I Répugnance des Romains pour la philosophie. — Moyen qu'emploie Varron pour la leur faire connaître. — Quelle part lui revient dans la création des Satires Ménippées ? Les Ménippées sont un ouvrage de la jeunesse de Varron ; il est probable qu'il commença à les écrire aussitôt après son retour de la Grèce. Il venait de toucher à toutes les sciences qu'on cultivait de son temps, d'entendre Antiochus et les philosophes de l'Académie, de voir tous les systèmes aux prises dans les écoles d'Athènes. Lui-même avait pris parti dans ces luttes savantes, et il revenait tout animé encore de l'ardeur du combat, fier des connaissances que sa curiosité naturelle lui avait fait recueillir dans les pays qu'il avait parcourus, les écoles qu'il avait fréquentées, et les livres qu'il avait lus. Ces connaissances, il ne voulait pas les garder pour lui ; ce ne fut jamais son défaut, je l'ai montré ; mais moins alors qu'en aucun autre moment de sa vie, car il était jeune et c'est le propre de la jeunesse d'aimer à se communiquer et à se répandre. Il prétendait donc faire participer les autres à la science qu'il avait acquise, et surtout à la philosophie, qui était-, pour les Romains, une nouveauté. Le succès n'était pas facile. Non-seulement les Romains ne connaissaient pas la philosophie, mais ils ne voulaient pas la connaître, et ressentaient pour elle une répugnance marquée. Ils avaient bien accueilli la poésie des Grecs, devenue vite toute romaine, et surtout la poésie dramatique. Comme le théâtre ne leur paraissait qu'un agréable divertissement, ils ne voyaient aucun péril à imiter celui d'un peuple étranger. Mais la philosophie leur inspira d'abord de vives craintes. En ce temps où la religion ne s'occupait pas de régler la vie et de donner des préceptes de conduite, c'est la philosophie qui s'était chargée de ce soin. Une grande école, la plus illustre et la plus répandue, arrachant la science aux spéculations stériles, l'avait ramenée à l'étude de l'âme ; elle prétendait intervenir dans.les relations des hommes entre eux et diriger leurs actions. Devait-on laisser pénétrer ces enseignements et ces principes nouveaux, qui aspiraient à se substituer aux anciens usages et à changer la vie, dans une ville qui, selon la maxime d'Ennius, ne se maintenait que par les mœurs antiques ? Le sénat ne voulut pas le souffrir, et chassa, par un décret, les philosophes avec les rhéteurs. Cet accueil semble avoir découragé la philosophie qui, pendant un siècle, n'essaya plus de pénétrer dans une ville si peu hospitalière[1]. C'est à peine si elle y trouvait quelques adeptes parmi ces jeunes patriciens qu'on avait envoyés étudier à Athènes et qui, en fréquentant le Lycée ou le Portique, avaient fini par se plaire aux leçons qu'on y donnait. A leur retour, quoique détournés ailleurs par l'activité de la vie publique, ils n'abandonnaient pas tout à fait ces études de leur jeunesse. Ils aimaient à en causer entre eux, à lire quelques écrits qui les leur rappelaient, et les plus zélés, comme Gracchus, avaient chez eux un philosophe grec pour l'entretenir à leurs moments perdus. On était sûr de plaire à ceux-là et d'en être bien écouté, en essayant de traiter en latin quelque question philosophique ; mais c'était un public trop restreint pour Varron, et il ne lui suffisait pas d'être lu de quelques esprits distingués, admirateurs solitaires de la sagesse grecque. J'ai voulu, disait-il, me faire comprendre des moins savants[2]. C'est-à-dire que, dans son ardeur de jeune homme et de nouveau converti, il ne s'adressait pas seulement aux quelques amis que possédait déjà la philosophie, mais prétendait se faire écouter des indifférents et gagner les malintentionnés. Il comprit que, pour y parvenir, il fallait d'abord éviter avec soin toute apparence didactique, n'introduire la philosophie qu'à la dérobée, et déguiser la sévérité du fond sous les agréments de la forme. C'était le moyen d'attirer les indifférents. Restaient les esprits aigres, les vieux Romains, qui reprochaient à ces enseignements d'être nouveaux et de venir de la Grèce. Varron eut recours, pour les adoucir ou peut-être pour les surprendre, à un moyen piquant et heureux. Cette science déplaisait comme nouvelle : il la plaça dans un cadre ancien ; on l'accusait d'être une importation de l'étranger : il choisit, pour l'exposer, un genre littéraire depuis longtemps connu et goûté du peuple, et, pour ainsi dire, plus national que les autres : il fit entrer la philosophie grecque dans la satire dont Quintilien a dit : elle est toute à nous. On connaissait à Rome deux genres de satire ; la plus ancienne était celle d'Ennius, dans laquelle les différentes espèces de vers étaient librement mêlées. Sous une forme assez vive, sans doute, et avec des vers enflammés[3], elle était morale, et contenait des principes généraux pour la conduite de la vie, égayés de temps en temps par des apologues, ou relevés par des allégories[4]. L'autre satire avait été créée par Lucilius. Celui-là, esprit hardi et vigoureux, transportant à Rome la liberté de la vieille comédie athénienne, avait remplacé les leçons générales de morale par d'amères personnalités. Il prit à parti le peuple entier par tribus, et les plus grands personnages en les désignant par leur nom[5] ; et il les raillait avec tant d'emportement que Juvénal compare ses vers au glaive qui glace le cœur des coupables de son éclat menaçant[6]. De ces deux satires, c'est la première que Varron imita : elle convenait mieux à son dessein. Seulement il la renouvela en l'imitant, et y mit tant du sien qu'il passa presque pour l'avoir inventée. Mais il n'inventa que comme inventaient d'ordinaire les Romains, c'est-à-dire en s'aidant des Grecs. Lui-même ne cherchait pas à le cacher, puisqu'au dire d'Aulu-Gelle il appelait ses satires des Ménippées[7], indiquant par là que pour modifier la vieille satire d'Ennius, il s'était servi des ouvrages de Ménippe. Quel était donc ce Ménippe, dont Varron se reconnaît si ouvertement l'imitateur ? C'était, répond Lucien, de tous lès vieux cyniques celui qui aboyait le plus et mordait le mieux[8], celui dont les blessures étaient les plus profondes, car il déchirait en riant. Diogène de Laërce, qui ne l'aime guère, ne peut nier qu'il n'y eût dans ses ouvrages beaucoup de gaieté, et Strabon nous apprend que cette gaieté recouvrait un fond très-sérieux[9]. Ses ouvrages sont aujourd'hui perdus, mais on peut se faire une idée du personnage et de ses écrits d'après les dialogues où Lucien l'introduit et le fait parler. Il le représente comme un railleur impitoyable, toujours prêt à rire de ce spectacle confus et bruyant du monde qu'il compare à un chœur de musiciens dans lequel chacun chante un air différent, et le plus fort qu'il peut, jusqu'à ce que le maître du chœur les chasse tous de la scène[10]. Il prend plaisir à dévoiler et à confondre l'emphase des orateurs, les bévues des savants, et surtout les forfanteries des philosophes. C'est à ces derniers qu'il s'attaque de préférence, n'épargnant ni les plus illustres ni les plus vertueux. Il les dépouille tour-à tour des vertus qu'ils se donnent, et montre qu'ils ressemblent tout-à-fait à ces acteurs tragiques qu'on paye sept drachmes pour représenter les héros, et qui ne paraissent plus que des nains ridicules quand ils ont quitté leurs masques et leurs beaux habits[11]. Voilà l'homme dont les écrits servirent de modèle à Varron. Mais si Varron l'imitait, il ne l'avait pas copie ; c'est le témoignage qu'il se rend dans les Académiques[12], et ceux qui le connaissent et qui savent combien sa nature ressemblait peu à celle de Ménippe l'auraient deviné, sans qu'il le dit. Mais en quoi différaient-ils l'un de l'autre ? L'étude des fragments et le témoignage des critiques nous permet de l'entrevoir. D'abord ils différaient par le dehors, c'est-à-dire par la forme même et la composition de leurs ouvrages. Le caractère essentiel de la satire de Varron est qu'elle se compose d'un mélange de prose et de vers, c'est par là qu'il se distinguait d'Ennius qui n'avait osé mêlé entre elles que les différentes espèces de mètres. Ce mélange bizarre, Varron l'avait-il pris de Ménippe ? Un commentateur de Virgile, Probus, l'affirme quand il dit que Ménippe avait embelli ses satires, dont on sait que la prose faisait le fond, de vers de toute sorte, omnigeno carmine satiras suas expoliverat[13]. Mais Probus est le seul qui le prétende, et les termes mêmes dont il se sert doivent rendre son témoignage fort suspect. Que penser d'un critique qui donne aux ouvrages de Ménippe le nom si romain de satire qu'ils n'ont jamais pu porter ? Ce témoignage, ainsi présenté, peut-il avoir autant dg poids que le silence de tous les écrivains qui n'ont jamais dit un mot de cette invention de Ménippe ? C'était une innovation importante dans les lettres grecques ; elle aurait éveillé l'attention des critiques, et ne serait pas demeurée inaperçue. S'il y avait des vers dans les ouvrages du philosophe cynique, c'étaient tout au plus quelques parodies d'Homère et des tragiques, comme on en trouve dans la Nécyomancie de Lucien, où Ménippe, qui vient-des enfers, et qui a conversé avec Eschyle et Euripide, ne parle plus qu'en iambes. Mais qu'il se fût fait une loi, une règle du genre qu'il traitait, d'y mêler la poésie à la prose et d'y passer librement de l'une à l'autre, c'est ce que ne permet pas de penser le silence des critiques de l'antiquité. D'ailleurs, ces sortes de mélange étaient bien plus dans le goût romain, et Je satire d'Ennius, où les divers genres de vers étaient sans cesse confondus, amenait naturellement Varron à oser davantage et à mêler la prose et les vers, comme Ennius le faisait pour les hexamètres et les iambes. Laissons donc à Varron la gloire d'avoir inventé ce genre nouveau ; Quintilien la lui accorde[14], et je ne vois pas de motif sérieux de la lui refuser. Ainsi, les ouvrages de Varron et ceux de Ménippe différaient par la forme ; ils se ressemblaient encore moins par le fond. Leur dessein n'était pas le même. Ménippe faisait profession de rire de tout et d'exercer à propos de toutes les écoles et de toutes les idées son implacable scepticisme. Varron n'était sceptique qu'en apparence ; il nous dit lui-même que ces railleries n'étaient qu'un adroit artifice pour insinuer aux Romains des connaissances nouvelles. Loin de nuire à la philosophie, il voulait la servir, en ayant l'air de s'en moquer. Quand on frappe sur des amis, et sans dessein de les blesser, naturellement les coups n'ont pas autant de force. C'est ce qui explique que la plaisanterie de Varron fut moins cruelle et moins âcre que celle de Ménippe. Je veux bien qu'on trouvât chez lui, à ses moments de gaieté, quelques brusques saillies, quelques spirituelles boutades à la façon des vieux Romains qu'il se piquait d'imiter : il aimait, comme eux, le franc-parler et une certaine liberté rustique de langage. Mais il y a loin de ces boutades et de ces satires aux aboiements de ce cynique hargneux et méchant, tel que Lucien nous le dépeint ; et il faut reconnaître que si Varron a enrichi et embelli de poésie la verve satirique de Ménippe, il l'a aussi dépouillée en partie de ses emportements et de son aigreur. Tel était le cadre choisi par Varron pour y placer les enseignements nouveaux qu'il voulait donner aux Romains. On voit qu'il le devait tout ensemble aux autres et à lui-même. Pour le composer, il avait été chercher la vieille satire d'Ennius, qu'on ne lisait plus, et les dialogues de Ménippe, que, sans doute, on ne connaissait pas ; il les avait complétés l'un par l'autre, et modifiés tous les deux pour les accommoder à son dessein. De ce mélange, où la Grèce et Rome avaient leur part, il avait formé un genre nouveau, la Satire Ménippée, qui conservait dans ses deux noms la trace de sa double origine. C'est ainsi qu'inventait Varron, même aux temps heureux de la jeunesse, où l'invention est plus facile. Il y avait toujours quelque réminiscence dans ses créations et quelque originalité dans ses souvenirs. Cette science immense qu'il portait avec lui, en lui offrant sans cesse des modèles, ne le laissait.pas imaginer librement ; mais aussi une certaine vivacité d'esprit, qui l'empêchait d'être un compilateur, mêlait quelque chose de lui dans ce qu'il empruntait des autres, et donnait un tour personnel à son érudition. Ce sera là, jusqu'à la fin, sa manière ordinaire d'inventer, et depuis les Ménippées jusqu'aux Hebdomades, il ne composera pas autrement. II De l'art et de la composition dans les Satires Ménippées. — Combien il est difficile de les retrouver. — Titres des Ménippées. — Imitation du théâtre. — Les personnages. — L'intrigue. — La partie dramatique des satires et la partie scientifique étaient-elles adroitement unies entre elles ? Le premier coup d'œil fait remarquer, dans les fragments des Ménippées, deux parties distinctes : d'abord, des sentences morales, des lambeaux de discussions philosophiques ; c'était le fond même du sujet, l'enseignement que Varron apportait aux Romains ; ensuite des débris de dialogues et de récits, des noms de personnages historiques ou mythologiques, les traces enfin d'une sorte d'intrigue ; c'était la partie animée, dramatique, qui devait faire accepter l'autre et lui servir de cadre. Occupons-nous d'abord, de la seconde : ce serait la plus curieuse à connaître, c'est aussi la plus difficile à retrouver. Comment, en effet, parvenir à se rendre compte de l'art et de la composition d'un ouvrage quand il n'en reste que des fragments ? On peut bien saisir l'intention de l'auteur et indiquer les idées principales de son livre ; mais leur liaison et leur suite, la manière dont il en amenait le développement, tout ce qui fait, en un mot, l'intérêt et la vie est perdu. Il faut se résoudre à deviner et demander pardon au lecteur de n'avoir à lui offrir que des conjectures. Notre attention, quand nous étudions les Ménippées[15], est tout d'abord attirée par l'étrangeté des titres qu'elles portaient, et nous ne sommes pas les premiers à la remarquer : elle avait déjà frappé Pline l'Ancien[16]. Est-ce donc sans motif que Varron les choisissait ainsi ? N'oublions pas quel était son dessein et quelles étaient ses craintes : il voulait attirer le public vers des études nouvelles qui ne lui plaisaient pas ; il fallait d'abord le surprendre par le piquant du titre. Varron n'y manquait pas : tantôt il plaçait en tète de son livre quelque souvenir patriotique, il l'appelait Serranus, Tanaquil, les Aborigènes et même Pappus, du nom de ce gai vieillard qui faisait tant rire dans le spectacle populaire des Atellanes. D'autres fois, le titre était pris à la mythologie : c'était l'Œdipothyeste, le Faux Énée, un Ulysse et demi ; le plus souvent il l'empruntait à quelque proverbe grec ou latin bien connu du peuple : Sardes à vendre ; Tu ne sais pas ce que le soir te réserve ; Ne mêlez pas des parfums aux fèves ; Le pot a trouvé son couvercle, ou Du mariage. La curiosité publique une fois éveillée, il fallait la retenir ; et nous pouvons être convaincus, avant même d'en avoir la preuve, que Varron n'avait rien négligé pour y réussir. Assurément il avait jeté dans ses satires tout l'intérêt qu'elles comportaient, et prodigué tous les agréments auxquels il savait que ses contemporains étaient le plus sensibles. Or, rien n'était populaire alors comme le théâtre. C'était le temps des plus grands acteurs que Rome ait entendus, d'Esopus qui faisait applaudir les vieilles tragédies, de Roscius qui rajeunissait les chefs-d'œuvre de Plaute. Grâce à eux, le théâtre de Pompée était toujours rempli, et Horace nous apprend qu'on avait peine à y trouver place[17]. Varron imita donc le théâtre. Il faut croire qu'il introduisait, autant qu'il le pouvait, dans ses satires, une action vive et animée, des personnages qui discutent, des événements inattendus, enfin tout ce qui semble réservé au genre dramatique. Aussi voyons-nous qu'il les appelle lui-même des façons de pièces de théâtre, modus scenatilis[18], et l'un des personnages qu'il y fait parler semble s'adresser à de véritables spectateurs : Ô vous, dit-il[19], qui êtes venus en foule de vos maisons en ce théâtre, pour qu'on y charme vos oreilles, écoutez les enseignements que je vous apporte, afin que vous retourniez plus instruits du théâtre en vos maisons. Encore aujourd'hui les traces de ces imitations dramatiques sont faciles à signaler. Je reconnais un personnage de prologue dans ce dieu Tutanus qui s'annonce ainsi naïvement aux spectateurs : C'est moi qui portai secours aux Romains et mis en fuite l'armée d'Annibal. Aussi m'appelle-t-on Tutanus (secours), et c'est pourquoi tous ceux qui souffrent m'invoquent[20]. Le dieu Lare de l'Aululaire ne s'exprime pas autrement. C'est, sans doute, dans ces sortes de prologues on d'introductions que Varron, comme Plaute, avait l'occasion de parler de lui. Il se mettait lui-même en scène, Il se faisait interroger et répondait : Tu as grand tort de nous accuser, lut disait un partisan des mœurs du temps ; pourquoi revenir toujours à tes antiquités ?[21] Et ailleurs : Tu es fou, Varron, de nous servir encore l'Odyssée d'Homère, tandis que tu avais formé le dessein de parler des tropes. A quoi il répondait : Lorsqu'on a permis à Quintipor Clodius de faire tant de comédies en dépit de la muse, me sera-t-il défendu de forger un tout petit livre, comme dit Ennius ; unum librum non edolem, ut ait Ennius ![22] L'action s'engage ensuite, et pour qu'elle se déroule plut vivement, Varron y mêle le dialogue au récit. Parmi les personnages qu'il faisait converser entre eux, il en est quelques-uns que nous reconnaissons sans peine, car ils sont de la même famille que ceux de Térence et de Plaute : c'est l'esclave d'abord, le principal acteur des comédies antiques, l'adroit inventeur de toutes les ruses, la providence du fils de famille ruiné ; auquel on adresse ces vers charmants : Quid
tristioreni video te esse quam antidhacr Lampadio
? Numquid familiaris filius Amat,
nec spes est auxili argentaria, Ideoque scapulæ metuunt virgindemiam ?[23] C'est le maître, qui, trompé par lui, se venge en le traitant comme Mercure traite Sosie dans l'Amphitryon : Nunc corius ulmum tuus depavit — pergis eia[24]. La comédie ne serait pas complète, s'il y manquait le parasite. Varron se serait bien gardé de l'omettre. Il ne nous reste aucun des propos qu'il lui faisait tenir, mais nous reconnaissons, à la manière dont il le dépeint, que ceux qu'il introduisait dans ses satires étaient proches parents des Gnathons et des Ergasiles. Il s'assied, dit-il[25], pour se repaître du bien d'autrui ; il a sa pitance devant lui ; il ne se tourne ni à droite ni à gauche, mais se tient fixe, le regard tendu vers le chemin de la cuisine. Varron avait profité des fables tragiques, comme de la comédie. Seulement il s'en servait à la façon de Lucien et de Ménippe, en les parodiant. Ajax, Hercule, Énée, Ulysse, Thyeste, Médée, tous ces personnages obligés de l'antique tragédie, se retrouvent chez lui, mais ils s'y retrouvent bien changés. Hercule, le croirait-on ? s'est converti aux principes de Socrate[26] ; Ulysse est devenu une fois et demi plus rusé[27] ; ce n'est plus Ajax et son rival qui combattent pour les armes d'Achille, ce sont des philosophes ridicules et vaniteux qui se disputent la dépouille de quelque cynique[28] ; Médée fait bouillir son beau-père en employant tout à fait les procédés d'une cuisinière[29] ; le triste sort d'Actéon ne donne lieu qu'à cette réflexion philosophique : Croyez-moi, les maîtres ont été plus souvent dévorés par leurs esclaves que par leurs chiens. Après tout, si Actéon avait prévenu ses chiens et les avait mangés, il n'en aurait pas été mangé lui-même, et sa fin ne donnerait pas aux pantomimes l'occasion de tant de sots spectacles[30] ; et quand Ulysse est sur le point de périr, pendant l'horrible tempête, au lieu des belles plaintes qu'Homère lui prête, Varron lui fait dire : Voici qu'enfin les vents commencent à tomber et la mer à blanchir. S'ils continuent à bouleverser les flots plus longtemps, je crains fort qu'à mon retour d'Ilion personne chez moi ne me reconnaisse plus que mon chien[31]. Ainsi donc, en écrivant ses Ménippées, Varron avait les yeux sur le théâtre ; il en reproduisait les personnages, il en imitait les formes et le style. L'ouvrage fait sur ce modèle ne pouvait manquer d'être intéressant. Le sujet, autant qu'on peut l'entrevoir, était heureusement imaginé pour amener des contrastes piquants, des événements imprévus. — Un voyageur errant parle monde et écrivant ses voyages, trouve l'occasion de railler tous les travers qu'il y a observés[32]. — Un admirateur des mœurs du temps, qui ne trouve rien de meilleur que Rome et son luxe, aborde chez des barbares qui lui font la leçon[33]. — Un vieux Romain s'endort sous les Gracques, au temps des vertus austères, et se réveille pendant les horreurs de Catilina[34]. — Dégoûté de tout ce qu'il voit, et ne trouvant rien qui lui plaise dans la ville qu'il habite, Varron prend la peine d'en faire une exprès pour lui et ; l'appelle Marcopolis. Quels cadres heureux pour présenter des leçons morales et enseigner ce qu'on voulait ! Puis, quand la question était vidée et que la leçon était faite, arrivait le dénouement, rapide, vif, comme le reste, et qui se faisait souvent par quelque événement inattendu. Après avoir longtemps discouru sur les dangers de la chasse, on conduisait le lecteur au tombeau de quelqu'un qui en avait été la victime. Les funérailles terminées, nous nous livrons, selon l'usage, au repas funèbre, auprès du tombeau ; quand il est achevé, nous nous séparons, en nous disant adieu[35]. Quelquefois même, le ciel s'en mêlait ; la demeure élevée des immortels était ébranlée par le tonnerre[36], et, comme il arrive chez les auteurs tragiques dans l'embarras, quelque dieu venait dénouer l'intrigue, et s'envolait après avoir tout arrangé : Hæc postquam dixit, cedit citu' celsu' tolutim[37]. Mais, je le répète, nous ne pouvons ici que conjecturer et entrevoir. Toute cette première partie, vivante, dramatique, est perdue ; les débris qui en restent ne permettent même pas de juger si elle était habilement fondue avec l'autre, si la petite intrigue qui amenait la leçon s'agençait bien avec elle, et si le cadre et le tableau se convenaient entre eux. J'avoue cependant qu'en quelques circonstances le lien qui les unissait me parait très-difficile à soupçonner. Que venaient faire ces personnages de la mythologie au milieu de dissertations philosophiques, et comment pouvait on arriver d'Ajax ou de Médée à railler les mœurs romaines ? Le peu de rapport de ces récits fabuleux avec les autres détails de l'ouvrage, et du titre avec le sujet, me fait craindre que la transition ne fût pas toujours bien ménagée, et que Varron n'eût plutôt cherché le piquant et l'imprévu qu'une suite sage et une composition bien ordonnée. C'est ce que nous montre, à défaut des Ménippées perdues, le Traité de l'agriculture. Là aussi Varron avait voulu présenter ses préceptes sous une forme vive et agréable, encore que cet enseignement eût moins besoin d'être déguisé et plût naturellement aux Romains. Dans chacun des trois livres dont l'ouvrage se compose, un petit drame différent met aux prises des interlocuteurs, et le sujet se traite dans ces entretiens. Mais on s'aperçoit vite que cette partie dramatique tient mal au reste ; elle se passe, pour ainsi dire, en dehors du sujet véritable, au commencement et à la fin des divers livres ; on la pourrait presque supprimer sans que le reste en souffrit. L'auteur prend la peine d'imaginer quelque circonstance qui amène l'entretien ; mais une fois qu'il est commencé, et qu'on arrive à la question, es personnages dissertent plus qu'ils ne causent ; ce n'est pas une conversation d'honnêtes gens qui continue, c'est un traité scientifique qui commence : en sorte qu'on reconnaît que ce drame et ce dialogue ne sont qu'un effort visible, un artifice mal déguisé pour intéresser le public. Peut-être en était-il quelquefois de même dans les Ménippées. Mais alors l'imagination de Varron était plus jeune, plus vive à concevoir, plus adroite à arranger, et ce défaut, s'il existait, devait être bien moins visible que dans le De re rustica, œuvre d'un vieillard. A tout prendre, les Ménippées devaient être une fort piquante lecture, où se déployait un esprit jeune et vif, soutenu d'une immense érudition. Elles charmaient à la fois ce public distrait par la variété des créations et le bonheur des souvenirs. A la faveur de ces souvenirs et de ces inventions, la philosophie et la science entraient à la dérobée, et se faisaient écouter de tous ces gens si mal disposés à les entendre. III Des vers des Ménippées. — Ouvrages en vers de Varron. — Son talent poétique. — Mélange de l'érudition avec la poésie. — Défauts de son style poétique. Ce qui reste le trait saillant et la plus grande originalité des Satires Ménippées, en l'état où nous les avons, c'est le mélange encore visible des vers avec la prose. Varron avait écrit plusieurs ouvrages de poésie ; deux livres de, satires mentionnés par saint Jérôme, et auxquels fait peut-être allusion Porphyrion[38] : c'étaient, sans doute des ouvrages à la façon de ceux de Lucilius et d'Horace ; dix livres de poèmes (poematum), c'est-à-dire, d'après la définition de Varron lui-même, de poésies légères[39] ; enfin un grand poème que Cicéron trouvait parfait presque de tout point, et qui avait valu à son auteur d'être mis à côté de Lucrèce[40]. Mais tous ces ouvrages sont perdus, et la poésie de Varron n'existe plus pour nous que dans les fragments des Ménippées. C'est là qu'il faut la chercher si nous voulons en avoir quelque idée. J'avoue que nous avons quelque peine à nous figurer Varron comme un poète : la gravité de ses principes, Je sérieux de sa vie, l'étendue de ses connaissances, le caractère des ouvrages qu'il a composés, en font pour nous un personnage sévère, un savant minutieux, et il nous parait difficile que la poésie ait jamais pu dérider cette austère figure. Des exemples fameux nous tiennent en défiance contre ces vers du grave érudit. Nous nous demandons s'ils ne sont pas seulement le passe-temps d'un grammairien qui veut se délasser d'arides études, ou l'erreur d'un critique enthousiaste qui suppose qu'il suffit d'avoir commenté avec soin Homère et Ennius pour être capable de les imiter, ou même un simple exercice littéraire entrepris pour assouplir le style et former l'oreille, une sorte d'escrime utile à développer l'esprit, comme l'autre développe et relève le corps[41]. Mais, après avoir lu les vers des Ménippées, on jugera autrement. Il me semble visible qu'à l'âge où Varron les écrivit il était poète, que sa vaste érudition n'étouffait pas en lui les sentiments de la jeunesse, et qu'elle lui laissait assez de fraîcheur et de vivacité dans l'âme pour savoir les dépeindre. Certes, la morale de Varron est sévère. De bonne heure il s'est mis à l'école des vieux Romains. Par affection d'antiquaire et patriotisme de citoyen, il met sa gloire à leur ressembler et à prêcher gravement leurs maximes. Mais n'est-il pas remarquable que, dans les Ménippées, quand il attaque quelque travers, il en fasse des descriptions piquantes, et trouve quelquefois pour les représenter de fort gracieuses expressions ? Quoiqu'il vante partout l'antique sobriété par principe, et, je le crois, aussi par goût, s'il lui faut parler de la bonne chère et dédire de fins repas, il le fera dans des vers qu'Aulu-Gelle trouve très-agréables[42]. Il a parlé quelque part des mérites de l'eau, cette salutaire et philosophique boisson[43] ; cela ne l'empêche pas de célébrer le bon vin avec presque autant d'enthousiasme que l'épicurien Horace : On ne peut rien boire de meilleur que le vin ; c'est le plus sûr remède du chagrin ; c'est la douce boisson qui sème la joie après elle[44]. Tous les plaisirs de la jeunesse, il les avait probablement peu connus, mais son âge les lui faisait comprendre, et il en parlait en termes pleins de passion et de vérité qui trahissent, quoi qu'il prétende, une secrète complaisance. Ne voyez vous pas comme le petit Amour tout seul, avec sa torche brûlante, pousse où il veut les amoureux haletants ?... Le roi et le pauvre misérable aiment tous les deux ; tous les deux, ils ont dans le cœur un feu qui les brûle[45]. — Hâtez-vous de vivre, jeunes filles ; livrez-vous, quand l'âge vous y convie, aux plaisirs de la table et des jeux, et prenez en main les rênes du char de l'Amour[46]. Ailleurs, il a tracé un portrait de femme avec une grâce que les écrivains du siècle suivant, même les plus délicats et les plus spirituels, ont rarement atteinte. Son menton était marqué d'un signe que le doigt de l'Amour y avait tracé.... Ses belles paupières aux couleurs brillantes tenaient ses yeux enfermés dans leur arc mobile ; son cou était droit et élevé, fait d'un marbre poli, et la blancheur en ressortait sous la pourpre de sa riche tunique.... Six petites tresses, détachées de ses cheveux, pendaient à ses oreilles ; et ses yeux noirs brillants sous leurs cils bruns, comme ils indiquaient la joie de son cœur ! Sa bouche s'ouvrait à peine, comme si elle eût craint de laisser échapper son rire charmant[47]. Qui reconnaîtrait dans ces vers l'austère personnage, tel que nous nous le figurons en songeant aux Antiquités et en relisant le De lingua latina ? Cependant sous le poète, il y avait l'érudit. J'ai montré que chez Varron l'érudit se mêle à tout, et que l'inspiration personnelle se nourrit toujours de souvenirs. Ce jeune homme vraiment poète, et qui trouvait dans son cœur ces expressions charmantes et créées, était en même temps un lecteur assidu, un admirateur passionné des vieux écrivains latins. Non-seulement il leur emprunte des vers sans façon[48], mais il aime à imiter leur manière libre et audacieuse. Comme eux, il invente et compose des mots : Argo citiremis, piscis multinumus, Naïades undicolæ, multicupida juventus, etc. ; il reproduit leur tour et leur style ; malgré son admiration, il ose entrer en lice avec eux ; s'appuyant sur eux-mêmes et soutenu par leur imitation, il ne se propose rien moins que de lutter avec leurs morceaux les plus célèbres, et quelquefois il en atteint la beauté. On pourrait comparer à la belle tempête du Duloreste les vers suivants que Varron a évidemment écrits en se souvenant de Pacuvius : Repente,
noctis circiter meridie, Cum pictus
aer fervidis late ignibus Cœli
chorean astricen ostenderet.... Nubes
aquali, frigido velo, leves Cœli
cavernes aureas subduxerant, Aquam
vomentes inferam mortalibui. Ventique
frigido se ab axe eruperant, Phrenetici
Septemtrionum filiii, Secum
ferentes tegulas, ramos, syrus. At
nos caduci, naufragi, ut ciconiæ Quarum
bipinnis fulminis plumas vapor Perussit, alte mœsti in terram
cecidimus[49]. Il est certain aussi qu'en écrivant son Prométhée Varron avait devant les yeux celui d'Eschyle, et peut être quelques imitations qu'en avaient faites les grands tragiques de Rome. Il semble même que ce souvenir l'ait rendu plus respectueux, plus sérieux qu'il ne l'est à son ordinaire lorsqu'il traite quelque fable' tragique. On ne surprend plus, quand il fait parler Prométhée, aucune intention de parodie ; il ne songe qu'à reproduire quelque chose de la grandeur de ses modèles ; et, par la vigueur des expressions, par la beauté des images, il parvient presque à les atteindre : Nequidquam sœpe agates menus
compedes Conor revellere.... Sum ut
supernus cortex,aut cacumina Morientum in querqueto arborum
aritudine. Mortalis nemo exaudit, sed late
incolens Scytharum
inhospitalis campis vastitas. Levis
mens nunquam somnurnas imagines Affatur, non umbrantur somno pupulæ[50]. Il y avait assurément une sorte d'originalité dans ce mélange d'inspirations et de souvenirs. Cette poésie, jeune par l'expression spontanée des sentiments, était souvent antique par la scrupuleuse imitation des tours anciens. Le danger c'est qu'à là longue l'érudition n'étouffe l'émotion personnelle, que la science ne veuille trop percer et ne finisse par se substituer à l'inspiration. Varron, à ce qu'il semble, n'avait pas évité ce défaut. En général, la langue des Ménippées est une langue savante et travaillée, où l'on trouve un certain effort pour dire les choses d'une manière habile et piquante. En fait de style, Varron était surtout sensible aux tours heureux, aux expressions délicates. Avant d'écrire lui-même, il avait étudié la façon d'écrire des autres, en critique scrupuleux à qui rien n'échappe, et qui, regardant de près, s'exagère l'importance des moindres détails. Aussi est-il préoccupé, dès qu'il écrit, du soin de rendre son expression la plus ingénieuse qu'il peut. Les exemples de cette peine qu'il se donne seraient faciles à trouver. Voici comment il s'exprime pour dire qu'une déesse, Minerve peut-être, a enseigné à l'homme à se vêtir de peaux de bêtes : Hæc lanigeras detonderi docuit, tunicareque homullum[51]. On voit que le mot propre vestire lui eût semblé trop commun. Il est du reste très-souvent heureux dans ce travail de l'expression, qui donne à son style beaucoup de vivacité et d'esprit. Il a, dans un fragment du Marcipor, décrit le coche avec une spirituelle vérité : Hic in ambivio navern conscendimus palustrem quam nautici equisones per viam conducerent loro[52]. S'il veut parler des dépenses qu'occasionne le mariage, il dira : Hymenæus, qui primo levare alvum marsupio solet[53]. Il fait souvenir de Plaute, quand il dépeint des gens affamés s'élançant dans la salle à manger : Ubi lubet ire licet accubitum. A sede strenue sussilimus quod esurigo findebat costas[54]. Ce sont là assurément des expressions agréables et vives ; je pourrais en citer un plus grand nombre, car Varron les multiplie à dessein : c'est son système et sa façon d'écrire. A la fin, cette recherche, ce soin d'avoir de l'esprit jusque dans les moindres détails, devait rendre un peu fatigante la lecture des Ménippées. Ajoutons que Varron, dans son amour pour le vieux langage, n'en voulait rien laisser perdre. Il ne s'occupait guère de choisir, parmi les mots anciens, ceux dont la perte lui paraissait regrettable. Il prenait tout, et leur antiquité lui paraissait une recommandation suffisante pour les lui faire tous accepter. En imitant les anciens poètes, il s'attachait si fidèlement à les reproduire, que rien n'y manquait, pas même leurs défauts : c'est en effet le propre d'un admirateur passionné D'aimer jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime, et Varron, qui admirait ces poètes avec superstition, s'exposait, pour leur ressembler davantage, à manquer comme eux d'harmonie et de grâce, à imiter cette roideur et cet embarras qu'Horace leur reprochait. C'est ainsi que la prose et la poésie de Varron eurent de bonne heure un air antique qui les fit reléguer dans les bibliothèques. Il partagea le sort des écrivains du siècle précédent, qu'il s'était fait gloire d'imiter[55]. Au temps d'Aulu-Gelle, tandis que Cicéron était dans les mains de tout le monde, quelques rares savants lisaient seuls Varron, et on tirait vanité, je ne dis pas de connaître, mais de comprendre les Ménippées[56]. IV Partie sérieuse et philosophique des Satires Ménippées. — Passage des Académiques dans lequel Varron nous révèle son dessein et sa méthode. — Sa manière de présenter la philosophie. — Agréments et railleries qu'il mêle à l'exposition des systèmes. — Analyse de la satire des Euménides. — Varron ne se borne pas aux sujets philosophiques. — Il étudie aussi la société de son temps. — Varron moraliste. —Son admiration pour les mœurs antiques. — Que les Satires Ménippées le contiennent déjà tout entier. Pour étudier l'autre partie des Ménippées, la partie
sérieuse et pour ainsi dire scientifique, nous sommes bien plus à notre aise.
Nous sortons enfin ici des conjectures, car, outre que les fragments sont
plus étendus, Varron, dans le passage si souvent cité des Académiques, nous
fait savoir quel dessein il se proposait au fond, et quelles idées il
développait d'ordinaire dans ses satires. Ces
ouvrages, lui fait dire Cicéron[57], où j'ai plutôt imité que traduit Ménippe, sont semés de
plaisanteries. J'y ai fait entrer des choses empruntées à la plus profonde
philosophie, et des discussions à la manière des dialecticiens. J'ai voulu
les mettre à la portée des moins savants, et j'y ai introduit certains
agréments pour les exciter à les lire. Dans ces quelques mots, Varron
nous livre, pour ainsi dire, son secret. Nous savons maintenant ce qu'il a
voulu faire et les moyens qu'il a employés pour réussir. Il ne nous reste
qu'à chercher des traces de tout ce qu'il indique ici dans les fragments des Ménippées.
Évidemment la philosophie y tenait la première place, et quelquefois, comme il l'annonce, la philosophie la plus profonde (multa ex intima philosophia quæsita) ; il s'occupait, par exemple, de l'origine des choses, et disait, avec Métrodore, que le monde n'est pas né et ne doit pas mourir[58]. Dans le Dolium, il décrivait magnifiquement la terre, immense maison d'un bien petit être[59] ; ailleurs, il reproduisait les opinions des philosophes sur la manière dont elle doit finir[60]. A propos de ces questions et des solutions diverses qu'elles avaient reçues, il touchait aux systèmes de philosophie les plus connus. Il parlait en divers endroits des pythagoriciens, des épicuriens, des stoïciens surtout, qui étaient alors dans tout l'éclat de leur popularité. Il discutait souvent leur doctrine, notamment cette maxime si souvent raillée dans Horace, que le sage seul est riche et beau[61], et le droit qu'ils s'arrogeaient de se délivrer de la vie quand elle leur pesait. Toute une satire était consacrée à examiner cette opinion, et l'on y trouve des traces de ces discussions dialectiques dont il est question dans les Académiques (multa dicta dialectice). Varron, pour mieux combattre les stoïciens, a recours à cet art de discuter dans lequel ils étaient maîtres. — Quel nom te donnerai-je, toi qui de ta main barbare fais couler des ruisseaux brûlants de ton propre sang ? toi qui te sers de ton épée pour te débarrasser de l'existence ? Et l'autre répond en entassant les exemples de ceux qui ont eu raison de se tuer. Ne fallait-il pas qu'Annibal échappât aux Romains par le poison ? et Andromède, quand elle était enchaînée et exposée au monstre, ne devait-elle pas cracher sa vie à la figure de son père[62] ? Ne nous hâtons donc pas de blâmer ceux qui se tuent, et souvenons-nous qu'il faut souvent se couper un doigt pour empêcher la gangrène de gagner tout le bras. Mais j'ai dit combien les Romains étaient ennemis de ces spéculations de la Grèce ; pour se faire lire en les exposant, que de précautions ne fallait-il pas prendre ? Varron, qui le savait, devait craindre à chaque instant que son lecteur ne l'abandonnât en route ; aussi avait-il grand soin de semer, comme il dit, les agréments et les plaisanteries — quæ jam hilaritate conspersimus.... jucunditate quædam — pour retenir ce public que la philosophie ennuyait si vite. C'est, quelquefois, une manière de rendre les choses plus saisissantes par des images et des comparaisons. S'il veut faire comprendre la division des disciples de Socrate après sa mon, et les principales écoles nées de la sienne, il la compare à un carrefour d'où partent des routes différentes qui ont leur but et leur terme particulier : l'une est celle d'Épicure ; l'autre celle de Zénon, qui se dirige vers la vertu ; une autre enfin, fort bien percée, celle de Carnéade, qui ne cherche que les biens du corps[63]. C'est encore par une comparaison spirituelle et familière qu'il essaye de faire comprendre la nature de l'âme qui anime et domine le corps : Les échasses sur lesquelles on monte, disait-il, ne sont qu'un morceau de bois inanimé ; l'homme qui se tient sur elles les fait avancer. De même nos jambes et nos bras sont les échasses de notre âme ; par eux-mêmes, ils sont privés de mouvement, c'est de notre âme qu'ils le reçoivent[64]. Il va plus loin, et, pour mieux gagner les bonnes grâces de ceux auxquels il s'adresse, il feint de penser comme eux. On était sûr de plaire aux vieux Romains en se moquant 'un peu des sages de la Grèce ; Varron, qui le sait, raille la philosophie, plaisante les philosophes, comme pourrait le faire un Caton. Ce qui fournissait le plus à sa malice, c'était la division en mille sectes et les luttes acharnées des philosophes grecs. Athènes, en devenant plus que jamais la métropole savante de la Grèce, en réunissant dans son sein toutes les écoles, avait fait, pat ; leur rapprochement, ressortir leurs divisions. Les esprits sages s'en affligeaient ; ceux qui étaient mal affermis dans leurs croyances y devenaient sceptiques, et les railleurs trouvaient une ample matière à se moquer de tous les systèmes à la fois. Mais personne ne devait être plus frappé de ces querelles que les Romains, grands partisans de l'ordre et de l'unité, et qui, dans leur amour de la règle, auraient voulu établir dans la science, comme dans l'État, une ferme police qui prévint tous les différends. Ces luttes, ces savantes discussions étaient le sujet d'un grand nombre de Ménippées, de celles que Varron avait intitulées Λογομαχία, Caprinum prœlium, et surtout de l'Armorum judicium, où les philosophes étaient représentés fermes sur leurs ergots, comme des coqs de combat ou des cancres qui se dressent 'sur leurs pattes : Ut in littore cancri digitulis primoribus stare[65]. Il y a une de ces satires, assurément la plus belle, qui nous fait bien connaître la manière dont Varron traitait les diverses sectes de la philosophie grecque. Un plan heureusement trouvé lui avait permis de les réunir presque toutes dans un cadre restreint, et elles y venaient recevoir l'une après l'autre quelque piquante raillerie. C'est la satire des Euménides, dont il reste, par bonheur, un assez grand nombre de fragments. Elle est d'ailleurs plus facile à restituer qu'aucune autre, car les principaux arguments qu'y employait Varron et la façon dont il les présentait ont été reproduits plus d'une fois, et surtout par Horace. Ils les tenaient l'un et l'autre des stoïciens, qui, voulant que leur doctrine sortit de l'école et devint pour le monde une règle de conduite, avaient essayé de lui donner un tour populaire. Ils choisissaient d'ordinaire, pour l'exposer, une forme animée, dramatique, plus curieuse des exemples que des préceptes, et qui mit les idées en action. Horace, qui imite souvent les stoïciens en les, combattant, va donc nous aider ici à comprendre et à compléter son prédécesseur[66]. Les Euménides étaient une parodie d'une des plus belles tragédies d'Eschyle. Il y était question d'un personnage que l'on croit fou, peut-être parce qu'il raisonne mieux que les autres, sorte d'Oreste bourgeois que poursuivent, au lieu des Furies, les femmes et les enfants du quartier[67]. Persuadé, par ces clameurs de la foule, qu'il a vraiment perdu la tête, il cherche à se guérir. Et d'abord un bruit de cymbales l'attire dans le temple de la mère des dieux ; il y entend les sons d'une hymne religieuse et sauvage, chantée par les prêtres mutilés de la déesse[68], qui, en agitant leur chevelure, apportent aux pieds de la statue d'Attis les aumônes qu'ils ont recueillies, ou plutôt, comme dit Varron, leur moisson du jour[69]. Mais ces prêtres, qu'il implorait pour sa guérison, le mettent brutalement à la porte. Il s'adresse ensuite aux charlatans égyptiens ; il invoque le dieu Sérapis, grand faiseur de miracles, et n'est pas plus heureux avec Sérapis qu'avec Cybèle. Je ne doute pas qu'à cette occasion l'honnête Varron, ennemi des superstitions étrangères, qu'il devait plus tard flétrir dans ses Antiquités, n'eût pris plaisir à les décrire de manière à les rendre ridicules ou odieuses. Loin de nous, s'écriait à la fin son malade, loin de nos demeures une pareille folie ! Il ne lui restait plus d'autre ressource que de se tourner vers les philosophes ; mais hélas ! chacun d'eux a sa recette et son système. Celui-ci, dans son portique, met enseigne de nouveauté[70] ; celui-là affirme que nous avons été des singes, des serpents du des porcs, ces porcs si chéris d'Albucius l'Athénien[71] ; cet autre, que nous sommes un beau jour sortis de terre comme un épinard[72]. En un mot, aucun malade ne fait de rêve si absurde qu'on ne le retrouve dans quelque système de philosophie[73]. Voilà les philosophes bien maltraités. Mais qu'on se rassure, cette colère n'est qu'à moitié sincère ; Varron, qui les aime, va les relever. Voici, nous dit-il, qu'arrive vers nous l'austère Vérité, fille de la philosophie athénienne. Quel est ce système plus favorisé que les autres ? Sans doute l'Académie ancienne, dont Varron faisait profession de suivre les enseignements[74]. Toujours est-il que la philosophie employait, pour guérir
le malade, un moyen piquant et qui permettait à l'écrivain d'envelopper tout
le monde dans ses railleries. Il consistait à montrer de près tous les états,
toutes les conditions, tous les caractères ; à faire voir à ce pauvre homme,
qui se croit fou, que les autres le sont plus que lui. En effet, de quoi se
compose le monde, si ce n'est de fous dont chacun raille la folie du voisin
et ne voit pas la sienne ? Ceux qui ont la jaunisse
voient tout en jaune, même ce qui n'est pas jaune ; de même les insensés
trouvent tout le monde insensé comme eux. N'est-il pas fou ce débauché
qui s'use le corps à force de boire ? cet avare auquel on livrerait le
monde tout entier sans le guérir de sa fureur d'entasser, et qui se volerait
lui-même pour faire encore quelques profits[75] ? ce vaniteux
qui se ruine en couronnes d'or, en pierres précieuses qui font resplendir les
lieux où il se trouve ? La liste des fous pouvait être longue, car nous
voyons qu'on n'oubliait pas même ceux de l'histoire ancienne, et qu'on y
rappelait le souvenir de ce pauvre Ajax qui croit
assassiner Ulysse, quand, avec son bâton, il fait un grand carnage de feuilles
d'arbre et qu'il massacre des pourceaux[76]. Enfin, pour que
la guérison fût complète, on faisait monter le malade sur quelque endroit
élevé, d'où les peuples lui apparaissaient s'agitant en désordre sous le
fouet des trois Furies qui les chassent dans tous les sens ; et il est
probable que, cette fois, il se déclarait tout à fait guéri. Alors un arrêt
en bonne forme, imité sans doute de celui de l'Aréopage en faveur d'Oreste,
le rétablissait pour toujours dans ses droits d'homme sensé[77]. Remarquons bien que ces railleries, qui atteignaient tous les systèmes, les faisaient, après tout, connaître. On exposait leurs principales doctrines, en ayant l'air de s'en moquer. Le public, qui les voyait si gaiement railler, en recevait quelques notions sans défiance. Il se familiarisait, à son insu, avec la philosophie grecque. A mesure qu'il la voyait de plus près, qu'il en prenait quelque idée, ses préventions s'affaiblissaient. Il finissait par la goûter, et se sentir porté à l'approfondir. Cicéron disait à Varron dans les Académiques : Tu n'as pas assez fait pour instruire ; mais tu as fait naître le désir de s'instruire ; ad edocendum partira, ad impellendum satis. Varron ne cherchait pas autre chose ; on quittait ses livres plus curieux de savoir et mieux disposé à connaître. C'était déjà beaucoup, et l'on comprend que Cicéron en remerciât son ami : on lui créait d'avance un public qui pût comprendre et admirer le De officiis et les Tusculanes. Il ne faudrait pas croire que, si là philosophie tient une grande place dans les Ménippées, elle en soit le sujet unique. Varron n'avait pas négligé tout à fait les autres sciences ; quoiqu'il s'en fût moins occupé. Il parlait de l'astronomie, de la médecine, de la musique surtout, à laquelle on faisait une si grande part dans l'éducation grecque. Varron avait plaidé pour elle, comme autrefois Pacuvius dans l'Antiope. Il introduisait, pour la défendre, quelque musicien célèbre, le coq des chanteurs (cantantium gallus gallinaceus) et le mettait aux prises avec des gens gin l'accusaient d'enseigner un art énervant[78]. L'artiste répondait en n'entrant que tout le monde chante, l'ouvrier en travaillant et le laboureur pendant lés vendanges ; les soldats n'ont pas entièrement dédaigné cet art : Achille jouait de la lyre ; le peuple l'apprécie aussi et cède à son pouvoir : Au théâtre, un musicien, en changeant de ton, change les sentiments de l'assistance et fait frissonner des spectateurs[79]. Les animaux eux-mêmes ne lui sont pas tout à fait rebellés : ne racontait-on pas que les prêtres de Cybèle avaient rendu si souple et si doux un lion de l'Ida, par le son de leurs instruments, qu'ils le menaient où ils voulaient[80] ? Le monde enfin, selon Pythagore, n'est qu'un immense concert ; c'est le soleil qui tient la lyre, et l'univers se meut, guidé par ces sons divins. Mais Varron ne s'en tenait pas là. Quoique son goût le ramenât sans cesse vers l'antiquité (on le lui reproche dans les satires même), il ne pouvait s'empêcher de regarder quelquefois autour de lui. La forme dramatique qu'il donnait d'ordinaire à ses Ménippées, et le soin qu'il avait d'imiter le théâtre, devaient naturellement l'amener à s'occuper aussi des mœurs de son temps. L'analyse que je viens de faire des Euménides, prouve qu'il ne s'interdisait pas d'y toucher en passant. Il en avait, plus d'une fois, décrit et blâmé tous les travers. Tantôt c'est la folie des bâtiments qu'il attaque, et ces somptueuses maisons avec leurs pavés de marbre et leurs murs incrustés[81] ; tantôt c'est la manie de la chasse : Courir, veiller, mourir de faim ; pourquoi se donner tant de mal ? Dans quel but ? Est-ce pour l'argent qui vous en revient, ou pour le plaisir que vous y prenez ? Pour l'argent ? Mais vendez-vous le gibier ? Pour le plaisir ? Mais ne vaut-il pas mieux regarder une chasse dans le cirque, bien assis, que de se casser les jambes à courir les bois ?[82] Ailleurs, il se moque du luxe des sépultures, et des exagérations de douleur qu'on prodigue dans les funérailles ; il dit à ceux qui déchirent leurs vêtements à la façon orientale : Si vous avez besoin des vêtements que vous portez, pourquoi les déchirez-vous ? S'ils ne vous servent de rien, pourquoi les portez-vous ?[83] Il revenait plus d'une fois sur le mariage, raillant
l'exagération des dépenses qu'il entraîne, l'extravagance des dots réclamées
par les maris, et résumant son opinion sur la conduite qu'on doit tenir en
ménage dans ces mots piquants, qui étaient restés proverbes : Il faut ou détruire ou supporter les défauts de sa femme.
Celui qui les détruit rend sa femme plus agréable, celui qui les supporte se
rend meilleur lui-même[84]. Enfin, comme
les mœurs commençaient à devenir plus élégantes et les manières plus
distinguées, comme, à l'approche d'un régime nouveau, on s'éloignait de la
rusticité républicaine et l'on se sentait le goût d'une politesse plus
raffinée, Varron avait tracé en maint endroit une sorte de manuel de la bonne
compagnie. Il y a, dit Aulu-Gelle, parmi les Ménippées de Varron, une charmante satire
intitulée : Tu ne sais pas ce que le soir te réserve, Nescis quid vesper
sertis vehat[85], dans laquelle il fixe le nombre des convives qu'on doit
inviter à un repas, et enseigne les préparatifs qu'il faut faire pour les
bien recevoir. Ce nombre, dit-il, ne doit pas être inférieur à celui des
Grâces ; ni dépasser celui des Muses, c'est-à-dire qu'il n'en faut pas avoir
plus de neuf, ni moins de trois. Ils ne doivent pas être trop nombreux, car
la foule amène le tumulte, et l'on ne sait où placer tant de monde.
L'agrément d'un repas, ajoute-t-il, consiste en quatre conditions ; lorsqu'on
les réunit, on peut dire que le repas ne laissera rien à désirer. Il faut
n'inviter que des personnes agréables, bien choisir le lieu, bien choisir
l'heure, et ne pas négliger le service. Les convives ne doivent être ni bavards
ni muets, car l'éloquence convient au Forum, et le silence dans la chambre.
La conversation ne doit pas rouler sur des questions difficiles et obscures ;
il convient mieux de choisir des sujets simples et gais, dans lesquels
l'utilité se mêle à l'agrément et qui donnent à notre esprit plus d'élégance
et de charme. C'est ce qui arrivera, dit-il, si l'on traite ces questions qui
touchent à la vie commune, et dont on n'a pas le loisir de parler au Forum,
tandis qu'on s'occupe des affaires sérieuses. Quant au maitre du festin, il
lui convient moins d'étaler sa magnificence que d'éviter tout reproche de
parcimonie, de choisir les mets les plus sains et de les faire servir avec
abondance plutôt qu'avec prodigalité. Varron ne s'arrêtait pas à ces
maximes générales, et, dans sa manie de tout prévoir et de tout régler, il
allait jusqu'à donner des préceptes de cuisine, il enseignait quels sont les
plats qui doivent composer chaque service et aussi la meilleure manière de
les accommoder[86]. Naturellement, en touchant à la vie privée, Varron trouvait l'occasion d'être souvent moraliste. Sa morale est sage et quelquefois élevée. Il attaque énergiquement tous les vices de son temps, et surtout, comme Horace plus tard, cette avidité insatiable de s'enrichir qui semble avoir été le mal de Rome vieillissante : Non
fit thesauris, non auro, pectu' solutum ; Non
demunt animis curas et religiones Persarum montés, non atria diviti' Crassi[87]. A cette avidité, qui fait le tourment des hommes, il oppose la modération des sentiments et des désirs : Quand votre terre vous fournit un toit pour dormir, le boire et le manger, que reste-t-il à souhaiter ?[88] Il est, en tout, partisan du précepte de Delphes, qu'il cite respectueusement, Άγαν μηδέν[89], et répète, avec les philosophes, que ceux-là seuls sont heureux qui savent garder en tout la mesure[90]. Cette morale, on voit qu'il l'empruntait quelquefois aux philosophes grecs, mais le plus souvent il n'allait pas la chercher si loin, et la plupart des préceptes qu'il donne pour bien vivre il les tenait des vieux Romains, ses aïeux. Varron faisait profession de les admirer sans réserve, et il aimait à opposer leur exemple, comme un reproche, à leurs descendants dégénérés. Il excelle à peindre les Romains de l'ancien temps, grossiers et rustiques, avec leur barbe qu'ils ne coupaient que tops les neuf jours[91], et leurs paroles, qui sentent l'ail et l'oignon, mais témoignent d'un grand cœur : Avi et atavi nostri, quum allium et cepe verba eorum olerent, tamen optume animati erant[92]. A côté d'eux, leur femme, énergique et résolue[93], passait son temps à filer la laine, en ayant l'œil sur la soupe, pour ne point la laisser brûler, et ne connaissait d'autre divertis-ment que d'aller se promener deux ou trois fois par. an en charrette avec son mari[94]. Il oppose à ce tableau celui des Romains de son temps ; ces femmes qui ruinent leurs familles par leur dépense, dont l'une demande à son père une livre de pierres précieuses, l'autre à son mari un sétier de perles[95] ; ces débauchés tout brillant de parfums, qui couchent sûr des lits d'ivoire couverts de tapis précieux. Ils vivent, nous dit-il dans son énergique langage, parmi les ténèbres et dans une étable à porcs ; car le Forum n'est vraiment plus qu'une étable, et les hommes d'aujourd'hui méritent d'être appelés des porcs[96]. Ils sont fatigués de leurs plaisirs mêmes. C'est en vain qu'ils marchent entourés de cohortes de cuisiniers, de pêcheurs, d'oiseleurs[97] ; les poissons les plus chers, les huîtres les plus fines ne peuvent plus rendre la vie à leur palais qui est mort[98]. La colère de Varron contre eux ne connaît point de bornes. Non content de les poursuivre de ses railleries, de ses insultes, il va jusqu'à implorer, pour les punir, le secours des dieux. Il demande que la foudre tombe sur le toit du marché, afin de faire un terrible exemple : Magna ut tremiscat Roma et magnæ mandonum gulæ[99]. Par ce côté, les Ménippées touchaient à la politique. Ces regrets du temps passé, de l'ancienne constitution, dont il sait et rappelle les moindres détails, de ces belles lois de Numa, dont il ne reste plus aucun vestige[100], étaient une façon d'attaquer l'état de choses qu'il avait sous les yeux et qui lui déplaisait. Tout nourri du passé, ayant vécu par l'imagination du temps de Caton et de Scipion, il ressemblait à ce Romain qu'il avait introduit dans une de ses Ménippées, et qui, nouvel Épiménide, se réveille après avoir dormi cinquante ans. Comme tout lui semble changé ! A la place des mœurs antiques, il voit régner l'impiété, la perfidie, la débauche. Les champs délaissés périssent dans l'abandon et la solitude[101]. Le Forum n'est plus qu'un marché ; le juge regarde l'accusé comme une mine qu'on exploite ; donne et prends, voilà la seule maxime en vigueur. La famille elle-même n'est plus respectée, et le fils se débarrasse comme il peut d'un père incommode. Enfin, nos aïeux avaient une patrie, nous autres nous vivons au milieu d'un affreux pêle-mêle. Ergo tum Romæ, parce pureque
pudentes, Vixere in patria, nos
sumus in rutuba[102]. L'énergie de ces plaintes, la vivacité de ces regrets et
cet accent de patriotisme devaient donner aux Ménippées un grand
intérêt. Elles étaient lues avec passion par tous ceux qui, comme Cicéron, se
rattachaient de toutes leurs forces au passé de Rome. C'est pour eux surtout
que Varron écrivait. C'est à eux qu'il recommande son ouvrage : Quant à mes chers enfants, dit-il dans sa satire
intitulée le Testament, qui ont été formés à
l'école de Ménippe, je leur donne pour tuteurs tous ceux qui, comme dit
Ennius, veulent l'accroissement et la gloire de Rome et du Latium[103]. Je ne terminerai pas ces réflexions sur les Ménippées sans faire observer que Varron y est déjà tout entier. Il y touche à tous les points qu'il doit traiter dans la suite. Il y est question des arts et de la philosophie de la Grèce, de l'histoire et des antiquités de Rome, de la mythologie et de la grammaire ; on y trouve jusqu'à ces étymologies étranges dont Varron sera toujours si curieux. Il y fait voir aussi les opinions et les sentiments qu'il gardera toute sa vie, cet amour passionné pour l'étude, cet ardent patriotisme, ce goût du passé en toute chose. Homme heureux, qui, dès le premier jour, annonça tout ce qu'il devait être et entra résolument dans la voie qu'il devait suivre jusqu'au bout, sans jamais dévier ! Après qu'il a, pour ainsi dire, résumé par avance toute sa vie littéraire, nous allons le voir reprendre l'une après l'autre les diverses sciences auxquelles il a touché, les approfondir en les étudiant à part, apporter à cette étude nouvelle des connaissances plus solides et plus étendues, mais y conserver le même esprit que la première fois. Il restera jusqu'à la fin l'homme que nous avons entrevu dans les Ménippées. |
[1] Cicéron se plaignait encore que de son temps, quoique l'influence grecque eût pénétré partout, l'opinion publique, obstinée dans ses anciens principes, accueillit d'une manière différente les poètes et les philosophes de la Grèce, et il demandait pourquoi les Romains lisaient avec tant de plaisir les tragédies traduites du grec, mot à mot, tandis qu'ils ne pouvaient souffrir en leur langue les graves enseignements de la philosophie. De finibus, I, 2. Académiques, I, 3.
[2] Académiques, I, 2 : Quo facilius minus docti intelligerent, etc.
[3] C'est dans une de ses satires qu'il se faisait adresser par quelqu'un ces deux vers admirables :
Enni poeta, salve, qui mortalibus
Versus propinas flammeos medullitus.
Nonius, v. Propinare.
[4] L'une d'elle contenait la fable de l'Alouette et de ses Petits (Aulu-Gelle, II, 29) ; une autre l'allégorie du Combat de la Vie avec la Mort (Quintilien, IX, 2).
[5] Horace, Sat., II, I, 70.
[6] Juvénal, I, 165.
[7] Nuits Attiques, II, 18. In satiris quas alii cynicas ipse appellat menippeas.
[8] Bis accusat.
[9] Diogène Laërce, VI, 101. Strabon l'appelle σπουδογελοΐος, livre XVI.
[10] Icaromen.
[11] Dialog. X, Caron, Menippe.
[12] I, 2.
[13] Probus, in Virg. ecl., VI,
31.
[14] Inst. orat., X, 1 : Alterum illud... non sola carminum varietate condidit Varro, etc.
[15] Je me suis surtout servi de l'édition de M. Œhler (M. Ter. Varronis Satur. menipp. reliquiæ. Lips., 1844), et c'est d'après elle que je cite, en général, les fragments des satires. J'ai profité aussi du livre que vient de publier M. Vahlen (In M. Ter. Varr. Set. men. reliquias conjectanea, Berl., 1858), qui contient beaucoup de restitutions ingénieuses. Seulement M. Vahlen est beaucoup trop systématique ; il s'occupe trop souvent à retrouver des vers dans Varron ; à l'en croire, il n'y avait presque pas de prose dans les Ménippées. Du reste, M. Vahlen a fort maltraité M. Œhler pour quelques fautes que ce dernier a commises, et parce qu'il se méfie un peu des témérités de Scaliger. L'irascible critique n'entend pas raillerie sur cet article, et appelle son devancier imbecillus, imperitus, hebes, etc. Voilà des souvenirs des aménités des savants du seizième siècle, qu'on ferait bien de leur laisser.
[16] Histoire naturelle, préface.
[17] Epist., II, I, 60.
[18] Modius, éd. Œhl., p. 162.
[19]
Gloria, éd. Œhl., p.
137.
[20] Hercules tuam fidem, p. 141.
[21] Sexagesi, p. 213.
[22] Bimarcus, p. 101.
[23] Agatho, p. 91.
[24] Euménides, p. 119.
[25] Manius, p. 150.
[26] Hercules Socraticus.
[27] Sesquiulysses.
[28] Armorum judicium.
[29] Marcipor.
[30] Συνέφηβοι.
[31] Sesquiulysses.
[32] Periplus.
[33] Άμμον μετρεΐς. On voit qu'il était question de voyages dans ces deux satires. Varron semble avoir aimé ce genre de sujets. Peut-être faut-il expliquer par là qu'on lui reproche de refaire toujours l'Odyssée d'Homère : quid ruminaris Odysseam ?
[34] Sexagesi. Faut-il croire, comme le disent MM. Mommsen et Vahlen, que ce Romain n'est autre que Varron ? Mais comment aurait-il pu prétendre être né sous les Gracques et avoir dormi cinquante ans ?
[35] Meleagri.
[36] Bimarcus, p. 100 :
Tunc repente cœlitum
altum tonitribus templum tonescit.
[37] Agatha, p. 91.
[38] In Horat. epist., 1, 3.
[39] Parmeno, p. 186.
[40] Velléius, II, 36 : Auctores carminum Varronem et Lucretium. L'expression de Cicéron (Académiques, I, 3), varium et elegans omni fere numero poema fecisti, a donné lieu à beaucoup de discussions. Quelques-uns croient qu'il s'agit d'un poème dans lequel différentes espèces de vers étaient mêlées ensemble. Mais je ne vois pas pourquoi Cicéron aurait fait compliment à Varron de cette façon d'écrire la poésie didactique. J'aime mieux croire, avec le plus grand nombre des critiques, qu'il veut dire : un poème presque entièrement bon.
[41] Quintilien et Pline ont recommandé d'en faire. Rien n'est plus utile à un orateur, dit d'Alembert, que de faire des vers, bons ou mauvais, comme il est utile aux jeunes gens de prendre quelques leçons de danse pour acquérir une démarche noble et distinguée.
[42] Nuits Attiques, VII, 16.
[43] Manius, p. 150.
[44] Est modus matulæ, p. 117.
[45] Γνώθι σεαυτόν, p. 138.
[46] Devicti, p. 109.
[47] Papiapapæ. J'ai profité des corrections proposées par M. Vahlen.
[48] M. Vahlen (ouvrage cité, p. 12) a réuni une partie de ces imitations littérales de Varron.
[49] Marcipor., p. 154. Voir, pour la comparaison, le Duloreste de Pacuvius (Latin. trag. fragm., édit. Ribbeck).
[50] Prometheus, p. 196.
[51] Λογομαχία, p. 148.
[52] P. 154.
[53] Άνθρωπόπολις, p. 97.
[54] Ταφή Μενιππου, p. 220.
[55] Aux époques de vive transition, dit M. Labitte dans son excellent article sur les Ménippées, il y a souvent de ces retardataires de la langue. Qui se douterait, à les lire, que Pacuve et Lucile sont postérieurs à Térence ? Qui croirait que Retz et Saint Simon écrivirent après Fléchier ?
[56] Aulu-Gelle, XIII, 30.
[57] Académiques, I, 3.
[58] De salute, p. 108. C'est aussi la même opinion qu'il exprimait, dans un passage du Manlius, p. 150.
[59] P. 110. Mundus domus est maxima homulli, etc.
[60] Κοσμοτορύνη.
[61] Longe fugit qui suos rugit, p. 148 : Solus rex, solus rhetor, solus formosus, etc.
[62] Περί έξαγωγής, p. 191 : Non debuit patri suo, homini stupidissimo, i os spuere vitam ? etc.
[63] Περί αίρέσεων, p. 188, et Sesquiulysses, p. 206.
[64] Mutuum muli scabunt, p. 167.
[65] A côté de ces combats ridicules, il plaçait, comme contraste, ces conspirations d'éloges entre des pédants qui se complimentent, comme des mulets qui se grattent (Mutuum muli scabunt).
[66] Voyez surtout Sat. II, 3. Pour cette analyse des Euménides, je me suis beaucoup aidé de W. Vahlen. Ses conjectures sont, en général, fort heureuses. Seulement je ne puis croire que cet insensé dont il est question et qu'il faut guérir fût Varron lui-même.
[67] Euménides, p, 121. Vulgus confitat non Furiarum, sed puerorum atque ancillarum, etc.
[68] Il est fâcheux que les fragments de cette hymne soient bien maltraités. On y sent une inspiration lyrique.
[69] Messem hornam, conjecture fort ingénieuse de M. Vahlen.
[70] Ubi dicatur Zenon novam hæresim novo paxillo suspendisse.
[71] Il s'agit des épicuriens. On sait que cet Albucius passait pour un disciple accompli d'Épicure (Cicéron, Brutus, 35).
[72] Empedocles natos homines ex terra ait uti blutum. Peut-être faut-il voir dans le fragment suivant une allusion à Diogène : Propter eam porticum situm erat dolium.
[73] Cicéron dit la même chose (De divin., II, 58).
[74] Le moyen que va employer la philosophie pour guérir le malade est tout à fait stoïcien. C'est celui de Stertinius dans Horace. Mais il faut remarquer qu'Antiochus et l'ancienne Académie empruntaient beaucoup au Portique.
[75] Voir Horace, Sat. II, 3, 83 et sq.
[76] V. Horace, Sat. II, 3, 211 :
Ajax cum immeritos occidit desipit agnos, etc.
[77] Forenses decernunt, ut Existimatio nomen meum in sanorum numerum referat. M. Œhler a remplacé, on ne sait pourquoi, par insanorum, le mot sanorum donné par les manuscrits.
[78] Όνος λύρας, p. 175.
[79] Όνος λύρας, p. 175. Cicéron dit la même chose, Orat. 63.
[80] Όνος λύρας, p. 176.
[81] Ταφή Μενιππου, p. 221.
[82] Meleagri, p. 159. J'ai réuni trois fragments qui, évidemment, se suivent, mais dans un ordre différent de celui qu'a adopté M. Œhler.
[83] Cycnus, p. 107 : Denique si vestimenta ea opus sunt qua fers, cur conscindis ? Si non opus sunt, cur fers ?
[84] De officio mariti, p. 108 : Vitium uxoris aut tollendum aut ferendum est ; qui tollit vitium uxorem commodiorem præstat, qui fert sese meliorem facit. Cette pensée était restée dans la mémoire des gens de goût et nous la trouvons citée au moyen-âge par Jean de Salisbury. Polycrate, VI, 20. — N'oublions pas que, dans sa satire intitulée Baiæ, Varron avait attaqué la dépravation de cette ville fréquentée par le grand monde de Rome, et que Sénèque appelle le rendez-vous de tous les vices. Non solum, disait Varron, innubæ fiunt communes, sed etiam veteres, puellascunt et multi pueri puellascunt, p. 99. C'est un tableau peu flatté, et le plus ancien, de la vie des eaux.
[85] Ce titre ne rappelle-t-il pas quelques-unes des plus charmantes fantaisies de Shakespeare ?
[86] Aulu-Gelle, XIII, 11. Divers fragments de cette satire sont aussi cités par Macrobe et Jean de Salisbury.
[87] Άνθρωπόπολις, p. 97.
[88] Άμμον μετρεΐς, p. 94.
[89] Modius, p. 162.
[90] Modius, p. 162. Non eos optume vixisse qui diutissime vixent, sed qui modestistime.
[91] Γεροντοδιδάσκαλος, p. 133.
[92] Bimarcus, p. 100.
[93] L'une d'elles, racontait Varron, enlevée par un muletier, coupa la gorge à son ravisseur. Γεροντοδιδάσκαλος, p. 133.
[94]
Γεροντοδιδάσκαλος,
p. 133. Sed simul manibus trahere lanam, nec non
siffla oculis observare ollam pultis, ne aduratur.... vehebatur cum uxore
vehiculo semel aut bis anno.
[95] Marcipor, p. 154.
[96] Prometheus, p. 196. In tenebris ac suili vivant, nisi non Forum hara, atque homines, qui nunc plerique, sues sunt existimandi.
[97] Bimarcus.
[98] Τό έπί τή φακή μύρον, p. 229.
[99] Bimarcus.
[100] Ταφή Μενιππου, p. 220.
[101] Manius, p. 150.
[102] Tous ces détails sont tirés du Sexagesi.
[103] Testam., p. 226. Natis quos menippæa hæresis nutricata est tutores do :
Qui rem romanam Latiumque augescere vultis.