On s'accorde à placer vers l'an de Rome 639 ou 640 la naissance de M. Terentius Varron[1]. Il était donc de près de dix ans l'aîné de Cicéron et de Pompée, qui furent ses amis et auxquels il devait longtemps survivre. Sa famille est mal connue. On sait seulement que, bien que plébéienne d'origine, elle ne manquait ni d'illustration ni d'influence. Le nom même sous lequel elle est connue rappelait un souvenir glorieux : un des Terentius l'avait conquis à la guerre en s'emparant, par un coup de main hardi, d'un chef ennemi qui le portait[2]. Depuis cette époque, ce nom revient souvent et avec honneur dans l'histoire romaine, et nous y trouvons des Varrons édiles, tribuns et consuls. Quant à celui qui nous occupe, on sait qu'il était riche et qu'il avait des chevaliers romains dans sa famille[3]. Il naquit à Réate, au cœur de la Sabine, dans ce pays qui gardait mieux que les autres les traditions de la vieille Italie. Cette origine ne fut pas sans influence sur son caractère, et l'on retrouve chez lui quelque chose de ce peuple dont Horace et Virgile ont chanté les rudes vertus. Les Sabins, disait quelque part Varron, ont pris leur nom de leur respect pour les Dieux (Sabini άπό τοΰ σίβεσθαι)[4]. Son grand ouvrage des Antiquités divines prouvera qu'il était bien leur digne fils. Quant aux mœurs antiques qui se conservaient chez ce peuple plus fidèlement qu'ailleurs, on verra qu'il n'a jamais cessé, dans ses livres, d'en retracer le tableau, afin d'en ranimer l'amour. Du reste, il avait conservé de sa patrie un vif souvenir ; il prend plaisir à en raconter l'histoire, il aime à en vanter les riches-moissons et rappelle, avec une sorte de patriotique vanité, que le centre de l'Italie est placé au milieu du lac de Cutilium, tout près de Réate[5]. Ses premières années sont complètement ignorées ; mais il est certain qu'on ne négligea rien pour l'instruire, et qu'il apprit tout ce qu'on savait alors. Il eut pour maitre le plus savant des grammairiens de cette époque, l'illustre Ælius Stilon[6]. Ælius n'était pas seulement un habile disciple des Grecs, qui traduisait en latin leurs systèmes et reproduisait leurs théories ; les connaissances qu'il avait puisées chez eux, il les appliquait à l'histoire et à la langue de son pays. Toute l'antiquité romaine respirait en lui, il en savait les plus curieux usages, il en avait commenté les plus anciens monuments, éclaircissant la loi des Douze Tables et expliquant, autant qu'il le pouvait, les chants des Saliens. Mais il connaissait surtout ces vieux poètes qui, depuis près d'un siècle, travaillaient avec tant de courage à donner une littérature à Rome. Il se rattachait à cette patriotique école par le poète Lucilius, son ami, qui lui avait dédié ses satires. Sous un maître pareil, il n'est pas étonnant que Varron ait pris le goût du passé ; et non-seulement il a dû lire avec Ælius les plus beaux ouvrages de l'époque précédente, mais on a soupçonné, avec quelque vraisemblance, qu'il n'a pas négligé de connaître les écrivains qui en étaient les derniers survivants. Cicéron, disciple aussi d'Ælius, parle du poète Attius, dit qu'il l'a vu et cite une de ses paroles. Varron, qui était plus âgé, a dû le fréquenter plus encore. Parmi les ouvrages qu'il avait composés sur la grammaire, il en était un qui était adressé à un certain Attius, libri ad Attium scripti[7]. M. Ritschl pense que c'est du poète tragique qu'il est question, et rien n'empêche de le croire. Attius était lui-même un savant grammairien, aussi bien qu'un illustre poète, et, après avoir écrit l'Atrée ou le Brutus, il ne dédaignait pas de s'occuper de l'orthographe latine et de donner des règles à la déclinaison. Comme tous les riches Romains, Varron alla achever son éducation en Grèce ; il y étudia la philosophie sous Antiochus. Il est dit, dans les Académiques, qu'il y rencontra Cicéron et qu'ils y suivirent ensemble les leçons du même maître[8]. Je sais bien qu'on a refusé d'ajouter foi à un témoignage aussi formel, sous prétexte que Cicéron était beaucoup plus jeune. Mais rien n'empêche de croire que Varron soit resté longtemps à Athènes. Avec cette passion d'apprendre qui le possédait, Athènes devait être pour lui un agréable séjour. Il a pu, comme Atticus, y venir passer quelques semaines et s'y oublier plusieurs années. D'ailleurs, c'était le temps de la dictature de Sylla, et Varron, qui appartenait à une riche famille de plébéiens et de chevaliers, voulait peut-être se soustraire à cette domination aristocratique, qui devait le froisser et ne lui donnait pas l'occasion de se produire. En supposant qu'il ait quitté Athènes en même temps que Cicéron, il avait trente-cinq ans à son retour à Rome. Quelque goût qu'il sentit pour l'étude des lettres et des sciences, elles ne pouvaient l'occuper seules ; il devait à sa naissance et au rang de sa famille de ne pas se tenir en dehors de la vie publique, et Varron respectait trop les traditions du passé pour se soustraire à ces fonctions que les anciens regardaient comme un devoir autant que comme un honneur. Néanmoins il abandonna le moins possible, même au milieu des affaires, ses études chéries. Des trois genres de vie qu'on peut suivre, dit saint Augustin[9], la vie de loisir, la vie active et celle qui est mêlée de loisir et d'action, Varron dit qu'il préfère la troisième. Mais n'allons pas nous tromper sur ces termes. Par vie de loisir, les Romains entendaient celle qui est toute livrée aux travaux littéraires ; étudier, écrire, c'était pour eux être oisif, et ils affectaient de ne connaître d'autre travail que le service de l'État. Aussi, le reproche ordinaire que leurs sages faisaient aux Grecs, c'était d'être des gens qui ne font rien, Græculi otiosi[10]. Leurs savantes discussions, l'ardeur de leurs recherches, l'activité de leurs études ne semblaient aux Romains qu'un moyen d'être affairés sans rien faire, gens in otio negotiosa. Voilà le repos et l'oisiveté comme l'entendait Varron : il n'en a jamais connu d'autres. L'étude le délassait des affaires, et les affaires étaient pour lui une perpétuelle occasion d'études. Une sorte de curiosité savante et infatigable, qu'il portait partout, rendait instructives pour lui les diverses magistratures dont il fut revêtu. En même temps qu'il en remplissait les fonctions, il en voulait connaître les attributions et l'histoire ; elles éveillaient en lui le désir de s'instruire et lui en donnaient les moyens. Les légions qu'il commanda, les divers pays qu'il put visiter, les personnages qu'il eut à entretenir lui suggéraient sans cesse des réflexions et des connaissances nouvelles. Tout l'intéressait et il s'informait de tout. Aussi n'est-ce pas seulement dans les livres qu'il a puisé sa science ; il est aisé de voir qu'il en a acquis une bonne partie par son expérience personnelle et grâce aux hasards de sa vie agitée. Au milieu des camps, dans le forum ou sur les grands chemins, tribun du peuple ou lieutenant de Pompée, il augmentait sans relâche sa vaste érudition, et, tout en servant l'État, il préparait les matériaux de ses livres. C'est ainsi qu'il sut unir, comme il le souhaitait, les savants loisirs avec les travaux qu'exigeaient les affaires publiques, et qu'en restant un citoyen utile, il trouva le temps de devenir le plus savant des Romains. La vie politique de Varron commença sous les auspices de Pompée. En 678 Pompée, dans tout l'éclat de ses premiers succès, se préparait à partir pour l'Espagne et à achever la défaite de Sertorius. Il allait donc traverser la mer, c'est-à-dire s'exposer à des dangers qu'il ne connaissait pas. Il eut recours, pour les connaitre et les éviter, à la science de Varron, et celui-ci lui adressa son Ephemeris navalis ou Journal des marins. Pompée n'eut pas à en faire usage, car nous savons qu'il se rendit en Espagne par terre[11] ; mais dès lors il se servit de Varron comme d'un conseiller utile, et usa librement de ses connaissances quand il en eut besoin. Quatre ans après, il fut nommé consul, et comme il avait plus vécu dans les camps qu'à Rome, et qu'il n'avait pas eu le temps d'apprendre les attributions du pouvoir qu'il allait exercer, il les demanda à Varron qui lui répondit en composant son traité élémentaire (είσαγωγικός) sur la manière dont le consul doit tenir les assemblées du sénat[12]. Ce fut sans doute pour reconnaître ces services qu'il lui confia un commandement important pendant la guerre contre les pirates. On sait que, pour la terminer d'un coup et ne laisser à l'ennemi aucun moyen d'échapper, Pompée avait partagé la mer en treize régions que ses lieutenants surveillaient avec des vaisseaux et des armées. Parmi ces lieutenants, qui étaient au nombre de vingt-cinq[13], et qui avaient le rang de préteurs, se trouvaient les plus illustres personnages de Rome, un Marcellus, un Pison, un Lentulus. Varron en faisait partie ; il commandait, avec Plotius Varus, les flottes de la Grèce entre Délos et la Sicile. Il eut, comme les autres, à courir les mers à fouiller les cotes où se cachaient les pirates, à surveiller les villes maritimes qui leur donnaient asile. Toujours ami de la science, au milieu même des plus graves affaires, il profita d'un voyage en Épire pour reconnaître toutes les villes où Énée avait abordé[14]. A Apollonie, il reprit le projet qu'avait formé Pyrrhus d'unir la Grèce à l'Italie dans l'endroit où ces deux contrées sont le plus voisines ; mais le soin des affaires l'empêcha d'accomplir ce dessein qui aurait suffi à sa gloire[15]. Ce fut une époque importante de sa vie, dont il aimait à se souvenir, et dont il entretenait volontiers les autres[16]. Nous savons qu'il se conduisit honorablement pendant la guerre, et qu'en récompense de ses services, il reçut de Pompée une couronne rostrale[17]. Or, cette couronne ne se donnait, selon Festus, qu'à celui qui sautait tout armé sur un vaisseau ennemi et parvenait à s'en rendre maitre[18]. Il faut donc qu'en cette circonstance Varron ait joint le courage du soldat à l'habileté du général. Ce qui rehaussait le prix d'une pareille récompense, c'est qu'elle était rare. Pline fait remarquer que jusqu'à lui on ne l'avait décernée que deux fois, et qu'Agrippa et Varron étaient les seuls qui l'eussent encore obtenue[19]. Tout nous porte à croire que Varron prit part à l'expédition contre Mithridate qui suivit de si près la défaite des pirates. Il n'est guère probable en effet que Pompée se soit volontiers séparé d'un lieutenant qui venait de le si bien servir, ni que Varron ait manqué l'occasion de visiter ces contrées nouvelles pour lui. On voit, dans Pline, qu'il avait souvent parlé de cette guerre, et qu'il en parlait comme un homme qui y avait assisté. Il visita donc toute l'Asie avec l'armée romaine, et sa curiosité dut trouver à se satisfaire dans ces pays mal connus. Il s'y informa par exemple de tout ce qu'on racontait de la mer Caspienne et des fleuves qui s'y jettent[20]. Il chercha par quelle route on pourrait faire arriver le plus vite en Europe les marchandises de l'Inde[21]. Il vit et admira les richesses que les rois de l'Orient étalaient sur le passage de Pompée ; il fut témoin de ce somptueux repas que Ptolémée offrit à l'armée romaine pendant qu'elle traversait la Palestine, dans lequel mille convives s'assirent à table servis à profusion dans des vases d'or qu'on changeait à chaque mets nouveau[22]. Au retour il triompha avec Pompée ; Pline nous apprend qu'il avait décrit les pompes de cette fête incomparable et énuméré le butin rapporté par les vainqueurs de l'Asie, les statues d'or massif, les meubles incrustés de diamants, et surtout cette riche armoire où Mithridate enfermait ses pierres précieuses[23]. Enfin il dut recevoir les mille talents que le général. victorieux donna aux lieutenants qui l'avaient aidé à vaincre[24]. Mais il ne faudrait pas croire que cette amitié de Pompée fut pour Varron un esclavage. Tout en servant fidèlement sous un chef glorieux, il prétendait garder sa liberté. Il en donna la preuve au moment où se forma le premier triumvirat. Les honnêtes gens en furent indignés ; Caton annonçait partout que la République était perdue, et plus tard, quand il entendait dire que la cause de tout le mal était la querelle de César et de Pompée, il répondait que leur union avait été plus fatale encore à l'État que leur discorde[25]. C'était aussi le sentiment de Varron, et il l'exprima librement dans un écrit satirique qu'il appela le Monstre à trois têtes Τρικάρανος[26]. Il est vrai de dire que sa colère ne fut pas longue ; je ne sais comment on parvint si vite à l'apaiser, mais l'année même du triumvirat, César, qui voulait gagner les soldats, fit décréter, avec l'aide de Pompée, qu'on enverrait à Capoue, une colonie de vétérans, et Varron consentit à être un des vigintivirs chargés d'établir les nouveaux colons[27]. Son crédit était alors si grand que Cicéron y eut recours dans
ses malheurs. Dès qu'il voit Clodius commencer ses menées contre lui, il cherche
à s'assurer l'appui de Varron, pour se concilier Pompée. Varron peut m'être
d'un grand secours, écrit-il à Atticus[28], et, si vous le pressez,
il agira avec énergie. Et ailleurs : Je suis bien heureux que Varron vous ait
confirmé la bonne volonté de Pompée ; ses paroles me
font aussi beaucoup espérer de César. Plaise au ciel qu'il veuille m'être
utile ! Il le fera assurément de lui-même, et plus encore, si vous l'y
excitez[29].
Mais Cicéron parla bientôt d'une autre sorte. Quand il lui faut quitter
l'Italie, il s'en prend à tout le monde et son ami Varron n'est pas épargné.
Il lui semble qu'il s'est montré timide et froid, qu'il a craint de se
compromettre en le servant. Si je remercie Varron, dit-il à Atticus[30], ce n'est pas que
j'en sois bien satisfait, c'est afin qu'il me donne lieu de l'être. Vous
connaissez le personnage, il est merveilleusement habile et retords. Faut-il prendre ces paroles à la lettre ? assurément, non. Les souffrances d'un exil que Cicéron supportait si mal le rendaient méfiant et injuste. Ses meilleurs amis, Hortensius, Caton même, lui devenaient suspects, et il répondait durement à Atticus qui voulait les défendre : Vous ne voyez donc pas quels sont ceux dont la trahison et le crime m'ont perdu ![31] J'avoue pourtant que ce reproche de finesse et d'habileté échappé à la mauvaise humeur de Cicéron se trouve confirmé par d'autres témoignages, et, au besoin, s'appuierait sur quelques incidents de la vie de Varron. Évidemment, c'était un homme prudent et avisé, qui songeait beaucoup au lendemain, et n'aimait pas plus à se compromettre sans motif qu'à se décider sans réflexion. On le voit toute sa vie s'approcher volontiers des puissants et chercher leur amitié. On dirait que ne se sentant pas de force à occuper les premières places, il s'arrangeait pour qu'on lui confiât les secondes, auxquelles il était naturellement propre par ses vastes connaissances et sa merveilleuse activité. Ce n'est pas à dire qu'il fût un courtisan : il n'avait pas l'âme assez basse pour se plier à ce rôle ; j'ajoute qu'il n'aurait pas eu l'esprit assez souple pour le bien remplir. Cicéron nous le représente comme un homme difficile et emporté, δεινός άνήρ[32] ; on avait grand'peine à ne point le fâcher, et il fallait mesurer toutes ses expressions quand on lui écrivait[33]. Quoiqu'il eût vécu dans les meilleures compagnies de Rome, il conservait au fond toute l'âpreté d'un vieux Sabin. Les traités qu'il avait composés sur la politesse et le savoir-vivre ne l'empêchaient pas d'être quelquefois maladroit et incommode. Il lui arrivait, par exemple, de gêner les gens qu'il allait visiter, et il ne savait pas toujours s'en apercevoir. Varron nous est arrivé, écrit Cicéron[34], comme le loup de la fable, et je n'ai pas déchiré son manteau pour le retenir. Mélange bizarre d'adresse et d'aspérités, de rudesses déplacées et d'habiles ménagements, qui surprend au premier abord, mais se rencontre quelquefois chez ces natures de paysans, si naïves et si fines tout ensemble. C'est qu'en effet Varron était un campagnard, épris de la vie rustique qu'il devait célébrer plus tard avec tant d'effusion. Il en avait pris les défauts qui le rendaient quelquefois pesant ou suspect à ses amis ; mais il en gardait aussi les qualités. Il était ferme et énergique, il savait supporter les disgrâces sans faiblir. Ce n'est pas lui qui aurait gémi et pleuré comme Cicéron dans l'exil. En quelque lieu que nous soyons, disait-il, la nature n'est-elle pas toujours la même ?[35] Cette fermeté qui pouvait s'accommoder d'une certaine réserve prudente, ne me semble pas compatible avec cette lâcheté calculée dont Cicéron l'accusait tout à l'heure. Du reste, il lui rend ailleurs plus de justice, il le loue avec effusion, il l'appelle un sage, un homme irréprochable et un grand homme ; et même en cette circonstance, après avoir si vivement attaqué Varron, il semble bientôt reconnaître qu'il s'est trompé et que son ami l'a servi avec plus de zèle qu'il ne l'avait cru d'abord. A peine de retour à Rome, il forma le projet d'introduire le nom de Varron dans quelqu'un de ses ouvrages, honneur qu'enviaient les plus illustres personnages de ce temps, et auquel un lettré devait être plus sensible qu'aucun autre[36]. L'amitié de Pompée ne pouvait pas être sans profit pour
Varron. Aussi est-ce vers ce temps qu'on doit placer les diverses
magistratures dont il fut revêtu. Il est question dans Pline et dans Vitruve
d'un Varron qui fut édile avec Murena ; c'était probablement le nôtre, et il
est facile de le reconnaître au soin qu'il prend de faire transporter à Rome
une belle peinture murale qu'on admirait à Sparte[37]. Nous savons par
lui-même qu'il fut triumvir et tribun, et il se vante d'avoir fidèlement
respecté, pendant qu'il était en charge, les traditions et les lois des
ancêtres. Il savait, par exemple, que les tribuns pouvaient faire saisir un
citoyen, mais non pas le citer devant eux, et il ne les laissa pas dépasser
les limites de leur droit. Quand j'étais triumvir, disait-il, je fus cité par
le tribun Porcius, mais, comme j'avais pour moi de bonnes autorités, je refusai
de me rendre, et maintins le vieux droit. De même, quand j'étais tribun du
peuple, je n'ai cité personne et n'ai pas souffert qu'un citoyen, cité par
quelqu'un de mes collègues, fût contraint d'obéir[38]. On le reconnaît
bien à ce respect religieux du passé. Aulu-Gelle fait remarquer avec raison
que la différence entre la prehensio et la vocatio n'a pas grande importance.
Mais Varron tenait à l'observation minutieuse des lois antiques, et la
manière dont il end compte de cette action ne permet pas de douter que, de
son temps, elle ne lui ait fait grand honneur[39]. Quand la guerre civile éclata, les fonctions qu'il venait
de remplir et les liens qui l'attachaient à Pompée le forcèrent d'y prendre
part. Il semble cependant qu'il ne l'ait fait qu'à contre-cœur, et sa
conduite, en ces moments critiques, a paru suspecte. Comme nous ne la
connaissons que par un récit ironique et malveillant de César ; il est
difficile de la juger d'tine manière impartiale. Il me semble cependant que,
même en s'en tenant aux faits que César raconte, il n'est pas impossible de
l'expliquer. Malgré son affection pour Pompée, Varron n'était pas de ces
furieux, comme Lentulus ou Scipion, qui voulaient la guerre à tout prix. Il
la voyait venir avec douleur et il éprouvait une grande répugnance à s'y
engager. Nous gémissions tous les deux, lui disait plus tard Cicéron[40], en songeant qu'il
fallait s'attendre à la perte de l'une ou de l'autre armée, et en considérant
que la victoire est le plus grand des maux dans la guerre civile. Ces
sentiments étaient ceux de Caton[41] et de tous les
honnêtes gens. Mais Varron n'était pas libre d'hésiter. Pompée venait de le
nommer encore son lieutenant, et ce poste de confiance lui imposait une
conduite quelquefois contraire à ses opinions. Il n'est donc pas surprenant
que, placé entre les devoirs de sa charge et ses sentiments personnels, il
ait éprouvé quelques embarras. Pompée l'avait envoyé en Espagne, avant les
événements ; peut-être Varron avait-il souhaité d'y aller ; en tout cas il en
dut être heureux : tout le monde croyait qu'on ne se battrait pas en Espagne
et que la querelle se déciderait ailleurs[42]. Il n'en fut
rien. On sait que, maître de l'Italie, César, qui ne voulait laisser aucun
ennemi derrière lui, revint sur ses pas, pénétra en Espagne et se jeta sur
l'armée d'Afranius. C'est en ce moment que la conduite de Varron parut
équivoque. Quand
Varron, qui commandait dans l'Espagne ultérieure, nous dit César[43], apprit ce qui
venait de se passer en Italie, il commença à se méfier de la fortune de son
parti. Il affectait de parler de César avec amitié. Sans doute, disait-il,
son titre de lieutenant l'engageait à Pompée, mais les liens qui l'unissaient
à César n'étaient pas moins forts. D'ailleurs, il n'ignorait pas les limites de son pouvoir, les forces de l'ennemi et les
dispositions de la province. Il tenait partout ces propos et restait dans
l'inaction. Ce n'était là, après tout, qu'une hésitation bien
naturelle au début d'une aussi triste guerre. Cicéron, à la même époque,
n'était pas moins embarrassé à se résoudre, et reculait, devant une décision
qui allait l'engager pour toujours. Peut-être Varron, qui partageait tous ses
sentiments, se flattait-il, comme lui, qu'en ménageant les deux partis on
pourrait les réconcilier. Quoi qu'il en soit, il changea bientôt de langage,
et, soit qu'il eût repris cœur en apprenant la résistance des Marseillais et
les premiers succès d'Afranius, et que, comme parle César, il se fût laissé
entraîner au mouvement de la fortune[44], soit qu'il eût
compris qu'il n'y avait plus d'espoir de conserver la paix, il se prépara
énergiquement à la guerre. Il fit des levées dans toute la province, ajouta aux deux légions
qu'il avait trente cohortes auxiliaires, amassa une grande quantité de blé
pour l'envoyer aux Marseillais, ainsi qu'à Afranius et à Pompée, ordonna aux
habitants de Gadès de lui fournir dix galères, et en fit équiper d'autres à
Hispalis, transporta dans Gadès tous les trésors du temple d'Hercule, et y
mit six cohortes en garnison, sous le commandement de C. Gallonius, chevalier
romain, chez lequel il ordonna de porter toutes les armes des particuliers et
de l'État. Lui-même ne se faisait pas faute de prononcer des discours
malveillants contre César, et il dit, plusieurs fois, du haut de son
tribunal, qu'il avait été battu, que ses soldats le quittaient pour Afranius et qu'il l'avait appris par des messagers fidèles. Après
avoir, par ces discours, effrayé les citoyens romains de cette province, il
les força de lui donner quatorze cent mille livres d'argent et cent vingt
mille boisseaux de blé. Soupçonnait-il quelque ville d'être attachée à César,
il la chargeait d'impôts, et y mettait garnison. Il établissait des peines
pour les particuliers, et confisquait les biens de ceux qui parlaient trop
librement. Enfin il obligea toute la province à prêter serment à Pompée et à
lui-même[45].
Cette dureté était certes bien impolitique, en présence de celui qui
ménageait les habitants, des provinces autant que les citoyens romains, et
qui se faisait gloire de traiter humainement même les vaincus. Aussi
voyons-nous qu'elle fut nuisible à Varron, et qu'au dernier moment elle fit
échouer tous ses projets. Il ne pouvait pas songer à tenir campagne contre
César victorieux ; seulement en s'enfermant dans Gadès il espérait faire
traîner la guerre et donner à Pompée le temps de se préparer. Mais au premier
bruit de l'arrivée de César, les villes se déclarèrent toutes pour lui ; Gadès
même, qu'on croyait fidèle, chassa Gallonius et ses six cohortes. Varron,
sans alliés, sans asile, fut bientôt abandonné d'une de ses légions. Il ne
lui restait plus qu'à se soumettre ; il le fit de bonne grâce. Il alla trouver
César à Cordoue, lui rendit un compte fidèle de la province, lui donna
l'argent qu'il en avait tiré, et lui indiqua où se trouvaient ses provisions
et ses vaisseaux[46]. Quoique Varron ne comptât plus sur le succès, il ne renonça pas pourtant à combattre, et alla rejoindre Pompée en Épire. Nous savons qu'il y fut mal reçu. Comme il avait vu César de près, il ne partageait pas les espérances chimériques de ces jeunes patriciens qui, avant la bataille, se distribuaient les dépouilles de l'ennemi. D'ailleurs il venait d'être vaincu ; et, si l'on maltraitait Afranius qui avait défendu l'Espagne avec tant de courage[47], ne devait-on pas être plus sévère pour Varron qui s'était laissé prendre sa province et ses légions, sans même livrer un combat ? Dans le camp de Pompée, il retrouva Cicéron, qui n'avait pas été mieux accueilli, et auquel on faisait un crime de n'avoir point d'illusions sur le succès de la guerre. Varron et lui avaient le tort de ne pas cacher leurs craintes. Nous étions suspects tous les deux, écrivait plus tard Cicéron à son ami, et l'on ne pouvait pas plus souffrir vos sentiments que mes discours[48]. Varron fut mêlé aux divers événements de la guerre. Nous le retrouvons d'abord à Corcyre, où son expérience ne lui fut pas inutile. L'armée était attaquée des maladies ordinaires à ces grandes réunions d'hommes, et la ville était pleine de malades et de mourants. Varron, en pratiquant des ouvertures nouvelles dans la maison qu'il occupait, en l'aérant mieux, en changeant la porte, parvint à sauver de la contagion ses compagnons et ses esclaves[49]. Quelques jours avant Pharsale, il était à Dyrrachium, avec Cicéron et Caton, chargé sans doute de quelque commandement dans la flotte, et Cicéron raconte que. Q. Coponius, propréteur des vaisseaux rhodiens, leur annonça qu'un matelot grec avait prédit qu'avant un mois la Grèce serait inondée de sang, que Dyrrachium serait pillée, et qu'on se sauverait sur les vaisseaux, en laissant derrière soi l'incendie. Nous en fûmes émus, ajoute-t-il, car il n'y avait aucun de nous qui ne redoutât l'issue du combat, mais comme il convient à des gens de cœur, sans le faire voir[50]. En effet, un mois plus tard Dyrrachium était traversée par les fugitifs de Pharsale qui venaient s'y embarquer en toute hâte, et mettaient le feu à la ville, afin de retenir l'ennemi. Après Pharsale Varron n'hésita plus ; il comprit que toute résistance était impossible et qu'il fallait se soumettre. Aussi s'empressa-t-il de quitter les armes qu'il avait prises à contre-cœur, et de revenir en Italie. Il est probable qu'à son retour il fut d'abord inquiété par Antoine qui voulut le traiter en proscrit et faire vendre ses biens à l'encan, comme ceux de Pompée. Mais il en fut empêché par une lettre de César, qui d'Alexandrie protégea son ancien ami[51]. Dès lors Varron demeura enfermé dans sa villa de Tusculum, se tenant éloigné des affaires auxquelles il sentait qu'il ne pouvait plus se mêler avec honneur. La vie active lui était interdite, mais il lui restait la vie de loisir, comme il disait, c'est-à-dire l'étude des lettres. Il s'y livra avec d'autant plus d'ardeur qu'il avait bien des mécomptes à oublier, et, grâce à ses études chéries, il les oublia sans trop de peine. Je vous ai toujours regardé comme un grand homme, lui écrit Cicéron[52], aujourd'hui surtout que, parmi ces orages, vous êtes presque le seul dans le port, que vous y recueillez les fruits de l'étude, que vous vous livrez à ces nobles travaux dont l'utilité et l'agrément sont bien au-dessus des plaisirs de nos vainqueurs. Pour moi j'estime les jours que vous passez à Tusculum autant que l'espace entier de la vie, et je renoncerais de bon cœur à toutes les richesses du monde pour obtenir le bonheur de vivre comme vous. Jamais Cicéron et lui ne furent plus amis qu'en ce moment. Le malheur commun effaçait le souvenir des querelles particulières. D'ailleurs leur situation était tout à fait la même. Tous les deux avaient fait la guerre avec répugnance et sans illusions, comme un pénible sacrifice qu'ils faisaient à leurs principes et à leur dignité. Tous les deux s'étaient empressés de se soumettre, dès que la fortuite s'était prononcée. Ils étaient à la fois suspects aux deux partis, les uns leur reprochant d'avoir été à Pharsale, et les autres d'en être trop vite revenus. Comme c'est l'usage, dans ce concert d'attaques, les plus ardents à les accuser étaient ceux-là même qui méritaient le plus de reproches, c'est-à-dire les gens timides ou prudents qui n'avaient pas quitté Rome, et qui, ne s'étant pas trouvé le courage de servir leur cause, croyaient s'acquitter envers elle, en se montrant sans pitié pour ceux.qui ne l'avaient pas servie jusqu'au bout[53]. Rapprochés par ces haines communes, Cicéron et Varron comprennent qu'il leur faut s'entendre ; ils s'écrivent les lettres les plus affectueuses ; ils décident de se voir et d'agir de concert. C'est ensemble qu'ils font les démarches pénibles que le temps commandait, et, par exemple, ils vont ensemble trouver César, à son retour d'Afrique, pour lui expliquer leur conduite et obtenir l'oubli du passé[54]. Mais, malgré cette apparente union, on sent que leurs dispositions ne sont pas les mêmes. Cicéron n'est pas aussi résigné qu'il le prétend. A l'entendre on croirait qu'il est tout à fait heureux de s'être réfugié auprès de muses plus douces, ad mansuetiores Musas. Sachez, écrit-il à Varron, avec une grâce charmante, sachez que, depuis mon retour, je me suis réconcilié avec mes vieux amis, je veux dire avec mes livres. A la vérité, si je les avais quittés, ce n'est pas que je fusse irrité contre eux, mais je ne les pouvais voir sans quelque confusion. Il me semblait qu'en m'engageant dans des affaires si agitées, avec des amis douteux, je n'avais pas suivi assez fidèlement leurs préceptes. Ils me pardonnent, ils me rappellent à leur ancien commerce, ils me disent que vous avez été plus sage que moi de ne les point abandonner[55]. Mais les livres ne lui suffisaient pas longtemps. Il est rare que ces douces muses tiennent lieu tout à fait des succès de la tribune qu'on regrette, et de l'influence politique qu'on a perdue, et Cicéron, dans ses moments de franchise, avoue qu'elles ne lui donnent pas une guérison durable, mais un léger oubli de sa douleur[56]. Aussi passait-il sans raison de la soumission à la colère. Un jour il s'accommodait aux circonstances, il allait dîner chez les maîtres[57] ; et le lendemain il s'emportait contre eux et regrettait amèrement le passé. Avant tout, il voulait remettre la main aux affaires. A peine revenu du premier abattement de la défaite, et, tandis que son ami s'enferme prudemment à Tusculum, et s'y fait oublier, lui, retourne à Rome. Il a grand soin de donner à Varron les motifs de sa conduite : S'il s'était retiré ailleurs, n'aurait-on pas dit qu'il avait peur ? qu'il songeait à quitter l'Italie ? qu'il ne voulait pas rencontrer certains personnages qu'il ne pouvait souffrir ?[58] Mais ce ne sont là que des prétextes. Il restait à Rome pour s'y faire voir, pour rappeler à tout le monde son souvenir, et, s'il se pouvait, donner aux vainqueurs la pensée de l'employer. C'est lui-même qui le dit quelque lignes plus bas : Nous ne manquerons pas à ceux qui voudront se servir de nous, je ne dis pas même comme architectes, mais comme ouvriers, pour rebâtir la république. Varron, à ce qu'il semble, était mieux résigné au repos. Comme il était tombé de moins haut et qu'il n'avait jamais nourri l'espérance de jouer les premiers rôles, il ne regrettait, dans la chute de la république, que la perte de la liberté. Aucune préoccupation personnelle ne se mêlait à sa mauvaise humeur. De plus, il avait toujours été plus franchement littérateur qu'homme politique ; au milieu de ses livres, il ne se trouvait pas exilé ; il revenait à ses chères études sans regarder ailleurs ; elles l'occupaient tout entier, et il ne les considérait pas comme un passe-temps en attendant mieux. Aussi se résignait-il plus facilement au régime nouveau. Il nous reste un fragment d'une de ses lettres à César, il lui parle comme à un maître : A peine étais-je arrivé à Rome, lui dit-il, que votre messager est venu me dire : Il faut partir sans retard. Aussitôt je suis monté en voiture[59]. En échange de cette déférence pour César, il en reçut des faveurs délicates, doublement précieuses en ce qu'elles flattaient ses goûts les plus chers et qu'elles pouvaient être acceptées sans déshonneur. Suétone rapporte qu'on lui confia le soin de réunir des livres grecs et latins pour en former des bibliothèques destinées au public[60]. N'allons pas croire cependant que cette résignation ait eu rien de servile. Sans être parmi les mécontents, Varron usait parfois de sa liberté et se ressouvenait de la cause qu'il avait servie. Nous voyons qu'il écrivit alors l'éloge funèbre de Porcia, la sœur de Caton, comme Cicéron avait composé celui de Caton lui-même[61]. Du reste, le dictateur ne s'en fâchait pas. On sait qu'il ne se vengea de Cicéron qu'en lui répondant, et qu'il avait l'honnêteté de dire qu'il relisait très-souvent son ouvrage pour se former à l'éloquence[62]. La mort de César, que probablement Varron n'avait pas
souhaitée, amena pour lui de nouveaux malheurs. Assurément, s'il lui fallait
prendre un parti, son choix n'était pas douteux entre Brutus et Cassius, les
derniers Romains, et la soldatesque d'Antoine. Mais est-il certain qu'il se
soit prononcé ? Schneider ne le pense pas, et il allègue le grand âge de
Varron, son amour de la retraite et du travail, qui, selon Cicéron, le
retenait dans le port, et les fonctions qu'il avait acceptées de César. Mais
il ne faut pas oublier que ceux qui conspirèrent contre César en avaient tous
reçu quelque bienfait ; et si Varron se tenait dans le port pendant la domination
d'un maitre, lorsqu'il put croire que la république était possible encore, il
n'hésita pas à livrer pour elle un dernier combat. Ce qui le prouve, c'est
qu'Antoine le regardait comme un ennemi. Deux mois après la mort de César, en
amenant une colonie militaire à Capoue et à Casinum, il s'arrêta dans la
maison de Varron et s'y établit. Cicéron a raconté éloquemment les excès
qu'il commit dans cette belle villa. Pendant combien de jours ne t'a-t-il pas souillée par les plus
dégoûtantes orgies ! Dès la troisième heure, on buvait, on jouait, on s'abandonnait à toutes les folies. Maison
infortunée ! quel changement dans le propriétaire ! je me trompe ; le nom de
propriétaire ne peut convenir à cet homme ; quoi qu'il en soit, quel
changement ! Varron en avait fait un lieu de retraite et d'études, et non le
repaire de la débauche. Tout y respirait la vertu. Quels entretiens ! quelles
méditations ! quels écrits ! c'était là qu'il expliquait les lois du peuple
romain, les monuments des anciens, les principes de la philosophie et de tous
les genres d'instruction. Mais pendant que vous l'occupiez, indigne
usurpateur, tout y retentissait des cris de l'ivresse. Le vin inondait les parquets
; il ruisselait le long des murailles. Les enfants d'honnête maison étaient
confondus avec les esclaves achetés pour vos plaisirs, les mères de famille
avec les prostituées ![63] C'était
évidemment une vengeance d'Antoine, qui prouve que Varron ne cachait pas ses
sentiments, et que, dans cette dernière lutte soutenue par la république, il
essaya encore de la servir, au moins par ses écrits. Nous verrons qu'il faut
rapporter à ce moment son traité De
vita populi Romani, si plein de patriotiques souvenirs, et qui était
écrit pour rattacher le peuple aux institutions du passé. On ignore s'il prit
dans la lutte une part plus active. Tout ce que nous savons de lui, c'est
qu'il ne partageait pas les illusions de Cicéron au sujet d'Octave, et que,
comme Brutus, il se méfiait de lui. Les projets de l'enfant, écrit Cicéron à Atticus[64], ne plaisent pas à
Varron. Cette méfiance fait honneur à sa sagesse, et l'événement la
justifia. Quelques semaines après, Octave s'était réuni à Antoine et les
proscriptions commençaient. Varron fut proscrit, mais, plus heureux que Cicéron, il échappa à la mort. On se disputa, dit Appien, le droit de le sauver. Enfin Calenus l'emporta sur les autres ; il cacha Varron dans une maison de campagne qu'Antoine visitait quelquefois ; et, ce qui était bien rare alors, aucun esclave ne trahit sa retraite[65]. Quand la paix fut rendue à Rome, Varron, toujours
infatigable, se remit au travail. Après tant de malheurs, ses dernières
années furent tranquilles Il les passa sans doute dans ses belles maisons de
campagne, dont il nous a souvent parlé, à Casinum, à Cumes, à Tusculum. Il
s'était plu à les embellir, à y rassembler des livres précieux et de belles
statues, les chefs-d'œuvre de Mentor et d'Arcésilas[66]. On aime à se le
représenter vieillissant dans son cabinet d'études, auprès de cette belle
volière qu'il a si complaisamment décrite[67], à côté de sa
femme Fundania qu'il avait eu le bonheur de conserver, et de quelques amis
fidèles. Le début du De
re rustica nous le montre à quatre-vingts ana, parlant sans amertume
de sa fin prochaine : L'homme n'est qu'une bulle d'air, dit-il, encore plus le
vieillard ; aussi faut-il que je me presse, et que je songe à faire mon
paquet (sarcinas colligam), avant de quitter la vie.
Et il se remettait avec d'autant plus d'ardeur à l'étude qu'il sentait qu'il
n'avait pas longtemps à s'y livrer, et qu'il voulait être utile à ses
concitoyens, jusqu'à ses derniers moments. Il vécut encore quelques années, entouré du respect de tous, comme le dernier survivant d'une génération d'hommes illustres. Pline semble dire qu'Auguste se montra plein d'égards pour lui[68]. Il entrait dans sa politique de s'attacher à ces gloires du passé. Quand Asinius Pollion, vainqueur des Dalmates, consacra les dépouilles des vaincus à former une bibliothèque publique, dans laquelle il plaça le buste des grands hommes à côté de leurs ouvrages, aucun écrivain vivant n'y fut admis, excepté Varron, qui semblait ainsi prendre place parmi les personnages illustres du passé. Il put donc, comme parle Pline le jeune d'un autre grand citoyen, jouir de sa gloire et assister à sa postérité. A quatre-vingt-huit ans, il écrivait encore[69], et ce n'est qu'en finissant de vivre, dit Valère Maxime, qu'il finit de travailler[70]. Il mourut en 728, âgé de près de quatre-vingt-dix ans. Il recommandait par son testament qu'on l'ensevelit à la façon des pythagoriciens, dans un cercueil de briques, avec des feuilles de myrte, d'olivier et de peuplier noir[71]. |
[1] Eusèbe donne la date de 640. Mais il permet lui-même de l'avancer d'un an, car il dit ensuite que Varron est mort en 728, âgé de près de quatre-vingt-dix ans, prope nonagenarius.
[2] Servius, in Æn., XI, 743.
[3] Pline (H. N., VII, 53) parle d'un oncle de Varron qui était chevalier. Nous lisons dans le De re rust., II, 1 : Ipse pecuarias habui grandes, in Apulie oviarias, et in Reatino equarias. Ce passé habui laisse croire qu'après avoir été riche il avait perdu une partie de ses biens, peut-être à l'époque où il fut proscrit. Quoi qu'il en soit, sa fortune n'a jamais été assez considérable pour qu'on suppose qu'il s'agit de lui dans ces Varroniani thesauri dont D. Brutus parle à Cicéron (Ad fam., XI, 10).
[4] Festus, édit. Orelli, v. Sabini.
[5] Pline, H. N., III, 17.
[6] Cicéron, Brutus, 56.
[7] Pomp., in
comment. art. Don.,
p. 9.
[8] Res eas quas tecum simul didici.
[9] De civ. Dei, XIX, 3.
[10] Cicéron, De orat., I, 22 ; pro Sext., 51.
[11] C'est Varron lui-même qui nous l'apprend ; il disait en énumérant les diverses routes pour passer les Alpes : Tertia qua Pompeius ad Hispaniense bellum profectus est. Servius, in Æn., X, 13.
[12] Aulu-Gelle, XIV, 7.
[13] Plutarque dit vingt-quatre. J'ai suivi Appien, De bello Mithrid., 95.
[14] Servius, in
Æn., III, 359.
[15] Pline, H. N., III, 16.
[16] Voir le livre IIe du De re rust. Il place l'entretien au moment de la guerre des pirates.
[17] V. Navalis corone.
[18] Pline, H. N., VII, 31 et XVI, 3.
[19] Pline, H. N., VII, 31 et XVI, 3.
[20] Pline, H. N., VI, 15 et 19.
[21] Pline, H. N., VI, 15 et 19.
[22] Pline, H. N., XXXIII, 47.
[23] Pline, H. N., XXXVII, 5. Pline cite Varron dans tous ces passages. M. Ritschl conjecture avec vraisemblance qu'il les tire des Legationum libri de Varron.
[24] Pline, H. N., XXXVII, 6.
[25] Plutarque, Vie de Pompée.
[26] Appien, de B. C., II, 9.
[27] Pline, H.
N., VII, 53.
[28] Ad Att., II, 22.
[29] Ad Att., III, 15.
[30] Ad Att., II, 25.
[31] Ad Att., III, 9.
[32] Ad Att., XIII, 24.
[33] Ad Att., III, 27.
[34] Ad Att., XIII, 33.
[35] Sénèque, Consol.
ad Helv.
[36] Ad Attic., IV, 16 : Varro includetur in aliquem locum....
[37] Vitruve, II, 8. Pline, H. N., XXXV, 49. On a prouvé depuis longtemps que notre Varron est différent de celui que Cicéron recommande à Brutus (Ad fam., XIII, 10).
[38] Aulu-Gelle, XIII, 13.
[39] Quelques années plus tard, les choses étaient bien changées. Antistius Labéon voulut imiter l'exemple de Varron. Mais alors Auguste était le maître ; on avait oublié les traditions républicaines, et sa fermeté ne lui attira que des railleries. Pour s'être moins vite habitué que les autres à l'obéissance, Labéon passa pour un fou, Labeone insanior. Aulu-Gelle, XIII, 13.
[40] Ad fam., IX, 2.
[41] Lucain lui fait dire : Summum, Brute, nefas civilia bella fatemur.
[42] Cicéron le dit expressément (Ad fam., IX, 13) : C. Suberius Calenus.... quum vitandi belli causa profectus esset in Hispaniam cum M. Varrone, etc.
[43] De bello civ., II, 17.
[44] De bello civ., II, 17: Se quoque ad motum fortunæ movere cœpit.
[45] César, De bello civ., II, 18.
[46] César, De bello civ., II, 20.
[47] Voir, sur ces reproches qu'on faisait à Afranius, Plutarque, Vie de Pompée.
[48] Ad fam., IX, 6. Remarquez la nuance : le prudent Varron s'engage moins que Cicéron, qui ne peut se retenir de parler.
[49] De re rust., I, 4.
[50] De divin., I, 32, II, 55.
[51] Le récit que fait Cicéron, dans sa seconde Philippique, du pillage de la maison de Varron, présente quelques difficultés que je ne vois nulle part expliquées. Ce qui est hors de doute, c'est que la plus grande partie des événements qu'il rapporte, et la plus importante, notamment le pillage de la maison, fut accompli après la mort de César. Cicéron raconte longuement toute la suite de ce voyage entrepris par Antoine, au mois de mai, pour conduire une colonie militaire à Capoue ; repoussé de Capoue, il se dirige vers Casinum, et c'est en passant qu'il saccage la villa de Varron. Mais alors comment se peut-il faire qu'il y soit question de César et de la lettre envoyée d'Alexandrie ? Schneider (Vita Varronis en tête du De re rust.) résout la difficulté en supposant que tous les faits rapportés par Cicéron se sont passés immédiatement après Pharsale. Je viens de dire qu'une telle supposition est tout à fait inadmissible, et ne résiste pas à une lecture attentive de la seconde Philippique. Il vaut mieux croire qu'il y eut une première tentative, essayée par Antoine contre le lieutenant de Pompée, et qui fut arrêtée par César. Comme elle ne réussit pas alors, Antoine la reprit plus tard et feignit de trouver sur ces fameux registres du dictateur, où il trouva tant de choses, le décret qui confisquait les biens de Varron. Cette fois, il le mit à exécution. Cicéron parle avec quelque confusion de ces deux époques, et mêle ces deux événements ; mais en y regardant de près, on peut les distinguer.
[52] Ad fam., IX, 6.
[53] Ad fam., IX, 5 : Nihil minus fero quam severitatem otiosorum.
[54] Ad fam., IX, 7.
[55] Ad fam., IX, 1.
[56] Ad fam., V, 15 : Non medicinam perpetuam, sed exiguam doloris oblivionem...
[57] Ad fam., IX, 7.
[58] Ad fam., IX, 2.
[59] Cum simul ac Romæ venissem, mihi attigit aures nuncius : Ex templo eas ; in curriculum contuli propere pedes. Nonius, v. Curriculus. Cette lettre est indiquée ainsi par Nonius : Varro in epistola J. Cœsaris ; ce qui a fait croire à M. Ritschl que c'était une lettre de César lui-même. Je ne le pense pas, car il faudrait croire aussi que lorsque Nonius, citant la correspondance de Cicéron, dit : in epistola Cassi, ou Pœtus (v. Contendere et Comedim), c'est d'une lettre de Cassius ou de Pœtus qu'il veut parler. Or on sait bien qu'il désigne une lettre de Cicéron à Pœtus et à Cassius. Ici, d'ailleurs, le ton ne convient nullement au dictateur.
[60] Cæsar, 44.
[61] Cicéron, ad
Att., XIII, 48.
[62] Cicéron, ad
Att., XIII, 46.
[63] Philippiques, II, 41.
[64] Ad Att., XVI, 9.
[65] De bell. civ., IV, 47. Schneider révoque en doute ce récit et la proscription de Varron. Il oublie que Varron en avait parlé lui-même dans la préface de ses Hebdomades. Il disait que sa bibliothèque avait été pillée quum proscriptus esset. Quant à ce Calenus qui le sauva, quelques-uns ont soupçonné que c'était celui qui l'avait suivi en Espagne ; mais il vaut mieux croire que c'était le même dont parle Plutarque dans la vie de César, et qui se distingua à Pharsale.
[66] Pline, H. N., XXXIII, 55, et XXXVI 4.
[67] De re rust., III, 5.
[68] Pline, H. N., VII, 31.
[69] Pline, H. N., XXIX, 18.
[70] VIII, 7 : In eodem lectulo et spiritus ejus et egregiorum operum cursus extinctus est.
[71] Pline, H. N., XXIV, 46.