L’idée du despotisme militaire était si bien entrée dans les esprits que tout le monde, en apprenant le débarquement de Pompée (janvier 61) s’attendait à ce qu’il mit la main sur le pouvoir. Déjà on voyait le nouveau Sylla marcher sur Rome à la tête de son armée. La surprise fut extrême quand on sut qu’il la licenciait. Sans doute, il comptait arriver à ses fins sans courir les risques ‘et sans se donner l’odieux d’un coup d’État. Niais il reconnut bientôt ce que valait son prestige quand il n’était plus soutenu par la force. Le Sénat avait des rancunes à assouvir. Il ne résista pas à la tentation d’humilier l’homme qui, malgré lui et contre lui, s’était élevé si haut. Satisfaction dangereuse. Il jetait Pompée dans les bras de son ancien ennemi Crassus. La réconciliation fut ménagée par César, et l’entente entre les trois ambitieux fut le pacte connu sous le nom de premier triumvirat. Le profit en fut surtout pour César. Il y gagna le consulat et le gouvernement de la Gaule. Ce consulat (59) est une date, importante dans son histoire et dans celle de la République. Elle le fit passer décidément au premier plan et marqua une étape nouvelle dans la marche vers la monarchie. Les aristocrates avaient réussi à faire élire en même temps que César un des leurs, M. Calpurnius Bibulus, et Bibulus avait imaginé d’annihiler son adversaire en jouant contre lui de l’auspication. Elle avait été réglée de telle sorte que les deux consuls pouvaient se contrecarrer réciproquement en opposant à leurs actes respectifs des auspices déclarés défavorables et, qui plus est, en notifiant d’avance qu’ils déclareraient tels les auspices observés. Cette règle, conçue dans un intérêt purement politique, en vue d’assurer l’équilibre des pouvoirs, avait été respectée jusqu’alors, mais le malheur était qu’elle empruntait son autorité à des croyances surannées, si bien qu’il ne fut pas difficile à César de passer outre, aux applaudissements de son parti et au grand amusement des sceptiques, et ainsi, pendant que Bibulus brandissant son arme émoussée se renfermait dams son impuissante obstruction, il apparut par le fait comme le consul unique, seul agissant, tranchant du souverain, foulant aux pieds la constitution, se riant des protestations de son collègue et de celles du Sénat. Il partit en 53, laissant pour servir ses intérêts et ceux de ses associés, P. Claudius ou Clodius. Encore un type curieux, représentatif, que ce patricien de haute race et de grandes manières, passé à la plèbe pour arriver au tribunat, éloquent, audacieux, impudent, vicieux, alliant toute la morgue aristocratique à toutes les violences d’un démagogue effréné. Un tel homme ne pouvait rester longtemps un instrument docile entre les mains de ses patrons. Il commença par les soutenir, puis les compromit par ses excès, puis se retourna contre eux avec une indépendance d’allures qui déconcerta toutes leurs prévisions. Quel était son but ? On serait embarrassé pour le dire. Si l’on peut attribuer à Catilina un programme tout au moins négatif, on ne voit ici qu’une agitation sans objet, des passions et des haines sans idées. Toujours est-il que l’action de ce boutefeu, prépondérante pendant plusieurs années, ne fut pas un des moindres ferments qui activèrent la dissolution de la République. On était habitué de longue date à voir le cours de la loi troublé par l’émeute. Maintenant elle rognait en maîtresse, à l’état continu. Clodius avait eu l’art de la discipliner, de lui fournir des cadres réguliers et permanents. La vie corporative avait toujours été très développée dans le peuple et la législation n’y faisait point obstacle. Des associations nombreuses (collegia, sodalicia) s’étaient formées, composées de petites gens, d’affranchis, d’esclaves même, associations ouvrières, religieuses, funéraires, devenues, par l’intervention des politiciens, des espèces de clubs, de sociétés secrètes, officines électorales et foyers insurrectionnels au besoin. D’autres avaient surgi qui ne se cour viraient d’aucun prétexte et étaient simplement politiques. En l’an 64, sous la menace de la candidature de Catilina, le Sénat avait pris le parti de dissoudre tous ces groupements. Le premier acte de Clodius fut de les rétablir, de les réorganiser, de les multiplier. Les enrôlements se faisaient en public et n’excluaient aucun des éléments les plus impurs de la populace, échappés de prison et malandrins de toute sorte. Dès lors, Rome fut à la merci de ces -bandes empressées, comme il était inévitable, à profiter de toutes les occasions pour se livrer à leurs instincts de pillage et de meurtre. Le Sénat, dépourvu de troupes de police, était impuissant. Il essaya de traiter avec Clodius, puis, la tentative ayant échoué, il imagina de le combattre par ses propres, armes, en mettant les mêmes moyens anarchiques au service de la légalité. Un autre factieux, Annius Milo, fut chargé de la besogne et, grâce à lui, la résistance fut possible. Mais le désordre ne fit qu’augmenter. Entre l’armée de Clodius et celle de Milon, la guerre fut ouverte jusqu’au jour où le premier fut tué dans une de ces rencontres, au début de 52. L’usure de la machine gouvernementale se trahissait de toute manière. Les élections étalaient toutes les tares au grand jour. Celles de 54 furent scandaleuses. On découvrit un marché honteux passé entre les candidats au consulat et les consuls en charge. Cet incident, joint à l’obstruction tribunicienne, eut pour résultat d’empêcher les opérations électorales. Il n’y eut pas de consuls, pas de magistrats pour 53, et cela dura jusqu’au milieu de cette année, et quand enfin on put aboutir, ce fut pour recommencer. Milon briguait le consulat pour 52 et Clodius la préture. La bataille se déchaîna aussitôt dans la rue. Les deus consuls furent blessés en voulant tenir les comices. Cicéron manqua être tué. L’année 53 finit ainsi, et l’année 52 s’ouvrit sans magistrats comme la précédente. Il y avait un groupe d’hommes sincèrement attachés à la constitution et résolus à la défendre envers et contre tous. Ils avaient espéré l’emporter à la faveur d’une première réaction déterminée par le tribunat de Clodius. Malheureusement, ils eurent la maladresse de s’aliéner Pompée. Jaloux de César, trahi par Clodius, conservateur au fond par tempérament, il ne demandait qu’à leur revenir, mais il leur était suspect, non sans raison d’ailleurs ils ne voulurent pas d’un concours dont par avance ils calculaient le prix. Repoussé de ce côté, il se rejeta vers César qui, lui aussi, avait besoin de son appui pour obtenir la prolongation de son commandement, de manière à éviter le procès dont il était menacé, une fois rentré dans la vie privée, pour toutes les illégalités commises pendant son consulat. Crassus, enfin, attendait du renouvellement du triumvirat la direction de la guerre contre lés Parthes. Le pacte, dont les liens avaient paru se relâcher, fut resserré à l’entrevue de Lucques (56). Les triumvirs s’y montrèrent dans tout l’apparat de leur puissance, entourés d’une véritable cour de magistrats et de sénateurs. C’était un coup terrible pour leurs adversaires, mais les mêmes causes ne tardèrent pas à produire les mêmes effets, et de nouveau l’anarchie croissante rendit le courage aux conservateurs. Cette fois, ils ne tombèrent pas dans là même faute : ils sentirent la nécessité de se rapprocher de Pompée. Pompée, impassible, assistait aux troubles ; il les entretenait et les fomentait par son inertie, épiant, dans son ambition prudente et sournoise, le moment où l’on viendrait lui proposer la dictature. Ce ne fut pas la dictature qu’on lui offrit, mais quelque chose d’approchant, le consulat unique, en 52, quand on désespéra de sortir autrement que par cette mesure extraordinaire de la situation où l’on se débattait. Crassus venait de succomber dans l’extrême Orient. Désormais Pompée et César étaient seuls, en face l’un de l’autre. Par la force des choses, Pompée se trouvait incarner la République, mais nul n’ignorait qu’elle était perdue, quelle que fût l’issue du conflit. On sait comment il finit : César vainqueur et le monde à ses pieds. De son œuvre accomplie ou ébauchée dans les courts répits de la guerre civile et dans les six mois qui précédèrent sa mort après Munda, il nous reste à dégager sommairement les traits essentiels. Elle étonne moins encore par la rapidité de la conception et de l’exécution que par son ampleur et son infinie portée. Ce n’était qu’un canevas, mais que les siècles devaient se charger de remplir. Jamais homme d’État n’eut à ce degré la vision de l’avenir, la claire conscience de ce qu’on peut appeler la mission historique de sa nation. Pendant son consulat, ses vues ne s’étaient pas étendues au delà de l’Italie. Il avait promulgué une loi agraire excellente à laquelle ses adversaires mêmes avouaient n’avoir rien à objecter, sinon le profit qu’il en escomptait pour sa popularité. Les historiens évaluent à vingt mille le nombre des citoyens pourvus. Maintenant qu’il était le maître, libre de toute contrainte, ses regards embrassaient un horizon plus large. Héritier des Gracques, il reprit dans d’autres proportions la grande pensée lancée par Caïus. Il ne se désintéressait pas de la question du paupérisme, mais il en cherchait la solution en dehors de la péninsule. Il ne restait plus de terres à partager sur le sol italien, et sans doute on en pouvait acheter, mais c’était une opération onéreuse, difficile, et à quoi bon quand on avait celles dont on disposait par droit de conquête ? Au delà des mers, Rome occupait de vastes pays, fertiles et médiocrement peuplés, qui ne demandaient qu’à être fécondés par le travail. Pour cela, les bras, les bonnes volontés ne manquaient pas. Il n’y avait pas seulement les prolétaires, mais les vieux soldats qui attendaient la récompense de leurs services. Établis en Italie, ils pouvaient céder encore une fois aux tentations révolutionnaires. Transférés au loin, ils deviendraient de paisibles et robustes paysans. Les colonies furent semées un peu partout, en Asie, en Grèce, en Afrique, en Espagne, clans la Gaule du midi. Mais la Gaule du midi et l’Espagne furent la terre d’élection. La Gaule du midi, plus particulièrement la future Narbonnaise, fut une création de César. La République n’avait su tirer aucun parti, de ce beau pays. Il n’avait guère été jusqu’alors qu’un lieu de passage pour les légions, une matière exploitable pour les gouverneurs et les hommes d’affaires, Désormais et au bout de quelques années, couvert de villes florissantes, il devint une annexe de l’Italie. De toutes ces colonies, celles dont la fondation frappa le plus vivement les esprits furent Carthage et Corinthe, Carthage que déjà C. Gracchus avait voulu relever, Corinthe qui avait été la même année que Carthage vouée à la destruction, victime des mêmes, haines impitoyables. Restaurer en même temps ces deux vieilles métropoles, c’était proclamer bien haut que le temps des anciennes luttes était clos, qu’une ère s’ouvrait où les germes de prospérité, jadis étouffés, devaient renaître et se développer pour le bien de tous. La rupture avec le passé était si éclatante que, plus tard, la légende s’en mêla. On raconta que l’idée de la restauration de Carthage fut inspirée à César par un songe, par un avertissement divin. Les préoccupations d’ordre économique n’intervenaient pas seules dans l’œuvre de la colonisation et, si importantes qu’elles fussent, elles n’étaient pas prépondérantes. Les colons avaient une tâche dont ils s’acquittaient naturellement, et pour ainsi dire sans s’en douter. Parle seul fait de leur présence, ils propageaient autour d’eux la langue, les mœurs, les institutions de Rome. Ils ne pouvaient exercer une action très profonde sur les civilisations helléniques, mais ils préparaient l’assimilation de l’Occident barbare. La conséquence devait être l’extension du droit de cité dans les provinces. La participation de l’Italie au droit de cité avait été réalisée sous la République. La participation des provinces au même droit devait s’ensuivre fatalement. César inaugura le mouvement par une impulsion décisive. Dès le début de sa carrière, il avait manifesté ses dispositions en appuyant les revendications des Transpadans, et un de ses premiers actes, à l’ouverture de la guerre civile, avait été de leur donner satisfaction. Puis il continua en répandant le droit de cité dans les provinces, multipliant les concessions individuelles, ménageant d’ailleurs les transitions, transférant dans ce milieu la gradation savante imaginée autrefois pour l’Italie, fondant des colonies latines à côté des colonies de citoyens, octroyant le droit latin à défaut du droit de cité complet et faisant par là de ce dernier échelon le but suprême de toutes les ambitions, la récompense de tous les dévouements. Une de ses mesures les plus hardies fut l’introduction dans la curie de sénateurs espagnols et gaulois. Nulle autre ne scandalisa davantage et ne montre mieux combien il était en avance sur son temps. Les conservateurs n’avaient pas tort de protester, à leur point de vue. Si déjà le maintien de la vieille constitution depuis les lois Julia et Plautia Papiria était un insoutenable anachronisme, qu’allait-elle devenir maintenant, et qu’allait devenir la primauté romaine et italienne qui en était inséparable ? Puisque Rome, par le plus étrange des paradoxes, avait étendu le régime de la cité à l’Italie, c’était l’Italie avec Rome qui se trouvait dépossédée de son privilège et ramenée au niveau des peuples soumis. Et puisque, d’autre part, elle n’avait pas su élargir ce régime, le transformer, en adaptant ses institutions libres à la taille d’un grand État, il apparaissait de plus en plus nettement que le seul gouvernement qui lui convînt était le gouvernement monarchique, la royauté. L’idée de royauté évoquait pour les Romains le souvenir odieux de la tyrannie des Tarquins. Mais ce n’était là qu’une réminiscence, étrangère aux réalités contemporaines. Quand ils pensaient à une royauté actuelle, vivante, ce n’était pas vers la Rome légendaire que se tournaient leurs regards. C’était vers les monarchies gréco-orientales issues du démembrement de l’empire d’Alexandre, et vers Alexandre lui-même. Le héros était mort depuis deux siècles et demi, mais sa gloire remplissait encore le monde : elle exerça sur César une véritable fascination. Entre la monarchie d’Alexandre et celle de César, il y avait cette ressemblance qu’elles étaient l’une et l’autre universelles, cosmopolites, planant au-dessus des nationalités diverses groupées sous leur domination. De même que les cités grecques ne tenaient pas dans l’empire macédonien une place prééminente, de même Rome et l’Italie étaient destinées à se perdre dans le grand empire méditerranéen dont le dictateur romain traçait le plan et dont il prétendait devenir, à l’imitation de son modèle, le roi, le Basileus. La chose ne lui suffisait pas ; il voulait le mot, mais pour le mot comme pour la chose, il était trop tôt. Sa situation était difficile. Comme tous les politiques de son envergure, il rêvait la fusion des partis. Mais il en était un avec lequel il avait dû rompre, et c’était celui-là précisément qui l’avait porté au pouvoir, les hommes de désordre dont il s’était servi et qui comptaient à leur tour faire de lui leur instrument, les survivants de l’entourage de Catilina qui attendaient de sa victoire ce que Catilina n’avait pu leur donner. Il ne se prêta pas à leurs desseins. Il n’entendait pas se laisser enchaîner par son passé. Il voulait édifier après avoir démoli. Il fit au parti les concessions indispensables, justifiées d’ailleurs et imposées par les circonstances. II autorisa, pour éviter la banqueroute générale, une banqueroute partielle. Il fit remise des petits loyers pour une période d’un an. Mais en même temps il licenciait l’armée de l’émeute en prononçant la dissolution des clubs rétablis par Clodius, il réduisait de près de la moitié le nombre des participants aux distributions frumentaires, il faisait face aux tentatives insurrectionnelles suscitées par ces mesures impopulaires. Brouillé avec ses anciens amis, il se retourna vers ses adversaires. C’était là, il le sentait bien, dans le camp des conservateurs, des aristocrates que se trouvaient les éléments d’un gouvernement solide, respectable, les noms illustres, les réputations intègres, un Cicéron, un Sulpicius, un Marcellus, tout ce qui pouvait donner au nouveau régime la considération, le prestige, la force. Il ne négligea rien pour désarmer les opposants, pour les attirer et les gagner. Il ne se borna pas à leur faire grâce, il leur prodigua les magistratures, les commandements. On admire sa clémence, et à juste titre, mais on n’oubliera pas le but qu’il se proposait. Il était clément, nous dit un de ses historiens, par nature et par système. En d’autres termes, si sa clémence fait honneur à ses sentiments, elle en fait autant et peut-être plus à son intelligence. Il y eut un moment où cette politique parut réussir. Il ne manquait pas, à côté des violents, des intransigeants, d’esprits conciliants, modérés, ouverts, comprenant la nécessité d’une réforme, la consentant radicale et profonde, résignés à en confier le soin au vainqueur, disposés à lui en faciliter les moyens, prêts à lui en témoigner leur gratitude, hostiles seulement à la tyrannie, et plus encore à celle qui empruntait à l’imitation de l’étranger un caractère particulièrement odieux. Quand ils virent où on allait, ils se détachèrent, révoltés dans leur orgueil national et ramenés par là plus vivement au regret de la liberté perdue. Les Romains éprouvaient, pour ce monde gréco-oriental qui ne fut jamais très étroitement soudé au monde latin et dont on prétendait maintenant transporter chez eux les mœurs politiques, un mélange de sympathie et de mépris. Ils admiraient ces antiques civilisations toutes brillantes de l’éclat des lettres et des arts, mais ils étaient repoussés par l’odeur de corruption qui s’en dégageait, par le servilisme de ces populations façonnées depuis des siècles à l’idolâtrie monarchique, par le scandale de ces cours en proie aux tragédies de palais et aux intrigues de sérail. Ils éprouvaient aussi cette appréhension vague de voir l’axe de l’empire se déplacer au profit de ces pays plus peuplés, plus riches et on se trouvait la vraie capitale mondiale, qui n’était pas Rome, mais Alexandrie. A tous ces motifs de mécontentement, s’ajoutait l’irritation produite par les procédés du maître. Ce fut sa grande ‘faute, qu’on ne peut s’expliquer que, par le vertige de la toute-puissance, probablement aussi par un état morbide résultant du surmenage et dont on nous signale divers symptômes. Il oublia que les hommes sont plus sensibles aux apparences qu’aux réalités, plus facilement choqués de la forme que du fond. Non content d’abaisser le Sénat, il affecta de lui signifier son néant, il le blessa et l’humilia de toute manière. Lui, qui d’abord s’était montré si mesuré, si habile à tout ménager, n’était plus qu’un despote arrogant, capricieux et brutal. La contradiction était surprenante entre ses intentions et sa conduite, entre les pardons qu’il ne cessait de prodiguer et les outrages dont il abreuvait ceux-là mêmes qu’il avait pardonnés. De là une désaffection, une exaspération générale, qui gagna jusqu’aux premiers artisans de sa fortune, jusqu’à ses confidents et ses intimes. Il est remarquable que parmi ses meurtriers on compte autant d’ex-Césariens que de Pompéiens. Auguste a été le fils adoptif de César, son vengeur et son héritier. Il a fondé la monarchie que César a voulu fonder, mais sa monarchie diffère de celle de César, autant que lui-même de la personne de son prédécesseur. Il y a des génies impétueux, excessifs, démesurés, avec une part d’imagination, de romanesque, les César, les Alexandre, les Napoléon, Il n’était pas de cette famille. C’était un esprit positif, avisé, plus porté à restreindre ses ambitions qu’à les étendre, et toujours préoccupé de les renfermer dans les limites du possible. Le parti républicain n’était pas mort. Les Ides de Mars l’avaient prouvé. Il eût été dangereux de le heurter de front. Et l’attitude commandée par la prudence était celle que les circonstances imposaient. Ce fut le conflit avec Antoine qui dicta à son rival sa politique. Contre l’aventurier, le traître qui, justifiant les pires soupçons encourus par César, entreprenait d’opposer à Rome cet empire hellénistique dont la menace ne cessait pas de hanter les patriotes, il se trouva être, par la force des choses, le représentant, le chef de la réaction latine, italienne, et cette réaction ne pouvait être qu’une réaction conservatrice. Tradition nationale et tradition républicaine, c’était tout un. En donnant des gages à l’une, il en donnait à l’autre. Il fut amené de la sorte à proclamer comme étant le but final de ses efforts la restauration de la République. Il savait bien, et tout le monde savait qu’il n’en était rien et qu’il n’en pouvait rien être, mais il fallait sauver les apparences dont César avait eu le tort de faire fi, et au surplus il n’y avait pas là que des apparences. La monarchie de César avait été révolutionnaire. Celle d’Auguste fut traditionaliste. Tout en se substituant par le fait à la République, elle prétendit y revenir ou tout au moins la continuer, et cela n’était pas absolument faux. Le nouveau souverain ne fut ni roi, ni même dictateur. Il fut le premier, le princeps. Il exerça son autorité sous le couvert des anciennes magistratures, et sans doute il les dénatura, il les amplifia à son usage, investi à vie de la puissance tribunicienne, de l’imperium proconsulaire illimité, etc., etc., mais ces pouvoirs extraordinaires, il les tenait, conformément au principe fondamental du droit public, de la délégation populaire. Et ce Sénat même, écarté par César avec mépris, il voulut le rattacher à son système, l’associer à son gouvernement, se réservant d’ailleurs les moyens de le composer à son gré, de l’annuler au besoin. On lui a reproché de n’avoir pas établi franchement l’hérédité, et il est à croire que, fonctionnant normalement, elle eût épargné bien des catastrophes, les conspirations, les pronunciamentos, mais la notion de l’hérédité ne s’improvise pas. L’idée mystique familière à l’Orient et au Moyen Age, l’idée d’un droit divin reconnu à une dynastie prédestinée, était totalement étrangère aux Romains. Ils ne concevaient la souveraineté que comme résidant dans le peuple, qui pouvait par un acte de sa volonté s’en dessaisir momentanément, mais non pas en être dépossédé. Et pourtant, ce fut la conception de César qui prévalut. Elle devait s’imposer : elle était la seule répondant à la réalité, la seule anticipant sur la marché fatale des événements. Elle prévalut au dedans et au dehors. Au dedans, par les progrès ou, plus exactement, par l’affirmation de plus en plus nette de la forme monarchique : magistratures républicaines, partage avec le Sénat, vain décor qui bientôt s’effritera pour laisser transparaître et s’étaler la vérité toute nue, l’avènement de l’autocratie. Au dehors, par la romanisation des provinces, par leur assimilation graduelle à l’Italie, et en retour par l’assimilation de l’Italie aux provinces. La réaction italienne avait déterminé une limitation dans l’expansion du droit de cité, mais le mouvement était irrésistible : il reprit pour ne plus s’arrêter. Et ainsi l’on peut dire qu’à tous les points de vue, l’Empire ne cessa pas d’évoluer vers la fin marquée par le premier et le plus grand des empereurs. FIN |