LA RÉFORME DÉMOCRATIQUE À ROME AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C.

 

Gustave BLOCH

Revue historique, n° XXXII – 1886.

 

 

AVANT-PROPOS.

PREMIÈRE PARTIE. — LES TEXTES.

CHAPITRE PREMIER. — Les textes invoqués par M. Guiraud contre le système de Pantagathus.

CHAPITRE II. — Les textes invoqués par les partisans du système de Pantagathus contre M. Guiraud.

 

 

AVANT-PROPOS.

Je me propose d’étudier cette question : Rome a-t-elle connu, dans le courant du IIIe siècle avant Jésus-Christ, une réforme démocratique ? En d’autres termes, et pour préciser, l’organisation des comices centuriates a-t-elle été, vers cette époque, modifiée de manière à rendre plus efficace la part des classes inférieures dans le gouvernement ? Le problème a été repris ici même, dans un travail que les lecteurs de la Revue historique n’ont pas oublié. L’auteur, M. Paul Guiraud, y répondait par la négative, contrairement à l’opinion généralement adoptée[1]. Ayant dû examiner sa théorie de près, il m’est venu des objections qui, en se développant, m’ont conduit aux considérations présentées dans les pages suivantes.

Le système de Pantagathus[2] et le système de M. Guiraud.

On est d’accord sur l’organisation des comices centuriates antérieurement à la réforme. Les citoyens sont répartis en cinq classes correspondant aux cinq classes du cens. Chaque classe est subdivisée en un certain nombre de centuries. La première, la plus riche, en comprend quatre-vingts, plus les dix-huit centuries de chevaliers equo publico qui figurent en tête. La seconde, la troisième, la quatrième comprennent chacune vingt centuries. La cinquième en comprend trente. Les citoyens trop pauvres pour être inscrits dans la cinquième classe forment une centurie unique (capite censi). Si l’on ajoute les deux centuries d’ouvriers (fabri ærarii et tignarii) et les deux centuries de musiciens (cornicines et tubicines), dont la place n’est pas très bien fixée, on obtient un total de cent quatre-vingt-treize centuries. Chaque classe comprend un nombre égal de centuries de juniores et de seniores. Ainsi les trente centuries de la cinquième classe se partagent en quinze centuries de juniores et quinze de seniores. Les vingt des trois classes supérieures sont distribuées de la même façon, et de même les quatre-vingts de la première, car, pour les dix-huit équestres qui viennent avant, cette distinction ne leur est pas applicable. Le vote a lieu par tête dans chaque centurie, mais le vote collectif de la centurie compose un seul suffrage. Sur cent quatre-vingt-treize suffrages attribués à l’assemblée, la première classe en possède donc à elle seule quatre-vingt-dix-huit, c’est-à-dire qu’elle dispose de la majorité plus un (96 x 2 =192). Les centuries votent simultanément dans la classe à laquelle elles appartiennent, mais le vote des classes n’est pas simultané ; elles se succèdent dans un ordre conforme à leur rang, et le vote de chacune d’elles est proclamé avant qu’on ne procède au vote de la suivante. Il résulte de là que la majorité peut être, non seulement formée, mais connue après le vote de la première classe, de telle sorte qu’il devienne inutile de continuer l’opération. Sans doute, il peut arriver que, les centuries de la première classe refusant de s’entendre, malgré la communauté des intérêts, on soit obligé de passer à la seconde, mais il est bien rare que cette limite soit franchie et qu’il faille pousser jusqu’à la troisième. Les droits de la cinquième classe et de la quatrième sont donc purement théoriques ; ceux de la troisième et même de la seconde ne sont pas beaucoup plus effectifs ; il n’y a de réels que ceux de la première. Et, dans cette première classe elle-même, les quatre-vingts centuries d’hommes de pied obéissent à l’impulsion du corps, privilégié des chevaliers equo publico et le vote de ces derniers, proclamé aussitôt qu’il est acquis, emprunte aux idées superstitieuses des Romains une importance décisive. On voit qu’il est impossible d’imaginer un système mieux combiné pour assurer la prépondérance aux plus riches.

On est d’accord aussi que cette organisation fut modifiée dans le cours de la République, et, pour la date même de la réforme, on la place généralement vers le milieu du IIIe siècle avant Jésus-Christ, en l’an 513 u. c. = 241, sous la censure d’Aurelius Cotta et de Fabius Buteo. Enfin, on convient qu’elle consista en deux points. On reconnaît d’abord que le droit de voter en premier lieu fut enlevé aux dix-huit centuries équestres pour être attribué à celle des centuries de la première classe qui, avant l’Ouverture du vote, était désignée par le sort. C’est cette centurie qui, ce jour-là, s’appelait la prérogative, et dont le suffrage, proclamé à part, devait entraîner l’assemblée. Les centuries restantes de la première classe, y compris les dix-huit équestres, votaient après, puis celles de la seconde classe, et ainsi de suite, dans l’ordre anciennement établi. En second lieu, on admet qu’il exista dorénavant un rapport numérique entre les classes et Ies centuries d’une part, et les tribus de l’autre. Jusqu’alors, ces deux modes de groupement étaient demeurés indépendants. On constate maintenant entre eux une concordance dont il reste à déterminer la nature. Mais c’est ici que commencent les difficultés, et c’est aussi là-dessus que porte le débat.

Il sera circonscrit pour nous entre l’hypothèse attribuée à Pantagathus, remise en honneur et fortifiée par M. Mommsen, suivie par MM. Lange, Duruy, Belot, etc., et celle que M. Guiraud essaye d’y substituer. Rappelons très brièvement en quoi elles consistent toutes deux.

Chaque classe du cens, d’après la première, est représentée dans chaque tribu par deux centuries, une de juniores et une de seniores. Il y a donc dans chaque tribu dix centuries, c’est-à-dire en tout trois cent cinquante, puisque le nombre des classes est de cinq et celui des tribus de trente-cinq (35 x 10 = 350). Et comme, d’un autre côté, il y a deux centuries de chaque classe par tribu, il y aura par classe soixante et dix centuries (35 X 2 = 70). Il y a de plus les dix-huit centuries équestres qui sont toujours inscrites dans la première classe, les quatre centuries d’ouvriers et de musiciens[3], et enfin la centurie des capite censi, c’est-à-dire vingt-trois centuries (18 + 4 + 1 = 23) qui, ajoutées aux trois cent cinquante calculées ci-dessus, donnent un total de trois cent soixante et treize (350 + 23 = 373). Ce fut une organisation toute nouvelle et qui altéra profondément le caractère de l’assemblée centuriate. Sauf en ce qui concerne le déplacement de la prérogative, la forme du vote resta la même. Les classes continuèrent de voter successivement dans le même ordre, mais chacune comprenait maintenant un nombre égal de centuries, autrement dit de suffrages, car il est permis de ne pas tenir compte de la répartition, d’ailleurs incertaine, des quatre centuries d’ouvriers et de musiciens. La première classe seule, avec ses dix-huit centuries de chevaliers equuo publico, gardait sur les suivantes un excédent de dix-huit voix, mais cet avantage était peu de chose en comparaison de ce qu’elle avait perdu. Tandis qu’autrefois elle réunissait quatre-vingt-dix-huit voix quand la majorité était de quatre-vingt-dix-sept, maintenant qu’elle est de cent quatre-vingt-sept (186 X 2 = 372), elle n’en réunit plus que quatre-vingt-huit (70 + 18 = 88). Pour former cette majorité de cent quatre-vingt-sept voix, il ne suffit mémé pas d’ajouter aux votes de la première classe ceux de la seconde, à supposer que les deux classes soient unanimes. On n’arrive encore ainsi qu’à un total de cent cinquante-huit suffrages (88 + 70 = 158). Il faut aller jusqu’à la troisième, ce qui donne à la vérité deux cent vingt-huit (158 + 70 = 228), mais il peut se présenter tel cas où le vote de la quatrième classe ne sera pas de trop pour aboutir. Ce simple calcul montre assez quel était l’esprit de la réforme. Ce fut une réforme démocratique.

Le système que M. Guiraud oppose au précédent en diffère par les deux points que voici. Premièrement, le nombre total des centuries n’a pas été changé. Il est resté de cent quatre-vingt-treize comme avant. Deuxièmement, la concordance entre les centuries et les tribus, au lieu de s’étendre à toutes les classes, a été bornée à la première. C’est la première classe qui comprend ; en sus des dix-huit centuries équestres, soixante et dix centuries réparties deux par deux, une de juniores et une de seniores, dans les trente-cinq tribus. Les classes suivantes, ne soutenant aucun rapport avec les tribus, n’ont pas été soumises au même remaniement, et l’effectif de leurs centuries respectives n’aurait pas bougé s’il n’avait pas fallu tenir compte de la diminution du nombre des centuries de la première classe. Car la première classe, qui comprenait autrefois quatre-vingt-dix-huit centuries, n’en comprend plus que quatre-vingt-huit, c’est-à-dire dix de moins et ainsi, puisque le nombre total est demeuré le même, la question est de savoir ce que ces dix sont devenues, et comment elles ont été distribuées dans les classes inférieures. Diverses conjectures ont été imaginées qui en somme importent peu, ne touchant pas à l’essentiel. Ce qui est établi, c’est que, la majorité demeurant de quatre-vingt-dix-sept, la première classe dispose encore de quatre-vingt-huit suffrages. Elle garde donc, ou peu s’en faut, la prépondérance qu’elle avait autrefois, et les comices centuriates restent, ce qu’ils ont toujours été, une assemblée foncièrement aristocratique[4].

On connaît maintenant les deux systèmes en présence. Suivant qu’on se prononce pour l’un ou pour l’autre, on se fait une idée bien différente des institutions de Rome dans les derniers siècles de la République. Un tel sujet vaut la peine qu’on s’y arrête. Nous examinerons d’abord quelle est l’opinion qui parait la plus conforme aux textes. Il sera temps ensuite de demander quelques lumières à l’histoire générale et de rechercher ce qui est le plus vraisemblable, étant donné la marche des faits et la direction des esprits à l’époque où se place la réforme. Une enquête de ce genre pourra nous apprendre quelque chose sur les causes et le caractère de cet événement, mais, pour qu’elle ne soit pas suspecte, il est bon qu’elle ne vienne qu’en dernier lieu, de manière à soutenir nos conclusions, s’il se peut, et à les illustrer, au lieu de les préparer et de les dicter d’avance. L’histoire de cette période est très mal connue. Il faut se défier des facilités qu’on trouve pour la plier a une théorie préconçue. Les vrais éléments d’information ce sont quelques passages bien connus des auteurs anciens. C’est là le terrain solide où il convient tout de suite de se placer.

 

PREMIÈRE PARTIE. — LES TEXTES.

Si c’est le système de Pantagathus ou celui de M. Guiraud qui est le plus conforme aux textes.

Les textes à interroger sont de deux sortes : ceux que M. Guiraud invoque contre le système de Pantagathus, et ceux que les partisans de ce système peuvent invoquer contre M. Guiraud. Nous commencerons par les premiers.

 

CHAPITRE PREMIER. — Les textes invoqués par M. Guiraud contre le système de Pantagathus.

I. Du prétendu silence des historiens au sujet de la réforme.

Il y a un premier point à éclaircir. Est-il vrai que les auteurs anciens ne nous disent rien de la réforme, et faut-il conclure de leur silence qu’elle n’a pas l’importance qu’on lui a prêtée[5] ?

Les auteurs mis en cause sont Tite Live, Polybe et Cicéron.

Tite Live ne parle pas de la réforme à la date où elle s’accomplit. Du moins, il y a tout lieu de le supposer, car, si les livres où il pouvait et où il devait la signaler sont perdus, on en a les abrégés, et ce travail, toutes les fois qu’il a été possible d’en contrôler la valeur en le rapprochant de l’original, a paru fait avec soin. Or, ces abrégés sont muets. La lacune est grave assurément. Mais elle n’est pas la seule dans ce genre. S’il est une loi importante dans l’histoire du droit public romain, c’est la loi Ovinia. Elle clôt une période dans le long enfantement de la constitution et elle en ouvre une autre. Elle fixe pour des siècles les règles qui présideront au recrutement et à la composition du Sénat. Elle donne à ce corps la forme qu’il conservera jusqu’à la fin. Et pourtant cette loi, non seulement Tite Live ne la mentionne pas, mais il n’y fait pas même une allusion détournée et, ce qui est plus fort, les autres historiens et, en général, les auteurs anciens, sauf une exception, n’en parlent pas davantage, de sorte que nous n’en connaîtrions ni le nom ni l’existence sans un passage mutilé de Festus. Ajoutons que cette fois le silence de Tite Live n’est pas douteux. Quelle que soit la date que l’on assigne à la loi Ovinia, cette loi est incontestablement antérieure à la lectio de 422 u. c. = 312 racontée au neuvième livre[6], et l’on sait que nous possédons la première décade tout entière. Dira-t-on qu’elle n’a jamais été promulguée ou qu’elle n’a qu’une signification médiocre ? On avouera plutôt que Tite Live, admirable pour l’ampleur et l’éclat du récit, laisse plus d’une fois à désirer pour la sûreté et l’abondance des informations. Voici un autre exemple. La loi Mænia, qui compléta la loi Publilia Philonis, en supprimant pour les comices électoraux la ratification préalable du Sénat, abolie déjà pour le vote des lois, est placée avec beaucoup de vraisemblance par M. Willems en l’an 418 u. c. = 338[7]. Nous devrions donc en avoir connaissance par Tite Live dont l’histoire se poursuit sans interruption depuis le début jusqu’à l’an 461 u. c. = 293. Mais Tite Live, qui signale la loi Publilia[8], a oublié la loi Mænia, et il a fallu une ligne de Cicéron[9] pour en garder le souvenir. On peut à la vérité prétendre avec M. Mommsen[10] que la loi est postérieure à 451 u. c. = 293, et que Tite Live a dû en parler dans la décade suivante. Mais on remarquera qu’il n’en est pas question dans les abrégés qui nous donnent le contenu des dix livres perdus jusqu’en 535 u. c. = 219.

Quand on rencontre de ces omissions dans Tite Live, comment s’étonner qu’il y en ait dans Polybe et dans Cicéron ? Tite Live déroule d’un bout à l’autre toute l’histoire romaine, l’histoire intérieure autant qu’extérieure ; il nous fait assister au progrès des institutions ; il est tenu de ne rien passer qui les ait modifiées. Le point de vue de Polybe est tout différent. Il se préoccupe surtout et même exclusivement de la guerre et de la politique étrangère. C’est le véritable objet de son ouvrage. Si pourtant, au moment de la grande crise traversée par Rome, après Cannes, il s’arrête pour jeter un coup d’œil sur la constitution de ce peuple afin d’y trouver le secret de sa force, c’est de haut, sans entrer dans le détail des choses ni dans la suite du développement historique. Il esquisse le tableau de cette constitution à un moment donné, ne regardant ni en avant ni en arrière, se bornant à quelques traits essentiels, en sorte que ses observations, pour porter juste «loin, n’en sont pas moins très générales. Il parle des pouvoirs du peuple sans même distinguer entre les trois sortes de comices où ils sont exercés. On n’oubliera pas d’ailleurs que la majeure partie du sixième livre est perdue, et que nous en jugeons sur des fragments. Quant à Cicéron, est-il besoin de rappeler que nulle part, pas même dans ses traités de politique, il ne fait à proprement parler œuvre d’historien ? Sans doute, il puise à pleines mains dans le riche répertoire de ses connaissances, mais encore lui faut-il une occasion, un prétexte, et quel miracle après tout si, pour nous entretenir de la réforme des comices centuriates, l’occasion lui a manqué ? C’eût été, dit M. Guiraud, un singulier hasard qu’un homme qui a tant écrit, et avec tant de savoir sur l’histoire, les institutions, les usages politiques de sa patrie, eût ignoré lui-même ou nous eût laissés ignorer une réforme aussi considérable. Qu’il l’eût ignorée, oui, mais laissé ignorer, c’est autre chose. Le hasard, dans le deuxième cas, n’a rien que d’ordinaire. On a cité tout à l’heure l’exemple de la loi Ovinia. Et que d’autres on trouverait en cherchant bien ! On sera peut-être surpris d’apprendre que la loi de Licinius Stolo, qui inaugura un ordre de choses nouveau en ouvrant le consulat à la plèbe, n’obtient pas une mention de Cicéron dans la partie de ses œuvres qui nous est connue[11]. On n’ira pourtant pas sous ce prétexte l’expulser de l’histoire romaine.

Au reste, on ne voit pas bien où tend tout ce raisonnement. La réforme a eu lieu. Personne ne le conteste. Tite Live, qui néglige de la raconter quand il le faudrait, l’annonce du moins de la façon la plus formelle dès les premières pages de son histoire, dans un passage que nous aurons à étudier. Denys d’Halicarnasse fait de même. D’autres textes en témoignent également. De quoi s’agit-il donc ? De savoir au juste en quoi elle consiste, si elle répond à la description de Pantagathus, ou à l’idée plus humble que s’en fait M. Guiraud. Mais, même dans le deuxième cas, l’omission de Tite Live ne paraît pas beaucoup moins étonnante que dans le premier. Car on accordera bien que, réduite ainsi, elle était encore un événement assez notable pour tenir quelque place dans le récit de l’historien. M. Guiraud, pour prouver la fidélité des résumés de la deuxième décade, relève quelques petits faits qui y sont consignés, la condamnation d’un consulaire, la radiation d’un sénateur, le supplice d’une vestale, l’institution des combats de gladiateurs, et il remarque que, à plus forte raison, la réforme des comices centuriates n’aurait pas manqué d’être signalée, si elle avait été telle qu’on se la figure ordinairement. Mais, en admettant qu’elle fût moins importante, elle l’était toujours beaucoup plus que les faits en question. Laissons donc de côté cet argument dont il n’y a rien à tirer, ni pour la théorie de M. Guiraud, ni contre celle de Pantagathus, et passons aux textes invoqués par le premier pour réfuter le second.

II. De quelques textes opposés au système de Pantagathus. — Aulu-Gelle, XV, 27, 4. Cicéron. De legibus, III, 19, 44. Appien, Guerre civile, I, 59. Cicéron, Pro Murena, 34, 71. Tite Live, XLIII, 16. Cicéron, Philippiques, II, 32, 82 et 83.

Lælius Felix, cité par Aulu-Gelle, définit ainsi les différentes espèces de comices : Quand les hommes sont groupés d’après la naissance, ils forment les comices curiates ; quand ils le sont d’après l’âge et le cens, ils forment les comices centuriates ; quand ils le sont d’après le domicile, ils forment les comices tributes[12]. Cicéron, dans le traité des Lois, exprime à peu près la même idée : On a voulu que les comices centuriates fussent seuls compétents pour juger un citoyen, car le peuple, lorsqu’il est divisé suivant la fortune, l’âge, la condition, vote avec plus de sagesse que l’assemblée mêlée des tribus[13]. Il résulte de là, à en croire M. Guiraud, qu’aux yeux des anciens le classement des citoyens dans l’assemblée des centuries se faisait d’après un principe qui n’avait rien de commun avec le domicile, que c’était même là ce qui distinguait cette assemblée des comices par tribus, et que les rangs y étaient déterminés uniquement par l’âge et la richesse. Or, d’après le système de M. Mommsen[14], ils y auraient été déterminés autant par le domicile que par la richesse et par l’âge[15]. Autant, c’est beaucoup dire. Ce petit mot, jeté en passant et qui n’a l’air de rien, suffit pour dénaturer le système que l’on combat. S’il est vrai en effet que dans ce système l’une des deux assemblées prête ses cadres à l’autre, il ne l’est pas moins qu’elles restent toutes deux fidèles à leur principe. Les comices centuriates ont été mis en harmonie avec les tributes, en ce sens que dorénavant chacune des cinq classes est représentée dans chacune des trente-cinq tribus par une centurie ou plutôt deux demi-centuries de juniores et de seniores. Il arrive donc que tout citoyen inscrit dans une tribu l’est par le fait dans celle des cinq centuries qui, au sein de cette tribu, représente la classe à laquelle il appartient, et, ainsi, l’on peut bien dire que, dans les comices centuriates, un nouveau mode de groupement s’est introduit, fondé sur le domicile, mais la vérité c’est qu’il n’a qu’une importance secondaire, puisque I’on continue à voter d’après l’ancien. Les cinq classes se succèdent comme autrefois, dans le même ordre, avec cette différence que les centuries qui les composent sont appelées dans un ordre correspondant à celui des tribus, et, à chaque fois qu’une autre classe se présente, l’appel par tribus recommence. Il en est tout autrement des comices tributes où la tribu est la seule unité de vote, c’est-à-dire où les citoyens domiciliés dans le même quartier ou la même région votent ensemble, abstraction faite de la fortune et de l’âge de chacun. Lælius Felix et Cicéron sont donc parfaitement autorisés à écrire que, dans les comices tributes, les hommes sont classés d’après le domicile, et dans les centuries d’après l’âge et la richesse, car ce qu’ils veulent faire ressortir c’est le caractère distinctif et en quelque sorte spécifique de l’une et de l’autre assemblée. Quant à savoir si, pour l’une des deux, le classement qui lui est propre ne se combine pas avec l’autre, le second restant subordonné au premier, c’est une question où ils n’entrent pas et où ils n’ont pas à entrer, si bien que leurs paroles s’entendent également bien dans le système de Mommsen et dans celui de M. Guiraud. Et ce dernier fût-il le vrai, la difficulté, si difficulté il y a, n’en subsisterait pas moins, car enfin, de toute façon, pour M. Guiraud comme pour M. Mommsen, et tout au moins dans la première classe, les citoyens sont distribués d’après le domicile en même temps que d’après le cens. Mais, encore une fois, ce n’était pas le lieu de le rappeler.

On peut répéter les mêmes observations à propos de ce passage d’Appien. Appien raconte ce qui suit des consuls de l’an 666 u. c. = 88, Sylla et Q. Pompeius : Ils demandèrent que l’on votât, non par tribus, mais par centuries, comme le roi Tullius l’avait ordonné ; ils espéraient que par ce moyen les suffrages cesseraient d’être aux mains des pauvres et reviendraient aux riches[16]. M. Guiraud montre fort bien que les partisans de Pantagathus se sont beaucoup avancés quand ils ont voulu trouver dans ce texte une preuve en faveur de leur système : On a prétendu que Sylla s’était proposé simplement de revenir sur l’innovation qui avait eu lieu en 241, de supprimer la concordance établie entre les centuries et les tribus, et de rendre à l’assemblée centuriate le caractère aristocratique qu’elle avait en partie perdu. Mais le passage d’Appien ne contient rien de pareil ; il indique seulement que Sylla voulait abolir les comices par tribus et ne laisser subsister que les comices par centuries. Il ne faudrait pas d’ailleurs le prendre au pied de la lettre ; Sylla au fond n’eut d’autre dessein que de priver les comices par tribus du droit de faire les lois[17]. Nous acceptons volontiers cette interprétation, mais où M. Guiraud se trompe à son tour, c’est quand, non content d’enlever cet argument à ses adversaires, il prétend le retourner contre eux : Appien, dit-il, ne connaît que deux assemblées, celle où les suffrages se comptent par tribus, et celle où ils se comptent par centuries ; il ne connaît pas d’assemblée intermédiaire où ils auraient été comptés à la fois par centuries et par tribus[18]. C’est la même faute de raisonnement que plus haut, au sujet de Cicéron et de Lælius Felix. Appien, comme Cicéron, comme Lælius, caractérise les deux espèces de comices par leur trait distinctif ; il n’a pas à s’occuper du reste. M. Guiraud ajoute : Il n’y a d’après lui qu’une seule espèce de comices centuriates, les comices institués par Servius[19]. Appien ne dit pas cela. Il ne dit pas que Sylla se proposa de rendre le pouvoir aux comices centuriates tels qu’ils avaient été organisés par Servius. Cette traduction pourrait en effet exclure l’hypothèse d’une réforme postérieure. Mais elle introduit dans le texte une intention qui n’y est pas. Appien dit seulement que le régime auquel Sylla voulait revenir était celui de Servius, régime où l’assemblée centuriate était seule en possession de la puissance législative. La formule n’est pas irréprochable, puisqu’il est douteux que Servius ait établi les classes et les centuries pour les constituer en assemblée politique, mais elle est ordinaire dans le langage des historiens anciens et tout à fait conforme à l’idée qu’ils se faisaient du rôle de ce roi. M. Guiraud termine par cette réflexion : La différence entre l’assemblée des tribus et l’assemblée des centuries est à ses yeux si grande que dans la première les pauvres dominent, et dans la seconde les riches[20]. Mais dans les deux systèmes cette différence subsiste, plus accusée sans doute dans celui de M. Guiraud, et néanmoins très marquée encore dans celui de Pantagathus. Si en effet, dans ce dernier, les classes moyennes comptent pour quelque chose, les pauvres, les hommes de la cinquième classe et au-dessous ne comptent pour rien comme autrefois. Or, les pauvres font la loi dans les comices tributes, car ils y ont les mêmes droits que les riches et, étant les plus nombreux, ils sont les maîtres.

Le caractère aristocratique des comices centuriates a persisté jusqu’à la fin. Il apparaît nettement dans un passage du discours de Cicéron pour Murena. On reprochait à Murena, alors qu’il briguait le consulat, de s’être montré, contrairement aux lois, avec un très grand nombre de ses partisans. Mais Cicéron revendique nettement pour les pauvres, les petites gens, tenues, le droit de faire cortège au candidat de leur choix : Ils n’ont que ce moyen de témoigner leurs sympathies et au besoin leur reconnaissance. Pourquoi les en priver ? On ne saurait attendre un pareil office des sénateurs ni des chevaliers. Tout ce qu’on peut leur demander, c’est qu’ils veuillent bien en notre faveur se déranger quelques instants. Des hommages plus assidus ne peuvent être rendus que par des amis plus humbles, par des oisifs, et jamais leur affluence n’a fait défaut aux citoyens généreux. Souffrons donc que ceux qui n’espèrent rien que de nous aient aussi quelque chose à nous offrir. Sine eos qui omnia a nobis sperant habere ipsos quoque aliquid quod nobis tribuere possint. Si nihil erit præter eorum suffragium, tenue est : † si ut suffragantur, nihil valent gratia[21]. Le texte de ce dernier membre de phrase, cité ici d’après l’édition d’Orelli, est évidemment altéré, mais le sens est dicté par l’ensemble de la phrase. Cicéron veut dire que si les électeurs de cette catégorie n’avaient à donner que leurs voix, ce serait peu de chose ou rien. La question est donc de savoir quels sont ces électeurs, et où commence cette catégorie. II est clair que, si nous les plaçons immédiatement après les sénateurs et les chevaliers qui leur sont opposés, en d’autres termes, immédiatement au-dessous de la première classe, nous devons admettre que cette classe compte seule dans le vote. Ainsi, le système de M. Guiraud se trouvera justifié et au delà, puisque, même dans ce système, la deuxième classe compte encore pour former la majorité. Est-ce là la pensée de Cicéron ? Il est permis d’en douter. S’il oppose les tenues aux sénateurs et aux chevaliers, c’est parce qu’il fait valoir son raisonnement en opposant les deux parties extrêmes de l’assemblée. Mais la façon dont il s’exprime sur ces « tenues » ne nous permet pas de nous méprendre sur leur sujet. Ce sont des hommes de condition infime, les mêmes qui traînent leur paresse sur le pavé de Rome, sans autres ressources que les largesses des grands : Qui omnia a nobis sperant : ..... tenuiorum et non occupatorum amicorum....., quorum copia bonis viris et beneficis deesse non solet. Ce sont les prolétaires, les capite censi, ajoutons les citoyens de la cinquième classe, puisque nous voyons que cette qualification était pour Cicéron le dernier terme du mépris[22], mais non pas assurément ceux de la deuxième ni même de la troisième. Ces hommes, dont le suffrage est nul dans les comices centuriates, votent à la même époque dans les tributes sur un pied d’égalité avec les riches.

En l’an 585 u. c. = 169, les censeurs Ti. Sempronius Gracchus et C. Claudius Pulcher furent traduits devant les comices centuriates par le tribun P. Rutilius. Tite Live raconte ainsi le procès : Claudius comparut le premier. Déjà huit centuries équestres sur douze, et beaucoup d’autres de la première classe, avaient voté pour la condamnation, quand tout à coup les plus nobles citoyens, en présence du peuple, déposèrent leurs anneaux d’or, prirent des habits de deuil, et, dans cet appareil de suppliants, se mirent à implorer la plèbe. Toutefois, ce qui contribua le plus à changer le résultat, ce fut l’attitude de Ti. Gracchus. De tous côtés la plèbe lui faisait entendre par ses cris qu’il n’avait rien à craindre. Mais il jura solennellement qu’il n’attendrait pas qu’on le jugeât si son collègue était condamné, et qu’il l’accompagnerait en exil. Et, malgré cela, Claudius fut si près de succomber qu’il s’en fallut de huit centuries[23]. Ce récit inspire à M. Guiraud les réflexions suivantes. L’intervention des nobles et celle de Gracchus changent du tout au tout les dispositions de l’assemblée. Jusque-là, on avait condamné. Dès lors on acquitta, ce qui n’empêcha pas Claudius de n’être acquitté qu’à une très faible majorité. Que conclure de là, sinon que la première classe, dont les centuries s’étaient en très grand nombre montrées hostiles à Claudius, pesait autant dans la balance que toutes les autres classes réunies qui se prononcèrent en sa faveur ? Il est donc prouvé que les voix étaient réparties à peu près de la même manière en 169 qu’avant 241[24]. Ce raisonnement est excellent en lui-même. Mais il a le défaut de pécher par la base, de reposer sur un postulat. Il suppose que le revirement déterminé par la démarche des nobles et celle de Gracchus fut complet. Or, il nous est impossible de voir cela dans les paroles de Tite Live. Tite Live dit que cette double démarche eut pour effet de faire acquitter Claudius, mais il ne dit pas qu’à partir de ce moment il n’y ait plus eu de voix pour le condamner. Il ne dit pas que du coup tous les ressentiments se soient apaisés et tous les suffrages retournés. Il nous laisse libres de penser là-dessus ce que nous voulons, et ainsi nous pouvons très bien nous persuader que les centuries restantes de la première classe et celles des classes suivantes, unanimes d’abord pour voter contre l’accusé, se sont trouvées ensuite, non pas unanimes pour l’absoudre, mais hésitantes, partagées, si bien qu’il n’a vu qu’à la longue, après des alternatives d’espoir et de crainte, se dessiner un suffrage favorable. Dans cette hypothèse, la très faible majorité réalisée pour l’acquittement, après le vote contraire de la plupart des centuries de la première classe, s’explique à merveille, étant donné le système de Pantagathus, et il n’est nullement nécessaire, pour s’en rendre compte, de déclarer ce système faux et d’attribuer à la première classe une prépondérance qu’elle avait perdue depuis la réforme de 241. Mais il y a plus. A y regarder de plus près, et à bien peser la valeur des mots, il parait fort douteux que les choses se soient passées ainsi que se le figure M. Guiraud. Tite Live, après qu’il a rappelé les supplications des nobles et les menaces de Gracchus, reprend : Adeo tamen ad extremum spei venit reus ut octo centuriæ ad damnationem defecerint. Ce parfait venit est à noter. Si l’effet produit à la suite de cet intermède avait été tel qu’on veut nous le faire croire, si le retour de l’opinion avait eu ce caractère d’unanimité et d’énergie, il se serait manifesté sans doute par des témoignages assez éclatants pour que, au su de tout le monde et en vertu d’un calcul facile à établir, Claudius eût été reconnu sauvé. Dans ce cas, il semble que le plus-que-parfait venerat, répondant à des anxiétés maintenant dissipées, eût mieux convenu, tandis qu’au contraire, le parfait indique plutôt que la question est restée en suspens jusqu’au bout. Nous ne voudrions pas exagérer l’importance de cette dernière observation. Elle n’a rien de décisif. Peut-être cependant valait-elle la peine d’être faite.

Il est surprenant que M. Guiraud se soit privé d’un argument tout au moins très spécieux que d’autres n’ont pas manqué d’opposer au système dont il a entrepris la réfutation[25].

Cicéron, dans la deuxième Philippique[26], s’élève contre le moyen employé par Antoine pour empêcher l’élection au consulat de P. Cornelius Dolabella, son ennemi personnel : Arrive le jour des comices. On tire au sort la prérogative. Antoine ne bouge pas. On proclame le nom de Dolabella. Antoine ne souffle mot. On appelle la première classe, et, conformément à l’usage, on proclame encore une fois le résultat. Puis on passe à la deuxième classe. Tout cela se fait en moins de temps que je n’en mets à le raconter. Et c’est alors que, l’affaire étant terminée, cet habile augure, ce nouveau Lælius s’écrie : A un autre jour[27]. On voit tout de suite le parti que l’on peut tirer de ce texte. Si l’affaire est terminée, si l’élection est faite après le vote de la deuxième classe, c’est que cette classe avec la première forme la majorité, c’est que le système de M. Guiraud est vrai et l’autre faux. Mais il serait imprudent de se prononcer d’après un mot pris isolément. Pour fixer le sens et la nuance d’un mot, ce n’est pas assez de le considérer en lui-même ; il faut encore le rattacher à l’ensemble dont il dépend, l’expliquer par ce qui précède et ce qui suit. En nous plaçant à ce point de vue, nous reconnaissons que l’expression dont se sert Cicéron, confecto negotio, n’a pas dans sa pensée la force et la valeur absolue qu’on est porté d’abord à lui prêter.

Le fait dont il s’agit se passait en 710 u. c. = 44, la dernière année de la vie de César, l’année de son cinquième consulat[28]. Dès le premier janvier, César, en inaugurant sa magistrature avec Antoine pour collègue, avait annoncé au Sénat l’intention où il était de s’en démettre avant son départ pour la guerre des Parthes et de faire nommer Dolabella à sa place. A quoi Antoine avait répondu qu’il saurait bien, en sa qualité d’augure, annuler les comices. Et c’est la menace qu’il exécuta ou essaya d’exécuter par la manœuvre que Cicéron prétend tourner en ridicule et dont il s’applique à démontrer l’illégalité. Cicéron commence par se moquer d’Antoine qui, pour mettre obstacle aux comices qu’il présidait comme consul, n’avait rien trouvé de mieux que de se prévaloir de son titre d’augure. Nous ne savons ce que les auditeurs pensaient de ces railleries débitées sur un ton d’assurance et avec une verve amère. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles n’allaient pas à leur adresse. Ce n’était point du tout par ignorance qu’Antoine n’avait pas cru devoir agir comme consul. Une loi du tribun Clodius, en 696 u. c. = 58 avait supprimé pour les magistrats le droit de faire opposition aux comices[29]. Antoine s’en était souvenu, et Cicéron, qui feint de l’ignorer, s’en souvenait fort bien de son côté. Il est vrai que les républicains, Cicéron en tête, affectaient de ne pas tenir compte de cette loi et la regardaient comme entachée d’irrégularité, ainsi que toutes celles que Clodius avait fait voter durant son tribunat, mais ils n’avaient pas réussi à imposer cette opinion, et Antoine, qui n’était pas de leurs amis, n’avait aucune raison pour la partager[30]. Il devait d’ailleurs, pour assurer le succès de son intervention, pour la mettre à l’abri de toute contestation ultérieure, n’intervenir qu’à coup sûr et éviter de se mettre en contradiction avec une loi que ceux mêmes qui la niaient n’auraient pas hésité au besoin à invoquer contre lui. Pour cela, il lui restait un moyen, car la loi Clodia, en s’attaquant aux droits des magistrats, avait respecté ceux des augures, et c’est là-dessus qu’Antoine avait compté. Mais c’est par là aussi qu’il donne prise à la critique ou à la chicane et que l’argumentation de Cicéron, si faible tout à l’heure, se relève et devient, dans sa subtilité, singulièrement pressante.

Il ne faut pas perdre de vue l’idée que les Romains se faisaient à cette époque des cérémonies de l’auspication et de leur vertu. Depuis longtemps, les méthodes imaginées par la foi pour pénétrer les intentions de la divinité n’étaient plus à leurs yeux qu’un expédient doublement respectable, et par son origine, et par son utilité, pour mettre un frein à l’activité désordonnée et envahissante de l’élément populaire. C’est par là que s’expliquent certaines dispositions, parfaitement scandaleuses si l’on ne considère que la religion qui en était le prétexte, et tout à la fois très naturelles et très habilement conçues si l’on s’attache à l’intérêt politique qui les avait dictées. Par exemple, il suffisait au consul de déclarer qu’en observant le ciel il y avait remarqué des signes fâcheux, pour qu’il fût cru sur parole et autorisé à renvoyer l’assemblée. C’était ce qu’on appelait le droit d’obnuntiatio, lequel finit par être exercé préventivement, si bien que, le consul annonçant qu’il observerait le ciel tel jour où devaient se tenir les comices, on était sûr d’avance que l’observation serait défavorable et que les comices ne se réuniraient point. C’est précisément ce droit, cher à tout le parti aristocratique, que la loi révolutionnaire de Clodius avait abrogé. Il ne comportait qu’une restriction : le consul, maître d’observer le ciel et d’y lire ce qu’il voulait avant l’ouverture de l’assemblée, ne l’était plus une fois les opérations commencées en vue desquelles elle avait été convoquée. Pour mieux dire, les auspices réputés favorables le restaient et le consul, ayant laissé l’assemblée se réunir, avait perdu le droit de la dissoudre. Ce droit revenait à l’augure assistant le consul, et il l’exerçait de son côté avec une entière indépendance, sans avoir plus que le consul lui-même à faire la preuve de sa bonne foi et à démontrer la réalité matérielle des signes observés. Seulement, de même que l’intervention du consul ne pouvait se produire qu’avant la séance, de même celle de l’augure ne pouvait se produire que pendant. Cette différence dans le rôle attribué au prêtre et au magistrat tient à la nature très diverse de leurs fonctions. L’augure n’avait par lui-même aucun pouvoir, et, quand nous disons qu’il était maître de dissoudre les comices, nous entendons que le magistrat ne l’était point de lui désobéir s’il lui en donnait l’ordre, ou ne le faisait qu’à ses risques et périls[31]. Il était le conseiller imposé au magistrat pour les cas réclamant une compétence spéciale et officiellement reconnue en matière de science divinatoire, mais il n’était que cela ; le droit de convoquer et de renvoyer les comices, et par conséquent le droit de prendre les auspices, c’est-à-dire de provoquer pour l’assemblée une manifestation de la volonté divine, la spectio en un mot, opposée à la nuntiatio, n’appartenait qu’au magistrat, seul représentant de la cité dans ses rapports avec les dieux comme avec les hommes. Il résulte de là que les auspices dits oblatifs ou non sollicités étaient les seuls dont l’augure pût constater par lui-même l’apparition, et ceux-là, par définition, ne pouvaient se produire qu’inopinément, pendant les opérations des comices, alors que l’auspication du magistrat était terminée et son rôle à cet égard épuisé[32].

Il était nécessaire d’avoir ces règles présentes à l’esprit pour saisir le dilemme qui est au fond du raisonnement de Cicéron. Ou Antoine a agi comme augure ou comme consul, et de toute manière il a agi irrégulièrement. Comme augure, parce que, si l’augure peut interrompre les comices en prétextant d’auspices défavorables, il ne peut prédire qu’il se présentera des auspices ayant ce caractère. Comme consul, parce que, si le consul peut ajourner les comices sous le même prétexte, il ne peut les interrompre du moment où il ne les a pas ajournés. Affirmer d’avance le caractère fâcheux des auspices, celui-là seul le peut qui a commencé à observer le ciel. Mais cela, la loi ne permet pas de le faire pendant les comices. Si l’observation a eu lieu, c’est avant les comices, et non pas après, que les signes doivent être notifiés[33]. On comprend maintenant l’intérêt qu’avait Cicéron à insister sur ce fait que l’élection était terminée quand l’intervention d’Antoine vint confirmer ses menaces. Sans doute, il pouvait se dispenser de parler ainsi, car il suffisait, pour que cette intervention fût irrégulière, que l’élection fût commencée, mais à plus forte raison Antoine était-il dans son tort si le vote était acquis, et Cicéron, après tout, était autorisé à le présenter comme tel. La centurie prérogative et les deux premières classes s’étaient prononcées avec ensemble pour Dolabella. Cicéron le dit formellement pour la prérogative et la première classe. Il le fait entendre nettement pour la seconde, et il appuie encore sur cette idée par ces mots quæ omnia citius suret facta quam dixi, lesquels, pris au pied de la lettre, seraient absurdes, mais Cicéron veut dire sans doute qu’aucun incident, aucune protestation n’entrava la marche de l’opération[34]. C’est le même artifice oratoire que dans ces mots confecto negotio, la même forme hyperbolique, légitime, puisqu’elle ne trompe personne et n’est qu’une expression plus forte de la vérité. Les dispositions de l’assemblée étant si manifestes, le vote de la troisième classe et des suivantes, asservies à la volonté de César non moins que les deux premières, n’était qu’une formalité qu’on pouvait escompter d’avance, et ces mots confecto negotio ne veulent pas dire autre chose. S’il en est ainsi, il est clair qu’on ne saurait tirer de ce texte une preuve en faveur du système de M. Guiraud.

III. Du texte de Cicéron dans le deuxième livre du traité de la République, XXII, 39 et 40[35].

L’argument capital de M. Guiraud lui est fourni par un passage célèbre de Cicéron dans le deuxième livre du traité de la République.

Dans ce deuxième livre, Cicéron, par la bouche de Scipion Émilien, le principal interlocuteur du dialogue, retrace à grands traits l’histoire de la formation et du développement de la constitution romaine. Arrivé au règne de Servius Tullius, il ne manque pas d’insister, comme il convient, sur la réforme opérée par ce roi. Malheureusement, on sait que, de tous les ouvrages de Cicéron, il n’en est point qui nous soit parvenu en plus mauvais état, et précisément l’endroit qui nous intéresse se trouve être un de ceux qui ont le plus souffert. La première phrase, qui vient après une lacune de deux pages dans le palimpseste du Vatican, est incomplète et nous n’en avons que la fin. Le reste présente des altérations graves et cela sur les points qui nous importent le plus. Voici d’ailleurs le texte, tel que le fait connaître l’édition d’Orelli :

XXII, 39. *** duo de viginti censu maximo. Deinde equitum magno numéro ex omni populi summa separato relicuum populum distribuit in quinque classis senioresque a junioribus divisit, eosque ita disparavit, ut suffragia non in multitudinis, sed in locupletium potestate essent, curavitque, quod semper in re publica tenendum est, ne plurimum valeant plurimi. Quæ discriptio si esset ignota vobis, explicaretur a me. Nunc rationem videtis esse talem ut equitum certamine cum et suffragiis et prima classis, addita centuria quæ ad summum usum Urbis fabris tignariis est data, VIIII centurias, tot enim reliquæ sunt, octo solæ si accesserunt, confecta est vis poli universa, relicuaque multo major multitudo sex et nonaginta centuriarum neque excluderetur suffragiis, ne superbum esset, nec valeret nimis, ne esset periculosum.

Le commencement de la première phrase est rétabli de la façon la plus vraisemblable par Angelo Mai : Scripsit centurias equitum duodeviginti censu maximo. Quant à la phrase du milieu, où les mots imprimés en italiques représentent autant de fautes grossières, elle a trouvé un correcteur anonyme dont la main a introduit dans le texte, à côté de la première leçon, la leçon suivante : Nunc rationem videtis esse talem ut equitum centuriæ cum sex suffragiis et prima, classis addita centuria quæ ad summum usum Urbis fabris tignariis est data, LXXXVIII centurias habeat quitus, ex cent. quattuor centuriis, tot enim reliquæ sunt, octo solæ si accesserunt, confecta est vis populi universa. Ainsi le passage, dans son ensemble, et en tenant compte de cette correction, comporte la traduction suivante :

Servius enrôla dix-huit centuries de chevaliers ayant le cens le plus élevé. Ensuite, ayant séparé de tout l’ensemble du peuple un grand nombre de chevaliers, il distribua le reste du peuple en cinq classes et distingua les plus âgés des plus jeunes. Il conçut ces divisions de manière à remettre les suffrages entre les mains des riches, non pas entre celles de la multitude, et il prit soin, ce qui est un grand point dans l’organisation de l’État, de ne pas laisser la puissance au nombre. Je vous expliquerais plus longuement ce système s’il ne vous était parfaitement connu. Maintenant, vous voyez que les choses sont arrangées de telle façon que les centuries de chevaliers, avec les six suffrages et la première classe, en y ajoutant la centurie qui, pour la plus grande utilité de la ville, a été assignée aux ouvriers charpentiers, forment quatre-vingt-neuf centuries, et si huit seulement des cent quatre centuries qui restent viennent à se joindre à elles, la majorité du peuple entier est formée ; de telle sorte que les autres centuries, au nombre de quatre-vingt-seize, bien plus importantes par la multitude des citoyens qu’elles renferment, ne sont ni exclues des suffrages, ce qui serait tyrannique, ni trop puissantes, ce qui serait dangereux.

Le calcul de Cicéron, d’après ce texte, est très clair. Il suppose un total de cent quatre-vingt-treize centuries, dont soixante et dix dans la première classe, plus dix-huit centuries équestres, plus une centurie d’ouvriers charpentiers, l’autre, celle des ouvriers armuriers (ærarii) étant rejetée dans une classe inférieure. Total, pour la première classe : quatre-vingt-neuf centuries (70 + 18 + 1 = 89). De cent quatre-vingt-treize, retranchez quatre-vingt-neuf, vous avez cent quatre (193 — 89 = 104). C’est le nombre des centuries remplissant les classes suivantes. De ces cent quatre centuries, prenez-en seulement huit pour les ajouter aux quatre-vingt-neuf de la première classe, vous en avez quatre-vingt-dix-sept (89 + 8 = 97) contre quatre-vingt-seize (97 + 96 = 193). Vous avez la majorité.

Ce calcul ne peut s’appliquer à l’organisation de Servius. Il résulte en effet du témoignage de Tite Live[36] et de Denys d’Halicarnasse[37] que, si, dans cette organisation, le nombre total des centuries était de cent quatre-vingt-treize, celui des centuries de la première classe était, non pas de quatre-vingt-neuf, mais de quatre-vingt--dix-huit, soit quatre-vingts centuries de pedites et dix-huit de chevaliers equo publico (80 + 18 = 98), abstraction faite des deux centuries d’ouvriers que Tite Live met dans la première classe[38] et Denys dans la seconde[39]. Il s’applique donc à une organisation différente qui ne peut être que l’organisation réformée, car on sait que la réforme avait pour but de mettre le nombre des centuries en rapport avec celui des tribus, et précisément on voit que cette condition est réalisée pour les centuries de la première classe, réduites au nombre de soixante et dix, multiple de celui des trente-cinq tribus, les dix-huit centuries de chevaliers demeurant étrangères à ce remaniement et ne participant pas de ce rapport. Mais, d’autre part, on voit que la réforme est exclusive à la première classe et que le nombre total de cent quatre-vingt-treize centuries n’a pas été changé. Par là se trouve réfuté le système de Pantagathus et justifié celui de M. Guiraud.

On n’échappera à cette conclusion qu’en supposant que Cicéron s’est trompé, ou du moins qu’il a confondu les époques et représenté la première classe au temps de Servius telle qu’il pouvait l’observer de ses propres yeux. C’est la thèse soutenue par M. Belot et même renforcée par lui, en ce sens qu’il l’étend au passage entier[40].

Pour M. Belot, l’anachronisme commence dès les premières lignes, dans la phrase : Deinde magno equitum numero ex omni populi summa separato, relicuum populum distribuit in quinque classes. Son raisonnement est le suivant. Par l’adverbe deinde, qui marque la formation d’une nouvelle catégorie de citoyens, Cicéron oppose nettement les nombreux chevaliers dont il parle ici à ceux des dix-huit centuries mentionnées une ligne plus haut. Il ne les oppose pas moins nettement aux cinq dernières classes, puisque, dit-il, ces classes forment, ces mêmes chevaliers mis à part, le reste du peuple : relicuum populum. Ces chevaliers, qui occupent une situation intermédiaire entre les dix-huit centuries et les cinq classes, ne peuvent être que les chevaliers equo privato, et cela d’autant plus sûrement que ces mots magno equitum numero conviendraient assez mal aux deux mille quatre cents chevaliers equo publico dont les autres sont distingués. Et comme ils forment les uns et les autres la première classe du cens, il s’ensuit que Cicéron, de même que Denys d’Halicarnasse[41], compte en tout six classes, c’est-à-dire qu’il fait une sixième classe de ceux que Tite Live place au-dessous des classes et en dehors. Mais cette description, très exacte pour l’époque où vivait Cicéron, ne l’est pas du tout pour celle où il prétend se placer. Ce n’est que bien longtemps après Servius, et seulement quand une nouvelle chevalerie, identique à la première classe du cens, la chevalerie equo privato, se fut ajoutée à l’ancienne, que les hommes de cette classe purent être qualifiés de chevaliers. Cicéron, plus homme d’État qu’historien et moins préoccupé des innovations de Servius que de la constitution de son temps, a antidaté, sans s’en douter, une partie de celle-ci. En croyant raconter le passé, c’est au présent qu’il revient malgré lui. C’est cette image qui, s’interposant entre lui et son objet, ne lui permet pas de l’apercevoir dans son intégrité, si bien que, mêlant les traits empruntés à deux périodes si diverses, il en compose un assemblage hétérogène qui n’appartient à aucune. Il n’oublie pas que le nombre total des centuries était de cent quatre-vingt-treize sous le règne de Servius, mais en même temps, et comme ressaisi brusquement par le spectacle de la réalité actuelle, il met dans la première classe, non plus ce qu’elle contenait alors, mais ce qu’il y voit lui-même, soixante et dix centuries de chevaliers equo privato au lieu des quatre-vingts de pedites qui la remplissaient autrefois.

L’anachronisme relevé par M. Belot est double. Il consiste en deux assertions énoncées en deux endroits différents. La première que les membres de la classe la plus élevée étaient des chevaliers. La seconde que les centuries de cette classe étaient au nombre de quatre-vingt-neuf. La question peut donc être divisée et chaque point examiné à part.

Sur le premier, on se demandera si les paroles de Cicéron ne se prêtent pas à une interprétation moins subtile et ne doivent pas se traduire : Ensuite Servius, ayant ainsi séparé de tout l’ensemble du peuple un grand nombre de chevaliers, distribua le reste en cinq classes. Sans doute l’adverbe ainsi, qui identifierait formellement ces chevaliers avec ceux des dix-huit centuries, n’est pas exprimé et nous sommes obligés de le suppléer, mais est-il indispensable et ne se pourrait-il pas qu’il fût sous-entendu ? Il y a d’ailleurs une objection qui paraît décisive. Pour peu qu’on relise attentivement le passage de Cicéron, on remarque que la distinction entre les juniores et les seniores y est présentée comme exclusive aux cinq classes. Elle ne s’appliquerait donc pas, dans l’interprétation de M. Belot, aux chevaliers equo privato, c’est-à-dire a la classe supérieure, à la première. Il y a plus. Ces chevaliers ne constitueraient pas même une classe, puisque ce nom est expressément réservé aux catégories établies dans le reste du peuple. Voilà ce que M. Belot fait dire à Cicéron. Mais la vérité, c’est que Cicéron n’a jamais compté plus de cinq classes et nous en avons la preuve dans ce fait qu’ailleurs il parle de la cinquième classe comme de la plus humble, la dernière[42]. Les chevaliers qu’il met au-dessus des classes et qu’il sépare de la masse du peuple, ce sont donc les chevaliers des dix-huit centuries, les chevaliers equo publico, les seuls qui existassent a l’époque de Servius, et cette époque est la seule à laquelle il pense en ce moment. D’ailleurs il ne semble pas qu’il soit excessif d’appeler nombreux un corps de deux mille quatre cents hommes, d’autant plus que cet effectif venait d’être atteint tout récemment, l’ancien ayant été doublé[43].

Nier qu’il y ait dans la première phrase de Cicéron la confusion qu’on a voulu y découvrir, ce n’est pas, il faut l’avouer, un précédent favorable pour soutenir qu’il est tombé plus loin dans une méprise du même genre ; car la première partie du raisonnement de M. Belot fait tort à la seconde, et, l’exactitude de notre auteur étant démontrée pour le commencement, on hésite à la contester pour la suite. Quand donc, quelques lignes plus bas, il introduit une première classe composée de quatre-vingt-neuf centuries, on a quelque peine à croire qu’il ne sache pas ce qu’il dit et qu’il passe, sans en avoir conscience et sans le vouloir, de l’organisation servienne à celle qu’il voyait fonctionner de son temps. Ne semble-t-il pas plutôt, à mieux peser les termes dont il se sert et qu’il met dans la bouche de Scipion Emilien, qu’il se rend très bien compte de ce changement de point de vue ? Il est à remarquer que Scipion n’insiste pas, et il en donne la raison. S’il n’entre pas dans plus de détails, c’est qu’il lui parait inutile de décrire longuement des institutions que ses auditeurs connaissent aussi bien que lui et qu’ils ont sous les yeux : Quæ descriptio si esset ignota vobis explicretu a me, En outre, il parle, non pas au passé, mais au présent. Il dit : Nunc rationem videtis esse talem, et non fuisse. Il dit centurias habeat et non habuerit. L’assemblée dont il trace le tableau n’est donc pas celle de Servius, mais celle de l’année 621 u. c. = 133 ou 622 u. c. = 132, où se place la date du dialogue. C’est l’assemblée après la réforme de 241. Telle est l’explication de M. Guiraud. On ne nous accusera pas de l’avoir affaiblie en l’exposant. Elle invoque des arguments dont on ne saurait méconnaître la valeur. Elle a de plus cet avantage de laver Cicéron du reproche d’ignorance ou d’étourderie. Il s’en faut néanmoins qu’elle emporte la conviction.

On pourrait soutenir que rien, dans l’ensemble du passage, ne fait prévoir cet écart subit de la pensée de Cicéron. Du commencement à la fin, il ne disserte que de Servius et de ses actes. C’est ainsi que, après le passage objet de ce débat, le développement se poursuit en ces termes : In quo etiam verbis ac nominibus ipsis fuit diligens, etc. Pourtant, cette objection ne parait sérieuse qu’à première vue. Elle s’évanouit à la réflexion. S’il est vrai, en effet, que, à l’époque de Scipion Émilien, les comices centuriates ne différaient guère de ce qu’ils avaient été à l’origine, s’il est vrai, notamment, que les droits respectifs des riches et des pauvres y étaient restés a peu de chose près les mêmes et que la prépondérance des premiers s’y trouvait à peine entamée, on comprend fort bien que Scipion, pour accuser ce dernier trait aux yeux de ses auditeurs, les ait renvoyés de préférence à l’observation des faits contemporains, sachant qu’ils l’y retrouveraient sous une forme plus familière, plus vivante et non moins nette. L’objection se ramène donc à une pétition de principe et la valeur en dépend de l’opinion qu’on s’est faite sur le fond de la question. Elle est à écarter. Mais il y en a une autre qui vaut par elle-même et dont on ne peut manquer d’être frappé.

M. Guiraud insiste sur ces deux présents esse et habeat et en conclut que Scipion a en vue les institutions actuelles et non celles d’autrefois. Il oublie de remarquer que ces deux présents sont suivis de deux passés, dont on peut tirer une conclusion toute contraire. Scipion commence ainsi : Nunc rationem videtis esse talem ut equitum centuriæ cum sex suffragiis et primaclassis, addita centuria quæ ad summum usum Urbis fabris tignariis est data, LXXXVIII centurias habeat, quibus ex centum quattuor centuriis, tot enim reliquæ sunt, octo solæ si accesserunt, confecta est vis populi universa, et il continue : reliquaque multo major multitudo sex et nonaginta centuriarum neque excluderetur suffragiis, ne superbum esset, nec valeret nimis, ne esset periculosum. Entre l’impression qui se dégage de la première partie de la phrase et celle qui résulte de la seconde, il est permis d’être embarrassé. Peut-être cependant le choix n’est-il pas nécessaire et la contradiction entre les temps employés des deux parts n’existe-t-elle pas dans le fond. On s’étonne que Scipion suppose l’organisation de Servius si bien connue. Mais cette revue en quelques pages des changements opérés dans la constitution depuis Romulus ne comportait pas de grands détails, et d’ailleurs il s’adresse à des hommes qui ne sont pas moins versés que lui dans l’histoire de leur pays, à des politiques qui sont en même temps des jurisconsultes et des lettrés, un Lælius, un Tubero, un Scævola. Il pouvait donc fort bien, parlant de l’établissement des classes et des centuries, s’abstenir de décrire longuement cette mesure, pour en faire connaître seulement l’esprit, la raison, l’idée maîtresse qui avait tout réglé de façon à remettre le pouvoir entre les mains des riches sans avoir l’air d’en dépouiller les pauvres. On se rendra compte par là du tour singulièrement vif et un peu imprévu de la transition : Quæ descriptio si esset ignota vobis explicaretur a me. Nunc rationem videtis esse talem... C’est-à-dire : Si cette organisation ne vous était connue, je vous la décrirais. Mais vous la connaissez, et maintenant que vous l’avez présente à l’esprit, vous voyez... Il y a là une ellipse qui explique suffisamment comment nunc n’a pas le sens de aujourd’hui, et marque, non un progrès dans le temps, mais dans le raisonnement. C’est ainsi que Cicéron écrit dans le troisième livre des Tusculanes : Sunt enim ingeniis nostris semina innata virtutum quæ si adolescere liceret, ipsa nos ad beatam vitam natura perduceret. Nunc autem, simul atque editi in lucem et suscepti sumus, in omni continuo pravitate et in summa opinionum perversitate versamur... Traduisez : Nous naissons avec des germes de vertu que nous portons au fond de notre être, et il n’y aurait qu’à les laisser se développer pour que la nature nous conduisit comme par la main vers le bonheur. Maintenant cependant, à peine avons-nous vu le jour et sommes-nous entrés dans la vie, nous voilà en proie à tous les désordres du cœur et de l’intelligence[44]... Ici, comme tout à l’heure, nunc n’exprime pas autre chose qu’une opposition logique, et quoi qu’on en puisse dire[45], il n’a nullement besoin de la conjonction auteur pour s’entendre ainsi à l’exclusion de toute idée de chronologie. Mais d’autre part, en vertu d’une sorte d’attraction très ordinaire dans les langues anciennes, le présent nunc videtis commande le présent esse, lequel à son tour appelle ces deux autres présents habeat et confecta sit. L’écrivain, tout plein de son sujet, se transporte par la pensée à l’époque dont il parle, ou plutôt le calcul qu’il expose prend à ses yeux une valeur en quelque sorte abstraite, indépendamment de la réalité des faits auxquels il s’applique[46]. C’est plus bas seulement que Scipion, retombant, si l’on peut ainsi dire, dans la condition du temps, est ramené vers le passé quand il s’agit d’indiquer le motif dont le législateur s’est inspiré à un moment donné.

Nous croyons cette interprétation préférable à celle de M. Guiraud. Elle tient un compte égal des deux membres de la phrase et essaie d’expliquer à la fois l’emploi du passé dans le second et du présent dans le premier, tandis que M. Guiraud ne fait attention qu’à l’emploi du présent. Elle a le tort, il est, vrai, de prêter une erreur à Cicéron, mais cette erreur n’est pas bien grave. S’il avait substitué aux cent quatre-vingt-treize centuries de Servius les trois cent soixante et treize qui existaient de son temps, on comprendrait que l’on se refusât à admettre une inadvertance de cette force. Mais il maintient les cent quatre-vingt-treize centuries et se contente d’en mettre dans la première classe quatre-vingt-neuf au lieu de quatre-vingt-dix-huit. Il n’y a pas là de quoi modifier sérieusement le rapport de cette classe avec les suivantes et ce rapport est la seule chose dont Cicéron se préoccupe.

On n’a pas oublié que nous sommes en présence de deux textes, l’un suffisamment clair, sur lequel nous venons de discuter, l’autre en si mauvais état qu’il en est inintelligible. Pourtant, dit M. Guiraud, il ne l’est pas assez pour qu’on n’en puisse entrevoir le sens et reconnaître qu’au fond il ne dit pas autre chose que le précédent. Car ici aussi nous voyons que huit centuries, ajoutées à celles de la première classe, composent la majorité. Sans doute, l’idée n’est pas formellement exprimée. Elle apparaît néanmoins avec netteté. Il est à remarquer que ce passage pèche surtout par omission ; à part quelques erreurs de copiste, faciles à redresser, comme certamine pour centuriæ, poli pour populi, les fautes qu’on y rencontre proviennent principalement de ce que certains mots sont tombés. La preuve en est que l’autre leçon se borne à combler les vides que laissent entre eux les mots de celle-ci. Tel est, reproduit à peu près dans les mêmes termes, le raisonnement de M. Guiraud. S’il est juste, si les deux textes sont en effet identiques, on en conclura que notre interprétation vaut pour Ies deux. Peut-être même trouvera-t-on, en les examinant de plus près et en les comparant entre eux, de nouveaux motifs pour la préférer.

Jusqu’à présent, nous sommes partis du texte tel qu’il est donné par le manuscrit. Nous avons admis qu’il était possible de l’expliquer, sous l’une ou l’autre forme, corrigé ou non corrigé, sans y rien changer, à la condition seulement de l’expliquer tout entier, de n’en rien négliger et de n’en rien sacrifier, de ne supprimer ni le commencement de la phrase ni la fin, et de la mettre d’accord avec elle-même dans tous les éléments qui la constituent. Si cependant, ainsi qu’il a paru à un savant aussi compétent que Ritschl[47], la construction est décidément vicieuse au point qu’il devienne impossible de l’imputer à Cicéron, si la contradiction entre les temps employés aux deux bouts est insoluble, si le présent à l’un d’eux est incompatible avec le passé à l’autre et réciproquement, il reste à rechercher de quel côté se trouve la lecture fautive, et dans ce cas le choix s’impose avec une évidence qui ne permet pas d’hésiter. Car précisément c’est juste avant ces mots relicuaque multo major multitudo, etc., où le verbe revient au passé, que s’arrête la correction ajoutée au manuscrit, et cela parce que c’est à ces mots que le manuscrit cesse d’être inintelligible et reprend une incontestable valeur. Si donc une nouvelle correction est nécessaire, c’est avant ces mots et non après qu’elle doit se placer. En d’autres termes, c’est la première proposition qui doit être mise au passé, non la seconde au présent. Et à ce propos on notera que le verbe au présent habeat, sur lequel roule pour une bonne partie l’argumentation de M. Guiraud, ne figure que dans la deuxième leçon, celle qui a pour objet de combler les lacunes et de rectifier les fautes de la première. Mais des deux leçons la plus satisfaisante n’est pas la plus sûre. Nous savons d’où vient l’autre. Elle a la même origine que le reste du manuscrit et offre les mêmes garanties d’authenticité. Mais nous ignorons d’où vient celle qu’on a voulu mettre à la place. Nous ne savons par qui elle a été imaginée ni comment. On ne peut guère supposer qu’elle soit empruntée à un manuscrit perdu, d’une valeur supérieure à celui que nous possédons. Le correcteur, s’il avait eu entre les mains un document de cette importance, n’aurait pas manqué d’en faire un usage plus fréquent, appliqué à d’autres passages non moins altérés. Il est donc probable que nous avons là tout simplement la leçon de quelque copiste s’exerçant sur un mauvais texte et essayant, à l’aide de ses propres lumières, d’en forger un meilleur. Et bien qu’elle témoigne des connaissances de l’auteur, habeat, qui ne se rencontre que là, ne représente qu’une conjecture sans autorité dont on peut faire bon marché, en sorte qu’il ne resterait vraiment à modifier, conformément à l’objection de Ritschl, que les deux verbes esse et confecta sit.

Malheureusement, les doutes émis sur la qualité du texte ne s’arrêtent pas là. Il est digne d’observation que, de tous les commentateurs qui se sont acharnés sur ce passage fameux, il n’y a guère que M. Belot et M. Guiraud qui aient prétendu en rendre compte, chacun à sa façon, sans y apporter de changement. Les autres n’ont pas cru pouvoir se dispenser de le remanier plus ou moins profondément. Ces tentatives, à force de se répéter avec un succès toujours remis en question, ont fini par se discréditer d’elles-mêmes. Mais, sans en retracer la trop longue histoire, à plus forte raison sans les reprendre à nouveaux frais, il ne sera pas inutile d’indiquer brièvement pour quelles raisons elles ont paru légitimes et nécessaires. La pensée dont elles s’inspirent n’est pas toujours la même, mais il n’est pas difficile de distinguer, sous la diversité des méthodes et des résultats, deux préoccupations dominantes, qui tantôt s’excluent, tantôt se confondent. Les uns, frappés surtout de ce qu’il y a d’erroné dans l’assertion de Cicéron touchant le nombre des centuries de la première classe à l’époque de Servius, n’ont eu de repos qu’après avoir concilié son témoignage avec celui de Tite Live et de Denys d’Halicarnasse. A cet effet, ils se sont livrés sur les chiffres, tant de la seconde leçon que de la première, s. un travail dont les conclusions varient, mais qu’on ne peut s’empêcher de trouver partout aussi arbitraire qu’ingénieux. Car, pour qu’il soit justifié, ce n’est pas assez de prouver que ces chiffres sont inexacts. Ils peuvent l’être dans l’original, on a vu comment et pourquoi. Il faut montrer de plus que le passage est suspect en d’autres endroits, de façon que les doutes relatifs aux chiffres soient autorisés et en quelque sorte appelés par l’étude du morceau tout entier au lieu d’être émis isolément et à priori. C’est la tâche remplie par Ritschl, le représentant le plus éminent de la deuxième école[48], comme Mommsen de la première[49]. Ritschl, plus philologue qu’historien et s’intéressant moins aux renseignements fournis par le texte qu’au texte lui-même, a soumis la deuxième leçon à une épreuve dont elle est sortie cruellement maltraitée. On connaît déjà une de ses objections, la solution de continuité dans la phrase, la discordance dans les temps. Mais elle n’est pas la seule. S’il critique l’emploi du présent dans le verbe habeat, il ne trouve pas moins étonnant celui du singulier avec le sujet eguitum centuriæ... et prima classis. Il est vrai que l’obstacle n’est pas là, cette faute étant de celles que l’on peut imputer à la négligence du copiste. Mais que penser du verbe en lui-même, indépendamment du temps et du nombre ? Cicéron aurait donc écrit : Ut equitum centuriæ... centurias habeant ? On a beau dire qu’avec le deuxième sujet prima classis, le verbe habeant étonne moins. Il n’en devient pas pour cela plus élégant et il faut pour s’en accommoder un sens peu délicat de la langue latine en général et une petite estime pour celle de Cicéron. Enfin, ce qui choque, ce n’est pas seulement le détail, c’est l’ensemble, c’est la structure même de la phrase et le rapport établi entre les diverses parties. Si nous décomposons la pensée de notre auteur, nous voyons qu’elle se ramène à trois propositions : 1° La première classe donne tant et tant de centuries. 2° Si aux centuries de la première classe on ajoute tant et tant de centuries prises sur celles des classes suivantes, on obtient la majorité. 3° Les centuries restantes ne comptent pas en réalité dans le vote. Cette pensée pouvait être exprimée de différentes manières. On pouvait détacher les trois propositions et écrire : Nunc rationem videtis esse talem ut equitum centuriæ cum sex suffragiis et prima classis, addita centuria quæ ad summum usum Urbis fabris tignariis est data, LXXXVIII centurias habeat, quibus ex centum quattuor centuriis, tot enim reliquæ sunt, octo solæ si accesserunt, confecta est vis populi universa, reliquaque multo major multitudo sex et nonaginta centuriarum neque excludebatur suffragiis, ne superbum esset, neque valebat nimis, ne esset periculosum. On pouvait rattacher à la deuxième proposition la troisième, qui en est comme le corollaire : .....confecta est vis populi universa, quo reliqua... multitudo... neque excluderetur... nec valeret nimis... On pouvait enfin, et c’était peut-être ce qu’il y avait de mieux, les relier toutes les trois et donner à la phrase une tournure fortement synthétique : Nunc rationem videtis esse talem ut, cum equitum centuriæ... centurias habeant (ou haberent), his... octo solæ si accesserunt... confecta esset vis populi universa reliquaque... multitude... neque excluderetur... nec valeret... Toutes ces constructions sont possibles, parce qu’elles sont conformes à la logique comme au génie de la langue. Ce qui ne l’est pas, c’est de prendre la première proposition qui contient les prémisses de la seconde pour la détacher de celle-ci et la construire avec la troisième, cette seconde proposition, qui est incontestablement la plus importante et sur laquelle repose tout le raisonnement, se trouvant ainsi laissée en dehors et présentée à titre d’incidenté, comme entre parenthèses. Et c’est là pourtant la marche suivie dans notre phrase, preuve que cette phrase n’est pas, qu’elle ne peut pas être de Cicéron. Nous voilà donc, si la critique de Ritschl est fondée, réduits à la première leçon, c’est-à-dire à un texte profondément altéré et dont nous ne sommes nullement sûrs de posséder le sens. Déjà Huschke avait remarqué que le mot certamine, qu’on s’accorde généralement à remplacer par le mot centuriæ, n’a que peu de ressemblance avec ce dernier, que, si la confusion se comprend bien pour les lettres du commencement, elle est plus dure à admettre pour celles de la fin, d’autant plus que le mot centuria, revenant à plusieurs reprises dans ce même passage, devait être assez familier au copiste pour qu’il le transcrivit fidèlement partout où il le rencontrait[50]. Cette observation vient à l’appui d’une tentative de M. Lange, qui, en conservant certamine, aboutit à une combinaison sensiblement différente de celles qui ont été imaginées avant et après lui[51]. Il est inutile d’y insister. Elle ne vaut ni plus ni moins que les autres. Mais on conviendra qu’un texte assez mal établi pour se prêter à des essais de ce genre et revêtir indifféremment les formes les plus diverses doit être consulté avec une extrême défiance par l’historien.

En résumé, et pour clore cette discussion, si le texte du traité de la République est authentique, il peut et il doit s’interpréter conformément au système de Pantagathus. S’il ne l’est pas, il ne compte plus. Il est à écarter du débat.

Tels sont les textes opposés, ou qui pouvaient l’être, par M. Guiraud à l’opinion qu’il combat. Il n’en est pas un qui tranche la question. Il reste à examiner maintenant ceux qui peuvent être opposés par les partisans de cette opinion à M. Guiraud lui-même. Mais, dans le nombre, il convient de distinguer. Il y en a qu’on a invoqués à tort, dont on a faussé le sens ou tiré des conclusions qu’ils ne comportent pas. Il ne sera pas inutile de le montrer et de les ramener, comme les précédents, à la neutralité. Le problème apparaîtra ainsi de mieux en mieux, dans sa simplicité, réduit à ses éléments essentiels, dégagé des raisonnements douteux, des hypothèses hasardeuses, plus propres à compromettre qu’à servir la cause de la vérité.

 

CHAPITRE II. — Les textes invoqués par les partisans du système de Pantagathus contre M. Guiraud.

I. De quelques textes invoqués à tort en faveur du système de Pantagathus. Cicéron, Pro Flacco, 7, 15. De legibus, III, 3, 7. — De la brigue électorale par tribus.

On rencontre dans plusieurs passages de Cicéron cette expression partes populi que M. Mommsen traduit par le mot classes, de manière à tirer des textes en question une preuve en faveur du système de Pantagathus, auquel il se rallie[52]. Il cite cette ligne de Servius : Partes populi classes vocamus quæ quinque fuerunt[53]. Mais il ne semble pas qu’il ait bien compris ces paroles. Elles servent de commentaire à ce vers de Virgile : .....Hortinæ classes populique Latini[54]. Classes est pris ici par Virgile dans son sens primitif de troupes, et u ce propos Servius fait cette remarque : Quant à nous, ce que nous appelons classes, ce sont des parties du peuple au nombre de cinq. Mais il ne dit pas que ces mots partes populi soient synonymes de classes. Il ne dit pas : les parties du peuple sont les classes ; il dit : les classes sont des parties du peuple. Le français rend avec force cette nuance qu’il faut deviner dans le latin.

Le texte de Servius ne préjuge donc rien pour ceux de Cicéron. Voyons ces derniers. Cicéron attribue en ces termes la juridiction criminelle aux comices centuriates : De capite civis nisi per maximum comitiatum ollosque quos censores in partibus populi locassint ne ferunto[55]. Que Cicéron, dans ce texte, par les parties du peuple entende les classes, on n’en saurait douter. Ainsi que M. Mommsen le fait très bien remarquer[56], son intention est précisément d’écarter pour les causes graves la juridiction des comices tributes en alléguant les garanties supérieures présentées par les comices centuriates. C’est pourquoi, non content de cette expression suffisamment significative, per maximum comitiatum, il insiste sur le mode de classement usité pour ces comices : quos censores in partibus populi locassint. C’est la même idée que dans la phrase citée plus haut : On a voulu que les comices centuriates fussent seuls compétents pour juger un citoyen, car le peuple, lorsqu’il est divisé suivant la fortune, l’âge, la condition, vote avec plus de sagesse que l’assemblée mêlée des tribus[57]. Mais il ne suit pas de là que ces mots les parties du peuple aient toujours dans cet auteur le même sens.

M. Mommsen renvoie encore à ce passage du discours pour Archias[58]. On demandait à Archias, pour justifier de sa qualité de citoyen, de produire les registres du cens où son nom était inscrit, à quoi Cicéron répond que son client était absent lors des deux derniers recensements et qu’antérieurement, sous la censure de Julius et de Crassus (664 u. c. = 90), aucune partie du peuple n’avait été recensée (nullam populi partem esse censam[59]). Il est fort douteux que ces mots fassent allusion aux classes. Les tribus figuraient aussi bien que les classes sur les registres des censeurs, et, d’ailleurs, a proprement parler, ce n’étaient pas les classes qui étaient recensées, c’étaient les tribus. La distribution des citoyens en classes était un résultat du recensement, mais le recensement, c’est-à-dire le compte des citoyens et de leurs biens, se faisait par tribus, et les classes étaient constituées à la suite de cette opération. On avouera tout au moins que le sens du mot pars dans ce passage demeure sujet à contestation, et il ne paraîtra pas moins équivoque dans les suivants qui nous intéressent plus directement.

Cicéron, dans le discours pour Flaccus, distingue entre les comices et la contio : Nos ancêtres, dans leur esprit de sagesse et de modération, n’ont pas voulu que la contio pût rien décider. C’est après la contio, dans une assemblée où les parties du peuple sont distribuées par tribus et par centuries, où l’on sépare les ordres, les classes, les âges, lorsque les auteurs de la proposition ont été entendus, lorsque la proposition même a été affichée et examinée plusieurs jours de suite, que la plèbe ou le peuple rend des décrets pour prohiber ou ordonner. Il est nécessaire de citer dans le texte : .....quæ scisceret plebes aut quæ populus juberet, summota contione, distributis partibus tributim et centuriatim, descriptis ordinibus, classibus, ætatibus, auditis auctoribus, re multos dies promulgata et cognita, juberi vetarique voluerunt[60]. »

Il y a deux manières d’expliquer ce passage pour en tirer un argument en faveur de la thèse soutenue par M. Mommsen. On peut traduire partibus par classes, auquel cas le rapport entre les classes, toutes les classes et les tribus se trouverait démontré du coup. La tribu apparaîtrait alors comme une subdivision de la classe identique à la centurie, et ces deux mots tributim et centuriatim exprimeraient une seule et même chose sous deux points de vue différents, tandis que les suivants descriptis ordinibus, classibus, ætatibus, continueraient le raisonnement en insistant sur les avantages de cette organisation et en les faisant ressortir par l’analyse. On arrive au même résultat par un simple changement de ponctuation, en détachant distributis partibus et en reportant avant tributim la virgule placée après centariatim, c’est-à-dire en lisant : ... distributis partibus, tributim et centuriatim descriptis ordinibus, classibus, etc. Les deux mots tributim et centuriatim étant construits avec les suivants jusqu’après ætatibus inclusivement, signifieraient, à ne pas s’y méprendre, que les citoyens, lorsqu’ils sont répartis par classes, sont encadrés dans les tribus en même temps que dans les centuries. Malheureusement ces deux interprétations ne vont pas sans de graves difficultés. Contre la première on peut faire valoir que le mot classibus formerait pléonasme avec le mot partibus entendu une ligne plus haut dans le même sens, et contre toutes deux il y a cette objection qu’elles supposent que Cicéron, en avançant vers le milieu de sa phrase, en a oublié le commencement. Car il s’agit à la fois, au commencement, des comices centuriates et des comices tributes, et, si l’on persiste dans l’une ou l’autre interprétation, on doit admettre qu’il n’est plus question dans ce qui suit que des comices centuriates. Il y aurait là un défaut d’équilibre qui n’est pas trop dans les habitudes de Cicéron. Nous n’ignorons pas que M. Mommsen a tenté de réduire la portée de ces mots quæ scisceret plebes en supposant qu’ils ont été inspirés par le souvenir de la formule lex sive id plebiscitum est, laquelle figure indifféremment en tête des lois des comices tributes et des lois des comices centuriates, à cette seule fin d’attester l’équivalence des populi jussa et des plebi scita[61]. Mais il reste a savoir si cette explication trop ingénieuse est autre chose qu’un expédient. En effet, les règles posées par Cicéron s’appliquant aux deus assemblées, il serait étrange qu’il n’eût parlé expressément que de l’une des deux, et précisément de celle que ces règles concernaient le moins, puisque depuis longtemps elle avait cessé de voter les lois. Pour toutes ces raisons, il paraît beaucoup plus simple de traduire distributis partibus tributim et centuriatim : le peuple étant partagé par tribus et par centuries, tributim faisant allusion aux comices tributes et répondant aux mots quæ scisceret plebes, centuriatim faisant allusion aux comices centuriates et répondant aux mots quæ populos juberet. Quant à ce membre de phrase, descriptis ordinibus, classibus, ætatibus, il se rapporterait naturellement à centuriatim et s’expliquerait très bien de cette façon. Le mot tributim se passe de commentaires ou plutôt n’en comporte point. Quand on a dit que le peuple est divisé par tribus, on a tout dit. Il n’en est pas de même du classement par centuries, opération plus complexe et admettant des distinctions qu’il peut paraître utile de spécifier. Sans doute il y a aussi une objection contre cette interprétation. Cicéron écrit d’une part : quæ scisceret plebes aut quæ populus juberet... et de l’autre : tributim et centuriatim... Pour que la correspondance fût exacte et la phrase parfaitement, balancée, il faudrait ici comme là une conjonction exprimant l’alternative, aut ou sive. On pensera ce qu’on voudra de cette nouvelle difficulté qui ne parait pas bien grave. Il suffit d’avoir prouvé par ces observations un peu minutieuses que l’argument tiré de ce texte n’est rien moins que concluant et qu’il est d’une bonne critique de s’en priver.

On en dira autant de celui-ci. Cicéron définit en ces termes les attributions des censeurs : Censores populi ævitates, suboles, familias, pecuniasque censento ; urbis tecta templa, vias aquas, ærarium vectigalia tuento, populique partis in tribus discri bunto † exin pecunias, ævitatis, ordines partiunto, equitum peditumque prolem describunto, cælibes esse prohibento, mores populi regunto, probrum in senatu ne relinquunto[62]..... Ici encore, il est évident que, si l’on traduit partes par classes, le rapport entre les cinq classes et les trente-cinq tribus est démontré. M. Mommsen décompose la phrase comme il suit : 1° Formation des classes, exprimée par les mots censores populi ævitatis, etc. ; 2° Adaptation des classes aux tribus : populique partes in tribus discribunto ; 3° Conséquence : formation des centuries ; exin pecunias, ævitatis[63], etc. Mais on ne voit pas que cette explication s’impose autrement qu’en vertu d’une opinion préconçue. Le texte, bien qu’il ne paraisse pas irréprochable[64], est pourtant assez correct pour que le sens en soit suffisamment clair. Cicéron énumère les opérations des censeurs dans un ordre qui n’a rien de chronologique, puisqu’il ne mentionne qu’en dernier lieu la lectio senatus par laquelle ils avaient l’habitude de commencer[65]. L’ordre qu’il suit est plutôt logique. Il rejette à la fin tout ce qui concerne leur juridiction morale pour distinguer dés le début et caractériser les deux fonctions purement administratives qui se partagent leur activité, d’une part le recensement des citoyens, de leur fortune, de leurs familles, et de l’autre la surveillance des finances et des travaux publics. Quant à la phrase du milieu, populique partes, etc., elle n’a d’autre objet que de compléter les indications fournies par la première, censores populi ævitatis, etc. En effet ce travail aboutit à la confection de deux listes, une liste de citoyens par tribus populique partis in tribus discribunto et une liste de citoyens par classes et par centuries, pecunias, ævitatis, ordines partiunto, equitum peditumque prolem discribunto. Rien n’autorise à aller au delà de cette interprétation. Tout au plus peut-on soutenir que l’adverbe exin, impliquant l’idée de conséquence, laisse entendre que le second classement était fondé sur le, premier, et l’on sait en effet que le recensement se faisait par tribus et ne pouvait se faire autrement. Mais il ne s’ensuit pas que le nombre des tribus correspondît à celui des classes et des centuries. N’oublions pas d’ajouter que M. Mommsen, après avoir traduit partes par classes, dans son livre Des tribus romaines[66], se prononce différemment dans son Traité du droit public[67]. Il propose même de lire, au lieu de partes in tribus, partes seu tribus ou partitim tribus. Ce revirement ne nous aurait rien laissé à dire sur ce sujet si l’auteur, en se rétractant, s’était donné la peine de se réfuter.

Il y a un argument d’un autre ordre qu’il faut également éliminer. On a remarqué[68] que la brigue électorale était organisée par tribus, que non seulement on allait de tribu en tribu quêter des sympathies et enrôler des électeurs influents[69], mais que même les courtiers d’élection, les divisores, étaient attachés chacun à des tribus déterminées où ils distribuaient de l’argent pour le compte du candidat[70], et de là on a conclu que les comices centuriates étaient encadrés dans les tribus. Ce n’est pas nous qui soutiendrons le contraire. Nous dirons seulement que le fait peut s’expliquer autrement et qu’il ne suffit pas pour justifier cette conclusion. Car, à l’époque même où il n’y avait aucun rapport entre les centuries et les tribus, ces dernières n’en étaient pas moins pour ce genre de propagande une base très bien choisie, et la seule possible, à y regarder de près. Les hommes qu’on allait chercher dans les tribus étaient les mêmes qui, groupés différemment, devaient voter dans les comices centuriates, et, d’autre part, on savait où prendre les membres d’une tribu, tandis qu’on eût été embarrassé d’agir sur ceux d’une classe ou d’une centurie. C’est que la tribu était une unité réelle, permanente, fondée sur le domicile. Les citoyens qui la composaient étaient voisins ; ils se connaissaient, se voyaient, se concertaient au besoin ; ils avaient des relations fréquentes, fortifiées par la communauté des intérêts et consacrées par celle du culte ; si bien qu’au jour où la tribu commença à changer de nature, quand le mouvement de la population amena petit à petit la dispersion de ses membres, ces relations survécurent à la cause qui les avait fait naître et conservèrent à l’ancienne tribu locale le caractère corporatif qu’elle n’a jamais entièrement perdu[71]. Il en était tout autrement de la classe et de la centurie qui, fondées uniquement sur l’équivalence des fortunes, recrutées sur tous les points du territoire, ne représentaient qu’un groupement artificiel, une unité immatérielle en quelque sorte et idéale, par cela même essentiellement temporaire, c’est-à-dire se reformant à chaque fois en vue de certaines fonctions spéciales et s’évanouissant par le fait lorsqu’elles étaient remplies. Sans doute, quand les classes et les centuries se trouvèrent mises en rapport avec les tribus, il n’en fut que plus commode de préparer au sein des tribus le vote des classes et des centuries, mais ce n’est pas ce rapport qui a fait imaginer ce procédé, et, inversement, ce n’est pas ce procédé qui démontrera ce rapport. A plus forte raison ne prouvera-t-il pas, contre M. Guiraud, que le rapport ait été étendu au delà de la première classe. Car on pourrait concevoir qu’il suffit de travailler dans chaque tribu les hommes de cette classe pour s’en faire des agents chargés de corrompre et d’entraîner les autres. Q. Cicero recommande à son frère de s’attacher dans les centuries les hommes qui ont de l’autorité sur leur tribu[72].

II. Des textes de Denys d’Halicarnasse (IV, 21) et de Tite-Live (I, 43).

Nous arrivons enfin aux seules preuves véritables quine perdent rien de leur valeur pour être réduites à un petit nombre et débarrassées de toute solidarité compromettante.

Nous n’avons en somme, dit M. Guiraud[73], qu’un témoignage au sujet de cette réforme, et il est loin d’être favorable à l’opinion de M. Mommsen. Denys d’Halicarnasse, après avoir exposé l’organisation de Servius Tullius, ajoute : Ce système fut conservé par les Romains pendant plusieurs générations ; mais, à une époque plus voisine de nous, on a été forcé de le modifier dans un esprit démocratique. Ce n’est pas que les centuries aient été détruites ; on s’est contenté de les interroger dans un ordre différent, comme je l’ai constaté moi-même, ayant assisté souvent aux élections faites dans ces comices[74]. Ainsi, Denys atteste que, depuis Servius jusqu’à la fin de la République, le seul changement survenu dans l’assemblée centuriate fut la suppression du droit qu’avaient les chevaliers de fournir la prérogative[75] ; car c’est là le sens qu’il faut attribuer à ses paroles. S’il y avait eu quelque autre innovation accomplie vers le même temps, n’est-il pas probable qu’il l’aurait également signalée ?

Il sera permis d’émettre un doute sur la justesse de cette interprétation et sur les conclusions qu’on en veut tirer. Peut-on dire que les centuries votent dans un autre ordre, parce qu’on fait passer une d’entre elles, tirée au sort dans la première classe, avant les dix-huit équestres ? Ce serait en tout cas beaucoup exagérer, car, en définitive et à part ce détail, l’ordre du vote, quelque idée qu’on ait de la réforme, est resté le même, après comme avant. Mais il n’est nullement prouvé que Denys ne fasse allusion qu’à l’ordre du vote. A bien examiner ces mots : τής κλήσεως αύτών ούκέτι τήν άρχαίαν άκρίβειαν φυλαττούσης, il semble qu’ils aient une portée plus générale et doivent se traduire plutôt : On s’est contenté de les interroger suivant une méthode différente, sur un mode différent[76]. S’il en est ainsi, ils s’appliqueront également au changement concernant la prérogative et aux autres innovations qui, dans le système de Pantagathus, ont modifié la physionomie des comices centuriates. Quand on voit en effet, à partir de ce moment, les centuries prendre le nom des tribus qu’elles représentent et leur vote proclamé dans un ordre conforme à celui de ces tribus, on est autorisé à dire qu’il y a quelque chose de changé dans l’appel des centuries. Et rien n’empêche de croire que telle soit la pensée de Denys, encore qu’exprimée très imparfaitement.

Supposons cependant, comme on le veut, qu’il ne soit question dans ce passage que du déplacement de la prérogative. Serait-ce une raison pour que tout se fût borné là ? Cette opinion serait fausse, même au point de vue de M. Guiraud, puisqu’il admet, en la limitant à la première classe, la concordance entre les centuries et les tribus, dont Denys, d’après lui, ne parle point, même implicitement. Mais combien plus quand on rapproche du texte de Denys le texte correspondant de Tite-Live ! Chose étrange ! Quand M. Guiraud ne découvre au sujet de la réforme que le témoignage de Denys, il oublie celui de Tite-Live, que lui-même il discute plus loin et qui complète le premier. Denys ne voit dans la réforme que l’attribution de la prérogative à la première classe, à l’exclusion des chevaliers. Tite-Live ne considère que les rapports nouveaux établis entre les classes et les tribus. Et ainsi il est clair qu’il faut commencer par ne pas isoler les deux textes, si l’on veut se représenter au vrai l’événement qui s’y trouve rappelé.

Les paroles de Tite-Live demandent à être pesées : Nec mirari oportet hunc ordinem qui nunc est, post expletas quinque et triginta tribus, duplicato earum numero centuriis juniorum seniorumque, ad institutam a Servio Tullio summam non convenire ; quadrifariam enim urbe divisa, regionibusque et collibus qui habitabantur, partes has tribus appellavit, ut ego arbitror, a tributo ; nam ejus quoque æquabiliter ex censu conferendi ab eodem inita ratio est ; neque eæ tribus ad centuriarum distributionem numerumque quicquam pertinuere[77].

Nous traduirons : On ne s’étonnera pas si l’organisation actuelle ne comporte pas le même nombre de centuries qu’au temps de Servius Tullius, le nombre des tribus ayant été porté définitivement à trente-cinq et se trouvant du reste dédoublé par le fait des centuries de juniores et de seniores. La pensée n’est pas achevée. Il resterait à ajouter, pour compléter et expliquer ce qui précède, que, si le nombre des centuries, tel qu’il a été fixé primitivement, ne convient plus, c’est par cette raison que les centuries ont été mises en rapport avec les tribus. Malheureusement Tite-Live, comme s’il perdait de vue son point de départ, s’engage à ce moment, et fort mal à propos, dans une digression sur l’origine et la nature des tribus, et ce n’est qu’a la fin du chapitre, quelques lignes plus bas, que, revenant à son idée, il conclut par ces mots : Et ces tribus, — c’est-à-dire les tribus de Servius, dont il vient d’être question, — n’avaient aucun rapport avec les centuries ; ni le nombre des centuries ni leur distribution ne dépendaient des tribus. En d’autres termes, et en renversant la proposition : Ce rapport, qui n’existait pas autrefois, existe aujourd’hui, et le nombre des centuries ainsi que leur distribution s’en sont ressentis. Conclusion : Le nombre des centuries a été changé. Il a été changé, parce que, — et ici nous empruntons les propres paroles de M. Guiraud, — le rapport entre la centurie et la tribu ne peut se concevoir que de deux manières : ou bien les centuries et les tribus étaient en nombre égal, ou bien le nombre des centuries était un multiple du nombre des tribus[78]. Ajoutons, pour épuiser la liste des combinaisons possibles, ou bien le nombre des tribus était un multiple du nombre des centuries. Or, le nombre des centuries, tel qu’il avait été arrêté par Servius, que l’on en compte cent quatre-vingt-treize ou simplement cent soixante-dix, en faisant abstraction de celles que l’on peut appeler hors cadre, les dix-huit équestres, les quatre d’ouvriers et de musiciens, la centurie infra classem, ce nombre ne répondait, par rapport à celui des trente-cinq tribus, à aucune de ces trois conditions. Il faut donc que ce nombre de cent quatre-vingt-treize ou cent soixante-dix centuries ait été changé. Telle est la pensée de Tite-Live. Il n’y a, pour s’en rendre compte, qu’à en rétablir la suite, interrompue par une parenthèse maladroite, et aussitôt elle apparaît si claire qu’il n’y a pas moyen de s’y tromper.

Que peut-on objecter à cette explication ? Au fond, il n’y a de contestation que sur ces mots : Nec mirari oportet hune ordinem..... ad institutam a Servio Tullio summam non convenire. M. Guiraud traduit : Il ne faut pas s’étonner que cette organisation, — l’organisation de Servius, — diffère de celle que nous voyons aujourd’hui[79]. Traduction doublement inexacte, car d’abord le mot diffère ne rend nullement le mot convenire, lequel implique une idée de convenance, d’adaptation, et, en second lieu, c’est en prendre trop à son aise avec le mot summa que de n’y pas voir autre chose qu’un synonyme du mot ordo. Supposez pourtant que ces deux mots aient le même sens. Il reste toujours que le mot convenire demande à être rendu fidèlement. Mais alors il est impossible d’aboutir à une interprétation satisfaisante. Que signifient en effet ces paroles : Il ne faut pas s’étonner si le système actuel ne convient pas, ne s’adapte pas à celui de Servius ? On aura beau s’évertuer, on n’arrivera pas à se faire une idée claire de ce qu’a voulu dire Tite-Live. Qu’il eût dit : On ne s’étonnera pas si le système actuel diffère de celui de Servius, à la bonne heure ! C’est la traduction de M. Guiraud, inexacte mais intelligible. Mais pourquoi ne s’adapte point ? Et quel intérêt y a-t-il de savoir si deux systèmes qui ne coexistent pas s’adaptent l’un à l’autre ? Et comment feraient-ils pour s’adapter, puisque la raison d’être du second c’est qu’il diffère du premier ? Nous tombons dans l’absurde. Tout au contraire devient simple et limpide dès que nous entendons : Il ne faut pas s’étonner si le système actuel ne s’accorde pas avec le nombre des centuries, tel qu’il a été fixé par Servius. Et cette explication, la seule satisfaisante pour le sens, est aussi la seule conforme à la langue de Tite-Live, car c’est lui qui dit ailleurs, en parlant de la mesure par laquelle Brutus réorganisa le Sénat dans la première année de la République : Cædibus deminutum patrum numerum, primoribus equestris gradus lectis, ad trecentorum summam explevit[80]. » La véritable signification du mot summa, dans le passage qui nous occupe, comme dans celui qu’on vient de citer, est donc total. Faut-il prouver maintenant que ce total ne peut être que celui des centuries ? Un coup d’œil jeté sur la fin de la phrase ad centuriarum distributionem numerumque suffirait. Mais il n’est même pas nécessaire d’aller jusqu’à la fin. On peut s’arrêter au commencement. Les modifications introduites dans le système de Servius proviennent du rapport établi entre l’organisation des classes et des centuries d’une part et celle des tribus de l’autre. Elles doivent donc consister essentiellement en un remaniement numérique, et ce remaniement n’a pu porter, que sur les centuries ou les classes. Sur les classes, on ne devine pas comment ni pourquoi. Une classe représente un certain degré de fortune, et l’on ne va pas dire : Nous allons fixer des degrés dans la fortune des citoyens, suivant que nous comptons plus ou moins de circonscriptions territoriales. Mais il est très naturel de grouper ensemble dans chaque circonscription les citoyens possédant une même fortune, en sorte que le nombre de ces groupes, correspondant à celui des circonscriptions, compose une classe. D’ailleurs à quoi bon tous ces détours ? Il est constaté que le nombre des classes n’a pas été changé[81]. C’est donc celui des centuries qui l’a été.

On dira peut-être que ce qui a été changé, ce n’est pas l’effectif total des centuries, mais leurs effectifs partiels au sein de chaque classe. En effet on se rappelle que, dans le système de M. Guiraud, la première classe perd dix centuries qui sont à répartir entre les suivantes. Il y aurait donc là une issue pour les partisans de ce système. Mais le mot summa, placé comme il y est, tout seul, au singulier, peut-il s’entendre de cette façon ? Il faudrait, pour le soutenir, beaucoup d’illusion ou de parti pris. Et quand même il pourrait y avoir quelques doutes sur ce point, ils ne résisteraient pas à un examen nouveau et plus approfondi de la phrase entière. Une réduction dans l’effectif des centuries de la première classe, compensée par une augmentation proportionnelle dans les effectifs des classes inférieures, tout cela sans un changement dans l’effectif total, équivaut à un simple remaniement dans la distribution des centuries. Or, cette idée serait très suffisamment exprimée par les mots ad centuriarum distributionem. Si donc Tite-Live ajoute numerumque, c’est précisément pour marquer qu’il y a eu quelque chose de plus et que la réforme a affecté, non pas seulement la distribution des centuries, mais leur nombre. Une conclusion non moins importante ressort d’un autre membre de phrase auquel on n’a guère fait attention que pour en critiquer la forme sans en explorer le fond. Il s’agit de cette ligne : ... post expletas quinque et triginta tribus, dupli cato earum numero centuriis juniorum seniorumque..... Assurément l’expression est équivoque, mais le sens n’en est pas moins très clair. Tite-Live ne veut pas dire que le nombre des tribus, une fois porté à trente-cinq, a été doublé et élevé a soixante-dix. Il ne peut être tombé dans une erreur aussi grossière. Il veut dire simplement que la distinction entre les centuries des juniores et celles des seniores avait eu pour conséquence une sorte de dédoublement des tribus. Mais on remarquera que, cette distinction n’étant pas particulière à la première classe, Tite-Live, en écrivant ces mots, n’a pu penser aux centuries de cette classe, à l’exclusion des autres. Il suit de là que les centuries de toutes les classes étaient inscrites dans les tribus.

Ainsi, à ne considérer que ce texte de Tite-Live, l’augmentation du nombre des centuries résultant du rapport établi entre les tribus et les cinq classes peut être tenue pour démontrée. Mais elle est prouvée par d’autres textes où la réforme n’est plus annoncée en termes plus ou moins voilés, mais apparaît clairement dans la pratique.

III. Des textes qui font intervenir les tribus dans les opérations des comices centuriates (Tite-Live, VI, 21 ; v, 18. Periocha, 49 ; VIII, 37 ; XXIX, 37. Cicéron, Philipp., VII, 6, 16. Scholiaste d’Horace, Art poétique, 311).

Cette fois encore on ne reculera pas devant un triage sévère entre les arguments simplement spécieux et ceux qui sont au-dessus de toute contestation ou de toute chicane. Ce n’est pas à dire que les premiers soient dépourvus de toute valeur.. Outre qu’ils valent par le rapprochement, eu ce sens qu’ils concourent à former une impression d’ensemble dont l’esprit se trouve à la longue comme obsédé, il en est qu’on ne peut écarter qu’au prix de scrupules peut-être excessifs. Mais on ne jugera pas qu’aucun scrupule soit déplacé quand il s’agit d’établir une fois pour toutes, sur des preuves inébranlables, une vérité historique de cette importance.

Les textes que l’on va examiner ont ce trait de commun que, décrivant une opération des comices centuriates, ils mettent en scène et font voter, non pas les centuries, mais les tribus. D’où l’on a conclu que les centuries étaient encadrées dans les tribus, si bien que le vote des unes équivalait à celui des autres.

Il faut s’arrêter d’abord à deux textes de Tite-Live, qui, bien que se rapportant à des faits très antérieurs à la réforme, les présentent néanmoins comme si elle était accomplie.

On n’insistera pas sur le premier. En l’an 317 u. c. = 383, Tite-Live fait voter la guerre par toutes les tribus (Omnes tribus bellum jusserunt[82]). Or, on n’ignore pas que le droit de voter la guerre a appartenu de tout temps aux comices centuriates[83]. Toutefois on peut se demander où est l’erreur, si Tite-Live anticipe sur la réforme de ces comices ou s’il substitue à leur compétence celle des comices tributes. Ces derniers, s’ils n’ont jamais eu le droit de voter la guerre, ont fini par s’attribuer celui de voter la paix[84]. Il n’est pas impossible qu’il soit résulté de là une confusion dans l’esprit de Tite-Live.

On rencontre, et plus sûrement, un anachronisme du même genre dans le texte suivant. Tite-Live raconte en ces termes l’élection des tribuns consulaires pour l’an 358 r. c. = 396 : Les patriciens virent sans regret la centurie prérogative nommer tribun militaire P. Licinius Calvus qui ne briguait point ce titre..... Tout indiquait qu’après lui tous les membres du collège de la même année allaient être réélus..... Avant qu’ils ne fussent proclamés, les tribus ayant été appelées conformément à la loi, P. Licinius Calvus, avec la permission de l’interroi, parla ainsi. Il demanda qu’on nommât son fils à sa place et l’on se rendit à ce vœu paternel : son fils, P. Licinius, fut proclamé tribun militaire à pouvoir consulaire, avec ceux qui ont été nommés plus haut. Dans le texte : Haud invitis patribus, P. Licinium Calvum prærogativa tribunatum militum non petentem creant..... omnesque deinceps ex collegio ejusdem anni refici apparebat..... qui, priusquam renuntiarentur, jure vocatis tribubus, permissu interregis, P. Licinius Calvus ita verba fecit..... Datum id petenti patri[85].....

Il semble tout d’abord que voilà une preuve sans réplique. La mention de la prérogative au singulier montre que Tite-Live a en vue les comices réformés, et ces mots jure vocatis tribubus nous apprennent que dans ces comices les centuries étaient appelées dans l’ordre des tribus. Il importe peu que l’historien ait brouillé les époques si les renseignements qu’il fournit sont exacts, à la condition de les mettre dans leur temps. Mais la question reste de savoir s’ils sont riches de toutes les conséquences qu’on leur attribue.

On a mis en doute, assez mal à propos, l’authenticité du texte. Le pluriel creant, avec le collectif prærogativa pour sujet, est très admissible. Tite-Live dit ailleurs, tout à fait dans les mêmes termes : Galeria juniorum, quæ sorte prærogativa erat, Q. Fulvium et Q. Fabium consules dixerant[86]. Et à cet exemple on pourrait en ajouter d’autres[87]. Il n’y a donc nullement lieu de lire prærogativæ pour prærogativa. Il n’y a pas plus de raisons pour rien changer au membre de phrase : Qui priusquam renuntiarentur jure vocatis tribubus, permissu interregis ... M. Mommsen supprime tribubus et lit is revocatis pour jure vocatis[88]. Ces mots is revocatis se rapporteraient à prærogativæ que l’on rétablirait plus haut au lieu de prærogativa et signifieraient que Calvus, avant qu’on ne proclamât le vote des centuries prérogatives, les avait fait rappeler pour un nouveau tour de scrutin, provoquant ainsi le magistrat président à une initiative dont la légalité est attestée par d’autres faits analogues[89]. Mais premièrement il n’est pas d’une bonne critique de se débarrasser d’un mot uniquement parce qu’il est gênant, et ensuite, à supposer que l’on soit autorisé à mettre prærogativæ au pluriel, ce pluriel est trop éloigné de l’ablatif absolu is revocatis que l’on veut y rattacher. Une pareille construction serait bien dure et d’une latinité plus que contestable. La correction n’est donc pas heureuse en elle-même, et l’on ne voit pas non plus que le besoin s’en fasse sentir. Car il s’en faut si bien que la phrase, maintenue telle quelle, soit rebelle à toute interprétation qu’au contraire elle offre cet inconvénient d’en admettre au moins deux. La difficulté porte sur ces mots vocatis tribubus et sur leur rapport avec les précédents qui priusquam renuntiarentur. Ce rapport peut être conçu de deux manières, suivant qu’on s’attend à une idée nouvelle ou au développement de l’idée exprimée. Dans le deuxième cas, il s’agirait de, l’appel des centuries pendant la renuntiatio ou proclamation des votes. On n’ignore pas en effet que cette opération, renouvelée après le vote de chaque classe, faisait connaître les suffrages des centuries dans l’ordre des tribus auxquelles elles correspondaient, de sorte que les centuries devaient être appelées du nom de leur tribu[90]. Ces mots vocatis tribubus auraient donc été introduits à titre d’apposition et de commentaire explicatif. Mais on peut supposer aussi qu’ils visent un acte distinct de la renuntiatio et antérieur, à savoir l’appel des centuries, non pour la proclamation du vote, mais pour le vote lui-même. Les centuries d’une même classe votaient simultanément. Si le fait n’est pas prouvé directement, il n’en est pas moins évident, car il n’y avait aucun intérêt à prolonger la séance, et d’autre part on ne comprend pas sans cela à quoi aurait servi d’utiliser dans les comices centuriates les enclos ou sæpta installés pour recevoir chacun une tribu dans les comices tributes[91]. L’appel en question ne serait donc pas un appel successif des centuries pour les faire voter chacune à son tour, mais une invitation générale à se rendre dans les enclos où elles devaient chacune de son côté et toutes en même temps procéder au vote. Et l’on doit ajouter que le mot vocare dans cette acception se retrouve ailleurs[92], tandis qu’on ne peut guère invoquer pour l’autre sens que des exemples équivoques[93]. Du choix que l’on fera entre ces deux interprétations dépend celle qu’on donnera à ces mots refici apparebat, insuffisants par eux-mêmes pour préciser la nature des symptômes qui permettent de prévoir l’issue de l’élection. Ces symptômes peuvent se réduire à une sorte de manifestation préalable, comme celle dont Cicéron se vante d’avoir été l’objet quand il fut nommé consul[94], et alors, Calvus prenant la parole avant l’ouverture du scrutin, on comprend que Tite-Live ait cru devoir insister sur cette idée en spécifiant les deux actes dont la succession peut seule constituer un vote en règle et conférer aux démonstrations de la faveur populaire une valeur légale, la renuntiatio précédée du vote, c’est-à-dire de l’appel des centuries dans l’enceinte qui leur est assignée. Si, au contraire, par une redondance qui n’est pas, tant s’en faut, si surprenante chez cet écrivain, c’est la même opération qui, mentionnée d’abord sous le nom qui lui est propre (priusquam renuntiarentur), se trouve ensuite caractérisée par l’acte qui la constitue (vocatis tribubus), le discours de Calvus, qui a pour objet de la prévenir, doit se placer au moment où elle devient imminente, c’est-à-dire après le vote dont elle doit proclamer le résultat. Mais, s’il en est ainsi, rien n’empêche de supposer que cette intervention n’a pas attendu pour se produire au delà du vote de la première classe, et, dans ce cas, le membre de phrase jure vocatis tribubus ne s’appliquant qu’à cette classe, le rapport entre les tribus et les centuries n’est prouvé qu’en ce qui la concerne et nullement pour les classes suivantes. On n’arrive pas, avec l’autre explication, à une conclusion plus étendue, car les classes sont appelées successivement dans les sæpta, et, puisque le vote n’est pas commencé, il ne peut être question que de l’appel adressé à la première. Ainsi, dans les deux hypothèses, le texte, suffisant pour établir la théorie de M. Guiraud, ne confirme par aucun argument nouveau celle que nous prétendons lui opposer.

On lit dans l’abrégé du quarante et unième livre de Tite-Live que Scipion Émilien fut élu consul par la plupart des tribus : ... populus romanus eo favore complexas ut comitiis plurimæ eum tribus consulem scriberent. Scriberent est un nouvel anachronisme. La première loi tabellaire, la loi Gabinia, celle précisément qui établit le scrutin secret pour les comices électoraux, fut portée en 615 u. c. = 139[95], neuf ans après cette élection demeurée du reste sans résultat, car Scipion n’avait pas alors la dispense d’âge grâce à laquelle il put être consul l’année suivante, en 607 u. c. = 147[96]. L’expression consulem scribere anticipe donc sur les événements, si tant est qu’elle ait jamais été introduite dans la langue officielle ou courante, ce qui est douteux[97]. Mais l’erreur, sur ce point, qu’elle soit de Tite-Live ou de son abréviateur, n’en implique pas une autre plus loin, d’autant plus que ce mot scriberent ne représente qu’une inexactitude sans conséquence, tandis que l’emploi du mot tribus pour centuries serait incompréhensible s’il n’était justifié. Que croire en effet ? Que l’auteur, quel qu’il soit, attribue une élection consulaire aux comices tributes ? C’est lui imputer une méprise tellement énorme qu’aucune inadvertance ne saurait l’en excuser. Qu’il confond cette élection avortée avec le plébiscite qui, un an plus tard, investit Scipion consul du commandement exclusif en Afrique[98] ? La conjecture ne paraîtra ni moins arbitraire ni moins injurieuse. Il n’y a donc pas à supprimer le mot tribus. Il y a à l’expliquer. Mais cette fois encore on peut à la rigueur se rabattre sur une explication qui n’est pas incompatible avec le système de M. Guiraud. On peut supposer que Tite-Live, en recensant les voix des tribus, ne tient compte que du vote de la première classe, la seule, dans ce système, dont les centuries puissent être dites équivalentes aux tribus. Sans doute, à examiner le passage sans parti pris, il semble bien qu’il est question de l’assemblée entière, mais l’interprétation, bien que forcée, est possible, et cela suffit pour passer outre au texte qui tant bien que mal peut s’y prêter.

Les tribus étaient des unités distinctes dans les comices centuriates, aussi bien que dans les tributes. Elles figuraient sur ce terrain aussi bien que sur l’autre, comme autant de groupes particuliers, souvent opposés entre eux, avec des opinions ou des passions dont l’antagonisme se traduisait dans le vote. Tite-Live signale l’hostilité persistante de la Papiria contre la Pollia. Elle remontait à l’an 431 u. c. = 323. Les Tusculans, qui composaient la majeure partie de la tribu Papiria, avaient fait défection et l’on discutait sur le châtiment à leur infliger. Toutes les tribus opinèrent pour l’indulgence. Seule la Pollia émit un vote impitoyable qui ne fut pas oublié puisque, depuis cette époque jusqu’au dernier siècle de la République, jamais un candidat sorti de cette tribu n’obtint les suffrages de la Papiria : ..... nec quemquam ferme ex Pollia tribu candidatum Papiriam ferre solitum[99]. La démonstration par laquelle la tribu Pollia s’était attiré cette longue rancune avait eu lieu dans l’assemblée tribute[100], mais elle en porta la peine jusque dans les comices centuriates, car il n’est pas probable que Tite-Live, en se servant de termes aussi généraux, ait entendu parler seulement des candidats aux magistratures dépendant des comices tributes. On voit par là que le vote de chaque tribu était, après la réforme, apparent à travers ceux des classes, et la même impression ressort, avec plus de force encore, d’un autre fait rapporté par le même historien. Il s’agit de la fameuse boutade du censeur M. Livius Salinator, lorsqu’il rejeta les citoyens de toutes les tribus dans les ærarii, sauf ceux de la Mæcia, parce que cette dernière, ne l’ayant ni condamné d’abord, ni ensuite nommé consul et censeur, était la seule qui ne méritât pas le reproche d’inconséquence[101]. La condamnation dont se plaignait M. Livius, bien qu’elle fût déjà vieille de quinze ans, l’avait laissé en possession de tous ses droits civiques[102]. Elle avait donc été prononcée par les comices tributes, seuls compétents à cette époque pour les pénalités qui n’entraînaient pas la déchéance du droit de cité[103]. Quant à l’élection de ce personnage au consulat et à la censure, il est inutile de rappeler qu’elle était l’œuvré des comices par centuries. Dira-t-on maintenant que dans ces comices, ici pour la Mæcia, comme tout à l’heure pour la Papiria, on avait jugé du vote de la tribu entière par celui des deux centuries de juniores et de seniores qu’elles fournissaient à la première classe ? C’eût été, dans le cas présent, s’exposer à faire payer les innocents pour les coupables ou comme les coupables, car enfin il pouvait arriver que dans une même tribu les hommes de 1a quatrième ou de la cinquième classe votassent autrement que ceux de la première. Et en général, si l’on tient compte de la solidarité des intérêts, il semble que l’accord fût plus facile à établir d’une tribu à l’autre entre les hommes d’une même classe que dans la même tribu entre les hommes de classes différentes. Admettons néanmoins cette explication, puisque aussi bien on ne saurait demander beaucoup de réflexion à l’auteur d’une mesure aussi déraisonnable.

On ne se refusera pas davantage à interpréter dans le même sens le passage où Cicéron accuse Antoine, patron des trente-cinq tribus, de les avoir dépouillées de leur droit de suffrage en leur enlevant ou plutôt en leur faisant partager avec César la nomination des magistrats[104]. Il est vrai que le plébiscite visé s’applique, non pas seulement aux magistrats supérieurs, aux consuls, aux préteurs, mais aussi à ceux qui sont élus par les comices tributes, aux édiles, aux tribuns, aux questeurs[105]. Mais il ne se peut pas que Cicéron n’ait pensé qu’à ces magistrats secondaires, et d’un autre côté, s’il présente les tribus comme lésées par une mesure concernant également les deux assemblées,. c’est qu’apparemment elles avaient dans l’une et dans l’autre leur existence et leur individualité propres. Seulement, on est libre de soutenir que cette individualité ne s’affirmait pas en dehors de la première classe, et par suite que Cicéron, dans le passage en question, ne considère que celle-ci comme la seule qui compte parmi les cinq.

Quand on est entré dans cette voie, on aurait mauvaise grâce à ne pas aller jusqu’au bout. On consentira donc à ne pas invoquer plus que les précédents le texte du scholiaste d’Horace : Singulæ tribus habebant suas centurias juniorum et seniorum[106], car on pourrait soutenir que ce pluriel, suas centurias, équivaut à un duel, en ce sens qu’il s’applique exclusivement aux deux centuries représentant dans chaque tribu la première classe.

Mais, toutes ces concessions faites, il reste les deux textes suivants dont on n’aura pas aussi bon marché.

IV. Des textes qui font intervenir les tribus dans les opérations des comices centuriates. (Suite.) (Cicéron, De lege agraria, II, 2, 4. Polybe, VI, 14, 7.)

Cicéron, au début du deuxième discours contre Rullus, se félicite des conditions particulièrement flatteuses où s’est faite son élection au consulat : Ce n’est pas un bulletin, assurant par le silence la liberté de votre choix, qui l’a fait connaître. Ce sont vos acclamations ; c’est cette vivante expression de votre affectueuse bienveillance. Ce ne sont pas les suffrages de la dernière tribu qui ont fait de moi un consul. Je l’ai été du moment où je vous ai vus accourir aux comices. Et l’on n’a pas eu besoin d’entendre se succéder les voix des hérauts. Il a suffi de la voix unanime du peuple romain.

Dans le texte : «Meis comitiis non tabellam vindicem tacitæ libertatis, sed vocero vivam præ vobis vestrarum erga me voluntatum ac studiorum tulistis. Itaque me non extrema tribus suffragiorum, sed priori illi vestri concursus, neque singulæ voces præconum, sed una voce universus populus romanus consulem declaravit[107]. »

Que veut dire Cicéron ? Qu’on s’est dispensé de passer au vote ? En aucune façon. Jamais cette élection sous forme sommaire n’eût été valable. Simplement qu’avant le vote l’élection était chose faite. C’est ainsi qu’il dit ailleurs : Quant à moi, les acclamations de la cité entière ont précédé les suffrages pour m’appeler en première ligne au consulat[108]. Il oppose la spontanéité de l’élan populaire à la lenteur des formalités nécessaires pour en valider le témoignage, et par là il entend les votes des centuries proclamés successivement par les hérauts chaque fois qu’une classe avait voté. La dernière tribu votante, extrema tribus suffragiorum, c’est donc la centurie, ou plutôt ce sont les deux centuries de juniores et de seniores représentant la cinquième classe dans la dernière des trente-cinq tribus, la dernière pour l’ordre de la renuntiatio[109]. Et si l’on objecte qu’on n’était pas obligé de pousser jusque-là et que la majorité était formée bien avant, il est facile de répondre que, même dans le système de M. Guiraud, elle ne l’était pas avant le vote de la deuxième classe. Par conséquent, en admettant que le vote n’ait pas été épuisé, il faudrait traduire, dans ce système : Les deux centuries de la deuxième ou de la troisième ou de la quatrième classe inscrites dans la dernière tribu, et cette interprétation, à quelque classe que l’on s’arrête, suffirait pour établir que la correspondance entre les tribus et les centuries n’est pas limitée à la première.

Quelques savants ont cru le texte altéré. A.-W. Zumpt supprime tribus et lit extrema suffragiorum, c’est-à-dire les derniers des suffrages exprimés. Mais il avoue que cette correction n’est pas fondée sur les manuscrits[110]. Il pourrait ajouter qu’elle a contre elle un autre texte qui, rapproché de celui-ci, en confirme l’authenticité et n’est pas moins significatif par lui même. Polybe se sert de la même formule que Cicéron : Le peuple seul a le droit de condamner à mort, et à ce propos je ne puis omettre un usage très digne d’être noté. Il est permis à l’homme sur qui pèse une accusation capitale de sortir ouvertement de la ville, quand même il ne resterait qu’une tribu, parmi celles qui le jugent, qui n’eût pas encore voté. ..... κάν έτι μία λείπηται φυλή τών έπικυρουσών τήν κρίσιν άψηφοφόρητος[111]. » Qu’il s’agisse des comices centuriates, seuls en possession de la juridiction criminelle, c’est ce qu’il n’est pas besoin de démontrer. La dernière tribu dont il reste à connaître le vote est donc la même dont parle Cicéron : Extrema tribus suffragiorum. On remarquera seulement que l’expression άψηφοφόρητος n’est pas tout à fait exacte, car, puisque les centuries de chaque classe votent simultanément, il s’agit de la renuntiatio, non du vote, mais elle est justifiée en ce sens que le vote n’avait pas de valeur et, dans le fait, n’existait pas, tant que la renuntiatio n’avait pas suivi[112]. Il va sans dire qu’on n’a pas manqué d’épiloguer sur ce texte comme sur le précédent. On a prétendu que Polybe, trompé par le souvenir de Coriolan (?) et commettant lui aussi un anachronisme, mais en sens inverse, c’est-à-dire rétrogradant au lieu d’anticiper, avait transféré la juridiction criminelle des comices centuriates aux comices tributes[113]. C’est beaucoup de légèreté pour un homme qui a vécu à Rome de longues années, qui a vu fonctionner les institutions de ce peuple, qui les a étudiées avec soin, qui Ies a décrites avec une conscience scrupuleuse et une pénétrante sagacité[114].

M. Lange propose une autre explication sur laquelle il ne sera pas sans intérêt de s’arrêter[115]. Elle part de cette hypothèse qu’il y a une deuxième renuntiatio ou renuntiatio définitive, très différente des recensements partiels qui accompagnent au fur et à mesure le vote de chaque classe. Il s’agit, dans cette renuntiatio dernière, de proclamer les suffrages, non par centuries, mais par tribus. Pour cela on suppute dans chaque tribu les votes des centuries qui y représentent les cinq classes, et le vote de la majorité équivaut à celui de la tribu. Seulement, comme ces centuries sont en nombre pair, dix en tout, moitié de juniores, moitié de seniores, il faut couper chaque tribu en deux, en mettant les seniores d’un côté, les juniores de l’autre, de manière à obtenir deux sections de cinq centuries chacune, en mesure par conséquent de former une majorité. Ainsi, l’on compte, pour la renuntiatio, non pas trente-cinq tribus, mais soixante-dix, et c’est a quoi Tite-Live fait allusion quand, dans le texte relatif à la réforme des comices centuriates, il insiste sur ce fait que les tribus, aussitôt leur nombre porté à trente-cinq, l’ont vu doubler par suite du départ entre les centuries des jeunes gens et les autres[116]. C’est aussi à ces demi-tribus, à ces tribus du vote que pense Cicéron quand il emploie, pour les distinguer des tribus proprement dites, des tribus entières, l’expression très remarquable et sans doute universellement et officiellement admise de tribus suffragiorum[117]. La dernière tribu du vote, extrema tribus suffragiorum, devrait donc être la deuxième moitié de la trente-cinquième tribu dans l’ordre de la renuntiatio, s’il n’y avait pas, en outre des trois cent cinquante centuries réparties dix par dix dans les trente-cinq tribus, d’autres centuries que l’on pourrait appeler hors cadres parce que, étant recrutées dans toutes les tribus, elles ne correspondent à aucune en particulier. Ce sont les dix-huit centuries de chevaliers, les quatre centuries d’ouvriers et de musiciens, la centurie des capite censi ou infra classem, et enfin la centurie que Festus appelle centuria ni quis scivit, instituée pour recueillir les voix des retardataires[118]. Le difficile est de savoir la part qu’il convient de faire à ces divers groupes dans la renuntiatio par tribus, et c’est ici que la conjecture se donne le plus largement carrière. Les dix-huit centuries de chevaliers disposent de six suffrages, c’est-à-dire que trois d’entre elles sont considérées comme équivalentes à cinq centuries de pedites, proportion en rapport avec la dignité supérieure du corps équestre. Ce sont les sex suffragia dont parlent Cicéron[119] et Festus[120] et sur desquels on a tant disserté. Les dix-huit centuries, distribuées trois par trois, en six groupes conduits chacun par une centurie de Ramnes, de Tities et de Luceres priores ou posteriores, représentent donc, avec leurs suffrages, le vote des trois tribus dédoublées de l’antique cité patricienne dont elles reproduisent l’image en tête des trente-cinq tribus de la nouvelle. Quant aux quatre centuries d’ouvriers et de musiciens, associées à la centurie des capite censi et à la centurie ni quis scivit, elles forment un suffrage, une tribus suffragiorum, la dernière, extrema, celle dont il est question dans Cicéron. Ainsi la renuntiatio finale comporte la proclamation de 6 suffrages + 70 + 1 = 77, et la majorité absolue dans les opérations des comices centuriates est de 39 voix contre 38.

S’il suffisait à une hypothèse d’être séduisante pour paraître fondée, on pourrait dire qu’il n’y en a pas de mieux assurée que celle-là. Elle est compréhensive au plus haut degré. Elle rend compte de tous les textes cités tout à l’heure, non pas seulement le texte de Cicéron[121] et celui de Polybe[122], mais tous ceux où le vote des tribus est donné comme exprimant celui des classes et des centuries[123]. Elle fournit de ces textes l’explication la plus claire et aussi la plus simple, parce qu’elle est pour tous la même. Toutefois, si c’est là une présomption favorable, ce n’est pas une preuve, et c’est une preuve que nous cherchons.

La renuntiatio par tribus implique deux conditions sans lesquelles on ne peut même en admettre l’idée. Il faut qu’elle ne déplace pas la majorité, en d’autres termes qu’elle conduise exactement au même résultat que la renuntiatio par classes, et l’on établit qu’il en est ainsi par le calcul, en prévoyant les divers cas qui peuvent se présenter. Il faut ensuite que, dans toutes les circonstances, et qu’il y ait ou non majorité avant l’intervention des deux dernières classes, le vote soit poussé jusqu’au bout. Ce deuxième point est moires en lumière que le premier. M. Lange invoque les textes assez nombreux où le vote de toutes les centuries est considéré comme connu, soit qu’on les montre unanimes[124], soit qu’on fasse observer qu’il s’en est fallu de peu[125]. Mais cet argument perd singulièrement de sa valeur si l’on réfléchit que des textes exactement semblables se rencontrent antérieurement à la réforme[126], pour une époque où nous savons que l’opération était arrêtée sitôt qu’elle avait abouti[127]. Et si pour ceux-là il faut entendre, comme le fait M. Lange[128], l’ensemble des centuries formant la majorité, c’est-à-dire des centuries de la première classe, on ne voit pas pourquoi la même interprétation ne serait pas valable pour les autres, avec cette différence qu’il s’agirait aussi des centuries des deux classes suivantes.

On rappelle les textes donnant pour connu, non plus le vote de toutes les centuries, mais celui d’une tribu ou de plusieurs, ou de toutes[129], et l’on demande comment il peut l’être, si l’on n’a pris soin de faire voter dans la tribu les dix centuries qui la constituent, depuis la première classe jusqu’à la dernière. Mais si, en fait, les choses devaient se passer ainsi le plus souvent, on comprend cependant que la tribu pût paraître suffisamment représentée par six ou huit centuries sur dix, d’autant qu’elles étaient les premières en dignité, les plus considérables, non par le nombre des citoyens, mais par leur fortune et leur condition sociale.

On rappelle encore le texte de Polybe[130], attestant qu’on devait, dans les comices judiciaires, continuer le vote jusqu’à la fin, de manière à prolonger autant que possible la liberté laissée à l’accusé de se soustraire à la peine capitale par un exil volontaire. Mais il suit de cette raison même que l’analogie n’est nullement décisive pour les comices législatifs ou électoraux.

La question est donc douteuse ; mais, en admettant même qu’elle ne le soit pas et qu’elle comporte forcément une solution affirmative, il n’en résulterait encore pour notre hypothèse qu’une simple possibilité. Car, toutes les centuries ayant voté, il n’était pas besoin, pour tirer de leurs suffrages particuliers les suffrages totaux de leurs tribus respectives, d’une renuntiatio spéciale. Il suffisait d’un pointage dont les résultats étaient fournis au fur et à mesure qu’on proclamait le vote des différentes classes. Que cette opération fût attribuée aux scrutateurs officiels, chargés au besoin d’en communiquer et d’en publier le résultat, ou bien abandonnée à l’initiative de quiconque avait des raisons de s’y intéresser, il n’importe guère. Ce qui importe, c’est de savoir si, dans chaque tribu, les suffrages des centuries se confondant en un seul, c’étaient les voix des tribus, non celles des centuries, qui faisaient le vote. Et, jusqu’à présent, cela n’est pas prouvé.

Appien expose dans ces termes la situation faite aux Italiens admis dans la cité après la guerre sociale : On n’inscrivit pas ces nouveaux citoyens dans les trente-cinq tribus alors existantes, de peur qu’étant plus nombreux que les anciens ils ne l’emportassent dans les votes. On créa pour eux dix tribus nouvelles où ils votaient en dernier. Souvent même, il arrivait que leur vote fût inutile, les trente-cinq tribus étant appelées les premières et formant plus que la moitié du nombre total[131]. Cette fin de phrase n’est exacte ni pour les comices tributes ni pour les centuriates. On sait en effet que, dans les comices tributes, les tribus votaient simultanément, et il en était de même dans les autres, puisque les centuries correspondant aux tribus votaient en même temps au sein de la même classe[132]. S’agit-il non du vote, mais de la renuntiatio ? Il faut, pour le soutenir, ou bien forcer le sens des mots έχειροτόνουν έσχατοι, ou bien supposer qu’Appien a confondu les deux opérations en ce sens que, parlant de la première, il lui applique, sans y penser, la procédure en vigueur dans la seconde. Ce n’est pas tout. Cette interprétation a le défaut de mutiler le raisonnement en excluant les comices tributes. En effet rien ne garantissait que, dans ces comices, les votes des tribus nouvelles ne fussent pas proclamés en premier lieu, puisque la renuntiatio s’y faisait dans un ordre qui variait au gré du sort[133]. L’historien n’aurait donc visé que les comices centuriates, si toutefois, comme on le croit généralement[134], les votes des centuries étaient proclamés dans un ordre fige, l’ordre des tribus auxquelles elles correspondaient, le certus ordo tribuum, tel qu’il était suivi pour le recensement, pour la formation de la légion, pour la répartition des terres publiques. Mais il faut bien avouer que cette opinion ne s’appuie sur aucune preuve[135], sinon que les auteurs, quand ils ont occasion de s’arrêter sur les formalités des comices centuriates, ne mentionnent le procédé du tirage au sort que pour la prérogative. Si donc l’ordre de la renuntiatio variait dans les comices centuriates comme dans les tributes, le raisonnement d’Appien ne convient pas plus à ceux-là qu’à ceux-ci. Il n’est pas incomplet. Il est faux. Si au contraire c’est l’opinion commune qui est la vraie, si les centuries correspondant aux tribus nouvelles sont rejetées une fois pour toutes après celles qui correspondent aux anciennes ; même dans ce cas notre texte, à y regarder de près, n’offre pas un sens bien satisfaisant. Sans doute les suffrages des Italiens sont proclamés après ceux des Romains des trente-cinq tribus, mais on ne peut pas dire qu’ils soient inutiles, car ils concourent dans chaque classe à faire le vote, et ce sont les votes successifs des classes qui font la majorité. On est conduit ainsi, comme le veut M. Lange, à imaginer une renuntiatio finale par tribus où, en effet, les trente-cinq tribus auraient permis de ne pas tenir compte des suivantes. Mais cette explication n’est après tout qu’un expédient, et, puisqu’elle suppose dans le texte une part faite à l’erreur, c’est une question si on la fait assez large. En somme, il n’y a qu’une chose qui importe, le nombre des tribus nouvelles. Il suffisait qu’il fût inférieur pour que les autres demeurassent assurées de la prépondérance. On remarquera seulement que, dans les comices centuriates, les nouveaux citoyens des classes riches avaient un avantage sur les anciens des classes pauvres, car leurs centuries pouvaient contribuer à former la majorité avant que les deux dernières classes eussent voté, privilège conforme aux idées de ce peuple sur la prééminence due à la richesse et dont il n’hésitait pas à faire profiter ceux mêmes qu’il tenait pour des intrus. L’essentiel était qu’à égalité de fortune les nouveaux venus fussent annulés par rapport aux Romains de vieille date. S’il en est ainsi, on distingue dans la phrase d’Appien deux propositions indépendantes l’une de l’autre : la première touchant la création et le nombre des tribus nouvelles ; la seconde concernant leur place dans le vote ou la renuntiatio. La première exprime un fait qui garde sa valeur en dehors du commentaire qui y est joint. Car c’est bien à titre de commentaire qu’Appien introduit à la suite, sur la forme du vote ou de la renuntiatio, ces notions suspectes. Et l’on ne se scandalisera pas qu’elles puissent paraître telles, venant d’un historien grec, du IIe siècle après J.-C.

Lucain décrit le simulacre d’élection par lequel César, étant dictateur, se fit nommer consul avec P. Servilius Vatia Isauricus pour l’année 706 u. c. = 48.

Fingit solemnia Campi

Et non admissæ diribet suffragia plebis

Decantatque tribus et nana versat in urna[136].

C’est le dernier vers qu’il s’agit d’expliquer. M. Mommsen croit qu’il fait allusion au tirage au sort de la prérogative[137]. César, en sa qualité de président des comices, compte a haute voix ou plutôt fait semblant de compter les bulletins portant les noms des tribus, puis, continuant la comédie, il retourne l’urne où il est censé les avoir déposés[138]. Mais le malheur est que cette opération, qui précède le vote, se trouve mentionnée après qu’on le suppose terminé, c’est-à-dire après qu’on a dépouillé ou pendant qu’on dépouille le scrutin : diribet suffragia. Car il n’y a pas moyen, ainsi qu’on l’a essayé[139], de lire dirimit, en comprenant que César supprime, confisque le droit de suffrage. Diri mere suffragia ne se dit guère, et, quant a l’expression dirimere comitia, en prenant qu’elle soit équivalente, elle signifie interrompre, dissoudre les comices[140], un sens qui ne peut être proposé ici. Cette explication écartée, M. Lange y substitue la sienne. Les tribus sont tirées au sort afin de fixer l’ordre dans lequel on fera connaître leurs votes. L’opération ayant ce but se trouve mentionnée à sa place, et la réalité d’une renuntiatio finale par tribus ne peut plus être mise en doute. Seulement, notre savant est bien obligé de reconnaître, pour rester d’accord avec lui-même, que le procédé du tirage au sort, pratiqué dans les comices tributes, est transporté à tort dans les centuriates, En d’autres termes, il est obligé d’admettre une erreur dans le texte de Lucain, comme tout à l’heure dans celui d’Appien. Et c’est par là que son argumentation prête de nouveau le flanc à la critique. Car, encore une fois, du moment où l’erreur existe, on est autorisé à demander jusqu’où elle va, si elle porte sur un détail de l’élection ou sur l’élection entière. On remarque aussitôt l’emploi du mot plèbe (suffragia plebis) excluant l’idée des comices centuriates, et l’on finit par soupçonner Lucain, alors qu’il décrit une élection consulaire, de représenter une séance de l’assemblée tribute, confusion bien excusable assurément dans un temps où l’élection des consuls par les centuries se bornait à la proclamation des noms des élus du Sénat devant la foule assemblée au Champ de Mars. Mais, quoi qu’on en puisse penser, on conviendra que des textes sujets à de pareilles incertitudes sont pour l’hypothèse à édifier de médiocres appuis.

Pour finir, cette hypothèse est commode. Elle est possible. Elle est vraisemblable, si l’on veut. Elle n’est pas démontrée, ou elle ne l’est qu’à moitié. Mais, fondée ou non, elle implique avant tout l’inscription dans les tribus des centuries de toutes les classes. Et c’est à ce titre qu’il a paru utile de la rapporter et de la discuter, comme un argument de plus en faveur d’une conclusion à laquelle tout aboutit.

V. Les textes épigraphiques relatifs aux centuries de la tribu Sucusane[141].

Cette même conclusion est confirmée par un texte épigraphique qui, pour n’avoir qu’un rapport très lointain avec l’organisation des comices centuriates, n’en éclaire pas moins d’une assez vive lumière cette question du rapport des centuries et des tribus. A dire le vrai, cette preuve offre trop de points douteux pour avoir par elle-même une valeur décisive. Elle ne vaut qu’autant qu’elle vient à l’appui des précédentes, et, à ce titre, elle doit être rejetée à la fin de cette démonstration. Elle mérite néanmoins d’être citée, et pour le surcroît de certitude qu’elle apporte, et parce qu’elle montre, par un curieux exemple, comment, chez ce peuple respectueux du passé jusqu’à la superstition, les institutions subsistaient encore à l’état de réceptacles vides, d’ombres sans corps, alors que depuis longtemps la réalité et la vie s’en étaient retirées.

L’inscription est gravée sur une grande base quadrangulaire découverte à Rome, au Forum, dans le voisinage de l’arc de Septime Sévère, dès le XVIe siècle[142]. En face, la dédicace à la Paix éternelle de la maison de l’empereur Vespasien et de ses enfants par la tribu Sucusana juniorum. Sur le côté gauche, la date consulaire, 70 ap. J.-C. Le côté droit et la façade du fond sont les plus remplis. Ils présentent le côté droit cinq, la façade trois colonnes de noms rangés par ordre alphabétique et mis au nominatif, sauf le nom en tête qui est au génitif, précédé du signe bien connu 7. Par exemple, à la première colonne du côté droit : 7 Ti. Claudi Niciæ, ce qui ne peut se traduire que de cette façon : Centurie de Ti. Claudius Nicias. Nous avons donc sous les yeux le tableau des huit centuries constituant, à l’époque de Vespasien, l’ensemble de la tribu Sucusana juniorum, chaque centurie étant désignée par le nom de son chef. Ce chef ne peut manquer de s’appeler centurion. C’est le centurion que nous fait connaître Denys d’Halicarnasse[143], le même que l’on retrouve, après la réforme, mentionné par Festus[144]. Mais il porte encore un autre nom, qui nous est révélé par une autre inscription analogue a celle-ci. C’est un monument découvert en même temps et au même endroit et dédié à la Paix Auguste, non plus par tous les membres de la tribu Sucusana juniorum, mais par les curateurs de cette tribu, curatores trib(us) Suc(usanæ) junior(um)[145]. Les noms des curateurs ne sont pas ceux des centurions de tout à l’heure, d’où il résulte que les deux monuments ne sont pas exactement contemporains, mais le nombre huit, qui est celui des uns comme des autres, ne laisse pas de doute sur l’identité des fonctions. Les mêmes, en tant qu’individus, sont préposés à une centurie, et, en tant que formant un collège, à la tribu.

Pour saisir le sens de ce document, il faut se rappeler ce que les tribus étaient devenues à cette époque. Elles avaient suivi dans leur décadence les autres institutions républicaines. Les vieilles divisions de Servius, après avoir pendant tant de siècles servi de cadres à toute la vie politique et administrative, avaient trouvé dans leur extension même, coïncidant avec celle de la cité, la cause de leur dissolution et de leur ruine. Les tribus, étendues a toute l’Italie et bientôt aux provinces, avaient cessé petit à petit de réunir sur le Forum et au Champ de Mars la totalité des citoyens, tandis que ; d’autre part, la suppression de l’impôt direct et du service obligatoire, en mettant fin aux opérations dont elles avaient été la base, les laissait à l’état de rouages inutiles dans la nouvelle machine gouvernementale. Ainsi, dépouillées de toutes les fonctions qui avaient été leur raison d’être et de durer, privées d’ailleurs de toute cohésion et de toute unité territoriale, dispersées par fragments dans les diverses parties de l’empire, elles n’existaient plus que sur le papier, comme autant de listes où, par un reste d’habitude, on continua à faire figurer, jusqu’au commencement du IIIe siècle, tout ce qui pouvait se prévaloir du droit de cité romaine. Mais, en même temps, et par un retour de fortune surprenant au premier abord, alors qu’en dehors de Rome elles ne comptaient plus au nombre des réalités politiques, à Rome même elles avaient eu comme un regain d’importance et d’activité, dans des conditions, il est vrai, qui, mieux que toute autre chose, témoignent de leur profonde déchéance. Il y a là un mouvement qui remonte aux dernières années de la République, et qui n’est pas la cause la moins efficace ni le symptôme le moins apparent de la chute de ce régime. Les comices, désertés par tous ceux que la distance en tenait éloignés, étaient tombés par le fait entre les mains de la populace de Rome, mais, comme leurs décisions n’étaient valables qu’autant quelles émanaient du vote de toutes les tribus, les trente et une rustiques s’étaient réorganisées dans la ville elle-même, à côté des quatre urbaines, de manière à tenir toujours prêt le nombre de suffrages requis pour consacrer par un semblant de légalité ce semblant d’assemblée populaire. Grâce à cette fiction, on avait vu se former au grand jour des groupes qui n’avaient des tribus que le nom, des corporations animées d’une vie intérieure aussi intense que malfaisante, foyers permanents d’intrigues et d’agitations électorales, avec des chefs ouvertement institués pour tendre la main aux libéralités des candidats, pour s’en faire les intermédiaires et les agents, pour acheter au plus offrant des électeurs et, au besoin, des émeutiers et des assassins. L’Empire ne fut pas embarrassé pour couper court à ces scandales, mais les tribus pacifiées subsistèrent, d’abord parce qu’on ne pouvait s’en passer pour les comices, dont on conserva l’image dérisoire, ensuite parce que l’esprit d’association, si puissamment développé chez les Romains, loin de rencontrer cette fois un obstacle dans la politique soupçonneuse des empereurs, trouvait au contraire de leur part, en ce qui concernait ces collèges, assistance et faveur. Non seulement ils professaient trop expressément le respect du passé pour porter inutilement la main sur ce vénérable débris de la Rome républicaine et royale, mais ils voyaient dans les tribus, telles qu’ils les avaient faites, réduites n une entière dépendance, un instrument de popularité, à l’occasion un appui pour leur gouvernement et leur personne. Et c’est la raison pour laquelle elles ont pu prolonger leur existence inoffensive et amoindrie jusque dans le Bas-Empire[146].

M. Mommsen attribue à une autre cause cet étrange phénomène de la vitalité des tribus. Il l’explique par ce fait qu’elles auraient prêté leurs cadres au service des distributions frumentaires, exclusivement réservées aux habitants de la ville en mesure de justifier de leur qualité de citoyens[147]. Il est difficile de soutenir cette opinion après la critique qu’en a faite M. Otto Hirschfeld[148]. En somme, elle ne produit qu’un texte, une inscription mentionnant un horrearius de la tribu Palatine et d’où il résulterait que chaque tribu avait son grenier ou ses greniers à blé qui lui étaient spécialement affectés. Malheureusement ce texte est deux fois suspect, et par son contenu et par sa provenance qui remonte au célèbre faussaire Ligorio[149]. Les conclusions auxquelles il conduirait sont d’ailleurs en contradiction avec des textes sûrs et des faits avérés.

Les noms des participants de l’annone étaient gravés sur des tables de bronze (d’où le nom de incisi[150]), et la preuve que cette liste n’était pas équivalente à celle des tribus, c’est qu’on a bien soin de les distinguer quand il y a lieu. La population qui prenait part à ces distributions était la plèbe, c’est-à-dire, ainsi qu’on l’entendait déjà sous la République, tout ce qui n’appartenait ni à l’ordre sénatorial ni à l’ordre équestre[151] ; mais cette plèbe, qui emprunte une partie de sa subsistance au trésor public, ne se confond pas avec celle que l’on appelle la plèbe urbaine des trente-cinq tribus[152], ou les trente-cinq tribus tout court[153]. Elles s’opposent au contraire très nettement l’une à l’autre dans une inscription dédiée par toutes deux à l’empereur Titus et que voici : Imp(eratori) T(ito) Cæsari divi f(ilio) Vespasiano Aug(usto) plebs urbana quæ frumentum publicum accipit et tribus [XXXV][154].

Une question se pose aussitôt. Les tribus sont-elles un organisme plus vaste que la plèbe frumentaire ne suffit pas à remplir, ou, inversement, ne représentent-elles qu’une portion de cette dernière ? La première solution parait d’abord la plus vraisemblable, et même la seule possible, si l’on réfléchit que tous les citoyens devaient être inscrits dans une tribu, qu’ils étaient tous admissibles aux distributions, mais qu’ils n’y étaient pas tous admis. Auguste avait fixé le nombre des assistés à 200.000, un nombre qui, deux siècles plus tard, sous Septime Sévère, ne se maintient que parce qu’il comprend 40.000 prétoriens, ce qui ramène en réalité la masse des citoyens assistés à 160.000[155]. Mais, quels que soient les motifs qui ont imposé cette réduction, qu’ils tiennent à des considérations budgétaires ou à une diminution du chiffre total de la population, il est certain qu’elle n’a pas été opérée sans une décision expresse des pouvoirs publics. Pline le Jeune remercie Trajan d’avoir fait bénéficier d’un congiaire deux catégories d’individus : les uns dont les noms avaient été, à la suite d’un édit de l’empereur, substitués sur la liste à ceux qu’on y avait effacés, les autres à qui l’on n’avait rien promis, à qui l’on ne devait rien[156]. Or, on sait que les citoyens qui recevaient leur part des congiaires étaient les mêmes à qui s’adressaient les libéralités de l’annone[157]. Et s’il est vrai que les appelés, comme les élus, devaient être membres d’une tribu, on ne pourra manquer, semble-t-il, de conclure que la plèbe des trente-cinq tribus était un tout dont la plèbe frumentaire n’était qu’une partie. Mais précisément, il est fort douteux que les tribus où l’inscription était de rigueur pour tous les citoyens, depuis les plus grands jusqu’aux moindres, depuis les sénateurs et les chevaliers[158] jusqu’aux derniers d’entre les affranchis, les tribus au sens large, fussent identiques à ces corporations que l’on appelle les trente-cinq tribus urbaines. Ou plutôt on voit clairement qu’il y avait deux sortes de tribus, les unes qui n’étaient plus que le livre d’or sans cesse grossissant de tous les citoyens romains, les autres issues des premières et conservant, dans des proportions infiniment modestes, l’organisation empruntée à celles-ci et quelque chose de la vie qui les avait autrefois animées.

Les habitants de Rome inscrits dans les tribus au sens large n’étaient pas moins de deux cent mille. Ils étaient davantage, si l’on ajoute à tous les participants de 1’annone ceux qui se trouvaient exclus de cette faveur, ou faute de places disponibles, ou parce qu’elle était incompatible avec leur dignité sénatoriale ou équestre. Mais, pour s’en tenir à ce chiffre de 200.000, il s’en faut de beaucoup qu’il se retrouve dans les tribus qualifiées d’urbaines. L’inscription de la tribu Sucusana juniorum, qui est le point de départ et reste l’objet de cette recherche, a été mutilée par le bas, de sorte qu’il n’y a pas moyen de fixer avec une exactitude absolue l’effectif des huit centuries dont les membres ont fait graver leurs noms sur le monument. On constate cependant qu’il varie de l’une à l’autre entre 91 et 120, mais avec une moyenne sensiblement plus rapprochée du second chiffre, ce qui donne pour les huit centuries composant la tribu, ou, pour mieux dire, la demi-tribu (juniorum), un total de neuf cents membres environ ou peut-être un peu plus[159]. C’est le même nombre, ou à peu près, que l’on rencontre dans une inscription de date très postérieure, car elle est dédiée en 254 ap. J.-C. aux empereurs Trebonianus et Volusianus par la tribu Palatina juniorum, laquelle compte à cette époque neuf cent soixante-huit membres : ..... Tribus Palatina corp(oris) junior(um) juvenalium ho[minum ?] client(ium) devoti numini majestatique e[orum]. Homines num(ero) DCCCCLXVIII[160]. On voit que, de l’une des deux tribus à l’autre et à deux siècles de distance, l’effectif n’a guère changé.

Il est vrai que les résultats acquis en rapprochant ces deux documents sont remis en question par un troisième. Il s’agit d’un fragment d’inscription également découvert à Rome, dans le voisinage de l’arc de Gallien, et dont la date et l’objet sont des plus problématiques[161]. Tout ce qu’on. peut dire, c’est qu’on a sous les yeux une sorte d’affiche convoquant sur divers points de la ville, et par groupes numériquement inégaux, des individus appartenant aux diverses tribus : Numerus tr[ibulium.....] quibus locis..... Après cet entête, malheureusement incomplet, viennent en colonne, rangés par ordre, les noms des tribus ; en face le chiffre d’hommes que chacune doit fournir, et à la suite l’indication du lieu de réunion ; mais cette fin de ligne a disparu, et on n’en devine le contenu que grâce à la préposition i[n ou a[d dont la première lettre est restée apparente par endroits. La liste d’ailleurs ne se prolonge guère. Elle s’arrête à la sixième tribu, au-dessous de laquelle le marbre a été brisé. Les tribus mentionnées sur le fragment qui nous reste sont : la Palatine avec 4.192 membres, la Sucusane avec 4.068, l’Esquiline avec 1.777, la Colline avec 457, la Romilia avec 68, la Voltinia avec 85. Ce qui nous frappe d’abord dans ces chiffres, c’est combien les deux premiers sont loin de ceux qu’on a obtenus plus haut. On peut soutenir, si l’on veut, que la tribus Palatina corp(oris) junior(um) juvenalium représente dans la demi-tribu des juniores une association plus étroite, celle des juvenales, bien qu’a la vérité on ne voie point la différence entre les deux épithètes, mais on n’a pas même cette ressource avec l’inscription précédente, où les huit centuries de la Sucusana juniorum équivalent très certainement à toute la demi-tribu nommée comme ayant élevé le monument. A moins donc que la demi tribu des seniores, se trouvant trois fois plus peuplée que l’autre, n’ait comblé le déficit, la divergence entre les deux chiffres est énorme et la contradiction flagrante entre les deux monuments. Essayer de la résoudre ou de l’expliquer serait, dans l’état actuel de nos connaissances, une entreprise nécessairement impuissante. Quand nous aurons dit, par exemple, que l’on a pu, à une époque impossible à déterminer et pour des raisons qui nous échappent, procéder à un remaniement des tribus, qu’aurons-nous fait qu’imaginer, pour les besoins de la cause, la plus creuse des conjectures ? Aussi, considérant ce problème comme réservé, nous bornerons-nous à une observation qui nous ramène directement a notre sujet. Si toutes les tribus avaient un effectif aussi élevé que celles qui sont placées en tête de la liste, l’idée viendrait aussitôt que l’on est en présence, non plus des groupes étroits que l’on appelle les tribus urbaines, mais des tribus dans l’ancien sens, en d’autres termes des divisions comprenant l’ensemble des citoyens, moins peut-être les sénateurs et les chevaliers, au cas où la convocation aurait pour objet, comme il est permis de le croire, une de ces libéralités dont ils étaient exclus. On serait conduit par là à effacer la distinction établie tout à l’heure entre les deux espèces de tribus, comme entre la plèbe frumentaire inscrite dans les unes et la plèbe beaucoup moins nombreuse qui figure dans les autres. En effet on a vu que la plèbe frumentaire, évaluée à 200.000 individus sous Auguste, en comptait encore 160.000 sous Septime Sévère. En se reportant à cette dernière date et en adoptant ce dernier chiffre, on a, pour chacune des trente-cinq tribus, une moyenne de quatre à cinq mille membres, ce qui est le chiffre attribué par notre inscription à la Palatine et à la Sucusane. Mais c’est ici qu’il y a lieu de remarquer, dans ce curieux document, la gradation descendante qui nous fait tomber d’abord aux mille sept cent soixante-dix-sept membres de l’Esquiline, puis aux quatre cent cinquante-sept de la Colline, pour nous laisser enfin au-dessous de la centaine avec la Romilia et la Voltinia et, suivant toute apparence, avec les autres tribus, autrefois dites rustiques, dont la série se continuait sur la partie perdue du monument. Il y a là une singularité devant laquelle il n’est pas possible de ne pas s’arrêter. On dira peut-être que ces chiffres de plus en plus réduits représentent, non pas l’effectif des tribus auxquelles ils se rapportent, mais le contingent qu’elles fournissent pour une distribution où elles sont inégalement partagées. Dans cette pénurie de données positives il n’y a pas de conjecture qui ne puisse se produire et qu’il ne soit aussi malaisé de prouver que de réfuter. On conviendra pourtant que cette inégalité dans la répartition des générosités impériales est peu vraisemblable, sans compter que, dans cette hypothèse, ce ne serait pas assez de donner sur l’affiche le nombre des privilégiés et qu’il y faudrait ajouter, pour qu’ils fussent prévenus, leurs noms. R reste donc probable que nous avons affaire, pour chaque tribu, non à une partie, mais au total de ses membres, et la question revient de savoir pourquoi ce total est si différent des unes aux autres. On voit la raison pour les anciennes tribus urbaines par rapport à celles que l’on qualifia longtemps de rustiques. On comprend en effet que les premières fussent à Rome plus remplies que les secondes, même à l’époque où cette terminologie ne répondait plus à rien dans la pratique et où les secondes, comme les premières, ne comptaient plus que des habitants de la capitale. Au dernier siècle de la République, quand les trente-cinq tribus se replièrent et se concentrèrent autour du Forum et du Champ de Mars, à cette seule fin de prolonger l’existence des comices, de soutenir par une ombre d’organisme ce corps sans âme, il était naturel que les quatre urbaines, primitivement recrutées dans la ville et toujours marquées de ce caractère, fussent plus nombreuses que les autres formées au dehors et représentées à Rome par des domiciliés ou leurs descendants, des inquilini, comme on disait encore quelquefois avec un air de dédain, en souvenir du vieil antagonisme entre la bourgeoisie romaine et les hommes des municipes[162]. Au fond il n’importait guère, car la loi, étrangement imprévoyante sur ce point, en exigeant pour la validité du vote qu’il fût rendu par toutes les tribus, n’avait pas pensé à figer, pour chacune d’elles, un minimum de votants, de sorte que, fussent-ils une centaine, leurs suffrages n’en passaient pas moins pour l’expression authentique de la volonté du peuple romain. La disproportion entre les effectifs des quatre premières tribus et ceux des suivantes tient donc aux origines de ces corporations et s’explique ainsi de la façon la plus simple et en même temps la plus conforme au génie de ce peuple, à la marche de son développement historique, le plus suivi et le plus logique qui fût jamais. Maintenant, d’où vient que la même disproportion se constate entre ces quatre tribus prises isolément, et, pour parler clairement, comment se fait-il que l’Esquiline ne représente que le tiers environ de la Palatine ou de la Sucusane et soit elle-même trois fois plus nombreuse que la Colline ? C’est encore par un retour en arrière qu’on pourra se rendre compte de cette anomalie. On n’ignore pas en effet que ces tribus n’avaient pas été placées par l’estime publique au même rang, que la Colline notamment passait pour fort mal composée et qu’on mettait sans doute plus d’empressement à en sortir qu’à y entrer[163]. Mais, quoi qu’il en soit de ces questions obscures et sans s’y attarder davantage, un fait demeure certain, c’est que l’effectif total des trente-cinq tribus urbaines, tel qu’il résulte des six effectifs partiels reproduits sur ce fragment, est très loin d’égaler la foule des assistés de l’annone, encore moins celle des citoyens résidant à Rome. C’est le point essentiel sur lequel les textes sont d’accord, le seul en définitive que l’on tienne à mettre en lumière, parce que c’est le seul qui intéresse l’objet de cette démonstration.

A quoi bon cette plèbe restreinte, détachée de la grande ? En quoi s’en distingue-t-elle ? M. Mommsen a supposé d’abord qu’elle recevait gratis le blé distribué à l’autre moyennant une légère rétribution[164], mais il a reconnu depuis que la gratuité des frumentations, établie en l’an 696 u. c. = 58 par la loi Clodia, ne subit aucune atteinte et ne comporta aucune réserve sous Auguste et ses successeurs[165]. Il ne reste donc rien de son hypothèse, rien que l’idée dont elle s’inspire et qui est juste. On ne peut douter en effet que les hommes des trente-cinq tribus ne fussent particulièrement avantagés dans les faveurs impériales. Ils étaient pauvres, et ils étaient les clients de l’empereur. Ce sont les deux traits qui les caractérisent et les expliquent.

Ils étaient pauvres. Cela est si vrai que le nom même qui servait à les désigner était devenu, dans la langue courante, synonyme de pauper : Tremulo vix accipienda tribuli, dit Martial en parlant de sa toge défraîchie. Un homme des tribus, un gueux tout grelottant de froid n’en voudrait point[166]. Et, pour le remarquer en passant, c’est là une preuve de plus qu’ils ne doivent pas être confondus avec tous ceux qui participaient à l’annone, car l’inégalité des fortunes avait beau être grande, il ne se peut pas que les deux cent mille Romains qui n’étaient ni sénateurs ni chevaliers fussent dans leur généralité assez misérables pour justifier ce langage et mériter cette méprisante étiquette. Non qu’il n’y ait pas eu dans les tribus mêmes quelques personnes plus aisées. Les inscriptions en font connaître qui ont des affranchis des deux sexes[167]. Il y a un certain P. Ælius Sellenius qui fait don à la tribu Palatina seniorum, dont il est membre, d’une belle table de bronze et qui, de plus, ordonne des libéralités pour ses obsèques[168]. Mais ce sont des exceptions qui confirment la règle. Il en était des tribus comme de toutes les associations populaires. On cherchait à y attirer, en flattant leur vanité, des hommes dont la fortune pouvait être une source de bienfaits pour leurs collègues moins heureux. On n’en faisait pas des patrons, titre qui eût pu offusquer l’empereur, seul et véritable patron des tribus, mais on les appelait aux honneurs, on leur conférait l’immunité[169], c’est-à-dire l’exemption des charges incombant aux associés, des cotisations auxquelles ils étaient tenus, cotisations légères assurément, proportionnées aux ressources de ces pauvres gens, mais nécessaires pour alimenter la caisse commune, pour subvenir aux frais des repas de corps[170], des monuments votifs, comme celui que l’on rencontre au début de cette étude. Est-il besoin d’ajouter que cette générosité bien entendue avait sa récompense et que l’argent perdu d’un côté se retrouvait de l’autre, dans les largesses volontaires des bienfaiteurs ? Il vaut mieux remarquer que, dans le sein même des tribus, il pouvait se faire qu’il n’y eût pas que des hommes absolument pauvres[171]. Les places étant devenues héréditaires, ainsi qu’on le montrera tout à l’heure, on conçoit que plus d’une famille ait réussi, de père en fils, à améliorer sa situation, sans pour cela renoncer à la tribu où elle avait été primitivement inscrite. Mais, en même temps, on n’oubliera pas que, pour les hommes des tribus comme pour ceux qu’on pourrait appeler les membres hors cadres, il ne s’agit que d’une richesse toute relative. Plusieurs de ces gros personnages épousent leur affranchie, ce qui ne témoigne pas d’une condition bien relevée[172].

Que les tribus fussent composées de pauvres, il n’y a pas lieu d’en être surpris. Ce n’est pas à la fleur de la société qu’on pouvait s’adresser pour enrôler les comparses qui figuraient le peuple romain dans les comices de la fin de la République. On ne s’étonnera pas davantage qu’étant composées de la sorte elles se soient placées volontiers sous la tutelle charitable des empereurs. Et enfin on comprend que les empereurs eux-mêmes, en les engageant par les liens de la reconnaissance, aient cru assurer leur autorité sur les masses turbulentes et toujours redoutables du prolétariat de la capitale. Les tribus devaient au prestige de leur passé, à leur vie corporative, à leur solide organisation un reste d’influence politique qui pouvait se réveiller par instants et dont l’apport n’était pas à dédaigner. Elles pouvaient devenir un centre d’action et même un foyer d’agitations séditieuses. On connaît l’inscription malheureusement mutilée qui éclaire d’un jour si imprévu leur histoire sous l’Empire. A travers bien des obscurités, on voit que Séjan, dans sa lutte sourde contre Tibère, avait entrepris d’exploiter et de détourner à son profit cette force légitimement acquise et sans doute ordinairement fidèle au pouvoir[173]. Clients dévoués à la divinité et à la majesté des deux Augustes, c’est ainsi que s’intitulent les membres de la Palatina juniorum dans un monument cité plus haut[174]. Néron, dont on sait la popularité malsaine auprès des basses classes, fit appel à ce dévouement, sans succès il est vrai, quand il sentit tout manquer autour de lui. Par une étrange parodie des institutions républicaines, il essaya dans les tribus une levée pour laquelle personne ne se présenta[175]. Vitellius aux abois tenta la même épreuve et fut plus heureu[176].

Il ne semble pas que les faveurs spéciales aux tribus aient eu, comme les frumentations, un caractère régulier et périodique[177]. C’était à propos des congiaires qu’elles éprouvaient les effets de la munificence impériale. Quand l’occasion se présentait de ces largesses grandioses, les hommes des tribus recevaient, outre ce qui était dû à tout citoyen, une part supplémentaire dont il est fait mention quelquefois dans les auteurs. C’est dans ce sens qu’il faut expliquer ces mots de Pline, locupletatas tribus datumque congiarium populo[178], mots significatifs, où les libéralités faites aux tribus sont nettement distinguées du congiaire accordé au peuple entier. On entendra de la même façon les textes relatifs aux legs d’Auguste. Tacite[179] et Suétone[180] rapportent qu’Auguste légua quarante millions de sesterces au peuple et trois millions cinq cent mille à la plèbe, c’est-à-dire aux tribus, car, si le mot plèbe est employé par le premier historien, le mot tribus l’est par le second. MM. Mommsen[181] et Nipperdey[182] croient que le peuple ici n’est pas autre chose que le trésor, l’ærarium. La somme de trois millions cinq cent mille sesterces eût donc été la seule affectée à des dons individuels répartis entre les membres des tribus, lesquelles, dans cette interprétation, comprennent toute la plèbe urbaine, tous les citoyens habitant à Rome et qui n’appartiennent à aucun des deux ordres de noblesse. M. Otto Hirschfeld montre qu’il n’en peut pas être ainsi[183]. Dion Cassius raconte que Tibère, après d’assez longues hésitations, se décida à acquitter la dette contractée par son prédécesseur et fit distribuer, en conséquence, à chaque citoyen la somme de 65 deniers[184]. Le denier égalant 4 sesterces, chaque citoyen reçut 260 sesterces (65 X 4 = 260), ce qui donne, multiplié par 200.000, puisque tel est le nombre des assistés de l’annone, une somme totale de cinquante-deux millions de sesterces, absorbant et fort au delà le double legs d’Auguste au peuple et à la plèbe. On a prétendu que Tibère, contrairement aux intentions d’Auguste, avait appliqué à de stériles prodigalités l’argent attribué au trésor[185], mais ce gaspillage est bien peu vraisemblable si l’on considère les principes de sévère économie introduits par le nouvel empereur dans l’administration des finances. C’est assez déjà qu’il ait renchéri à ses frais sur les générosités dont il était l’intermédiaire, et, s’il le fit, ce fut sans doute pour effacer la mauvaise impression produite par des retards où l’opinion publique voyait une nouvelle preuve de cette parcimonie qu’on lui reprochait à tort et qui le rendait si impopulaire. On remarquera d’autre part que 3.500.000 sesterces à distribuer entre 200.000 citoyens n’auraient fait pour chacun que dix-sept sesterces et demi, somme dérisoire pour peu qu’on la rapproche des mille sesterces légués à chaque soldat des cohortes prétoriennes, des cinq cents légués à chaque soldat des cohortes urbaines, des trois cents légués à chaque légionnaire[186]. Que l’armée fût la mieux traitée sous un régime dont elle était le soutien, rien de plus naturel. Les deux cent soixante sesterces alloués à chaque citoyen par Tibère et qui dépassent encore, ainsi qu’on vient de le voir, la somme primitivement figée par Auguste, ne le mettent pas encore au niveau du moins favorisé dans la hiérarchie des corps militaires. Mais de trois cents sesterces à dix-sept et demi la chute est vraiment trop forte, et d’ailleurs elle contrasterait singulièrement avec les pratiques adoptées par Auguste de son vivant. C’est lui-même en effet qui nous apprend que les largesses faites sous son règne à la population de Rome avaient été de trois ou quatre cents sesterces par tête[187]. Il résulte de ces calculs que les quarante millions de sesterces légués au peuple devaient réellement être versés entre les mains des citoyens, et, quant aux trois millions cinq cent mille réservés à la plèbe ou aux tribus, ils avaient une destination analogue, avec cette différence qu’elle était limitée aux membres de ces corporations. C’est pour n’avoir pas mis ces derniers à part dans la masse des habitants de Rome que M. Hirschfeld n’arrive pas à se satisfaire au sujet de cette double distribution. Il suppose qu’Auguste ajouta ce dernier legs à répartir en prenant pour base la division des tribus, uniquement pour ne point avoir l’air d’oublier que celles-ci existaient[188]. Mais on a peine à comprendre ce scrupule, d’autant plus qu’il était bien simple d’établir dès le principe ce mode de répartition si les bénéficiaires du premier legs étaient les mêmes qui devaient profiter du second. Mais le fait est qu’il n’en est rien, ou plutôt que la réciproque seule est vraie, en ce sens que les membres des tribus, participant des mêmes générosités que tous les citoyens, étaient de plus admis à des faveurs dont les citoyens étrangers aux tribus se trouvaient exclus. Car, encore une fois, les tribus en question ne comprennent nullement la totalité des citoyens. Ce sont des tribus restreintes, les tribus des pauvres, objet tout particulier de la sollicitude impériale, et, pour cette raison, but de nombreuses ambitions dans le monde des petites gens de Rome. Entrer dans les tribus, obtenir sa part des avantages variés qu’elles conféraient à leurs membres leur vie durant[189] ne paraît pas avoir été chose très facile. Les places, en nombre limité, étaient devenues avec le temps la propriété des titulaires, une propriété transmissible par héritage, susceptible d’être mise en vente[190], ce qui sans doute n’arrivait qu’en cas d’extinction, par un retour à l’association. Il fallait donc attendre une occasion, une vacance pour se faire inscrire dans une tribu, pour l’acheter : emere tribum[191]. On ne l’achetait pas pour soi. Il suffisait apparemment qu’on en eût les moyens pour n’en pas éprouver le besoin. On l’achetait pour le compte d’autrui. C’était un cadeau à faire de riche à pauvre, de patron à client, une attention qu’on avait pour un affranchi, de manière à compléter et à rehausser par ce nouveau bienfait le don de la liberté[192]. Le même phénomène s’était produit pour la tessère frumentaire, devenue elle aussi, entre les mains des assistés de l’annone, une véritable propriété, un capital et comme un titre de rente[193]. On achetait la tessère comme on achetait la tribu, deux actes qui ne sont point identiques, quoi qu’on en pense généralement[194], car la tessère donnait droit aux distributions de blé et la tribu à quelque chose de plus, mais deux actes qui, soumis aux mêmes formalités, réglés par les mêmes textes de lois, sont cités indifféremment par les jurisconsultes[195], si bien que la confusion après eux est excusable et facile. Cette perversion d’une institution de bienfaisance étonnerait justement, si ce n’était en méconnaître gravement le caractère que de la considérer à ce point de vue. En réalité il s’agissait de politique, nullement de charité, et, dans cet ordre d’idées, la consolidation des privilèges octroyés par l’empereur n’a rien qui ne soit conforme aux usages des Romains. C’est à la même époque que les milices, avec les émoluments qui y sont attachés, fournissent un revenu aux plus incapables, à la condition de les faire gérer par d’autres en leur nom. La ressemblance entre ce genre de propriété et la précédente est fortement accusée par les auteurs. Lampride rapporte que Sévère Alexandre épura du même coup, avec les tribus, ceux qui invoquaient les prérogatives de la milice[196], et, d’un autre côté, Paulus établit la même jurisprudence pour le legs de la milice et de la tessère[197]. Les anones civiques du Bas-Empire procèdent du même principe, et il n’est pas téméraire d’en trouver une première application dans la vénalité des offices d’appariteurs à l’époque de la République[198].

Plus les tribus étaient tombées bas, plus il est curieux de retrouver dans ces associations modestes les mêmes cadres qui, en d’autres temps, avaient compris la masse du peuple romain. Car ce n’est pas sans doute une coïncidence fortuite si la tribu Sucusane nous apparaît partagée par centuries sous le règne de Vespasien[199] comme autrefois dans le siècle de Cicéron ou des Gracques, et il ne se peut pas non plus que ce mode de sectionnement lui soit particulier, parce que le sort a voulu qu’elle seule nous en fournît un exemple. On a soutenu néanmoins que ces centuries n’avaient rien de commun avec celles qui figuraient dans les comices[200], et il est certain qu’on rencontre dans d’autres collèges des groupes désignés du même nom[201], mais, si l’on ne peut nier que ce mot ne soit d’un usage trop répandu pour avoir une valeur décisive par lui-même, on avouera qu’il prend un sens singulièrement précis, rapproché de cette expression tribus Sucusana juniorum[202] qui nous ramène tout droit à la constitution de Servius Tullius et aux beaux jours de l’assemblée centuriate. On a la deux faits qui s’éclairent réciproquement et dont le second parait d’autant plus significatif qu’il ne répond à aucune réalité présente et ne peut s’expliquer que par la survivance des formes anciennes. Il y avait bien longtemps qu’on ne mettait plus à part, dans les tribus, les hommes au-dessus et au-dessous de quarante-six ans, et cependant on continuait à distinguer la demi-tribu des juniores et celle des seniores, comme si jeunes et vieux n’étaient pas confondus dans toutes deux, suivant qu’ils avaient été classés héréditairement dans l’une ou dans l’autre ou qu’ils avaient trouvé par hasard, ici ou là, une place vacante. Une hypothèse de ce genre peut seule rendre compte de la présence d’un enfant de huit ans dans l’Esquilina seniorum[203]. Et à ce propos, on remarquera qu’il n’en est pas de cette distinction comme du maintien des centuries, dont on ne trouve de preuve que dans la Sucusane. On vient de nommer l’Esquiline. Il faut y ajouter la Palatine[204] et la Claudia[205]. Il est vrai que, pour cette dernière, la formule classique seniores et juniores fait place, tout au moins dans le seul texte qu’il nous soit donné de consulter, à celle-ci : patres et liberi. Mais il ne faut pas s’attendre à voir persister la correction des termes là où le fond des institutions est si complètement changé. Ailleurs, c’est l’expression corpus juniorum ou seniorum qui ne rentre pas davantage dans la phraséologie consacrée[206]. Elle aide à comprendre cette autre : Tribus) Suc(usanæ) corp(ora) fœder(ata)[207], c’est-à-dire les deux corps associés constituant la tribu Sucusane, en d’autres termes les deux demi-tribus des juniores et des seniores, ou la tribu entière[208]. Enfin on ne s’étonnera pas de voir se former et se croiser, à travers les divisions traditionnelles, des groupements nouveaux. Un monument dédié à la Victoire de l’empereur Vespasien[209] nous fait connaître dans le sein de la tribu Sucusane un corpus Julianum, très probablement un collège recruté parmi tous ceux qui, dans cette tribu, portaient le nom de Julius[210]. Mais ces combinaisons secondaires, symptômes d’une décomposition à la longue inévitable, n’empêchent pas de discerner les lignes essentielles toujours subsistantes, de même que l’altération de la langue officielle n’est pas un obstacle pour assigner aux choses leur vrai caractère et leur nom authentique. Et ainsi, pour remonter de la petite tribu impériale à la grande, dont elle offre l’image réduite, on voit que celle-ci, au lieu de ne présenter que deux centuries placées au sommet, les deux centuries correspondant à la première classe, comme cela devrait être dans la théorie de M. Guiraud, en compte plusieurs qui s’échelonnent du haut en bas et embrassent la totalité des inscrits, nouvel et dernier argument à l’appui du système dont nous nous sommes proposé de rétablir la vérité méconnue. Quant à ce chiffre de huit centuries que nous donne l’inscription de la Sucusana juniorum et où quelques-uns ont trouvé d’autres motifs de doute[211], M. Mommsen a démontré, sans qu’il y ait à y revenir, qu’il représente, outre les huit classes, les trois catégories qui, avec le temps, s’étaient détachées à un rang inférieur, les trois sous-classes des ærarii, des proletarii et des capite censi[212]. Il est arrivé seulement que tous ces cadres hiérarchiquement superposés et diversement remplis ont fini par rejeter leurs meilleurs éléments pour conserver les plus humbles, si bien qu’ils se sont trouvés ramenés à une parfaite équivalence et rabaissés à un niveau commun. C’est un corps dont la substance s’est appauvrie, mais dont la structure interne, dont l’ossature et le squelette sont demeurés intacts.

 

 

 



[1] Numéro de sept.-déc. 1881. De la réforme des comices centuriates au  IIIe siècle avant J.-C.

[2] M. Guiraud dit le système de M. Mommsen. Mais en réalité l’idée première et essentielle appartient à Pantagathus, le P. Bacato (voir Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, p. 113). Il est juste de lui en laisser l’honneur, comme on a fait jusqu’à présent.

[3] Le maintien de ces quatre centuries dans l’organisation nouvelle est généralement admis, bien qu’on ne puisse donner d’autre preuve que l’existence des cornicines et des tignarii, à l’état de corporation, sous l’empire (Orelli, 4105, 3690). Elles ne répondaient plus à aucune nécessité militaire, mais, avec un peuple aussi attaché à ses traditions, ce n’est pas une raison pour croire qu’elles aient été supprimées. L’addition d’une centurie ni quis scivit (Festus, p. 177) soulève plus de doutes.

[4] Ce système n’est pas, à vrai dire, absolument nouveau. La limitation du rapport entre les tribus et les centuries à la première classe qui en fait le fond avait été affirmée déjà par Gerlach (Historische Studien. Die verfassang des Servius Tullius in ihrer Entwickelung. Hamburg und Gotha, 1841), et par d’autres avant lui (voir o. c., p. 345, etc., note). La même idée reparaît dans la dissertation de Preu (Ueber die rœmischen Comitien. Blätter für das Bayerische Gymnasial-und Realschulwesen, XIII, 2, 1877, p. 47-64). Mais nulle part elle n’avait encore été développée avec cette force.

[5] Guiraud, pp. 7 et 8.

[6] Voir Willems, le Sénat de la République romaine, I, p. 154-7.

[7] O. c., II, p. 69-73.

[8] VIII, 12.

[9] Brutus, 14, 55.

[10] Rœmische Forschungen, I, p. 242, n. 39.

[11] Voir Orelli, Onomasticon et Index legum.

[12] XV, 27, 4 : Cum ex generibus hominum suffragium feratur ; curiata comitia esse ; cum ex tenu et ætate, centuriata ; cum ex regionibus et locis, tributa.

[13] De legibus, III, 19, 44. Ferri de singulis nisi centuriatis comitiis noluerunt. Discriptus enim populus sensu, ordinibus, ætatibus, plus adhibet ad suffragium consilii quam fuse in tribus convocatus.

[14] C’est-à-dire de Pantagathus.

[15] P. 13.

[16] B. C., I, 59.

[17] P. 13-14.

[18] P. 14.

[19] P. 14.

[20] P. 14.

[21] 34, 71 et 72.

[22] Académiques, II, 23, 73.

[23] XLIII, 16. Les centuries d’une même classe votaient simultanément, en sorte qu’on ne pouvait guère connaître leurs votes que par la renuntiatio, après que la classe entière avait voté (voir plus loin, ch. II, § 3). L’intervention des nobles doit donc se placer après la proclamation du vote de la première classe, et quand Tite Live dit condemnassent, il faut entendre : condemnavisse renuntiarentur. Au reste, ceci ne change rien à notre raisonnement.

[24] P. 15.

[25] Voir Preu, o. c., p. 54.

[26] 32 et 33.

[27] 32, 82 et 83 : Ecce Dolabellæ comitiorum dies ; sortitio prærogativæ ; quiescit. Renuntiatur ; tacet. Prima classis vocatur ; renuntiantur deinde, ita ut assolet, suffragia ; tum secunda classis vocatur ; quæ omnia sunt citius facta quam dixi. Confecto negotio, bonus augurC. Lælium diceresalio die inquit. Il y a un membre de la phrase, depuis Prima classis jusqu’à tum secunda classis vocatur, dont le texte ni le sens ne sont très bien fixés. Nous proposons la leçon qui nous parait la plus satisfaisante, celle de Peter (Die Epochen der Verfassungsgeschichte der Rœmischen Republik, p. 56, etc.), adoptée aussi par Lange (De magistratuum romanorum renuntiatione, p. 7, n. 4). Mais qu’on s’y tienne ou non, le sens général de la phrase n’est point modifié et il demeure acquis que l’intervention d’Antoine, confecto negotio, se place après le vote de la deuxième classe. Il n’en faut pas plus pour justifier les développements où nous entrons.

[28] Voir Lange, Rœmische Alterthümer, III, p. 477, 2e édit.

[29] Dion Cassius, XXXVIII, 13. Cicéron, pro Sextio, 15, 33. Asconius, p. 9.

[30] Voir Mommsen, Staatsrecht, I, p. 108, n. 2, 2e édit. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, IV, p. 259.

[31] Cicéron, De legibus, III, 4, 11. Qui agent auspicia servanto, auguri publico parento. Cf. 19, 43.

[32] Cicéron, Philipp., II, 32 et 33. Sur toutes ces questions voir Bouché-Leclercq, o. c., IV, p. 249-261, et Mommsen, o. c., I, p. 73-114, et en particulier p. 79, n. 4.

[33] Quisquamne divinare potest quid vitii in auspiciis futuram sit nisi qui de cælo servare constituit ? Quod neque licet comitiis per leges, et, si qui servarit, non comitiis habitis, sed prius quam habeantur debet nuntiare. Cicéron, Philipp., II, 32, 81.

[34] Sur ces formules hyperboliques dans Cicéron, voir Peter, Die Epochen der Verfassungsgeschichte der Rœmischen Republik, p. 57-58. Il faut dire aussi que dans ces comices dérisoires les votants devaient être bien peu nombreux. Cette expression même confecto negotio trahit une intention ironique. Cf. 32, 80 : quem negant regem...

[35] Guiraud, p. 15-17.

[36] I, 13.

[37] IV, 16.

[38] I, 13.

[39] IV, 17.

[40] Histoire des chevaliers romains, I, p. 236-245.

[41] IV, 18.

[42] Académiques, II, 23.

[43] Belot, o. c., I, p. 95-110. D’après Cicéron, cette augmentation est due à Tarquin l’Ancien (De Rep., II, 20, 36) ; d’après Tite Live (I, 43), à Servius.

[44] III, 1, 2.

[45] Preu, o. c., p. 53.

[46] Voir Huschke, Die Verfassung des Kœnigs Servius Tullius, p. 10-11.

[47] Cicero über die Servianische Centurienvertassung, Rheinisches Museum, 1853, p. 308-320. Voir p. 310. Huschke, qui avait soutenu d’abord que la concordance des temps était suffisante (voir plus haut), s’est rétracté depuis (Rheinisches Museum, 1853, p. 406-415. Voir p. 410).

[48] L. c.

[49] Die Rœmischen Tribus, p. 61-64.

[50] Die Verfassung des Kœnigs Servius Tullius, p. 12.

[51] Cicero über die Servianische Centurienverfassung, Rheinisches Museum, 1853, p. 616-623.

[52] Die Rœmischen Tribus, p. 88, etc.

[53] O. c., p. 73, n. 24.

[54] Enéide, VII, 716.

[55] De legibus, III, 4, 11.

[56] O. c., p. 89-90 et 73, n. 24.

[57] De legibus, III, 19, 44.

[58] O. c., p. 73, n. 24.

[59] Pro Archia, 5, 11.

[60] 7, 15.

[61] O. c., p. 90, n. 51

[62] De legibus, III, 3, 7. Orelli.

[63] O. c., p. 90.

[64] Mommsen, Staatsrecht, p. 385, n. 3, 2° édit.

[65] Willems, Le Sénat de la République romaine, I, p. 240.

[66] P. 90.

[67] Loc. cit.

[68] Lange, Rœmische Alterthümer, II, p. 503, 3e édit.

[69] Q. Cicero, De petitione consulatus, 5, 18 ; 8, 32. Cicéron, Pro Plancio, 18, 44-45. Pro Milone, 9, 25. Tite-Live, Periocha, 69.

[70] Cicéron, In Verrem, I, 8, 22, divisores omnium tribuum noctu ad istum vocatos. Cf. De Haruspicum responsis, 20, 42. Voir Mommsen, De collegiis et sodaliciis, p. 48, etc.

[71] Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 202, etc. Guiraud, p. 23.

[72] De petitione consulatus, 8, 32.

[73] P. 8-9.

[74] IV, 21 : Οΰτος ό κόσμος τοΰ πολιτεύματος έπί διέμεινε γενεάς φυλαττόμενος ύπό 'Ρωμαίων . έν δέ τοΐς καθ' ήμάς κεκίνηται χρόνοις, καί μεταβέβληκεν είς τό δημοτικώτερον, άνάγκαις τισί βιασθείς ίσχυραΐς, ού τών λόχων καταλυθέντων, άλλά τής κλήσεως αύτών οΰκέτι τήν άρχαίαν άκρίβειαν φυλαττούσης, ώς έγνων ταΐς άρχαιρεσίαις αύτών πολλάκις παρών. La traduction de M. Guiraud, que nous reproduisons, laisse à désirer sur divers points. On ne s’arrête ici que sur le membre de phrase : άλλά τής κλήσεως..... φυλαττούσης. Mais il y aurait à faire d’autres observations qui viendront en leur temps. Denys ne dit pas dans un esprit démocratique, d’une façon absolue, mais dans un esprit plus démocratique. Ces mots άνάγκαις τισί βιασθείς ίσχυραΐς ne sont pas rendus suffisamment par ceux-ci : On a été forcé de le modifier. Il y a là des nuances qui ne sont pas indifférentes pour la pleine intelligence du texte. Est-il besoin de remarquer que ces mots έν τοΐς καθ' ήμάς κεκίνηται χρόνοις n’indiquent pas que la réforme a en lieu à l’époque de Denys ? Le parfait κεκίνηται exprime une action dont le résultat dure encore au moment où parle l’historien.

[75] L’expression n’est pas tout à fait correcte. Les centuries équestres sont toutes prérogatives dans l’ancienne organisation.

[76] Quia eorum vocatio priscam illam rationem non servat. Traduction donnée dans l’édition de la collection Didot.

[77] I, 43, fin.

[78] P. 5.

[79] P. 17-18.

[80] II, 1.

[81] Voir Willems, le Droit public romain, p. 162, n. 4, 4e édit.

[82] VI, 21.

[83] Voir Lange, Rœmische Alterthümer, II, p. 599, etc., 2e édit.

[84] Ibid., pp. 635 et 680, etc.

[85] V, 18.

[86] XXVII, 6.

[87] II, 14 : Pars exigua... Romam inermes et specie supplicum delati suret. — XXVI, 22. Post hæc, cum centuria frequens succlamasset nihil se mutare sententiæ eosdemque consules dicturos esse... etc. Voir Riemann, Études sur la langue et la grammaire de Tite-Live, appendice, I, § 1, et Dræger, Historische Syntax der lateinischen Sprache, I, p. 170 et suiv. (2e édit.).

[88] Die Rœmischen Tribus, p. 70-72. ISREVOCATIS ne se distingue pas beaucoup paléographiquement de IVREVOCATIS. Cf. Gœttling, Geschichte der Rœmischen Staatsverfassung, p. 257, n. 4.

[89] Tite-Live, XXVI, 22 ; XXIV, 7.

[90] Il est prouvé : 1° qu’il y avait une renuntiatio après le vote de chaque classe ; voir Cicéron, Philipp., I, 32, 82 et 83 ; 2° qu’on énumérait successivement les votes des centuries ; voir Cicéron, In Verrem, VI, 15, 38 ; Brutus, 67, 237 ; De oratore, II, 64, 260 ; Varron, De lingua Latina, VII, 42, etc. L’ordre dans lequel on énumérait les votes des centuries ne pouvait être que celui des tribus correspondantes (voir plus loin l’explication de ces deux textes : Cicéron, De Lege agraria, II, 2, 4, et Polybe, VI, 14, 7). Dès lors, les centuries devaient être désignées du nom de leur tribu, comme nous voyons qu’on faisait pour la prérogative (Tite-Live, XXVI, 22). — Sur l’ordre des tribus, voir plus loin, § 4.

[91] Il y avait autant de sæpta que de tribus. Voir Denys, VII, 59. Or, les sæpta permanents installés au Champ de Mars dans les dernières années de la République pour les comices tributes (voir Willems, le Droit public romain, p. 169 et n. 3, 4e édit.) servaient aussi pour les centuriates. On n’en peut douter, car nulle part il n’est question d’une autre installation pour ces derniers comices, et l’on sait que le système du vote dans les sæpta leur était également appliqué. Cicéron écrit, il est vrai, in Campo Martio sæpta tributis comitiis marmorea sumus... facturi (Ad Atticum, IV, 16, 14). Cf. Dion Cassius, LIII, 23. Mais il ne suit pas de là que les sæpta ne fussent utilisés que pour les comices tributes. Seulement, comme ils étaient disposés pour recevoir les tribus, c’est aux comices tributes que l’on pensait tout d’abord.

[92] Tite-Live, X, 13 : ... ut quæque intro vocata erat centuria. Voir le commentaire de Weissenborn.

[93] Tite-Live, X, 15, 22 ; XXVII, 6 ; Denys, IV, 21. C’est le texte étudié plus haut. Mais s’agit-il de l’appel pour le vote ou de l’appel pendant la renuntiatio ?

[94] De lege agraria, II, 2, 4. In Pisonem, 1, 3. Sur ces deux textes voir plus loin.

[95] Cicéron, De legibus, III, 16, 35. Lælius, 12, 41. — Willems, le Droit public romain, p. 154, 4e édit.

[96] Tite-Live, Periocha, 49 et 50. Polybe, XXXVII, 3, etc. Voir Lange, Rœmische Alterthümer, II, § 110, p. 328-9, 3e édit.

[97] Varron, De lingua latina, VII, 42 : Olla centuria consules dicit. Cf. Tite-Live, XXIV, 7, 9 ; XXVI, 22, XXVII, 6 ; XXVIII, 38. Voir Lange, o. c., § 124, p. 528.

[98] Tite-Live, Periocha, 51. Cicéron, Philipp., XI, 7, 17. Voir Lange, Rœmische Alterthümer, II, § 110, p. 329, 3e édit.

[99] Tite-Live, VIII, 37. Cf. Val. Maxime, IX, 10, 1.

[100] Tite-Live, l. c.

[101] Tite-Live, XXIX, 37. En 550 u. c. = 204.

[102] Après son premier consulat avec Paul-Émile, en 535 u. c. = 219 (Tite-Live, XXII, 35), M. Livius s’était tenu jusqu’en 546 u. c. = 208 en dehors des affaires publiques, mais ç’avait été volontairement, par bouderie (Tite-Live, XXVII, 34). — voyez du reste, XXII, 35 : L. Æmilium, qui cura M. Livio consul fuerat, et damnatione conlegæ et sua prope ambustus evaserat, infestum plebei...

[103] Willems, le Droit public romain, p. 174 et suiv., 4e édit. Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, p. 119 et suiv.

[104] Philipp., VII, 6, 16 : ..... est enim patronus quinque et triginta tribuum quarum sua lege, qua cum C. Cæsare magistratus partitus est, suffragium sustulit.

[105] Suétone, Cæsar, 41. Voir Willems, le Sénat de la République romaine, I, p. 586-7.

[106] Schol. Cruq. ad Horat., Art poétique, 311.

[107] De lege agraria, II, 2, 4.

[108] In Pisonem, 1, 3 : ... me universa civitas prius vote quant tabella priorem consulem declaravit.

[109] Il reste, il est vrai, la centurie infra classem dont rien ne démontre la suppression lors de la réforme. Elle ne correspond à aucune tribu, étant recrutée dans toutes. Mais on comprend fort bien qu’on puisse en faire abstraction.

[110] M. Tullii Citerons orationes tres de lege agraria recensuit et expli cavit Aug. Wilh. Zumptius. Berlin, 1861.

[111] VI, 14, 7.

[112] Sans renuntiatio, pas d’élection. Voir Tite-Live, III, 21. Valère Maxime, III, 8, 3. Willems, le Droit public romain, p. 155, n. 3, 4e édition.

[113] Becker, Handbuch der Rœmischen Alterthümer, II, III, p. 157, n. 635.

[114] Plutarque raconte que Pompée, consul en 702 u. c. = 52 et présidant les comices pour l’élection des préteurs, empêcha celle de Caton en renvoyant l’assemblée sous prétexte d’auspices viciés, alors que Caton avait été nommé par la première appelée d’entre les tribus... (Cato minor, 42.) Plutarque entend peut-être la centurie prérogative tirée au sort parmi les tribus. Sinon, il est sans doute question de la première centurie ou tribu appelée pour la renuntiatio de la première classe. Il n’y a donc pas à tirer parti de ce texte. On n’invoquera pas davantage un texte de Suétone dans la vie de César, 80 : ... qui primum cunctati utrumne illum, in Campo Martio per comitia tribus ad suffragia vocantem, partibus divisis, e ponte dejicerent... Il se peut fort bien que les comices dont il s’agit fussent les tributes. On sait que, dans le dernier siècle de la République, ils se tenaient régulièrement pour les élections au Champ de Mars. Voir Willems, le Droit public romain, p. 169, 4e édit., et Lange, Rœmische Alterthümer, II, 121, p. 473-4, 3e édit.

[115] L’auteur, après l’avoir présentée sous une forme succincte dans les Rœmische Alterthümer, § 123, p. 510, et § 124, p. 528 et suiv., 3e édit., 1879, l’a développée plus longuement dans une brochure spécialement consacrée à cet objet : De magistratuum romanorum renuntiatione et de centuriatorum comitiorum forma recentiore. Lipsiæ, 1880.

[116] I, 43.

[117] De lege agraria, II, 2, 4.

[118] P. 177.

[119] De Republica, II, 22, 39.

[120] P. 334.

[121] De lege agraria, II, 2, 4.

[122] VI, 14, 7.

[123] Voir § 3.

[124] Tite-Live, XXIV, 9 ; XXVI, 18, 22 ; XXVII, 21. Cicéron, Pro Sulla, 32, 91.

[125] Tite-Live, XXXVII, 47 ; Cicéron, Brutus, 67, 237.

[126] Tite-Live, IV, 30 ; V, 13 ; X, 9, 13.

[127] Tite-Live, I, 43 : ... ibi si variaretur, quod raro incidebat, ut secundæ classis vocarentur, ne fere unquam infra ita descenderent, ut ad infimos pervenirent.

[128] Rœmische Alterthümer, I, § 66, p. 564, 3e édit.

[129] Voir § 3.

[130] VI, 14, 7.

[131] De Bello civili, I, 49. Le texte n’est pas bien établi. Δικατεύοντες ne s’explique pas facilement. Mais l’obscurité ne porte que sur le nombre des tribus nouvelles. On sait du reste que cette mesure, si tant est, qu’elle ait jamais été réalisée, ne tarda pas à être abrogée.

[132] Voyez § 3.

[133] Varron, De re rustica, III, 17, 1. Il s’agit des comices pour l’élection des édiles, par conséquent des comices tributes : ..... latis tabulis sortitio fit tribuum, ac cœpti sunt a præcone renuntiari quem quæque tribus fecerint ædilem.

[134] Voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 99-100, etc., etc. Pour l’opinion contraire voir Walter, Geschichte des Rœmischen Rechts, 3e édit., I, § 156, n. 129, et Humbert, Comitia, I, p. 1396, dans le Dictionnaire des antiquités de Daremberg et Saglio.

[135] La tribus extrema suffragiorum peut être la dernière par le hasard du sort ou bien d’une façon permanente, en vertu de l’ordo tribuum.

[136] Pharsale, V, 392-4.

[137] Die Rœmischen Tribus, p. 95.

[138] Le premier nom qui sortait de l’urne, proprement sitella, désignait la tribu dont la centuria juniorum de première classe devenait prérogative. Voir Lange, Rœmische Alterthümer, II. Cf. § 122, p. 483, et § 124, p. 523, 2e édit.

[139] Voir Lange, De magistratuum romanorum renuntiatione, p. 9.

[140] Tite-Live, VII, 21 : Comitia consularia certamen patrum ac plebis diremit. Cf. I, 36 : Concilia populi... ubi aves non admisissent, dirimerentur. Cicéron, De legibus, II, 12, 31 : Quid gravius quam rem susceptam dirimi si unus augur alio die dixerit.

[141] Mommsen, Die Rœmischen Tribus, chap. II, § 4 : Die Inschriften der Tribus Sucusana juniorum, p. 77-88.

[142] C. I. L., VI, 200.

[143] VII, 59.

[144] P. 177, dans le passage qui nous apprend l’existence d’une centurie ni quis scivit. Cette centurie supplémentaire, qui témoigne de la décadence des comices, ne peut avoir été instituée qu’assez tard, si tant est qu’elle ait jamais existé. Voir Lange, Rœmische Alterthümer, II, § 124, p. 520, 2e édit.

[145] C. I. L., VI, 199.

[146] Sur toutes ces questions, voyez Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p.177-208.

[147] O. c., p. 194. Il est suivi encore par Marquardt, Rœmische Staatsverwaltunq, II, p. 129, 2e édit.

[148] Die Getraideverwaltung in der rœmischen Kaiserzeit. Philologus, 1870, p. 13 et suiv.

[149] Orelli, 3214. Voir Hirschfeld, o. c., p. 15 et n. 20.

[150] Marquardt, o. c., II, p. 128, n. 2.

[151] Ibidem, p. 120. Sur ce sens du mot plèbe voyez Belot, Histoire des Chevaliers romains, I, p. 245 et suiv.

[152] C. I. L., VI, 907 et 910.

[153] Ibidem, 943.

[154] C. I. L., VI, 943. Pour la restitution [XXXV] donnée dans le Corpus, cf. 955, 909, 910.

[155] Marquardt, Rœmische Staatsvewaltung, II, p. 119, 2, édit.

[156] Panégyrique, 25 : ... datum est iis qui post edictum tuum in locum erasorum subditi fuerant, æquatique sunt ceteris illi etiam quibus non erat promissum.

[157] Marquardt, o. c., II, p. 137.

[158] Hadrien était de la tribu Sergia. C. I. L., III, 550.

[159] Voir C. I. L., VI, 200, p. 36, et Wilmanns, 1701.

[160] C. I. L., VI, 1104.

[161] C. I. L., VI, 10211. Voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 196.

[162] Cicéron, Philipp., II, 41, 105. Velleius Paterculus, II, 128. Salluste, Catilina, 31.

[163] Cicéron, Pro Milone, 9, 25. Voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 100, n. 78, et Kubitschek, De Romanarum tribuum origine et propagatione, p. 51.

[164] Die Rœmischen Tribus, p. 108 et suiv.

[165] Res gestæ divi Augusti, 2e édit. Berlin, 1883, p. 26. Voir Hirschfeld, Die Getraidevertheilung, p. 13.

[166] IX, 50, 7. Cf. 58, 8.

[167] C. I. L., VI, 10214, 10215, 10216, 10219.

[168] C. I. L., VI, 10215. Cf. Orelli, 3062 : C. Oppius C. I. Leonas, sevir augustalis, honoratus in tribu Claudia. Il fait une distribution d’argent aux décurions d’Auximum ainsi qu’aux Augustales, et il offre un repas aux habitants.

[169] C. I. L., VI, 157, 10215, 10216. Orelli, 3062. Henzen, 6422.

[170] Tertullien, Apologétique, 39.

[171] C. I. L., VI, 10219 [C. Martius Her]mes, qui parait avoir eu une certaine aisance, n’est ni immunis ni honoratus.

[172] C. I. L., VI, 10214, 10216, 10219.

[173] C. I. L., VI, 10213. Voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 207-8.

[174] C. I. L., VI, 1104. Cf. 10215. On a vu plus haut que déjà Antoine le Triumvir se disait patron des trente-cinq tribus. Cicéron, Philipp., VII, 6, 16.

[175] Suétone, Néron, 44. Elles viennent à sa rencontre après le meurtre d’Agrippine. Tacite, Annales, XIV, 13. Elles figurent dans les grandes circonstances à côté du Sénat et de l’ordre équestre, non qu’elles soient la plèbe tout entière, mais à titre de représentation et de réduction de la plèbe. Les tribus, dans le sens large, ne sont plus un corps organisé. Voir Dion Cassius, LX, 7. Stace, Silves, IV, 1, 25.

[176] Tacite, Histoires, III, 58.

[177] Une inscription dédiée à Trajan par les trente-cinq tribus le remercie d’avoir ajouté aux avantages dont elles jouissaient en augmentant le nombre des places dans le cirque : ... quod... commoda earum etiam locorum adjectione ampliata sint. C. I. L., VI, 955. Trajan fit d’importants travaux dans le cirque. Il l’embellit et l’agrandit. Dion Cassius, LXVIII, 7. Pline, Panégyrique, 51. Cf. Eckhel, Doctrina numorum, VI, p. 427. Pline dit (l. c.) : ... populo cui locorum quinque millia adjecisti. Cinq mille places de plus, rien que pour les tribus, c’est beaucoup, et l’on ne voit pas non plus qu’elles aient eu des places distinctes. Il est probable qu’elles remercient au nom de tout le populus, par opposition aux sénateurs et aux chevaliers. Elles en sont, comme on l’a vu, la représentation réduite.

[178] Panégyrique, 25. Cf. Martial, VIII, 15, 4 : Et ditant Latias tertia dona tribus.

[179] Tacite, Annales, I, 8.

[180] Auguste, 101.

[181] Die Rœmischen Tribus, p. 194, n. 51.

[182] Voir l’édition de Tacite avec commentaire.

[183] Die Getraidevertheilung, p. 14-15.

[184] LVII, 14.

[185] Mommsen, l. c.

[186] Tacite, Annales, I, 8. Suétone, Auguste, 101.

[187] Monument d’Ancyre, chap. XV, lat. III, 7, etc.

[188] Die Getraidevertheilung, p. 14-15.

[189] Digeste, XXIII, 1, 35 : Commoda et principales liberalitates quæ libertus ex ea tribu usque in diem mortis suæ consecuturus fuisset.

[190] Loc. cit.

[191] Loc. cit.

[192] Loc. cit.

[193] Digeste, V, 1, 52 ; XXXI, 49 et 87.

[194] Voir Mommsen, Die Rœmischen tribus, p. 197. Madvig, l’État romain, trad. Morel, I, p. 119, n. 35. Marquardt, Staatsverwaltung, II, p. 130, n. 4, 2e édit.

[195] Digeste, passages cités plus haut.

[196] Vie de Sévère Alexandre, 15 : Ipsas deinde tribus et eos qui militaribus nituntur prærogativis purgavit.

[197] Digeste, XXXI, 49 : ... cui tessera vel militia legatur.

[198] Sur ces analogies voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 200. On peut encore citer la corporation des accensi velati, où les places sont devenues également héréditaires. Voir ce mot dans le Dictionnaire des antiquités de Daremberg et Saglio.

[199] C. I. L., VI, 200.

[200] Walter, Geschichte des Rœmischen Rechts, I, § 298, n. 73, et Humbert, article Centuria, III, dans le Dictionnaire des antiquités de Daremberg et Saglio.

[201] Voir Wilmanns, Indices, p. 637.

[202] C. I. L., VI, 200.

[203] Orelli, 3093.

[204] C. I. L., VI, 1104, 10214, 10218.

[205] C. I. L., IX, 5823. Voir encore C. I. L., VI, 10212.

[206] C. I. L., VI, 1104, 10215, 10218, 10212.

[207] C. I. L., VI, 196.

[208] Voir Mommsen, Die Rœmischen Tribus, p. 88

[209] C. I. L., VI, 198.

[210] Voir Mommsen, o. c., p. 85 et suiv. Il cite ce texte. Cie. in Cornel. apud Ascon., p. 74 : Quid ego nunc tibi argumentis respondeam posse fieri, ut alius aliquis Cornelius sit qui habeat Philerotem ? [Quasi ignora]res vulgare nomen esse Philerotis, Cornelios vero ita multos ut jam etiam collegium constitutum sit. C’est dans cette inscription que se rencontre la phrase énigmatique : Cui populus ejus corporis immunitatem sex centuriarum decrevit. Traduisez : Que le peuple de cette corporation a exempté des charges pesant sur les six centuries qui la constituent. Le Corpus Julianum, au sein de la tribu Sucusane, se composait donc de six centuries. M. Mommsen croit qu’elles sont à déduire des seize entre lesquelles la tribu tout entière était distribuée. Mais il n’est pas vraisemblable que les Julii fussent assez nombreux pour remplir six centuries sur seize. Nous croirions plutôt ces six centuries absolument indépendantes des centuries de la tribu. Ce seraient les divisions particulières du Corpus Julianum. On a vu plus haut que ce genre de fractionnement était assez ordinaire dans les collèges. II y aurait lieu ici d’appliquer cette remarque.

[211] Walter et Humbert. Voir note 200.

[212] O. c., p. 84. Cf. p. 114 et suiv. Cf. Belot, Histoire des chevaliers romains, I, p. 208, et De la révolution économique et monétaire qui eut lieu à Rome au milieu du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, p. 116. Annuaire de la Faculté des lettres de Lyon, 1885, fascicule 1. — M. Mommsen va plus loin. On se rappelle comment sont disposées, sur la grande inscription de la tribus Sucusana juniorum, les huit colonnes de noms représentant le personnel des huit centuries. Il y en a cinq sur le côté droit et huit sur la façade postérieure. M. Mommsen admettant, d’après Smetius, que cette disposition n’est point due à des raisons matérielles, en d’autres termes, partant de ce fait que les deux superficies présentaient des dimensions équivalentes, de manière à pouvoir loger chacune un nombre égal de centuries, quatre d’un côté et quatre de l’autre, conclut qu’on les a réparties différemment pour distinguer les cinq premières des trois suivantes et marquer leur prééminence. Il voit là une preuve nouvelle que les trois dernières centuries étaient bien issues des trois sous-classes. Mais M. Mommsen, quand il faisait ce raisonnement, n’avait pas vu le monument, et les éditeurs du Corpus qui l’ont publié depuis ne font aucune allusion à la disposition dont il s’agit.