RECHERCHES SUR LA MANIÈRE DONT FURENT RECUEILLIES ET PUBLIÉES LES LETTRES DE CICÉRON

 

PAR GASTON BOISSIER.

Professeur de rhétorique au lycée Charlemagne.

PARIS. - LIBRAIRIE AUGUSTE DURAND. - 1863.

 

 

I. — Des correspondances publiées avant l'époque de Cicéron.

II. — Du recueil préparé par Cicéron.

III. — Des lettres à Atticus.

IV. — Du recueil des lettres appelées familières.

V. — De l'authenticité de la correspondance de Cicéron et de Brutus.

 

Il n'est jamais sans intérêt de connaître ce qui concerne la publication des ouvrages des hommes illustres ; mais l'intérêt augmente quand il s'agit de ces sortes d'Ouvrages qui ne semblaient pas faits pour le public et qui ne lui sont arrivés que par hasard. Lorsqu'on vient de lire les lettres de Cicéron, il est naturel qu'on se demande comment cette correspondance, qui n'était apparemment destinée qu'à quelques personnes, est venue à la connaissance de tout le monde, qui le premier eut la pensée de la faire paraître et prit le soin de la recueillir, sous quelle forme et vers quelle époque elle fut d'abord publiée. Mais, s'il est naturel de se poser ces questions, il est très-difficile d'y répondre. C'est une étude à peu près nouvelle, et qui a rarement été traitée avec les détails qu'elle comporte[1]. D'un autre côté, nous manquons des éléments d'information qui pourraient seuls nous donner la certitude : les textes des critiques anciens sur ce sujet sont rares et peu précis, en sorte qu'il ne faut pas se flatter d'arriver sur tous les points à des conclusions assurées. En l'absence de renseignements exacts laissés par l'antiquité, il ne reste à celui qui veut savoir comment cette correspondance a été donnée au public que la ressource de l'étudier elle-même et de tirer de cet examen attentif quelques conjectures vraisemblables. C'est ce que je vais faire. Je joindrai aux rares documents que nous fournissent les écrivains anciens les inductions qu'on peut légitimement tirer des lettres mêmes de Cicéron, et je chercherai ce qu'on peut de cette manière savoir ou soupçonner sur leur publication.

 

I. — DES CORRESPONDANCES PUBLIÉES AVANT L'ÉPOQUE DE CICÉRON.

Il importe d'abord de remarquer qu'au moment où les lettres de Cicéron furent publiées elles n'étaient pas les premières qu'on se fût avisé de donner au public. Dans tous les pays où l'on est préoccupé de l'histoire du passé, l'idée a dû venir de bonne heure de faire servir la correspondance des hommes politiques à la connaissance des événements, et l'on a pris soin de la recueillir et de la conserver. C'était d'autant plus facile à Rome que là les lettres importantes ne devaient pas se perdre. Ce peuple réglé, exact, calculateur, portait en toutes choses les habitudes des gens d'affaires, Nous savons que tout le monde tenait régulièrement ses livres, qu'on inscrivait tous les jours ses recettes, ses dépenses, et aussi tout ce dont on ne voulait pas perdre la mémoire sur des livres de notes appelés adversaria, et que tous les mois on transcrivait ces notes prises rapidement sur un registre plus soigné, qu'on nommait codex, ou tabulæ, et qui se gardait toujours[2]. On peut conclure de ces habitudes d'exactitude que les lettres, qui ont tant d'importance, soit comme papiers d'affaires, soit comme souvenirs du passé, étaient très-souvent conservées dans les archives des familles, en compagnie de ces éloges funèbres qui contenaient tant de mensonges[3]. Nous en trouvons la preuve dans Cicéron : il raconte que son ami Spurius lui avait lu des lettres très-agréables d'un de ses aïeux qui remontaient au temps de la prise de Corinthe et que la famille gardait fidèlement depuis cette époque[4].

De ce soin de les garder à la pensée de les rendre publiques, quand on croyait qu'elles pouvaient intéresser tout le monde, il n'y avait qu'un pas, et ce pas fut franchi de très-bonne heure. Les premières lettres dont il soit fait mention chez les écrivains anciens sont celles de Caton. C'est donc probablement avec Caton qu'aura commencé l'usage de faire connaître au public la correspondance des hommes importants, et l'on peut aussi conjecturer, d'après le caractère du personnage, que c'est Caton qui en a eu le premier l'idée, et qu'il fut lui-même l'éditeur de ses lettres. On sait qu'il aimait à communiquer, à répandre sa pensée, et que, pour la faire mieux pénétrer, il la répétait avec une constance infatigable et la reproduisait sous toutes les formes ; or les lettres étaient une façon de plus, nouvelle et piquante, de redire ce que contenaient déjà ses traités didactiques, ses discours, ses histoires. De plus, il était ménager de ses œuvres comme, de son bien, et, loin de laisser perdre ce qu'il s'était donné la peine d'écrire, il était homme à le faire servir plusieurs fois, comme à tirer d'une terre deux récoltes. C'est ainsi qu'il avait reproduit dans ses Origines les discours qu'il avait déjà prononcés au Forum. Il est donc naturel qu'après avoir écrit des lettres qui contenaient des pensées sages et d'utiles leçons, il ait songé à en faire un recueil et à le publier. Ce recueil est assez fréquemment cité chez les écrivains anciens ; mais les fragments qu'ils nous en ont conservés ne suffisent pas pour nous donner une idée de l'ensemble. Il y a cependant deux choses qui frappent en les lisant. On remarque d'abord qu'elles sont toutes adressées à son fils, sauf une, qui était écrite au consul Popilius, mais qui avait encore son fils pour objet[5]. Ce fils est celui que Caton perdit de bonne heure, et qui déjà lui faisait tant d'honneur. C'est sa correspondance avec lui ou à propos de lui que Caton livra au public, peut-être après qu'il fut mort, pour honorer sa mémoire. En second lieu, il est facile de voir que, dans les fragments qui restent de cette correspondance ou dans les mentions qui en sont faites, il n'y a rien qui ait l'air de confidences familières. Caton avait déjà adressé à son fils plusieurs traités didactiques, dans lesquels il lui donnait de bons conseils sur l'agriculture, rad oratoire, etc. Il fait tout à fait la même chose dans sa correspondance : ce sont toujours des conseils et des leçons. Il lui enseigne les préceptes de sa médecine naturelle, et, à ce propos, il lui dit sentencieusement son opinion sur la médecine et les autres sciences de la Grèce[6] ; même quand il le félicite de sa belle conduite à l'armée, il trouve l'occasion de mêler quelques enseignements à ses éloges, et traite en passant un peint de discipline militaire[7]. Ce ne sont là, comme on le voit, que des questions générales et qui intéressaient tout le monde. On comprend bien, en effet, qu'on ait pensé d'abord à publier les lettres qui contenaient des discussions de science et de politique, et qu'on ait cru que le public ne prendrait intérêt qu'aux choses dont il avait à tirer un. profit direct et immédiat. Ce n'est que plus tard qu'on s'aperçut, peut-être quand on lut les lettres de Cicéron, du plaisir et du profit qu'on trouve à lire des correspondances tout à fait intimes, et à pénétrer dans les relations journalières d'amis qui se communiquent leurs pensées secrètes, qui se parlent familièrement d'eux-mêmes, sans avoir le souci de s'instruire et de s'éclairer.

L'exemple, une fois donné par Caton, devait naturellement être suivi. Cicéron[8] et Quintilien[9] parlent avec de grands éloges des lettres de Cornélie, dont ils louent surtout l'extrême élégance. Elles sont tout à fait perdues aujourd'hui, car il est bien difficile d'admettre que le fragment qu'on en cite ordinairement à la suite des œuvres de Cornélius Nepos soit authentique : les développements y sont bien larges, bien abondants pour un temps où l'éloquence ne connaissait pas cette ampleur de forme que lui donna plus tard Cicéron ; et quant aux tours antiques qui s'y trouvent assez fréquemment, ils ne semblent guère qu'un placage ; c'est un archaïsme tout extérieur et qu'il est trop facile d'enlever pour qu'on ne soit pas tenté de croire qu'il n'a été appliqué là que par artifice. Le fils de Cornélie aussi, le grand orateur C. Gracchus, avait laissé des lettres, dont une est citée par Cicéron[10], et qui, selon une conjecture de M. Meyer[11], avaient peut-être été insérées par Fannius dans la vie qu'il écrivit du grand tribun, son ami.

Ces lettres, mentionnées par les écrivains anciens, n'étaient pas les seules qui eussent été à cette époque répandues dans le public. Il y en avait d'autres, dont ils n'ont pas parlé, mais que les esprits curieux et amis de l'antiquité conservaient dans leurs bibliothèques. A l'époque de Vespasien, le savant Mucien les alla chercher, en même temps que les plus importants des vieux journaux des assemblées populaires. Il en forma, dit Tacite, onze livres de journaux et trois de lettres, et les publia[12]. Le recueil de Mucien, dont la perte est si regrettable, devait comprendre les correspondances les plus curieuses qui avaient été connues du public depuis l'époque dés Gracques jusqu'à la chute de la république.

Ainsi la publication des lettres de Cicéron ne fut pas une innovation ; il y avait des précédents et d'illustres exemples. En songeant à celles de Caton et de Gracchus qui avaient été publiées, et probablement lues avec, un grand intérêt, il était naturel que l'idée vînt aux amis de Cicéron ou à lui-même de publier aussi les siennes.

 

II. — DU RECUEIL PRÉPARÉ PAR CICÉRON.

Le premier qui ait songé à recueillir les lettres de Cicéron, c'est Cicéron lui-même. Un an avant sa mort, il écrivait à Atticus : Il n'y a point de recueil de mes lettres, mais Tiron en a à peu près soixante et dix, et l'on en prendra quelques-unes chez vous. Il faut ensuite que je les revoie, que je les corrige, et l'on pourra alors les publier[13].

Ce passage nous prouve qu'Atticus et les amis de Cicéron le pressaient de livrer au public sa correspondance, et l'on voit qu'il s'y était décidé sans aucune hésitation. C'est qu'alors une détermination pareille était moins grave, moins importante qu'aujourd'hui, en raison de la différence qui existe entre notre manière de publier un livre et celle des anciens. Aujourd'hui la publication d'un livre est une opération d'un caractère bien précis et très nettement tranché : pour le publier, on l'imprime ; chez les anciens, on le copiait un certain nombre de fois. Donner un livre à ses amis ou le répandre dans le public ne différait que par la quantité de copies qu'on en faisait faire. La limite était indécise, et il était bien difficile de dire à quel moment précis commençait vraiment la publication. Comme il y avait des degrés qui conduisaient insensiblement de cette publicité d'un ouvrage que l'on faisait lire à plusieurs personnes à sa publication véritable, le passage de l'une à l'autre pouvait se faire presque sans qu'on s'en aperçût. Publier un livre était donc une chose moins grave qu'elle ne le serait aujourd'hui, et à laquelle on se trouvait tout naturellement amené, si le livre avait déjà couru.

Or il est certain qu'un grand nombre de lettres de Cicéron étaient sorties de l'ombre où se tient ordinairement une correspondance familière, que, même de son vivant, elles avaient passé de main en main, qu'on les avait prêtées et transcrites. Je ne veux pas seulement parler de celles qu'il écrivait visiblement pour le public beaucoup plus que pour les correspondants auxquels elles étaient adressées, par exemple de cette longue apologie de sa conduite qu'il envoya à Pompée après le grand consulat[14] : elle fut beaucoup lue, et nous savons que les malins y trouvèrent des occasions de se divertir aux dépens de cette vanité qui s'étalait avec tant de complaisance. Alors, comme aujourd'hui, cette façon de faire savoir son opinion au public en ayant l'air de ne la dire qu'à une seule personne était fort usitée ; elle donne à la pensée un tour plus vif, plus piquant ; elle permet d'oser plus de choses, par cette apparence de commerce familier. On conçoit donc que Cicéron et d'autres personnages de cette époque s'en soient servis plus d'une fois. Mais il y avait d'autres lettres de Cicéron, d'un caractère différent, qu'il avait véritablement écrites pour un ami, et que beaucoup de personnes avaient lues. C'étaient surtout celles qui avaient quelque rapport aux affaires publiques. Ces sortes de lettres profitaient de tout l'intérêt qui se concentre aujourd'hui sur les journaux. Ni les acta diurna, sèche compilation des discours prononcés devant le peuple et dans les tribunaux, ni les commentarii rerum urbanarum, recueils d'anecdotes frivoles rédigés par des écrivains mercenaires, ne pouvaient satisfaire un politique qui voulait connaître la situation véritable des affaires pour conjecturer de là les chances de l'avenir[15]. Voilà pourquoi on était si empressé à se passer les lettres de ceux qui avaient assisté aux événements et pouvaient en faire des récits exacts[16]. Voilà surtout pourquoi on cherchait à se procurer celles où des personnages importants exprimaient leurs jugements sur les hommes ou leurs opinions sur les affaires. Mais c'était surtout dans les moments de vive agitation, pendant ces époques de crise politique où il est à la fois plus nécessaire et, plus difficile de prendre un parti, qu'on cherchait à connaitre l'opinion des hommes d'État par la lecture de leurs lettres. Au début de la guerre civile, Cicéron, retiré à Formies et plein de trouble et d'hésitation, lisait des lettres du sénateur Volcatius Tullus, qui ne lui étaient pas adressées, mais qu'on lui faisait parvenir et qui couraient[17]. A la même époque, il recevait la correspondance que Pompée avait échangée avec Domitius avant le siège de Corfinium, et qu'après le mauvais succès du siège il fit répandre pour expliquer sa conduite[18]. Lui-même écrivait à César une lettre pressante pour le porter à faire la paix avec Pompée, et comme, suivant les habitudes de sa politique timide, sa lettre se trouvait exactement calculée pour faire plaisir à tout le monde, elle devint à la fois publique dans les deux camps : César la faisait lire à ses partisans, et Cicéron en donnait des copies à tous ses amis[19]. Pompée, dans le même temps, avait recours au même moyen de publicité pour répondre à ceux qui l'accusaient de ne pas vouloir la paix. Il rendit publique (in publico proposuit) une lettre qu'il avait écrite à César et dans laquelle il lui proposait des conditions raisonnables[20].

Disons en passant que c'est là ce qui explique qu'on trouve dans la correspondance de Cicéron plusieurs lettres qui ne lui ont pas été adressées ou qui même ne le concernent en rien. Je ne veux pas seulement parler de ces lettres de Pompée à Domitius dont il vient d'être question, ni des autres que Cicéron envoyait à Atticus pour le tenir au courant des événements ; il est naturel qu'elles aient été publiées avec les lettres mêmes de Cicéron, en compagnie desquelles elles étaient envoyées. Mais il y en a, dans la correspondance familière, qui n'ont aucune raison d'y être ; par exemple, la lettre de Lépide au sénat[21], celle de Decimus à Brutus et à Cassius[22], et les deux que Brutus et Cassius adressèrent à Antoine[23]. C'étaient évidemment des lettres qui avaient couru. Copiées et répandues, elles étaient venues entre les mains de Cicéron, qui les avait lues et les avait gardées. Après sa mort, elles se sont trouvées parmi ses papiers, et ont passé de là dans sa correspondance.

Ainsi il est avéré que plusieurs lettres politiques de Cicéron ont dû recevoir, de son vivant même, une sorte de publicité. Mais ce n'étaient pas les seules ; d'autres lettres aussi, quoique d'un caractère plus personnel et d'une importance moins générale, avaient dû à certaines circonstances particulières d'être répandues dans le public. On comprend qu'il ne soit pas facile de savoir quelles étaient ces lettres et que les traces de cette demi-publicité se soient facilement effacées. Nous les retrouvons cependant à propos d'une lettre écrite par Cicéron à l'orateur-poste Licinius Calvus. Elle contenait, à ce qu'il semble, de grands compliments, car Cicéron, qui aimait qu'on lui prodiguât la louange, ne l'épargnait pas aux autres. Après la mort de Calvus, cette lettre fut lue par Trébonius, qui trouva les compliments exagérés et s'en plaignit à Cicéron. Celui-ci lui répondit avec assez d'embarras : La lettre que j'avais adressée à Calvus, pas plus que celle que je vous écris en ce moment, n'était faite pour être montrée. Quand on ne croit parler qu'à ceux à qui l'on écrit, on ne s'exprime pas comme on le fait quand on croit être lu de beau, coup de monde[24]. Cette dernière expression indique qu'il ne s'agit pas ici d'une lettre qu'on avait par indiscrétion montrée seulement à quelques personnes ; Cicéron semble dire qu'elle a reçu une publicité véritable. On sait par Diomède[25] que les lettres de Calvus avaient été recueillies et publiées ; et il est vraisemblable qu'on avait placé dans ce recueil la lettre de Cicéron, comme on a fait pour celles de plusieurs correspondants de Cicéron lui-même qui font partie des lettres familières.

Quoi qu'il en soit, toutes ces lettres, qui étaient parvenues au public de différentes manières, lui avaient donné le goût de connaître les autres. C'est ce qui explique que Cicéron ait été sollicité à publier sa correspondance, et que, vers la fin de sa vie, il s'y soit décidé. Mais il ne voulait le faire que dans de certaines limites, qu'il nous fait connaître lui-même. Pour savoir de quelle nature devait être ce recueil que Cicéron songeait à publier, il suffit d'étudier de près la phrase que j'ai citée tout à l'heure et par laquelle il annonce à Atticus sa résolution.

Nous y voyons tout d'abord que ce recueil devait être très-peu considérable, et que, pour l'étendue du moins, il n'aurait pas ressemblé à ceux qui ont été formés après la mort de Cicéron. D'après les termes dont il se sert, il est permis de supposer qu'il n'aurait pas contenu beaucoup plus d'une centaine de lettres. C'est bien peu, quand on songe qu'il nous en reste près de mille, et que nous n'avons certes pas la moitié de celles qui avaient été publiées. Ce n'était donc pas une édition complète de sa correspondance qu'il comptait donner au public, et parmi les milliers de lettres qu'il avait eu l'occasion d'écrire[26], il n'aurait fait qu'un choix très restreint.

Mais quelles étaient les lettres que ce choix devait surtout comprendre ? il n'est pas impossible de le deviner, quoique nous ne connaissions pas le recueil de Cicéron, et que peut-être même il n'ait jamais été fait, Le bon sens nous dit que les lettres que Cicéron songeait à publier étaient celles mêmes qu'il avait surtout faites en vue du public ; et cette opinion, qui se présente naturellement à nous, se trouve confirmée par un renseignement précis qu'il nous donne dans le même passage de sa lettre à Atticus. On vous en demandera quelques-unes, dit-il. Assurément il ne veut pas parler des lettres qu'il lui adressait, lettres intimes, confidentielles, si pleines de mystères, qu'il n'osait pas même les confier à la main d'un secrétaire[27], et qu'il ne destinait pas à être lues de tout le monde, surtout de son vivant. Mais, outre ces lettres écrites à Atticus pour Atticus seul, Cicéron lui en envoyait d'autres qu'il avait adressées à des personnes importantes dans la littérature ou dans la république. Atticus qui, pour les choses politiques et, littéraires, était un curieux, prenait un grand plaisir à les lire, et quand, par hasard, Cicéron oubliait de les lui faire parvenir, il les lui réclamait[28] ; puis, après qu'il les avait lues, il en gardait des copies, et ce sont précisément ces copies que Cicéron lui demandait. Il est donc visible que, pour savoir quelles sont les lettres que Cicéron voulait prendre chez lui, il n'y a qu'à chercher celles qu'il lui avait communiquées, et que nous aurons, par ce moyen, quelque idée du recueil qu'il avait l'intention de publier. Nous voyons qu'il envoie de préférence à Atticus les lettres politiques, celles qu'il adresse à Pompée[29], à César[30], à Antoine[31], à Fufius Calénus[32], à Cassius, à Dolabella[33], et les réponses qu'il reçoit d'eux. Toute la correspondance avec Brutus, jusqu'aux moindres billets qu'ils échangent, a passé par les mains d'Atticus. A coté de ces lettres politiques, dont Atticus devait être très friand, Cicéron lui en fait lire d'autres, d'un intérêt moins général, mais qui semblent avoir ce caractère commun d'être écrites avec beaucoup de soin : par exemple, cette requête si spirituelle, si pi-queute qu'il adresse à Luccéius pour le prier d'écrire l'histoire de son consulat et dans laquelle il lui demande avec une audace si agréable de mentir un peu en sa faveur. Cette lettre plaisait beaucoup à Cicéron, et il ne songeait pas à le dissimuler, car il écrivait à Atticus : Faites prendre chez Luccéius la lettre que je lui ai écrite pour le prier de composer l'histoire de mon consulat, elle est vraiment fort bien[34].

Voilà quelles étaient les lettres que Cicéron envoyait d'ordinaire à Atticus. C'est donc parmi celles-là que devaient se trouver les quelques-unes qu'il voulait lui demander pour les placer dans son recueil, et leur caractère indique suffisamment celui qu'aurait eu le recueil entier. Ce sont des lettres politiques, c'est-à-dire, comme je l'ai fait voir, celles qu'on se passait de main en main et qui étaient les plus exposées à devenir publiques, ou des lettres soignées, travaillées, de véritables œuvres littéraires dans lesquelles l'auteur avait dépensé beaucoup d'esprit avec la pensée secrète que cette dépense n'était pas faite pour une seule personne. Elles ne contenaient rien d'intime et de confidentiel. Encore Cicéron avait-il l'intention de les traiter comme il traitait ses discours, qu'il retouchait avant de les publier ; il voulait les revoir, les corriger, c'est-à-dire effacer les quelques traces qui pouvaient rester de laisser-aller et d'aisance familière. Il est à croire que sous la main de cet habile artiste les développements généraux auraient remplacé les détails intimes et les réflexions personnelles ; le style aurait pris plus d'ampleur et de -dignité et se serait de plus en plus rapproché de la langue de l'éloquence qui lui était naturelle dès qu'il soignait sa façon d'écrire. Je me figure que la plupart de ces lettres auraient ressemblé à celle qui ouvre la correspondance de Cicéron avec son frère Quintus. Il n'en est pas de plus belle pour la noblesse des sentiments et la dignité du langage ; mais il semble qu'elle ait été écrite pour le public autant que pour Quintus, et c'est un traité bien plus qu'une lettre. Il est donc vraisemblable que ce recueil n'aurait pas contenu ces piquantes révélations, ces confidences charmantes qui font le principal attrait de la correspondance telle que nous l'avons aujourd'hui, mais qu'on y aurait senti le plus souvent, à la réserve des idées et à la dignité du style, la préoccupation toujours présente du public.

Les critiques s'accordent à ne pas croire que Cicéron ait pu exécuter son dessein et publier un choix de ses lettres, comme il en avait l'intention. Il est probable que les événements politiques ne le lui permirent pas. C'est au mois de juillet 710 qu'il annonçait gon projet à Atticus, et deux mois après commençait sa lutte furieuse contre Antoine qui ne lui laissa pas de repos jusqu'à sa mort. D'ailleurs ce recueil n'a été nulle part cité par les écrivains anciens ; et, si cette collection de lettres politiques et littéraires, embellies à loisir par Cicéron, avait existé, elle n'aurait pas échappé à des curieux comme Fronton qui lisaient sa correspondance pour en extraire de beaux développements sur l'éloquence, la politique ou la philosophie[35]. Aucun autre recueil, à ce qu'il semble, ne leur en aurait autant fourni, et puisqu'ils ne s'en sont servis nulle part, il est légitime d'en conclure qu'il n'avait pas été publié.

 

III. — DES LETTRES À ATTICUS.

Le plus important de tous les recueils de lettres de Cicéron, la correspondance avec Atticus, est celui qui fournit le moins de matière à nos recherches. Tout ce que nous savons de la publication de ce recueil est contenu dans une phrase de Cornélius Nepos, où, après avoir parlé de l'affection de Cicéron pour Atticus, il ajoute qu'on en trouve la preuve non-seulement dans les ouvrages de Cicéron déjà publiés, mais dans les seize livres de lettres qu'il avait adressées à son ami depuis son consulat jusqu'à sa mort : ei rei sunt indicio, præter eos libros qui in vulgus jam sunt editi, sexdecim volumina epistolarum ab consulatu ejus usque ad extremum tempus ad Atticum missarum[36].

On a remarqué que, dans cette phrase, les lettres de Cicéron sont opposées à ses autres ouvrages déjà répandus dans le public, ce qui semble prouver qu'à l'époque où Cornélius Nepos écrivait cette biographie, c'est-à-dire vers les dernières années de la vie d'Atticus, le recueil de ces lettres était mis en ordre et prêt à paraître, mais qu'il n'était pas encore publié. Probablement Atticus ne voulait pas qu'il le fût avant sa mort. C'est un trait de prudence que rend très-vraisemblable le caractère de cet habile personnage. Il était alors l'ami d'Auguste ; il avait marié sa petite-fille à Tibère ; il avait, dans l'empire, une grande situation qu'il lui fallait ménager. Or, il pouvait craindre que cette correspondance où Cicéron le félicite si souvent de l'ardeur de ses sentiments républicains ne gênât ses relations avec le pouvoir nouveau. D'un autre côté, il était très-naturel qu'il souhaitât qu'elle vit le jour, afin que tout le monde pût connaître quels sentiments il avait inspirés à Cicéron. Il sentait bien que cette illustre amitié conserverait et recommanderait son nom dans l'avenir. Pour concilier le soin de son repos et celui de sa réputation, il n'y avait qu'un moyen à prendre, c'était de ne faire paraître cette correspondance qu'après lui, et il est très vraisemblable que c'est à ce moyen qu'il s'arrêta. Il est mort en 721 : c'est donc tout au plus l'année suivante, qui fut celle de la victoire d'Actium, que les lettres de Cicéron furent publiées.

Le passage de Cornélius Nepos sur lequel je viens de m'appuyer fournit encore un renseignement important qui permet de supposer que ce recueil était alors dans le même état où nous l'avons aujourd'hui. Il y est dit que la correspondance commençait au consulat de Cicéron ; or c'est bien du consulat de Cicéron, des chances de sa candidature et des moyens qu'il prend pour la faire réussir que nous entretiennent les deux premières lettres. Mais le désordre commence dès la troisième. La cinquième et celles qui suivent jusqu'à la onzième nous reportent trois ans plus haut, et elles sont du temps où Cicéron était candidat pour la préture. Quelque surprenant que soit ce désordre, au début même de l'ouvrage, le texte de Cornélius Nepos nous apprend qu'il n'est pas le fait d'ignorants copistes, et que, sur l'exemplaire même qu'Atticus faisait lire à son biographe et qui était préparé pour la publication, les lettres où Cicéron parle de son consulat précédaient celles où il est question de sa préture. Il semble qu'une fois assurés que cette confusion grave existait déjà dans le recueil d'Atticus, nous devons être moins tentés de mettre les autres qui pourront s'y trouver sur le compte de remaniements et d'altérations postérieurs : et voilà pour nous une première présomption qui nous fait croire, malgré quelques erreurs et quelques désordres de détail, que nous possédons une copie exacte du texte original.

Nous serions assez porté aussi à croire que nous la possédons entière, car on n'y rencontre guère d'interruption grave que les incidents de la vie des deux personnages ne permettent d'expliquer. Il y a cependant quelques citations faites de ces lettres par les écrivains anciens et qui ne s'y trouvent plus. Je ne parle pas d'un passage de Diomède que le nouvel éditeur de ce grammairien juge corrompu[37], mais seulement d'une importante citation de Sénèque, qui mérite qu'on s'y arrête un moment. Dans son traité De brevitate vitæ, Sénèque, après avoir énuméré les malheurs de Cicéron, ajoute ces mots : Quam flebiles voces exprimit in quadam ad Atticum epistola, jam victo patre Pompeio, adhuc filio in Hispania fracta arma refovente : Quid agam, inquit, hic quœris ? Mirror in Tusculano meo semiliber. Alia deinde adjicit quibus et priorem cetatern complorat, et de præsenti queritur, et de futura desperat[38]. Voilà ce qu'on peut appeler' une indication précise ; la phrase est textuellement citée, et la lettre d'où elle est prise est remise à sa date. Or, non-seulement on ne retrouve plus la citation textuelle faite par Sénèque, mais la lettre même qu'il semble analyser n'existe plus dans la correspondance de Cicéron. Pour expliquer cette disparition, il n'y a que trois conjectures possibles : ou bien la lettre a été oubliée par les copistes, ce qui est arrivé aussi dans la correspondance familière où une lettre mentionnée par l'index ne se retrouve plus à sa place[39] ; ou bien on doit profiter de ce que quelques manuscrits de Sénèque portent ad Actium, au lieu de ad Atticum, et supposer, avec Juste-Lipse, que ce passage faisait partie du recueil de lettres, aujourd'hui perdu, que Cicéron avait adressés à Axius ; ou bien enfin il faut croire que, malgré toute cette apparence d'exactitude, Sénèque a mal cité. Cette supposition n'est pas invraisemblable. Je remarque que si la phrase que Sénèque transcrit n'existe plus textuellement dans la correspondance, la pensée au moins s'y retrouve plusieurs fois exprimée en d'autres termes. C'est le temps où Cicéron, enfermé à Tusculum, y pleure à la fois la perte, de la liberté et la mort de sa fille. Sa correspondance est pleine de regrets à propos du passé et de plaintes sur le présent. Occidimus, occidimus, Attice, répète-t-il avec douleur à son ami[40] ; même cette belle expression semiliber qui avait frappé Sénèque et qui est le mot saillant de sa citation, on la trouve, et employée avec plus de sens et de convenance qu'elle ne l'est chez lui. Cicéron résistait aux instances que lui faisait Atticus pour qu'il adressât une lettre politique à César, et, en lui répondant, il exprimait cette pensée si juste, que, dans sa situation présente, le silence et la retraite lui conservaient une sorte de demi-liberté : semiliberi saltem simus, quod assequemur et tacendo, et latendo[41]. Il n'y a rien de plus juste et de plus heureux que cette expression en cet endroit ; et comme ces mots trouvés n'ont de grâce qu'autant qu'on ne les redit pas, il me répugne un peu de croire que Cicéron ait répété celui-là en écrivant dans le même temps à la même personne, et qu'il l'ait répété pour l'affaiblir. Il n'est donc pas impossible que Sénèque ait cité de mémoire, et que sa mémoire l'ait mal servi. Ce n'est pas la première fois que cet accident lui serait arrivé[42]. Mais, même en s'en tenant à la supposition la plus défavorable, en admettant que les copistes qui transcrivaient ces lettres, dont la suscription était toujours la même, se soient trompés, et qu'ils aient omis cette lettre et peut-être quelques autres, il est impossible que leurs erreurs aient été bien nombreuses : nous retrouvons dans le texte, tel que nous l'avons aujourd'hui, toutes les autres citations faites par les écrivains anciens, et ces citations sont encore assez nombreuses, car il est peu d'ouvrages de Cicéron qui aient été plus lus que celui-là dans l'antiquité.

Après avoir cherché si nous possédons le recueil entier des lettres publiées par Atticus, il reste à savoir si Atticus avait bien exactement publié le recueil entier de celles qu'il avait reçues de Cicéron. On peut affirmer que nous ne les avons pas toutes. Il n'y en a point des premières années de leur amitié, peut-être parce qu'Atticus ne s'avisa de les garder que lorsque son ami fut devenu un grand personnage. Dans la suite, il en doit bien manquer encore çà et là quelques-unes ; car on trouve dans celles que nous avons la mention de quelques autres qui sont perdues[43]. Mais sont-ce à seulement des lettres égarées par des accidents dont il ne faut pas rendre Atticus responsable, ou bien doit-on croire que le prudent éditeur de cette correspondance lui ait fait subir, avant de la publier, des suppressions et des mutilations systématiques ? Pour agir ainsi, il ne pouvait avoir que deux raisons : ou bien il aurait voulu rendre son recueil plus agréable en n'y comprenant que les lettres les plus intéressantes, ou il aurait tenu à en écarter celles qui pouvaient de quelque façon le compromettre. Quant au premier de ces motifs, la lecture de la correspondance nous rassure vite. Elle n'a nulle part le caractère d'un recueil de lettres choisies d'où l'on a exclu celles qui ont paru moins propres à exciter et à soutenir l'attention du lecteur. Ce qui prouve qu'Atticus n'a pas voulu faire un choix parmi les lettres qu'il avait conservées, c'est qu'il ne s'est pas contenté de publier les plus intéressantes. On en trouve un certain nombre qui ne sont que des lettres sans importance ; quelques-unes même, écrites à la hâte et à demi-mot, sont fort peu intelligibles aujourd'hui, et ne devaient pas l'être beaucoup plus à l'époque où elles furent publiées : on ne peut s'expliquer leur présence dans ce recueil que par une sorte de soin scrupuleux qui ne veut rien laisser perdre des écrits d'un grand homme. L'autre motif que pouvait avoir Atticus de mutiler la correspondance de 'son ami peut sembler au premier abord plus vraisemblable. J'avoue que le caractère de l'éditeur justifie en partie les craintes de ceux qui pensent qu'il a pu adoucir ou même laisser de côté les lettres un peu trop vives et qui pouvaient lui nuire. On l'a notamment accusé d'avoir supprimé les dernières qu'il avait reçues de Cicéron, et l'on s'est appuyé pour le prouver sur la phrase de Cornélius Nepos que j'ai déjà citée et qui dit que leur correspondance s'étendait usque ad extremum tempus ; or les dernières lettres qui nous restent de Cicéron sont d'un an juste antérieures à sa mort. Cette preuve ne me semble pas tout à fait convaincante. Un écrivain qui ne se piquait pas d'une exactitude très-scrupuleuse, comme Cornélius Nepos, peut bien avoir dit que la correspondance de Cicéron avec Atticus dura jusqu'aux derniers temps, si elle s'est arrêtée la dernière année de sa vie. Il faut ajouter que, pendant cette dernière année, Cicéron et Atticus se quittaient peu et qu'ils n'avaient pas l'occasion de s'écrire d'une façon suivie[44]. Pour moi, je me sens assez rassuré contre ces mutilations et ces suppressions qu'on pourrait craindre d'Atticus, quand je remarque qu'il n'a pas systématiquement proscrit toutes les lettres qui rappelaient des souvenirs gênants pour lui et qui pouvaient le compromettre auprès du pouvoir nouveau. Sans parler de celles où il est question de sa vive affection pour Brutus et de ses sympathies avouées pour le parti républicain, croit-on que, s'il avait voulu rendre cette correspondance absolument sans péril pour lui, il aurait laissé subsister la lettre où l'on voit qu'il était d'avis qu'on refusât la sépulture à César, c'est-à-dire où il se montrait pour le dictateur plus sévère, plus acharné que Brutus lui même[45] ? L'existence d'une lettre pareille dans le recueil publié par Atticus semble établir qu'il n'a pas voulu supprimer celles qui contenaient des aveux compromettants pour lui.

Mais s'il semble avoir tenu à faire paraître toutes celles qu'il avait conservées de Cicéron, son courage n'alla pas jusqu'à publier les siennes ; et c'est un grand dommage, car, outre le plaisir qu'on aurait pu prendre à les lire, elles auraient singulièrement servi à faire mieux comprendre celles de Cicéron. S'il ne les a pas publiées, ce n'est pas qu'il lui fût difficile de les retrouver. En supposant même qu'il n'en eût pas gardé de copie, ce qu'il est presque impossible d'admettre, il n'ignorait pas que Cicéron les conservait ; qu'après les avoir disposées sous forme de volume, il les tenait prudemment enfermées et scellées, et qu'il les relisait de temps en temps pour y trouver de bons conseils[46]. Atticus savait donc où il pouvait les aller prendre, s'il avait voulu les joindre à celles de son ami ; mais il ne le voulut pas. Sans doute il lui parut dangereux de livrer ainsi au public ses sentiments les plus secrets, de le faire entrer dans ses confidences, de lui laisser voir à plein ses affections et ses sympathies. C'était bien assez qu'on pût les deviner au moyen des lettres de son correspondant. Ainsi les lettres d'Atticus n'ont pas été publiées, l'antiquité ne les connaissait pas plus que nous[47], et alors comme aujourd'hui, pour juger sa façon d'écrire, on était réduit aux éloges que Cicéron accorde si libéralement au style de son ami. On dirait qui Atticus a voulu laisser le public sur le goût de ces éloges, et qu'il a craint d'en affaiblir l'effet en faisant paraître ces lettres tant vantées par Cicéron. C'était encore un trait de prudence.

La correspondance de Cicéron avec Atticus a le mérite d'être la mieux disposée, la plus régulière de toutes celles qui nous restent de lui. L'édition de ces lettres a été notamment bien plus soignée que celle des derniers livres de la correspondance familière. Il faut sans doute en faire honneur au soin que prit Atticus de faire préparer cette édition sous ses yeux. Cependant il y reste encore bien des désordres. Les anciens ne semblent pas avoir été aussi scrupuleux que nous sur l'arrangement régulier des parties d'un ouvrage. Ce qui prouve qu'ils s'en mettaient médiocrement en peine, c'est qu'ils laissent presque toujours dans leurs livres des désordres qu'il leur eût été très-facile de corriger. Ici, par exemple, nous avons quelquefois des lettres fort mal disposées, et qui cependant portent leurs dates, en sorte.que rien n'eût été plus aisé que de les mettre à leur place[48]. Mais ils ne s'en sont pas préoccupés. Les causes de ces désordres qu'on trouve dans la correspondance de Cicéron ont dû être très-variées et ne sont pas toujours faciles à expliquer. Parmi elles on a eu raison de placer la façon très-défectueuse dont se faisait dans l'antiquité le transport des lettres. Ce n'était pas, comme aujourd'hui, l'État qui se chargeait de les faire parvenir[49] ; elles étaient portées par des esclaves messagers appelés tabellarii[50]. Mais comme il eût été trop coûteux d'envoyer un de ces esclaves toutes les fois qu'on voulait écrire à quelqu'un, surtout quand les relations étaient fréquentes, on profitait des occasions. Ces lettres, confiées ainsi à des gens de passage, étaient fort inexactement rendues, et il leur arrivait d'étranges aventures. Sans parler de celles qui se perdaient en route, tantôt plusieurs, écrites en temps différents, étaient remises à la fois[51], tantôt même on recevait après toutes les autres celle qui avait été écrite la première[52]. Au milieu de cet embrouillement, il n'était pas facile de se reconnaître, d'autant plus que les gens d'alors n'étaient pas fort exacts à dater leurs lettres[53]. Quand on voulait les conserver, il était naturel qu'on les mit à la suite les unes des autres, dans l'ordre où on les avait reçues, et non pas dans celui où elles avaient été écrites. C'est ce que Tunstall établit pour une des lettres du recueil que nous étudions[54], et il est probable qu'il en était ainsi pour beaucoup d'autres.

Du reste ces désordres, dont les plus graves se remarquent dans les douzième et treizième livres, ne produisent pas trop de confusion et sont faciles à corriger. Le seul endroit qui présente de graves difficultés, c'est la fin du quatrième livre. Les lettres semblent y avoir été placées au hasard ; la seizième surtout, pour ne rien dire des autres, a exercé la patience des commentateurs. Elle se compose de morceaux mal assortis et qui ont été écrits à des époques différentes. M. Mommsen a fort ingénieusement rendu raison de ces désordres en supposant que quelques feuilles ont été interverties dans le manuscrit, et que les copistes les ont fidèlement transcrites comme ils les trouvaient, sans essayer de les remettre à leur place[55]. C'est sur eux cette fois qu'il est juste de faire retomber la faute, et non sur Atticus. En somme, il ne faut pas oublier que cette correspondance, malgré tous ses désordres, est encore mieux disposée que les autres, et que, comme je le disais tout à l'heure, le principal mérite en revient à l'éditeur. C'est lui sans doute qui, après avoir eu le soin de garder les lettres de son ami et la bonne pensée d'en faire jouir le public, les fit placer assez régulièrement pour l'édition qu'il se proposait d'en faire. Mais en prenant cette peine, il savait bien qu'il en serait amplement payé par la postérité. C'est à cette correspondance qu'il doit la renommée qui entoure son nom, et Sénèque a bien eu raison de dire dans une phrase célèbre que sa qualité de beau-père d'Agrippa et d'aïeul de Drusus ne le sauverait pas de l'oubli si Cicéron ne l'avait emporté avec lui dans sa gloire : inter tam magna nomina taceretur, nisi Cicero ilium applicuisset[56].

 

IV. — DU RECUEIL DES LETTRES APPELÉES FAMILIÈRES.

Les lettres familières ayant été écrites à des personnes très-différentes et dans des circonstances très-diverses, on comprend qu'il ne fût pas facile de les rassembler, et que par conséquent leur publication donne naissance à beaucoup plus de questions que celle des lettres à Atticus. On peut se demander de quelle façon elles furent recueillies, quel en fut l'éditeur, sous quelle forme et sous quel titre on les publia, enfin quels rapports elles pouvaient avoir avec les autres recueils de lettres de Cicéron que l'antiquité possédait et que nous avons perdus. Ce sont les diverses questions auxquelles je vais successivement essayer de répondre.

Il n'y a pas de doute possible pour savoir d'où l'on a tiré la correspondance de Cicéron avec Atticus, quand on a voulu la donner au public. Elle n'a pu sortir que des portefeuilles d'Atticus, car elle n'était que là. Cicéron dit plusieurs fois qu'il écrit ses lettres de sa main, pour n'introduire personne dans le secret de ses confidences. Il n'en faisait donc pas prendre de copies. On ne peut pas admettre non plus qu'il prît la peine de les recopier fait remarquer quelque part que, lorsqu'on écrit une lettre soi-même, on ne s'amuse pas à la transcrire plusieurs fois[57]. Il faut en conclure qu'il n'y avait pas d'autre exemplaire de cette correspondance que celui que gardait Atticus, et que c'est de la maison d'Atticus qu'elle est, sortie pour devenir publique.

Il n'en était pas de même des lettres familières. On peut supposer qu'il s'en trouvait des exemplaires à divers endroits, à la mort de Cicéron, et il est même possible d'indiquer trois sources différentes d'où ceux qui voulaient les publier ont pu les tirer.

D'abord de chez ceux à qui elles étaient écrites. C'était là qu'on devait être tenté d'aller avant tout 'les chercher. Les lettres d'un homme comme Cicéron ne sont pas de celles qu'on déchire après qu'on les a lues. Il était naturel qu'on les conservât, et lui-même le savait bien. Un jour que Trébatius, qui n'était pas riche, lui avait écrit sur du parchemin gratté (in palimpsesto), il lui répond en plaisantant : Je pense bien que vous ne détruisez pas mes lettres pour écrire les vôtres[58], et il avait bien raison de le penser.

Ensuite de la maison même de Cicéron. Quoique parmi ces lettres il y en eût beaucoup de confidentielles, elles l'étaient rarement assez pour qu'on suppose que Cicéron n'ait pas voulu les laisser copier par ses secrétaires. On pourrait même établir que quelques-unes de celles qu'il tenait le moins à laisser voir ont passé par les mains de Tiron ou de Laurea[59]. Il serait donc naturel de supposer que Cicéron en a fait très-souvent garder les copies, si cette supposition si vraisemblable n'était contrariée par le témoignage formel de Cicéron lui-même. On se souvient qu'à la fin de sa vie, en manifestant à Atticus l'intention où il était de publier ses lettres, il lui disait que Tiron n'en avait guère que soixante-dix : c'est bien peu en vérité, et ce petit nombre est fait pour causer quelque surprise. Mais peut-être ne faut-il pas prendre ce texte à la lettre et vaut-il mieux croire que Cicéron n'a dit qu'à moitié sa pensée. Comme il n'avait pas l'intention de publier toutes ses lettres, il serait bien possible qu'en disant que Tiron n'en avait que soixante-dix, il ne parlât que de celles qu'il voulait publier, ce qui n'empêchait pas qu'il n'en eût fait copier beaucoup d'autres qu'il destinait à rester plus secrètes. Au moitis est-il certain qu'on trouve assez souvent chez lui l'aveu manifeste et détourné de ces copies qu'il en faisait prendre. C'est ainsi qu'en écrivant à son frère il lui avoue ouvertement qu'il gardait les doubles de celles qu'il adressait à César[60]. D'autres fois il semble faire plus de mystère. Il écrivait à Atticus qui souhaitait lire une des lettres qu'il avait envoyées à Brutus : Je n'en ai pas de copie, mais elle n'est pas perdue[61]. Le vague de cette expression : Elle n'est pas perdue, salva est, que Cicéron reproduit ailleurs dans des circonstances pareilles[62], cette façon de dire qu'on n'en a pas gardé de double, mais qu'on sait bien où il y en a un, fait naître la pensée que Cicéron avait cette sorte de coquetterie fort ordinaire aux littérateurs d'avoir l'air de tenir moins à ce qu'ils font qu'ils n'y tiennent réellement. Il voulait qu'on ne crût pas qu'il attachait beaucoup d'importance à ses ouvrages, surtout quand ce n'étaient que de simples lettres. Peut-être n'ordonnait-il pas directement qu'on en prît des copies, mais il n'ignorait pas que des mains fidèles les transcrivaient et les gardaient ; et ce petit manège conciliait à la fois cette indifférence apparente qu'il voulait montrer pour sa correspondance et sa vanité qui lui disait tout bas qu'il ne fallait pas la laisser perdre. Il peut donc se faire qu'il eût chez lui un bien plus grand nombre de lettres que le texte que je viens de discuter ne le ferait croire. Quant à celles de ses correspondants, il est certain aussi qu'il ne les détruisait pas toutes. Il les gardait quand elles lui semblaient mériter de l'être par l'importance du fond ou les grâces du style. J'aurais grand'peine à déchirer votre lettre, écrit-il à Axius, tant elle est écrite avec esprit[63]. Soit qu'on admette avec Schwartz[64] que les lettres étaient comprises parmi ce qu'il appelle les libri plicatiles, et qu'elles étaient à peu près pliées comme celles d'aujourd'hui, soit qu'on pense, comme le prétend M. Géraud dans son Essai sur les livres dans l'antiquité, qu'elles étaient roulées comme les volumes ordinaires dont elles ne différaient que par leur dimension, il est certain que, lorsqu'on voulait les conserver et les réunir, on les collait à la suite l'une de l'autre, et que l'on en formait un ensemble auquel on donnait le nom de volumen. C'est ainsi qu'Atticus avait fait seize volumina de la correspondance de Cicéron avec lui ; de son côté, Cicéron, qui gardait aussi les lettres de son ami, avait chez lui ce qu'il appelle volumen epistolarum Attici[65]. Comme il voyait un jour que Tiron soignait davantage son style en lui écrivant, il lui disait ces mots qui n'ont pas toujours été bien compris : Video quid agas : tuas quoque epistolas vis referri in volumina ; c'est-à-dire : vous voulez qu'on range votre lettre parmi celles que je fais garder[66].

Indépendamment de ces exemplaires qui se conservaient chez Cicéron ou chez ses correspondants, il devait s'en trouver d'autres, quoique en petit nombre, chez les curieux, les amateurs de politique ou de beau langage, qui avaient soigneusement recueilli toutes celles qu'ils avaient pu se procurer. Atticus surtout devait en posséder une riche collection, On sait avec quel empressement il les réclamait et les faisait prendre chez Cicéron lui-même ou chez ceux à. qui elles étaient adressées, Après les avoir lues, il n'y a pas de doute qu'il ne les gardât. Elles devaient donc se trouver rangées et enfermées dans ce que Cicéron appelait les trésors d'Atticus, et où il plaçait les écrits qu'il ne voulait pas faire connaître de son vivant[67]. Véritables trésors en effet, et d'où bien des lettres précieuses ont pu sortir.

Ainsi les lettres que Cicéron avait adressées à ses amis pouvaient se retrouver après sa mort ou bien dans ses papiers, ou chez les personnes à qui elles avaient été écrites, ou dans les bibliothèques de quelques curieux qui les avaient copiées. De laquelle de ces trois sources nous vient la correspondance familière ? Peut-être de toutes les trois à la fois ; dans une publication pareille on a bien pu chercher un peu partout et prendre de toutes mains. il est quelquefois possible de distinguer ces origines diverses. Ainsi les lettres qui ne sont que de simples billets écrits au milieu du sénat[68], ou en présence même des messagers qui venaient les prendre[69], n'ont pas été recopiées par les secrétaires de Cicéron et ne peuvent venir que de chez ses correspondants. Il y en a d'autres dont on peut affirmer avec non moins de certitude qu'elles viennent d'ailleurs. Croit-on, par exemple, que Plancus, devenu le courtisan d'Auguste et l'un des grands personnages du régime nouveau, aurait fourni lui-même au recueil toute sa correspondance avec Cicéron, dans laquelle il traite durement Octave et l'accuse d'être l'auteur de tous les désastres[70] ? Est-ce Pollion, devenu l'allié, le complice d'Antoine, le ministre des triumvirs, qui aurait laissé prendre chez lui ces lettres où il promet à Cicéron d'une façon si dramatique qu'il sera toujours l'ennemi des tyrans, et où il lui dit, en propres termes, qu'il ne veut ni manquer ni survivre à la république[71] ? Toutes ces protestations de fidélité dont ils sont si prodigues. tous ces éloges que Cicéron leur adresse en retour devaient un peu gêner des gels qui avaient si lâchement trahi leur parole. Ce n'est donc que de la maison de Cicéron que ces souvenirs si compromettants pour eux ont pu sortir.

La multiplicité des sources d'où les lettres familières ont pu venir ajoute à nos incertitudes pour savoir qui les publia ; car, si nous étions assurés de leur provenance, nous serions sur la voie pour trouver qui en fut le premier éditeur. Aucun écrivain de l'antiquité ne le fait connaître. Dans leur silence nos conjectures se portent naturellement sur les deux hommes qui furent à la fois les plus fidèles amis de Cicéron et les éditeurs habituels de ses ouvrages, Tiron et Atticus[72]. Aussi est-ce entre ces deux noms qu'on hésite ordinairement. Les plus grandes vraisemblances sont du côté de Tiran, et l'opinion commune s'est décidée pour lui. C'est lui qui dans la maison de Cicéron était chargé du soin de conserver ses lettres[73], ce qui semblait le désigner par avance à ses fonctions d'éditeur et les lui rendait plus faciles. On sait aussi qu'après la mort de son maître il fut fidèle à sa mémoire ; que, non content d'écrire sa vie et de recueillir ses bons mots, il donna de bonnes éditions de ses ouvrages[74] et en publia d'inédits qu'il avait trouvés parmi ses papiers[75]. Il est naturel de penser qu'il a fait pour les lettres familières ce qu'il venait de faire pour les Commentarii causarum et que, les ayant trouvées de la même manière, il les a publiées comme eux. Cependant on a fait à cette conjecture de graves objections. Déjà Manuce, en faisant remarquer combien cette correspondance est mal disposée et que d'irrégularités choquantes on y trouve, déclarait que c'était faire insulte à Tiron que de supposer que ce désordre était son ouvrage[76]. On a en effet beaucoup de peine à croire que le secrétaire exact, l'ami fidèle de Cicéron, l'éditeur soigneux des Verrines, ait à ce point négligé la publication de ces lettres. Ce qui est surtout étrange, c'est que le désordre n'est nulle part plus grave ni plus complet que dans le seizième livre, qui contient précisément la correspondance de Cicéron avec Tiron : ne doit-on pas supposer que Tiron, s'il eût publié cet ouvrage, en aurait soigné, de préférence cette partie ? Ces motifs ont poussé quelques critiques modernes à croire que ce n'est pas Tiron qui les publia, mais Atticus ou quelque esclave lettré sous sa direction. Cette opinion a le tort de ne s'appuyer. sur aucun texte antique, et il y a de plus des raisons de penser que la correspondance familière et celle avec Atticus n'eurent pas le même éditeur. Comprendrait-on, par exemple, si Atticus eût publié l'une et l'autre, qu'après avoir négligé de reproduire, dans le recueil des lettres qui lui sont adressées, tant de lettres importantes que Cicéron lui envoie avec les siennes, celles de Brutus, celles de César, etc., il en ait justement conservé deux, une de Cœlius, et une de Dolabella, qui se retrouvent dans la correspondance familière ? Il me semble donc que l'opinion qui en attribue la publication à Tiron est en somme plus vraisemblable. Mais ce n'est encore qu'une conjecture, et il faut se garder de la transformer, comme on a fait trop souvent, en une incontestable vérité.

 Non-seulement on ne sait pas exactement qui publia cette correspondance, mais on ignore sous quel titre elle était connue dans l'antiquité. Celui qu'on lui donne aujourd'hui, Epistolæ familiares ou ad familiares, est récent. Il se retrouve bien sur quelques manuscrits, mais ces manuscrits sont sans autorité, s'il est vrai, comme l'établit Orelli dans son histoire critique des lettres de. Cicéron, qu'ils sont tous dérivés du manuscrit de Pétrarque conservé à la bibliothèque Laurentienne. Or celui-là ne porte aucun titre général pour l'ouvrage entier et indique chaque livre par le nom du personnage à qui la première lettre est adressée. Cette désignation est tout à fait conforme à celle qu'emploient les auteurs anciens quand ils ont à citer cette correspondance : ou bien ils se contentent de dire le nom du correspondant : Tullius ad Appium Pulchrum (Quint., VIII, 3) ; ou bien, comme dans les manuscrits, le nom de celui à qui la première lettre est écrite sert à désigner le livre entier, quoique le livre en contienne qui sont adressées à d'autres personnes In libro M. Tullii epistolarum ad Servium Sulpitium (Gell., XII, 13). Quand c'est une de ces dernières qu'on veut citer, pour plus de clarté, on joint le nom du correspondant à celui de la personne à qui la première lettre du livre est envoyée : In libro epistolarum M. Ciceronis ad L. Plancum et in epistola Asinii Pollionis (Gell., I, 22) ; Cicero ad Varronem epistola Pœti (Non., p. 59). Pourquoi les désignait-on ainsi ? Faut-il croire que l'éditeur ne leur avait pas donné de titre général ? ou ne serait -ce pas que les écrivains anciens qui avaient l'occasion de citer plus souvent les autres recueils de Cicéron qui ne contenaient que des lettres adressées à une seule personne, appliquaient les habitudes qu'ils avaient prises là aux lettres familières et les désignaient les unes et les autres de la même façon ? Cette question nous amène à dire quelques mots de ces grands recueils, aujourd'hui perdus, et à chercher en quoi la correspondance familière pouvait leur ressembler ou différer d'eux.

Nous n'avons conservé de ces recueils que les lettres à Atticus et celles à Quintus. -Mais les anciens en connaissaient un bien plus grand nombre. Sans parler des lettres à Cérellia (Quint., VI, 3, 112), à Caton (Non., 1438), à Gorgias, à Pélops, à Hérode (Plutarque, vie de Cicéron, 24), à Hostilius (Charis., 52, P.), à Marcellus (id. 34), à Titinius (Suét., De rhet., 2), qui formaient sans doute des recueils à part, nous voyons cités chez les auteurs anciens un premier livre des lettres à Calvus (Prisc., 873), à Cassius (Non., 278) ; un deuxième à Axius (Non., 509), à son fils (id., 275), à Cornelius Nepos (Macrob., Sat. II, 1, 14) un troisième à César (Non., 286), à Octave (id., 329), à Pansa (id., 92) ; un quatrième à Pompée (id., 293) ; un neuvième à Hirtius (id., 450) et à Brutus (id., 421). Voilà donc un grand nombre de recueils de lettres de Cicéron dont nous ignorons les véritables proportions, car il peut bien se faire que tel d'entre eux dont les écrivains de l'antiquité n'ont eu l'occasion de citer que le premier ou le second livre en ait possédé huit ou neuf ou même davantage. Tout ce qu'on peut dire d'assuré au sujet de ces recueils perdus, c'est qu'ils différaient de la correspondance familière en ce que dans celle-ci sont réunies des lettres écrites à diverses personnes, tandis que chacun des autres ne contenait que les lettres adressées à un seul correspondant.

A propos de ces deux sortes de recueils, ceux qui ne contenaient que des lettres adressées à une seule personne et la correspondance familière ou mêlée, on peut se faire quelques questions dont la solution ne manque pas d'importance. Les critiques se sont demandé d'abord lequel avait été publié le premier. M. Hofmann croit que ce sont les lettres familières, et M. Nake soutient l'opinion contraire. Il me semble que M. Nake a raison, et qu'il y a bien des motifs de croire que la correspondance familière n'a pas précédé les autres. Qu'on suppose, en effet, un éditeur publiant un recueil de lettres diverses dans un temps où il n'y en a point d'autre qui ait paru ; il est naturel que, pour rendre.son livre le plus attrayant possible, il aille chercher surtout les lettres écrites aux personnages les plus illustres, à ceux dont le nom suffit pour éveiller l'attention des lecteurs. C'est à Brutus, à César qu'il s'adressera tout d'abord. Or, si l'on excepte quelques lettres banales de recommandation placées dans un livre qu'il faut mettre à part des autres et dont j'étudierai tout à l'heure le caractère exceptionnel, il n'y en a aucune dans tout le reste qui soit adressée à Brutus, et une seule à César[77]. Et l'on ne peut pas alléguer que l'éditeur n'en a pas placé dans son recueil parce qu'elles n'ont été découvertes qu'après les autres : il n'y eu a point qui aient dû être plus connues dans tous les temps que celles-là, point qui aient moins couru le risque de se perdre ou de rester cachées. On a vu tout à l'heure que Cicéron gardait sa correspondance avec César ; de son côté, César, cet amateur passionné de beau langage, ne perdait rien de ce qui lui venait de Cicéron. Quant aux lettres écrites à Brutus, en supposant que Brutus ne les eût pas gardées, je ferai voir plus tard que les doubles s'en trouvaient chez Cicéron et chez Atticus. Comment donc s'expliquer que la correspondance familière de Cicéron contienne des lettres à Lepta, à Titius, à Sestius, à Fadius, et qu'elle n'en contienne point ou presque point à Brutus et à César ? Pourquoi a-t-on donné la préférence à des gens peu connus, médiocrement importants, sur de si illustres personnages ? La réponse la plus simple est, je crois, que les lettres de ces illustres personnages étaient déjà publiées dans des recueils particuliers.

Mais M. Nake va plus loin et il conclut que la correspondance familière, publiée après les autres recueils de lettres de Cicéron, n'était qu'un extrait de tous ces recueils et ne contenait rien qui n'eût déjà paru ailleurs. Cette opinion s'appuie sur un texte imper-tant de Nonius, qui cite comme appartenant au premier livre de la correspondance de Cicéron avec Cassius une lettre qui se retrouve au quinzième livre de la correspondance familière[78] : il faut donc qu'elle ait figuré dans les deux recueils à la fois. Malgré ce témoignage formel, qui donne beaucoup de force à l'opinion de M. Nake, il me semble difficile de l'accepter d'une manière absolue. Je n'indiquerai qu'une seule des objections qu'elle soulève. Il est évident que, si les lettres familières n'étaient qu'un extrait des recueils de lettres déjà publiées, les correspondants devraient être les mêmes. Or il n'en est rien. En mettant toujours à part le treizième livre, Caton et Cassius sont les seuls dont les noms se retrouvent à la fois dans les deux sortes de recueils. Il n'y a, dans la correspondance familière, point de lettres à Cornelius Nepos, à M. Cicéron, à Calvus, à Axius, à Pansa, etc. ; il n'y en a point à Brutus et à Octave, dont les noms cependant auraient pu donner tant d'attrait et de piquant au choix qu'on formait. Des neuf livres adressés à Hirtius, et qui roulaient sur l'époque la plus intéressante de la vie de Cicéron, l'éditeur n'a pas même tiré un simple billet. En revanche, Sulpicius, Cælius, Appius Claudius, Lentulus, Trebatius sont les correspondants les plus importants des lettres familières, et je ne trouve nulle part chez les écrivains anciens qu'il ait existé des recueils particuliers des lettres que Cicéron leur avait écrites. Puisque les correspondants ne sont pas les mêmes, il me semble qu'on en peut conclure que les correspondances étaient différentes et que les lettres familières n'étaient pas un choix formé parmi les recueils déjà publiés.

Mais alors comment se fait-il qu'on y trouve cette lettre à Cassius qui faisait déjà partie de la correspondance particulière de Cassius et de Cicéron ? Le travail de M. Nake lui-même nous donne le moyen de l'expliquer. Il a cherché à prouver que la correspondance familière n'avait pas été formée d'un seul coup et qu'elle se composait de divers recueils ajoutés successivement les uns aux autres. Sans être tout à fait aussi affirmatif que lui, il faut bien reconnaître qu'on trouve entre les divers livres des différences assez graves pour nous faire soupçonner qu'ils ne viennent pas de la même origine. Les douze premiers forment un groupe tout à fait à part et qui se suffit à lui-même. Il nous conduit à travers beaucoup de désordres et d'irrégularités de l'exil de Cicéron jusqu'à sa mort. La correspondance avec Lentulus, qui est la première, nous reporte au temps qui suivit son retour ; celle avec Curion, aux démêlés de Milon et de Clodius ; celle avec Cœlius et Appius Claudius, au gouvernement de la Cilicie : il écrit aux exilés, à Varron, à Pœtus pendant la dictature de César ; phis, après la mort de César, à Plancus, à Decimus Brutus, à Cassius, à Cornificius. Je sais bien que ce plan assez sage se trouve à tout moment dérangé ; qu'après quatre livres où il est assez régulièrement suivi, le cinquième est composé de la façon la plus bizarre et contient des lettres de toutes les époques ; que le septième, pour que l'éditeur eût été fidèle à lui-même, devrait être placé après le troisième ; enfin, ce qui est plus grave, c'est qu'on, a sans motif séparé les lettres de Cicéron à Cœlius des réponses de Cœlius à Cicéron et intercalé entre elles cinq livres entiers de lettres d'une époque différente. Ce sont là, je le reconnais, de très-graves désordres ; néanmoins ces douze livres, dans lesquels neuf au moins sont très-régulièrement ordonnés, pris dans leur ensemble et sans trop s'arrêter aux détails, forment un certain tout. Le treizième a un caractère tout à fait à part et qui tranche avec les autres ; il n'en diffère pas seulement par son étendue et par le nombre des correspondants, mais aussi par le système dans lequel-il est formé et qui est nouveau. Jusque-là l'éditeur semblait n'avoir eu d'autre idée que de réunir ensemble les lettres adressées aux mêmes personnes, sans se préoccuper du sujet qu'elles traitaient. Ici c'est d'après leur sujet qu'il les rassemble : ce sont. uniquement des lettres de recommandation. Il semble que la pensée de former le treizième livre ne soit venue qu'après que. les douze premiers étaient déjà réunis, car ceux-ci contiennent aussi quelques lettres de recommandation qu'on n'a pas réservées pour le livre qui ne devait comprendre qu'elles ; et d'un autre côté ce livre n'a pas été publié à part ni tout à fait en dehors des douze autres, puisqu'on n'y a pas repris et publié de nouveau ces lettres de recommandation qui s'y trouvent. En sorte que la conjecture la plus vraisemblable qu'on puisse imaginer, c'est que le treizième livre a formé comme un complément aux autres. La même idée vient à l'esprit à propos du quinzième, qui contient des lettres d'époques très-différentes, et, ce qui est plus surprenant, des lettres écrites à des personnages qui ont déjà figuré comme correspondants de Cicéron dans les livres précédents, par exemple Cassius et Trébonius. C'est une irrégularité qui ne se produit jamais dans les douze premiers livres ; là au moins toutes les lettres qui étaient adressées à la même personne se trouvent réunies au même endroit. Ces raisons me font trouver l'opinion de M. Nake assez vraisemblable. Sans aller jusqu'à distinguer aussi nettement que lui de combien de recueils différents se composait cette correspondance et vouloir établir trop de précision dans des conjectures, je dirai seulement qu'à partir du treizième livre le système d'arrangement me semble différent, qu'il me parait probable que les quatre derniers n'ont pas été formés de la même façon que les douze autres, et peut-être qu'ils n'ont pas été publiés en même temps ni par la même personne.

Cette hypothèse si vraisemblable a l'avantage de rendre compte de toutes les difficultés que soulève la correspondance familière. Elle explique notamment comment cette lettre de Cassius dont j'ai parlé se retrouvait à la fois dans deux recueils. Quand j'ai prétendu que la correspondance familière n'était pas un extrait des autres correspondances, je ne voulais parler que des douze premiers livres ; mais le doute est possible pour les quatre derniers, qui ont été composés dans un système différent. L'éditeur du treizième, qui n'y voulait mettre que des lettres de recommandation, a dû être entraîné à les prendre un peu partout, et il est bien probable que ce livre a été, sinon formé, au moins grossi par des emprunts faits aux autres recueils. Cette méthode une fois employée pour le treizième livre, on a bien pu la suivre encore pour ceux qui restaient, notamment pour le quinzième, et y insérer une lettre de Cassius qui figurait déjà ailleurs. On se souvient aussi que, bien qu'il fût très-naturel d'attribuer à Tiron la publication des lettres familières, Manuce et d'autres critiques hésitaient à le croire, surtout à cause des irrégularités et des désordres du seizième livre de cette correspondance. Mais toute hésitation peut cesser s'il est permis de supposer que ce livre n'a pas été publié en même temps ni par le même éditeur que les autres.

Voici donc comment je me figure qu'eut lieu la publication de cette correspondance. — Après la bataille d'Actium, quand le repos fut enfin rendu à cette génération déclinée par les proscriptions et fatiguée de guerres civiles, soit qu'elle voulût connaître les causes secrètes des événements dont elle avait vu les sanglants effets, soit qu'elle cherchât ce plaisir égoïste de revenir sur des périls auxquels on vient d'échapper, elle s'empressa de recueillir tout ce qui restait de cette terrible époque. Le pouvoir était tolérant ; il se sentait appuyé sur la lassitude universelle, et voulait accoutumer les gens, sans secousse, au régime nouveau. Il laissa donc publier et répandre les lettres de Cicéron, chefs-d'œuvre de la plus belle intelligence de Rome, et, ce qui importait davantage, tableau saisissant de cette grande révolution qui finissait. Les premiers recueils qu'on avait publiés, et qui ne contenaient chacun que la correspondance avec une seule personne, lettres à Brutus, à César, à Hirtius, à Pansa, etc., avaient vivement éveillé l'attention générale. Le public en demandait toujours de nouvelles. On se décida alors à recueillir des correspondances moins importantes, qu'on avait négligées d'abord pour celles qui étaient plus considérables ; et comme ces correspondances étaient plus courtes, et qu'on ne pouvait pas publier à part celles qui concernaient un seul personnage, on prit le parti de les réunir toutes ensemble. Un ami dévoué à la mémoire de Cicéron, Tiron probablement, se chargea de ce soin. Il réunit celles qu'il put trouver soit chez ceux à qui elles étaient adressées, soit chez les collectionneurs, comme Atticus, qui les avaient fait copier, soit surtout parmi les papiers de Cicéron lui-même, qui les conservait plus fidèlement qu'il ne veut le faire entendre. Après les avoir réunies, il les publia sans donner à sa publication plus d'ordre que n'en demandait la critique de ce temps et en les plaçant souvent comme il les avait trouvées. Ce premier recueil, composé de douze livres, loin de satisfaire l'avidité du public, ne fit que l'exciter davantage et il fallut le compléter en publiant quatre livres nouveaux, dans lesquels il semble que l'éditeur n'ait plus suivi tout à fait la même méthode, et que, pour rendre l'intérêt aussi vif que dans les premiers, il ne se soit pas interdit d'aller chercher quelques lettres qui avaient paru dans d'autres recueils. Il y eut donc désormais à côté de ces recueils particuliers pour un seul personnage celui des lettres 'mêlées adressées à plusieurs. Les uns et les autres se soutinrent concurremment. Ils existaient encore ensemble à l'époque des grammairiens latins Nonius, Charisius, Priscien, qui les citent tous les deux indifféremment. A la fin il arriva, comme c'était naturel, que le recueil le plus court rein. porta. Quand les copistes devinrent plus rares et les lecteurs moins nombreux, on ne recopia plus que les lettres familières, et on laissa perdre les autres.

 

V. — DE L'AUTHENTICITÉ DE LA CORRESPONDANCE DE CICÉRON ET DE BRUTUS.

Pour en avoir fini avec les divers recueils de lettres de Cicéron, nous n'avons plus à parler que des lettres à Quintus et des débris qui restent de la correspondance avec Brutus. Il n'y a presque rien à dire des lettres à Quintus pour le sujet que nous étudions, sinon qu'elles ne sont qu'un fragment assez court de la correspondance que Cicéron avait dû échanger avec son frère. Mais les anciens écrivains n'en connaissaient pas plus que nous[79], et probablement on n'en avait pas publié davantage. Du reste nous ignorons complètement par qui, elles furent recueillies, et il n'est pas même possible de le conjecturer. Quant à la correspondance avec Brutus, il s'élève tout d'abord une grave- question qu'il faut bien traiter avec quelques détails en finissant : celle de son authenticité.

Elle ne se compose plus aujourd'hui que de vingt-cinq lettres, dont dix-huit furent découvertes. par. Pétrarque dans le manuscrit qui contenait aussi les lettres à Atticus et celles à Quintus. Les sept dernières furent trouvées en Allemagne dans un manuscrit qui s'est perdu, et publiées par Cratander à Bâle en 1528. Les unes et les autres furent d'abord tenues sans contestation pour authentiques. Admirées par Pétrarque[80], commentées respectueusement par Manuce, par Victorius, par Lambin, par tous les grands cicéroniens de cette époque, dont l'enthousiasme était pourtant assez éclairé, puisqu'ils exclurent successivement des œuvrés de Cicéron la Déclamation contre Salluste, la Consolation, la lettre à Octave, on ne voit pas que jusqu'au dix-huitième siècle aucun doute se soit élevé sur elles[81].

C'est en 1741 qu'un disciple de Richard Bentley, Tunstall, essaya sur les lettres de Brutus ce que son maitre avait fait-avec tant de succès sur celles de Phalaris et de Thémistocle. Combattu par Middleton, il répondit avec beaucoup de vigueur et de talent. Il fut aidé dans cette lutte par un homme encore plus audacieux que lui, le docteur Markland, qui fit entrer la question dans des voies plus hardies. Non content d'attaquer la correspondance avec Brutus, Markland contesta l'authenticité des quatre discours prononcés par Cicéron après son exil. Il ne s'arrêta pas même en si beau chemin, et, échauffé par la dispute, il se préparait, s'il avait vécu plus longtemps, à établir que le de Oratore était aussi un ouvrage supposé.

Ces idées pénétrèrent vite en Allemagne et y firent fortune. Personne ne s'avisa de les contredire[82], et Schütz et Orelli placèrent sans hésitation les lettres à Brutus parmi les ouvrages attribués faussement à Cicéron. Cette unanimité de sentiment ne doit ni effrayer ni surprendre. C'est le tour d'esprit particulier en Allemagne que les témérités y deviennent vite l'opinion commune. En France, il n'y a pas la même tendance. le ne sais comment, dans ce pays qu'on accuse d'aimer l'opposition et le paradoxe, la critique érudite est plus généralement conservatrice. Elle respecte naturellement les opinions anciennes et les idées reçues. De plus, chez nous, l'érudition n'a pas de chance de séduire quand elle est toute seule. Elle est forcée, bon gré mal gré, de tenir un grand compte du goût littéraire. Les amas d'arguments qu'on pourra entasser ne prévaudront jamais contre une sorte de préjugé que forment en faveur d'un ouvrage le sentiment de sa beauté et les agréments de son style. Un Français qui vient de lire le pro Marcello, assurément le plus cicéronien des discours de Cicéron, résistera énergiquement à tous les raisonnements de Wolf qui voudrait lui prouver que c'est l'ouvrage d'un déclamateur inconnu. Voilà comment il s'est fait qu'en France l'opinion des critiques anglais a eu si peu de partisans. La mâle beauté des lettres de Brutus a excité chez tous nos écrivains l'admiration la plus vive[83]. Après qu'on a été si vivement ému en les lisant, il est bien difficile d'admettre qu'on a été la dupe d'une habile mystification. Aussi-a-ton instinctivement tenu cette correspondance pour authentique ; et nous voyons que les critiques mêmes dans l'esprit desquels le bruit des discussions qu'elle a causées a fait naître quelques soupçons souhaitent qu'on dissipe leurs doutes et qu'on leur donne les moyens de continuer à croire que ces lettres sont bien de Brutus et de Cicéron[84].

Essayons de les satisfaire, et, pour y arriver, commençons par chercher quelle trace cette correspondance a laissée chez les écrivains anciens, et voyons si son authenticité peut s'appuyer sur leur témoignage.

Il est naturel qu'après la mort de Brutus on ait recueilli avec soin tout ce qu'il avait pu écrire. La curiosité ou la sympathie qu'il inspirait donnait du prix non-seulement aux ouvrages qu'il avait publiés, mais même à ses moindres billets, et nous pouvons être assurés que ceux qui les possédaient ne les ont pas laissés perdre. En effet, un témoignage important, celui d'Ovide, nous apprend qu'à la fin du règne d'Auguste, c'est-à-dire au moment où commencent les poursuites contre les ouvrages suspects, les écrits de Brutus comme ceux d'Antoine trouvaient cependant des lecteurs et prenaient place sans danger dans les bibliothèques :

Antoni scripta leguntur,

Doctus et in promptu scrinia Brutus habet[85].

Malgré cette épithète de doctes qu'Ovide donne à Brutus, je ne crois pas qu'il veuille parler de ses écrits philosophiques, dont le pouvoir ne devait pas beaucoup s'alarmer ; il faut qu'il soit question d'ouvrages politiques et dangereux, par exemple de cet éloge de Caton qu'on lisait beaucoup à cette époque puisque Auguste sentit le besoin de le réfuter[86] ; de ces discours dont Tacite dit qu'ils contenaient d'amers reproches contre Auguste[87] ; de sa correspondance, qui devait être très-considérable, et surtout des lettres qu'il avait échangées avec Cicéron.

Ces lettres ont dû être recueillies et publiées de bonne heure. Quand on prenait soin de donner au public celles que Cicéron avait écrites à des personnages obscurs, comme Axius, Titinius, etc., il aurait été bien étrange qu'on négligeât sa correspondance avec Brutus. Il n'y en avait pas que le public souhaitât plus avidement de connaître. J'ajoute qu'il n'y en avait pas qu'il fût plus aisé de retrouver. J'ai fait voir que ces lettres étaient de celles dont Cicéron gardait des copies sans trop oser l'avouer. On sait qu'elles ont toutes passé par les mains d'Atticus, qui les réclamait quand on oubliait de les lui envoyer[88] ; en sorte que, si elles ne s'étaient pas trouvées parmi les papiers de Brutus, on pouvait les aller prendra dans les portefeuilles que gardait Tiron ou dans ce qu'on appelait les trésors d'Atticus. Enfin aucun obstacle ne pouvait venir du côté du pouvoir impérial qui, à la même époque, laissait circuler, comme nous l'apprennent Ovide et Tacite, les lettres d'Antoine et les harangues de Brutus, pleines d'insultes contre Auguste.

Il y a donc des raisons de penser que la correspondance avec Brutus a été publiée une des premières. Ce qui est certain, c'est qu'à partir du premier siècle jusqu'à la fin de l'empire, on suit fidèlement chez les critiques et les grammairiens la trace de cette correspondance. Quintilien, en lui faisant beaucoup d'emprunts, semble indiquer que, de son temps, elle était dans les mains de tout le monde. Tacite y fait allusion dans le Dialogue des orateurs[89] ; Plutarque s'en sert souvent dans la vie de Brutus et dans celle de Cicéron ; Fronton en fait des extraits pour son agrément et les donne à lire à Marc-Aurèle[90] ; Ammien Marcellin en rapporte textuellement une phrase[91] ; enfin elle est citée fréquemment par les grammairiens des derniers temps de l'empire, et surtout par Nonius. D'après tous ces témoignages, on voit qu'elle était considérable, et qu'elle contenait au moins neuf livres[92] ; elle commençait aux premiers temps de la liaison de Cicéron avec Brutus, c'est-à-dire à l'époque où, par l'intermédiaire de Pompée, Cicéron venait de se réconcilier avec Appius Claudius dont Brutus avait épousé la fille[93], et il est naturel d'admettre qu'elle continuait jusqu'aux proscriptions, car je ne crois pas qu'il faille s'arrêter à l'opinion de ceux qui prétendent que Cicéron et Brutus étaient trop occupés l'un et l'autre, dans l'année qui suivit la mort de César, pour s'écrire de longues lettres[94]. Ceux-là les connaissent mal tous les deux ; ils oublient qu'au milieu même de cette lutte terrible qu'il soutenait contre Antoine, Cicéron se trouvait l'esprit assez libre pour raconter les événements à ses amis avec une verve incroyable (lettres à Cornificius, Ad fam., XII, 25) ; et que même à l'occasion il riait, il plaisantait et relevait par ses bons mots le courage de ses amis désespérés (lettre à Pœtus, Ad fam., IX, 24). Quant à Brutus, on sait bien que les graves intérêts dont il était chargé ne l'occupaient pas tout entier. Au milieu des camps, il savait se faire des loisirs studieux, et Plutarque raconte qu'il trouvait le temps d'étudier et passait une partie de ses nuits à lire[95]. Ainsi rien ne les empêchait de s'écrire aussi longuement qu'ils le voulaient[96]. Or les lettres qu'ils durent s'adresser en ce moment étaient justement les plus curieuses de toutes, celles que les Romains du siècle d'Auguste devaient lire avec le plus d'intérêt et de passion : il est bien difficile de croire que les éditeurs eussent négligé de les comprendre dans leur recueil.

Nous avons donc la certitude qu'il existait une correspondance considérable entre Brutus et Cicéron, qui contenait au moins neuf livres, qui commençait au début de leur amitié, et très-probablement ne s'arrêtait qu'à leur mort. Mais est-il sûr que les vingt-cinq lettres qui nous restent faisaient partie de ce recueil ? je ne crois pas qu'il soit possible de le contester. Plutarque a l'occasion de citer ou d'analyser trois de ces lettres, et elle se retrouvent toutes les trois parmi les nôtres[97] ; Ammien Marcellin rapporte, en l'attribuant a Cicéron, une phrase qui fait partie d'une de nos lettres[98]. Enfin Nonius est plus explicite encore, il cite comme appartenant au neuvième livre de la correspondance de Cicéron et de Brutus le commencement d'une lettre qui est justement la première de notre recueil[99]. En présence de ces témoignages, il faut admettre que nos lettres ont été détachées du recueil que lisaient Quintilien et Tacite, et que les dix-huit premières au moins faisaient partie du neuvième livre de ce recueil. Ce point admis, la question de leur authenticité devient singulièrement plus grave ; on n'est plus en présence de quelques pièces courtes et isolées qu'un homme d'esprit a pu forger en se jouant. Si celles-là sont fausses, les autres l'étaient aussi ; et l'on se voit forcé de soutenir, pour être conséquent, que le faussaire a fabriqué neuf livres tout entiers[100]. Voilà un étrange courage, et peut-on concevoir qu'un homme de talent se résigne à un si effroyable travail pour n'en retirer aucun honneur ?

Il est donc établi qu'il existait à Rome un recueil de lettres de Cicéron à Brutus, que ce recueil a été connu des écrivains les plus graves, qui s'en sont servis sans scrupule, et que celles que nous avons encore en faisaient partie. Jusqu'à présent, toutes les raison extérieures s'accordent à nous faire croire à leur authenticité : faisons un pas de plus, pénétrons dans les lettres elles-mêmes, et cherchons si leur lecture peut nous suggérer des doutes assez forts pour nous faire résister à l'autorité de tous ces témoignages.

Ce qui remplit presque toute cette correspondance, c'est une discussion très-vive qui s'élève entre Cicéron et Brutus : y a-t-il rien là qui soit en contradiction avec la nature de leurs rapports ordinaires ? Au contraire ; leur amitié fut toujours orageuse et troublée ; la diversité de leur caractère amenait sans cesse des conflits entre eux : on en pourrait signaler plusieurs dont la trace se retrouve dans les lettres à Atticus[101]. S'ils étaient si souvent en désaccord dans un temps où ils n'avaient pas pour les mettre aux prises les rivalités des affaires, il est naturel que, lorsqu'ils furent plus directement rapprochés par la politique, ils se soient heurtés avec plus de violence.

Les motifs qui amenèrent cette discussion sont aussi très-conformes à ce que l'histoire nous apprend de leurs sentiments à cette époque de leur vie. On sait combien Cicéron détestait Antoine ; les Philippiques nous font voir que cette haine était si furieuse qu'elle lui ferma les yeux sur les dangers qui pouvaient venir du côté d'Octave. Brutus haïssait davantage Octave ; il semble qu'il ait deviné dans celui que Cicéron affectait d'appeler un enfant l'héritier du dictateur qu'il avait tué. Au contraire, il ne désespérait pas de ramener Antoine au parti de la liberté ; il lui trouvait une sorte de générosité naturelle, Une franchise de soldat qui l'empêchait de le condamner sans retour[102]. La correspondance familière contient deux lettres qu'il lui a écrites[103] ; jusque dans les reproches qu'il lui adresse on retrouve un certain ton d'estime et de confiance. La veille de Philippes, tandis qu'il prononçait ces discours dont parle Tacite, et dans lesquels il outrageait Octave, il se contentait de plaindre Antoine, qui consentait à se faire l'instrument de l'ambition d'un autre, en attendant qu'il en devînt la victime. Après sa mort, son armée semblait encore obéir à ses préférences quand elle ne consentit à jeter les armes qu'aux pieds d'Antoine[104] : voilà un grave motif de désaccord entre deux amis, dont chacun se sentait un faible secret pour celui que l'autre poursuivait d'une haine violente ; et l'on comprend bien qu'à ce propos de graves discussions aient éclaté entre eux.

Mais dans la manière dont ils soutiennent ces discussions retrouve-t-on bien leur caractère ? chacun des deux conserve-t-il le rôle qui lui est naturel ? On est d'abord tenté de trouver que Cicéron se dément lui-même quand on le voit pousser à la rigueur, défendre les moyens violents, réclamer des victimes et des supplices. Est-ce bien le grand prôneur des victoires pacifiques qui demande avec tant de vivacité qu'on sorte de la légalité et qu'on en appelle aux armes ? Reconnaît-on, dans celui qui gronde Brutus d'hésiter à frapper des captifs, le sage qui, à la même époque, dans son de Officiis, mettait au rang des vertus la douceur envers les ennemis[105] ? C'est là probablement ce que se serait dit un faussaire, et, pour rester d'accord avec la vraisemblance, pour accommoder ses inventions au caractère si connu de Cicéron, il l'aurait fait parler bien autrement. Cependant il est bien certain qu'à ce moment les sentiments de Cicéron étaient tout à fait conformes à ceux qu'il exprime dans ses lettres à Brutus. Depuis la mort de César, cet homme, ordinairement si faible, si hésitant, est singulièrement ferme et décidé. Dès le premier jour, il s'indigne de l'inaction des conjurés. Tandis qu'ils parcourent nome en criant : la paix ! la paix ! il déclare qu'il n'y a de salut que dans les armes et il regarde comme des traîtres ceux qui parlent d'envoyer des ambassadeurs à Antoine. Il veut la guerre, il la veut furieuse et décisive ; il n'entend pas qu'on se laisse arrêter par de vains scrupules de légalité : N'attendez pas les décrets du sénat, écrit-il à l'un[106] ; Soyez votre sénat à vous même, mande-t-il à l'autre[107]. Il veut qu'on frappe sans pitié les ennemis de la république : Vous avez craint, dit-il à Cornificius, qui avait épargné quelques perturbateurs à Lilybée, de paraître cruel en vous vengeant, c'est-à-dire que vous avez craint d'être un bon citoyen[108]. N'est-ce pas là précisément tout ce qu'il écrit à Brutus ?

Le caractère de Brutus n'est pas moins fidèlement respecté. Cicéron a tracé le portrait de son ami en divers endroits de ses ouvrages : il n'y a pas un seul trait qui ne se retrouve dans nos lettres. Au début de leur liaison, il se plaignait déjà que Brutus manquât de liant (άκοινώνητον), qu'il fût roide et impérieux dans sa façon d'écrire[109] ; plus tard, un jour de mauvaise humeur, il alla jusqu'à l'accuser d'être grossier[110] : ces défauts, nous voyons bien que Brutus les avait conservés jusqu'à la fin. C'est de ce même ton impérieux et-cassant qu'il a écrit certaines lettres qui nous sont restées, notamment la seizième et la dix-septième. Cicéron s'était plaint autrefois qu'il ne lui donnait pas les éloges auxquels il croyait avoir droit, ou les lui mesurait avec trop d'économie[111] ; il n'était pas devenu plus complaisant pour la vanité de son ami, et nos lettres nous apprennent que Cicéron se plaignait encore à Atticus de cette sobriété de compliments[112]. Non-seulement on retrouve dans ces lettres de Brutus tous les défauts de son caractère, mais ceux aussi que Cicéron reprochait à son style ; il l'accusait, selon Tacite, d'être otiosus et disjunctus[113]. Je laisse de côté le premier de ces défauts, qui manque un peu de précision pour nous ; mais il n'y a rien de plus commun que l'autre dans les lettres de Brutus : il y procède par idées courtes et heurtées, et, en lisant, par exemple, la seizième, la plus belle cependant 'et la plus oratoire de toutes, on comprend bien que Cicéron ait trouvé que cette façon d'écrire manquait d'ordre et de lien. Mais elle a d'autres mérites, qui, pas plus que ces défauts, n'avaient échappé à Cicéron. Il dit de lui à propos d'une de ses lettres : jacit igniculos viriles[114]. Voilà bien la principale qualité de celles qui nous restent. On peut trouver avec Cicéron que la suite n'y est pas toujours facile à saisir ; mais il faut bien admirer comme lui ces étincelles d'énergie virile. Si ce ne sont pas des développements qui s'enchaînent bien l'un à l'autre, ce sont au moins des éclairs qui se succèdent et dont on est tout ébloui. Ainsi ces lettres, par leurs qualités et leurs défauts, répondent tout à fait à l'idée que nous donne Cicéron de la façon d'écrire de Brutus ; elles sont aussi tout à fait conformes avec ce qui nous reste de ses ouvrages. Nous avons, dans la correspondance familière, deux de ses lettres à Antoine dont l'authenticité est hors de doute : on peut dire hardiment que c'est la même plume qui a écrit les nôtres ; on y reconnaît la même vigueur dans les idées, les mêmes brusqueries de développement, et aussi ce ton austère et sentencieux où la gravité touche à la roideur. La seule différence, c'est qu'elles sont un peu plus soignées que celles que. Brutus écrivait à Cicéron, et cela se comprend : ces dernières devaient rester secrètes, tandis que les autres étaient de vrais manifestes politiques et faits pour le public.

Par là s'évanouit un des plus grands reproches que Tunstall fait à cette correspondance. Toutes les lettres, dit-il, semblent de la même main ; il n'y a pas entre elles la moindre variété, et l'on n'y peut pas distinguer deux personnes différentes. C'est à croire que Tunstall n'avait jamais rapproché la quinzième lettre, où Cicéron se défend, de la seizième, où Brutus l'attaque. Il est impossible de rien imaginer qui se ressemble moins que ces deux lettres. Les sentiments qui y sont exprimés et la manière dont on les présente, les idées et le style, forment le plus parfait contraste ; et qu'on ne suppose pas que cette différence ne se retrouve que dans les parties les plus importantes de cette correspondance : après l'avoir facilement remarquée dans les lettres qui sont les plus longues et les plus soignées, on la saisit jusque dans les moindres billets. Pour s'en convaincre, il suffira de comparer deux lettres de recommandation, l'une de Brutus, l'autre de Cicéron, qui sont placées à la suite l'une de l'autre. Celle de Cicéron est écrite de la façon la plus aimable et la plus caressante ; il a recours à ses flatteries et à ses insinuations ordinaires. Je vous ai déjà recommandé beaucoup de monde, écrit-il à Brutus, et le moyen de me refuser à le faire ? Les plus honnêtes gens, les meilleurs citoyens, sont jaloux de votre estime ; les hommes de cœur veulent s'attacher à vous et vous servir. Or il n'en est pas un qui ne pense que votre amitié me donne beaucoup de crédit auprès de vous[115]. Et il continue sur ce ton. Au contraire, Brutus est toujours roide et cassant, même quand il a quelque chose à demander. Au lieu de le réclamer comme un service, on dirait qu'il l'exige comme un droit : Sa vertu et notre amitié doivent vous le rendre cher ; aussi n'ai-je pas besoin de vous en dire davantage. Le désir que j'exprime doit vous toucher, etc.[116] Si c'est le même écrivain qui a composé ces deux lettres, ainsi que la seizième et la dix-septième, et généralement toutes celles de Brutus et de Cicéron, il faut avouer que ce faussaire était un artiste habile et qu'il possédait un rare talent pour s'accommoder aux sentiments et au style des personnages les plus opposés. On pourra trouver peut-être que Cicéron, dans cette correspondance, ne parle pas tout à fait comme clans les lettres à Atticus ou même dans plusieurs des lettres familières ; il n'a plus le même abandon ni ce tour aisé, cette grâce aimable d'un homme qui se livre tout entier et y prend plaisir. Il ne plaisante pas ; il ne se laisse plus aller à faire des récits piquants sur les autres, des confidences charmantes sur lui-même, comme lorsqu'il écrit à Trébatius, à Pœtus, à Cœlius. Mais on sait bien qu'avec Brutus Cicéron se surveillait. En l'aimant beaucoup, il le respectait, et ce respect lui causait quelque gêne. C'était un grave personnage devant lequel on était naturellement circonspect et retenu. Cicéron avait tellement peur de le mécontenter en quelque chose qu'avant de lui expédier une lettre il la faisait lire à Atticus, et qu'elle ne partait que si elle avait l'approbation de ce censeur sévère. Il n'est pas extraordinaire qu'un peu de cette gêne se retrouve ici. Voilà la seule différence qu'on remarque entre le ton de ces lettres et celui des autres. Pour tout le reste, elles leur ressemblent, et l'on y retrouve Cicéron tout entier, tel qu'il est dans les autres parties de sa correspondance.

Jusqu'ici nous n'avons pas trouvé une raison sérieuse de mettre en douté leur authenticité. Toutes les questions un peu générales qu'un critique, un historien et un homme de goût peuvent se faire à leur sujet sont facilement résolues et de façon à raffermir la croyance de ceux qui pensent qu'elles sont bien de Cicéron et de Brutus. Mais les objections arrivent quand on en vient aux détails. Aussi est-ce par les détails qu'on les attaque. La guerre qu'on leur fait est toute de petites escarmouches. On se prend aux mots et aux phrases. Après les avoir étudiées isolément pour y découvrir des fautes contre la langue, on les rapproche entre elles pour y signaler partout des obscurités et des contradictions. Naturellement les remarques auxquelles a donné lieu cette minutieuse investigation sont fort nombreuses. Mais les partisans même les plus vifs des critiques anglais sont bien forcés de convenir qu'il y en a beaucoup de très-frivoles[117]. Dans toute cette polémique, Tunstall et Markland ont paru plus soucieux d'entasser les raisons que de les choisir. On dirait que, dans l'impossibilité où ils se trouvaient d'apporter contre cette correspondance aucune preuve décisive et qui pût entraîner l'opinion, ils ont voulu l'ébranler par cette grêle menue de petites objections. Aussi est-il bien difficile de les exposer toutes et de les réfuter en détail. Il semble qu'ils aient eu l'intention de se défendre par la masse même des arguments qu'ils entassent et de lasser par avance le courage de ceux qui voudraient leur répondre. Heureusement ce travail si pénible n'est plus à faire. L'éminent critique F. Hermann, de Gœttingue, s'est donné la tâche de suivre pas à pas les deux savants anglais et d'examiner successivement chacune de leurs affirmations. Il l'a fait avec autant de talent que de patience, et ceux qui conservent quelques doutes n'ont qu'à lire les quatre Mémoires qu'il a consacrés à cette question[118], et après lesquels il me semble qu'elle n'est plus à traiter. Je me contenterai d'exposer rapidement quelques-unes des plus sérieuses objections qu'il a recueillies chez Tunstall et Markland, et la façon dont il les réfute, renvoyant pour les autres aux Mémoires mêmes d'Hermann.

Les deux savants anglais, dans leur attaque contre dette correspondance, semblent s'être partagé les rôles. Markland s'est préoccupé surtout des questions grammaticales. Il veut prouver que l'auteur ne savait pas le latin, qu'il blesse à chaque pas les règles et le bon sens, qu'il n'appartient pas à la bonne époque, qu'il connaît l'hébreu, qu'il imite la Vulgate, etc. L'excès même de ces reproches les discrédite. Sans doute il faut s'attendre à trouver des imperfections dans le latin de cette correspondance. Elle ne nous est parvenue que par un seul manuscrit, ou plutôt par une copie faite au quatorzième siècle sur un manuscrit aujourd'hui perdu. Cette copie est extrêmement défectueuse, et Orelli dit d'elle : Id extra controversiam positum est quamplurimis in locis vitiosissimum esse et mancum[119]. Il serait souverainement injuste de faire retomber sur l'auteur les fautes du copiste. Il ne l'est pas moins de ne pas distinguer les lettres de Brutus de celles de Cicéron, et d'appliquer à toutes les deux les mêmes règles de critique. C'est pourtant ce qu'a fait Markland ; toutes les fois qu'un tour de phrase employé par Brutus n'est pas conforme à la façon ordinaire d'écrire de Cicéron, il crie au faussaire. Mais Brutus n'était pas de l'école de Cicéron, et il se piquait d'écrire d'une manière différente. Les fragments authentiques que nous avons de lui sont d'un style tourmenté et quelquefois d'une latinité douteuse[120], et il n'y a pas de preuve à tirer contre l'authenticité de nos lettres si elles ressemblent à cet fragments, si l'on y trouve quelquefois des obscurités et des embarras[121]. C'est donc à l'étude grammaticale des lettres de Cicéron qu'il faut se borner. De toutes les fautes que Markland relève chez elles, il n'y en a guère que trois ou quatre qui soient bien sérieuses. Dans la seconde, par exemple, il relève un véritable solécisme. Cicéron dit à Brutus : Quum tu eo quinque legiones habeas. Il faudrait certainement ibi. Hermann est tenté d'admettre que c'est là une façon de parler familière et le résultat d'une sorte d'ellipse. Cicéron aurait eu la pensée de dire quelque chose comme la phrase suivante : Quum tu eo quinque legiones adduxeris, adductasque ibi habeas. Absolument comme il a dit dans une lettre à Atticus (III, 8) : Quod suades ne longlus discedam pute me ita esse facturum. Sed ubi ? nondum statui ; phrase qui n'est correcte que si l'on rétablit l'ellipse : Sed quo discedam et ubi manebo ? Il est peut-être plus simple encore de supposer une erreur du copiste qui aurait mis eo tout seul, au lieu d'eo loci, qui serait irréprochable. C'est sans doute une erreur du même genre qui a fait écrire, dans la troisième, ea cum pour cum ea. Cependant ces sortes de transpositions ne sont pas tout à fait étrangères à Cicéron, qui a écrit ailleurs hunc post (Tusc., II, 6) hos contra (de Fin., V, 8). Il y a un peu plus de gravité dans le reproche d'avoir employé le verbe tardare au neutre (lettre 18e). Cet emploi n'est assurément pas très-fréquent à cette époque ; mais il y en a déjà un exemple dans une lettre à Atticus (VI, 7) : Numquid putes reipublicæ nomine tardandum esse nobis ? et cet exemple justifie l'autre. Quant à l'expression in diem ex die dilata (lettre 19e), elle se trouve autorisée par celle-ci d'une lettre à Atticus (VII, 26) : diem ex die expectabam. Et pourtant le critique anglais croyait y voir un hébraïsme, comme il retrouvait dans l'emploi de tardare au neutre une imitation visible de la Vulgate ! Enfin les mots créés par Cicéron et qui ne se retrouvent pas ailleurs, les άταξ λεγόμενα, que Markland appelle des barbarismes, comme quatefeci (lettre 10e), et infideliter, (lettre 19e), ne doivent pas trop nous surprendre dans un commerce familier. Nous voyons que Cicéron ne se gênait pas pour en inventer ; il y en a assez fréquemment dans ses lettres (noctuabundus, ad Att., XII, 1 ; obviamitio, id., XI, 16, etc.) et même quelquefois dans ses ouvrages plus soignés (incallide, de Off., 33 ; insaturabiliter, de Nat. Deor., II, 25). Quand même nous trouverions ici quelques expressions moins usitées, quelques tours moins ordinaires, ce ne serait pas une raison de nier que Cicéron fût l'auteur de ces lettres. Il ne faut pas oublier que l'antiquité avait remarqué qu'il y avait chez Cicéron lui-même de ces tours et de ces expressions et qu'un grammairien, Statilius Maximus, avait écrit un ouvrage intitulé : De singularibus apud Ciceronem quo que positis[122].

Ainsi les objections de Markland sont en général assez futiles. J'avoue que celles de Tunstall paraissent d'abord plus sérieuses : c'est l'histoire qui les lui a fournies, et il a cherché, avec une habileté singulière, à faire voir que la manière dont les événements sont rapportés dans ces lettres est pleine d'erreurs et de faussetés. Ce qui rend son travail plus aisé, c'est que cette correspondance, qui n'est qu'un fragment sauvé on ne sait par quel hasard et à travers quelles vicissitudes, nous est parvenue dans un état plus déplorable encore que les autres. Les lettres y sont généralement très-mal rangées, et souvent même elles portent des dates fausses. Toutefois n'oublions pas que le quatrième livre des lettres à Atticus et le seizième des familières ne sont guère mieux distribués, et que, quelque graves que soient ici les désordres, on n'en peut pas conclure que la correspondance avec Brutus soit moins authentique que les deux autres. Mais Tunstall, s'en sert fort habilement pour prouver que ces lettres, en l'état où nous les avons, sont démenties à chaque instant soit par les historiens qui ont raconté cette époque, soit par Cicéron lui-même. Des erreurs qu'il leur reproche, quelques-unes sont véritables, et ne peuvent être corrigées qu'en corrigeant les lettres elles-mêmes, comme on le fait pour les autres correspondances de Cicéron, quand on y surprend des fautes manifestes et qui sont évidemment l'œuvre des copistes ; mais, pour le plus grand nombre, Tunstall, quelque habileté qu'il déploie, peut être réfuté.

Il excelle à mettre Cicéron aux prises avec lui-même et à signaler ses contradictions. Qu'est-ce que cela prouve ? que c'était. une nature très-mobile qui ne résistait pas aux impressions du moment, et passait d'un extrême à l'autre avec une singulière rapidité. A quoi sert la peine que prend Tunstall pour nous le montrer abattu et confiant à des intervalles très-rapprochés ? Nous n'ignorons pas que rien ne lui était plus naturel que ces brusques revirements, et on pourrait en montrer, bien des exemples dans sa correspondance la plus authentique[123]. S'étonnera-t-on, comme Tunstall, qu'il exprime presque au même moment des sentiments très-opposés sur les consuls, qu'il les attaque vivants et qu'il les regrette morts[124], quand on se souvient que, dans les lettres à Atticus, il change plus vite encore d'opinion au sujet de Caton[125] ? A plus forte raison, il est facile de 's'expliquer que ces lettres ne soient pas toujours d'accord avec les discours qu'il prononçait à la même époque ; traite fort durement Lépide en secret, tandis qu'il le comble d'éloges dans une harangue publique. Toute sa correspondance nous apprend qu'il ne parlait pas des gens dans l'intimité combe il le faisait à la tribune et qu'il n'était pas dupe des beaux compliments qu'il était forcé de leur faire. La seule contradiction qui mérite qu'on s'y arrête, c'est lorsqu'il parle à Brutus d'une sédition qui s'est élevée dans son camp parmi les soldats de la quatrième légion. Or on sait très-bien, par Cicéron lui-même, que la quatrième légion était alors à Modène, et il est très-souvent question d'elle dans les Philippiques. Tunstall triomphe de cette confusion. Mais ne sait-on pas avec quelle facilité les copistes prennent un chiffre pour un autre dans les manuscrits ; et d'ailleurs n'est-il pas possible que Brutus ait donné des numéros nouveaux aux légions qu'il avait formées, comme César l'avait déjà fait en Gaule et Pompée en Thessalie ? En tous cas, il serait bien étrange que le faussaire, qu'on. est bien obligé de regarder comme un homme très-habile, fût tombé dans une erreur aussi grossière, lui surtout. qui, au dire de Tunstall, s'est tant servi des Philippiques pour fabriquer sa correspondance.

Il y a plus de gravité dans l'opposition que Tunstall cherche à établir entre divers passages de ces lettres et les témoignages des historiens. Cependant il ne faut pas oublier que ce n'est pas seulement à leur propos qu'on a constaté ces désaccords. N'a-t-on pas montré que les Philippiques, dont personne n'a encore contesté l'authenticité, contiennent des détails qui sont contredits par Appien et Dion Cassius, soit que ces historiens aient été peu soucieux de rapporter exactement de petits faits qui, vus à distance, ne sont pas très-importants, soit que la faute eu doive être rejetée sur Cicéron et qu'on voie mal les événements quand on est placé trop près d'eux[126] ? Les contradictions qu'on signale dans la correspondance ont plus de gravité ; je le reconnais. Mais est-ce une raison d'ad. mettre que, toutes les fois que l'auteur de ces lettres n'est pas d'accord avec les historiens, c'est lui qui a tort ? Faut-il toujours dire : Plutarque, Appien, Velleius, Dion, disent le contraire ; donc ce que racontent les lettres est faux. Mais pourquoi ces historiens ne se seraient-ils pas trompés eux aussi[127] ? Ils ont écrit longtemps après' les événements ; ils ont travaillé sur les Mémoires de gens qui n'avaient pas intérêt à dire la vérité ; ils n'ont pas dissimulé leurs préventions en faveur du régime politique que Cicéron a combattu : que de raisons de douter de leur témoignage ! Faut-il, par exemple, refuser de croire que Decimus Brutus ait fait une sortie de Modène qui aida à la victoire, comme l'affirme Cicéron (lettre 2e), parce que Velleius (II, 62) et Dion (XLVI, 40), flatteurs d'Octave, et qui veulent à tout prix lui rapporter tout l'honneur de la bataille, prétendent que Brutus se contenta de la regarder du haut des remparts ? La lettre dixième, où Cicéron déclare qu'il s'est opposé à la demande qu'Octave faisait du consulat, doit-elle être regardée comme apocryphe, parce que Plutarque et Appien, qui probablement copient les Mémoires d'Auguste, affirment que Cicéron, quand Octave lui eut promis de partager le consulat avec lui, appuya sa demande ? Ces contradictions et d'autres encore avec Nicolas de Damas et Valère-Maxime à propos de la mort de Porcia, avec Appien sur le moment où Messala alla retrouver Brutus, sont expliquées et justifiées par Hermann. Il établit avec une grande sûreté de critique qu'elles ne suffisent pas pour nous faire croire que cette correspondance n'est pas authentique. Pour moi, j'ajoute que, toutes les objections rassemblées par Tunstall seraient-elles plus fortes encore, elles me sembleraient être péremptoirement détruites par une dernière réponse que je tire de la date même à laquelle les ennemis de cette correspondance la font remonter.

Ils sont loin de s'entendre sur ce point. Tunstall et Markland n'ont jamais fixé d'époque précise ; ils flottaient entre les onze siècles qui séparent Plutarque de Pétrarque ; mais ils trouvaient tant de défauts à ces lettres qu'ils étaient portés à croire que c'était une œuvre de là plus basse décadence, et n'étaient pas loin de supposer qu'elles avaient été fabriquées par quelque faussaire habile du quatorzième siècle. Cette hypothèse ne soutient pas l'examen. Il n'y avait personne, au quatorzième siècle, qui fût capable d'écrire ainsi, et il est certain que ces lettres ne trahissent nulle part la décadence. Aussi s'est-il produit de nos jours une opinion plus savante et plus vraisemblable. On a supposé qu'elles sont du temps d'Auguste et presque contemporaines des événements qu'elles racontent. Orelli est, sur ce point, extrêmement précis. Il déclare qu'elles n'ont pas été écrites plus tard qu'en 740, et pense que leur auteur pourrait bien être le même qui composa les discours suspects, le pro Domo sua, le pro Marcello, etc. Voilà un faussaire de génie et à qui Cicéron est fort redevable. On ne trouverait nulle part un aussi bel exemple de modestie, puisqu'il a passé sa vie à écrire des ouvrages admirables sous le nom d'un autre. L'opinion d'Orelli est celle aussi de Niebuhr, qui, après avoir fait un grand éloge de ces lettres, ajoute : Je suis porté à croire qu'elles sont une production du premier, siècle, peut-être du temps d'Auguste et de Tibère.... En tous cas, le rédacteur de ces lettres vivait si près des faits dont il parle, et leur contenu s'appuie sur des témoignages si authentiques, que nous pouvons les regarder comme une des sources de l'histoire de ce temps[128].

Je n'hésite pas sur ce que cette opinion a d'incroyable. Je demande seulement te que, dans cette hypothèse, deviennent les objections de Tunstall dont je parlais tout à l'heure. Si l'auteur de ces lettres est tin homme de talent, qui a vu les événements dont il parle, qui peut-être y a joué un rôle, quel moyen a-t-on de récuser son témoignage ? Entre lui, qui est le contemporain de tous ces faits, et Dion ou Appien, qui ont vécu deux cents ans plus tard, comment peut-on hésiter ? De quel droit venir nous dire que Dion connaît mieux que lui ce qui se passait au siège de Modène, lui qui y était peut-être, où qui, en tout cas, a connu des gens qui s'y trouvaient ? que Valère Maxime sait mieux que lui le moment précis de la mort de Porcia, quand il est très-probable qu'il a familièrement connu la famille de Brutus ? Si Ces lettres sont d'un contemporain, qu'elles aient été écrites par Cicéron ou par tout autre, elles ont la valeur de Mémoires véritables ; leur témoignage doit l'emporter sur celui d'écrivains qui n'ont pas vu les événements qu'ils racontent, et, quand elles contré-disent les récits d'Appien ou de Dion, on est en droit d'en conclure jusqu'à preuve du contraire, et sauf le cas où un témoin lui-même peut se tromper, que c'est Dion et Appien qui n'ont pas dit la vérité. Or ce sont ces contradictions mêmes qui sont la principale, sinon l'unique raison qui a fait naître des doutes sur l'authenticité de cette correspondance. Si l'on établit que ces contradictions ne peuvent rien contre elle, il est évident qu'il n'y a plus de motif de douter. Il résulte de là que tous ceux qui, comme Orelli et Niebuhr, pensent que ces lettres ont été écrites du temps d'Auguste, à peu de distance des événements, seront forcés pour être logiques de faire un pas de plus et de les tenir pour authentiques.

Je sais bien que, si l'on affaiblit, ou plutôt si l'on ruine les raisons qu'on peut avoir de nier l'authenticité de ces lettres en établissant qu'elles ont été composées vers l'an 740, d'un autre côté, on a l'avantage de les placer à l'époque qui fut la plus fertile en supercheries de ce genre. Jamais les écoles de déclamation ne furent plus florissantes qu'alors : or, dans ces écoles, Cicéron ne servait pas seulement de modèle, mais de matière à l'éloquence. Les rhéteurs prenaient dans l'histoire de sa vie et de sa mort le sujet des discours qu'ils donnaient à traiter aux jeunes gens ou qu'ils composaient eux-mêmes[129]. C'est de ce temps que doivent dater la déclamation de Salluste, à l'authenticité de laquelle croyait Quintilien, avec la réponse de Cicéron, la lettre à Octave, et probablement aussi beaucoup d'autres ouvrages de ce genre qui sont perdus.

Ces ouvrages ont un caractère commun ; ils viennent de l'école, et ils ne cherchent pas à dissimuler leur provenance. Leurs qualités, quand ils en ont, sont tout oratoires ; les défauts dont ils sont pleins sont les mêmes qui se trouvent dans toutes les déclamations, l'emphase du style et le vide de l'idée. La matière du discours est toujours très-mince. Sur une situation très-connue, avec quelques renseignements très-simples, empruntés aux historiens ou à la tradition, le déclamateur construit ses belles phrases. Mais de faits précis, nouveaux, il n'y en a point. C'est tout le contraire qui arrive dans les lettres à Brutus. Les faits y abondent, des faits qu'aucun historien n'a rapportés et que nous ne connaissons que par elles ; par exemple, tous les détails de la discussion entre Cicéron et Brutus (lettres 15 et 16), la piquante histoire de cette lettre envoyée par le frère d'Antoine et qui produit un si grand scandale dans le sénat (lettre 25), et aussi une foule de petits détails de moindre importance, comme il s'en trouve sous la plume de deux amis qui s'écrivent. Si donc ces lettres sont d'un faussaire, ce faussaire était unique en son temps et son livre, par la manière dont il est composé, est un véritable phénomène entre tous les ouvrages apocryphes qui furent écrits alors. Quant au style, il n'est pas moins éloigné de celui des Capito, des Albutius et des Porcius Latro. J'avoue que je n'y puis retrouver ces pointes et ces antithèses dont parle Zumpt[130], et qui lui semblent rappeler l'époque de Sénèque et de Tacite. Quoique le ton s'élève quelquefois avec les questions qui y sont traitées, qu'il soit ému, éloquent même dans les moments solennels, jamais la lettre n'y devient une harangue. On n'y trouve ni phraséologie de rhétorique, ni savoir d'école, rien enfin qui trahisse le pédant qui déclame ; au contraire, l'auteur semble avoir soigneusement évité les occasions qui pourraient se présenter de faire quelque amplification oratoire ou philosophique. Quand Cicéron parle à Brutus de ce magnifique triomphe que le peuple lui a décerné, il se garde bien de le raconter, et s'empresse de dire : Sed hæc te malo ab aliis (lettre 3) ; un déclamateur n'aurait laissé à personne le plaisir de décrire cette grande journée. Il en est de même de cette lettre que Cicéron écrit à Brutus pour le consoler de la mort de Porcia. Certes l'occasion était belle d'entasser les développements philosophiques, d'autant que l'usage y autorisait. Mais l'auteur n'en fait rien. Cette lettre est un modèle de sobriété et de bon goût. Le nom même de Porcia, ce nom glorieux, qui aurait fourni de si belles phrases à un rhéteur, n'y est pas prononcé, comme par un raffinement de délicatesse. Veut-on achever de se convaincre ? rien n'est plus facile ; il semble que le hasard ait voulu nous faire mesurer la distance qu'il y a entre l'auteur de ces lettres et les déclamateurs de ce temps, en nous conservant sur le même manuscrit la prétendue lettre de Cicéron à Octave. Elle ne manque pas de talent, puisqu'elle a pu tromper Victorias et Érasme ; elle est certainement ancienne : mais qu'elle est différente des lettres de Brutus ! On y trouve, au lieu de faits et d'idées, de scandaleuses imitations des Philippiques, des exclamations à propos de tout, et, même dans les moments les plus vifs, des périodes fort bien construites, enfin le ton oratoire y est Partout substitué à celui que demande une lettre. C'est ainsi qu'on écrivait dans l'école de cet Albutius, qui ne manquait pas de courage et ne dissimulait pas ses sentiments républicains[131], et voilà comment seraient écrites les lettres de Brutus, si un déclamateur les avait faites.

Si elles ne sont pas un exercice d'école, que sont-elles donc ? Une œuvre de parti, répondra-t-on sans doute ; et je ne voit en effet que la passion politique poussée jusqu'à la fureur qui puisse donner à un homme de talent le courage nécessaire pour fabriquer une correspondance de neuf livres. Mais cette passion a-t-elle au moins laissé quelques traces ? Sans doute on y respire un vif amour de la république, et Octave n'y est pas ménagé ; cependant il n'y a jamais d'invective contre lui, et le plus grand outrage qu'on lui fesse, c'est de l'appeler un enfant. Ce mot aurait-il suffi à un homme de parti qui aurait voulu décrier la personne et le pouvoir d'Auguste, à un ennemi furieux de l'empire et de l'empereur ? Ici encore la lettre à Octave, si pleine d'insinuations malveillantes et d'outrages violents, nous montre de quelle façon parlaient alors les mécontents. Cette correspondance ne peut donc pas plus être l'œuvre d'un politique aigri qui exhale ses rancunes, que celle d'un déclamateur qui abrite son éloquence sous les grands noms de Cicéron et de Brutus, et, si elle n'est ni de l'un ni de l'autre, il est presque impossible d'imaginer qui peut l'avoir composée. Ainsi, pour échapper à quelques difficultés de détail qui n'étaient pas insolubles, on s'est empressé de déclarer ces lettres apocryphes ; mais il se trouve qu'en niant leur authenticité, loin de se délivrer de tout embarras, on ne fait que soulever des questions nouvelles et dont la solution est presque impossible.

Je crois donc qu'on peut affirmer que nous avons véritablement la correspondance de Cicéron avec Brutus. Les dix-huit premières lettres faisaient partie du IXe livre qui, probablement, était le dernier. Quant aux sept autres, dont on fait d'ordinaire le second livre de cette correspondance, comme personne n'a jamais vu le manuscrit d'où elles étaient tirées[132], il s'est élevé sur leur authenticité plus de doutes encore que sur celle des précédentes, mais il me semble facile de les défendre. Quelques-unes d'entre elles ne nous sont parvenues qu'à l'état de fragments insignifiants, sans commencement ni fin, et il ne serait guère naturel qu'un faussaire se fût mis en dépense pour si peu. Celles qui sont plus entières et sur lesquelles on peut porter un jugement sont composées dans le même système que les premières et paraissent venir de la même main. Il y en a même une, la vingt-cinquième, qui est fort curieuse, très-intéressante, pleine de faits qu'aucun historienne nous a racontés, et où se trouve l'origine de la querelle entre Brutus et Cicéron. En général, elles sont par leur date antérieures aux autres, et Hermann suppose avec vraisemblance qu'elles faisaient partie du VIIIe livre dans la collection complète des lettres de Cicéron et de Brutus. Ainsi, des neuf livres que comprenait cette correspondance, il nous reste des fragments du VIIIe et le IXe presque entier. C'est bien peu sans doute ; mais quelque regret qu'on éprouve de ce qui est perdu, ce que nous avons sauvé est fort utile encore pour l'histoire de ce temps, et il importait de faire voir qu'on peut s'en servir sans défiance.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Je n'ai connu que deux Mémoires où ce sujet fût traité à part : une courte mais excellente préface placée par M. Hofmann en tête du livre intitulé Ausgewälte Briefe von M. T. Cicero, Berlin, 1860, et une dissertation de M. Bruno Nake qui a pour titre : Historia critica M. T. Ciceronis epistolarum, Bonn, 1861. Les divers éditeurs de Cicéron, depuis Maurice jusqu'à Orelli, ont eu plus d'une fois l'occasion de parler de la publication de ces lettres ; mais, occupés d'un travail d'ensemble, ils n'ont pu traiter qu'incidemment cette question spéciale. On s'apercevra cependant, dans le cours de ce travail, que j'ai tiré grand profit de leurs recherches.

[2] Cicéron, pro Rosc. comœd., 2.

[3] Cicéron, Brut., 16. Le lien où se conservaient ces papiers de famille s'appelait tablinum. Pline, XXXV, 2 : Tablina codicibus implebantur et monumentis rerum in magistratu gestarum.

[4] Id. ad Att., XIII, 6.

[5] Cicéron, de Off., I, 11.

[6] Pline, Hist. nat., XXIX, 1, 6. Voir aussi Prisc., p. 718, P.

[7] Cicéron, de Off., I. 11. Aulu-Gelle (VII, 10) cite un autre recueil de Caton intitulé Epistolicæ quæstiones. Dans le seul fragment qui reste de cet ouvrage, Caton traite une question de discipline militaire, absolument comme dans la lettre à son fils dont parle Cicéron ; en sorte qu'il est bien difficile de savoir en quoi les lettres différaient des Epistolicæ quæstiones, on même si c'étaient deux recueils différents.

[8] Brut., 58.

[9] I, 1, 6.

[10] De Divin., I, 18 ; II, 29.

[11] Orat. Rom. fragmenta, 1842, p. 249.

[12] Dial. de Orat., 37.

[13] Ad Att., XVI, 5 : Mearum epistolarum nulla est συναγωγή : sed habet Tiro instar septuaginta ; et quidem sunt a te quædam sumendæ : eas ego, oportet, perspiciam, corrigam. Tum denique edentur.

[14] Pro Sulla, 24 ; pro Planc., 34, et le schol. ad Planc., p. 177 ed. Mai. — Les expressions employées par le scholiaste : ad instar voluminis ne permettent pas de penser que cette lettre soit celle qui se trouve Ad fam., V, 7, et qui est très-courte. Celle dont parle le scholiaste est perdue.

[15] C'est ce que Cicéron demande à Cœlius : ut ex tuis litteris, quum formam reipublicæ viderim, quale ædificium futurum sit scire possim. Ad fam., II, 8.

[16] Ces lettres étaient souvent de véritables circulaires, et celui qui les écrivait en envoyait des copies à tous ceux que ces nouvelles pouvaient intéresser. C'est ainsi qu'agit Cornificius, Ad fam., XII, 30.

[17] Ad Att., VIII, 9.

[18] Ad Att., VIII, 12.

[19] Ad Att., VIII, 9.

[20] Ad Att., VIII, 9.

[21] Ad fam., X, 35.

[22] Ad fam., XI, 1.

[23] Ad fam., XI, 2 et 3.

[24] Ad fam., XV, 21.

[25] Diom., I. 372 P. Tacite (de Orat., 18) nous parle de lettres de Calvus à Cicéron.

[26] Il dit de lui-même : Quis est tam in scribendo impiger quam ego ? Ad fam., I, 1.

[27] Ad Att., IV, 18. Quæ tantum habent mysteriarum ut eas ne librariis quidam fere commitamus.

[28] Ad Att., XIII, 6 et VII, 23.

[29] Ad Att., III, 8 et VIII, 11.

[30] Ad Att., VIII, 2 et IX, 11.

[31] Ad Att., XIV, 13.

[32] Ad Att., XV, 4.

[33] Ad Att., XIV, 17.

[34] Ad Att., IV, 6.

[35] Front., ad Marc. Anton., II, 15. : — ea quibus inesset aliqua de eloquentia de philosophia vel de republica disputatio.

[36] Vita Att., 16. — Les manuscrits portent généralement undecim volumina, mais Bosius fait remarquer que VI decim a pu facilement se changer en undecim, et tous les éditeurs ont fait entrer la correction dans le texte.

[37] Diom., p. 410. 8. édit. de Keil :— Une citation de Nonius (v. humaniter, p. 509), où l'on lisait, ad Atticum II, ne se retrouvait pas dans la correspondance ; mais, dans la dernière édition de Nonius donnée par Gerlach et Roth, on a, sur l'autorité des manuscrits, remplacé le nom d'Atticus par celui d'Axius.

[38] De brevit. vitæ, 5.

[39] C'était une lettre placée après la 13e du livre XIe, et qui commençait par ces mots : Parmenses miserrimos. (Voir Orelli, Hist. crit. epist. ad fam., p. 14.)

[40] XII, 23. Voir aussi XII, 11 et 21.

[41] XIII, 31.

[42] Voir notamment la manière dont il refait tout un passage qu'il cite de la Milonienne (Orelli, fragm. Cicéron, p. 578, frag. 2.) Du reste ni Orelli, ni aucun de ceux qui ont recueilli les fragments de Cicéron n'y ont placé la phrase citée par Sénèque, ce qui semble prouver qu'ils pensent que Sénèque s'est trompé.

[43] Par exemple Ad Att., I, 14 ; VII, 14, et IV, 15, 3.

[44] Nake, dans son Historia critica epist. Cicéron, suppose avec assez de vraisemblance que les quelques lettres qu'Atticus a reçues de son ami pendant cette époque ont pu être détruites par lui au moment des proscriptions. Abeken (Cicero in seinen Briefen, p. 426) croit que c'est Octave qui ne permit pas la publication de ces lettres, mais cette supposition est peu probable.

[45] Ad Att., XIV, 10.

[46] Ad Att., IX, 10.

[47] Suétone dit deux fois, en parlant d'Atticus : Ad quem sunt Ciceronis epistolæ (vit. Tiber., 7, De gramm., 16) sans jamais faire aucune allusion aux réponses d'Atticus. Il ne nous reste des lettres d'Atticus que les quelques fragments que Cicéron introduit parfois dans les siennes. (Voir surtout IX, 10 ; et XVI, 7.)

[48] III, 14 et 13 ; XI, 25 et 24.

[49] Voir le Mémoire de M. Naudet sur l'administration des postes chez les Romains, Mém. de l'Acad. des inscript., t. XXIV, 1858.

[50] On les trouve encore appelés servi a pedibus (Ad Att., VIII, 5) et celeripedes (IX, 7).

[51] Ad Att., XIV, 9.

[52] Ad Att., V, 4.

[53] Ad. fam., III, 11.

[54] Ad. Att., II, 10 et 13.

[55] Zeitschrift für die Alterthumswiss, 1844, II, 75.

[56] Epist. 21.

[57] Ad. fam., VII, 18. Quis solet eodem exemplo plures dare qui sua manu scribit ?

[58] Cicéron, Ad fam., VII, 18.

[59] Par exemple en racontant à son ami Pœtus son dîner chez Volumnius, en compagnie de Cythéris, il lui dit : Accubueram hora nova quum ad te harum exemplum in codicillis exaravi. (Ad fam., IX, 26.) Ces codicilli étaient donc là une sorte de brouillon que le secrétaire recopiait.

[60] Ad Quint., II, 12.

[61] Ad Att., XIII, 6.

[62] Ad. fam., VII, 23 : Quod epistolam conscissam doles, noli laborare, salva est. On ne sait pas bien s'il s'agit d'une lettre de Fabius Gallus ou de Cicéron.

[63] Nonius, p. 509, v. humaniter. Ce fragment ne se trouve pas dans Orelli.

[64] De ornam. libror. ap. veteres. Ve partie. La lettre à Apollonios, que N. Egger a si habilement expliquée (Mémoires d'hist. ancienne, p. 149), et qui a été trouvée en Égypte. était pliée en douze. On retrouve sur le papyrus la trace des plis.

[65] Ad. Att., IX, 10.

[66] Ad fam., XVI, 17.

[67] Ad. Att., XV, 27. Il est encore question de ces trésors dans le De finibus, II, 21, et l'on voit qu'Atticus y gardait toutes ses recherches d'érudition.

[68] Ad fam., XII, 20.

[69] Ad fam., XV, 18.

[70] Ad fam., X, 24.

[71] Ad fam., X, 31.

[72] J'ai essayé de montrer ailleurs (Revue archéologique, février 1863), qu'Atticus avait été un véritable éditeur pour Cicéron.

[73] Ad Att., XVI, 5.

[74] A. Gell., XIII, 20 ; I, 7 ; XV, 6

[75] Quint., X, 7, sub fin.

[76] Comment. in epist. fam. Cicéron, p. 338, (édit. de Leipsick).

[77] C'est encore une lettre de recommandation, et il y a une raison particulière pour qu'elle soit placée où elle est. Ad fam., VII, 5.

[78] Non. v. Delenitus, p. 278. C'est un morceau de la lettre 16e de XVe livre.

[79] Tous les passages cités par eux se retrouvent aujourd'hui dans la correspondance. De plus, on peut conclure d'une citation que fait Diomède d'une lettre du deuxième livre avec la désignation même du livre où elle est prise (p. 377, P.) que la correspondance était alors divisée comme aujourd'hui, et qu'elle ne remontait pas plus haut.

[80] Voir ce que dit Pétrarque de la seizième de ces lettres. De republ. opt. administr. Opera, p. 372.

[81] Érasme a bien élevé quelques doutes (Epist. ad Beat. Rhea. opp., III, P. 1, p. 554), mais c'est au sujet des lettres grecques.

[82] Gessner, qui défendit avec tant de talent les quatre discours attaqués par Markland, ne s'est pas occupé des lettres. De nos jours, quand un illustre érudit, F. Hermann, de Gœttingue, a pris avec un remarquable talent la défense de cette correspondance dans quatre Mémoires, deux publiés en latin et deux en allemand, bien des gens furent scandalisés de son audace. C'est ce que nous apprend A. W. Zumpt, son contradicteur.

[83] Fénelon : Lettre à M. Dacier sur les occup. de l'Acad.

[84] Parmi ces lettres attribuées à de grands hommes, et qui ne sont pas indignes d'eux par le talent et l'art, je n'ose compter les lettres fort nobles de Brutus à Cicéron ; elles méritent trop d'être vraies, et, s'il y a moyen de continuer à les croire telles, tenons-nous y. Sainte-Beuve, Constit., 16 juin 1862.

[85] De Ponto, I, I, 23.

[86] Suet., Aug., 85.

[87] Ann., IV, 34.

[88] Ad Att., XIII, 6.

[89] Legistis utique et Calvi a Bruti ad Ciceronem missas epistolas. (De Orat. dial., 18.)

[90] Epist. ad M. Anton. imper., II, 5. Quæ in usu meo ad manum erant excerpta, miss tibi. Tres libros, duos ad Brutum, unum ad Arium describi jubebis, etc. Orelli se livre, à propos de ce texte, à des suppositions assez étranges. Il se demande s'il n'y a pas quelque erreur dans les chiffres de Nonius et si Fronton n'avait pas sous la main les deux livres de lettres que nous avons aujourd'hui, c'est-à-dire les dix-huit qui furent connues les premières et celles que publia Cratander (Orell., Fragm. Cicer., p.466). Il est plus simple de croire que Fronton avait fait un extrait en deux livres de toute la correspondance avec Brutus, comme il avait resserré en un seul livre celle avec Axius, qui, nous le savons par Nonius, en contenait au moins deux.

[91] XXIX, 5, 24.

[92] C'est le chiffre que donne l'édition de Nonius de Gerlach et Roth. L'édition de Mercier ne donnait que huit livres à cette correspondance.

[93] Il est question de cette réconciliation dans un fragment cité par Quintilien, 3.

[94] C'est l'opinion de A. W. Zumpt dans son Mémoire intitulé : De M. Tullii Cicer. ad M. Brutum epistolis, Berl., 1845.

[95] Plutarque, Brut., 41.

[96] Cicéron (Ad fam., XI, 25) parle d'une de ces lettres qu'il écrit à Brutus, et ce qu'il en dit est tout à fait conforme aux idées qu'il exprime dans celles que nous avons.

[97] Brutus, 21, 26. Cicéron, 45. Ces lettres sont la seizième, la troisième et la dix-septième.

[98] Ammien, loc. cit. ; il n'y a qu'un mot insignifiant de changé.

[99] Non., p. 421.

[100] Et non-seulement les neuf livres de la correspondance de Cicéron avec Brutus, mais aussi les lettres de Brutus à ses amis, puisqu'à propos de la mort de Porcia, Plutarque dit que ces lettres contiennent la même erreur que les nôtres. (Brut., sub fin.) Voilà donc toute une littérature apocryphe à propos de Brutus.

[101] Ad Att., VI, 1, à propos de l'affaire de Salamine ; XII, 21, à propos du consulat ; XV, 1, à propos de leurs idées sur l'éloquence.

[102] Plutarque, Brut., 18.

[103] Ad fam., XI, 2 et 3.

[104] Suet., Aug., 13.

[105] De off., I, 25.

[106] Ad fam., XI, 7.

[107] Ad fam., X, 16.

[108] Ad fam., XII, 28.

[109] Ad Att., VI, 3.

[110] Ad fam., XII, 36.

[111] Ad fam., XII, 21.

[112] Ad Brut., 17.

[113] De Orat. dial., 18. Cette expression otiosus s'explique par le passage de Quintilien : Otiosi ac supini, si quid modo longius circumduxerunt, jurant Ciceronem ita locutum fuisse. X, 1.

[114] Ad. Att., XV, 56.

[115] Ad Brut., 8.

[116] Ad Brut., 7.

[117] Zumpt, par exemple, Mém. cité : Quare dum omnia ad unam et suam normam conformare volunt, fit ut ex decem emendationibus quas proponunt, vix unit aut altera probabilitatis aliquam speciem habeat.

[118] Voici les titres de ces Mémoires : Vindiciæ latinitatis epist. Ciceronis ad Brutum et Bruti ad Ciceronem, Gött. 1844. Vindiciarum Brutinarum epimetrum, Gött. 4845 (en réponse au Mémoire de Zumpt). Zur Rechfertigung der Aechtheit des erhaltenen Briefwechsels zwischen Cicero und Brutus, 1 und 2 abt. 5845.

[119] Specimen hist. crit. litt. ad Att., p. XVII.

[120] Voir la phrase rapportée par Quintilien (VI, 3, 20) : Nœ illi aune pedes faceti et deliciis ingredienti molles. Même dans la lettre qu'il écrit à Antoine (Ad fam., XI, 2), quoiqu'elle soit visiblement très-soignée, on trouve bien quelques tournures étranges, par exemple : Quidquam aliud libertate communi, qui est un tour poétique.

[121] On voit que Cicéron ne comprenait pas toujours les lettres de son ami. Ad Att., XV, 28.

[122] Charis., II, 193, P.

[123] On peut comparer la lettre 12e du seizième livre des Familières, où il est si plein de confiance, avec une des lettres du septième livre à Atticus, qui sont du même temps, et où il est si découragé.

[124] Ad Brut., 10.

[125] Ad Att., VII, 1 et 2.

[126] Egger, Histor. d'Aug., p. 77, note 4.

[127] On en a la preuve pour Appien, dont le récit contient, à propos de la guerre de Modène, des erreurs manifestes. Dion lui-même, l'exact Dion, s'est trompé plus d'une fois. Ne dit-il pas que Cassius était prætor urbanus, et qu'il donna des jeux en cette qualité (XLVII-20) ? Quant à Plutarque, les ennemis de l'authenticité de ces lettres en usent avec lui fort à leur aise ; quand il cite nos lettres et s'appuie sur leur témoignage, on se moque de lui ; quand par hasard il est en opposition avec elles, il devient aussitôt un historien estimable et digne de foi.

[128] The history of Rome, etc., Londres, 1844, II, 105.

[129] Sénèque, Suas., 6.

[130] Mém. cité.

[131] On sait qu'il osa, en plaidant à Milan, invoquer le souvenir de Brutus dont l'image était là, et l'appeler legum ac libertatis auctorem et vindicem (Suet., de rhet., 6). Sénèque (Suas., 6) raconte que dans la déclamation où il conseillait à Cicéron de mourir, tandis que les autres rhéteurs se contentaient d'attaquer Antoine, il osait faire aussi des insinuations contre Octave. C'est de son école que peuvent être sorties la lettre à Octave et les autres déclamations de ce genre.

[132] Ces lettres parurent pour la première fois dans l'édition de Cicéron publiée par Cratander à Bâle, en 1528. M. Hofmann, dans un opuscule qu'il vient de publier, et qui est intitulé : Der kritische Apparat zu Ciceros Briefen an Atticus, Berl., 1863, s'est occupé de cette édition de Cratander, et il prouve très-bien que, pour les lettres à Atticus, l'éditeur de Bâle a possédé un manuscrit fort ancien, et, en certains cas, plus correct que celui de Florence. Le soin que prit l'éditeur allemand en cette occasion nous assure qu'il ne s'est pas laissé duper pour les lettres de Brutus, et qu'il les a véritablement, comme il le dit, tirées d'un ancien manuscrit.