I
Le 5 décembre, ou, comme disaient les Romains, le jour
des nones de décembre de l'année Ce fut aussi une journée révolutionnaire ; elle rappelle
certaines séances de notre Convention nationale, celles où les sections en
armes, et venant demander quelques têtes, remplissaient la place du
Carrousel, où les cris de la foule pénétraient jusque dans la salle enflammée
par les déclamations des orateurs et venaient épouvanter les députés sur leurs
bancs. On va voir se produire à Rome quelque chose de ces scènes violentes. L'animation était grande depuis qu'on avait découvert la
conjuration ; mais elle dut redoubler quand on sut qu'on allait décider du
sort des conjurés. De tous les quartiers de la ville on se rendit au Forum,
qui était le centre de la vie politique. Cicéron affirme que cette foule
était favorable au Sénat et prête à le défendre, et sur ce point Salluste
(48) est d'accord avec lui ; il prétend que depuis deux jours il s'était produit
un revirement complet dans l'opinion publique, et tous les deux l'attribuent
à la même cause. Une révolution n'était pas pour effrayer la populace de Rome
tant qu'elle put croire qu'elle n'avait rien à y perdre, et même qu'elle
pouvait y gagner. Elle prit peur lorsqu’elle sut qu'au pillage on se
proposait de joindre l'incendie. Le pillage menace surtout les palais des
grands seigneurs, mais l'incendie atteint aussi la maison du pauvre, et il
tient d’autant plus à sa maison qu'elle contient toute sa fortune. Tout ce petit monde des artisans, dit Cicéron, est par sa
situation même ami de la tranquillité. La paix alimente leur industrie. Ils
ont besoin pour vivre qu'il leur vienne des acheteurs en grand nombre. Si
leurs profits diminuent les jours d’émeute, quand ils sont forcés de fermer
leurs boutiques, que sera-ce lorsqu'elles seront brûlées ? (Catilinaires, IV, 8.) Voilà pourquoi
il pense que la classe des affranchis, aux mains desquels se trouve le
commerce de détail, est entièrement dévouée au gouvernement et que même il
n’y a pas un esclave, pour peu que sa condition soit tolérable, qui ne fasse
des voeux pour son succès. Il faut bien croire pourtant que si les partisans
du Sénat étaient les plus nombreux, il se trouvait aussi, dans la foule, des
gens d'une opinion contraire ; quelques-uns, qui peut-être le dissimulaient,
étaient préoccupés du sort des prisonniers ; d'autres, plus ouvertement,
s'intéressaient à César et craignaient qu'il ne courût quelque danger, si
bien que, dans un moment d'émotion, il fut obligé de se faire voir pour les
rassurer. Cicéron, quoi qu'il dise, ne l'ignore pas. Il sait que le
parti vaincu s'agite et craint qu’il ne tente un coup de main. Ce qui le
prouve, ce sont les précautions qu'il prend pour lui résister. D'abord il a
convoqué le Sénat dans le temple de Les préparatifs étaient bientôt faits, et l'on pouvait
sans inconvénient se décider à la dernière heure. Comme chacun parlait de sa
place, il n'y avait pas de tribune à installer. Il suffisait qu'on disposât
d'une salle spacieuse et vide, ce qui arrivait dans presque tous les édifices
sacrés. Quand on avait placé au fond la chaise curule du président, préparé
des sièges, des deux côtés, avec un passage au milieu, l'installation était
terminée. Le temple de Il n'est pas douteux qu'on n'ait su gré ce jour-là au
consul de tout cet appareil de guerre qui maintint la paix publique. On le
lui reprocha plus tard, et, vingt ans après, dans les Philippiques, il était
encore obligé de s'en défendre. Les jeunes chevaliers, animés par la lutte,
ne durent pas s'abstenir de provocations et de menaces on vient de voir
comment ils traitèrent César à sa sortie de la séance. Il est naturel que des
conflits se soient souvent élevés entre ces groupes d'opinions contraires. Le
bruit en arrivait jusqu'au Sénat, dont la porte devait toujours rester
ouverte. Quoique les sénateurs les plus peureux ne se fussent pas hasardés à
venir, il restait pourtant dans cette assemblée de
rois beaucoup de vieillards timides, et, à un moment, la frayeur y fut
si forte que le consul, qui parlait, interrompit son discours pour démontrer
qu'on n'avait rien à craindre. Ajoutons que, de temps en temps, on recevait
des nouvelles alarmantes des divers quartiers de la ville. On racontait que
des tentatives étaient faites pour délivrer les prisonniers, et il fallut que
le consul donnât l'ordre de renforcer les postes dans les maisons où ils
étaient détenus. C'est au milieu de ces agitations extérieures que se tint
la séance du 5 décembre ; elle ne fut pas moins animée à l'intérieur. Nous
avons cette chance de savoir exactement tout ce qui s'y passa. Cicéron ne se
trompait pas quand il disait que le souvenir s'en
conserverait toujours dans la mémoire et dans les discours des hommes[2]. Les historiens
nous en ont raconté tous les détails, et il n'y en a pas d'autre qui nous
soit aussi parfaitement connue. Si nous voulons nous donner le spectacle
d'une séance du Sénat romain, nous n'avons qu’à relire le récit qu'ils nous
en ont laissé. II
Mais, auparavant, quelques explications ne seront pas
inutiles. Nous ne pouvons bien comprendre les incidents de cette journée
mémorable qu'à la condition de ne pas oublier quel était le rôle particulier
du Sénat, la place qu'il tenait dans la constitution et la manière dont les
débats y étaient conduits. Quelques mots suffiront pour le rappeler.
Seulement, il faut consentir d'abord à remonter un peu haut dans l'histoire. On ne se rend compte du caractère véritable des
institutions romaines qu'en les prenant à leur origine ; elles en ont
toujours gardé la marque malgré les modifications qu'elles ont reçues, et
c'est ce qui nous frappe d'abord chez elles. Nous avons peine à nous figurer,
nous qui avons tant de fois changé de régime en un siècle, que, pour le fond
et l'essentiel, la constitution des Romains se soit conservée sans trop de
dommage pendant six ou sept cents ans. Mais ce qui nous cause encore plus de
surprise, c'est que dès cette époque lointaine d’où elle date, et que l'on
appelle le
temps des Rois, il y ait eu des sages ; capables de faire des lois
si durables, de résoudre des problèmes qui, chez nous, n'ont pas encore
trouvé de solution, d'accorder des intérêts contraires, de concilier la
souveraineté de l'État avec le respect des droits de l’individu, de maintenir
l'autorité de la tradition sans rendre le progrès impossible. Ce n'étaient
assurément pas des barbares, des gens nés du tronc d’un chêne, comme Virgile
nous les représente, des bandits enfermés dans leur burg, et guettant du haut
des murailles les passants pour les détrousser, comme les imagine Niebuhr. Où
donc ont-ils pu prendre cette connaissance, ou, si l'on peut, cette
divination des principes les plus délicats de la politique ? Puisque ce
n'était pas dans les écoles ou dans les livres, il faut bien croire qu'ils la
tenaient d'une longue expérience. Cette race sensée, sérieuse, opiniâtre, devait avoir
derrière elle tout un passé de révolutions dont elle avait profité. Il ne
faut donc pas croire que Rome ait commencé le jour où les Sabins du Quirinal
et les Latins descendus du Palatin se rencontrèrent et s'unirent dans cette
plaine marécageuse qui devint le forum. Il a dû y avoir sur le même sol des
villes antérieures dont la dernière a effacé le souvenir. Elles n'ont pas
cependant tout à fait disparu, puisque, dans des fouilles récentes, M. Boni
en a retrouvé quelques débris. Il n'en reste guère que des pierres noircies
et quelques lettres qu'on a peine à déchiffrer ; et pourtant, ce sont des
ruines respectables, car c'est là que la race romaine s'est lentement formée,
c'est là qu’elle a dû faire l'apprentissage de l'art difficile d'accommoder
ensemble l’ordre et la liberté. L'institution du Sénat remonte à cette antiquité lointaine
; il avait été créé pour être le conseil du Roi. A Rome, il est de règle que celui qui possède l'autorité
souveraine, le Roi dans l'État, le père dans la famille, la possède entière ;
mais ce pouvoir, absolu dans son essence, est limité par l'usage. Le chef de
l'État, s'il ne le partage avec personne, ne doit pas l'exercer à sa
fantaisie. Il faut qu'avant d'agir il prenne l'avis des anciens (Patres),
qui peuvent l'éclairer. Ce principe posé, tout en découle ; le conseil des
anciens (Senatus)
n'a d'autre mission que de répondre au chef de l'État qui le consulte ; il ne
possède donc aucune initiative par lui-même. Il se réunit quand on le
convoque, il parle quand on l'interroge ; il ne fait pas des lois, comme
l'assemblée du peuple dans ses comices, il donne des avis (senatus consulta),
et ces avis n'imposent pas une rigoureuse obéissance ; ils ont seulement
l'importance que leur donnent l’âge et la situation de ceux à qui on les a
demandés (auctoritas)
; mais cette importance est très grande et grandira de plus en plus, car le
chef de l'État n'est pas tout à fait libre de les choisir comme il lui plaît.
Il est tenu de prendre d'abord ceux que le peuple a nommés à quelque
magistrature, en sorte que l'élection populaire en est la première origine.
Quand il les a réunis pour les consulter, il demande successivement l'opinion
de chacun d'eux, mais il ne le fait pas au hasard ; il suit l'ordre dans
lequel ils sont rangés sur la liste qui contient tous leurs noms, et cet
ordre est celui des fonctions qu'ils ont occupées. Comme chacun parle à son tour, quand on lui a demandé de
parler, et qu'il ne parle qu'une fois, les discussions où l'on s'attaque et
l'on se répond ne sont pas possibles. Le Sénat romain est donc uniquement, au
moins dans son principe, une assemblée consultative, et ne ressemble en rien
à celles qui, de nos jours, en France et en Amérique, portent le même nom. Avec le temps, des modifications importantes furent
introduites dans la vieille institution. Le président de l'assemblée, au
début de la séance, quand les circonstances étaient graves, se permit
d'exposer la situation, ou d'interpeller directement un des membres du Sénat,
comme le fit Cicéron le 7 novembre, ou même d'indiquer par avance son
sentiment, pour influencer celui des autres, comme il allait le faire le 5
décembre. On admit aussi que celui qui présidait pourrait user plus
fréquemment du droit de prendre la parole quand il le voulait, ce qui
introduisait plus d'imprévu et plus de vie dans les délibérations. En même
temps, les membres de l'assemblée trouvèrent un moyen détourné de sortir du
rôle passif où on les avait enfermés. Ils conquirent en quelque façon ce que
nous appelons l'initiative parlementaire. Seulement, ils ne l'exerçaient pas
franchement, comme on fait de nos jours ; ils n'adressaient pas une demande
au président pour introduire une question nouvelle. Quand leur tour de parler
était venu, ils pouvaient ne pas s'en tenir à l'ordre du jour (egredi relationem),
et traiter un sujet différent. Comme ils parlaient aussi longuement qu'ils le
voulaient et que personne n'avait le droit de les interrompre[3], ils pouvaient
développer leur opinion à leur aise. Mais, le plus souvent, ce n'était qu'une
manifestation isolée qui n'avait pas de suite, et l'ordre du jour était
repris, après cet incident de séance. Ce qui fut plus grave, c'est qu'on
permit aux orateurs, en certaines circonstances, lorsqu’il leur semblait que
leur opinion n'avait pas été bien comprise, ou qu'on l'altérait en la
réfutant, de reprendre la parole pour l'expliquer. Cette concession en amena
d'autres ; comme il était difficile de refuser à celui qu'on venait de
combattre le droit de répondre, il arriva que l'ancienne manière de
délibérer, régulière et calme, où chacun ne parlait qu'à son tour et une
seule fois, devint par moments une discussion véritable, où l'on se répondait
l'un à l'autre. C'est, ainsi que l’altercatio, qui triomphait devant les tribunaux
judiciaires, pendant les interrogatoires des témoins, pénétra dans le Sénat.
Mais, ce n'étaient que des exceptions, et, malgré tout, le caractère primitif
de l'institution persista jusqu'à la fin. A la façon dont tout s'y passait ordinairement,
on pouvait croire qu’il était encore le Sénat de la royauté et des premiers
temps de la république. Ce qui complétait l’illusion, c'est que même les
vieilles formules s'y étaient religieusement conservées. Après les prières
adressées aux dieux de la patrie par lesquelles s'ouvrent à Rome toutes les
réunions politiques, quand le président a indiqué brièvement l’ordre du jour,
il demande successivement dans le même ordre, et dans les mêmes termes, à
chacun des sénateurs de dire son opinion dic, quid censes ? Lorsque la liste de ceux qui
ont le droit de parler est épuisée, on procède au vote. Le président
l'annonce en disant : Que ceux qui sont de cette opinion passent de ce côté,
que ceux qui sont d’une opinion différente passent de l’autre : qui hoc censetis
illic transite ; qui alia omnia, in hanc partem, et en même temps
il doit montrer l'endroit — avec la main[4]. Le vote fini, il
en proclame le résultat en ces termes : haec pars major videtur, puis il leur
dit pour les congédier : nihil vos teneo, Quirites, et la séance est levée. Après ces explications très sommaires, il nous sera, je
crois, plus facile de comprendre ce que les historiens nous racontent de la
séance du 5 décembre. III
Au début, le consul, selon l'usage, fit connaître l'ordre
du jour. Il aurait pu n'y être question que de la peine à infliger aux
conjurés. Le Sénat, l'avant-veille, en les retenant en prison, en obligeant
Lentulus d'abdiquer la préture, en votant des remerciements et des
félicitations à ceux qui venaient de les arrêter, avait suffisamment montré
qu'il les trouvait coupables ; il semble qu'il n'y avait pas à y revenir.
Cependant Cicéron voulut que la question fût posée tout entière afin qu'il ne
restât aucune obscurité dans une affaire aussi grave. Il nous a conservé le
texte de son ordre du jour. Il y demandait à l'assemblée de se prononcer à la
fois sur le crime et sur le châtiment de facto : quid judicetis et de poena quid censeatis.
Il ajouta, pour bien préciser la situation, quelques paroles dans lesquelles
il laissait voir ce qu'il y avait à faire. Il est très probable que ce sont à
peu près celles donc nous retrouvons le sens, sinon les mots eux-mêmes, dans
la quatrième Catilinaire, et qu'il est important de reproduire. Avant de prendre vos suffrages, disait-il, je veux vous
parler comme doit le faire un consul. Je m'étais bien aperçu depuis longtemps
des passions furieuses qui s'agitaient au coeur de la république ; je
pressentais les troubles et les malheurs qui la menaçaient ; mais qu'il pût
naître parmi les citoyens une conjuration si vaste, si effroyable, je ne
l’aurais jamais imaginé. Maintenant que tout est découvert, quels que soient
vos sentiments, quelque parti que vous deviez prendre, il faut vous prononcer
avant la nuit. Vous voyez la gravité du crime qu'on vous dénonce ; si vous
pensez n'avoir devant vous que peu de coupables, vous vous trompez. Le mal
est plus étendu qu'on ne croit. Non seulement il a envahi toute l'Italie,
mais il a passé les Alpes et se glisse dans les provinces. N'espérez pas l'étouffer
en le ménageant. Quel que soit le remède qu'on y apporte, il ne réussira que
s'il est appliqué sans retard[5]. Ces paroles
dites, il demanda l’opinion de Decimus Silanus, qui, en sa qualité de consul
désigné, devait opiner le premier. Silanus, après quelques mots pour flétrir
la grandeur du crime et rappeler l'exemple des aïeux ; conclut que les
inculpés devaient être punis du dernier supplice.
Évidemment c'est de la mort qu'il voulait parler, et tout le monde l'entendit
ainsi ; mais il ne dut pas prononcer ce mot, qui causait une certaine répugnance
aux gens superstitieux[6], ce qui lui
permit plus tard, comme on le verra, de se rétracter. Ceux qui votèrent après
lui furent tous de son opinion, jusqu'à César, qui prit la parole à son rang
comme préteur désigné. La situation de César était fort délicate. On le
soupçonnait d’être du complot et il en avait été formellement accusé la
veille : Il n’ignorait pas qu'il avait beaucoup d'ennemis qui ne cherchaient
qu'une occasion de le perdre. Un autre n'aurait pas couru le risque de
ranimer des soupçons dont il avait eu tant de peine à se défendre. Il aurait
fait comme Crassus, qui resta chez lui pour ne pas se compromettre, ou, au
moins, il aurait voté en silence, sans attirer l'attention. Mais il n’était
pas de ceux qui se dérobent au moment du danger. Il savait que le parti
populaire avait les yeux sur lui ; il voulait lui donner l'exemple du courage
et n'hésita pas à combattre, quoi qu’il pût arriver, l'opinion de Silanus.
Salluste nous donne son discours, et c'est un des plus beaux que nous ayons
conservés de l'antiquité. Mais peut-on croire que ce soit vraiment le
discours de César, celui que Cicéron avait fait recueillir par ses
sténographes et qui était transcrit dans les procès-verbaux du Sénat ?
Mérimée l'a soutenu après beaucoup d'autres, sans que les raisons qu'il a
données aient convaincu les lettrés et les savants ; l'opinion générale
continue à croire que Salluste a fait ici ce qu'il faisait partout, ce que
faisaient sans aucun scrupule tous les historiens anciens. Sans doute il
avait sous les yeux le discours véritable et nous pouvons affirmer qu'il s'en
est servi pour composer le sien, puisque nous y retrouvons ce que Cicéron
rapporte de l'original. Il en a conservé les principales idées, mais la
disposition et le style lui appartiennent ; il l'a refait à sa manière, comme
il refaisait tous les autres, et je ne crois pas qu'il lui fût possible
d'agir autrement. Souvenons-nous que le livre de Salluste est avant tout une
maure de littérateur, destinée aux délicats : auraient-ils souffert un
mélange de tons qui pouvait nuire à l’unité de l'ouvrage ? Passe pour une
lettre de quelques lignes, qu’on reproduit exactement comme une curiosité ;
mais le discours d'un personnage célèbre, dans une circonstance importante,
c'est autre chose. Les lettrés l'attendent au passage et s'apprêtent à juger
le talent de l'auteur sur la manière dont il exécutera son travail. Soyons
sûrs qu'un homme d'esprit comme Salluste, et qui tenait à sa renommée, n'aura
pas laissé échapper cette occasion de montrer ce qu'il savait faire. Salluste avait approché César, et, comme il le connaissait
bien, il pouvait le faire bien parler. Le discours qu'il lui prête est
peut-être ce qui a le plus servi à fixer pour nous sa figure. On y trouve de
grandes pensées exprimées simplement, des vues nouvelles et profondes, et
point de pédantisme politique, de la finesse sans aucun étalage d'esprit.
Celui qui parle est à la fois un homme d'État et un homme du monde. Il
connaît parfaitement les gens qui l'écoutent, et sait le moyen de les prendre
; mais son adresse n'a pas le caractère de ces petites habiletés de rhéteur
qui aiment à se faire voir et dont on tire vanité. Au contraire, elle se
dissimule pour être accueillie sans méfiance. Il profite à merveille de la
situation qui le fait, cette fois, le défenseur des vieilles lois et des
anciennes traditions. Contre ses adversaires, qui sont les partisans obstinés
du passé, il invoque les exemples des aïeux, et les désarme ainsi par avance
de leurs arguments ordinaires. Est-ce bien lui, est-ce Caton qui dit : Certainement la vertu et la sagesse étaient plus grandes
chez nos pères, qui avec de si faibles ressources ont créé un si grand
empire, que chez nous qui avons tant de peine à conserver ce bel héritage ?
Le début de son discours est surtout d'une adresse remarquable. Il n'ignore
pas qu'il parle à des gens passionnés, furieux, qui ne sentent plus maîtres
d'eux-mêmes. Il se garde bien de les exciter encore davantage en les
contredisant ouvertement. Il commence par des paroles graves et calmes, pour
les ramener à la raison. Il semble que ces anecdotes historiques longuement
rappelées, ces vérités générales, qui sont presque des banalités, sur la
nécessité pour ceux qui gouvernent les États de se posséder, de se contenir,
de ne pas céder à leurs emportements, conviennent aussi peu que possible à un
auditoire aussi enflammé ; mais il compte qu'elles produiront le résultat
qu'il souhaite par l'opposition même et le contraste. On voit bien qu'il veut
refroidir ses auditeurs ; et il n'entame son discours véritable que quand il
croit les avoir mis en état de l'écouter[7]. Il n'y a guère
de doute que Salluste n'ait conservé les arguments dont César s'était servi ;
ils avaient produit tant d'effet, ils étaient si connus, qu'on n'y pouvait
rien changer. César avait résolu ce problème d'être indulgent aux conjurés en
paraissant sévère. Il se garde bien de justifier leur crime. Au contraire, il
part de cette idée qu'aucun supplice n'est assez cruel pour eux, et s'il
contredit Silanus, qui les condamne à mourir, c'est qu'il veut aller plus
loin que lui. La mort, dit-il, n'est pas un châtiment ; c'est le repos après les peines
de la vie, le terme de nos travaux et de nos misères. Au delà, il n'y a plus
ni souci, ni joie. Il nous semble un peu étrange d'entendre un grand
pontife, le chef de la religion romaine, nier si résolument l'autre vie ;
mais alors on n'en parut pas fort surpris ; et tout ce que Cicéron, qui était
augure, trouve à lui répondre, c'est qu'il est peut-être, dangereux de
renoncer aux enfers et au Tartare : "que les anciens ont imaginés pour
faire peur aux méchants[8]. Puisque la mort,
au lieu d'être le plus rigoureux des supplices, est souvent une délivrance,
César propose de condamner les coupables à la détention perpétuelle.
N'oublions pas que la prison faisait horreur aux Romains, et que
l'adoucissement des moeurs publiques a consisté chez eux à la remplacer par
l'exil. Ils seront donc rigoureusement emprisonnés, non pas à Rome, où ils pourraient
être dangereux, mais dans les municipes importants, qui seront tenus, sous
les peines les plus sévères, de ne pas les laisser s'échapper. De plus, leurs
biens seront confisqués, et pour qu'on soit sûr qu'ils ne seront pas remis en
liberté, on défendra de faire jamais aucune proposition au Sénat ou au peuple
de réviser leur procès. Quiconque contreviendra à
cette défense sera déclaré ennemi de l’État et du repos public. César
n'était pas assez naïf pour croire que toutes ces précautions serviraient à
quelque chose. Il n'espérait pas non plus convaincre le Sénat de leur
efficacité. Tout le monde était certain que cette détention à laquelle on
allait les condamner pour toujours ne durerait guère. On savait bien que,
s'ils n'arrivaient pas à se sauver dès les premiers jours pour aller
rejoindre Catilina, il se trouverait au bout de peu de temps quelque
agitateur populaire qui, malgré toutes les défenses, obtiendrait qu'on les
remît en liberté, et qu'ils revendraient tranquillement à Rome reprendre leurs
anciennes pratiques. Mais César avait un moyen infaillible d'amener à son
opinion ceux que n'auraient pas convaincus ses arguments ; c'était de leur
faire peur. Aussi cherche-t-il à les effrayer sur les suites de la résolution
qu'ils vont prendre. Lentulus et ses complices, leur dit-il, sont
certainement de grands coupables. Mais les hommes sont ainsi faits que la
dernière impression est chez eux la seule qui reste. On oubliera leurs crimes pour ne se souvenir que de leur
supplice, et, pour peu qu'il paraisse avoir dépassé la mesure, on voudra le
venger. "On se trouve toujours mal à sortir de la légalité. Il est
dangereux qu'on prenne l'habitude des mesures d'exception. Elles paraissent
légitimes lorsqu'on les applique aux criminels, mais, quand les circonstances
changent, elles finissent par atteindre les innocents. Ceux qui en ont usé
les premiers en deviennent souvent victimes, et il est d'autant plus facile
de les frapper qu'on n'a qu'à se servir du précédent qu'ils ont créé
eux-mêmes. Tous ces raisonnements, qui sont fort justes, César les
appuie sur des exemples tirés de l'histoire, et il n'a pas à chercher bien
loin pour les trouver : Vingt ans à peine séparent l'époque où il parle de la
dictature de Sylla. Tous ceux qui l'écoutent ont vu ces temps affreux ; et
aucun ne les a oubliés. Cicéron dit bien qu'on en a
gardé une telle horreur que personne, pas même les bêtes, n'en pourrait
souffrir le retour[9]. Mais c'est
l'éternelle illusion des honnêtes gens, avec leur optimisme tenace, de croire
à chaque fois que ces crises violentes sont finies pour jamais et pourtant de
craindre toujours qu'elles reviennent. César le savait bien, et voilà pourquoi froidement, sans
phrases, avec des faits, il rappelle ces souvenirs effrayants, il les raconte
avec complaisance, il les montre à l'horizon comme une menace, et l'on
comprend bien que cette annonce de proscriptions nouvelles, devant des gens
qui les redoutent, sans le dire, et dont plusieurs devaient en être les
victimes, ait fait courir un frisson dans toute l'assemblée. Nous aurions
peine à nous figurer, si on ne nous l'avait pas dit, l'effet que produisit le
discours de César. Tout le parti, qui jusque-là votait avec un si bel
ensemble, en fut déconcerté. On eut tout d'un coup le sentiment de
responsabilités qu'on ne paraissait pas soupçonner, et même il sembla que le
péril lointain que dénonçait César s'était subitement rapproché et qu'il
allait éclater. Les amis, les parents du consul, quittant leurs sièges, se
groupèrent autour de lui, comme pour le défendre. Cicéron nous dit qu'ils
pleuraient[10].
Ce dut être une de ces scènes dont nous n'avons guère l'idée aujourd’hui, et
qu'explique la vivacité démonstrative de ces natures méridionales. La
situation état vraiment étrange : le Sénat se trouvait entre deux dangers,
celui qui le menaçait de la part des conjurés, s’il était trop indulgent, et
celui que César lui faisait entrevoir, s'il était trop sévère ; il avait
l'alternative d'être victime de Lentulus et de ses complices, ou des vengeurs
de Lentulus et il ne savait quel parti prendre. Dans cette incertitude, tous
les yeux se tournaient vers le consul. On s'était habitué à le voir, depuis
quelques mois et surtout dans ces dernières semaines, conduire les événements
; c'était lui, et lui seul, qui venait de tirer la république de tous ses
embarras. On comptait sur sa parole souveraine pour faire la lumière et
rendre le calme ; tout le monde souhaitait qu'il parlât. C'est dans ces
conditions que fut prononcée la quatrième Catilinaire. Par malheur Cicéron
n'était pas exempt de ces inquiétudes qu'on lui demandait de calmer. Il était
naturel qu'il les éprouvât plus que les autres, puisqu'il comprenait bien que
sa situation rendait sa responsabilité plus lourde. Avec son bon sens
perspicace, il était convaincu d'avance qu'il paierait pour tout le monde.
Sans doute il était décidé à faire son devoir jusqu'au bout, mais au moment
même où il en prenait la ferme résolution, sa vive et mobile imagination le
mettait en présence de l'avenir, et il ne pouvait s'empêcher d'en être
effrayé. De là ces rapides successions de courage et de faiblesse qui se
rencontrent déjà dans les premières Catilinaires, mais qui sont plus
fréquentes dans la quatrième. Il est sous l'impression des menaces de César
quand il prend la parole, et ne parvient pas tout à fait à cacher l'émotion
qu'elles lui ont causée. Cependant son début est énergique ; il supplie ceux
qui l'entourent et qui viennent de lui témoigner leur sympathie d'une façon
si bruyante de ne pas s'occuper de lui, et de ne songer qu'à la république : Quoi qu'il m'arrive, je le supporterai sans me plaindre,
et même avec plaisir, si mes malheurs servent à la gloire et au salut du
peuple romain. Sa vie même, tant de fois menacée par Catilina, il est
prêt, s'il le faut, à en faire le sacrifice. C'est à cette occasion qu'il prononça cette phrase qu'on a
si souvent citée dans les rhétoriques, comme un modèle de période bien faite
: La mort ne peut être ni honteuse pour un homme de
coeur, ni prématurée pour un consulaire, ni misérable pour un sage, neque enim turpis mors forti viro potest
accidere, neque immatura consulari, nec misera sapienti. Après
tout, ce n'étaient pas seulement de belles paroles ; ce qu'il a dit, il le
pensait. N'oublions pas qu'il est mort pour la république ; sachons-lui gré
de l'avoir prévu et de s'y être résigné d'avance. Mais aussitôt après ces
résolutions viriles, les inquiétudes le reprennent, et il ne nous les cache
pas. Elles se manifestent par un tableau de sa famille éplorée, dont les larmes
paralysent ses forces. Je ne suis pas de fer,
nous dit-il, et il nous dépeint d’une façon touchante, mais assez peu
opportune, la douleur de son frère et de son gendre, Pison, qu'il a sous les
yeux, celle de sa femme et de sa fille, désolées,
éperdues, dans sa maison, où il nous transporte. Ces alternatives se
reproduisent dans tout le discours. Nous avons vu que c'est par elles qu'il
l'a commencé ; c'est par elles aussi qu'il l'achève. Après avoir, dans ses
dernières paroles, fièrement annoncé que son parti continuera d’être
triomphant, et que la ligue sacrée des honnêtes gens
aura toujours raison de la violence des factieux, il se ravise tout
d'un coup pour laisser entendre qu'il est bien possible qu'il se trompe, et
pour recommander, si les méchants l’emportent, son fils, qui vient de naître,
à la reconnaissance du Sénat. Nous sommes surpris et choqués de ces passages
subits de la confiance à la frayeur ; il est très vraisemblable que ceux qui
l'entendaient ce jour-là en furent moins étonnés que nous. Ces sentiments
contraires se combattaient dans leur âme comme dans la sienne ; mais il faut
bien reconnaître que ce n'est pas un bon moyen, pour dissiper les alarmes des
autres, de leur montrer qu'on les partage. Ce qui est encore moins fait pour amener des gens
irrésolus à prendre nettement un parti et à s’y tenir, c'est de leur laisser
voir qu'on n'est pas décidé soi-même. Or Cicéron, pendant tout son discours,
n’a pas dit une seule fois d'une manière claire, définitive, ce qu'il
conseille de faire. Deux opinions sont en présence, qui sont au fond très
différentes ; toutes les deux paraissent le satisfaire également, parce
qu'elles ont l'une et l'autre la prétention d'appliquer aux prévenus la peine
la plus grave. Il est vrai que cette peine est pour Silanus la mort, pour
César la prison. Mais qu'importe ? Tous les deux ont
tenu le langage qui convenait à leur rang et fait voir une sévérité
proportionnée à la grandeur de la faute. Le raisonnement de César est
pris tout à fait au séreux. Il le complimente de la rigueur avec laquelle il traite
les conjurés. Il y voit le gage éternel de son
attachement à la patrie ; elle suffit pour lui faire comprendre quelle distance sépare les orateurs de réunions publiques
(contionatores) des véritables amis
du peuple. Plutarque a raison de dire que Cicéron ne s'est pas
prononcé entre César et Silanus, et même d'insinuer qu’il semblait pencher
plutôt du côté de César. Il dit très nettement que
c'est le parti qui lui fait courir le moins de risques et que son intérêt se
trouve de ce côté. En somme, il pense, ou au moins il dit que, quoi
qu'on fasse, la situation est bonne pour lui. S'ils
sont condamnés à la prison, il n'aura rien à craindre du peuple, puisque
c'est l’avis de César ; et s’ils sont punis de mort, il lui restera la
ressource de rappeler que César a soutenu que la mort était un supplice plus
doux que la prison. La conclusion de son discours paraît donc être que
chacun peut voter comme il lui plaira ; ou si, par moments, la violence de
ses invectives contre les accusés semble faire entendre qu'il incline vers
l'opinion de Silanus, il ne lui arrive jamais de le dire d'une manière assez
franche et assez forte pour entraîner des irrésolus. On nous dit, il est vrai, pour justifier cette attitude
hésitante, qu'il a voulu se tenir dans son rôle de président, et qu'il ne lui
était pas permis, en faisant connaître son sentiment, de peser sur les gens
qu'il allait consulter. Mais alors pourquoi prendre la parole si c'était pour
ne rien dire ? Ses amis attendaient évidemment autre chose, quand ils le
sollicitaient de parler. Ce n'était pas assez, dans une situation aussi
grave, de leur donner quelques vagues conseils de fermeté et de courage.
Aussi la quatrième Catilinaire, malgré l'éclat de la forme et quelques beaux
élans d'éloquence, paraît-elle avoir produit peu d'impression quand elle fut
prononcée. Non seulement Salluste n'en dit rien, mais Cicéron lui-même, quand
il rappelle à son ami Atticus les services qu'il a rendus pendant le grand
consulat et qu'on semble oublier, l'a passée sous silence[11]. Les sénateurs
étaient donc, après le discours de Cicéron, plus inquiets et plus incertains
que jamais. Quand le consul se remit à prendre l'avis des anciens préteurs,
on vit bien que le désarroi s'était mis dans la majorité. Ce n'était plus cet
accord des consulaires, qui avaient tous suivi fidèlement Silanus ; chacun
allait de son côté. La confusion augmenta encore après que Tiberius Nero,
l'aïeul de l'empereur Tibère, eut donné son opinion. Elle était à peu près la
même que celle de César. Il voulait, comme lui, qu'on gardât les prévenus en
prison ; seulement, il rendait la prison plus rigoureuse, et il renvoyait le
jugement définitif après la défaite de Catilina. Cette modification, qui
était au fond assez insignifiante, sembla mettre toutes les consciences à
l'aise. Elle fut adoptée par Quintus Cicéron, et Silanus lui-même, demandant
à expliquer son vote, déclara que, par ces mots le
dernier supplice, il avait entendu la détention jusqu'à la
mort. Dès lors il était certain que l'opinion de Tib. Nero allait l’emporter
et que la plupart des sénateurs qui restaient voteraient comme lui, quand
vint le tour de Caton, qui était tribun du peuple désigné. Le discours véritable de Caton existait du temps de
Plutarque, qui nous dit que, de tous ceux qu'il avait prononcés, on ne
possédait que celui-là. Ce n'était pas lui qui l'avait conservé : il ne
prenait pas la peine, comme la plupart de ses collègues, de les faire
transcrire après qu'il avait parlé, de les corriger et de les donner au
public. Ce sont évidemment les sténographes de Cicéron qui avaient recueilli
celui-là, comme tout ce qui s'était dit dans ces séances mémorables. Salluste
certainement n'a pas négligé de le lire, et il a dû en conserver quelque
chose ; mais il ne s'est pas astreint à le reproduire fidèlement. Nous en
sommes encore plus sûrs que pour celui de César, car nous n'y retrouvons pas
tout ce que nous savons avoir existé dans l'original : rien de Silanus,
auquel il reprochait sa palinodie ; rien de Cicéron, qu'il comblait d'éloges
; un mot à peine de César, qu'il traitait en ennemi public. Salluste a
supprimé ces personnalités, il a gardé ce qui peignait l'homme, ce ton de
moraliste grondeur, ces violences contre les défauts des gens de son temps, et
il y a même peut-être ajouté pour que la figure ressortît davantage. Il en a
fait l'antithèse vivante de César ; il a voulu qu'avant de lire le beau
parallèle qu'il a composé de ces deux grands personnages, on trouvât dans
leur parole les mêmes contrastes que dans leur portrait. Il a bien eu raison
de s'attacher à mettre avant tout en relief le caractère de l'orateur dans le
discours qu'il lui fait tenir. Caton, en cette circonstance, a du son succès
à son caractère encore plus qu'à son talent. Il parlait bien sans douce, mais Cicéron parlait mieux que
lui ; ce n’est donc pas uniquement par son éloquence qu'il est parvenu à
entraîner ceux que la parole de Cicéron avait laissés indifférents. Il ne
leur a pas donné de raisons nouvelles ; presque toutes celles dont il s'est
servi se trouvent dans la quatrième Catilinaires mais elles produisent chez
lui un autre effet. D'abord il avait tellement à coeur, quand il parlait, le
salut de la république, qu'il ne songeait pas à lui-même. Cicéron lui en fait
de grands éloges[12]. Il aurait bien
voulu qu'on en fût autant de lui, car il savait que, pour convaincre des
auditeurs, il n’y a rien de tel que de les persuader qu'on ne pense qu'à eux,
et qu'on n'a de souci que de leurs intérêts. Il se donne quelquefois l'illusion
de paraître croire lui-même qu'il ressemble à Caton par cette qualité, et il
voudrait bien le faire croire aux autres. Assurément il est sincère quand il
dit aux sénateurs : Vous avez un chef qui ne songe
qu'à vous et s'oublie lui-même[13]. Mais le moyen
qu'ils puissent en être convaincus, lorsque aussitôt il les entretient de
tous les siens, de son frère, de sa femme, de son fils, de sa gloire, de ses
dangers ? Caton, dans tout son discours, ne parle de lui qu'une fois, pour
rappeler qu'il est un grondeur insupportable et que sa mauvaise humeur lui
fait beaucoup d’ennemis. Quant aux dangers auxquels il s'expose en parlant
librement, il n'en dit pas un mot. Pourquoi s'en préoccuperait-il ? En quelque situation que
sa franchise puisse un jour le mettre, il sait le moyen d'en sortir. Il va
donc parler résolument, sans habiles préparations, sans réticences calculées.
Pour tout exorde il se contente de dire brusquement, presque brutalement,
qu'il pense tout le contraire de ceux qui ont opiné avant lui : Longe mihi alia
mens est, Patres conscripti. Comme le temps n'est pas aux belles
paroles, il ne s'attarde pas à discuter leurs opinons. Pour répondre à César,
un mot lui suffit : César veut qu'on emprisonne les condamnés dans les villes
italiennes, de peur qu'à Rome on ne paie quelques malhonnêtes gens pour les
délivrer, comme s'il n'y avait de coquins qu'à Rome
et non dans toute l'Italie, et que l'audace des malfaiteurs ne fût pas plus à
craindre quand il y a moins de ressources pour la réprimer. Quant au fameux
argument sur les enfers et sur l'autre vie, il le mentionne à peine en
passant ; et il lui paraît si singulier qu’il se demande s'il l'a bien
compris. En deux mots, et sans phrases, la question qui se débat est
nettement exposée : Des citoyens de la plus haute
naissance ont comploté de mettre le feu à Rome ; ils appellent aux armes la
nation gauloise, notre plus terrible ennemie ; le chef des révoltés avec ses
soldats est prêt à tomber sur nous ; et vous hésitez encore, vous demandant
ce qu'il faut faire de ces traîtres qui se sont laissé prendre dans vos murs
! En vérité, il semble qu'on ignore quelle est la situation véritable.
On parle comme si la bataille état définitivement gagnée et la lutte
terminée. On oublie qu'elle dure encore : et qu'elle peut mal finir : Nous sommes entourés de tous les côtés ; Catilina nous
tient à la gorge avec une armée. Ici même, au coeur de Rome, d’autres ennemis
surveillent tous nos mouvements. Nous ne pouvons rien faire qu'ils n'en
soient aussitôt avertis. Pour peu qu’on hésite, tout sera perdu. Il ne
s'agit pas d'attendre que le crime qui se prépare ait été commis pour le
punir. Si on ne le prévient pas, Rome, avec tout ce qu'elle renferme, est
menacée de périr. Au nom des dieux immortels, c'est
à vous que je m'adresse, à vous qui tenez plus à vos maisons, à vos villas, à
vos statues, à vos tableaux qu'à votre patrie. Si ces biens, quels qu'ils
soient, auxquels vous êtes si attachés, vous tenez à les conserver, si vous
voulez continuer à jouir de ce repos favorable à vos plaisirs, réveillez-vous
à la fin, et prenez en main l'intérêt public. Tout peut être sauvé par un
acte de vigueur. Plus on montrera d'énergie, plus ils perdront de courage.
Pour peu qu'on faiblisse, on les verra se lever de tous les cotés et l'on ne
pourra plus leur tenir tête. Qu'on songe bien que ce n’est pas seulement du
sort de Lentulus et de ses compagnons, c'est de Catilina et de tous les siens
que le Sénat va décider — Voici donc,
dit-il, en finissant, quelle est mon opinion :
Puisque ces misérables ont fait courir à la république les plus grands
dangers, qu 'ils sont convaincus par le témoignage de T. Volturcius et des
députés Allobroges, ainsi que par leurs propres aveux, d’avoir préparé le
meurtre , l'incendie et d'autres attentats abominables contre leur patrie et
leurs concitoyens, j'opine qu'ils ont mérité la peine qu'on inflige aux gens
saisis en flagrant délit d'un crime capital et qu'il faut les punir, selon
l’usage des ancêtres, du dernier supplice. II s'assit, dit Salluste ;
aussitôt tous les consulaires ainsi qu'une grande
partie des simples sénateurs approuvent son vote, élèvent jusqu'au ciel son
courage ; s’accusant l'un l'autre et se reprochant leur faiblesse, ils
proclament sa gloire et sa grandeur d'âme. C'est qu'aussi il venait de
leur rendre le plus grand de tous les services. Ils flottaient entre leur
colère contre les conjurés et la frayeur que leur avait inspirée le discours
de César. Mécontents d'eux-mêmes mais incapables de prendre un parti, ils
étaient dans cet état d'esprit où l'on aspire à recevoir de quelqu'un une
résolution qu'on ne trouve pas en soi-même. Caton leur rendit la force de se
décider. Les cinq prévenus furent donc condamnés à mourir, et
l'arrêt disait expressément que c'était sur l'avis de Caton, in sententiam
Catonis[14]. IV
La sentence était juste ; tous les partis reconnaissaient
que les condamnés méritaient leur sort. Mais était-elle conforme à la loi ?
Sur ce point, les opinions ont différé dès le premier jour, et l'on n'est pas
plus d'accord aujourd'hui que du temps de Cicéron. Ceux qui blâment le
supplice qui leur fut infligé affirment qu'en principe le droit de prononcer
la peine de mort n'appartenait qu’aux comices centuriates, c'est-à-dire à
l'assemblée du peuple entier. Dès les premières années de la république, un
consul populaire avait établi ce qu’on appelait la provocatio, c'est-à-dire l'appel
au peuple réuni dans ses comices de la sentence capitale rendue par un
magistrat. Cette loi protectrice fut dans la suite confirmée par plusieurs
autres, et elle resta en vigueur pendant des siècles, sauf les cas
exceptionnels où le dictateur, dans l'intérêt du salut public, qui était à
Rome la loi suprême, croyait devoir supprimer la provocatio et prononcer lui-même
le jugement. Plus tard, quand la peine de mort se trouva à peu près abolie et
remplacée par l'exil, on eut moins l'occasion d'user des vieilles lois, et
elles tombèrent en désuétude. Cependant elles existaient toujours ; on ne les
appliquait pas, mais on en parlait avec vénération, on les appelait la sauvegarde de la république, le palladium de la liberté[15]. Cicéron les
invoquait en termes émus dans ses invectives contre Verrès, et même, pendant
qu'il était consul, il traitait fort mal un tribun du peuple qu'il accusait
de vouloir les enfreindre[16]. On comprend que
des historiens et des légistes éminents lui aient sévèrement reproché de n'en
avoir lui-même tenu aucun compte aux nones de décembre. Laboulaye déclare
que, quelque grand que fût le crime des complices de Catilina, Cicéron était
coupable d'employer contre eux d’autres peines que celles qui étaient prévues
par la constitution. Il eut le tort, dit-il, pour détourner de la république les dangers qui la
menaçaient, d'entrer dans la voie la plus périlleuse, celle qui fraye le
chemin à toutes les tyrannies. La violation des lois dans un but d'intérêt
public prépare trop souvent la violation des lois dans un intérêt privé[17]. On pense bien
que Mommsen, qui déteste Cicéron, est beaucoup plus dur. Le jugement des
nones de décembre lui paraît le plus brutal et le plus tyrannique des
forfaits, et il trouve plaisant qu'il soit l'ouvrage du plus inconséquent, du
plus timoré des hommes, de celui qui se glorifiait d'être un consul populaire ! Ceux qui, au contraire,
approuvent la mort des conjurés rappellent que, le 21 octobre, un sénatus-consulte
avait chargé officiellement les consuls d'empêcher
que la république ne reçût aucun dommage[18]. Cicéron pouvait
penser que, puisqu'on lui en imposait le devoir, on lui en fournissait les
moyens. Il ne doutait pas que cette petite phrase de quelques mots, comme il
l'appelle[19],
ne lui conférât tous les pouvoirs qu'avait possédés l'ancienne dictature, et,
parmi eux, le plus important de tous, celui de juger sans appel. A la vérité,
la démocratie n'en convenait pas, et César n'a poursuivi Rabirius avec tant
d'acharnement que pour qu'il fût bien établi que le
sénatus-consulte des derniers moments comme il l'appelle, ne peut pas
suspendre l'effet des lois qui protègent la liberté des citoyens. Mais, même
dans son parti, tout le monde n'est pas de son opinion. Salluste n'hésite pas
à reconnaître que le magistrat, qui est armé par le Sénat de la formule
souveraine, jouit de la plénitude du pouvoir judiciaire (summum judicium (Salluste, 29),
et il est probable que plusieurs, qui n'appartenaient pas à la faction
aristocratique, pensaient comme lui. Quoiqu'ils eussent peu de goût pour les
mesures d'exception, il ne leur semblait pas, dans cette anarchie qu'on
traversait depuis un demi-siècle, qu'on pût maintenir autrement une apparence
de paix publique. Il y avait donc, à ce moment, un conflit sur le droit de
punir, non seulement entre des lois différentes, mais entre des principes
opposés, les démocrates voulant le réserver tout entier au peuple, les autres,
plus préoccupés des nécessités de salut public, admettant que, dans certaines
circonstances, il pût être conféré au magistrat. C'est en réalité sur cette
question que devait s'engager le débat du 5 novembre. Il semble qu'elle
aurait dû faire le fond de tous les discours qui furent alors prononcés ;
aussi notre surprise est-elle profonde de voir que nulle part, dans ce qui
nous en reste, elle ne soit franchement traitée. Elle aurait dû l'être
surtout dans le discours de César. C'est César qui représente la tradition
démocratique. Elle est menacée : il a pour devoir de la défendre, et tout
d'abord il semble le faire résolument. Il reproche à Silanus de décréter un genre de peine nouveau, et affirme
que, puisqu'on ne peut trouver un châtiment qui réponde à la grandeur du
crime, il faut s'en tenir à ceux qui sont autorisés par les lois. - Voilà la
question bien posée. — Mais de quelles lois veut-il parler ? S'agit-il de
l'antique provocatio,
comme elle était aux premiers temps de la république ? Demande-t-il qu'on
réunisse le peuple au Forum pour juger les coupables ? Il sait bien que
toutes ces formalités ne sont plus en usage. En réalité, toutes ces lois
qu'on invoque, qu’on glorifie, n'ont plus de raison d'être, au moins sous
leur forme ancienne, depuis qu'on a permis à l'inculpé de prévenir la
sentence par un exil volontaire ; dès lors, c'est cette permission qui est
devenue la loi. César le proclame à deux reprises[20]. La conclusion
naturelle de ce raisonnement est qu'il va demander que les accusés soient
punis de l'exil. Mais quand il en vient à conclure, il s'aperçoit bien que
l'exil n'est pas possible. Les renvoyer de Rome, c'est les envoyer à Catilina
; il les attend, il les désire ; ils iront grossir le nombre de ses soldats
et augmenter les périls de la république ; c'est une solution qu’on ne peut
pas admettre. Il supprime donc l'exil, qui serait, selon lui, la seule peine
légale, et le remplace par la prison perpétuelle, qui n'est pas prévue par la
loi. Il décrète donc, lui aussi, un genre de peine
nouveau, et fait justement ce qu’il blâme chez Silanus. Il me semble
que, puisqu-il n'est pas resté lui-même dans la légalité, il n'avait pas le
droit d'accuser les autres d'en être sortis. Ceux qui répondent à César
traitent encore moins que lui la question de légalité. Caton ne permet pas
même qu'on la pose. Il ne comprend pas qu'on parle de jugement et de justice.
On est en pleine bataille, en face d'un ennemi en armes, qui menace la
patrie. Le frapper avant qu'il ne vous frappe est un acte de légitime
défense. Dans le discours de Cicéron, la légalité occupe juste trois lignes. César, dit-il, invoque la
loi Sempronia ; mais il n'ignore pas qu'elle a été faite en faveur des
citoyens romains, et qu'un ennemi public n'est pas un citoyen[21]. Voilà tout.
Dans le reste, on ne saisit pas le moindre doute sur l'étendue de son
pouvoir. Il est tout à fait convaincu que le décret du Sénat l’a revêtu d'une
autorité illimitée, ou, selon son expression, qu'il lui a livré la
république. Voilà longtemps, disait-il
à Catilina dans la première Catilinaire,
que le consul aurait dû t'envoyer à la mort, et te
faire subir le sort dont tu nous menaces (Catilinaires, I, 1). Et ailleurs, il se fait dire par Roma patrem patriae Ciceronem libera dixit. V
La conjuration était vaincue. Cicéron avait bien raison de
croire que la lutte se déciderait à Rome, et Catilina, en la quittant, commit
une faute qui lui coûta la partie. Pendant qu'on étranglait ses amis dans le
Tullianum, il prenait beaucoup de peine pour organiser sa petite troupe. Il
en formait des cohortes et des légions, il lui procurait des armes, il
cherchait à lui donner l'apparenté d'une armée. Il y aurait réussi sans
doute, car il avait les qualités d'un soldat et d'un général ; mais dès qu'on
connut à Fæsule ce qui venait de se passer à Rome, ce fut une débandade. Les
plus timides, les moins compromis s'en allèrent ; il ne resta que ceux qui
étaient décidés à se battre et à mourir. En même temps arrivaient les troupes
de la république. Q. Metellus, accouru de FIN |
[1] Dion (XXXVII, 35) donne à ce propos un détail intéressant. Il dit que Cicéron fit prêter le serment militaire aux citoyens qui avaient l'âge de servir. C'était sans doute une réserve pour le cas où l'on en aurait besoin ; on peut y voir, je l'ai déjà dit, une sorte d'ébauche de la garde nationale.
[2] Catilinaires, IV, 10 : in omnium sermonibus ac mentibus semper haerebit.
[3] Caton parlait plusieurs heures de suite ; si bien qu'un jour César, pendant qu'il était consul, ne trouva d'autre moyen d'avoir raison de son obstruction que de le faire saisir à la tribune du Forum, et emmener par des soldats.
[4] M. Mispoulet, dans
son ouvrage intitulé :
[5] Catilinaires, IV, 3. Ces paroles, à cet endroit du discours, ne paraissent pas tout à fait à leur place. D'ailleurs, le mot prædicam, dont se sert Cicéron, semble bien indiquer qu'elles ont précédé l'ouverture du vote.
[6] Aujourd'hui même encore, dit Mérimée, il est rare qu'un Italien prononce le mot de mort, sans y ajouter comme correction : Salute a noi !
[7] Ce long exorde est suivi d'une tirade très vive à propos de ces descriptions emphatiques que certains orateurs ont faites d'une ville en proie au pillage et à l’incendie. L'idée vient tout de suite, quand on lit ce passage plein d'une ironie si malicieuse, que César fait allusion aux lieux communs de ce genre que Cicéron a prodigués dans ses divers discours et surtout dans la quatrième Catilinaire. Mais comme elle n'avait pas encore été prononcée, il faut supposer, si cette conjoncture est juste, que c'est un des morceaux où Salluste avait modifié l'original. Peut-être César avait-il raillé en passant quelque phrase déclamatoire de Silanus ou d'un autre ; Salluste en aura profité pour ajouter de lui-même quelques plaisanteries et diriger la pointe contre Cicéron.
[8] Catilinaires, IV, 4. Du reste Cicéron avait dit ailleurs, en parlant des enfers, la même chose et presque dans les mêmes termes que César : quae si falsa sunt, id quod omnes intelligent, quid ei aliud mors eripuit praeter sensum doloris.
[9] Catilinaires, II, 9 : Tantus illorum temporum dolor inustus est civitati est iam ista non modo homines sed ne pecudes quidem mihi passurus esse videantur.
[10] Voyez le début de la quatrième Catilinaire.
[11] Cicéron, ad Att., XII, 21.
[12] Pro Sestio : nihil sibi nisi de patriae periculis cogitandum putabat.
[13] Catilinaires, IV, 2, habetis ducem memorem vestri, oblitum sui.
[14] Le débat continua pourtant quelque temps encore. César, qui se voyait battu, prit la parole pour demander qu'au moins on fît grâce aux condamnés de la confiscation de leurs biens. Il ne lui semblait pas juste qu'on retint cette partie de la proposition qu'il avait faite puisqu'on rejetait le reste. Sur cette question, la lutte fut acharnée. Mais la nuit tombait, la foule au dehors donnait des signes d'impatience ; le consul demandait qu'on en finît. On accorda donc à César ce qu’il réclamait, et la séance fut levée.
[15] Cicéron, de Oratore, II, 48 : provocationem, patronam illam civitatis ac vindicem libertatis.
[16] Verrines, V, 63 ; Pro Rab., 4.
[17] Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 125.
[18] Leurs raisons ont été réunies dans une thèse soutenue en Sorbonne par M. l'abbé Bertrin sous ce titre : Num legitime prudenterque M. Tullius Cicero se gesserit in puniendis conjurationis Catitinariae consciis. Paris, 1900.
[19] Pro Milone, 26 : quo uno versiculo satis armati semper consules fuerunt.
[20] Au moins dans le discours que lui prête Salluste. Voyez 51, 22 et 51, 40.
[21] Laboulaye (Essai sur les lois criminelles des Romains,
p. 125) trouve cet argument misérable. J'avoue que cette appréciation me paraît
fort singulière chez un jurisconsulte. Hostis n'est pas ici une expression de rhéteur,
comme on semble le croire ; c'est un terme légal. Mommsen, dans son Droit public (VII de la trad . fr.),
insiste sur la confusion qui fut faite à cette époque entre la guerre civile et
la guerre avec l'étranger. C'est devenu,
dit-il, un principe juridique reconnu que le citoyen
qui a pris les armes contre son pays est un hostis
et doit être puni au moins à l'égal de l'ennemi du dehors (p. 472). Du
moment qu'il est un hostis, il n'a plus le droit de réclamer les
privilèges des citoyens, et on peut lui appliquer la justice militaire (p.
430), comme on disait chez nous pendant
[22] Catilinaires, IV, 6 ; Pro Sulla, 3.
[23] Quelques années plus tard, le consul Pison, auquel on demandait de dire ce qu'il pensait du consulat de Cicéron, se contenta de répondre : sibi crudelitatem non placere (in Pis., 6). Rien ne dut être plus pénible à Cicéron que ce mot cruel prononcé à la tribune et en présence du peuple.
[24] Tite-Live, IV, 2 ;
Cicéron dit de
[25] Mommsen le lui reproche comme une innovation dangereuse qui attribuait au Sénat un pouvoir qui ne le lui appartenait pas. Mais ce n'était une innovation que dans la forme. Quand le Sénat chargeait le consul Marius de veiller au salut de la république, c'était en réalité use condamnation capitale qu'il prononçait contre Saturninus et ses complices ; et Marius en reconnaissait la légalité puisqu'il se chargeait de l'exécuter.