'âme et le corps ne soient séparément qu'une partie, et que leur union compose l'homme même : ainsi, quand nous donnons à deux chevaux joints ensemble le nom d'attelage, ce n'est en particulier ni le cheval de droite ni celui de gauche que nous désignons, mais tous les deux ensemble. De ces trois hypothèses Varron-adopte la troisième ; il pense que l'homme n'est ni l'âme seule, ni le corps seul, mais l'âme et le corps, et conclut que le souverain bien de l'homme se compose du bien de l'une et de l'autre substance. Cette solution, on le voit, est tout à fait conforme aux doctrines de l'Académie, et aussi éloignée que possible des principes stoïciens[51]. C'est en cet endroit que Varron discute la question de savoir s'il faut préférer la vie de loisir à la vie publique, et qu'il conclut en choisissant celle où les loisirs se mêlent aux affaires, conciliant ainsi son goût pour l'étude avec les devoirs que la république lui imposait. On voit enfin qu'il plaçait le bonheur de l'homme dans la vie sociale, et qu'il ne séparait pas son bien particulier de celui des autres, qu'il doit, disait-il, chercher comme le sien propre. Il faut vouloir pour les autres ce que l'on veut pour soi-même, soit qu'il s'agisse d'amis intérieurs, comme une femme et des enfants, soit que l'affection s'étende du foyer domestique à la cité et aux concitoyens ; soit qu'elle franchisse cette enceinte pour embrasser l'univers et les nations, auxquels elle s'unit par le lien de la société humaine ; soit, enfin, qu'elle s'élève jusqu'à ces dieux que les philosophes donnent pour amis au sage. Ce sont là des idées nobles, élevées, presque chrétiennes. Faut-il croire, avec un critique contemporain, que saint Augustin leur a donné ce caractère en les exposant ? Je ne le puis penser, quand je vois qu'il a précisément l'intention de les opposer aux sentiments du christianisme sur le même sujet. Est-il probable que, voulant démontrer que sa croyance est supérieure aux principes de Varron, il ait commencé par les embellir et les faire ressembler à sa croyance même ? III Des Sentences. — Leur caractère. — Que, sauf quelques exceptions, on n'y trouve ni le style ni l'esprit de Varron : — Conjectures sur la manière dont ce recueil a été formé. Pour en finir avec la philosophie de Varron, il ne me reste qu'à parler de ses Sentences. Mais, d'abord, les Sentences sont-elles vraiment un de ses ouvrages ? C'est, une question sur laquelle on est loin de s'accorder. Tandis que Schneider et M. Œhler ne paraissent pas douter qu'il n'en soit l'auteur, au moins pour le fond des idées, Orelli, en les recueillant, affirme qu'on les lui attribue à tort, et M. Ritschl dédaigne de s'en occuper. Il est certain que si elles lui appartiennent, elles ne sont venues jusqu'à nous que par un chemin fort détourné, et qu'elles ont dû singulièrement s'altérer en route. Néanmoins, comme elles portent le nom de Varron, il convient de ne point les passer tout à fait sous silence. C'est un recueil de deux cent cinquante pensées, généralement usez courtes, rangées sans beaucoup d'ordre, quoiqu'on y surprenne de temps en temps l'intention de les réunir d'après leur sujet, et qui contiennent des, conseils suris conduite de la vie et l'étude de la science. Elles n'ont été publiées que successivement et par morceaux. Barth, le premier, en fit connaître quelques-unes qu'il avait rencontrées par hasard. Schneider y joignit celles qui se trouvent dans les ouvrages de Vincent de Beauvais. Longtemps après, M. Devit en doubla le nombre d'après un manuscrit de la bibliothèque de Padoue, qui contenait aussi des sentences de Sénèque et de Cicéron. Enfin, M. Chappuis, en consultant plusieurs ouvrages du moyen âge, en a publié un texte plus correct, qu'il a enrichi d'un savant commentaire[52]. Ce qui frappe tout d'abord en les lisant, c'est la manière dont elles sont rédigées. Ce n'est pas là le style de Varron et du grand siècle des lettres romaines. On y trouve presque partout des locutions barbares, des alliances de mots ou des tours de phrase inusités, et surtout l'emploi fréquent de ces substantifs abstraits que les discussions théologiques mirent en crédit. En un mot, les Sentences portent à chaque ligne l'empreinte du moyen âge, et, quoique Varron ait un mauvais renom d'écrivain, il n'est venu dans l'esprit de personne de l'accuser de les avoir écrites. Quant au fond même des pensées, le jugement est moins facile. On en remarque quelques-unes d'un tour délicat et piquant, et qui ne seraient pas indignes de l'auteur des Ménippées ; celles-ci, par exemple : Les larmes de l'homme qui hérite ressemblent à celles de la jeune fille qui se marie ; elles cachent un sourire[53]. — Les amis du riche sont comme la paille qui entoure le grain[54]. — On ne vit pas tour vivre, mais pour accomplir quelque noble dessein ; de même qu'on ne voyage pas pour marcher, mais pour arriver[55]. D'autres, peu nombreuses, portent la trace de ses opinions personnelles : Il faut parler comme la foule, penser comme le petit nombre[56].... Le sage se garde bien de dire tout ce qu'il sait[57]. Voilà bien sa réserve prudente et politique, dont il fera un précepte formel en tête de ses Antiquités divines. Sénèque nous a appris qu'il ne redoutait pas les ennuis de rein, et s'en consolait par avance en disant que la nature est partout la même. On retrouve ici à peu près le même sentiment : Partout où va l'homme, il emporte sa patrie avec lui[58]. Enfin, il appartenait à ce travailleur infatigable, qui sut faire du temps un si bon usage, de dire : Il n'y a pas de perte plus regrettable que celle du temps[59]. Mais toutes les pensées sont bien loin d'avoir le même caractère ; elles sont d'ordinaire aussi vulgaires pour le fond qu'étranges dans la forme. C'est une morale honnête, mais commune. Ces idées pouvaient convenir peut-être dans la suite d'un ouvrage et mêlées au reste, mais elles ne méritaient guère d'en être détachées. En les isolant ainsi, on les a mises en relief plus qu'il ne leur convenait, et l'on a fait ressortir ce qu'elles avaient de trivial. Il s'en trouve un bon nombre qui sont, en vérité, bien naïves pour un si habile personnage. Valait-il bien la peine de dire qu'on ne peut pas convaincre de mensonge celui qui raconte des faits que personne n'a vus[60] ; — qu'il n'est pas besoin d'enseigner ce que tout le monde comprend[61] ; — Qu'on admire d'ordinaire bien plus ses propres ouvrages que ceux des autres[62] ; — qu'on n'arrive pas à la perfection du premier coup[63] ; — et qu'enfin, si l'on ne cherche pas, on a de grandes chances de ne rien connaître à fonds[64] ? Mais, ce qui est plus grave, c'est qu'en regardant de près, on aperçoit un bon nombre de pensées qui conviennent fort mal à Varron, et qui semblent démentir son caractère et sa vie. Est-ce bien lui, par exemple, qui a attaqué avec tant d'acharnement ceux qui n'ont rien trouvé par eux-mêmes et qui se contentent de reproduire les découvertes des autres ? Cette colère est ordinaire chez Sénèque, qui se plaît à railler les érudits et les compilateurs ; main la conçoit-on chez Varron, qui passa sa vie à compiler ! Et remarquons que ce n'est pas une courte boutade d'un homme qui se méconnaît un moment, c'est un système et une habitude : l'auteur des Sentences y revient jusqu'à neuf fois ; il n'est pas de sujet qui l'ait plus occupé. Tirer vanité de ce qu'on tient d'autrui, c'est ressembler à celui qui serait fier de rapporter la chasse des autres[65]. Voilà Varron qui se condamne lui-même à la modestie, car il tient tout des Grecs. Je n'appelle pas philosophe quiconque n'a rien inventé[66].... Il faut choisir pour maître celui qui est plus riche de son fonds que du fonds d'autrui[67]. Est-ce là le disciple fidèle d'Antiochus, qui s'est contenté de traduire ses maîtres, et comprend-on qu'il parle de lui de cette façon, et tire si peu de vanité de ses ouvrages ? Enfin celui qui, dans son désir insatiable d'apprendre, toucha à toutes les connaissances de l'esprit humain, pouvait-il dire que l'on ne conne rien quand on veut tout également connaître[68] ? Voilà donc un grand nombre de sentences dans lesquelles nous ne pouvons reconnaître Varron. Faut-il dire, comme Orelli, qu'on a tort de les lui attribuer toutes, et doit-on supposer que quelque moraliste du moyen âge a mis né propres pensées sous la protection de ce grand nom pour leur donner plus de crédit ? Il est bien difficile de le croire quand on sait qu'à côté des sentences de Varron, sur les mêmes manuscrits, il y a d'autres pensées rangées sous le nom de Cicéron et de Sénèque, et qui sont réellement extraites de leurs ouvrages véritables ou de ceux qu'on leur attribuait. Il n'est guère probable qu'on ait agi pour Varron autrement que pour eux, et qu'on ait pris la peine de fabriquer les unes, tandis qu'on se contentait de reproduire ou de copier les autres. Mais alors comment se fait-il que l'on retrouve si peu Varron dans ces pensées, qui pourtant doivent venir de ses ouvrages ? C'est, je crois, qu'au lieu de les prendre dans ses ouvrages véritables, depuis longtemps oubliés et qui ne se comprenaient plus, on les aura tirées de quelques ouvrages supposés, comme c'était la mode d'en composer alors[69]. Je vois en effet qu'il y est partout question d'un certain livre de morale cité de diverses manières (Moralia, Liber moralis), et qui semble avoir joui alors d'une grande popularité. C'est un livre fort savant, répète-t-on, qui contient des choses très-utiles ; et on le met sans façon à côté du De lingua latina[70]. Or le titre de ce livre ne se retrouve pas parmi ceux des ouvrages de Varron, car on ne peut supposer qu'il faut le confondre avec le logisioricus intitulé De moribus, comme quelques-uns l'ont pensé : on n'aurait pas donné tant d'importance à un simple dialogue en un seul livre, et on ne l'aurait pas mis sur la même ligne qu'un des ouvrages les plus longs et les plus célèbres de Varron. D'ailleurs il nous reste une autre indication à propos de ce Liber moralis ; nous savons qu'il était adressé à un certain Pacianus ou Paxianus, parfaitement inconnu, qu'on appelle Atheniensis auditor ; cela veut dire sans doute qu'il étudiait dans les écoles d'Athènes. Mais est-ce bien ainsi qu'on eût parlé du temps de Cicéron, et cette singulière expression, placée en tête du livre, n'en indique-t-elle pas la date ? On en peut, je crois, conclure que ce Liber moralis était un ouvrage supposé qu'on avait fabriqué au moyen âge. Peut-être l'avait-on tiré des Logistorici, en réunissant tous les préceptes de morale qu'ils contenaient, et en négligeant la forme dramatique et le dialogue qui leur servaient de cadre. On comprend qu'on eût laissé à ce recueil le nom de Varron, parce qu'il était composé avec ses pensées et avec ses livres ; mais que d'altérations déjà n'avait-il pas dû subir ? On avait assurément modifié le style, qui, nous le savons, n'était plus saisi que des savants : déjà saint Augustin est forcé de le traduire en son langage pour le faire comprendre à ses contemporains[71]. Quant aux idées, il fallait bien les changer aussi pour les accorder avec les principes de la religion nouvelle. Plus tard, ce fut bien pis encore. A mesure qu'on avançait dans le moyen âge, on lisait de moins en moins. Le Liber moralis, qui ne contenait qu'un résumé des ouvrages de Varron, était cependant trop long pour la paresse et l'ignorance des hommes de ce temps. Il fallut le résumer lui-même, et tin en tira la substance, sous le nom de Proverbia et de Sententiæ. C'est ce que semblent dire divers annalistes du moyen âge cités par M. Chappuis, et surtout Arnold de Hollande, auquel on s'accorde à reconnaître plus de science qu'aux autres. Il a écrit, dit-il en parlant de Varron, un livre de morale adressé à un écolier d'Athènes ; je vais en extraire quelques sentences[72]. On voit maintenant quel degré d'autorité méritent les Sentences de Varron. Il est impossible que sa pensée ne se soit pas dénaturée dans ces remaniements successifs, et on ne doit pas être étonné de trouver que les Sentences soient plus d'une fois-en désaccord avec les opinions de, celui dont elles portent le nom, et démenties par son caractère. Ce n'est plus Varron lui-même, mais comme un souvenir et un échec de ses leçons qui s'est affaibli en s'éloignant, si bien qu'il est impossible de lui faire sa part dans cette œuvre confuse et de distinguer ce qui lui revient de ce que lui ont attribué sans raison ceux qui abrégeaient ou remaniaient ses ouvrages. |
[1] Les Romains partageaient ce goût des Grecs pour les fables. Suétone dit de Tibère : Maxime curavit historiæ fabularis notitiam usque ad ineptias et derisum.
[2] Plutarque, De aud. poet., I. Varron a cité une fois le témoignage d'Ariston dans son Cato, De liberis educandis.
[3] Cicéron imitait Ariston dans son De senectute. Mais il dit qu'il n'a pas voulu, comme le philosophe grec, placer l'éloge de la vieillesse dans la bouche de Tithon, parce que la fable aurait, en ces circonstances, peu d'autorité. Minus auctoritatis esset in fabula (De senect., 1) ; et il l'a remplacé par Caton.
[4] Un passage curieux de Censorinus (De die nat., IX), laisse penser que le premier titre était placé sur la couverture, tandis que l'autre se trouvait à l'intérieur et en tête de l'ouvrage. In libro qui vocatur Tubero et intus inscribitur De origine humana.
[5] Très-souvent le second de ces titres est seul cité ; il en est de même pour le Curio et le Scaurus.
[6] Cicéron, Brutus, 64 et 74.
[7] Cicéron en parle, in Vatin., II, et Ad fam., X, 21, où il l'appelle vir sanctissimus ; sa mort est racontée, Ad fam., X, 23.
[8] Cicéron, De orat., III, 23. C'est par ce motif que je crois, contrairement à l'opinion dé M. Ritschl, qu'il s'agit, dans cet ouvrage, du Tubéron qui fut l'ami de Scipion, et non pas de celui qui fut le contemporain de Cicéron.
[9] Il y a quelques traces de ces introductions dans le Cato.
[10] M. Vahlen y joint le Curio, De cultu deorum, qui semble la même chose que la satire intitulée Pseudulus Apollo, περί θεών άναγνώσεως.
[11] Censorin., De die nat.
[12] Prob., in eclog. VI, 31.
[13] Pline, H. N., XXXI, 12.
[14] Pline, H. N., XXXI, 5.
[15] Solin, Polyh., 7. Ces diverses citations sont rapportées par une conjecture de M. Ritschl au De admirandis.
[16] Servius, In Æn., IX, 53.
[17] Augustin, De civ. D., VII, 35.
[18] Augustin, De civ. D., VII, 34.
[19] Augustin, De civ. D., VII, 9 et 13.
[20] Nonius, v. Adminiculare.
[21] Nonius, v. Puerititas.
[22] Nonius, v. Educit.
[23] Tous ces passages sont tirés de Nonius.
[24] Nonius, v. Anuis.
[25] Aulu-Gelle, v. IV, 9, et Nonius, v. Cepa.
[26] Nonius, v. Fingere.
[27] Nonius, v. Siccus.
[28] Nonius, v. Inextinguibilis.
[29] Nonius, v. Reiculæ oves.
[30] Nonius, v. Ephippium.
[31] Nonius, v. Cibarium.
[32] Nonius, v. Marsupium.
[33] Nonius, v. Nodium.
[34] Nonius, v. Terta.
[35] Nonius, v. Encombomata.
[36] Nonius, v. Plumarium.
[37] Nonius, v. Melos et Assa voce.
[38] Nonius, v. Prœcantrix. Voir dans Pline, H. N., XXIX, 7, la colère de Caton contre les médecins grecs.
[39] Nonius, v. Lusus.
[40] Nonius, v. Protelare.
[41] Montaigne, Essais, I, 25. Le mot estourdisse surtout, rappelle tout à fait la pertubatio animi dont parle Varron.
[42] Philosophiam inchoasti.... Académiques, 1, 2.
[43] De civ. D., XIX, 1, 2, 3. M. Ritschl confond ces deux ouvrages ; pourtant l'un est en trois livres, et saint Augustin dit, en parlant de l'autre : in libro de philosophia, ce qui semble prouver qu'il n'en avait qu'un.
[44] Il est vrai que Cicéron emploie quelquefois une forme moins affirmative : Partes antiochinas, quas a te probari intellexisse mihi videbar (Ad fam., IX. 8) ; mais ce n'est qu'une atténuation de politesse, à laquelle on a accordé trop d'importance. Varron, qui savait par Atticus le dessein de Cicéron, aurait certainement réclamé, si on lui avait fait défendre une opinion qui n'était pas la sienne.
[45] Préface de son édition du De lingua latina.
[46] Pro Murena, 30. Neque disputandi causa, ut magna pars, sed ita vivendi.
[47] De offic., I, 2.
[48] De fin., V, 6.
[49] De fin., V, 6 : Carneadea nobis adhibenda divisio est qua noster Antiochus libenter uti solet.
[50] On retrouve cette manie de classifier dans ce passage de Varron cité par Servius (in Æn., VI, 733), et qui devait faire partie de quelque ouvrage philosophique : Varro et omnes philosophi dicunt quatuor esse passiones, duas a bonis opinatis et duas a malis opinatis rebus, etc.
[51] Ravaisson, Essai sur le stoïcisme, p. 45.
[52] Sentences de M. Terentius Varron, par Ch. Chappuis (Paris, Durand, 1856).
[53] Sententiæ, 11 ; je cite d'après l'édition de M. Chappuis.
[54] Sententiæ, 20.
[55] Sententiæ, 115.
[56] Sententiæ, 10, 8.
[57] Sententiæ, 101.
[58] Sententiæ, 36.
[59] Sententiæ, 113.
[60] Sententiæ, 69.
[61] Sententiæ, 75.
[62] Sententiæ, 109.
[63] Sententiæ, 138.
[64] Sententiæ, 147.
[65] Sententiæ, 148.
[66] Sententiæ, 127.
[67] Sententiæ, 53.
[68] Sententiæ, 84.
[69] On lit, à la suite de quelques pensées, ces mots : ex libris Antiquitatum ou ex Antiquitatibus. Celles-là venaient peut-être plus directement des livres de Varron.
[70] Voir la Chronique de Nuremberg, citée par M. Chappuis, p. 18.
[71] De civ. D., XIX, 1. Hoc de Varronis libro.... sententias ejus meis verbis explicans.
[72] Sententiæ, édit. Chappuis, p. 56.