I
La première Catilinaire est la plus célèbre de toutes.
C’est la seule que Salluste ait mentionnée ; c'est celle que, du temps de nos
pères, on lisait le plus pieusement dans les collèges, dont on se souvenait
volontiers et qu'on aimait à citer, quand on en était sorti. A l'époque où
nous n'avions pas encore l'expérience des révolutions populaires, nous en
demandions le spectacle à l'antiquité, et l'on comprend bien que cette lutte
dramatique d’un grand orateur et d'un grand agitateur, avec le Sénat pour
témoin et la république pour enjeu, ait passionné les imaginations. Encore
aujourd'hui, quoique les scènes de ce genre aient beaucoup perdu peur nous de
leur nouveauté, nous ne lisons pas ce beau discours sans émotion. Mais nous
ne pourrons le goûter tout à fait que s'il n'y reste rien d’obscur, et, pour
dissiper toutes les obscurités, quelques explications sont nécessaires. Il
faut d'abord se bien pénétrer de la situation de l'orateur et de ceux devant
lesquels il va parler. Cicéron tient tous les fils de la conjuration. A
plusieurs reprises, il a communiqué ce qu'il savait au Sénat, mais il n'a
réussi à provoquer, parmi les défenseurs de l'ordre établi, qu'un mouvement
éphémère ; après quelques velléités de résistance énergique, ils sont
retombés dans leur apathie. Cette fois, l'occasion lui paraît bonne pour
achever de les entraîner. Il sait que les sénateurs arrivent à la séance
pleins d'émotion et de colère. Ce qui s'était passé la veille chez Læca, le
matin chez le consul, commençait à être connu. On avait remarqué que, pendant
la nuit, les patrouilles avaient été plus nombreuses. Le Sénat devait se
tenir dans le temple de Jupiter Stator, une sorte de forteresse, vers le haut
de Avant de nous occuper de la première Catilinaire telle que
nous l'avons aujourd'hui, il y a une question qu'il faut vider. Ce discours
n'est certainement pas tout à fait celui que le Sénat entendit dans la
journée du 7 novembre. Salluste dit que Cicéron l'écrivit après l'avoir
prononcé, et nous tenons de Cicéron lui-même que c'est seulement trois ans
plus tard qu'il le publia. Ainsi le premier, le véritable discours avait été
improvisé. Dans l'éloquence politique des Romains, l'improvisation était la
règle. Rome étant un pays libre, la parole y a toujours joui d’un grand
crédit, et un homme qui ne savait pas parler n'y pouvait arriver à rien. Mais
parler, c'était proprement agir[1] et la parole
n'avait de prix qu'autant qu'elle pouvait amener un résultat. Le résultat
obtenu et l'affaire finie, le discours qui avait produit son effet ne
conservait aucune raison d'être, et, dans les premiers temps surtout, on n'y
songeait plus. C'est un peu plus tard, quand la cité se fut étendue au delà
des premières limites, lorsqu'il y eut des Romains dans les municipes et les
colonies des environs, et qu'il fut utile de les mettre au courant de ce qui
se passait à Rome, qu'on dut avoir l'idée d'y répandre les discours qui
avaient obtenu quelque succès au forum. On les écrivit donc, mais après
qu'ils avaient été prononcés, et dans leur forme primitive, en les modifiant
surtout pour les abréger et les réduire à l’essentiel[2]. Quant à écrire
d'avance un plaidoyer, un discours politique, pour le lire ou le réciter,
c'était si peu l'usage qu'on remarqua, comme une chose singulière,
qu'Hortensius l'eût fait lorsqu'il défendit Messala. Cicéron s'est donc
conduit ici comme à son ordinaire, il a improvisé d'abord son discours, et ne
l'a écrit que pour le donner au public. Si cette fois il a tardé trois ans
avant de le publier, il faut l'attribuer sans doute aux événements qui ont
suivi et qui lui lassèrent peu de liberté. Qu'il ne se soit pas fait beaucoup
de scrupules de le modifier en l'écrivant, on n'en peut guère douter ;
c'était son habitude[3]. L'important
serait de savoir quelle est la nature de ces modifications, et si elles
allaient jusqu’à altérer d'une manière grave la forme ou le fond de l'ancien
discours. De ce discours primitif, il ne reste rien ; et pourtant
nous avons la chance de pouvoir nous en faire quelque idée. Le lendemain du
jour où s'était tenue la séance du Sénat, Cicéron crut devoir raconter au
peuple ce qu'on y avait fait, et voici, d'après ce récit, comment les choses
ont dû se passer. Au début, au lieu de proposer un ordre du jour, comme
c'était l'usage, et de demander à chaque sénateur son opinion, Cicéron crut
devoir user de son droit de président pour les entretenir de la situation
présente. Il est probable qu'on croyait que Catilina n'aurait pas l'audace de
se présenter, mais il tenait à donner le change jusqu'au bout et il voulait
se justifier s'il était attaqué. Quand on le vit entrer, personne ne
s'approcha de lui pour l'entretenir, personne ne répondit à son salut. On
s'éloignait à son approche, et sur le banc où il s'assit-il se trouva seul.
Cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé, dut le surprendre et
l'intimider ; Cicéron, au contraire, y puisa une énergie qui ne lui était pas
ordinaire. S'adressant à Catilina et le faisant lever, il lui demanda ce
qu'il avait fait la veille et s'il n'avait pas assisté à la réunion qui
s'était tenue chez Læca. Catilina, troublé par la vivacité de l'attaque, et
encore plus par l'attitude de ses collègues, ne répondit rien. Ce silence
d'un homme si audacieux d'ordinaire était déjà un grand succès pour Cicéron,
et il en a triomphé plus tard. Catilina s'est tu
devant moi ! disait- il avec orgueil (Orator, 37). Aussitôt il en profite pour le presser de questions
il lui met devant les yeux ses projets qu’il a découverts, il détaille tout
le plan de la guerre civile qu'il prépare. Catilina, de plus en plus troublé,
n'oppose à ces violentes attaques que des réponses embarrassées. Il hésitait, il était pris[4]. Le consul entame alors un discours suivi,
il cherche à lui démontrer qu'il ne peut plus rester à Rome, où tout le monde
le regarde comme un mauvais citoyen ou plutôt comme un mortel ennemi. Il lui demande pourquoi il paraît balancer à partir pour
ces lieux où depuis si longtemps il était décidé à se rendre puisqu’il y
avait envoyé devant lui une provision d’armes, des faisceaux, des haches, des
trompettes, des drapeaux, et cette aigle d'argent de Marius, à laquelle il
rendait un culte secret dans sa maison et qu'il honorait par des crimes.
Il le presse d'aller retrouver ses soldats, qui campent à Fæsulæ, et le
centurion Manlius qui l'attend pour déclarer la guerre au peuple romain.
C'est, comme on le voit, le sujet même et presque les expressions de la
première Catilinaire. La seule différence est que cette partie avait été
précédée dans le discours original par une sorte de combat singulier entre
les deux adversaires, qui ne se retrouve plus, au moins sous cette forme,
dans celui que nous possédons. Chez nous, dans nos assemblées politiques, les luttes
personnelles sont sévèrement défendues. Le règlement les interdit, et dès
qu'elles menacent de se produire, le président, sans y réussir toujours,
s'efforce de les arrêter. A Rome, on leur laissait une pleine liberté. Sous
le nom d'altercatio
ou d'interrogatio,
elles avaient pris une place régulière, officielle, dans les combats de la
parole ; tantôt elles précédaient le discours suivi (oratio perpetua), tantôt elles
lui succédaient[5]
; il y avait même des cas où elles étaient tout le discours, par exemple dans
les affaires criminelles, où le témoin était livré à l'avocat de
l'adversaire, qui l'embarrassait de questions insidieuses, le troublait, le
raillait, pour le rendre ridicule ou suspect[6]. Les lettres de
Cicéron montrent que, dans le Sénat lui-même, malgré la gravité qu'on
attribue d'ordinaire à cette auguste assemblée ; ces combats corps à corps,
qui n'existaient pas à l'origine, étaient devenus très fréquents. Avec la vivacité de son esprit et sa verve mordante,
Cicéron devait y être incomparable. Mais quand plus tard il donnait son
discours au public, il comprenait bien que l'altercatio n'y pouvait guère
avoir de place. Ces dialogues passionnés, disait-il, ces vives ripostes,
n'ont toute leur force et tout leur agrément que quand on assiste au débat et
qu'on participe à la chaleur de la discussion[7] ; et il les
fondait habilement dans le discours. C'est ce qu'il a fait pour la première
Catilinaire. L'altercatio
en a disparu, et pourtant il semble qu'en cherchant bien, on en retrouve
quelque trace. L'ardeur de la lutte y est restée, et même dans ces phrases
qui se suivent, le dialogue parfois se devine. L'orateur presse son adversaire
d'interrogations passionnées Te souviens-tu ?
. . . peux-tu nier ? . . . Il note ses réponses
quand il en fait : Tu me dis : Fais une proposition
au Sénat. Il triomphe encore plus de son silence : Pourquoi donc te taire ? essaie de me contredire ; je te
convaincrai de mensonge. Par moments, il parait comme enivré de son
succès, et sa joie se trahit par cet air d'insolence d'un homme qui
brandirait bravement une épée contre l'ennemi qui se dérobe : non feram,
non patiar,
non sinam !
Si dans cette partie même, où il ne pouvait pas reproduire exactement le
discours primitif, il tient encore à s'en rapprocher, s'il veut au moins de
quelque manière en rappeler le souvenir, pourquoi s'en éloignerait-il
ailleurs sans nécessité ? il n'avait aucune raison de refaire ce qui avait si
parfaitement réussi et obtenu tout le résultat qu'il souhaitait. Il est donc
naturel qu'il ait fidèlement reproduit ses paroles, et pour les reproduire,
il lui suffisait de consulter les notes que ses secrétaires avaient prises
soit pendant qu'il parlait, soit plus tard, ou de se fier à sa mémoire dont
on connaît la merveilleuse fidélité[8]. C'est ce qu'il a
fait pour ses autres discours, c'est ce qu'il a dû faire pour celui-ci. Sans
doute, il n'est pas impossible qu'il ait cru devoir appuyer sur quelques
points, qu'il avait plus rapidement traités la première fois, encore que la
première Catilinaire soit assez courte et dans les limites ordinaires d'un
discours sénatorial ; peut-être aussi a-t-il arrondi quelques périodes,
ajouté quelque trait piquant, quelque épithète élégante, par amour-propre
incurable de lettré ; mais ces changements ont dû être de fort peu
d'importance, et l'on est en droit de croire que, pour l'essentiel, le
discours que nous lisons aujourd'hui est à peu près le même que celui qui fut
prononcé devant le Sénat romain dans cette glorieuse journée. Ce point acquis, abordons le discours lui-même. Rien de
plus délicat, de plus compliqué que les circonstances dans lesquelles Cicéron
prend la parole. Il veut obtenir de Catilina qu'il s'éloigne volontairement
de Rome. Il emploie, pour le convaincre, toutes les ressources de son art ;
il mêle les menaces aux prières ; il énumère, avec une franchise qui ne
paraît pas toujours fort adroite, les raisons qu'il a de le lui demander. On
ne sera pas surpris qu'il songe à sa sécurité personnelle. Souvenons-nous que
le matin même il avait été l'objet d'une tentative d'assassinat, et que ce
n'était pas la première. Après avoir essayé plusieurs fois de le faire tuer
sur la voie publique, on venait d'envoyer des gens l'assassiner chez lui. Son
émotion, et même sa frayeur se comprennent. Entre lui et cet ennemi, qui ne
lui laisse aucun répit, il lui faut mettre une barrière, ou, comme il dit, placer un mur qui lui permette de respirer en paix.
Mais, s'il est préoccupé de ses dangers, on comprend bien qu'il insiste
encore plus sur ceux que courent ses concitoyens. Il est convaincu qu'en
éloignant Catilina, il assure la tranquillité publique. Ce qu'il y a de
curieux dans la situation, c'est que Catilina est aussi désireux de s'en
aller que Cicéron de le voir partir. On pense bien que leurs raisons ne sont
pas les mêmes. Cicéron croit que le départ de Catilina est le salut de la
république, et Catilina qu'il en sera la perte, et les motifs qui le leur
font croire sont faciles à comprendre. Catilina est avant tout un soldat ; il
a peu de confiance dans ses partisans de Rome, qui parlent tant et agissent
si peu. Il lui tarde de se trouver an milieu de ces vieilles bandes qui lui
semblent la véritable force de la conjuration. Pour Cicéron, que la politique
a occupé toute sa vie, qui ne jette guère les yeux au delà de cette ville
qu'il n'a presque jamais quittée, la conjuration est toute à Rome, et c'est
là qu'il faut la combattre et la vaincre. Le reste sera l'affaire des légions
dont la victoire ne lui paraît pas douteuse. D'ailleurs il connaît aussi bien
que Catilina ce que valent les conjurés de Rome : il sait que leur chef seul
est à craindre, et il pense qu'une fois qu'il n'y sera plus, on aura
facilement raison des autres. Voilà pourquoi il souhaite si ardemment son
départ. On dira sans doute qu'il n'avait pas besoin de le prier avec tant
d'instances de partir, puisqu'il pouvait l'y contraindre. Le sénatus-consulte
dont il état armé lui en donnait le pouvoir, et si, comme on l'a vu, il
répugnait à se charger seul d'une initiative aussi redoutable, il pouvait
demander franchement au Sénat de partager la responsabilité avec lui. Mais il
pouvait craindre aussi que le Sénat s'y refusât ; il n'ignorait pas qu'un
grand nombre de sénateurs, la majorité peut-être, n’était pas disposée à
prendre des mesures compromettantes. Ce qui prouve qu'il le savait, c'est un
incident curieux qui se passa pendant la lutte. A un moment où Cicéron
pressait le plus vivement son adversaire de partir de lui-même et de ne pas
attendre que le Sénat le condamnât à l'exil, Catilina, payant d'audace,
répondit qu'au contraire il voulait lui faire décider la question. Fais-en la proposition, dit-il au consul, et s'il me
condamne, j'obéirai. Pour parler avec cette assurance, il fallait
qu'il ne doutât pas que le Sénat n'en ferait rien. Cicéron aussi le
soupçonnait, et, comme il ne voulait pas s'exposer à un refus, il s'en tira
par un expédient habile. Non, lui
répondit-il, je ne ferai pas une proposition
formelle, qui répugne à mon caractère[9], mais tu vas savoir tout de même ce que le Sénat pense de
toi ; alors, s'adressant encore plus directement à lui et avec plus de
force : Catilina, lui dit-il, sors de Rome, délivre la république de ses terreurs, et,
si c'est ce mot que tu attends, pars pour l'exil. Le mot lâché, il se
tut. Le Sénat ne répondit rien. Aucune approbation ne se fit entendre, mais
aussi aucun murmure et Cicéron, sans doute après s'être tu un moment,
reprenant la parole : Tu vois, dit-il, ils m'ont entendu et ils se taisent. Qu'est-il besoin que
leur voix te bannisse, quand leur silence te dit leur sentiment ? et
il continua sur ce ton[10]. Il était donc convaincu qu'il ne pouvait
demander aux sénateurs d'autre manifestation que de ne rien dire ; leur
courage n'allait pas plus loin que le silence. Cette scène est
caractéristique ; il faut s'en souvenir quand on est tenté d'accuser Cicéron
de faiblesse. Que pouvait-il faire, n'ayant pour appui que des gens qu'il
savait incapables de résolutions viriles ? Puisqu'il n'ose pas imposer l'exil
à Catilina, il se voit réduit à le lui conseiller[11]. Il lui montre,
avec toute l'habileté de son éloquence insinuante, la honte qu'il y a pour
lui à vivre parmi des concitoyens qui le redoutent et qui le détestent. Il va
jusqu'à s'attendrir sur le sort que lui fait cette haine générale. Il lui
demande, à plusieurs reprises, de s'en aller, comme un service personnel, et
suppose que Rome elle-même prend la parole pour l'en prier, quoiqu'il sache
très bien que Catilina n'avait aucun désir de rendre service à ses ennemis,
et qu'un homme comme lui, qu'il accuse de vouloir mettre le feu à la ville,
ne pouvait pas être très sensible à la prosopopée de L'embarras de la situation s'y reflète, et cet embarras
est tel que Cicéron lui-même, quand, le lendemain, il raconta au peuple ce
qui venait de se passer, manquait de termes pour expliquer comment il s'était
fait que Catilina fût part. Nous l'avons chassé,
disait-il, ou, si vous aimez mieux, nous lui avons
ouvert les portes, ou, mieux encore, nous l'avons accompagné de nos paroles
pendant qu'il s'en allait (Cat. II, 1). La première expression (ejecimus)
est évidemment trop forte, et Cicéron s'est défendu lui-même, un peu plus
loin, de l'avoir mis dehors ; ce n'est que plus tard qu'il s'en est fait
honneur comme d'un titre de gloire. Le second mot (emisimus) est déjà plus juste ;
on ne lui a pas seulement tenu la porte ouverte, on 1'a un peu poussé pour
qu'il sortît, comme on faisait aux bêtes qu'on lançait dans l'arène. Mais le
dernier (egredientem
verbis prosecuti sumus) est la vérité même. Catilina partait ;
Cicéron l'a accompagné de ses invectives. On ne devait pas le laisser quitter
Rome fièrement, la tête haute, comme un de ces généraux de l'ancien temps
auquel ses amis faisaient cortège du Capitole aux portes de la ville,
lorsqu’il allait prendre le commandement d'une armée. Il fallait qu’au
dernier moment une voix éloquente soulevât contre lui l’indignation des
honnêtes gens, et qu'il s'en allât le front courbé sous les anathèmes du
consul. Tel était le dessein de Cicéron dans sa première Catilinaire, et
puisqu'il y a réussi, Salluste a bien raison de dire qu'elle
fut utile à la république. II
Pendant le discours de Cicéron, Catilina s'était ressaisi
; quand le consul se rassit, il prit la parole pour lui répondre. Il voyait
bien que l'assemblée ne lui était pas favorable et qu'il fallait d'abord la
ramener. Au lieu de ce ton insolent qu'il avait pris dans la séance où il
répondit à Caton, Salluste dit qu'il baissa les yeux
et parla d'une voix suppliante, ce n'était pas son habitude. Mais il
n'avait pas les mêmes raisons de ménager Cicéron ; au contraire, il chercha
en le malmenant à flatter les passions aristocratiques de son auditoire. Il
parla de la gens Sergia, des services de ses aïeux et des siens et demanda s'il était possible de croire qu'un patricien,
comme lui, issu d'une telle race, eût voulu perdre la république, tandis
qu'elle serait sauvée par M. Tullius, un citoyen de la veille, presque un
étranger[13].
Il voulait continuer sur ce ton, mais on ne le laissa pas poursuivre ; les
belles paroles du consul résonnaient encore à toutes les oreilles. Il fut
interrompu, traité par tout le monde d'ennemi public et sortit furieux de la
curie. Il ne lui restait plus qu’à quitter Rome. On a vu qu'il y
était décidé. Il paraît bien pourtant qu'au dernier moment il hésita,
puisqu'on dit qu'il roulait mille projets dans son
esprit. Il allait jouer la partie suprême et pouvait se demander si
vraiment il avait raison de s'éloigner du Forum et du Sénat et de laisser à
d'autres la direction de son entreprise. Mais, d'un autre côté, il voyait que
le gouvernement se préparait à la lutte et qu’il allait lever des troupes. Il
avait intérêt à le devancer et à mettre sa petite armée en mouvement, avant
qu'on eût le temps de réunir des légions. De plus, la scène à laquelle il
venait d'assister devait lui donner à réfléchir. Il ne pouvait plus douter du
changement qui se faisait dans l'opinion publique. Ses projets commençaient à
être connus et condamnés. Le consul et le Sénat avaient, pour la première
fois, donné quelques preuves d'énergie : on pouvait s'attendre à tout. Au
milieu de la nuit, pendant qu'il écrivait à Catulus pour l'informer de ses
résolutions, on vint lui dire qu'on se préparait à l'arrêter[14]. Il le crut, et
se hâta de partir avec quelques fidèles. L'émotion dut être grande à Rome le lendemain ; quand on
apprit son départ. Depuis quelques jours, la ville était en train de changer
d'aspect. Les précautions prises par le consul, et qu'il se gardait bien de
dissimuler, avaient tout d'un coup révélé le danger. Des jouissances d'une longue paix, on se trouvait
brusquement jeté dans les terreurs d'une guerre civile. Tout le monde était
inquiet, agité. Les femmes surtout, pour qui, en
raison de la puissance de la république, les craintes de la guerre étaient
chose inconnue, se livraient à une douleur bruyante ; elles tendaient les
mains au ciel, s'apitoyaient sur leurs enfants, pressaient les passants de
questions et s'effrayaient de tout (Salluste, 31). Quand on vit
Catilina sortir de Rome, personne ne douta plus que les hostilités allaient
commencer. Cicéron en doutait moins que tous les autres. Aussi
s'empressa-t-il de prendre les mesures les plus urgentes pour mettre la ville
à l’abri d'un coup de main. Avec les hommes dont il disposait, quoiqu'ils
fussent peu nombreux, il croyait pouvoir répondre de la sûreté des rues. Il
recommanda plus que jamais aux citoyens de veiller à la défense de leurs
maisons. Dès la première heure, les colonies, les municipes de
l'Italie furent prévenus de fermer leurs portes et de se tenir sur leurs
gardes. Ce n'était pas assez ; pour avoir raison de Catilina, il fallait
songer à réunir des forces sérieuses. Par un hasard heureux, il y avait aux
portes de Rome deux généraux, Q. Marcius Rex et Q. Metellus Creticus, qui
demandaient les honneurs du triomphe, auxquels ils avaient droit, et qu'on
leur contestait. En attendant qu'on les leur accordât, ils avaient gardé
quelques troupes, selon l'usage, pour accompagner leur char triomphal, quand
on leur permettrait de monter au Capitole. On usa sans retard de ces soldats qu'on avait sous la main
: Metellus fut envoyé dans l'Apulie, où les esclaves remuaient, Marcius Rex à
Fæsulæ, et même ce dernier, qui était parti avant la séance du 7 novembre,
parvint à y devancer l'arrivée de Catilina. En même temps, on ordonna des
levées autour de Rome, et on décida d'en former une armée, qui serait placée
sous le commandement de l'autre consul, Antoine. Les deux préteurs, Q.
Pompeius Rufus et Q. Metellus Celer, furent envoyés en toute hâte, l'un à
Capoue, l'autre dans le Picenum, au pied de l'Apennin. Là, se trouvaient
trois légions qui probablement surveillaient les mouvements des Gaulois (legiones
gallicanæ). Metellus reçut l'ordre de les compléter et d’empêcher
Catilina de se jeter dans Comme il fallait les faire agréer par le Sénat, le Sénat
fut immédiatement convoqué[15]. Mais, afin
qu'il n’y eût pas de temps perdu, pendant que les sénateurs se rendaient à la
curie, Cicéron réunit le peuple autour de la tribune et prononça ce qu'on
appelle la seconde Catilinaire. Ce discours a une grande qualité, la plus
grande qu'un discours puisse avoir : il est vivant. C'est du reste le
caractère de presque tous ceux que Cicéron a prononcés devant le peuple. Ses
harangues sénatoriales ont plus de magnificence, mais elles sont aussi plus
froides, plus apprêtées. Quand il parle au peuple, on sent qu'il est tout à
fait à son aise, il y met plus de gaîté et d'entrain. Il avait bien raison,
dans sa polémique avec Brutus, à propos des Attiques, de prétendre qu'il
était un orateur populaire. Cicéron montait à la tribune pour apprendre au peuple ce
qui venait de se passer, mais son dessein était surtout de l'empêcher d'en
concevoir quelque alarme, et il lui devait être d'autant plus facile de le
rassurer qu'en ce moment il avait lui-même une pleine confiance. Comme il
arrive souvent aux timides, il était tenté de croire qu'on supprime un danger
quand on l'éloigne. Le départ de Catilina lui paraît être le salut définitif
de la république : aussi sent-on, au début de son discours, sa joie qui
déborde. C'est vraiment un chant de triomphe qu'il entonne : exultat,
triumphat
oratio mea ; les mots se pressent sur ses lèvres pour dire que
l'ennemi public n’est plus à Rome : abiit, excessit, evasit, erupit. Il vient à peine d’en sortir, et il lui
semble déjà que tout a pris un air nouveau : relevata mihi et recreata respublica videtur. Pour achever de convaincre ceux qui l'écoutent que le
succès est certain, ne suffit-il pas d'opposer les uns aux autres les
défenseurs de la république et ses adversaires ? Ce parallèle est l'occasion
pour lui de nous faire de ces peintures ou il excelle. Tout le parti de
Catilina, avec ses divisions et ses subdivisions, passe devant nos yeux. Le
peuple devait trouver un grand plaisir à ces portraits si vivants et sous
lesquels il état aisé de mettre des noms propres. Cicéron insiste moins sur
l'armée de l'ordre ; une courte énumération lui suffit : il se contente de
rappeler qu'elle comprend le Sénat, les chevaliers, le véritable peuple
romain, les colonies, les municipes, la fleur et la
force de l'Italie. S'il n'en dit pas davantage, c'est qu'il n'a pas
beaucoup de bien à en dire ; il conserve peu d'illusions sur ses partisans :
il sait par expérience qu'on ne les retrouve pas toujours au moment du
danger, qu'ils sont timides, irrésolus, attachés à leur intérêt, qu'ils
craignent de se compromettre, qu'ils tiennent surtout à n'être pas troublés
dans leur tranquillité. Ce qui prouve qu'il les connaît, c'est qu'à deux
reprises, il leur promet qu'il conservera la paix sans
qu'ils se donnent aucun embarras et que leur repos soit troublé[16]. Ils n'étaient
pas gens à sacrifier la régularité de leurs habitudes et de leurs plaisirs au
salut de la république. Une des raisons qui rendaient Cicéron si heureux du départ
de Catilina, c'est qu'il lui semblait que désormais il ne pouvait rester de
doute sur ses projets. Enfin, disait-il, nous allons combattre au grand jour ; le voilà réduit à
faire ouvertement son métier de brigand[17]. Le but que je me proposais, je l'ai atteint il n'y a
plus personne qui ne soit forcé d'avouer l'existence de la conjuration.
Il se trompait, tout le monde ne fut pas convaincu. Il restait des gens, — en
petit nombre sans doute, — qui affectaient de croire, ou de dire, que
Catilina n'était pas coupable et qui accusaient le Sénat de l'avoir exilé
sans jugement. Ils disaient que cet homme de bien avait accepté sans se
plaindre un arrêt injuste, pour ne pas troubler la tranquillité publique ;
qu'il n'était pas vrai, comme on le prétendait, qu'il se rendît au camp de
Manlius, qu'au lieu d'aller prendre le commandement de troupes révoltées, il
se dirigeait tout simplement vers Marseille, c'est-à-dire vers la ville que
les grands personnages bannis de Rome choisissaient de préférence pour y
passer le temps de leur exil. C'est ce qu'avait prétendu Catilina lui-même en
partant, et ce qu'il écrivit à quelques-uns de ses amis, sans doute pour
qu'on n'eût pas l'idée de le poursuivre. Cicéron se contentait de répondre
qu'il voudrait bien que ce fût vrai, et qu'en bon citoyen, il serait heureux
qu'on pût éviter ainsi une guerre civile, mais que malheureusement il n'était
que trop sûr de ce que Catilina voulait faire. Dans
trois jours, disait-il, vous saurez où il est
allé. Il était parti par la voie Aurelia, qui en effet pouvait mener à
Marseille comme à Fæsulæ. Il semblait s'éloigner à regret et marchait
lentement. Il s'arrêta même pendant trois jours à Arretium, chez un ami. De
là, il se rendit au camp de Manlius où, renonçant à toute dissimulation, il
revêtit les ornements consulaires et se fit précéder par les faisceaux. Le
Sénat, en l'apprenant, les déclara, lui et Manlius, ennemis de la patrie :
c'était les mettre tous les deux hors la loi. Le jour de son départ, il se passa un événement qui dut
faire une impression profonde dans Rome. Un jeune homme, A. Fulvius, fils
d'un sénateur, qu'entraînait sans doute cet empire que Catilina exerçait sur
la jeunesse, se mit en route pour le suivre ; mais il fut rejoint par son
père, qui le ramena chez lui, le condamna à mourir et le fit exécuter. On
n'était plus accoutumé à ces sévérités d'autrefois, et il est probable que
beaucoup en furent épouvantés. Salluste, qui a raconté le fait, n'ajoute pas
un mot d'éloge ou de blâme. Quelques années plus tard, Virgile, dans le
souvenir qu'il donne aux grands Romains de la république, ayant à défendre le
consul Brutus, juge et bourreau de ses enfants, se demande quel jugement la
postérité portera sur cette action que les aïeux ont glorifiée. Quant à lui,
il ne peut s'empêcher de jeter un cri d'immense pitié : Infelix ! Utcumque ferent ea facta nepotes Vincer amor patriae ! (Æn., VI, 822). III
La joie de Cicéron, quand il apprit le départ de Catilina,
n'était pas sans quelques nuages. Il avait espéré qu'il emmènerait tout son
monde avec lui, et il fut très mécontent de voir qu'il n'était suivi que de
quelques inconnus. Aussi employa-t-il toute son éloquence pour persuader aux
autres de l'aller retrouver : Les portes sont
ouvertes, leur disait-il ; les chemins sont
libres, leur chef les attend ; le laisseront-ils se consumer de désirs ?
Dans tous les cas, s'ils s'obstinent à rester, il leur conseille de se tenir
tranquilles. Au moindre mouvement qu’ils feront, ils
verront bien que Rome possède des consuls vigilants, des magistrats dévoués,
un Sénat ferme et vigoureux ; qu'elle a des armes et une prison, que les
ancêtres ont bâtie pour la punition des grands crimes[18]. Ils ne partirent pas et continuèrent à conspirer.
Peut-être le départ du chef fut-il un soulagement pour plusieurs d'entre eux.
On ne s'entendait plus tout à fait dans le parti. Il y avait des ambitieux
qui supportaient mal la supériorité de Catilina et entendaient travailler
pour leur compte. Ceux-là n'étaient pas fâchés d'être délivrés d'une autorité
gênante et de pouvoir agir à leur fantaisie. Catilina parti, le premier rang,
parmi les conjurés, appartenait sans conteste à P. Cornelius Lentulus Sura,
d'une des premières familles de Rome, dont la vie politique avait été assez
accidentée. Son nom, et sans doute aussi la faveur de Sylla, l'avaient amené
très vite au consulat. Mais il s'était montré, dans ses magistratures, si
effronté voleur, qu'il finit par indisposer contre lui son protecteur
lui-même, quoique fort indulgent pour ces sortes de méfaits. A tous les
reproches qu'on lui faisait, il répondait par des bons mots. Accusé de
malversation manifeste, il acheta ses juges, et, comme il fut absous à deux
voix de majorité : J'en ai payé un de trop,
dit-il. Il en fit tant que les censeurs, en Celui-là était un de ces conspirateurs d'habitude et de
tempérament, comme nous en avons connu plusieurs de notre temps, toujours
prêts à se jeter dans quelque aventure. Quand il était décidé à tenter un
coup de main, il ne souffrait pas qu'on y mît aucun retard, et traitait de
lâches tous ceux qui se permettaient de présenter quelque observation. La
conjuration était donc ballottée entre ces deux extrêmes d'audace et de timidité,
et il état naturel qu’on ne s'y entendît guère. On finit pourtant par se
mettre d'accord sur le moment où le coup se ferait. Ce devait être vers les
derniers jours du mois de décembre, pendant les saturnales, qui étaient une
sorte de carnaval pour les Romains. Cethegus ne manquait pas de trouver,
selon son habitude, qu'on attendait trop longtemps, mais on lui répondit que
le massacre serait plus facile au milieu du tumulte d'une fête, que les
tribuns entraient en charge le 10 décembre, et que l'un d'eux, Calpurnius
Bestia, avait promis d'exciter les passions populaires contre Cicéron en
l'attaquant à la tribune. La véritable raison était sans doute que Catilina
devait intervenir dans la lutte et qu'il fallait lui laisser le temps de se
préparer. En attendant le jour fixé, les conjurés cherchaient à
faire des recrues. On les prenait un peu partout, et sans beaucoup de choix.
En même temps que des citoyens, il parut bon d'enrôler aussi des étrangers ;
et précisément, il y avait alors à Rome une députation des Allobroges avec
laquelle on pensa qu'on pourrait s'entendre. C'était une nation gauloise, qui
habitait entre le Rhône et l'Isère, dans les pays qui ont formé plus tard le
Dauphiné et On pensa qu'en cet état, ils prêteraient volontiers
l'oreille aux propositions qu'on pourrait leur faire. Leur aide n'était pas à
dédaigner ; c'était une nation guerrière, qui pouvait surtout fournir à
Catilina des cavaliers, c'est-à-dire ce qui manque le plus à une armée
improvisée. Un affranchi, Umbrenus, qui avait fait des affaires en Gaule et y
connaissait les hommes les plus importants, fut chargé de leur faire des
ouvertures. Il les aborda au Forum, probablement pendant qu'ils étaient dans
le Grécostase, un portique où se tenaient les ambassadeurs des peuples
étrangers auxquels le Sénat donnait audience. Il parut écouter leurs plaintes
avec sympathie et leur dit que, s'ils étaient des gens de coeur, il leur
fournirait un moyen de se délivrer de leurs misères. Puis, il les amena chez
Sempronia, dans la maison de D. Brutus, qui était voisine, et les mit en
relation avec Gabinius, un conjuré d'importance, qu'on envoya chercher[21]. Quand ils surent d’une manière encore vague de quoi il
s'agissait et ce qu'on demandait d'eux, ils furent pris d'une grande
incertitude. Ce n'étaient pas des motifs d'honneur qui les faisaient hésiter
: ils se demandaient simplement ce qui leur serait le plus utile, et s'ils
gagneraient davantage à participer à la conjuration ou à la trahir. Ils
consultèrent Fabius Sanga, leur patron, qui leur montra que c'était le
gouvernement qui avait le plus de chance de réussir, et n'eut pas de peine à
les décider à se mettre avec les plus forts. Cicéron fut aussitôt averti, et
il demanda aux députés de continuer la négociation. C'était un merveilleux moyen de connaître les plans des
conjurés et de les prendre tous à la fois, du même coup de filet. Avant de
s'engager, les Allobroges avaient besoin de savoir si le complot était
sérieux. Il était naturel qu'on leur fît connaître les noms et les projets de
ceux auxquels on leur demandait de s'associer. Ils étaient en droit d'exiger
des assurances formelles, des promesses écrites, qu'ils pourraient
communiquer à leurs compatriotes pour obtenir leur adhésion. Rien ne leur fut
refusé. C'est ainsi qu'ils furent mis au courant de fout ce qui se préparait
et qu'ils obtinrent des lettres des principaux conjurés écrites de leur main,
avec leur nom, et leur sceau. — Ces barbares étaient des gens avisés et qui
surent parfaitement jouer leur rôle. Quand tout fut prêt, ils annoncèrent leur départ pour le 3
décembre au matin. Ils devaient suivre la voie Flaminienne, qui passe le
Tibre sur le pont Mulvius (ponte Molle). Cicéron avait eu soin de prévenir
deux préteurs qui lui étaient dévoués, L. Valerius Flaccus et C. Pomptinus ; ils
amenèrent sans bruit des soldats dont ils étaient sûrs et les cachèrent dans
deux fermes, des deux côtés du pont. Les Allobroges arrivèrent à la fin de la
troisième veille de la nuit (vers quatre heures). Ils avaient avec eux T.
Volturcius de Crotone, chargé de les accompagner au camp de Catilina où ils
devaient s'arrêter en passant, et quelques conjurés qui leur faisaient la
conduite. Quand ils furent engagés sur le pont, les troupes
sortirent de leurs cachettes en poussant de grands cris. Les Allobroges,
comme on pense, ne se défendirent pas ; les autres, voyant la résistance
impossible, se laissèrent prendre, et tout le monde fût ramené à Rome. Aussitôt on avertit le consul qui, au petit jour, manda
les plus compromis parmi les conspirateurs. Il état décidé à n'en poursuivre que neuf ; sur ce nombre,
quatre seulement furent trouvés chez eux, un cinquième se sauva au dernier
moment, mais il fut repris dans la journée. On les tint sous bonne garde, en
attendant que le Sénat décidât de leur sort. Le consul l'avait immédiatement
convoqué, et il devait se réunir sans retard dans le temple de La séance du Sénat ne fut presque qu'un long
interrogatoire. On introduisit d'abord Volturcius avec les députés des
Allobroges. Il tremblait de peur, mais on lui promit qu'il ne serait pas
poursuivi, et il dit tout ce qu'on voulait savoir. Comme on l'envoyait chez
Catilina pour prendre les dernières dispositions, il était au courant de tous
les projets, et les fit connaître. Les députés, auxquels on n'avait rien
caché, furent intarissables de détails. Quand vint le tour des inculpés, il
ne fut pas difficile d'obtenir un aveu de Gabinius et de Statilius. Cethegus
opposa plus de résistance. On avait fait une perquisition chez lui et on y
avait trouvé une grande quantité de poignards et d'épées ; il prétendit, pour
se justifier, qu'il avait toujours été amateur de belles lames. Mais quand on
lui mit sous les veux sa lettre aux chefs des Gaulois, signée de sa main, il
se troubla et cessa de nier. Lentulus s'était plus compromis que les autres
par ses vantardises. Pour se donner de l'importance, il avait entretenu les
députés d'un oracle sibyllin, qui annonçait que trois personnes de la famille
des Cornelii occuperaient à Rome le pouvoir souverain. Cinna et Sylla avaient
été les deux premiers ; il ne doutait pas qu'il dût être le troisième,
d'autant plus que les haruspices, qu'il consultait aussi, lui affirmaient que
le temps était arrivé où l'oracle allait s’accomplir. Dans la séance du
Sénat, lorsqu'on lui présenta sa lettre aux Allobroges, il nia l’avoir écrite
; mais il fut bien forcé d'avouer que le sceau était le sien. En effet, lui dit Cicéron, cette
empreinte est facile à reconnaître : c'est l'image de ton aïeul, un grand
homme de bien, qui aimait sa patrie avec passion. Toute muette, qu'elle est,
elle aurait dû t'empêcher de commettre un crime si abominable.
Confronté avec les députés, il le prit d'abord de très haut, et il eut l’air
de ne pas les connaître. Mais quand ils lui demandèrent s'il ne se souvenait
pas de leur avoir parlé des livres sibyllins, son assurance tomba tout d'un
coup, et, à la surprise générale, il avoua en balbutiant tout ce qu’on lui
reprochait. Il se reconnut même l'auteur d'une lettre qu'il avait remise,
sans la signer, à Volturcius pour Catilina, et qui était ainsi conçue : Tu sauras qui je suis par celui que je t'envoie. Sois
homme de cœur ; songe à la situation où tu t'es mis, et vois à quoi la
nécessité t'oblige ; prends des auxiliaires partout, même dans les rangs les
plus bas[23]. Cette lettre, presque impertinente, prouve qu'entre le
chef et les complices il y avait des dissentiments graves. Elle faisait
allusion à la répugnance qu'éprouvait Catilina à enrôler des esclaves parmi
ses soldats ; Lentulus n'avait pas les mêmes scrupules. Après ces
interrogatoires, aucun doute ne pouvait rester. Les lettres, les cachets,
l'écriture, l'aveu des accusés fournissaient une preuve irrécusable du crime.
Mais Cicéron ajoute que ceux qui assistaient à la scène en avaient sous les
yeux des indices encore plus certains. A voir la
pâleur des coupables, leurs yeux baissés vers la terre, leur attitude morne,
leur consternation, les regards furtifs qu'ils se lançaient mutuellement, ils
semblaient moins des malheureux qu'on accuse que des criminels qui se
dénoncent eux-mêmes[24]. La délibération
fut courte. A l'unanimité, on décida que les neuf prévenus étaient coupables
et que ceux qu'on avait pu saisir resteraient prisonniers jusqu'à leur
condamnation définitive. Lentulus était préteur et, les magistrats étant
inviolables, ne pouvait être légalement poursuivi qu'après qu'il serait sorti
de charge. On venait de voir le consul, respectant jusqu'à la fin la dignité
dont l'accusé était revêtu, le conduire au Sénat par la main, tandis que ses
complices y étaient amenés entre des soldats. Pour supprimer toute apparence
d'illégalité, Lentulus fut pressé d'abdiquer, et il y consentit. On vota
ensuite des remerciements au consul pour avoir
préservé la ville de l'incendie, les citoyens du massacre, l'Italie de la
guerre civile. Des éloges furent accordés aux préteurs pour leur
conduite dans l'affaire du pont Milvius. Antoine lui-même, l'autre consul,
eut aussi sa part : on ne pouvait pas le féliciter du bien qu'il avait fait ;
on le remercia de s'être abstenu de faire du mal. Les Dieux ne furent pas
oubliés ; on décida de leur adresser ces prières solennelles d'actions de
grâces qu'on appelait des supplications. On ne les votait jusque là qu'après
quelque victoire, et pour glorifier le général qui l’avait remportée ;
c'était la première fois qu'on faisait cet honneur à un citoyen qui ne commandait
pas des armées et n'avait pas cessé de porter la toge. On comprend que
Cicéron ne manque pas de le faire remarquer. Le jour baissait ; il était accablé de fatigue, et
pourtant il lui restait quelque chose à faire. Il sortit du Sénat pendant
qu'on achevait de rédiger les derniers décrets, et parut au Forum, où une
foule immense était réunie elle attendait qu'on lui fît savoir ce qui venait
de se passer. Remarquons à cette occasion à quel point la vie politique était
intense dans ces républiques anciennes. Les communications ne cessaient
jamais entre le peuple et ses magistrats. Directement, sans intermédiaire, sans aucun retard, il
était tenu par eux au courant de ce qui pouvait l'intéresser dans ses
affaires. Rome, au moment même où elle devenait maîtresse du monde, était
encore une ville municipale, comme les petites communes du Latium et de Elle a le même intérêt que la seconde ; vivante, comme
elle, passionnée, populaire, elle contient d'abord le résumé de la séance du
Sénat qui vient de finir, résumé qui en reproduit le mouvement et en donne
l'impression. L'orateur, dans un récit qui dut égayer l'assemblée, montre
l'attitude piteuse des prévenus ; il insiste sur les maladresses qu’ils ont
commises, sur les confidences qu’ils ont faites sans précaution à des
inconnus, sur les lettres qu’ils leur ont remises et qui devaient servir
contre eux de témoignages irrécusables. Jamais,
dit-il, des voleurs qui dévalisaient une maison
bourgeoise ne se sont fait prendre plus sottement. La dernière partie
du discours a un caractère tout religieux. Il faut se rappeler, pour la
comprendre, que, chez les Romains, la religion était une partie de leur
patriotisme. Ils étaient si persuadés que leurs dieux s'occupaient de leurs
affaires et ne cessaient pas de travailler pour eux qu'ils ne pouvaient
imaginer qu'il leur arrivât un événement heureux ou triste où ils ne seraient
pas intervenus. Le peuple n'aurait pas cru à l’importance réelle de la
conjuration s'il avait pensé que les dieux s'en fussent désintéressés. Aussi
Cicéron a-t-il grand soin de rappeler tous les présages que les prêtres
avaient notés, et par lesquels la république était prévenue des dangers qui
la menaçaient. C’était, comme à l'ordinaire, des orages effrayants qui
éclataient tout d'un coup, la terre qui tremblait, des voix merveilleuses
qu'on croyait entendre, le ciel qui s'éclairait de lueurs sinistres. Mais, à
ces prodiges auxquels on était accoutumé, il s’en joignait cette fois de plus
significatifs. L'année précédente, la foudre avait plusieurs fois dévasté le
Capitole, renversant la statue de Jupiter, frappant le groupe doré, objet de
la vénération publique, qui représentait la louve allaitant les jumeaux
divins. On avait célébré des sacrifices expiatoires et décidé de remplacer au
plus vite la statue détruite par une autre qui serait plus grande et plus belle.
Mais l'ouvrage marcha lentement. La statue ne fut prête que dans les derniers
jours du consulat de Cicéron, et il se trouva qu'elle ne put être installée
que le 3 décembre, le jour même où les conjurés comparurent devant le Sénat.
Cette coïncidence était de nature à frapper le peuple ; Cicéron, quoiqu'il
eût peu de confiance dans les présages et qu'il dût composer plus tard un
livre contre la divination, ne négligea pas d'en tirer cette fois un grand
effet oratoire, et nous pouvons être sûrs que ce fut un des passages les plus
applaudis de son discours. Il le termina par ces quelques mots : La nuit tombe, citoyens ; aller, adresser vos hommages à
Jupiter, le gardien de cette ville et le vôtre. Retirez-vous ensuite dans vos
maisons, et quoique le danger soit passé, ne laissez pas de veiller à votre
sûreté comme la nuit précédente. Quant à vous délivrer de ces soucis et à
vous permettre de jouir enfin d'une paix solide, fiez-vous à moi, Romains ;
j'en fais mon affaire. IV
Ce soir-là, Cicéron ne rentra pas chez lui : c'était la
fête de Le tour de César vint ensuite. Il fut accusé, dans le
Sénat, par Curius, en même temps que Vettius, un dénonciateur de profession,
le traduisait devant le questeur Novius Niger. Ils prétendaient tous deux
tenir de Catilina lui-même la preuve qu'il était coupable. César ne répondit
à Vettius qu'en ameutant le peuple contre lui et le faisant jeter en prison.
Mais devant le Sénat, il lui fallut s'expliquer. Il fit appel au témoignage
de Cicéron et se défendit si bien que les sénateurs privèrent l'accusateur de
la récompense qu'on lui avait promise. A ce propos, Salluste rapporte que Q.
Catulus et Cn. Piso essayèrent d'obtenir de Cicéron, par tous les moyens, et
même en lui offrant de l'argent[27] qu'il fît
accuser César par les Allobroges ou par quelque autre, et que, ne pouvant l'y
décider, ils se chargèrent eux-mêmes de répandre des bruits calomnieux,
qu'ils attribuaient à Volturcius ou à d'autres personnes bien informées. Ces
bruits habilement colportés finirent par exciter contre César une colère
furieuse, si bien que le lendemain, quand il sortit du Sénat, les chevaliers,
qui montaient la garde, se jetèrent sur lui et l'auraient tué, s'il n'eût été
protégé par le dévouement de ses amis et l'intervention opportune de Cicéron[28]. C'est une
question encore aujourd'hui controversée de savoir si César et Crassus
étaient véritablement engagés dans la conjuration. Elle ne me semble pas
difficile à résoudre quand on se souvient de la distinction qui a été faite
plus haut entre les conspirateurs véritables, ceux qui assistaient aux
réunions clandestines et qui étaient au courant de tous les projets, et cette
multitude d'ambitieux, de mécontents, qui, sans savoir exactement et dans le
détail ce que Catilina se proposait de faire, favorisaient son entreprise,
pensant, quoi qu'il arrivât, y gagner quelque chose, et l'aidaient autant
qu'on pouvait le faire sans se trop compromettre. C'étaient deux catégories
différentes, et, si l'esprit de parti avait intérêt à les confondre, la
justice demande qu'on les sépare. Il est trop évident que Crassus n'a jamais
été pour la conjuration qu'un de ces adhérents douteux qu’on se gardait bien
d'initier à aucun secret important. On lui demandait de l'argent pour le
succès des candidatures électorales de Catilina, et il ne refusait pas d'en
donner pour être désagréable à l'aristocratie. Mais il changea vite de
sentiments quand il sut les projets des conjurés. Lui qui était le banquier
des plus grands personnages, qui spéculait sur la vente des immeubles et
possédait des quartiers tout entiers de Rome, ne pouvait pas avoir beaucoup
de sympathie pour des gens qui voulaient abolir les dettes et mettre le feu à
la ville. Il se tourna brusquement vers Cicéron, auquel, sommé on l'a vu, il
vint raconter tout ce qu'il savait, et dans la séance du 3 décembre, il vota
toutes les mesures qu'on prit contre Lentulus et ses complices. L'aurait-il osé faire avec tant d'assurance, s'il eût pu
craindre d'être compromis d'une manière directe dans le complot ? Je n'ai pas plus de doute pour César que pour Crassus,
quoiqu'on ait dit ; il m'est impossible de me figurer un homme comme lui,
avec de si grands desseins et des vues si élevées, qui se range derrière
Catilina, et s'engage dans une entreprise où il n'est question que de
pillage, de massacre et d’incendie. C'était l'héritier des Gracques, le
vengeur de Marius, il voulait réorganiser la république ; comment pouvait-il
s'entendre avec des gens qui n'appartenaient à aucun parti et n'avaient dans
la tête aucune idée politique ? Les raisons que donne Mommsen pour enrôler
César dans la conjuration ne me paraissent pas bien solides[29] ; il fait
remarquer qu'il s'est servi dans la suite de quelques conjurés qui
survivaient, mais il ne faut pas oublier qu'un homme qui vient faire une
révolution n'est pas toujours libre de choisir comme il veut ses associés ;
il les prend où il les trouve. Il a pris Sittius et P. Sylla, qui étaient de
bons hommes de guerre, parce qu'il avait besoin d'habiles généraux. Il a pris
Caelius, un brouillon éloquent, qui pouvait lui être utile dans sa lutte avec
le Sénat ; en quoi du reste il s'est trompé, car Caelius, qui ne se fixait nulle
part, ne lui est pas resté longtemps fidèle. Mommsen ajoute que César
victorieux a réalisé les projets de Catilina, et il cite, pour nous en
convaincre, la loi agraire de Rullus. Mais nous avons déjà montré que cette
loi avait été inspirée par César ; Catilina n'y était pour rien. Quand César
la fit voter par le peuple, c'était son bien qu'il reprenait, il n’empruntait
pas l'oeuvre d'un autre. Suétone dit que lorsque César connut les dangers que
la conjuration faisait courir à la république, il fit comme Crassus et alla
prévenir Cicéron[30] ; seulement il
se garda bien d'imiter Crassus qui resta prudemment chez lui le jour où les
conjurés furent jugés ; il vint bravement les défendre, mon pas qu'il
éprouvât beaucoup de sympathie pour eux, mais il s'agissait de lois
protectrices des citoyens, d'anciennes conquêtes de la démocratie, et il
voulait les faire respecter. Dans le discours qu'il prononça à ce propos, la
conjuration est sévèrement condamnée ; il l'appelle un crime, un forfait, il
dit à plusieurs reprises que les conjurés ne seront jamais trop durement
punis, il les appelle des parricides. Quand on connaît César, on à peine à
croire qu'il eût ainsi traité, après leur défaite, des gens auxquels il
venait de tendre la main lorsqu'il comptait sur leur victoire. Tout ce qu'on
peut dire c'est que la conjuration servait ses intérêts ; elle ébranlait un
gouvernement qu'il voulait abattre, et il était naturel qu'il la vît sans
déplaisir. Quel qu'en dût être le résultat, il aurait toujours tourné à son
profit. Catilina vaincu n'en avait pas moins entretenu, pendant tout le temps
de la lutte, ce malaise de la société qui faisait souhaiter aux gens
pacifiques un changement de régime ; et si par hasard il avait réussi, son
succès ne pouvait avoir de lendemain ; la république aux abois se serait
hâtée de chercher un sauveur, et c'est justement ce que César attendait.
Voilà pourquoi il n'a pas poursuivi Catilina en même temps que les autres
auteurs des proscriptions de Sylla ; il l'a même aidé dans ses candidatures.
Mais il n'est pas allé plus loin, et s'est bien gardé de rien faire qui pût
lui nuire dans l'avenir. Son ambition même, qui lui conseillait de ménager
les conjurés, l'empêchait de se compromettre avec eux. On ne pouvait donc pas
dire qu'il était vraiment un des complices de Catilina, et Cicéron, qui le
savait bien[31],
se conduisait en honnête homme, quand il refusait à Catulus de le confondre
avec les autres et de profiter de l'occasion pour le perdre en même temps
qu'eux. Mais il s'est conduit surtout en politique avisé ; il
n'était pas sage, dans un si grand péril, de se mettre trop d'ennemis sur les
bras, et surtout des ennemis si redoutables. Les cinq qu'on avait retenus lui
créaient déjà beaucoup d'embarras. Le Sénat ayant décidé, dans la séance de la
veille, qu'on les garderait prisonniers, on les avait soumis à cette sorte
d'emprisonnement qu'on appelait custodia libera, et qui était en effet un
mélange de servitude et de liberté. Il consistait à les confier à la garde de
quelques personnes de leur connaissance, qui en étaient responsables, et chez
lesquels ils attendaient avec plus de patience le moment d’être jugés. De
cette façon la prison préventive, qui déplaisait fort aux Romains, se
trouvait adoucie et presque supprimée. Crassus et César étaient du nombre de
ceux à qui la garde des conjurés était remise : le Sénat tenait à leur donner
une marque publique de sa confiance. On pense bien que cette sorte de
surveillance n'était pas très rigoureuse et que les prisonniers pouvaient
facilement s'y soustraire ; mais depuis que la peine de mort n'était presque
plus appliquée, ils n'avaient aucun intérêt à s'enfuir, puisqu'ils pouvaient
toujours au dernier moment prévenir une sentence trop dure par un exil
volontaire. Cette fois pourtant, dans les circonstances graves où l'on se
trouvait, les choses pouvaient plus mal tourner qu'à l'ordinaire. Les
prévenus et leurs amis s'en inquiétaient. Cethegus faisait dire à ses
esclaves et à ses clients, qui étaient ardents et résolus comme lui, de se
réunir et de venir en masse donner l'assaut à la maison de Cornificius où il
était retenu. Les gens de Lentulus se donnaient aussi beaucoup de mal. On
voyait l'un d’eux, qui était une sorte de bas complaisant (leno), qu'il avait préposé à ses
plaisirs, entrer dans les boutiques et offrir de l'argent à ceux qui
voudraient le suivre. D'autres s'adressaient aux meneurs des sociétés
populaires, dont c'était le métier de se faire payer pour exciter des
émeutes. Cicéron comprit que, s'il voulait empêcher qu'on ne fît sauver les
prisonniers, il n'avait pas de temps à perdre, et qu’il fallait prendre au
plus tôt les dernières mesures. Il convoqua le Sénat pour le lendemain. |
[1] De là sans doute l'expression agere causam, pour signifier plaider un procès, et le mot d'actio pour dire un plaidoyer.
[2] Cicéron, Brutus, 14 : plura dicta quam scripta.
[3] Comme on peut le voir dans une lettre écrite à Atticus (I, 13).
[4] Catilinaires, II, 6 : quum haesitaret , quum teneretur.
[5] Voyez Tite-Live, VI, 6, où elles suivent le discours, et Tacite, Histoires, VI, 7, où elles le précèdent.
[6] Le discours in Vatinium de Cicéron n’était primitivement qu'une interrogatio dont il a fait un discours suivi.
[7] Ad Att., I, 16, il raconte, dans cette lettre, son altercatio avec Clodius.
[8] Cornelius Nepos,
dans un passage qui nous a été conservé par S. Jérôme (Epist., 71, ad Pammachium),
rapporte que Cicéron récita un jour devant lui son discours pour le tribun
Cornélius, tel qu’il l'avait publié, sans y changer un mot. Les discours
judiciaires étaient recueillis par la sténographie, comme le prouvent les deux
éditons de
[9] Catilinaires, I, 8 : non feram id quod abhorret a meis moribus. — Mérimée, dans sa Conjuration de Catilina, suppose que Cicéron veut dire qu'il est contraire à ses principes politiques de prendre l’avis du Sénat pour la condamnation des conjurés, et l’accuse de s'être mis en contradiction avec lui-même lorsque, quelques jours plus tard, il appela le Sénat à juger Lentulus et ses complices. C'est une erreur. Cicéron parle de ses principes d'humanité, de la douceur naturelle de son caractère qui lui rend ce rôle d'accusateur odieux. C'est ce qu'il répète dans tous les discours qu’il a prononcés à cette époque, même dans ceux où il est forcé, malgré lui, de demander des mesures de rigueur. Je reviendrai plus loin sur ce sujet.
[10] Il y a, dans Diodore de Sicile (Frag., livre XL), un récit un peu différent de cet incident. Par malheur le texte de Diodore est, en cet endroit, fort obscur et très controversé. M. Bloch a essayé de l'expliquer (Mélanges, Boissier, p. 65). Je crois qu'il est difficile d’en tirer un sens précis, et qu'en tout cas Diodore n'avait sous les yeux que le texte même de Cicéron, et qu'il ne l'a pas compris.
[11] Catilinaires, I, 5 : non jubeo, sed, si me cosusulis, suadeo.
[12] Je serais assez tenté de croire que, s'il a vraiment ajouté quelque chose à son discours en le publiant, ce doit être ces adjurations réitérées qui ne nous paraissent pas toujours fort adroites. Il avait intérêt à leur donner plus d'importance pour faire croire qu'il avait eu plus de part à la fuite de Catilina.
[13] Le terme dont se servit Catilina est plus vif. Il dit que Cicéron était à Rome un simple locataire, inquilinus.
[14] Salluste, 35 : plura quum scribere vellem, nuntiatum est vim mihi parari.
[15] La convocation du Sénat pouvait se faire très vite. Il était de règle que jamais un sénateur ne s’éloignait de chez lui sans dire où l’on pourrait le trouver si les huissiers venaient le chercher.
[16] Catilinaires, II, 12 : sine vestro motu, sine ullo tumultu. — 13 : minimo motu, nullo tumultu.
[17] Catilinaires, II, 1 : illum ex occultis insidii in apertum latrocinium conjecimus.
[18] Catilinaires, II, 5.
[19] C'est ce qu’on voit surtout dans le discours Pro Fonteio de Cicéron.
[20] Pro Fonteio, 4 : nummus in Gallia nullus sine civium romanorum tabulis commovetur.
[21] Cicéron dit simplement qu'ils furent abouchés avec Gabinius (Catilinaires, III, 6), il ne veut compromettre ni Sempronia ni Brutus.
[22] Pro Sulla, 14.
[23] Cette curieuse lettre est reproduite à la fois par Cicéron et par Salluste. Les deux versions, pour le fond, sont tout à fait semblables et ne diffèrent que par quelques expressions. Il est facile de voir à certains détails que c'est celle de Cicéron qui est la véritable. Salluste a été choqué de la répétition du verbe cura qui revient deux fois dans un si court billet, et il l'a supprimée. A la place de cette phrase : vide quid tibi sit necesse, qui lui a paru plate, il met : consideres quid tuae rationes postutent. Ces préoccupations de lettré sont ici assez singulières.
[24] Catilinaires, III, 5.
[25] Horace, Satires, I, 4, 66.
[26] Salluste prétend qu'il tenait de Crassus lui-même que c'était à l'instigation de Cicéron que Tarquinius l'avait accusé. Il est bien possible que Crassus l'ait prétendu et même qu'il ait pu le croire ; mais il n'y a aucune raison de penser que ce fut vrai. L'intérêt de Cicéron n'était pas de mêler de grands personnages à l'affaire.
[27] Ce fait nous paraîtrait fort étrange, si nous ne savions que Catulus avait offert aussi de l'argent à César pour le décider à se désister de sa candidature au grand pontificat et à lui céder la place. (Plutarque, César, 7)
[28] Suétone prétend même qu'à un moment les chevaliers envahirent le Sénat et qu'ils vinrent attaquer César jusque sur son siège (Suétone, César, 14).
[29] Mommsen, Histoire romaine (traduction Alexandre) VI, p. 350.
[30] Suétone, César, 17.
[31] A la vérité, Plutarque prétend que, dans un discours prononcé après la mort de Crassus et de César, Cicéron les accusait d'avoir fait partie de la conjuration (Crassus, 13). Mais le passage est perdu, et il est probable que Cicéron voulait parler de cette complicité morale et indirecte qu'on pouvait en effet leur reprocher, mais qui ne permettait pas de les mettre au même rang que les complices véritables.