LIVRE III — LES TENTATIVES DE RÉFORME
§ 1 - Flaminius et Caton La grande tentative de réforme qui se produisit dans le courant du IIe siècle avant notre ère eut un précurseur lointain dans la personne de ce C. Flaminius dont il a été question déjà à plusieurs reprises. Il eut le malheur d’être le vaincu de Trasimène (217), et le parti conservateur put tout à son aise assouvir ses rancunes en accablant sa mémoire sous ce souvenir. Ce n’en fut pas moins un homme d’État singulièrement clairvoyant qui, au plus bel âge de la République, pressentit quelques-uns des dangers qui pouvaient la menacer dans l’avenir et s’efforça de les conjurer. Le premier de son nom qui se fût élevé aux hautes magistratures, il était étranger à la noblesse dont il discerna et essaya de redresser les premières défaillances, et tout près encore de ces classes rurales moyennes dont il voulut maintenir l’ascendant et favoriser l’expansion. Tribun, censeur, consul, toute son activité fut tendue vers ce double objet. Il fut le promoteur de la loi Claudia, destinée à contenir chez les sénateurs l’esprit de lucre dont ils se laissaient envahir, et il eut le courage de la défendre seul dans le Sénat contre tous ses collègues déchaînés. Il rendit aux parties saines de la population la maîtrise des comices en refoulant la masse des affranchis et des humiles dans les quatre tribus urbaines. Mais surtout il eut ce mérite de reconnaître le parti qu’on pouvait tirer, à tous lés points de vue, des récentes acquisitions opérées au détriment des Gaulois, dans l’Italie du nord et dans la région du Pô, dans la Gaule dite Cisalpine. Si l’établissement de fortes garnisons, au milieu de ces peuplades encore mal soumises, s’imposait au point de vue militaire, d’un autre côté, il y avait là, dans ces, plaines fertiles, un vaste débouché ouvert au prolétariat, un terrain à souhait pour la : multiplication de petits propriétaires aisés, et laborieux. Flaminius reprit, dans cette direction nouvelle, la politique de colonisation interrompue, ou peu s’en faut, depuis environ une trentaine d’années. Etant tribun, en 232, il fit voter une loi réduisant en lots assignables le territoire enlevé aux Sénons dans le Picenum, et l’on ne se trompera pas en attribuant à son initiative la fondation des deux colonies latines de Plaisance et de Crémone réalisée en 218, ainsi que celle de la colonie de Modène, une colonie de citoyens dont Polybe signale l’existence vers la même époque. Ce fut lui encore qui, après avoir étendu la. domination romaine en ces pays par les victoires remportées lors de son premier consulat, en 223, se préoccupa, étant censeur en 220, de compléter son œuvre en les reliant à Rome par la route qui a gardé son nom. De tous les actes de Flaminius, celui qui souleva la plus vive opposition ce fut la loi agraire de 232. Le Sénat usa de tous les moyens pour empêcher le vote. Il fit mine de nommer un dictateur et, en désespoir de cause, finit par susciter contre le tribun récalcitrant son père, comme si l’intervention de la patria potestas pouvait être de quelque poids en dehors des affaires privées. Ce qui est remarquable, plus que ces violences intéressées, c’est le jugement sévère formulé par Polybe. Polybe condamne la loi, non seulement parce qu’elle provoqua de la part des Gaulois, inquiets de voir les immigrés romains s’installer à leurs portes, une guerre formidable, mais aussi et surtout parce qu’elle créa un précédent funeste en livrant aux agitateurs démagogiques la libre disposition des domaines et des revenus de l’État. Il fait allusion, cela n’est pas douteur, au tribunat de Tiberius Gracchus, dont il a été témoin, de près ou de loin, dans son extrême vieillesse, et il nous rend l’écho des cercles aristocratiques on il a vécu, et notamment du groupe de Scipion Emilien, hostile moins encore au principe de la loi de Gracchus qu’aux illégalités dont elle avait été l’occasion et le prétexte. Le plébiscite Flaminien, valable en vertu de la loi Hortensia malgré l’avis contraire du Sénat, n’était pas illégal. Il est certain toutefois qu’il y avait un danger sérieux à déposséder la haute assemblée de la gestion financière au profit d’une foule irresponsable, inconsciente, toujours facile à entraîner quand on faisait appel à ses appétits. Mais le Sénat lui-même était-il moins accessible aux convoitises matérielles, plus soucieux des intérêts généraux et du bien de l’État quand il entendait confisquer au seul profit des nobles et des riches ce qui était la conquête de tous, et était-ce la faute de Flaminius si cette politique égoïste et bornée le contraignait à se passer de son concours, à agir sans lui et contre lui ? Il ne tenait qu’au Sénat de s’associer à ses desseins, et qui sait, s’il y fût entré, s’il y eût persévéré, qui sait s’il n’eût pas prévenu ou atténué la crise terrible qui éclata cent ans après ? Le péril extérieur réconcilia les partis, puis les destins suivirent leur cours, l’impérialisme porta ses fruits, le mal qu’on n’avait pas voulu étouffer en son germe alla grandissant, et la nécessité d’un remède apparut tous les jours plus pressante. Nous assistons alors, dans les premières années du ne siècle, à une nouvelle tentative, tentative plus modeste, plus limitée, non de réforme politique et sociale, mais de rénovation morale, effort de la noblesse pour se réformer elle-même, pour revenir aux mœurs et aux vertus antiques. La réaction partait d’une petite élite, moins puissante par le nombre que par l’autorité de ses adhérents, patriotes sincères et probes, effrayés de la corruption croissante de leur caste. A leur tète, quelques-uns des plus beaux noms de la vieille et de la nouvelle Rome, illustres d’une illustration héréditaire et acquise : Ti. Sempronius Gracchus, le père de ceux qui devaient être les Gracques, de la branche des Sempronii Gracchi, la première en dignité des familles plébéiennes, censeur et deux fois consul, une haute et généreuse nature ; Paul-Émile, L. Æmilius Paulus, le conquérant de la Macédoine, vigoureux soldat, administrateur intègre, inflexible sur la discipline dans la cité comme sur les champs de bataille ; Scipion Emilien, P. Cornelius Scipio Æmilianus, fils de Paul-Émile et petit-fils par adoption de l’Africain, le futur vainqueur de Carthage et de Numance, un grand capitaine et un lettré délicat, le plus parfait exemplaire de la culture grecque entée sur la solidité romaine ; tous ces hommes, dissemblables de sentiments et d’humeur, mais rapprochés dans une pensée commune de régénération et de salut, aristocrates d’ailleurs au fond de l’âme, d’opinion comme de naissance, et somme toute ne visant qu’un but, maintenir à la noblesse son empire en l’obligeant à s’en rendre digne, à justifier sa prééminence par ses mérites et ses services. Pourtant ce ne fut pas un noble qui mena la campagne : ce fut un homme nouveau, différent de ces grands personnages beaucoup plus qu’ils ne différaient entre eux, étranger à leur monde par ses habitudes, par ses préjugés autant que par l’humilité de ses origines, et qui néanmoins s’imposa comme un chef par (ascendant de la volonté, du caractère et du talent. M. Porcins Cato était né à Tusculum, en 234. Il y passa sa jeunesse dans les intervalles laissés par les exigences du service militaire pendant la deuxième guerre punique, cultivant son bien, âpre à la besogne, dur à lui-même comme aux autres, employant ses loisirs à aider de ses conseils et de son éloquence naissante les plaideurs qui, dans les bourgs des environs, recouraient à ses bons offices, le type du Romain d’autrefois, tel qu’il aimait à se le représenter, tel qu’il s’offrait à son admiration dans la personne déjà légendaire de son compatriote, un des héros de la guerre du Samnium, Curius Dentatus, dont le domaine familial confinait au sien et dont le souvenir, resté vivant dans le pays, exerça sur son imagination un puissant attrait. C’est là qu’un riche propriétaire de ses voisins, le patricien L. Valerius Flaccus, un des membres notables du parti réformiste, ou qui ne tarda pas à le devenir, le remarqua, se prit pour lui de sympathie, le tira de son obscurité pour le produire à Rome, pour le pousser dans la voie des honneurs où très rapidement sa vive intelligence, son infatigable activité le portèrent au premier rang, questeur en 205, à vingt-neuf ans, édile en 199, à trente-cinq, préteur en 198, à trente-six, consul en 195, à trente-neuf, et enfin censeur en 184. Retracer cette carrière qui se prolongea sans lassitude jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, ce serait détacher tout un chapitre de l’histoire de la République, et non pas seulement de son histoire politique, mais de son histoire intellectuelle. Caton étonne par la multiplicité de ses aptitudes. Orateur et écrivain, il marque une date dans le développement de la littérature latine. Mais c’est son action politique qui nous intéresse et que nous devons nous contenter de caractériser. Ses idées sont simples : comme ces populations rurales dont il est issu, il est traditionaliste et conservateur. Ce n’est pas un Flaminius. Assurément il tient pour les classes, moyennes ; il ne veut pas que l’accès des magistratures leur soit fermé, ni qu’elles soient dépouillées de leur influence dans les comices. Encore une fois, étant censeur, il reprend la guerre contre les affranchis et les rejette en masse dans les tribus urbaines. Mais il n’est pas l’adversaire du Sén4t. Jamais, au plus fort de la lutte, U n’a songé à empiéter sur son domaine au profit des assemblées populaires. Ce qu’il combat en lui, ce sont les vices qui le rongent et les hommes qui incarnent ces vices : c’est contre ces vices et ces hommes qu’il déploie la violence de son tempérament batailleur. Il s’en prend à l’hellénisme, cause de tout le mal, agent de toutes les nouveautés, dissolvant des mœurs nationales. Il demande l’expulsion des Grecs, des rhéteurs, des philosophes, des médecins dont les raisonnements captieux, les subtilités vaines empoisonnent l’esprit public. Il s’en prend au luxe qu’il essaye d’enrayer par le moyen illusoire des lois somptuaires, par les lois Orchia et Fannia qui fixent les frais des repas et le nombre des convives, par la loi Voconia qui interdit à tout citoyen de la première classe d’instituer une femme pour héritière, par la loi Oppia, une loi déjà ancienne limitant les dépenses de la parure féminine et dont il combat, inutilement d’ailleurs, l’abrogation. Car ce sont les femmes qui, le plus volontiers, se laissent aller au faste ; et l’on sait avec quelle verve caustique il stigmatise leur vanité, leur frivolité, leur prodigalité. Affranchies de leur antique sujétion, rendues maîtresses de leur fortune par la suppression de la manus et le relâchement de la tutelle, elles usent et abusent de leur liberté récente ; elles sont une puissance et le font voir. Battu sur ce terrain, il prendra sa revanche une fois censeur, onze ans plus tard, en majorant la valeur de tous les objets précieux et en les frappant par-dessus le marché d’une sorte d’amende, c’est-à-dire en les soumettant à une taxe triple de la taxe normale. Ce sera sa riposte à l’abrogation de la loi Oppia. Au dehors, il défend, il s’efforce de défendre contre la rapacité des hommes d’affaires et les exactions des gouverneurs les intérêts du Trésor et ceux des provinciaux, nettement opposé à l’impérialisme qui ouvre aux uns comme aux autres un champ trop large et menace de compromettre, avec la solidité des institutions, l’honneur même du nom romain. Il est de ceux qui ne veulent pas, après Pydna, de l’annexion de la Macédoine et qui se prononcent contre l’anéantissement de Rhodes, réclamé à grands cris par les publicains. Et enfin il poursuit de sa haine, de ses accusations répétées ; les coteries aristocratiques qui prétendent se placer au-dessus des lois, qui affectent de considérer la République comme leur chose, qui inaugurent cette politique de famille, dynastique et monarchique, dont il ne cesse pas de dénoncer le danger. C’est à la plus puissante d’entre elles, la coterie des Scipions, qu’il s’attaque de préférence, et c’est contre l’Africain qu’il dirige ses coups. Son hostilité datait de loin : elle remontait au temps où, questeur du jeune général en Sicile, il avait été choqué de ses allures indépendantes, de ses airs de souverain. Dès lors, aux conflits d’ordre administratif s’étaient ajoutés des froissements personnels qui laissèrent dans cette âme passionnée une rancune tenace. Elle trouva à se satisfaire une vingtaine d’années après, quand P. Scipion ayant imposé son frère Lucius pour le commandement de la guerre contre Antiochus et s’étant constitué son lieutenant, il put susciter contre l’un et l’autre, pour détournement de fonds et pourparlers suspects avec l’ennemi, cette série de procès qui aboutirent à la condamnation de Lucius et à l’exil volontaire de Publius. Il aurait voulu mieux, et bien que la culpabilité de Publius ne fût rien moins qu’établie, s’il n’eût tenu qu’à Caton, le vainqueur de Zama n’eût pas échappé lui non plus Tula flétrissure d’un arrêt juridique. Mais cette fois il était allé trop loin : il se heurta à la résistance de ses propres amis, à l’intervention de Sempronius Gracchus, agissant en vertu de sa puissance tribunicienne, non par sympathie pour l’accusé, mais dans un élan de générosité, et aussi pour empêcher un scandale dont la gloire même de Nome eût été éclaboussée. La personne de Caton est moins simple que ses idées : il a des inconséquences qui déconcertent. Sans doute, on ne peut pas dire qu’il ait failli à ses maximes dans l’accomplissement de ses devoirs civiques : soldat, il a donné l’exemple de toutes les vertus militaires ; administrateur, il a été d’une probité sévère, il a traité avec équité et douceur les populations dont le gouvernement lui était confié. Mais trop souvent, à d’autres égards, ses actes contrastent avec ses paroles. On ne lui reprochera pas d’avoir cédé finalement à l’attrait des lettres grecques après tout le mal qu’il en a dit, et au surplus il en a toujours dit plus de mal qu’il n’en pensait. Il entrait dans ses diatribes sur ce sujet, avec une part incontestable de sincérité, quelque chose de cette manie outrancière qu’il apportait volontiers dans l’étalage de ses opinions. Si d’un autre côté, après s’être opposé tant de fois à l’extension de l’empire, il pousse de toutes ses forces à la destruction de Carthage, ce renouveau de haine contre l’ennemi héréditaire, les alarmes que, lui inspire sa prospérité renaissante s’expliquent chez le vétéran des guerres d’Hannibal. On sera moins indulgent pour les écarts de sa vie privée, quand on voit ce prédicateur de morale, déjà vieux, installer sous le toit domestique, à côté de son fils et de sa bru, une esclave, une sorte de servante maîtresse avec laquelle il entretient un commerce scandaleux. Mais surtout on ne lui pardonnera pas le démenti qu’il s’inflige à lui-même dans les questions d’argent. Très scrupuleux dans le maniement des deniers publics, il ne l’est pas plus qu’un autre quand il s’agit d’arrondir sa fortune autrement qu’au détriment de l’État. Le même homme qui donna la chasse aux usuriers et aux publicains est usurier lui-même pour son propre compte et, habile à tourner la loi, pratique, sous le prête-nom d’un affranchi, le commerce maritime interdit aux sénateurs. Apôtre de la vie rurale, ne tarissant pas sur les vertus qu’elle engendre ; sur les bienfaits dont elle est la source, il n’est somme toute qu’un capitaliste. Il a été un vrai paysan dans sa jeunesse : il ne l’est plus ; il est le maître qui, de loin en loin, visite ses domaines, qui ne voit dans la terre qu’une matière à spéculation ; il achète des bois, des pâturages, des étangs, des eaux thermales, des emplacements pour foulons ; il renonce à l’agriculture du moment où elle a cessé d’être rémunératrice. Après tout, quoi qu’il en eût et quoi qu’il en dit, il était de son temps ; détaché des champs ou converti à l’hellénisme, il était malgré lui emporté par le courant. Quand il déposa la censure, on lui érigea une statue avec cette inscription, A Caton, pour avoir par de sages ordonnances réformé la République penchant vers sa ruine. C’était une illusion. Il n’avait rien réformé, rien changé. Les abus qu’il avait cru extirpés ne tardèrent pas à renaître ; les hommes qu’il avait frappés relevèrent la tète ; la censure de 179 fut une réaction contre celle de 154. Il avait voulu ressusciter le passé, et le passé ne ressuscite pas : il l’avait montré par son propre exemple. Mieux eût valu essayer de comprendre le présent, s’y accommoder, et au lieu de s’opposer aveuglément, brutalement à une évolution irrésistible, la diriger, démêler clans les aspirations nouvelles ce qu’elles avaient de pernicieux et de salutaire, retenir de l’hellénisme épuré ce qu’il apportait d’élevé, d’assimilable au génie romain. Et d’ailleurs, qu’étaient-ce que les méfaits de l’hellénisme ou les fautes mêmes de la noblesse auprès des maux autrement profonds qui minaient la République par la base, désertion des campagnes, extension de la grande propriété, pléthore de la population urbaine, progrès du paupérisme ? C’étaient ces plaies qu’il eût fallu guérir, et pour cela la clairvoyance manqua, ou le courage. Sans doute tout cela ne laissait pas de préoccuper. On revint à la politique de colonisation, telle qu’elle avait été amorcée par Flaminius. Tandis que les colonies fondées en 197, à l’instigation de Scipion l’Africain, ne s’écartaient pas du type traditionnel et étriqué à 300 colons et n’avaient d’autre objet que d’assurer sur la côte oit elles s’échelonnaient la perception des douanes maritimes, celles qui se succédèrent les années suivantes, de 191 à 131, sous l’impulsion des Catoniens, étaient d’une tout autre envergure, composées de plusieurs milliers de familles et établies pour la plupart dans cette même région du Pô vers laquelle s’étaient portées les visées du premier parti réformateur. Malheureusement, ce qui peut-être eût été efficace cinquante ans plus tôt ne suffisait plus maintenant ; ce n’était pas de palliatifs qu’on avait besoin. Un instant, il sembla qu’on allait appliquer le vrai remède, le remède héroïque. Un intime de Scipion Emilien, le plus cher de ses confidents, C. Lælius, élabora, étant préteur en 145, sous les yeux de son illustre patron et ami, et très vraisemblablement sous son inspiration, un projet de loi agraire. Jamais pareille tentative n’eût pu se produire dans des conditions plus favorables, avec plus de chances de succès. On était au lendemain de la chute de Carthage. Scipion revenait d’Afrique avec un prestige immense. Si quelqu’un eût pu imposer aux classes possédantes le dur sacrifice, c’était lui. Il recula devant les difficultés de l’entreprise, devant l’agitation révolutionnaire dont elle devait donner le signal. Lælius garda son projet dans ses papiers. Cette prudence pusillanime lui valut le surnom de Sage. La censure de Scipion Emilien en 142 fut stérile. Elle ne fut après quarante ans que la réédition atténuée de celle de Caton. Il raya quelques sénateurs tarés, il prononça un beau discours pour rappeler le peuple aux vertus d’autrefois, et ce fut tout. Mais, moins de dix ans après, à la fin de 134, Tiberius Gracchus prenait possession du tribunat. § 2. - Tiberius Gracchus. La loi agraire. Tiberius Gracchus était le fils aîné de ce Sempronius Gracchus qui, bien que adhérant aux idées de Caton, s’était séparé de lui dans une circonstance mémorable en passant par-dessus une vieille inimitié pour tendre la main à Scipion l’Africain et l’arracher par son intervention à une condamnation imminente. La réconciliation remontant à cette date avait été scellée, plus d2 vingt ans après, par son mariage avec la fille du grand homme, jeune encore alors que Sempronius était un homme déjà mûr, arrivé au faite des honneurs. Tiberius était donc, par sa mère Cornelia, petit-fils de l’Africain, et comme ce dernier avait épousa Æmilia, sœur de Paul-Émile, il se trouvait être en même temps petit-neveu du vainqueur de Pydna, cousin de son fils Scipion Emilien, et par le mariage de Scipion Emilien avec sa sœur Sempronia, son beau-frère. Il appartenait ainsi à l’élite de l’aristocratie romaine, se rattachant d’ailleurs plus étroitement à ce groupe d’esprits distingués, honnêtes, timorés, qui sentaient la nécessité d’une réforme, mais n’osaient aborder résolument le problème. Tiberius osa. ll était poussé dans cette voie par sa mère, une femme d’un grand cœur et d’une grande intelligence qui, tout en conservant un culte pieux à la glorieuse mémoire r paternelle, avait adopté sans réserve les idées de son mari et les avait même dépassées. Elle lui avait donné pour maîtres deux Grecs, le rhéteur Diophane, de Mytilène, et le philosophe stoïcien Blossius, de Cumes. Ces deus hommes exercèrent sur leur élève une influence décisive. Blossius entra dans les projets de Tiberius ou, peut-être, les lui suggéra, et en tout cas, le soutint de ses conseils durant la lutte et lui resta fidèle après la défaite et par delà la mort, impliqué dans les poursuites dirigées contre ses partisans. Les philosophes grecs ne se confinaient pas dans la spéculation. C’étaient des hommes d’action en même temps que des penseurs, préoccupés des questions politiques et sociales. Il gavait un siècle environ que, sous la même impulsion, sous l’inspiration du stoïcien Sphæros, le roi Agis avait tenté de régénérer Sparte en mettant un terme à la monstrueuse inégalité des fortunes, telle qu’elle s’était développée en dépit de la législation de Lycurgue. La révolution avait glissé dans l’anarchie et le sang, mais elle avait eu d’admirables débuts. Un souffle puissant d’idéalisme avait traversé les plus nobles éléments de la haute société lacédémonienne. On avait vu toute une jeunesse enthousiaste, et au premier rang les femmes, faire abandon de ses biens sur l’autel de la patrie. Et peut-être Tiberius, dans sa juvénile ardeur, dans sa confiance naïve, attendait-il de ses compatriotes un égal désintéressement. Caïus Gracchus raconta plus tard comment son frère, traversant l’Etrurie en 137 pour se rendre en Espagne où l’appelaient ses fonctions de questeur, conçut la première idée de son entreprise à l’aspect de ce pays désolé où il ne rencontrait, au lieu de travailleurs libres, que des esclaves. Ce qu’il vit en Espagne ne put que le confirmer dans ces dispositions. Il vit la décadence de l’armée, l’insuffisance des effectifs appauvris par la diminution de ces classes moyennes où ils ne cessaient pas de se recruter en majeure partie, l’infirmité du commandement entre les mains d’une oligarchie incapable et corrompue. Enveloppé dans la capitulation de son consul Hostilius Mancinus, menacé d’être livré avec lui à l’ennemi quand le Sénat eut trouvé ce moyen de mettre sa conscience à l’aise en répudiant la honteuse et désastreuse convention, il dut son salut aux sympathies populaires qui déjà se portaient de son côté, en souvenir de son père et en raison de sa bravoure, de ses talents et de l’attente qu’il excitait. Les plans qu’il méditait dés ce moment et qu’il mûrit pendant les années qui suivirent trouvaient dans un événement grave qui se produisait précisément à cette époque une justification frappante et imprévue. En 141 avait éclaté la révolte des esclaves de Sicile. Elle avait commencé par un simple mouvement local, à Enna, et s’était étendue rapidement à file entière. Deus cent mille révoltés tenaient la campagne. Ils avaient battu successivement quatre préteurs, si bien qu’il avait fallu envoyer contre eux deus consuls, le consul Fulvius Flaccus en 134, et le consul Calpurnius Piso en 133, l’année même du tribunat de Tiberius. C’est en 132 seulement qui on se rendit maître de cette formidable insurrection. L’esclavage était un aspect du mal qui rongeait la République : aucune circonstance ne pouvait venir plus à propos pour démontrer l’urgence du remède. Plutarque nous a rendu l’écho des harangués qui révélèrent en Tiberius le plus puissant des orateurs et des agitateurs. Il s’adressa franchement au peuple, ne craignant pas de soulever ses passions, d’étaler à ses yeux ses griefs et ses souffrances : Les bêtes sauvages ont leurs tanières, et ceux qui meurent pour la défense de l’Italie n’ont d’autres biens que l’air qu’ils respirent. Sans toit où s’abriter, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent quand ils les exhortent à combattre pour les temples de leurs dieux, pour les tombeaux de leurs pères. De tant de Romains en est-il un seul qui ait son autel domestique, son tombeau familial ? Ils ne combattent, ils ne meurent que pour nourrir l’opulence et le luxe d’autrui. On les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une motte de terre. Jamais les justes revendications de la foule misérable n’ont trouvé à leur service une éloquence plus entraînante. C’est le cri des déshérités de tous les temps qui retentit dans ces paroles enflammées. Pourtant, il ne faut pas s’y méprendre : l’homme qui, du haut de la tribune, les jetait à l’assistance frémissante du Forum, n’était pas un démocrate. S’il a été l’initiateur du mouvement démocratique, s’il a dû s’appuyer sur le peuple contre le Sénat et déplacer l’autorité au profit de l’assemblée populaire, s’il a porté ainsi aux institutions fondamentales de la République une atteinte irréparable, ce fut, on peut le dire, malgré lui, contraint par la force des circonstances, emporté parles nécessités de la lutte, contrairement à ses intentions premières et à son but véritable. Il ne voulait pas ébranler la constitution, mais la maintenir, la consolider en la raffermissant sur sa base, sur le solide et large support des classes moyennes et rurales reconstituées. Il ne voulait pas faire du prolétariat l’arbitre de l’État, mais supprimer le prolétariat en faisant de chaque prolétaire un propriétaire. Le temps était passé où l’on pouvait pourvoir aux besoins des pauvres en leur distribuant les terres conquises en Italie. Il n’y avait plus en Italie de terres vacantes à distribuer. Les terres conquises avaient reçu leur destination. Elles étaient devenues propriété privée à la suite des assignations individuelles et de la fondation des colonies, ou bien elles avaient formé les vastes domaines dont les possesseurs s’étaient mués en propriétaires de fait. Ce qui restait de terres publiques, louées tous les cinq ans par les censeurs ; était peu de chose. Sans doute, les terres disponibles ne manquaient pas en dehors de l’Italie. Mais transplanter des citoyens en dehors de l’Italie, au delà des mers, c’était une idée qui ne venait encore à personne. La hardiesse était grande déjà de les transporter dans la Cisalpine, et elle ne pouvait se soutenir que dans certaines limites. Outre que l’empressement était médiocre pour ces postes dangereux en plein pays ennemi, on n’admettait pas volontiers qu’un citoyen fait assez détaché de Rome, relégué assez loin pour n’y pouvoir à l’occasion exercer ses droits politiques, et bien que cette conception, déjà surannée, ne répondit plus à la réalité présente, bien qu’elle fût passée de plus en plus à l’état de fiction depuis l’extension du droit de cité à toute l’Italie centrale, elle s’imposait encore aux esprits et nul ne songeait à s’y soustraire trop ouvertement. Si donc il était impossible d’établir les citoyens en dehors de l’Italie, il ne restait en Italie même qu’à les établir sur les terres usurpées par les riches. De la loi Sempronienne nous ne connaissons que quelques dispositions essentielles. Se référant à l’ancienne loi qui avait limité à 500 jugères les occupations du domaine public, elle reprenait cet article en y apportant les atténuations suivantes : 1° en plus de ces 500 jugères, il devait être laissé à l’occupant, pour chaque fils, un excédent de 250 jugères ; 2° la portion du domaine public ainsi concédée l’était à titre définitif ; en d’autres termes, la possession devenait propriété ; 3° pour la portion dont ils étaient dépossédés et pour la plus-value, les possesseurs recevaient une indemnité. La partie du domaine public qui faisait ainsi retour à l’État devait être convertie en lots assignables à des citoyens pauvres, sous cette réserve qu’ils ne pourraient pas les vendre et qu’ils paieraient une redevance. L’interdiction de la vente était nécessaire si l’on voulait faire œuvre durable. Les prolétaires, déshabitués du travail agricole, auraient pu succomber à la tentation de liquider leur bien et de retourner manger le produit à Rome. Il fallait les défendre contre eux-mêmes, et aussi contre les sollicitations de leurs riches voisins. La redevance affirmait le droit éminent de l’État. Il reprenait le lot au cas où, par déshérence ou pour toute autre raison, ce lot venait à devenir vacant, et il le cédait à un nouveau propriétaire. Il prévenait ainsi la reconstitution des grandes propriétés. Un article accessoire réservait certaines portions du domaine public particulièrement fructueuses, telles que le territoire campanien, l’ager campanus, devenu ager publicus depuis la deuxième guerre punique, pour punir les habitants de leur défection. Elles étaient exceptées du partage de manière à assurer au Trésor une source de revenus en Italie si, par hasard, ceux qu’il tirait des provinces venant à manquer. L’exécution de la loi était confiée à une commission de trois membres (triumviri agris dandis assignandis), élue tous les ans par les comices tributes. Elle devait procéder à la répartition des terres et trancher tous les litiges qui pouvaient s’élever à ce sujet. Cet exposé sommaire, dont il faut se contenter, laisse en suspens bien des questions. Par exemple, sur quels fonds prendrait-on les indemnités ? Que ferait-on de cette masse d’esclaves employés sur les terres reprises par l’État et attribuées à des citoyens ? Il est à croire que ces points étaient réglés. Comment ? Nous l’ignorons. Ce que nous savons, c’est que la loi avait été rédigée très soigneusement, avec la collaboration de P. Mucius Scævola, le plus grand jurisconsulte du temps. La loi était juste. Il n’y avait pas de prescription contre l’État. Elle était modérée. L’État ne revendiquait pas son droit tout entier. II ne réclamait qu’une partie de ce qui lui était dû et, de plus, il offrait une compensation. Mais juste en principe, modérée dans l’application, était-elle équitable et pratique ? Parmi les arguments que lui opposaient ses adversaires, on peut en écarter un qui devait produire un certain effet, parce qu’il était d’ordre sentimental et faisait appel à des scrupules religieux. Ils allaient répétant que sur les terres dont on voulait les déposséder ils avaient leurs tombeaux de famille. Riais on pouvait réserver les espaces restreints affectés à cet usage, ainsi qu’on faisait toutes les fois qu’il y avait aliénation de propriétés privées. Les autres objections étaient plus sérieuses. Il n’y avait pas de prescription en droit, mais il y avait prescription en fait. L’État, qui depuis tant d’années avait renoncé à la redevance, était-il autorisé maintenant à exhumer un titre périmé ? Des générations s’étaient succédées. Les biens usurpés sur le domaine avaient fructifié par le travail accumulé. Ils avaient passé de main en main. Ils avaient été transmis par héritage ; ils avaient été aliénés, totalement ou partiellement, par legs, par constitution de dot, par donation, par vente ; ils avaient été engagés pour dettes. Créanciers, héritiers, légataires, acquéreurs, possesseurs, tous se croyaient garantis : tous étaient de bonne foi. Était-ce leur faute si l’État les avait retenus dans leur erreur, et la négligence dont il s’était rendu coupable, était-ce à eus à en payer les frais ? On parlait de les indemniser, mais comment évaluer les sommes absorbées en bâtisses, en plantations, en améliorations de toute sorte ? Et comment se retrouver dans l’enchevêtrement des propriétés publiques ‘et privées ? Les pièces étaient perdues ou d’une interprétation contestable. Des procès à n’en plus finir, des chicanes, des ruines, une confiscation générale sous prétexte de restitution, un bouleversement complet des fortunes, telles devaient être les suites de cette loi néfaste. Ce qu’on pouvait répondre, nous le devinons. La question des indemnités était du ressort de la commission triumvirale qui s’acquitterait de sa tâche en conscience, et quant à la démarcation entre la propriété publique et la propriété privée, elle n’était pas si difficile à tracer. Les propriétés privées étaient soumises à l’impôt foncier ou tribulum, tandis que les terres occupées devaient ou étaient censées devoir la redevance, le vectigal. Or, l’État d’une part, les occupants de l’autre, étaient également intéressés à prévenir la confusion, l’État pour ne pas laisser tarir ce qui lui restait de revenus en Italie, depuis que le vertigal ne rendait plus, les occupants pour maintenir leurs occupations libres de toute charge en les dérobant au tributum dont elles étaient menacées, une fois assimilées aux propriétés privées. C’est pourquoi, quarante ans plus tôt, en 173, le consul Postumius Albinus avait pu opérer la délimitation en Campanie, affirmant ainsi et faisant prévaloir le droit de l’État. Il est vrai que le tributum n’était plus perçu depuis que le Trésor s’était enrichi du butin levé en Macédoine, en 167, mais il y avait de cela trente-quatre ans seulement et les registres des censeurs étaient là, qu’il était facile de consulter. Quand donc les possesseurs excipaient de leur bonne foi, ils étaient dans leur rôle, mais il ne tenait qu’à eux de savoir ce qu’il en était, et quand ils soutenaient que la loi des 300 jugères était tombée en désuétude, ils avaient raison sans doute, mais elle n’était pas oubliée : nous en avons la preuve par une allusion de Caton, dans un discours prononcé précisément en cette année 167. La réforme ne pouvait aboutir que par un effort héroïque de bonne volonté. Si jamais Tiberius avait compté sur ce miracle, il fut vite détrompé. Ce fut tout de suite, de la part des intérêts lésés une révolte formidable. Il avait pu convertir quelques sénateurs, de ses intimes et de ses proches, son beau-père, l’ancien consul et censeur, prince du Sénat, App. Claudius Pulcher ; le beau-père de son frère Caïus, P. Licinius Crassus Mucianus, le grand pontife ; et enfin l’un des deux consuls de l’année, frère du précédent, P. Mucius Scævola, le jurisconsulte éminent qui avait collaboré à la rédaction de la loi[1]. Ce n’était qu’une minorité, imposante par l’autorité de ces hauts personnages, et tout à fait insignifiante par le nombre. Dans son entourage même, parmi ses familiers et ses parents, il trouvait plus d’adversaires que d’adhérents. Scipion Emilien était absent : il était parti pour le siège de Numance, mais ses sentiments étaient connus. Ælius Tubero, un petit-fils de Paul-Émile, neveu d’Emilien et cousin, par conséquent, de Tiberius, son compagnon de jeunesse, jusqu’alors son ami, était au premier rang des opposants. De même Lælius, le sage Lælius. C’étaient ses idées d’autrefois qui prenaient corps et devant lesquelles il reculait épouvanté. Dans ces conditions, il était bien difficile de solliciter la ratification du Sénat. Tiberius se dispensa de cette formalité et porta directement son projet devant le peuple. La procédure, bien qu’anormale, n’était pas sans exemple, et elle n’avait rien que de légal, on l’a vu plus haut ; mais il ne devait pas tarder à sortir de la légalité. Le Sénat usa de son arme ordinaire : il suscita contre Tiberius l’intercession d’un de ses collègues, le tribun Octavius. Tiberius riposta en suspendant par son veto tout le jeu de la vie publique. Cette situation violente ne pouvait durer. Il se décida à en finir avec l’obstruction d’Octavius en provoquant sa destitution par le peuple. C’était un acte révolutionnaire, le premier, mais d’une extrême gravité. Aucun magistrat régulièrement élu ne pouvait être contraint de se démettre avant le terme fixé. A plus forte raison la déposition d’un tribun était-elle quelque chose de scandaleux, d’inouï, une sorte de sacrilège, la négation de sa puissance sacro-sainte, de son inviolabilité. Ajoutez que le droit d’intercession, atteint dans la personne d’Octavius, était dans la constitution un principe fondamental en dehors duquel on ne concevait même pas qu’elle plat fonctionner. Elle était fondée sur l’équilibre des pouvoirs réalisé par ce contrepoids : intercession des magistrats les uns contre les autres au sein du même collège, intercession des tribuns contre tous les magistrats, et ce rouage de l’intercession une fois brisé, la machine entière paraissait détraquée et comme affolée. Tiberius savait tout cela, mais il était convaincu de l’urgence de la réforme, persuadé qu’elle se heurterait toujours aux mêmes difficultés, persuadé aussi qu’il était seul capable de les surmonter. II essaya de justifier la mesure, d’en démontrer, sinon la légalité, du moins la légitimité. Le tribun, disait-il, avait pour mission de défendre les intérêts du peuple : s’il manquait à ce devoir, le peuple qui l’avait nommé pouvait aussi le révoquer. C’était la thèse du mandat impératif dans toute sa crudité, une thèse nouvelle et dangereuse, qui substituait l’arbitraire à la règle, le caprice populaire au règne de la loi. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il se résolut à franchir le pas redoutable. Il consentit cette fois, sur l’intervention de quelques sénateurs, effrayés de ce qui se préparait, à entamer des pourparlers avec le Sénat, mais devant l’accueil qu’il reçut il ne put que se retirer. A deux reprises, il renvoya les comices, et quand enfin, le troisième jour, on eut passé au vote, quand au dépouillement on eut constaté que dix-sept tribus sur les trente-cinq s’étaient prononcées contre Octavius, et qu’il ne s’en fallut plus que de la proclamation d’un suffrage hostile pour que la majorité fut acquise, une dernière fois il tenta de fléchir son collègue, se jetant dans ses bras tout en larmes, le suppliant de prendre en pitié la misère du peuple. Octavius parut ébranlé, mais un coup d’œil sur le groupe des oligarques le rappela à ses engagements. L’opération un instant arrêtée continua, et la déposition fut votée à l’unanimité. La loi le fut ensuite, puis l’on procéda à l’élection de la commission triumvirale qui se composa de Tiberius, de son beau-père App. Claudius et de son frère Caïus. Son travail se trouva simplifié, Tiberius ayant commis la faute de biffer la clause relative aux indemnités. Il était exaspéré et ne gardait plus de ménagements. Sur ces entrefaites, un événement se produisit qui lui permit de combler une lacune ou de renforcer une disposition de la loi, tout en portant un nouveau coup à l’autorité du Sénat. Le roi de Pergame Attale III, mourant sans héritier, légua, son royaume et son trésor au peuple romain. Tiberius déposa un projet de loi portant que les sommes provenant du trésor royal seraient réparties entre les bénéficiaires de la loi agraire, pour subvenir à l’achat du matériel aratoire et aux premiers frais de l’exploitation. II est difficile d’admettre que la loi n’ait point, dés le principe, pourvu à ce besoin, mais il faut croire que ce crédit supplémentaire n’était pas de trop. Il proposa en outre de renvoyer au peuple tout ce qui concernait l’organisation de la nouvelle province. C’était atteindre le Sénat dans deux de ses attributions essentielles, l’administration financière et l’administration provinciale. Il n’est pas établi que les deux propositions aient abouti à un vote. Il s’agissait d’autre chose pour le moment. Il y avait six mois à peine que Tiberius était entré en charge, le 10 décembre 134, et déjà la date des élections pour le tribunat, placée dans le courant de juillet, approchait. Avant tout il devait se faire réélire. Il y allait de l’avenir de son œuvre et de la sûreté de sa personne. A partir du 10 décembre prochain, s’il n’était pas réélu, il cessait d’être couvert contre une poursuite judiciaire, et les oligarques n’attendaient que ce jour pour lui intenter une accusation de haute trahison, de perduellio, trop justifiée, il faut le reconnaître, par son attentat contre l’Inviolabilité tribunicienne. Il est vrai que l’interdiction de se perpétuer dans une magistrature s’était étendue au tribunat depuis qu’il était lui-même devenu une magistrature. Mais on n’en était plus à une illégalité près, et celle-ci semblait autorisée par le précédent de la déposition d’Octavius. Puisque le peuple était maître de déposer les tribuns pourquoi ne Petit-il pas été de leur renouveler leur mandat ? Et puis comment conduire à bonne fin une entreprise de longue haleine et de longue portée dans un temps aussi strictement mesuré ? La courte durée des magistratures assurait l’empire d’une aristocratie routinière, mais elle empochait toute initiative hardie, toute réforme radicale et profonde. La question étant ainsi posée, la bataille se concentra autour de la candidature de Tiberius. Les conditions où il affrontait la lutte étaient peu favorables. Il n’était pas suivi» par ses collègues. Ils ne s’étaient pas solidarisés avec Octavius, mais l’inviolabilité était le plus précieux de leurs privilèges ; en y renonçant pour un seul, ils sentaient qu’ils y renonçaient pour toits, et il ne fut pas difficile aux oligarques d’exploiter leur mécontentement. Leur attitude fut assez nettement hostile. Ce qu’il y eut de plus grave, c’est que ceux-là mêmes dont il servait la cause ne lui prêtèrent pas l’appui décidé sur lequel il avait droit de compter, et c’est ici qu’apparaît la faiblesse d’un parti où l’ardeur des chefs n’était pas soutenue par celle des soldats. Ses vrais partisans étaient les ruraux, les petits propriétaires menacés de ruine ou ruinés, réduits à l’état de fermiers ou de salariés, tous attachés encore à la vie agricole, ne demandant qu’à la poursuivre à nouveaux frais, plus sûrement, plus avantageusement. Ils formaient le noyau solide de son armée, et ils firent défection. Ils étaient accourus en foule quand il s’était agi de voter la loi, mais le malheur voulut que la date des élections coïncidât avec celle de la moisson, et c’était trop leur demander de s’arracher à leurs travaux en vue d’un intérêt supérieur et d’ordre général. S’ils étaient venus aux élections précédentes, un nouvel effort était au-dessus de leurs forces. Encore n’est-il pas sûr que leur concours ait été alors nécessaire. L’enthousiasme avait été très vif non seulement dans la plèbe rurale, mais aussi dans la plèbe urbaine. Depuis, il s’était refroidi chez cette dernière. La loi agraire lui promettait une existence plus honorable, plus saine que celle qu’elle menait dans la capitale, mais aussi beaucoup plus dure et, au fond, elle y tenait médiocrement. Elle était aussi, nous avons eu occasion déjà d’en faire la remarque, très dépendante des nobles, vivant de leurs largesses, soumise, à leur ascendant, à leur prestige, peu habituée à leur tenir tète, à les regarder en face. On le vit bien quand il fallut opposer à leur fureur, non plus un vote, mais la force. Pourtant, quand on proclama le résultat du scrutin, il se trouva que les deux tribus dont les noms ouvraient la listé avaient voté pour Tiberius, mais la légalité de la candidature fut contestée, un tumulte s’éleva, et l’on s’ajourna au lendemain. Le lendemain le tumulte recommença, les deux partis en vinrent aux mains. Le Sénat assemblé dans le voisinage attendait le moment d’intervenir. Depuis longtemps il dénonçait en Tiberius un aspirant à la tyrannie, à la royauté. Les bruits les plus absurdes, les plus sottes calomnies couraient à ce sujet. Il faut être juste pourtant : il y avait quelque chose de fondé dans ces accusations ou ces appréhensions. Si le désintéressement de Tiberius était au-dessus de tout soupçon, s’il n’entrait dans ses vues aucune arrière-pensée personnelle, aucun mobile bas, un fait est certain : le tribun qui aux pouvoirs négatifs du tribunat ajoutait des pouvoirs positifs illimités, qui, libre de tout empêcher, était libre de tout faire, qui, d’un geste suspendait le fonctionnement de tout l’organisme politique et de l’autre manœuvrait les comices sans être arrêté ni par l’opposition du Sénat ni par celle de ses collègues, qui, de plus, tendait à se perpétuer indéfiniment dans sa magistrature, ce tribun était bien près de devenir le maître de l’État. Quand on vint rapporter au Sénat que Tiberius avait chassé les autres tribuns, qu’il voulait se faire proclamer tribun unique, qu’il avait porté sa main à la tète pour signifier qu’il demandait la couronne, on ne se donna pas la peine de vérifier ces allégations mensongères. Scipion Nasica, le plus fougueux des oligarques, somma le consul président de faire son devoir, c’est-à-dire de frapper le traître. Le consul n’était autre que P. Mucius Scævola, un des rédacteurs de la loi agraire, mais qui n’entendait pas que la réforme tournât à la révolution. Néanmoins, il se refusa à ordonner la mort d’un citoyen sans jugement. Sur quoi, Nasica se précipita a la tête d’une troupe de sénateurs et de chevaliers, assistés de leurs clients et de leurs esclaves. La foule se dispersa, terrorisée, et Tiberius fut tué avec trois cents de ses partisans. L’histoire hésite à le juger. Faut-il le louer de son initiative ? Faut-il le blâmer ? L’événement lui a donné tort, mais a-t-il donné raison à ceux qui le combattaient ? Il se peut qu’il ait mal calculé les difficultés où il devait se briser. Peut-être aussi n’a-t-il pas mesuré toute la portée de ses actes, car, s’il est vrai que le premier sang versé l’a été par ses adversaires, ce fut lui le premier qui enseigna le mépris de la loi et par là ouvrit l’ère des violences et des coups d’État. Et pourtant, la noblesse de son caractère, la pureté de ses intentions, la sincérité de son patriotisme, sa candeur même et ses illusions, tout cela, joint à la cruauté de sa destinée, nous émeut d’admiration et de pitié. Et puisque la République périssait, puisque de toute manière les choses en étaient au point où l’abstention et l’action devenaient également dangereuses, nous réservons notre sympathie pour ce jeune homme, au cœur vaillant, à l’âme généreuse qui, sourd aux conseils de l’égoïsme et de la peur, à travers tous les obstacles, dans un esprit d’abnégation absolu, osa risquer cette suprême tentative de salut et y sacrifia sa vie. § 3. - La question italienne et Scipion Emilien. Les trois cents victimes tombées avec Tiberius le jour des comices ne suffirent pas à la vengeance des oligarques. Le Sénat institua des tribunaux exceptionnels qui, au mépris de la provocatio, prononcèrent de nombreuses condamnations à mort. Pourtant, il ne s’en prit pas à la loi agraire. Il avait frappé le tyran et ses complices, il affecta de s’en tenir là. Et il est certain que les atteintes à la constitution le touchaient plus directement en tant que corps politique, mais on peut croire aussi que ce qui l’arrêta, ce fut le réveil rapide du parti adverse. Il avait été étourdi, non abattu. Il avait retrouvé, en la personne de M. Fulvius Flaccus et C. Papirius Carbo, deus chefs qui ne tardèrent pas à reprendre l’offensive. Flaccus osa, en plein Sénat, dénoncer l’attentat de Nasica, et le Sénat n’osa pas couvrir le meurtrier. Il se contenta de l’éloigner en lui confiant une prétendue mission en Asie, où il mourut obscurément. En même temps, il multipliait les cérémonies expiatoires destinées à effacer la trace du funeste événement. Tout cela à l’instigation des esprits modérés dont le principal représentant était Mucius Scævola. Il avait eu cette faiblesse d’approuver après coup l’acte de Nasica, oubliant que lui-même il l’avait réprouvé avant qu’il ne fiât commis. Mais il passait condamnation sur le fait accompli et souhaitait l’apaisement. La commission triumvirale fut donc maintenue. Tiberius y fut remplacé par P. Licinius Crassus, qui vint siéger à côté de C. Gracchus et d’App. Claudius. Puis, Crassus ayant été désigné consul pour 131 et Claudius étant mort, on pourvut aux deux vacances par l’élection de Fulvius et de Carbo. De l’activité déployée par les triumvirs, il reste encore aujourd’hui quelques monuments matériels dans les cippes ou bornes limites qui portent leurs noms. Mais un témoignage plus éloquent est celui qui résulte de l’augmentation du nombre des citoyens, telle qu’on la constate en comparant les chiffres du cens en 131 et 123. La différence en plus est de 76.000. Ce sont donc 76.000 nouveaux propriétaires qui ont surgi sous l’action bienfaisante de la loi clans cet espace de six années, s’il est vrai, comme il y a tout lieu de le croire, que les chiffres extraits des registres des censeurs s’appliquent, non à la population totale, y compris les capite censi, mais aux catégories de censitaires constituant la force militaire de Rome. Les historiens, assez mal disposés en général pour le principe des lois agraires, ne nous disent rien de ce résultat. S’ils nous parlent des opérations de la commission, c’est uniquement pour insister sur les embarras où elle se débattait. Les possesseurs avaient organisé une sorte de grève, se refusant à produire l’état de leurs possessions, si bien qu’il fallut recourir aux déclarations des tiers, en d’autres termes faire appel aux dénonciations, et les choses naturellement en furent envenimées. Il y eut des abus. Tel qui possédait un domaine prospère recevait en échange une lande stérile. Le mécontentement allait croissant, et ce n’était pourtant pas le seul et le plus grand danger. Un autre problème se posait maintenant de plus en plus menaçant. La question italienne s’était greffée sur la question agraire. La secousse imprimée par Tiberius Gracchus se propageait comme par des ondulations successives ébranlant tout l’édifice. Les Romains avaient traité leurs sujets italiens avec une faveur exceptionnelle, unique dans le monde ancien. Ils les avaient divisés en deux grandes classes, les villes appelées municipes et les villes alliées. Les municipes étaient les villes dont les habitants, conservant à des degrés divers, suivant les cas, leur autonomie locale, étaient assimilés aux citoyens romains en ce qui concernait les droits privés. Avec le temps ils acquirent les droits politiques, de telle sorte qu’à l’époque où nous sommes parvenus, le mot municipe ne désignait plus que les communes en possession du droit de cité complet. Et ce ne fut pas, pour le dire en passant, une des créations les moins originales, et les moins fécondes du génie politique de Rome, que ces villes rattachées à la cité romaine et formant néanmoins autant d’organismes distincts. Jusqu’alors on n’avait pas conçu que l’on pût faire partie d’une même cité sans faire partie de la même commune. C’est pourquoi l’on peut voir dans cette institution du municipe le berceau du régime quia été un des grands bienfaits, une des grandes choses de l’Empire et que nous appelons justement le régime municipal. Restaient donc, en dehors de la cité, les alliés qui se partageaient eux-mêmes en deux catégories, les alliés tout court et les Latins. Le droit latin, le jus Latii, ainsi nommé parce qu’il s’était limité d’abord aux Latins de race, mais qui depuis s’était propagé à travers l’Italie, applicable aux colonies latines comme aux villes dites latines sans qu’elles fussent des colonies, constituait une situation privilégiée, impliquant une jouissance partielle du droit de cité. Les Latins avaient, sinon le connubium, du moins le commercium ou droit de propriété. Ils votaient dans une tribu désignée par le sort quand ils se trouvaient à Rome en déplacement, et il suffisait de la résidence pour leur assurer le titre de citoyen sans restriction. Les alliés non latins ne participaient pas à ces avantages mais, pour le reste, ils étaient sur le même pied ; non que la condition des divers peuples fût absolument identique, — elle pouvait varier suivant les circonstances on ils étaient entrés dans l’alliance romaine —, mais c’étaient des différences de détail dont il est permis de faire abstraction. Ils étaient tenus de reconnaître la majesté c’est-à-dire la suprématie, la suzeraineté du peuple romain ; il leur était interdit de pratiquer une politique indépendante entre eux ou, à plus forte raison, avec une puissance étrangère. Mais ils administraient librement leurs affaires intérieures, on Rome n’intervenait que rarement, pour des raisons de police locale ou générale. Ils ne payaient pas de tribut, et la seule charge qui leur incombât était d’ordre militaire. Ils devaient fournir et entretenir des contingents dont le total était, comparé à l’effectif de l’armée civique, à peu près comme 3 à 1, disproportion justifiée d’ailleurs par l’infériorité numérique des Romains. La deuxième guerre punique mit à l’épreuve la solidité de la confédération italienne, et somme toute, le résultat fut favorable à Rome. Elle recueillit alors le fruit de sa conduite habile autant que généreuse. Les défections furent peu nombreuses, et c’est parce qu’elles ne le furent pas davantage qu’Hannibal échoua. Mais à dater de cette époque, les dispositions des deux parts changèrent du tout au tout. II était juste de châtier les traîtres, mais il l’était aussi que la fidélité obtint sa récompense. Il n’en fut rien, tout au contraire. Rome se crut assez forte pour n’avoir plus de ménagements à garder. Sa politique se fit étroite, oppressive, et inversement les alliés formulèrent des exigences en rapport avec les services rendus. Le premier fait à noter, c’est l’arrêt qui se produit dans la propagation du droit de cité. Depuis la réforme des comices centuriates, en 241, il était clair qu’on ne créerait plus de tribus nouvelles. La coordination établie entré le système des tribus et celui des classes et centuries ne permettait pas qu’on dépassât le chiffre 35, fixé une fois pour toutes. On pouvait, il est vrai, inscrire les nouveaux citoyens dans lés tribus existantes, et c’est le : parti qu’on prit pour les concessions individuelles. Mais c’en était fait des concessions collectives. Les municipes arrivaient successivement, l’un après l’autre, au droit de cité complet. Le dernier exemple à nous connu d’une promotion de ce genre est de l’année 188. C’était le terme d’un mouvement depuis longtemps commencé. Il n’y avait pas apparence qu’il se continuait au profit des alliés. Nous avons signalé plus haut cette orientation nouvelle de la politique romaine et nous avons admis qu’elle pouvait tenir à des préoccupations légitimes. Il était impossible en effet que l’incompatibilité entre le maintien des institutions et l’extension indéfinie du droit de cité échappât aux hommes d’État clairvoyants. Mais il y avait d’autres motifs non moins impérieux, moins élevés, plus grossiers, plus accessibles à tous, l’orgueil et l’égoïsme. Les citoyens de toute condition, depuis le sénateur jusqu’au dernier homme du peuple, étaient très fiers de leur titre et également attachés aux avantages qu’ils en retiraient et, pour cette double raison, très décidés à le garder pour eus. Il flattait leur amour-propre et il serrait leur intérêt. Il signifiait qu’ils étaient les maîtres du monde et libres de l’exploiter à leur gré. Les nobles se réservaient de l’exploiter, parle gouvernement des provinces, les chevaliers par les sociétés financières, et quant à la plèbe, profitant à sa manière de la conquête, de l’afflux des richesses, des largesses de toute sorte qui en étaient la suite, elle ne se souciait pas de partager avec des intrus. Divisées sur tant de points, toutes les classes étaient d’accord sur celui-là. Les plus lésés parmi les alliés, ou les plus frustrés parce qu’ils paraissaient les plus voisins du but, étaient les Latins. Ils appartenaient à la même famille ethnique que les Romains, et ceux qui n’étaient pas Romains de race l’étaient devenus par la langue, par les institutions, par les mœurs. Ils avaient pour parvenir au droit de cité des facilités qui semblaient leur promettre, dans un avenir plus ou moins rapproché, la naturalisation en masse. Et non seulement cette perspective leur était fermée, mais ces facilités mêmes se trouvèrent réduites. La faculté d’acquérir le droit de cité par le simple transfert du domicile fut subordonnée d’abord à certaines conditions, puis radicalement supprimée. Les Latins immigrés devaient laisser derrière eux au moins un fils conservant sa nationalité, et comme ils trouvaient moyen de tourner la loi par toute sorte de subterfuges juridiques, on se décida à en finir par des expulsions brutales, pratiquées sur une grande échelle et fréquemment renouvelées. La première fois, en 187, ce ne furent pas moins de 12.000 Latins qui se trouvèrent ainsi rayés des rôles du cens et renvoyés dans leur patrie. Seuls désormais furent admis au droit de cité ceux qui avaient exercé une magistrature dans leur ville : il fallait bien, du moment où l’on s’aliénait les classes populaires, conserver les sympathies des aristocraties. L’immigration à flot continu était, il faut bien le dire, un danger, non seulement pour la capitale dont elle renforçait la plèbe indigente, car la plupart des immigrés étaient des pauvres en quête de ressources, mais plus encore pour les villes qui se dépeuplaient tout en restant astreintes à fournir les mêmes effectifs à l’armée. On ne saurait donc sans injustice reprocher aux hommes d’État romains ces mesures prises dans l’intérêt des Latins eux-mêmes, et d’ailleurs à la requête même de leurs gouvernements. Elles n’en provoquaient pas moins chez ceux qui étaient frappés une vive irritation, et d’autant plus justement que l’intérêt des villes latines n’était pas seul en cause, on le sentait trop bien. Le peu d’empressement des citoyens à s’enrôler dans les colonies romaines avait fait accepter dans ces colonies des Latins. Ces Latins se figuraient par là être devenus des citoyens. Un sénatus-consulte de l’an 195 leur apprit qu’ils se trompaient. On ne pouvait pas alléguer qu’il s’agissait d’empêcher le dépeuplement des villes latines puisque, de toute manière, ils étaient perdus pour leur patrie d’origine. C’était une vexation injurieuse et gratuite, profondément ressentie et de nature à glacer le plus ardent loyalisme. Le moment où se rétrécissaient ainsi, au point de s’obstruer à peu près complètement, les voies qui menaient au droit de cité était précisément celui où l’acquisition de ce droit paraissait de plus en plus désirable. Il y avait eu un temps, et il n’était pas trop éloigné encore, où les Italiens, satisfaits de leur sort, très attachés à leurs traditions et à leur individualité nationales, ne se souciaient pas d’y renoncer pour aller s’absorber dans la masse uniforme du peuple romain. Lorsque en 216, après la bataille de Cannes, le Sénat offrit le droit de cité ‘aux contingents de la ville de Préneste, en reconnaissance de leur conduite héroïque au siège de Casilinum, ils refusèrent : ils aimèrent mieux rester des Prénestins. Ce temps n’était plus. Le prestige grandissant de Rome faisait tort à la petite patrie locale en même temps que le contraste de plus en plus choquant entre la condition des citoyens et celle des alliés rendait plus intolérable à ces derniers le sentiment de leur dépendance, devenue une véritable et très dure sujétion. Si le Sénat s’était contente d’empiéter sur l’autonomie des villes par des interventions plus fréquentes dans le domaine de la législation et de l’administration, le mécontentement serait resté à la surface, restreint aux cercles aristocratiques, les seuls sensibles à ces usurpations. Mais l’aggravation des charges militaires touchait tout le monde. Les traités, les lois qui avaient fixé les contingents des alliés et des Latins n’étaient plus observés. Le rapport équitable longtemps maintenu entre les effectifs des citoyens et des Italiens était renversé. Tandis qu’on ménageait avec un soin jaloux le sana des premiers, celui des autres coulait à flots. Sans doute on pouvait dire que les rangs des citoyens aptes au service s’éclaircissaient tous les jours, alors que la petite propriété luttait encore dans certaines régions plus ou moins écartées, en dehors du territoire romain. Riais quelle prise pouvaient avoir des arguments de ce genre, et qu’en devaient penser les malheureux condamnés à se faire tuer pour des intérêts qui leur étaient étrangers, pour des ambitions qu’ils ne partageaient point, non plus pour défendre leurs foyers contre l’envahisseur gaulois ou punique, mais pour assouvir les passions de l’impérialisme déchaîné, pour enrichir une petite coterie de magistrats et de trafiquants, pour gorger une populace oisive de fêtes et de festins ? Encore si, pour tant de sacrifices, une part légitime leur était réservée dans les profits de la guerre. Mais pour le butin comme pour les assignations de terres, ils étaient réduits à la portion congrue. Encore, si, combattant aux côtés du légionnaire, ils étaient traités comme lui, mais les lois qui récemment avaient étendu le bénéfice de la provocatio en dehors de la ville et supprimé le supplice infamant de la bastonnade ne s’appliquaient qu’aux citoyens. Après comme avant, les alliés pouvaient être fustigés et mis à mort sur un simple ordre du magistrat de Rome. Les magistrats avaient pris de mauvaises habitudes dans le gouvernement des provinces et, pas plus que les provinciaux, les Italiens n’étaient défendus contre leurs abus de pouvoir, contre leurs caprices brutaux ou sanguinaires. Il faut voir dans Aulu-Gelle les faits odieux dont il emprunte le récit aux discours indignés de Caton et de C. Gracchus. Un consul passe à Teanum, en Campanie, avec sa femme et sa suite, tous hébergés magnifiquement aux frais des habitants. La femme du consul a envie de se baigner. Le bain des femmes n’étant pas assez luxueux, elle veut celui des hommes, et aussitôt le principal magistrat le fait évacuer en toute hâte. Pas assez vite pourtant au gré de la dame qui s’impatiente, et sur ce, le consul ordonne à ses licteurs de saisir le, magistrat et de le battre de verges en plein forum. Pour une cause non moins futile, deux questeurs de Ferentinum sont menacés de la même peine, et l’un des deux se précipite du haut des remparts pour échapper à cette ignominie. Les choses en étaient là quand fut lancée la loi agraire de Ti. Gracchus. C’est une question de savoir si elle s’étendait à l’Italie et, dans quelle mesure, en d’autres termes, si elle obligeait les possesseurs Italiens à restituer et si elle admettait les Italiens pauvres à bénéficier de la restitution. Sur le premier point, — les possesseurs Italiens étaient-ils dépouillés ? — il ne saurait y avoir de doute. Les réclamations des Italiens ne se comprendraient pas s’ils n’avaient été lésés dans leurs droits, réels ou prétendus, aussi bien que les citoyens. Les villes entrées dans l’alliance romaine tenaient de l’État romain des portions du domaine public, des terres cédées ou, après la guerre, rétrocédées à ce titre, et elles les avaient laissé envahir par les nobles, comme on avait fait à Rome. Les Latins en particulier, jouissant du commercium, pouvaient se croire autorisés, non moins que les citoyens, à considérer ces occupations comme définitives et transformées en véritables propriétés. Ce qu’il y avait de grave dans ces protestations c’est qu’elles ne prenaient pas, comme celles des citoyens, un caractère individuel ; elles étaient formulées, au nom des intéressés, par les villes dont ils ressortissaient, elles invoquaient des traités, et sans doute il n’est pas probable que la loi ait violé ouvertement ces conventions, mais ici, comme ailleurs, la ligne de démarcation était flottante entre la propriété publique et privée, et en tout cas, les contestations, les chicanes surgissaient avec la même âpreté. Sur le deuxième point, — les pauvres étaient-ils admis à bénéficier de la loi agraire ? — nous éprouvons quelque embarras. Il n’est pas à croire pourtant que Tiberius ait fait leur part aux Italiens. Il l’aurait voulu sans doute : tout ce que nous savons de ses projets ultérieurs nous autorise à le conjecturer. Mais il n’a pas osé : il connaissait trop les dispositions du peuple romain pour ajouter cette difficulté à toutes les autres. Ce qui confirme cette manière de voir, c’est que plus tard Fulvius Flaccus, quand il proposa de conférer le droit de cité aux alliés, eut soin de spécifier qu’il impliquerait pour eux le droit de participer aux assignations. Il est vrai d’autre part qu’Appien nous les montre divisés en deux camps comme les citoyens eux-mêmes, les uns tout à la crainte, les autres tout à l’espérance, et cela ne peut vouloir dire qu’une chose, à savoir qu’il y avait en Italie comme à Rome une aristocratie menacée dans ses biens et un prolétariat escomptant le terme de ses misères. Et cela n’empêche pas le même Appien de nous montrer plus loin les mêmes Italiens unanimes dans leur opposition. La contradiction n’est sans doute qu’apparente ; elle se résout si l’on considère que le premier de ces deus textes se rapporte à la période préparatoire, antérieure au vote de la loi, et le second à la période d’exécution. II résulte de là que Tiberius a bien eu l’intention d’admettre les Italiens au bénéfice de la loi, mais qu’il a dû y renoncer devant l’impopularité de cette mesure. Et ainsi, les Italiens riches, quand ils se voyaient dépouillés, n’avaient pas même cette consolation de l’être au profit de leurs compatriotes pauvres, et pour ces derniers, l’attente excitée aboutissait à une immense déception. Alors se fit jour une idée qui germait depuis longtemps dans les esprits, mais qui empruntait aux circonstances une nouvelle force. Les Italiens réclamèrent le droit de cité. Ils le réclamèrent pour des raisons diverses avec une égale insistance, les uns pour participer aux avantages de la loi agraire, les autres comme une compensation due aux pertes qu’elle leur infligeait, tous parce que c’était la fin de l’arbitraire, la sécurité, l’égalité, la justice. Pour la première fois leurs revendications trouvèrent un écho. Cent ans plus tôt, quand il avait fallu reconstituer le Sénat décimé .parla bataille de Cannes, un certain Carvilius, plus libéral que ses collègues, avait imaginé d’aller prendre deux sénateurs chez chacun des peuples latins. La : proposition avait été repoussée avec horreur. Aujourd’hui, c’était l’Italie entière qui frappait à la porte de la cité, et c’était tout un parti qui était prêt à lui livrer la placé.- Déjà on avait prêté ce projet à Ti. Gracchus. Il figurait parmi ceux qu’on lui attribuait pour son deuxième tribunat. Il était recueilli maintenant par les héritiers de sa pensée. Ils y voyaient le moyen de réconcilier les Italiens avec la loi agraire, mais ils y voyaient autre chose encore, une mesure de préservation et de salut. Le nombre croissait de ceux qui commençaient à comprendre qu’entre l’extension de l’empire et l’effectif stagnant des citoyens, la disproportion était trop forte, que sur cette base étroite le colossal édifice élevé par le dénie et la fortune de Rome chancelait et menaçait ruine. La personnalité la plus en vue était encore une fois Scipion Emilien. Il était revenu d’Espagne couvert d’une gloire nouvelle. Ses amis l’avaient accueilli comme l’arbitre, comme le sauveur, seul capable de surmonter la crise. Ils songeaient à restaurer pour lui l’institution démodée de la dictature. Mais ils se trompaient sur sa puissance réelle. Comme tous les politiques de juste milieu, il était, dans la fureur des partis, un isolé. Les oligarques ne pouvaient considérer comme un des leurs le censeur austère qui avait dénoncé leurs tares et qui, à peine de retour, reprenait son couvre d’assainissement en poursuivant pour ses exactions le consulaire Aurelius Cotta. D’un autre côté, sa rupture avec les révolutionnaires était complète. Homme d’autorité et de discipline, il ne pardonnait pas à leur chef ses atteintes à la légalité et ses avances à la démocratie. Il avait eu, apprenant sa fin sous les murs de Numance, une dure parole : Ainsi périsse, avait-il dit en citant, suivant son habitude, un vers d’Homère, ainsi périsse quiconque se sera rendu coupable des mêmes attentats. Et Papirius Carbo avait eu cette habileté de lui arracher un propos semblable, en plein Forum. Carbo était alors le grand meneur du parti. Il avait présenté deux lois, la loi tabellaire qui achevait d’émanciper les suffrages en étendant aux comices législatifs le vote secret, sur bulletin (tabella), déjà introduit, depuis quelques années, pour les opérations électorales et judiciaires, et une autre loi plus redoutable qui, en légitimant la réélection des tribuns, justifiait rétrospectivement la deuxième candidature de Ti. Gracchus et lui préparait pour l’avenir un successeur. L’autorité de Scipion se trouva encore assez grande pour faire rejeter la deuxième loi, mais ce fut au cours des débats soulevés à cette occasion qu’il se vit amené malgré lui, presque de force, sur les questions pressantes de son adversaire, à répéter publiquement la condamnation prononcée en Espagne, dans le cercle de ses intimes, et les clameurs qui lui répondirent ne lui laissèrent pas d’illusion sur l’effet produit. I1 ne conservait de popularité qu’en dehors de Rome, parmi les Italiens. C’est vers eux qu’allaient toutes ses sympathies. Il professait pour la plèbe urbaine un mépris qui, ce même jour, dans cette même circonstance, s’exprima par l’apostrophe cinglante dont nous avons rapporté les termes précédemment. Et comment ne l’aurait-il pas méprisée, cette populace qui se dépensait en vaines protestations contre le meurtre de son défenseur, après l’avoir lâchement abandonné au jour du péril ? Mais il estimait et il aimait les Italiens. Il avait éprouvé leur valeur sur cent champs de bataille, et les Italiens de leur côté se tournaient vers leur ancien général comme vers leur patron naturel. En acceptant ce patronage, il n’avait pas à renier ses opinions conservatrices, car du même coup, il prenait parti plus décidément que jamais contre la loi agraire. C’était contre cette loi que portaient les récriminations des Italiens ; c’était à cette loi qu’il fallait s’en prendre pour leur donner satisfaction. Il usa d’un moyen détourné. Il obtint — ce fut le dernier triomphe de son éloquence et de l’ascendant qu’il gardait encore malgré tout sur la foule — il obtint de faire enlever le contentieux à la commission triumvirale pour le soumettre à l’arbitrage du consul Sempronius Tuditanus. Et Sempronius n’eut rien de plus pressé que de se dérober à sa tâche en se hâlant de partir pour sa province. Les affaires s’accumulèrent en son absence et la commission, qui ne pouvait rien faire tant que ces litiges n’étaient pas réglés, se consuma dans l’inaction. La loi était enterrée ; les Italiens étaient tranquilles. Etait-ce là tout ce qu’ils avaient voulu ? Etait-ce tout ce que voulait Scipion ? Au point où en étaient les choses, cette solution était-elle pour les satisfaire ? Etait-elle pour satisfaire un véritable homme d’État ? On aimerait à croire qu’il formait un plan plus vaste. Puisque les protagonistes de la réforme promettaient aux Italiens le droit de cité en échange de leur adhésion à leur programme, on souhaiterait que de son cité il eût songé à le leur offrir, comme un don gratuit et mérité. Si telle a été sa pensée, il en a emporté le secret dans la tombe avec celui de sa mort. Un matin de l’année 129, on le trouva inanimé dans son lit. II avait parlé la veille au Sénat et s’était retiré dans sa chambre pour travailler. Mort naturelle ? Suicide ? Assassinat ? On ne le sut jamais. Appien qui mentionne, sans d’ailleurs se prononcer, l’hypothèse (lu suicide, dit qu’on attribua cette résolution à ce fait qu’il avait pris certains engagements qu’il ne pouvait tenir. Il s’agit, on n’en peut guère clouter, d’engagements avec les Italiens, mais de quelle nature ? Les soupçons d’assassinat portèrent sur ses ennemis politiques, sur Carbo, sur Fulvius, sur C. Gracchus même et sur Cornélie, et jusque sur sa femme Sempronia, la sœur des Gracques, qui vivait avec lui en mauvaise intelligence et partageait les sentiments exaltés que sa mère entretenait pour la mémoire de Tiberius. Ce fut très vraisemblablement une invention de l’esprit de parti. On remarquera seulement que ce bruit n’aurait sans doute pas pris naissance si les dissidences avaient été moins profondes, si sur la question italienne, plus importante encore que la question agraire, il y avait eu accord. Une autre présomption dans le même sens négatif, c’est l’attitude résignée des Italiens après la disparition, de toute façon suspecte, de leur protecteur. Ils ne jugèrent pas leur cause perdue, ils ne se révoltèrent pas. Il en devait être autrement après le, meurtre de Drusus. Depuis la mort ide Ti. Gracchus, les élections consulaires avaient été favorables à l’oligarchie. En 126, le vent tourna. Fulvius Flaccus fut désigné pour le consulat. Il crut le moment venu. II déposa un projet de loi octroyant à tous ceux qui en feraient la demande le droit de cité et étendant aux autres le régime de la provocatio. Les nouveaux citoyens devaient de plus, ainsi que nous l’avons vu plus haut, avoir leur part dans la distribution des terres. Mais le projet, qui ne fut même pas soumis au’ Sénat, tant on était sûr de la réponse, ne fut pas mieux accueilli des comices tributes. Le nationalisme de la plèbe ne se montra pas moins intraitable que celui des oligarques. Cette fois, c’en était trop. Un soulèvement s’ensuivit, qui était comme un premier avertissement, la première étincelle de la guerre terrible qui, trente-cinq ans plus tard, devait mettre l’Italie à feu et à sang. Il eut pour théâtre la colonie latine de Frégelles elle s’était signalée entre toutes par son dévouement pendant la guerre d’Hannibal, et le Sénat lui avait exprimé sa reconnaissance dans les termes les plus chaleureux. Les Frégellans ne s’étaient pas lancés dans cette aventure sans compter sur des appuis, mais les temps n’étaient pas mûrs : ils restèrent livrés à eux-mêmes et leur rébellion fut réprimée avec une énergie sauvage par le préteur Opimius, le même qui devait s’illustrer quelques années après par le meurtre de C. Gracchus. § 4. - Caïus Gracchus. - L’omnipotence tribunicienne. C’est Caïus qui apparaît maintenant au premier plan. Il avait dû s’effacer jusqu’alors devant ses associés plus figés, Fulvius Flaccus et Papirius Carbo, mais de bonne heure les oligarques avaient pressenti dans ce jeune homme l’héritier de son frère et son vengeur. Ils avaient essayé de tous les moyens pour l’écarter de leur chemin. Ils avaient prolongé sa questure en Sardaigne, dans un, pays insalubre et hostile, comptant, pour l’arrêter à ses débuts, sur un hasard heureux, une maladie, une blessure. Mais Caïus était rentré à Rome et il ‘avait démontré qu’il était rentré légalement. Ils l’avaient dénoncé comme un complice des révoltés de Frégelles, et cette fois encore il s’était disculpé victorieusement. En même temps il s’était fait élire tribun pour 123, soutenu par les mêmes suffrages qui, dit ans plus tôt, avaient porté Tiberius. Il affrontait la lutte sans aucune des illusions dont s’était flatté son aîné. Il savait mieux que lui ce qu’il avait à attendre de ses adversaires, et il était décidé à les briser. Il savait mieux aussi où il allait et jusqu’où il était contraint d’aller. Sans doute, les historiens sont d’accord pour prêter à Tiberius quelques-unes d idées réalisées par Caïus, et il n’est pas impossible qu’il ait eu dans sa courte carrière l’intuition des grandes choses projetées par ce dernier, mais c’est avec Caïus que le plan se dessine nettement dans toute son ampleur et dans sa hardiesse révolutionnaire. Arracher à l’oisiveté de la capitale quelques milliers de prolétaires pour les ramener bon gré mal gré aux travaux de la vie rurale, ce maigre résultat, ce misérable palliatif valait-il l’effort qu’il contait ? Et quand on leur eut adjoint les vrais paysans, rétablis sur les terres usurpées par les détenteurs du domaine, qu’eut-on fait sinon reconstituer ce peuple de trois ou quatre cent mille citoyens, condamné à succomber, tôt ou tard, sous le fardeau de l’empire ? Ce qu’il fallait, c’était substituer à ce corps restreint la grande nation italienne, participant au bénéfice de la loi agraire et mise en possession du droit de cité. Et ce n’était là encore qu’un commencement, une étape vers un but plus lointain. Pour la première fois, on voyait un homme d’État étendre ses vues au delà des mers dans une pensée qui n’était pas simplement d’exploitation et de conquête. Prolonger l’Italie à travers les provinces en transportant dans les provinces le système de colonisation jusqu’alors limité à l’Italie, ce fut la conception propre de Caïus, conception géniale, reprise, moins d’un siècle après et appliquée dans de larges proportions par César. Conception subversive aussi, ne tendant à rien moins qu’à un bouleversement complet de l’ordre politique. Comment, en effet, les cadres étriqués de la vieille Rome, si mal ajustés déjà à sa taille présente, se seraient-ils adaptés au monument grandiose entrevu dans les perspectives de l’avenir ? Et puisque les institutions étaient impuissantes à se transformer, puisque, entre la petite cité et le vaste empire monarchique, on ne concevait pas de milieu, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était à la monarchie qu’on marchait. La monarchie a bien des formes dont les circonstances décident, personnelle ou héréditaire, provisoire ou définitive, civile ou militaire, franchement avouée ou se dérobant sous l’étiquette républicaine, mais Caïus n’avait pas à chercher : il trouvait dans le tribunat affranchi de toute entrave, porté à son maximum de puissance, le point d’appui et la formule du régime nouveau. Il débuta par deux projets de loi qui étaient une déclaration de guerre. Le premier interdisait l’accès de toute magistrature à tout magistrat déposé par le peuple. C’était un coup porté, non seulement à Octavius, mais à tous ceux qui, après lui, se seraient mis dans le même cas. C’était aussi implicitement la ratification de l’illégalité commise par Tiberius. Mais du moment où l’on avait reconnu au peuple souverain le droit de déposer ses magistrats, il était illogique de limiter sa souveraineté en lui déniant celui de les réélire à son gré. Le projet fut donc retiré. L’autre loi, visant les auteurs du, meurtre de Tiberius et des poursuites exercées contre ses partisans, était inattaquable et passa sans difficulté. C’était une loi de provocatione qui complétait les précédentes en spécifiant que nulle commission extraordinaire ne pourrait être instituée sans un vote populaire. Les oligarques prirent peur. Les lois à Rome étaient rétroactives, et d’ailleurs la loi en question ne formulait aucun principe nouveau. Elle se bornait à rappeler, pour ceux qui l’avaient oublié ou qui seraient tentés de le violer encore une fois, le vieux principe de l’appel au peuple, fondement des libertés publiques. Scipion Masica était mort ainsi que P. Rupilius, l’un des deux consuls qui avaient présidé les tribunaux sénatoriens et assumé la responsabilité de leurs opérations sanguinaires. Mais le survivant, Popillius Lænas, se déroba par un exil volontaire à la condamnation qui l’attendait. La loi Senapronia de provocatione n’était qu’une entrée de jeu, une loi de représailles pour le passé et de précaution pour le lendemain, Il s’agissait maintenant de remettre sur pied la loi agraire. Bien qu’elle n’eût jamais été abrogée, il parut nécessaire d’en promulguer une nouvelle qui vraisemblablement ne différa pas beaucoup de l’ancienne. Mais il fallait empêcher cette seconde loi d’échouer comme la première. La première avait échoué devant la quadruple opposition du Sénat, des chevaliers, de la plèbe urbaine et des Italiens. Du Sénat, il n’y avait rien à espérer, mais on pouvait l’isoler dans sa résistance en brisant la coalition dont il était l’âme, en détachant, moyennant compensations et, mieux encore, en retournant contre lui, par l’antagonisme des intérêts, le faisceau de ses alliés. Dès lors réduit à ses propres forces et assailli de toute part, il était vaincu. Caïus n’hésita pas. Aux revendications des uns, aux convoitises des autres, il donna satisfaction et pâture. Aux chevaliers, il offrit la judicature et tout l’or de l’Asie. A la plèbe urbaine, la loi frumentaire. Aux Italiens, le droit de cité. En léguant au peuple romain ses trésors avec ses États le roi Attale avait fourni à Tiberius les moyens d’installer plus largement les nouveaux propriétaires établis sur les partions confisquées de l’ager publicus. Il restait à régler le mode de perception de l’impôt dans l’ancien royaume de Pergame devenu la province d’Asie. On pouvait choisir entre l’impôt fixe, en espèces, dit stipendium, et l’impôt en nature, consistant dans la dîme prélevée sur les produits du sol. Ce deuxième procédé, appliqué en Sicile, rapportait d’énormes bénéfices aux sociétés de publicains. Caïus le transporta dans la province d’Asie, la plus riche de l’empire. C’était un beau cadeau fait à l’ordre équestre, mais le grand avantage assuré aux chevaliers, le plus puissant des appâts, ce fut la loi judiciaire. Jusqu’alors, c’était parmi les sénateurs exclusivement que s’étaient recrutés les tribunaux de tout ordre, et notamment le plus important de tous au point de vue politique, la commission permanente, quœstio perpetua, instituée en 149 pour juger de pecuniis repetundis, c’est-à-dire des procès en restitution pour sommes perçues indûment à l’occasion d’un service public. ‘Naturellement c’étaient le plus souvent des magistrats ou promagistrats, gouverneurs de provinces, coupables d’exactions ou de concussion, qui comparaissaient devant cette juridiction, et naturellement aussi, ils étaient assurés de trouver dans un tribunal ainsi composé des juges complaisants. Caïus, non seulement rendit la répression plus vigoureuse en imposant la restitution du double, ce qui transformait la répétition simple en action pénale, mais de plus, en substituant dans la judicature les chevaliers aux sénateurs, il rendit ceux-ci dépendants de ceux-là. Les sénateurs en furent réduits à trembler devant ces juges non moins partiaux qu’ils l’avaient été eux-mêmes, et d’autant moins aptes à juger en toute équité qu’ils étaient, en leur qualité d’hommes d’affaires, plus préoccupés de leur intérêt personnel et moins soucieux du bien général. Qu’un gouverneur fût assez hardi pour s’opposer à leurs malversations, aussitôt, sous n’importe quel prétexte, il était traduit devant le tribunal, instrument de leurs rancunes et, tout innocent qu’il pût être, condamné sans pitié. Ce n’était donc pas une bonne loi que la loi Sempronia judiciario, et Montesquieu n’a pas tort de préférer la justice sénatoriale, si imparfaite qu’elle fût, à celle des traitants. Mais le résultat cherché était acquis : entre les deux fractions de l’aristocratie, également hostiles à la loi agraire, la scission était consommée. La loi frumentaire, destinée à rallier les sympathies de la plèbe urbaine, portait que chaque mois une certaine quantité de blé serait distribuée à tous les citoyens habitants de la ville, non pas gratuitement, — la gratuité complète ne viendra que plus tard, — mais contre une somme très modique, à un prix très inférieur au pris courant. De toutes les lois de Caïus ; nulle n’a été de la part de ses adversaires l’objet de critiques plus acerbes. On lui reprochait de grever le Trésor ; ce qui n’était pas tout à fait exact, puisque le blé entrant dans les magasins publics était pour la grosse part livré par les provinciaux et qu’ainsi la charge retombait à peu près exclusivement sur ces derniers. On lui reprochait plus justement d’aggraver les maux dont souffrait l’État en créant, par l’importation croissante et la vente à vil prix des blés étrangers, un obstacle de plus au relèvement de l’agriculture italienne et, d’un autre côté, en entretenant et en confirmant la populace dans ses habitudes de mendicité et de fainéantise. Tout cela était vrai, et tout cela pourtant sonnait faux dans la bouche des oligarques, auteurs responsables de cet état de choses. Qui donc, dans un intérêt de domination, avait appris au peuple à vendre ses voix ? Qui donc l’avait corrompu en le saturant de fêtes, de congiaires, de largesses de toute sorte ? Ce qui les indignait maintenant, c’était la concurrence de l’État leur disputant leur clientèle et, par l’attrait des mêmes avantages, essayant de soustraire à leur tutelle-la foule misérable. Affranchir les votes en substituant les dons anonymes, impersonnels aux libéralités individuelles, telle était évidemment la pensée de Caïus. Ainsi raisonnait Périclès quand il imagina de combattre parle fameux système des salaires (μισθοί) l’influence de l’opulent Cimon. Au fond, que lui importait la moralisation de la plèbe urbaine ? Il avait besoin de ses suffrages dans les comices, mais ce n’est pas sur elle qu’il comptait pour l’œuvre de régénération et de salut. Les mesures prises jusqu’à présent n’étaient que des moyens discutables en eux-mêmes, dangereux et funestes s’ils ne devaient pas le conduire au résultat final, véritable et seul objet de ses efforts, la création d’une nation nouvelle. La colonisation italienne prit, sous son impulsion, un puissant élan et un caractère original. Des colonies, fondées ou décidées sur son initiative, et qui paraissent avoir été très nombreuses, nous ne connaissons que quelques-unes, mais nous voyons clairement en quoi elles différaient des fondations antérieure. D’abord, c’étaient des colonies de citoyens ois les Latins étaient admis et par le fait de leur participation promus à la qualité de citoyens, à l’inverse de ce qui se passait précédemment, quand les citoyens participant à la fondation d’une colonie latine étaient, de ce fait, déchus de leur droits civiques et assimilés aux Latins. En second lieu ce n’étaient plus, comme autrefois, des colonies militaires, des postes stratégiques dont l’utilité ne se faisait plus sentir en ce pays soumis et pacifié ; ce n’étaient même plus, ou moins exclusivement des colonies agricoles. La conquête romaine, la guerre d’Hannibal avaient accumulé les ruines sur le sol italien ; des villes avaient été détruites, qui avaient jadis été des centres commerciaux d’une intense activité. Réparer ces désastres, ramener sur les sites où elle s’était épanouie la prospérité disparue, ce fut la pensée nouvelle qui présida à l’œuvre de la colonisation. Nous ne pouvons que glaner deux ou trois noms, mais ils sont à noter. Sur l’emplacement où s’était élevée Tarente, fut érigée la colonie de Neptune (colonia Neptunia). Non loin de là, sur le même littoral, à la place de l’antique Scyllacium, s’installa la colonie de Minerve (colonia Minervia). Capoue même, la ville exécrée, si cruellement châtiée pour sa défection pendant la deuxième guerre punique, devait renaître de ses cendres. Ce qui n’est pas moins significatif, c’est l’appel adressé, pour le recrutement de ces colonies, non plus aux indigents comme autrefois, mais aux gens aisés, disposant d’un capital. Au même plan se rattachaient les vastes travaux de viabilité, conçus et exécutés avec une rapidité prodigieuse, l’établissement de routes solides et magnifiques, allant porter dans les régions les plus reculées le mouvement et la vie. Caïus était au comble de sa puissance et de sa popularité. Il s’était fait réélire tribun (122), et rien désormais n’empêchait qu’il ne fut réélu indéfiniment. Son ascendant sur le peuple et sur ses collègues était irrésistible. Aux droits qu’il tenait du tribunat, il ajoutait des pouvoirs qui étendaient son action à toutes les branches de l’administration et mettait à sa disposition d’immenses ressources financières. Il présidait lui-même à l’exécution de ses propres lois, membre de la commission agraire, curator viarum et curator annonœ, c’est-à-dire préposé au service des routes et des distributions de blé, chargé enfin de choisir dans l’ordre équestre les personnages appelés à composer la liste des juges. Plutarque nous le montre dans l’exercice de sa souveraineté, dans le déploiement de sa merveilleuse activité, entouré, comme un roi de sa cour, d’une foule d’entrepreneurs, d’architectes, d’artistes, d’ambassadeurs, de magistrats, de littérateurs, d’hommes de guerre, d’hommes d’affaires, faisant face à tout, avec un esprit toujours présent et une inaltérable bonne grâce. C’était la dictature, la monarchie, à prendre le mot dans son sens littéral, non pas la monarchie telle que la voudra César ou Auguste, mais une monarchie personnelle, fondée sur l’opinion, issue du suffrage et en relevant, une monarchie â la Périclès. C’est le nom du grand Athénien qui revient et dont l’exemple, à n’en pas douter, a fortement agi sur la pensée de Caïus. Nous avons vu déjà comment la loi frumentaire évoque le souvenir des salaires. De même les constructions ordonnées par l’État étaient pour le prolétariat comme un complément de cette loi. Et, de même qu’à Athènes, la constitution était sinon violée, du moins faussée, et de la même manière, par le prestige de l’éloquence et du génie, et par la concentration entre les mêmes mains de tous les ressorts du gouvernement. Le Sénat était terrorisé, annihilé. Par la loi judiciaire il était livré, dans la personne de ses membres, à la discrétion des chevaliers. Il était, en outre, dépouillé de ses attributions essentielles. En faisant régler par les comices le mode de perception des impôts de l’Asie, Caïus avait empiété sur sa compétence en matière d’administration financière et de politique étrangère. Dans ce dernier domaine comme dans tous les autres, il était le maître. Ce fut lui qui trancha, en le portant devant le peuple, le différend survenu entre le roi de Bithynie Nicomède et le roi du Pont, Mithridate Philopator, le père du grand Mithridate. Pour réduire encore l’autorité du Sénat, il l’avait obligé à désigner les provinces consulaires avant l’élection des consuls. Ainsi, dans l’incertitude où l’on était du résultat du scrutin, il le mettait dans l’impossibilité de favoriser ses partisans en leur attribuant les grands commandements ou d’annuler ses adversaires en les en écartant, ou du moins il lui rendait la manœuvre difficile et aléatoire. Il essaya même d’agir sur l’élection des consuls. A cela tendait un projet de réforme des comices centuriates. Des deux assemblées populaires, c’était la seule qui, par sa composition et son organisation, échappât à son influence. Son instrument était l’assemblée tribute, devenue le grand et l’unique organe législatif. Mais l’assemblée centuriate avait conservé le droit d’élire les magistrats supérieurs, et il y avait intérêt à la modifier dans son esprit et ses tendances aristocratiques. A cet effet, sans toucher à la hiérarchie des classes, il imaginait de faire voter toutes les classes simultanément, de telle sorte que le vote de la première n’étant plus proclamé à part, n’exerçât plus sur les suivantes cette espèce de fascination consacrée par l’usage et entrée dans les habitudes du peuple romain. Devant ces attentats ou ces menaces, le Sénat déchu, humilié, impuissant, ne pouvait que ronger son frein, mais le moment était proche où il allait relever la tête et prendre sa revanche. Le jour était venu de la bataille décisive. C’était tin premier pas déjà et une grande audace que la colonisation extra-italique. L’historien Velleius Paterculus nous dit de Caïus qu’il remplissait les provinces de colonies nouvelles, en quoi il exagère sans doute, ou prend l’intention pour le fait. De ces colonies ; nous n’en pouvons citer que deux, la colonie de Narbonne ; dans la Gaule Transalpine, dont l’idée lui appartient, mais ne fut réalisée qu’après sa mort, sur les exigences du parti réformiste, ou plutôt sur les instances de l’ordre équestre, escomptant, à son point de vue, purement mercantile, les avantages de cette création, et la colonie de Carthage, ébauchée de son vivant et sous sa direction. La résurrection de la capitale punique, sur ce terrain merveilleusement approprié au développement d’un vaste emporium méditerranéen, était une très haute pensée, généreuse et pratique, que l’avenir devait justifier amplement. Mais elle heurtait violemment les préjugés des Romains, les souvenirs d’un patriotisme ombrageux et les scrupules d’une superstition toujours en éveil. Le sol de Carthage avait été déclaré maudit, voué aux dieux ; de terribles imprécations avaient été prononcées contre quiconque tenterait d’habiter en ces lieux. Et l’on verra le parti que les oligarques surent tirer du sentiment populaire. Restait maintenant l’échéance redoutable devant laquelle il ne pouvait plus reculer. La concession du droit de cité aux Italiens était le dernier mot, la clef de voûte de sa politique. Et ce fut là-dessus qu’il échoua. Il se rendait si bien compte des difficultés de l’entreprise qu’il se résigna à une demi-mesure, à une mesure de transition, destinée évidemment, dans sa pensée, à préparer les voies vers la réforme complète. -Nos renseignements sur la solution à laquelle il s’arrêta sont contradictoires, mais du rapprochement des textes il semble bien résulter que, s’il promit à tous les alliés lé droit de cité, il se contenta pour le moment de le réclamer en faveur des Latins, sauf à octroyer aux autres les droits de ces derniers. Si modérée qu’elle fut, la proposition n’en reçut pas un meilleur accueil. Le préjugé aveugle, l’égoïsme féroce commun à toutes les classes et à tous les partis, se révolta encore une fois. La coalition que Caïus avait espéré briser se reforma, d’autant plus solide que chevaliers et prolétaires ayant touché d’avance le prix de leur concours ne perdaient rien à le refuser. C’est en vain que, dans un discours pathétique, il s’efforça d’émouvoir la solidarité plébéienne au tableau des souffrances endurées par les frères italiens. C’est en vain qu’il invoqua les motifs de haute politique, de patriotique prévoyance qui devaient forcer l’assentiment des bons citoyens. Que pouvaient ces raisonnements contre ceux du consul Fannius ? Les Latins viendront vous disputer votre place dans les assemblées, dans les jeux, dans les fêtes, dans les distributions. La loi fut retirée. C’était l’effondrement de l’œuvre entière ruinée par la base, une banqueroute. Le Sénat reprit courage. La popularité de Caïus avait subi une grave atteinte. Il s’agissait de lui porter le dernier coup. Pour cela, il imagina une tactique perfide. Il ne pouvait être question d’une offensive directe. S’en prendre aux lois judiciaire, agraire, frumentaire, c’était le bon moyen pour reconstituer l’armée révolutionnaire, près de se dissoudre. Ce qu’il fallait, c’était dérober ses armes à l’adversaire, le battre sur son propre terrain, en lui débauchant sa clientèle par une habile. surenchère, par l’appât d’avantages nouveaux, non compris dans la législation Sempronienne, après quoi, une fois le tour joué, on verrait. La manœuvre fut confiée à un collègue de Caïus, le tribun M. Livius Drusus, qui déjà s’était signalé par son opposition à la loi concernant les Italiens. Il s’en acquitta à merveille. Les bénéficiaires des assignations agraires étaient astreints à une redevance établie par Tiberius, de manière à maintenir le droit éminent de l’État : il proposa de la supprimer. Les classes pauvres voyaient d’un mauvais œil un système de colonisation conçu moins à leur intention qu’à celle des classes plus aisées : il leur promit douze colonies qui leur seraient exclusivement destinées, non plus en Gaule et en Afrique, mais en Italie seulement. Et comme ces fondations n’étaient réalisables qu’au détriment des Italiens, il leur offrit, au lieu de tous les droits impliqués par le droit de cité, le plus précieux pour le plus grand nombre, le plus ardemment souhaité, la suppression des châtiments corporels, même sous les drapeaux. En tout cela, il affectait un désintéressement contrastant avec les allures envahissantes et l’omnipotence de Caïus, laissant à d’autres le soin d’exécuter ses lois, refusant d’entrer dans les commissions préposées à l’organisation des colonies votées sur son initiative, et s’interdisant par là le maniement des fonds dont Caïus disposait avec une liberté rendue suspecte par la calomnie. Le stratagème, réussit. Le Sénat, prôné par Drusus comme le meilleur et le plus sincère ami du peuple, reprit sur la foule son ascendant séculaire. Et d’ailleurs, indifférente à tout sauf à ses intérêts matériels, peu lui importait de quel côté elle tendrait la main. Caïus était absent, laissant le champ libre à ces machinations. Le Sénat avait eu cette autre habileté de [‘éloigner, avec son collaborateur Fulvius Flaccus, en les faisant charger l’un et l’autre d’installer la colonie de Carthage. Quand il revint, ce fut pour échouer aux élections tribuniciennes. En même temps, le plus violent des oligarques, le bourreau de Frégelles, L. Opimius, était désigné pour le consulat. Alors il sentit qu’il était perdu. Le Sénat était embarrassé pour commencer l’attaque. Il n’en était pas de Caïus comme de Tiberius : il n’avait pas commis d’illégalité ; ses lois avaient été votées régulièrement. On pouvait, il est vrai, proposer de les abroger comme mauvaises. Mais encore fallait-il choisir. Des deux seules qui fussent impopulaires, la loi sur les Italiens n’avait pas passé ; restait la loi sur la colonisation de Carthage. On répandait à ce propos tous les bruits de nature à surexciter les imaginations ; on racontait les prodiges qui avaient accueilli l’arrivée des colons et par où- s’était manifestée la colère divine. Les esprits étaient donc préparés quand le tribun Minucius Rufus vint proposer l’abrogation de la loi. Caïus, bien que rentré dans la vie privée, ne put se dispenser de défendre son œuvre. Des désordres se produisirent le jour du vote. Le Sénat en profita pour déclarer la République en danger, et inviter le consul Opimius à prendre les mesures nécessaires. Ce fut la première apparition du fameux senatus consultum ultimum, la résurrection, sous un autre nom, de l’antique dictature, un coup d’État. Le meurtre de Tiberius avait pu être attribué à l’initiative privée de Scipion Nasica, le consul Scævola ayant refusé de s’associera cet attentat, et les commissions sénatoriales instituées contre ses partisans avaient eu au moins l’apparence d’une justice régulière. Maintenant c’était le Sénat qui, de sa seule autorité. sans autre forme de procès, ordonnait de courir sus à des citoyens ; suspendant ainsi toutes les garanties spécifiées dans la longue série des lois de provocations et tout récemment renouvelées, confirmées et précisées dans la dernière d’entre elles due à Caïus lui-même. La tête de Caïus, celle de Fulvius furent mises à prix. Fulvius se retrancha sur l’Aventin, y fut forcé et tué. Caïus, renonçant à la lutte, se fit donner la mort par un esclave. La réaction, cette fois encore, fut sanglante ; et plus encore que la première fois. Elle n’épargna même pas le plus jeune fils de Fulvius, un bel enfant qui lui avait servi d’intermédiaire dans une négociation entamée avec le Sénat. Aux deux cent cinquante victimes tombées dans la bataille des rues s’ajoutèrent celles des tribunaux sénatoriens qui recommencèrent à fonctionner. Les condamnations prononcées ne s’élevèrent pas à moins de trois mille (121). Des colonies promises par Drusus il ne fut plus question. De celles qui avaient été décrétées par Caïus les seules maintenues, — et c’est pourquoi ce sont les seules connues, — furent la colonie Minervia à Scyllacium et la colonie Neptunia à Tarente. Sans doute, comme elles étaient les seules installées on n’osa pas les supprimer. De même il était impossible d’expulser le premier ban des colons, amenés en Afrique, mais ce ne furent plus des colons ; l’emplacement même de Carthage leur fut interdit et resta voué à l’abandon. On a vu comment ultérieurement, au bout de trois ans, en 118, les publicains obtinrent du Sénat la colonisation de Narbonne. La loi agraire fut démolie pièce par pièce. Elle avait soulevé contre elle tous les partis. Odieuse aux classes possédantes, aux sénateurs et aux chevaliers, redoutée des Italiens, très médiocrement goûtée du prolétariat urbain, elle n’intéressait guère que les rares survivants de la plèbe rurale. On pouvait s’y attaquer impunément. On procéda par trois lois successives s’espaçant sur une période de dix ans. La première abrogea l’interdiction de vendre les terres assignées. Le résultat ne se rit pas attendre. Les riches, nous dit Appien, se mirent encore une fois à acheter les lots des pauvres, quand ils n’allaient pas jusqu’à les expulser par la chicane ou la force. Ainsi se trouvaient annulées en fait les concessions anciennes. La deuxième loi empêchait les concessions futures, en garantissant leurs possessions aux détenteurs du domaine moyennant le rétablissement de la redevance supprimée par Drusus, et de nouveau et définitivement supprimée parla troisième loi. Cette troisième loi, de l’année 111, nous est connue par des fragments d’inscription détachés d’une table de bronze où elle était gravée et dont le rapprochement a permis de la reconstituer, sinon dans son intégralité, du moins par morceaux étendus. Elle ne s’en tenait pas à l’article susdit. Elle avait un objet beaucoup plus vaste. C’était une loi d’ensemble, une loi de liquidation et de codification, devenue nécessaire après tant de bouleversements. On en peut résumer ainsi qu’il suit les dispositions principales. Etaient reconnues désormais comme propriété privée les possessions de l’ager publicus n’excédant pas les limites fixées par la loi de Tiberius, à savoir 500 jugères pour chaque père de famille, plus 250 pour chacun de ses fils, plus les portions du même ager assignées ou attribuées à titre de compensation aux expulsions prononcées par la commission triumvirale, plus enfin les terres occupées ultérieurement jusqu’à concurrence de 30 jugères à condition qu’elles fussent mises en culture. Ces dispositions étaient valables pour les Latins comme pour les citoyens. L’État ne se réservait pour les besoins du Trésor que certaines parties de son domaine, parmi les plus productives, telles par exemple que le territoire de Capoue. La loi avait l’avantage de mettre un terme à l’agitation en réglant les questions pendantes, en consolidant les positions acquises, en rassurant les intérêts et, à ce point dé vue, on peut dire qu’elle était sagement conçue ; elle pouvait même passer pour bienfaisante et libérale puisque, somme toute, elle ratifiait, et au delà, les résultats obtenus par la loi agraire en faisant des concessionnaires autant de propriétaires, dans le sens complet du mot. Mais il ne faut pas s’y tromper : c’était au fond une loi de réaction très ingénieusement combinée, ramenant les choses au point où le premier des Gracques les avait trouvées et aggravant le mal en ce sens qu’elle interdisait l’espoir du remède. La conversion des terres assignées en propriétés privées n’était avantageuse que si elles restaient entre les mains des bénéficiaires, et l’on a vu au contraire comment la liberté de vendre eut pour effet de les faire passer de nouveau entre celles des riches, de manière à reconstituer très rapidement la grande propriété avec ses conséquences néfastes et ses abus. Et, d’un autre côté, les garanties stipulées en faveur des possesseurs, leur transformation en propriétaires, rendaient impossibles des expropriations ultérieures alors que, par ailleurs, l’exiguïté du domaine resté à l’État ne permettait guère de songer à des mutilations nouvelles. Aussi comprend-on qu’Appien, après avoir énuméré et caractérisé les trois lois, conclue en ces termes : Quand on eut par ces artifices éludé l’application de la loi de Gracchus, cette loi salutaire et excellente si seulement elle avait été mise en pratique, le peuple fut privé de tous les avantages qu’il avait espérés et la pénurie de citoyens et de soldats fut plus grande que jamais. La grande tentative avait avorté. Il en restait une idée féconde léguée à l’avenir, au fondateur de l’Empire et à ses successeurs, mais en attendant, ce qu’elle laissait derrière elle, c’étaient des ferments de guerre civile. La question italienne n’était pas résolue et, à la suite des déceptions répétées, devenait tous les jours plus brûlante. Les lois frumentaires et la loi judiciaire surtout, auxquelles on n’avait pas osé toucher, n’étaient pas un moindre danger. La première était un instrument redoutable à la portée des ambitieux. La seconde ne pouvait manquer un jour ou l’autre de mettre aux prises les deux fractions de la noblesse. La République, dit Florus, avait été une jusque-là : maintenant c’était un monstre à deux tètes. Et Cicéron prête à Caïus cette parole : J’ai jeté dans le Forum des épées avec lesquelles les Romains s’entre-tueront. On a peine à croire qu’il ait tenu ce propos cruel, indigne d’un bon citoyen, — une calomnie sans doute lancée par les cercles conservateurs, — mais la prédiction, authentique ou non, était juste et elle ne tarda pas à se vérifier. |
[1] Le grand pontife, adopté par P. Licinius Crassus, cos. en 175, avait, suivant l’usage, pris les noms de ce dernier en y ajoutant son gentilicium originel Mucius, transformé en cognomen (Mucianus).