LA RÉPUBLIQUE ROMAINE - LES CONFLITS POLITIQUES ET SOCIAUX

 

LIVRE II — LA NOBLESSE ET LES CLASSES MOYENNES APOGÉE ET DÉCADENCE

CHAPITRE I — Les dernières luttes du patriciat et de la plèbe.

 

 

§ 1. - La réaction patricienne et le soulèvement de 342.

Les vainqueurs et les vaincus se retrouvèrent, au lendemain des lois Liciniennes, dans les mêmes sentiments que la veille, les uns ardents à pousser leurs avantages, les autres à prendre leur revanche, et chaque parti travaillé par les mêmes tendances divergentes qui antérieurement déjà avaient incliné en sens contraire les éléments discordants dont il était formé. S’il y avait les patriciens intransigeants, irréductiblement hostiles à tout rapprochement, il y avait aussi les modérés, les politiques qui, faisant de nécessité vertu, ne demandaient qu’à ouvrir leurs rangs aux plus distingués d’entre les plébéiens, à condition de les rallier aux intérêts de l’aristocratie. Si ces derniers de leur côté se montraient empressés à accueillir ces avances, ils voyaient se dresser contre eux, non seulement la foule misérable dont, une fois de plus, ils trahissaient la cause, mais ceux-là aussi dont ils frustraient les ambitions en se réservant le monopole des honneurs et en s’appropriant ainsi les fruits d’une victoire due à l’effort commun. Cet antagonisme éclatant dans les régions supérieures de la plèbe était un fait nouveau, issu de cette victoire même, et qui venait compliquer encore la situation.

Cependant, au cours de ces querelles intestines, de ces alliances nouées et dénouées d’un camp à l’autre, un équilibre tendait à s’établir entre les deux grandes forces en présence, si bien qu’il suffisait d’un incident, d’une guerre bien ou mal conduite par un consul patricien ou plébéien pour entraîner l’opinion et faire pencher la balance. De même, il n’est pas un résultat acquis par la plèbe qui ne soit aussitôt compensé par un nouvel obstacle opposé à ses progrès, ce quine l’empêche pas d’ailleurs de marcher lentement, mais sûrement, à travers toutes les difficultés semées sur ses pas, vers le triomphe final.

Le mouvement qui avait abouti au partage du consulat se poursuivit pendant dix ans. De 366 à 356, la loi Licinienne fut observée. Mais dans cette même période, les patriciens réussirent encore une fois à morceler l’autorité, de manière à en accaparer les débris. Dès l’année 366 ils créèrent l’édilité curule. Les tribuns s’étaient donné, dans la personne des édiles plébéiens, des auxiliaires dont les attributions s’étaient étendues assez naturellement à la surveillance des marchés, puisque c’était le plus fréquemment aux jours de marché que les tribuns entraient en communication avec leurs commettants, et de là à une sorte de police urbaine générale. À cette pseudo-magistrature, suspecte en raison de ses origines et de ses attaches, le Sénat imagina d’opposer une magistrature véritable, l’édilité curule, investie des mêmes fonctions et qui, du reste, au bout de deus ans, s’ouvrit aux plébéiens, concession habile, dictée par une sage politique plutôt qu’arrachée par la force, car elle eut pour effet, en mettant les deux édilités sur le même plan, d’assimiler la première à la seconde, de la dénaturer et, si1’à peut ainsi parler, de lui ;soutirer son virus révolutionnaire. Par une gradation insensible, les édiles plébéiens, à l’instar des édiles curules, devinrent ainsi moins les ministres des tribuns que ceux des consuls. Une création plus importante fut celle. de la préture rapportée à la même année 366. Le préteur fut comme un troisième consul, un consul en sous-ordre, chargé, non pas exclusivement, mais plus spécialement de la juridiction. Pour justifier cette nouveauté, les patriciens pouvaient alléguer les occupations multiples incombant aux deux consuls et l’impossibilité d’y faire face, et pour s’en réserver le bénéfice, ils pouvaient soutenir qu’eus seuls étaient initiés à la science du droit, mais la vérité, c’est qu’ils comptaient récupérer par l’administration de la justice une part de l’influence perdue sur un autre terrain, et ils persistèrent si bien dans ce calcul que, de toutes les magistratures, la préture fut la dernière rendue accessible aux plébéiens qui n’y parvinrent qu’en 337. Par contre, en 362, la plèbe obtint d’élire six tribuns sur les vingt-quatre préposés au commandement des quatre légions constituant l’effectif normal de l’armée. Ces officiers étaient jusqu’alors tous nommés par le consul commandant en chef, ce qui lui permettait, s’il était patricien, d’écarter les plébéiens et de leur refuser les occasions de se distinguer et de faire valoir leurs aptitudes à l’exercice de la magistrature suprême.

A partir de 335 la réaction patricienne parait l’emporter. Pour la première fois, en cette année, depuis la loi Licinienne, nous revoyons deux consuls patriciens, et sur les quatorze collèges qui se succèdent jusqu’en 340, nous en rencontrons huit seulement qui sont mixtes. Sans doute, dans cette même période, nous voyons le plébéien C. Martius Rutilus arriver à la dictature dès 355 et, quatre ans après, en 351, à la censure. Il avait été consul déjà en 357 et il devait le redevenir encore trois fois, en 352, 344 et 342. Mais c’étaient là, semble-t-il, des succès personnels, dus à sa réputation de bon général. On en peut dire autant de M. Popillius Lænas, consul en 359, puis une seconde fois en 356 et une troisième en 350. En 358 se place un plébiscite interdisant aux hommes nouveaux, c’est-à-dire à quiconque n’avait point exercé encore de magistrature ou ne comptait point d’ascendant en ayant exercé une, d’aller quêter les suffrages en dehors de la ville, de bourgade en bourgade. Cette mesure, attribuée à un certain Petilius, un de ces tribuns inféodés aux intérêts de la caste patricienne, ne pouvait viser que les candidats plébéiens dont le principal point d’appui était précisément dans les populations rurales. Et si l’on remarque que les sept consulats plébéiens de 355 à 341 sont partagés entre quatre familles seulement, les Marcii, les Popillii, les Plautii, les Petilii, et que de plus C. Petilius, consul en 346, était évidemment parent du tribun, on soupçonne à bon droit ces parvenus de la plèbe d’une complaisance avouée ou secrète pour une prohibition qui tendait à garantir leur monopole contre les concurrents sortis des mêmes rangs.

Pendant que l’élite plébéienne luttait pour le pouvoir les classes inférieures continuaient à crier misère. La loi agraire n’était pas observée. On raconte que son auteur Licinius fut poursuivi pour l’avoir lui-même transgressée. Cela veut dire qu’elle n’avait jamais été pour son parti qu’un leurre, un appât jeté à la multitude pour obtenir son appui dans la conquête des droits politiques, sauf à lui tourner le dos une fois le but atteint. Les acquisitions de nouveaux territoires ne profitaient donc encore une fois qu’aux riches. La loi qui cent ans plus tôt avait fixé le taux de l’intérêt n’était pas davantage respectée. La preuve en est qu’on fut obligé de la renouveler en 357, peut-être pour y ajouter des sanctions nouvelles, inefficaces comme les précédentes, puisque, douze ans après, en 345, il fallut ouvrir contre les usuriers une campagne de procès et leur appliquer la pénalité dans toute sa rigueur. En 352, les consuls C. Marcius Rutilus et P. Valerius Publicola avaient imaginé de créer une commission chargée de procéder à l’extinction des dettes, soit en faisant des avances aux débiteurs contre de solides garanties, soit en les contraignant à céder leurs biens à leurs créanciers après estimation équitable. On voudrait être mieux renseigné sur cette tentative d’où pouvait partir l’idée d’une institution durable, d’une banque d’Etat, d’un crédit agricole destiné à rendre les plus grands services si une conception de ce genre n’avait pas été trop étrangère à ces vieilles civilisations. Tite-Live qui décrit l’opération en quelques mots trop brefs, trop énigmatiques, nous dit qu’elle eut d’excellents résultats, et même qu’elle amena un déplacement des fortunes qui nécessita un remaniement des rôles du cens. Mais il nous est difficile de prendre cet optimisme très au sérieux. Les faits qui suivirent, la loi de 347 qui réduisit de moitié le taux de l’intérêt et en échelonnant les paiements sur une période de quatre années, renouvela en la renforçant une disposition antérieurement inscrite dans la loi Licinienne, les procès intentés aux usuriers en 345, et enfin le grand soulèvement de 342, tout cela nous atteste clairement que le malaise persistait et que la question des dettes n’avait pas cessé d’être le ver rongeur de la société romaine.

Plus que pour la combinaison financière imaginée par les consuls Marcius et Valerius, nous sommes fondés à faire un grief à Tite-Live, ou plutôt à, ses prédécesseurs les annalistes, de l’ignorance où ils nous laissent au sujet de ces événements de 342, dont ils auraient pu, s’ils s’en étaient donné la peine, recueillir et débrouiller, à défaut d’une narration écrite, la tradition orale encore vivante et intacte. Des données sommaires et incohérentes qu’ils nous ont transmises nous pouvons tout au moins essayer de dégager quelques traits caractéristiques.

Les légions étaient cantonnées dans la Campanie où, en 343, elles avaient pénétré pour porter secours aux habitants contre les incursions des Samnites. Leur composition et leur esprit commençaient à s’altérer. Le droit concédé à la plèbe d’élire une partie des tribuns n’était pas de nature à affermir la discipline. Une autre mesure contribuait à l’ébranler : Les guerres plus longues, sur un théâtre plus éloigné, exigeaient un effort plus intense, des effectifs renforcés. On avait dû en conséquence abaisser le taux du cens, requis pour le service et introduire dans les rangs un plus grand nombre de pauvres, de mécontents. C’est en vain que les généraux s’étaient résignés à leur faire une plus large part dans le butin. Leurs rancunes s’exaspéraient dans ce beau pays dont la richesse, contrastant avec les terres moins favorisées de l’Italie centrale, leur faisait sentir plus amèrement leur dure vie de là-bas. Es conçurent l’idée de s’y établir, aux dépens de l’opulente aristocratie qui les avait appelés, d’accord sans doute avec la démocratie locale, très hostile aux nobles. Marcius Rutilus commandait. C’était le personnage le plus en vue de la plèbe, consul alors pour la quatrième fois. Il eut vent du complot et essaya de le déjouer en renvoyant les plus remuants dans leurs foyers, par petits paquets, mais les soldats licenciés se rejoignirent en chemin et ne tardèrent pas à former une armée qui alla camper, menaçante, dans les environs de Rome, au pied des monts Albains. A la sédition militaire répondit une émeute dans la ville même. Les troupes levées à la hâte par Valerius Corvus nommé dictateur se montrèrent plus disposées à faire cause commune avec les rebelles qu’à les combattre. Il fallut céder.

Le mouvement était dirigé moins contre le patriciat que contre la noblesse en général, contre cette noblesse patricio-plébéienne qui était en train de se former et de se substituer au patriciat, suscitant et justifiant les mêmes haines de la part des classes inférieures. On rapporte que les mutins, après avoir refusé obéissance au consul plébéien Marcius, s’avisèrent de ramasser en route pour le mettre à leur tête, et en réalité pour le traîner à leur suite, un patricien obscur ou oublié, vieillissant dans la retraite, un certain Quinctius ou Manlius, car on n’est pas d’accord sur le nom. Ce qui est, plus significatif, ce sont les exigences qu’ils formulèrent, non sans avoir obtenu préalablement l’amnistie.

Ils demandèrent que nul soldat ne pût être congédié que de son consentement. C’était la première fois qu’on voyait des citoyens romains, alléchés par la solde, le butin, le pillage, considérer le service militaire comme un métier plus lucratif que les occupations domestiques,, germe funeste qui devait reparaître plus tard et se développer pour la ruine de la République. Ils demandèrent encore que nul, après avoir été promu tribun militaire, ne pût déchoir de ce rang. C’était la propriété du grade assurée contre le mauvais vouloir des généraux. Ils demandèrent enfin que l’on réduisît au même taux que pour l’infanterie la solde des cavaliers qui, appartenant à l’élite de la société, s’étaient opposés au complot. Le Sénat concéda les deux premiers points, mais il refusa des représailles qui l’eussent atteint directement, dans la personne de ses adhérents.

La question des dettes ne pouvait être oubliée. Le tribun Genucius fit voter une loi qui, au lieu d’abaisser encore une fois le taux de l’intérêt, le supprima tout à fait. Bien que les textes attribuant à cette loi ce caractère radical soient formels, beaucoup d’historiens se sont ingéniés à lui chercher une interprétation plus conforme aux saines notions économiques. Mais une interdiction de ce genre n’est pas unique dans l’histoire, et l’on en citerait plus d’un exemple dans les civilisations médiocrement avancées, où la richesse était peu développée et la connaissance des lois qui en régissent la circulation à peu près nulle. On sait que le Deutéronome prohibe le prêt à intérêt entre Israélites. Ainsi l’on pouvait fonder sur cette mesure des espérances dont une réflexion plus avertie eût démontré l’inanité. Cette illusion se comprend chez des paysans dont l’avoir consistait en biens fonciers et en produits naturels et qui ne pouvaient manquer d’être instinctivement hostiles au pouvoir de l’argent. D’ailleurs, ils avaient sous les yeux l’usage du prêt sans intérêt, du mutuum, tel qu’il fonctionnait entre les riches propriétaires, leurs voisins, et ils pouvaient se croire autorisés à réclamer pour eux l’application du même principe. Mais les riches n’étaient point disposés à étendre cette pratique aux pauvres de qui ils ne pouvaient obtenir la même réciprocité de services, et qui ne leur offraient pas les mêmes garanties, et il arriva ce qui devait arriver. Comme il ne dépendait pas du législateur de supprimer les besoins qui faisaient recourir à l’emprunt, les préteurs ne manquèrent pas qui en fixèrent le taux proportionnellement au risque à courir, c’est-à-dire très haut, de telle sorte que la loi, en prétendant abolir l’intérêt, n’eut d’autre effet que de renforcer l’usure. Elle n’en parait pas moins avoir subsisté théoriquement pensant deux siècles et demi ; jusqu’à Sylla, et cela tient précisément à ce qu’elle ne gênait pas, étant constamment violée ou tournée avec la connivence même des,magistrats chargés de la faire respecter. C’est à de rares .intervalles que l’on voit les édiles délégués à ce soin sortir de leur inertie et poursuivre les usuriers, et alors seulement que leurs méfaits menaçaient de compromettre la paix publique. Quant à l’action privée, il n’en est pas question, non qu’elle ne fût pas recevable, mais comment obtenir du juge un arrêt impartial, désavantageux à sa caste ? Une seule fois, sur le tard, en 89, au milieu des troubles intérieurs coïncidant avec la révolte des alliés, nous rencontrons un préteur qui, aux prises avec la masse des débiteurs ameutés, osa faire droit à leurs instances en évoquant en leur faveur les dispositions surannées de la loi Genucia. Les créanciers furieux l’en punirent en le massacrant dans la maison des Vestales on il s’était réfugié. Au reste, il faut remarquer que la loi (lex minus quam perfecta), tout en infligeant à l’usurier une pénalité consistant en une amende du quadruple des intérêts injustement perçus, n’annulait pas l’acte tombé sous cette condamnation et laissait subsister la dette, avec toutes les conséquences qu’elle pouvait entraîner. Le mal persista donc, aggravé encore par le remède, et la procédure du nexum continua de sévir dans toute sa rigueur.

Il semblerait qu’un mouvement comme celui-là, sorti des bas-fonds populaires, dirigé non pas seulement contre les survivants du vieux patricial, mais tout autant et très directement contre les membres de la nouvelle noblesse plébéienne, ne dût avoir pour ces derniers que des conséquences fâcheuses, loin de leur apporter aucun avantage. Ils réussirent pourtant à tirer parti des événements, sans doute en exploitant les terreurs du Sénat et en faisant payer à la haute assemblée un appui dont elle sentait bien qu’elle ne pouvait se passer. Ils firent reconnaître encore une fois, et cette fois définitivement, leur droit à l’un des sièges du collège consulaire. La loi Licinienne fut désormais une vérité. Elle devait être étendue trois ans après, en 389, à la censure. Deux autres lois furent votées qui ouvraient une voie plus large aux ambitions de la plèbe, l’une décidant qu’on ne pourrait cumuler l’exercice de deux magistratures la même année, l’autre qu’on ne pourrait exercer deux fois la même magistrature dans la même période décennale, toutes deux ayant cet effet de multiplier le nombre des places à la disposition des concurrents. Les grandes familles plébéiennes en possession des honneurs, et qui n’eussent pas été fâchées de les accaparer, ne pouvaient s’y tromper : il s’agissait, pour celles qui n’y étaient point arrivées encore et qui étaient en mesure d’y prétendre, de leur disputer leur part. Mais elles ne pouvaient décemment s’opposer à des propositions qui les lésaient dans des convoitises peu avouables, qui d’ailleurs ne les atteignaient pas plus que les familles patriciennes, et qui, en outre, devaient avoir ce résultat de renforcer la minorité encore très faible des sénateurs de leur ordre. Ainsi, somme toute, une égale satisfaction était donnée à tous les éléments de la plèbe, au prolétariat comme aux familles nobles et à celles qui aspiraient à le devenir : la victoire de 342 était une victoire sur toute la ligne.

 

§ 2. - La question des comices et la loi Publilia Philonis de 339.

Nous avons mentionné à plusieurs reprises des lois proposées et imposées par les tribuns. Il est temps d’expliquer comment ils ont eu ce pouvoir. Et ceci nous amène à la question des assemblées populaires, des rapports de ces assemblées entre elles et de leurs rapports avec le Sénat.

Il y avait trois assemblées : l’assemblée curiate, l’assemblée centuriate et l’assemblée tribute : Nous pouvons faire abstraction de la première, la plus ancienne, qui se survivait à elle-même, comme un débris des vieux âges perdu dans la Rome nouvelle. Elle conservait le droit de sanctionner l’élection des magistrats supérieurs par l’assemblée centuriate en leur conférant l’imperium, c’est-à-dire la plénitude de la puissance politique, militaire, judiciaire, mais c’était un droit illusoire, une simple formalité. Elle était convoquée encore par le Grand Pontife pour l’accomplissement de certaines cérémonies religieuses et la ratification de certains actes de la vie civile intéressant la constitution de la famille. Mais son activité à ce dernier point de vue s’était fort ralentie depuis l’avènement pour ces actes et l’emploi de plus en plus répandu d’une procédure purement laïque et également légitime. D’ailleurs toutes ces opérations, de quelque nature qu’elles fussent, étaient si bien considérées comme vaines qu’on finit par se dispenser de réunir les membres des trente curies .pour les remplacer par les trente licteurs attachés à chacune d’elles et qui étaient censés les représenter. En réalité les seules assemblées vivantes étaient l’assemblée centuriate et I’assemblée tribute.

L’assemblée centuriate comprenait cinq classes comprenant elles-mêmes un certain nombre de subdivisions ou centuries. Les classes étaient les catégories du cens. Les minima de fortune auxquelles elles correspondaient sont énoncés dans nos textes en as, — l’as était l’unité monétaire, — mais c’est un mode d’évaluation relativement récent, les seuls biens recensés antérieurement à l’introduction de la monnaie, et même un certain temps après, avant été les biens immobiliers. Les seuls citoyens inscrits dans les classes furent donc les propriétaires fonciers, et cela dura, ainsi qu’on le verra plus loin, jusqu’à la censure d’App. Claudius, en 312. Ils étaient aussi et restèrent plus longtemps encore, du moins en principe, les seuls admis à figurer dans l’armée, bien que déjà, sous la pression de nécessités nouvelles, on tendit à élargir la base du recrutement en faisant appel aux moins déshérités parmi ceux que leur pauvreté rejetait en dehors de ces divisions.

Comment la classe unique, fournissant primitivement l’effectif de la grosse infanterie, s’est-elle fractionnée en cinq classes, et quel avait été le lien entre le système des classes et l’organisation de l’armée, c’est un point qu’il n’est pas facile d’éclaircir et que d’ailleurs nous n’avons pas à examiner. Un fait est certain, c’est que la répartition des centuries entre les classes, en vue de la guerre, ne peut pas avoir été celle que nous observons dans la description qui nous est faite de l’assemblée centuriate[1].

Résumons cette description. La première classe comprend 98 centuries, la seconde, la troisième et la quatrième 20 chacune, la cinquième 30. Au-dessous vient une centurie unique pour ceux dont le cens est inférieur au cens de la cinquième classe et qu’on appelle proletarii, et pour ceux plus misérables encore qu’on appelle les capite censi, parce qu’on ne peut recenser que leur personne, leur tête, caput, non leur avoir qui est nul. Il faut compter en plus 4 centuries dont on ne sait pas exactement à quelle classe elles se rattachent pour ceux que leur condition aurait tenus en dehors des classes si leur métier ne les avait désignés pour être employés en campagne à certains services spéciaux, deux centuries d’ouvriers en bois et en métaux (fabri tignarii et ærarii) et deux centuries de musiciens, trompettes et flûtistes (cornicines et tubicines). Sur les 98 centuries de la première classe, on en met à part 18 recrutées dans les familles les plus nobles et les plus riches, et qui sont affectées à la cavalerie ; et sur ces 18 on en distingue 6 plus considérées encore et qui furent longtemps réservées aux patriciens. Ce sont les centuries dites équestres. Les 80 autres centuries de cette première classe et les centuries des classes suivantes sont les centuries dés fantassins (pedites), distribuées par nombre égal en centuries de jeunes et de vieux, de juniores et de seniores.

On reconnaît les traits par où l’assemblée rappelle l’armée dont elle est issue, les noms mêmes de classe et de centurie dont le sens premier est tout militaire, les centuries de cavaliers et les centuries de fantassins, les centuries de jeunes et de vieux, d’active et de réserve, les centuries d’ouvriers ingénieurs et de musiciens. Ajoutez qu’elle est convoquée au son de la trompette, les deux étendards de l’infanterie et de la cavalerie flottant sur la citadelle, et qu’elle doit se réunir au Champ de Mars, en dehors du Pomœrium, de la zoné sacrée dont l’armée ne doit pas franchir la limite. Mais cette armée civile, comme on l’appelle encore, urbanus exercitus, n’est plus l’armée véritable dont elle évoque le souvenir, et dont elle diffère essentiellement. Ce sont les mêmes cadres, mais remaniés et ajustés à un autre but.

Ce qui caractérise cette organisation, c’est l’attribution à la catégorie des riches, à la première classe, d’un nombre de centuries supérieur à celui que fournit le reste des citoyens. Et comme de tout temps les riches ont été beaucoup moins nombreux que les gens aisés ou les pauvres, l’effectif de leurs centuries, très maigre à le prendre en lui-même, était tout à fait hors de proportion avec celui des centuries dans les classes suivantes. La disproportion se généralise si l’on remarque que le reste des citoyens recensés, échelonné en quatre classes, comprend pour chacune, sauf pour la dernière, le même nombre de centuries. Il est visible en effet que d’une classe à l’autre les effectifs doivent croître en raison directe de la décroissance des fortunes. Si telle était l’organisation de l’armée, il faudrait donc croire qu’elle était combinée en vue d’amener sur le champ de bataille des unités tactiques à effectifs infiniment variés, conclusion absurde et qui se réfute d’elle-même. On a supposé que les centuries étaient, non des unités tactiques, mais des cadres de recrutement d’où l’on tirait un nombre proportionné de soldats en exigeant d’eux l’armement en rapport avec leur cens. Mais alors pourquoi cette égalité dans le total des centuries respectivement attribuées aux classes inférieures ? Car la différence de dix avec la cinquième peut être considérée comme insignifiante. Tout cela très évidemment n’a rien à voir avec les nécessités militaires. Mais tout cela est parfaitement imaginé pour assurer la prépondérance aux riches dans la direction de l’assemblée.

L’unité votante était, la centurie. Le total des centuries était de 193, sur lesquelles la première classe en comptait à elle seule 98. Elle disposait donc de la majorité plus une voix. Et non seulement elle disposait de la majorité, mais il était rare que les classes inférieures fussent appelées à voter. Les centuries votaient simultanément dans leurs classes respectives ; mais le vote des classes n’était pas simultané. Elles votaient successivement dans un ordre conforme à leur rang, et le vote de chacune d’elles, était proclamé avant qu’on ne passât au vote de la classe suivante. Il résultait de là que la majorité pouvait être non seulement formée, mais proclamée après le vote de la première classe, si bien qu’il devenait inutile de continuer l’opération. Sans doute il pouvait arriver que, la première classe se partageant malgré la communauté des intérêts, on fût obligé de passer à la seconde, mais il y avait peu de chances pour que cette dernière limite fût franchie. Les droits de la troisième classe, de la quatrième, de la cinquième et à plus forte raison ceux des proletarii et des capite censi étaient donc purement illusoires. Il n’y avait de réels que ceux de la première classe, et tout au plus de la deuxième. Ce n’est pas tout. Dans cette première classe, les 18 centuries équestres, représentant l’élite de la société romaine, avaient ce privilège de voter à part, les premières, d’où leur nom de prérogatives, prærogativæ, præ rogare, et leur vote était proclamé sitôt acquis, avant qu’on ne fit voter les 80 autres centuries de la même classe. Or, le vote de ces 18 centuries avait une importance extrême, décisive, tenant moins encore à la pression matérielle et morale exercée par les chefs de l’aristocratie qu’à un sentiment superstitieux, profondément ancré dans l’esprit du peuple. Le vote des 18 centuries ; proclamé le premier, avait à ses yeux la valeur d’un présage (omen), d’une indication fournie par les dieux et, par le fait, nous voyons qu’il entraînait généralement celui de l’assemblée.

La répartition des centuries dans les classes contribuait d’une autre manière encore à assurer la prépondérance de la richesse. Puisque l’effectif de la première classe était inférieur à celui de la deuxième et à plus forte raison de la troisième, et ainsi de suite à mesure qu’on descendait les degrés qui menaient de la richesse à la moindre aisance et à la pauvreté, et puisque néanmoins elle comprenait un bien plus grand nombre de centuries, il est clair que le vote des individus dans cette première classe valait infiniment plus que celui des individus inscrits dans les classes suivantes. Il en était de même des seniores par rapport aux juniores. Les seniores, ayant dépassé quarante-cinq ans, étaient nécessairement moins nombreux, ce qui n’empêche pas que dans chaque classe, abstraction faite de la première où les centuries équestres étaient exclusivement, composées de juniores, il n’y eût autant de centuries des uns que des autres. Le vote d’un senior comptait donc pour beaucoup plus que celui d’un junior ; il était, d’après les données de la statistique, comme 2 est à 1, et ainsi à la prépondérance de la richesse s’ajoutait celle de l’âge, ce qui renforçait encore la tendance conservatrice.

L’assemblée tribute, issue de la révolution de 493, présente un tout autre caractère. Fidèles au principe du vote collectif, les plébéiens s’étaient groupés par tribus, et comme les citoyens étaient inscrits dans les tribus sans qu’il fût tenu compte d’autre chose que de leur domicile, tous les suffrages se valaient dans cette assemblée. Elle était donc, par rapport à l’assemblée centuriate, une assemblée démocratique. Démocratique relativement et non pas, il s’en faut, dans toute la force du terme. Le mouvement de 493 avait été lé fait, non d’une foule misérable, sans feu ni lieu, mais, en grande majorité du moins, des populations rurales menacées dans leurs biens par les rigueurs des créanciers patriciens, et c’est pourquoi la tribu avait paru le cadre le mieux approprié à la nouvelle assemblée. La tribu, en effet, n’a pas été à l’origine une division, des personnes, mais des terres. Elle a été le cadastre : des immeubles sis sur le territoire romain, et c’est en tant que propriétaires d’un de ces immeubles que les citoyens en faisaient partie. Ceux qui ne pouvaient se prévaloir de cette qualité formaient la catégorie des ærarii, des contribuables au sens privatif du mot, c’est-à-dire des citoyens soumis à une taxe spéciale si leur avoir mobilier en comportait une, mais exclus de l’exercice des droits politiques comme du service dans la légion. On voit que cette catégorie des ærarii correspondait assez exactement à la centurie des capite censi dans le système des classes, et ainsi l’on peut dire que, somme toute, l’assemblée tribute ne différait pas, pour la composition, de l’assemblée centuriate. La différence, d’ailleurs capitale, c’est qu’il n’y avait point de hiérarchie pour ceux qui la composaient ; si bien que le vote de chacun, du plus humble des propriétaires et du plus opulent, pesait du même poids.

L’assemblée tribute n’était pas, à proprement parler, une assemblée politique, une assemblée du peuple romain. Elle n’avait pas droit au nom de comices. Elle était un concilium, une assemblée privée en quelque sorte, où les patriciens, bien qu’inscrits dans les tribus, ne figuraient pas, et dont les décisions n’engageaient que la plèbe dont elle était la représentation. Elle élisait les tribuns et les édiles plébéiens qui n’étaient pas des magistrats. Elle votait des plébiscites, et non des lois. Mais ce qu’elle n’était pas, elle aspira à le devenir. Ce fut l’objet d’un long effort qui se poursuivit pendant plus d’un siècle et demi.

Les comices centuriates étaient électoraux, judiciaires, législatifs. Il ne pouvait être question de leur enlever l’élection des magistrats supérieurs, revêtus de l’imperium, investis du commandement militaire. Tout ce que l’assemblée tribute obtint et pouvait obtenir dans ce domaine, ce fut l’élection des magistrats en sous-ordre, les questeurs, les édiles curules, etc. La concurrence eût pu s’ouvrir plutôt sur le terrain judiciaire. Les tribuns, en s’arrogeant le droit de traduire à leur barre quiconque osait porter atteinte à leur personne sacrée, avaient par le fait revendiqué pour l’assemblée plébéienne une part de la juridiction criminelle attribuée par la loi de provocatione aux comices centuriates. Mais les Douze Tables tranchèrent le débat en confirmant le principe posé par cette loi et en abandonnant à l’assemblée tribute les causes de moindre importance, sauf le droit pour les tribuns d’intenter pour leur- compte une action capitale devant l’assemblée compétente, par l’intermédiaire du magistrat qualifié à cet effet. C’était là de la part de la plèbe une concession qui pourrait surprendre, si l’on ne savait qu’elle avait dès ce moment les yeux tournés d’un autre côté, vers un but plus haut. Il s’agissait d’attirer à elle la puissance législative en faisant conférer à ses plébiscites force de loi pour la cité entière, et c’est là-dessus que la lutte véritable s’engagea.

Les historiens nous font connaître trois lois se référant à ce litige, trois lois votées à de très longs intervalles, la loi Valeria Horatia en 449, la loi Publilia Philonis en 339, la loi Hortensia en 286, toutes les trois citées en termes identiques, ordonnant que désormais les plébiscites seraient valables pour l’ensemble du peuple romain, ut plebiscita omnes Quirites tenerent, de telle sorte qu’elles ne paraissent être, à prendre ces divers textes au pied de la lettre, que la réédition d’une seule et même loi, indéfiniment répétée. Mais nous savons trop bien les procédés de nos auteurs, nous avons trop souvent à incriminer leurs habitudes de concision et d’extrême sécheresse, toutes les fois qu’il s’agit du développement des institutions et des événements les plus considérables de l’histoire intérieure, pour nous croire tenus à une interprétation aussi peu vraisemblable en elle-même, et d’ailleurs démentie par les faits, car il suffit de les examiner de près, tels qu’ils nous sont rapportés, pour nous rendre compte que les trois lois, loin de se borner au renouvellement pur et simple de la disposition essentielle ci-dessus mentionnée, la diversifiaient tout au contraire en la subordonnant à chaque fois à des conditions différentes qui en modifiaient gravement le caractère et la portée.

Il était naturel et juste que les patriciens, lorsqu’ils consentirent à assimiler les plébiscites aux lois votées dans les comices centuriates, y missent cette condition qu’ils seraient soumis, comme les lois elles-mêmes, à l’auctoritas, à la ratification du Sénat. Ce fut la clause insérée dans la loi Valeria Horatia et dont la réalité est attestée par l’histoire de tous les plébiscites proposés en faveur de la plèbe après cette date de 449. Ils n’auraient pas eu tant de peine à s’imposer s’il leur avait suffi pour cela d’être agréés par l’assemblée plébéienne et, pour n’en citer qu’un exemple, quand on nous dit que les rogations Liciniennes ne mirent pas moins de dix ans à l’emporter, c’est évidemment qu’il leur manqua pendant tout ce temps la consécration sénatoriale. Encore est-il très possible, comme on l’a vu plus haut, que la loi sur le consulat ait dû s’en passer et se contenter d’une simple tolérance, ce qui expliquerait comment elle a pu être violée si fréquemment dans la période suivante.

La loi Valeria Horatia ouvrit une ère nouvelle dans l’histoire de l’assemblée tribute. Du moment où les décisions prises dans cette assemblée étaient reconnues valables pour les patriciens comme pour les plébéiens, il n’y avait pas de raison pour que les patriciens s’abstinssent d’y concourir par leur vote. Il n’y en avait pas davantage pour que les magistrats feignissent d’ignorer une assemblée devenue, au même titre que l’autre, une assemblée du peuple romain. Les assemblées tributes eurent droit désormais au nom de comices tributes. Elles restaient, il est vrai, à strictement parler, des concilia plebis tant qu’elles étaient présidées par les tribuns, mais elles se transformaient en comices sous la présidence des magistrats. Ce furent les préteurs, ces consuls en sous-ordre, qui prirent peu à peu l’habitude de s’adresser pour leurs projets de loi à ces comices inférieurs, sans doute pour opposer par leur intervention un contrepoids à l’influence exclusive des chefs plébéiens. Ainsi commença le mouvement qui devait transférer toute l’activité législative à la dernière née et à la plus démocratique des deux assemblées. Il était peu sensible encore et ne devait se dessiner que beaucoup plus tard, après que la loi Hortensia l’eut affranchie de la contrainte imposée par la loi Valeria Horatia et maintenue, sous une autre forme, par la loi Publilia, en 339.

Des circonstances qui amenèrent le vote de la loi Publilia Philonis ou, pour mieux dire, des lois Publiliennes, le peu que nous savons n’est pas clair. Les assignations trop parcimonieusement mesurées avaient excité le mécontentement du peuple. D’un autre côté une tentative, d’ailleurs vaine, pour revenir sur les stipulations de 342 en maintenant au consulat le patricien T. Manlius Torquatus, déjà consul pour la troisième fois en 340, avait inquiété là noblesse’ plébéienne et, avec elle, la,fraction libérale du patriciat. A ce dernier groupe appartenait le consul Ti. Æmilius Mamercinus qui, de plus, avait contre sa caste des griefs personnels. De concert avec son collègue plébéien Q. Publilius Philo, il s’était mis à la tête de l’opposition. Le Sénat espéra couper court à leurs menées en exigeant la nomination d’un dictateur, en quoi l’on ne voit pas bien son calcul, car il était à présumer que le dictateur, nommé conformément à la règle par l’un des deux consuls, ne serait pas dans d’autres sentiments que ce consul lui-même. Æmilius nomma Publilius Philo, et Publilius aussitôt fit passer trois lois, la première décidant que dorénavant les deux censeurs pourraient être pris tous, les deux dans la plèbe et qu’en tout cas l’un des deux devrait toujours être plébéien, la deuxième que la ratification du Sénat pour les lois votées dans lés comices centuriates devrait précéder le vote au lieu de le suivre, la troisième dont il est dit seulement, comme pour la loi Valeria Horatia, qu’elle rendit les plébiscites obligatoires pour tout le peuple. Mais, comme il est impossible d’admettre que cette loi n’ait pas contenu une disposition nouvelle, on est conduit à supposer qu’elle étendit à l’assemblée tribute la procédure nouvelle établie pour, les comices centuriates, et ce qui confirme cette hypothèse, c’est que nous ne rencontrons plus, après cette date, comme dans la période antérieure, de ces rogations tribuniciennes incessamment renouvelées parce qu’il leur manquait toujours, pour être exécutoires, une fois votées, la consécration sénatoriale. Désormais elle était acquise du moment où la rogation était présentée. Une loi Mania, due très probablement à C. Mænius, le consul plébéien de 338, compléta la loi Publilia en appliquant aux opérations électorales la règle édictée en 339 pour les votes législatifs.

Le déplacement de l’auctoritas n’était une mesure démocratique qu’en apparence. Elle semblait soumettre la volonté du Sénat à celle du peuple ; mais pour cela il eût fallu qu’elle le condamnât à ratifier d’avance, les yeux fermés, le vote populaire quel qu’il fût, et il n’en était rien. La vérité, c’est que son autorité se trouva plutôt renforcée. La ratification subséquente au vote était une arme puissante, mais d’un maniement dangereux et dont il était prudent de ne pas se servir trop souvent. Il est à croire que la perspective d’un conflit direct fit plus d’une fois reculer la haute .assemblée. Le procédé, en outre, manquait de souplesse. Le Sénat acceptait ou rejetait la loi en bloc, mais il n’avait aucun moyen de la corriger, et pourtant il y avait des cas où il eût suffi de quelques amendements pour lui rendre acceptable une loi qu’il repoussait, ou subissait à contrecœur. Le mieux évidemment eût été de s’entendre au préalable avec les magistrats, qui pouvaient se refuser à la discussion mais qui, en général, avaient intérêt à s’y prêter, car elle leur permettait ou de modifier les dispositions hostiles des sénateurs, ou de les prévoir et de régler leur conduite en connaissance de cause. Ce fut cette entente, réalisée jusqu’alors ou non au gré des parties, dont la loi Publilia avec la loi Mænia fit une nécessité pour la rédaction des projets de loi et pour la composition de la liste des candidats. Le droit de contrôle du Sénat restait intact. La différence, c’est qu’il en usait plus utilement dans un débat où il pesait le pour et le contre, essayait de faire prévaloir ses vues, et employait sur les magistrats tous les moyens de persuasion, de contrainte morale en son pouvoir. Plus résolument aussi, car un conflit avec les magistrats était chose moins grave qu’un conflit avec le peuple. Somme toute, ce qui se trouvait atteint, c’était non l’autorité du Sénat, mais l’indépendance des magistrats vis-à-vis de cette assemblée.

La loi Publilia, œuvre d’un esprit sage, conciliant, modéré, eut ce résultat d’établir dans le jeu des pouvoirs publics une aisance, une harmonie qui jamais, à aucune époque de l’histoire romaine, n’exista aussi pleinement. Elle eut cette autre conséquence d’incorporer plus étroitement à l’organisme politique un élément considéré longtemps comme étranger et réfractaire. Il était difficile maintenant de ne pas mettre les tribuns sur le même pied que les magistrats. Ils n’avaient pas eu à l’origine leurs entrées dans la curie. Ils étaient assis à la porte, introduits seulement quand on jugeait utile de les faire participer à la délibération, de manière à prévenir leur veto. Puis il semble qu’ils aient obtenu, à titre régulier, l’autorisation d’assister aux séances et d’y prendre la parole. Puis enfin ils furent autorisés à convoquer eux-mêmes le Sénat, à le présider, à le faire voter. I1 n’en pouvait être autrement du jour où ils durent lui soumettre leurs projets de loi, sans quoi leur initiative eût été subordonnée à la bonne volonté des consuls et des préteurs, seuls jusqu’alors en possession de ce droit. Ils n’étaient pas sénateurs en ce sens qu’ils n’avaient pas, comme les autres magistrats, le droit de vote, le jus sententiæ dicendæ, pendant leur magistrature ni après : ils devaient attendre que les censeurs chargés, à époque fixe, de recruter le Sénat les eussent inscrits sur leur liste, et cette espèce d’interdit ne fut levé qu’assez tard, par un certain plébiscite Atinien, dont la date reste sujette à conjecture et peut-être ne doit pas se placer avant la période des Gracques. Ils n’étaient donc encore théoriquement que les mandataires de la plèbe, mais ce n’était là, dans leur situation nouvelle, qu’une restriction sans importance qui n’enlevait rien à leur puissance réelle et ne contrariait pas davantage la fusion de plus en plus prononcée entre les deux ordres.

 

§ 3. - La censure d’Appius Claudius (312). L’avènement de la richesse mobilière et la question des humiles et des affranchis.

Les problèmes changent d’aspect et de nature en changeant de milieu. A mesure que tout évolue, les idées, les mœurs, les conditions politiques, économiques, sociales, des questions nouvelles surgissent qui se greffent sur les anciennes, les dépassent et finissent par les reléguer au second plan, en attendant qu’elles les envoient se perdre dans l’indifférence et l’oubli. C’est le cas pour la vieille querelle des deux ordres se prolongeant vers la fin du IVe siècle avant notre ère.

Au sein du patriciat, rallié en grande majorité au nouvel état de choses, il restait un petit clan irréductible dont le chef était Appius Claudius, désigné sous le surnom de Cæcus, l’Aveugle, en raison de l’infirmité dont il fut frappé dans les dernières années de sa vie. Il n’y a peut-être pas dans tout le cours de l’histoire romaine de figure plus curieuse, plus significative. Elle déconcerte au premier abord par un air énigmatique, par un ensemble de traits contradictoires qu’on a peine à concilier. C’est qu’il y avait en ce personnage singulier deux hommes, l’un hardiment tourné vers l’avenir, l’autre asservi à tous les préjugés et à toutes les rancunes du passé.

Il appartenait à cette famille des Claudii qui nous est donnée comme le type de la dureté et de la morgue aristocratiques. Il descendait de son homonyme le décemvir, dont il rappelle l’image à beaucoup d’égards, soit qu’en effet il eût hérité de son caractère et de ses tendances politiques, soit plutôt, comme on l’a supposé, que la physionomie indécise de l’aïeul ait été modelée parles historiens sur cette personnalité non moins célèbre et mieux connue. Il détestait du fond de l’âme ces parvenus insolents qui osaient frayer avec les représentants des plus illustres maisons et prétendaient leur disputer les honneurs. Il essaya à deux reprises de les évincer du consulat. Il combattit de toutes ses forces la loi Ogulnia, qui parachevait leur victoire en leur ouvrant les collèges sacerdotaux. Mais, par le plus étrange des contrastes, ce réactionnaire intraitable n’était pas, il s’en faut, un esprit borné, figé dans une tradition surannée, et les moyens qu’il employa pour réaliser son rêve ou sa chimère de restauration patricienne, diffèrent autant de ceux de ses prédécesseurs que la Rome de son temps ressemblait peu à celle de Licinius Stolo et de ses adversaires.

Ce n’était plus la petite cité des débuts de la République. C’était la capitale d’un état embrassant tout le centre de la péninsule. Elle était entrée en contact immédiat avec l’hellénisme, avec sa civilisation, son art, sa littérature. Elle avait adopté la monnaie, développé sa population, son industrie, son commerce. Claudius était ouvert à toutes ces nouveautés. Son activité multiple s’exerçait dans ces directions variées avec une égale intensité. Il réforma l’orthographe et le premier fit œuvre d’écrivain dans la langue latine, auteur d’un Traité de jurisprudence et d’un Recueil de sentences, sur le modèle des vers dorés de Pythagore ou extrait des comiques athéniens. Il exécuta de grands travaux pour l’embellissement et l’assainissement de la ville, qu’il dota de son plus ancien aqueduc. Il jeta vers la Campanie cette fameuse voie Appienne qui devait porter son nom jusqu’à la postérité la plus reculée. Assez peu religieux, touché déjà, semble-t-il, par le scepticisme des penseurs grecs, il se permit envers le rite national quelques atteintes dont ses ennemis lui firent un crime, mais, ardent patriote, on sait avec quelle violence il s’opposa aux négociations entamées par Pyrrhus : le discours qu’il prononça à cette occasion était lu encore au temps de Cicéron. Son but est assez clair : il voulait faire de Rome la reine et la maîtresse de l’Italie, et cela au plus grand profit et à la plus grande gloire de la caste patricienne, rajeunie et raffermie, prenant la tête et l’initiative du progrès.

Pour cette politique, il fallait un point d’appui. Où le chercher ? Ce n’était pas dans cette masse de petits et moyens propriétaires ruraux où la noblesse plébéienne se recrutait et qui, malgré les brouilles passagères, lui restait inféodée. D’ailleurs, cette population, comme toutes celles qui sont rivées au sol, était conservatrice d’instinct, obstinément enfermée dans son horizon étroit et ses coutumes héréditaires ; les nobles plébéiens eux-mêmes, sortis du même fond, ne s’étaient point déracinés ; la communauté d’origine, la solidarité des intérêts les enchaînaient aux mêmes idées, aux mêmes préventions. Il ne faut pas s’y tromper : si les souffles du dehors avaient chance de pénétrer dans la société romaine, de la renouveler et de la transformer, ce n’était point par la noblesse plébéienne et les classes qui la soutenaient de leurs suffrages. L’impulsion devait venir d’ailleurs, d’une aristocratie affinée par un long atavisme, par l’habitude séculaire de la richesse et de la vie urbaine, et cette distinction entre les deux noblesses, si nettement accusée dans l’entreprise de Claudius et les obstacles où elle se brisa, ne devait pas s’effacer de sitôt : Scipion, Flamininus furent patriciens ; Mummius et Caton furent plébéiens.

Il tourna ses regards d’un autre côté, plus bas, vers cette plèbe des non propriétaires que la constitution tenait en dehors des tribus et relégués dans la centurie infime des capite censi. Elle comprenait sous la qualification générale d’humiles, les humbles, en outre des pauvres qui ne cessaient pas naturellement de former la grande majorité, des éléments plus relevés, des travailleurs que le développement économique avec, pour conséquence, un commencement de richesse mobilière, avait portés à l’aisance, et notamment, parmi eus, une classe d’hommes qui tendait à prendre une grande importance, à savoir les affranchis. L’esclavage était très loin d’avoir atteint les proportions qu’il devait acquérir par la suite, quand la conquête des pays, extra-italiques eut déversé sur la péninsule le flot intarissable des captifs, mais en Italie même les guerres étaient assez fréquentes et assez heureuses pour amener à Rome des équipes de prisonniers à vendre sur le marché, et la preuve que les esclaves étaient dès lors assez nombreux, c’est la fréquence des affranchissements, si bien que, dès l’année 357, le consul Cn. Manlius Capitolinus, redoutant les conséquences de ce mouvement pour la composition du corps civique, essaya de le contenir en soumettant l’opération à un impôt de 5 %. Vaine tentative : qu’était-ce que cette somme au prix des avantages attachés à l’affranchissement pour le patron ? Car on pense bien qu’il n’y consentait point par pure philanthropie. Alors même que l’esclave n’achetait point sa liberté de son propre argent, avec le pécule péniblement amassé, il restait pour son ancien maître, s’il était un bon sujet, et sans doute il n’était affranchi qu’à cette condition, d’un fructueux rapport. Pas plus au point de vue des droits privés qu’au point de vue des droits politiques, il ne devenait un citoyen au sens complet du mot : la tache servile ne s’effaçait qu’à la troisième génération et c’est à ce moment seulement que la mesure libératrice produisait son plein effet sur la personne de ses petits-enfants, assimilés aux hommes de naissance libre, aux ingénus. En attendant il était tenu, lui et ses fils, ces derniers jusqu’à la date du plébiscite de Terentius, en 189, non seulement à ce devoir général de déférence et d’assistance caractérisé par le terme d’obsequium, mais à des obligations positives, stipulées dans l’acte d’affranchissement et dont la violation, constatée par-devant le préteur, le faisait retomber en servitude. C’étaient les operae, consistant dans la part qu’il réservait au patron sur les produits de sa libre activité.

C’est en 312 que Claudius, élu censeur avec C. Plautius, un collègue entièrement subjugué par l’ascendant de sa volonté et de son génie, put appliquer l’essentiel de ses idées. Il prit une mesure qui équivalait à un remaniement profond des cadres sociaux et politiques : il tint compte, dans le recensement, du capital mobilier autant que de la propriété foncière. De là une double conséquence pour le système des classes et celui des tribus, et pour les deus assemblées qui en émanaient. Les non propriétaires furent répartis dans les classes en raison de leur avoir total, quelle qu’en fût la nature, et la tribu, devenue une division des personnes et non plus des terres, admit tous ceux qui pouvaient se prévaloir du titre de citoyens, et jusqu’aux affranchis à qui, malgré leur situation inférieure, on ne pouvait dénier cette qualité. Tite-Live nous dit que par là Claudius altéra, vicia les comices tributes et centuriates forum et campum corrupit. Il semble bien qu’il exagère pour ces derniers. La richesse mobilière n’était pas encore assez répandue pour que la promotion dans les classes de ceux qui en étaient pourvus pût amener un si grand bouleversement. Hais il n’en était pas de même dans les comices tributes où les humiles, beaucoup plus nombreux, disposèrent de la majorité au sein de chaque tribu, et par conséquent dans l’assemblée entière transformée du coup en une assemblée pleinement démocratique. Il suffisait d’ailleurs qu’ils l’emportassent dans seize tribus sur les trente et une alors existantes pour obtenir ce résultat.

Claudius fit plus. Il introduisit dans le Sénat, non pas des affranchis, le scandale eût été trop criant, mais des fils d’affranchis, ce qui ne s’était jamais vu, et par là il s’assura dans la curie même un groupe d’adhérents tout à sa dévotion. Huit ans plus tard, en 304, toujours fidèle à la même politique, il était encore assez puissant pour faire élire édile curule un autre fils d’affranchi, le scribe Cn. Flavius qui, à son instigation et vraisemblablement, ail moyen de documents qu’il lui avait lui-même fournis, se rendit populaire, et demeura à jamais illustre pour avoir complété l’œuvre des Douze Tables en divulguant le formulaire des actions de la loi et la liste des jours fastes et néfastes. Et ce fut un dernier défi, jeté à toutes les traditions, à tous les préjugés de la société romaine.

Il était juste assurément d’ouvrir toutes larges aux artisans de la nouvelle vie économique les portes de la cité enrichie par leur travail et d’imprimer ainsi à leur activité un plus vigoureux essor. Il y avait là des éléments excellents qui méritaient leur place au soleil. Les affranchis eux-mêmes formaient une classe saine en général et laborieuse. Italiens pour la plupart, ils n’étaient pas encore cette foule bigarrée et cosmopolite, recrutée dans tous les pays du monde, dont la multiplication devait altérer la pureté du sang romain et apporter le trouble et le désordre dans le jeu des institutions. Il n’est pas douteux que ces considérations ne soient entrées dans la pensée de Claudius, mais il en était d’autres plus décisives peut-être, en tout cas intéressant plus directement le but final de sa politique. Les commerçants, les ouvriers, les affranchis étaient concentrés à Rome, sur le théâtre le mieux approprié à leur industrie, et sans doute c’était un accroc au principe de la répartition géographique, placé à la base du système, de les disséminer à travers toutes les tribus indistinctement, de manière à leur assurer la maîtrise dans la plupart d’entre elles, ou dans toutes, mais on en voit la raison. Déjà commençait à se manifester l’incompatibilité, qui devait devenir mortelle pour la République, entre la constitution de la cité et l’extension de cette même cité par la conquête. Les tribus rurales, qui depuis 313 étaient au nombre de vingt-sept, embrassaient un vaste territoire s’étendant de la Sabine à la mer, du sud de l’Etrurie au nord de la Campanie. Comment demander aux habitants de ces districts plus ou moins lointains de s’arracher à leurs occupations, de franchir à grand’peine et à grands frais la distance qui les séparait de la capitale, toutes les fois que les affaires publiques y réclamaient leur présence ? En réalité les comices n’étaient fréquentés le plus ordinairement que par les habitants de la ville et des bourgs les plus voisins et, au fond, il importait assez peu tant que les votants, citadins ou gens de la campagne, furent tous des propriétaires, animés somme toute d’un même esprit, quelles que fussent entre eux les inégalités de rang et de fortune. Il en fut autrement du jour où l’on vit les humiles écraser sous la supériorité du nombre les représentants clairsemés de la propriété rurale. Ce ne fut le cas, il est vrai, comme on l’a vu plus haut, que pour l’assemblée tribute, mais cela suffisait pour mettre entre les mains de Claudius un moyen d’action puissant. De cette plèbe urbaine il entendait faire l’instrument de ses desseins. Elle n’avait ni les mêmes intérêts que l’autre, ni les mêmes sympathies ; elle était accessible à d’autres suggestions, soumise à d’autres influences. Les familles patriciennes, demeurées les plus opulentes, étaient encore celles qui comptaient le plus d’affranchis, mais il n’y avait pas que les affranchis qui fussent dans un état de dépendance. La clientèle, héritage de la Rome primitive ; lui avait survécu sous la forme nouvelle requise par les temps nouveaux. Ce n’était plus la clientèle sanctionnée par la religion et se transmettant héréditairement. C’était une clientèle volontaire, librement choisie et désertée à l’occasion, flottant au gré des circonstances et des besoins. Tout ce monde virant à Rome, à l’ombre des grandes maisons aristocratiques, formait une masse docile, facile à entraîner, à acheter, à encadrer, à mobiliser. Il constitua, sous la conduite de Claudius, la faction du Forum (factio forensis), ainsi appelée par opposition à la plèbe du dehors, destinée à lui faire contrepoids, à contrecarrer les ambitions de ses chefs, à soutenir de tout son effort les résistances du patriciat.

Les Romains tenaient, en profond mépris le petit commerce, les petits métiers, la mercatura sordida comme ils disaient, et tous ceux qui la pratiquaient, et à plus forte raison les affranchis qui ajoutaient à cette tare celle de leur origine. Quand Cn. Flavius fut élu édile, les nobles marquèrent leur réprobation en déposant les insignes de leur dignité. Ces sentiments n’étaient point particuliers aux hautes classes. Le paysan sur sa terre les professait au même degré. Ils auraient suffi pour soulever l’opinion s’il n’y avait eu en plus les motifs braves que nous savons. Les propriétaires fonciers, et à leur tête les nobles plébéiens se sentaient atteints directement. Les patriciens eux-mêmes, pour qui Claudius travaillait, n’étaient pas tous disposés à le suivre dans cette aventure ; ils s’effrayaient d’une politique qui déchaînait à leur service les forces de la démocratie. Ainsi se forma une coalition où entrèrent toutes les nuances du parti conservateur. Les allures de Claudius donnaient lieu encore à d’autres appréhensions. On lui attribuait des visées personnelles, analogues à celles de ces tyrans grecs dont on commençait à connaître l’histoire. On l’accusait de rechercher, comme’ eux, une popularité de mauvais aloi en procurant du travail au peuple par les vastes constructions dont il avait pris l’initiative. On prétendait que, non content d’établir son ascendant à Rome même, il s’efforçait d’y soumettre l’Italie en étendant à travers les villes sujettes ou alliées le réseau de sa clientèle. Et le fait est qu’il semblait justifier ces accusations par ses airs de despote. Il se fit ériger une statue couronnée du diadème sur le parcours de la voie Appienne, dans la petite ville de Forum Appii fondée par lui et qui elle aussi barda son nom. Il disposa du Trésor pour y puiser l’argent nécessaire à ses entreprises sans l’assentiment du Sénat, et quand le moment fut venu d’abdiquer la censure en même temps que son collègue, il s’y refusa, se prorogeant lui tout seul au delà du terme légal de dix-huit mois, pendant trois ou même pendant cinq ans.

Il n’y avait rien à faire tant que Claudius était censeur, et même après, jusqu’à la censure prochaine. Les consuls de 311 purent ne pas tenir compte de la liste du Sénat telle qu’il l’avait composée, se fondant sur ce fait qu’elle n’avait pas été approuvée par son collègue ; lequel, réfractaire sur ce seul point, avait protesté en abdiquant. Mais il avait avec Claudius célébré la cérémonie du lustrum clôturant les opérations du recensement : la légalité de ces opérations était donc inattaquable et elles ne pouvaient être reprises que par d’autres censeurs investis des mêmes pouvoirs. Les censeurs de 307 ne s’y hasardèrent pas. On était en pleine guerre du Samnium ; il y avait danger il mécontenter le peuple dans ces circonstances critiques, et au surplus la nouvelle organisation des classes offrait cet avantage de faire entrer un plus grand nombre de citoyens dans la légion. Mais en 304, la victoire étant acquise et la paix conclue, au moins provisoirement, les deux censeurs, le patricien Q. Fabius Maximus Rullianus et le plébéien P. Decius Mus, purent se mettre à l’œuvre avec la liberté d’esprit nécessaire et l’autorité acquise par l’éclat de leurs services sur les champs de bataille. Ils procédèrent d’ailleurs avec beaucoup de réserve. Les innovations introduites par Claudius étaient trop justifiées à beaucoup d’égards pour qu’on pût se flatter de les abroger totalement. Ils ne touchèrent pas à son mode d’évaluation des fortunes. L’avènement de la richesse mobilière à la vie politique fut définitif. Leur attention se porta sur la question des affranchis et des humiles en général, et ici encore ils n’osèrent pas revenir à l’état de choses antérieur en rejetant cette classe d’hommes en dehors des tribus. Ils se bornèrent à la rendre inoffensive en la parquant dans les quatre tribus urbaines, de telle sorte que, réduite à quatre suffrages, elle ne formait plus dans l’assemblée tribute qu’une minorité impuissante. En même temps, pour mieux grouper, comme en un faisceau, toutes les forces de résistance, et pour mieux marquer aussi le rang inférieur assigné désormais à ces quatre tribus, ils en firent sortir les propriétaires qu’elles pouvaient renfermer pour les inscrire tous dans les tribus rurales. Il y en avait sans doute un certain nombre, mais c’était dans les campagnes que la propriété foncière était le plus largement représentée. Ceux-là même qui, aspirant aux honneurs ou y étant parvenus, ne pouvaient se dispenser de résider en ville, tel Caton, un paysan transplanté, avaient leurs terres au dehors et étaient classés en conséquence. De même ‘c’était à Rome que se trouvait la masse des humiles auxquels il parut logique d’agréger leurs congénères de l’extérieur. L’atteinte au principe de la répartition géographique était donc moins caractérisée que celle portée par Claudius.

Le vigoureux effort tenté une fois encore pour rétablir le patriciat dans ses privilèges avait avorté. Ce fut le dernier. Après cet échec, la vieille querelle fut close et la fusion consommée. Mais si le but était manqué, les moyens mis en œuvre eurent des conséquences durables et à longue portée. La puissance de l’argent avait fait son apparition. La question des humiles était posée. C’est en vain que les censeurs de l’an 304 avaient espéré la résoudre par leur cote mal taillée : elle restera ouverte, et dès lors ce sera de la part de la plèbe urbaine un effort incessant, continu, heureux souvent, pour regagner le terrain perdu. Telle fut l’issue de l’entreprise d’App. Claudius. Sa politique avait été à double face ; ce fut la tendance révolutionnaire qui seule aboutit, et ainsi il se trouva être finalement un des fondateurs de la Rome future et un des -précurseurs dû mouvement démocratique.

 

§ 4. - Les lois Hortensiennes (286) et la réforme des comices centuriates

La noblesse plébéienne l’avait emporté en s’appuyant d’une part sur la fraction libérale du patricial, de l’autre sur la masse des propriétaires fonciers. Mais l’accord avec la petite propriété était précaire : la rupture éclata de nouveau en moins de vingt ans, en 286.

Ce n’est pas que le parti gouvernant ait méconnu le danger ou ne s’en soit point préoccupé. Nous constatons au contraire, à partir de 339, année des lois de Publilius Philo, un effort sérieux pour rallier les sympathies des classes inférieures. Le nombre des tribuns militaires laissés depuis 362 à l’élection des comices tributes fut porté, en 311, de six à seize, c’est-à-dire au tiers du nombre total, en attendant que plus tard, dans le courant du me siècle, à une date qu’on ne peut préciser plus exactement, la même mesure fût étendue aux vingt-quatre officiers placés à la tête des quatre légions levées régulièrement tous les ans. Il ne resta dès lors aux consuls que le droit de nommer les tribuns des légions supplémentaires ; levées dans les circonstances exceptionnelles. Ce n’étaient là cependant que des concessions d’ordre politique, favorisant les ambitions de la plèbe moyenne et ne pouvant intéresser que médiocrement le prolétariat.

L’extension de la colonisation, correspondant aux progrès de la conquête à travers l’Italie, devait le .toucher davantage. Les colonies n’étaient pas, il est vrai, ce qu’elles devinrent par la suite, au temps des Gracques, quand elles n’eurent d’autre objet que de soulager la misère des pauvres en leur fournissant des terres. C’étaient avant tout des postes militaires, destinés à maintenir les peuples vaincus dans l’obéissance et dont les garnisons, à défaut d’engagements volontaires, étaient soumises à la loi du recrutement forcé, tout comme la légion elle-même. Elles pouvaient néanmoins, subsidiairement, avoir leur utilité sociale, mais il faut distinguer.

Il y avait les colonies romaines, composées de citoyens, et les colonies latines. Les Latins, bien que réduits à l’état de sujets, sous le vocable flatteur et dérisoire d’alliés, étaient Romains de cœur, Romains par la race, par la langue, par les mœurs, si bien que transportés, isolés dans un milieu étranger, hostile, ils devenaient pour la patrie commune, au même titre que les colons citoyens, des sentinelles vigilantes et fidèles. Leurs colonies étaient de beaucoup les plus nombreuses. Sur les vingt-trois colonies fondées de 338 à 266, de la dissolution de la confédération latine à la fin de la guerre du Samnium et à la soumission définitive de l’Italie, nous en trouvons six romaines et dix-sept latines. Elles étaient aussi les plus fortes. Tandis que pour les colonies romaines on ne dépassait pas le chiffre anciennement fixé de 300 colons, pour les colonies latines, les contingents furent portés à 2.000, 3.000, 4.000, 6.000 hommes, et même, pour la colonie de Venouse, on alla jusqu’à 20.000. Cela tient sans doute à ce que, disséminées dans des régions plus lointaines, elles étaient plus exposées et avaient besoin d’effectifs renforcés. Les colonies romaines, s’espaçant du sud de l’Etrurie au nord de la Campanie et spécialement affectées à la protection du littoral ; pouvaient compter moins de défenseurs. Il y avait d’autres raisons que nous entrevoyons. Il était naturel que Rome hésitât à se dégarnir en envoyant au dehors un trop grand nombre de citoyens, et non des moindres, car ce n’était pas, il s’en faut, la lie de la population que l’on expédiait, c’étaient des citoyens de plein droit, aptes au service légionnaire, et parmi eux des chevaliers. On comprend aussi qu’on reculât devant une violence souvent nécessaire, car il n’était pas toujours facile de trouver des citoyens renonçant de leur plein gré, sinon à leurs droits civiques qui leur étaient conservés, du moins à l’exercice effectif de ces droits au sein des assemblées, et par-dessus le marché prêts à se déraciner, à se détacher de leurs habitudes, de leur propriété héréditaire polir aller mener, en pays inconnu, une existence troublée, inquiète, sous la menace d’agressions toujours possibles, tout cela en échange d’un domaine de très petite étendue, les nobles, les riches n’étant nullement disposés à abandonner la meilleure partie ; des terres conquises, la plus commode à exploiter et la plus sûre parce qu’elle était la plus voisine. Les Latins, envers lesquels on ne se croyait pas astreint aux mêmes ménagements et que l’on enrôlait sans scrupule, étaient aussi plu$ amplement pourvus, sur des lots moins convoités, et par là, par ces deus causes, opérant tantôt l’une, tantôt l’autre ou toutes les deux à la fois, par la contrainte et par l’intérêt, s’explique la proportion démesurée de leurs émigrants. Mais les colonies latines ne comprenaient pas seulement des Latins. Elles pouvaient recevoir des citoyens Romains, sauf pour ceux-ci à devenir eux-mêmes des Latins en perdant leur droit de cité. La perspective n’avait rien d’engageant pour les vrais citoyens au sens complet du mot, mais elle pouvait tenter les prolétaires. Le droit de cité, après tout, ne leur conférait que des droits politiques illusoires et, en fait de droits privés, qu’importait le droit de propriété quiritaire, garanti par la loi romaine, à qui n’avait point de propriété ? A la vérité, ils n’étaient plus couverts par la loi sur l’appel au peuple ni par l’intercession tribunicienne, mais en revanche ils acquéraient un établissement avantageux et la compensation pouvait paraître suffisante. Les colonies latines étaient donc pour les classes pauvres le débouché que ne leur ouvraient pas les colonies de citoyens. Jusqu’à quel point ont-elles profité de cette facilité ? Combien y avait-il de prolétaires romains sur ces milliers de colons latins ? II nous est impossible de le savoir. Fous voyons seulement par un texte de Diodore que des citoyens romains participèrent à la fondation de la colonie latine d’Interamna (XIX, 105).

Si la multiplication des colonies, et plus précisément des colonies latines, n’intéressait guère que le prolétariat, la participation de plus en plus large au butin était une faveur s’adressant à tous, y compris les plébéiens de condition plus relevée, admis à figurer dans les cadres de la légion. Nous avons vu ces mauvaises mœurs s’introduire dans l’armée dès avant les événements de 342. Elles ne firent que s’aggraver dans la période où nous sommes entrés. La règle était que le produit du pillage fût versé au Trésor, sauf ce que le général croyait devoir en retenir pour les besoins de la campagne ou, la campagne terminée, pour des fondations pieuses ou d’utilité publique. Mais les distributions aux soldats en prélevaient maintenant la plus large part, soit que les chefs ne vissent dans ces libéralités qu’un moyen de se faire bien venir ou, plus honnêtement, qu’un remède aux souffrances engendrées par la guerre. Patriciens et plébéiens rivalisaient dans ces pratiques. Le plus illustre des généraux de ce temps, l’homme en qui la tradition personnifie toutes les vertus de l’ancienne Rome, Papirius Cursor, essaya de réagir et y joua sa popularité.

On peut considérer comme rentrant dans la même politique, comme autant de satisfactions offertes aux revendications populaires, les poursuites contre les accapareurs du domaine de l’Etat, en violation de la loi Licinienne, ainsi que les procès intentés aux usuriers. La loi Genucia qui, en 342, avait aboli le prêt à intérêt, n’était donc plus en fait qu’une lettre morte, et la preuve qu’elle était dès lors périmée, même aux yeux des pouvoirs publics, nous la trouvons dans une autre loi qui, à la même époque, modifia la législation pour dettes en adoucissant la condition des débiteurs, ce qui évidemment n’eût pas été nécessaire s’ils n’avaient pas succombé et s’ils ne devaient pas succomber encore sous le poids des intérêts accumulés.

La loi Pœtelia Papiria, œuvre des deux consuls C. Pœtelius Libo et L. Papirius Cursor en 326, — c’est du moins la date et l’attribution la plus vraisemblable, — nous est connue par quelques mots de Tite-Live (VIII, 28) et par une indication échappée à Varron[2], deux textes dont l’interprétation soulève de grosses difficultés et a suscité de longues discussions. On croit comprendre tout d’abord qu’elle abolit le nexum, la contrainte par corps, en y substituant la saisie des biens, mais comme il est avéré que le nexum était encore en vigueur au temps de Cicéron, et même après, il a bien fallu se mettre en quête d’une autre explication tendant à restreindre la portée de la première. Tite-Live, à la vérité, excepte les débiteurs dont la dette avait un caractère pénal, par quoi on doit entendre sans doute ceux qui avaient essayé de la nier frauduleusement, ou encore ceux qui l’avaient contractée non par le fait d’un emprunt, mais à la suite d’un délit donnant lieu à une compensation pécuniaire, à une composition. Mais cette catégorie ne saurait être assez nombreuse pour comprendre la foule des débiteurs qui entrèrent dans l’armée de Catilina et qui, dans le manifeste lancé par leur chef Manlius, se plaignent d’être menacés dans leur liberté personnelle après avoir perdu leur patrimoine[3]. Il faut donc ou que la loi Pœtelia n’ait pas été observée, ce qu’ils insinuent assez nettement dans le document en question, et nous venons de constater par l’exemple de la loi Genucia que cela n’est pas impossible, ou que les dispositions restrictives de ladite loi ne nous aient pas été transmises intégralement. On admet en général que ce qu’elle interdit, ce fut l’exécution privée, la manus injectio par la seule initiative du créancier, la contrainte par corps étant, non abolie, mais subordonnée à une action en justice et devant être, en tout état de cause, précédée de la saisie sur les biens, de telle sorte qu’elle devenait inutile si la saisie suffisait pour l’extinction de la dette. On a été amené aussi à conclure du passage, d’ailleurs très obscur, de Varron que la saisie elle-même était ou empêchée ou suspendue si le débiteur affirmait par serment sa solvabilité. Et en dernier lieu la loi aurait enlevé au créancier le droit de tuer le débiteur ou de le vendre. Tout cela peut se soutenir mais, à part le dernier article, est pure conjecture. Au surplus Tite-Live ne dit pas positivement que la prison pour dettes ait été supprimée, mais simplement qu’on prohiba l’usage de ces instruments de torture qu’on appelait les compedes et les nervi, les chaînes au pied et le carcan. Il est vrai qu’on trouverait fort exagéré, si la loi s’était bornée là, cet autre propos du même historien quand il nous apprend qu’elle ouvrit pour la plèbe comme une ère nouvelle dans l’histoire de son affranchissement.

Nous renonçons à dissiper ces incertitudes. Il demeure acquis que la loi Pœtelia, quelle qu’en soit au juste la teneur, témoigne du même esprit de conciliation que les autres mesures précédemment mentionnées, ce qui n’empêcha pas le mécontentement de persister, de grossir et enfin de faire explosion en 286. Sur ce mouvement, nous sommes encore plus mal renseignés que sur celui de 342. Nous n’avons môme pas, comme pour ce dernier, le récit trop sommaire dé Tite-Live. Du onzième livre où il a raconté l’événement, il ne nous reste que le résumé. Nous y lisons qu’à la suite de troubles graves et prolongés suscités par la question des dettes, la plèbe fit de nouveau sécession, et cette fois sur le Janicule, d’où elle fut ramenée par le dictateur Hortensius, un plébéien. Ainsi, ni les mesures répressives de l’usure n’avaient pu mettre un frein à la rapacité des créanciers, ni les largesses des généraux soulager la misère des débiteurs. Sans doute, si abondantes qu’elles fussent, elles ne l’étaient pas encore assez pour remédier aux maux engendrés par la terrible et interminable guerre du Samnium, et puis il est permis de se demander si la plèbe n’était pas elle-même pour quelque chose dans la crise où elle se débattait, si l’argent ramassé sur les champs de bataille n’était pas dépensé aussi vite que gagné, si l’habitude de réclamer et l’espoir d’obtenir l’abolition des dettes étaient de nature à entretenir l’esprit de prévoyance et d’économie. Un autre point ressort du résumé de Tite-Live, c’est que la sédition était le fait, non du prolétariat, mais des petits propriétaires. Les prolétaires, qui ne possédaient rien, n’étaient pas en situation d’emprunter et du reste, s’ils avaient été à la tête du mouvement, il n’eût pas manqué d’aboutir à leur réintégration dans la totalité des tribus, c’est-à-dire à la revanche d’App. Claudius, et de cela nous allons voir qu’il ne fut pas question. Enfin, c’est précisément parce qu’il eut affaire à cette classe des petits propriétaires que le Sénat fut contraint de céder. S’il n’avait eu contre lui que les prolétaires, il eût pu lutter et vaincre avec l’appui de l’armée. Mais comment résister à l’armée elle-même dont les petits propriétaires étaient la force ?

Des lois qui sortirent de là, des lois Hortensiennes, l’abrégé de Tite-Live ne dit rien, et tout ce que nous en savons tient dans quelques brèves allusions éparses à travers la littérature latine. Nous ne voyons pas une de ces lois en tout cas qu’on puisse dire conçue expressément à l’avantage du prolétariat. Il y en eut une sur les dettes, on n’en saurait douter, bien qu’il n’en soit parlé qu’à l’état de proposition formulée par les tribuns. Peut-être aussi une loi agraire, sur les assignations : Curius Dentatus en avait proposé une, sans doute lors de son premier consulat, en 290. Mais l’abolition ou la réduction des dettes n’intéressait pas les prolétaires et les assignations de terres laissaient indifférents beaucoup d’entre eus, habitués à vivre dans la ville des métiers qu’on y pouvait pratiquer. Quant aux deus lois formellement signalées par les textes, ce sont des lois toutes politiques ne pouvant toucher que les citoyens en pleine possession de leurs droits civiques.

La première est une des trois lois mentionnées plus haut, lois relatives aux rapports de l’assemblée tribute avec le Sénat et qui, résumées dans les mêmes termes parles auteurs, ne peuvent pas cependant avoir été identiques. La loi Valeria Horatia de 449 avait soumis les opérations de cette assemblée à la ratification subséquente du Sénat. La loi Publilia Philonis de 339 avait déplacé cette ratification en la rendant préalable. La loi Hortensia l’abrogea. Il put y avoir encore, à partir de cette date de 286, des plébiscites votés après approbation du Sénat, et nous en rencontrons de fréquents exemples dans la période antérieure aux Gracques, mais il y en eut aussi dès cette époque, et il y en aura de plus en plus ayant force de loi sans cette approbation, et cela suffit pour prouver qu’elle n’était plus indispensable. Si l’on s’est résolu à cette mesure extrême, c’est évidemment en raison de la résistance opposée parla noblesse aux revendications plébéiennes. Il semble que dans ces derniers temps elle était revenue à la manière forte. Les colloques avec le Sénat n’aboutissaient pas ; Curius Dentatus avait dû prendre à son égard -une attitude comminatoire, et ce fut l’échec de leur projet de foi sur les dettes qui détermina les tribuns à faire la sécession. Une fois pour toutes, on se décida à en finir avec cette obstruction insurmontable dans l’état actuel de la législation, et toujours possible.

L’autre loi était comme une contrepartie de la précédente. En renonçant à son droit de contrôle sur les votes de l’assemblée tribute, le Sénat faisait une concession énorme sur laquelle il réussit à revenir par une voie détournée, ou plutôt pour laquelle il réussit à obtenir une sorte de compensation. Il avait à son service le collège pontifical composé, depuis la loi Ogulnia, en 300, de membres patriciens et plébéiens, mais les uns comme les autres également dévoués à la cause de la noblesse. On se rappelle qu’une des fonctions du collège était la confection du calendrier, lequel avait pour objet essentiel de classer les jours dans leur rapport avec les obligations religieuses. A cet effet, on distinguait entre les jours fastes et néfastes, les premiers livrés aux affaires publiques, les autres condamnés au chômage pour toute occupation de ce genre. Et parmi les jours fastes, on distinguait encore les jours simplement fastes, réservés aux affaires judiciaires, et les jours fastes comitiaux convenant en même temps pour la tenue des comices. Or, il y avait un jour qui paraissait particulièrement propre à ce dernier emploi : c’était celui où les gens de la campagne venaient en ville vendre leurs produits, le jour des Nundines, ainsi appelé parce qu’il revenait tous les neuf jours (novern dies), un mot qui d’ailleurs a fini tout naturellement par prendre le sens de marché. Ce fut précisément ce jour que la loi Hortensia raya de la liste des jours fastes comitiaux pour l’inscrire sur celle des jours exclusivement fastes. En d’autres termes, il fut enlevé à la politique et consacré aux intérêts privés, et notamment aux : procès. Quel était le but de la loi ? Jusqu’alors les assemblées tributes, quand elles étaient convoquées par les tribuns, ou pour mieux dire, les concilia plebis qui n’étaient point des comices s’étaient tenus ce jour-là. Cela devint difficile maintenant que les assistants étaient pour la plupart réclamés ailleurs par leurs affaires personnelles, par leurs transactions commerciales de plus en plus actives en raison de l’intensité croissante de la vie économique, et par les contestations multiples auxquelles ces transactions donnaient lieu. Le jour de ces assemblées dut donc être déplacé, et comme il se trouva reporté aux jours comitiaux, elles se trouvèrent elles-mêmes, par une conséquence forcée, érigées en comices. Dès lors, elles furent soumises aux mêmes règles qui présidaient à la tenue des autres assemblées ainsi qualifiées, assujetties aux mêmes contraintes religieuses si habilement transformées en, moyens d’action politique. Elles purent être dissoutes à l’improviste en vertu de l’obnuntiatio, c’est-à-dire à la suite de signes funestes constatés par le consul ou le préteur. Elles purent être empêchées par les mêmes magistrats, déclarant tout à coup férié, à titre extraordinaire, le jour fixé pour la convocation. Ainsi, parla deuxième loi Hortensia, le Sénat regagnait ce qu’il avait perdu par la première, très imparfaitement du reste, il ne pouvait se le dissimuler.

On se demandera comment la plèbe rurale a pu se prêter à un arrangement l’écartant de l’assemblée qui était la sienne, le seul jour où elle eût toute facilité pour s’y porter en masse. Mais il ne faut pas oublier que ce n’était là après tout que la rançon de l’immense progrès réalisé par les comices tributes, et au surplus, à y regarder de près, la concession n’était pas aussi onéreuse qu’elle parait au premier abord. Pour que la plèbe rurale conservât la maîtrise de ces comices, il suffisait que les prolétaires demeurassent confinés dans les quatre tribus urbaines. En effet, la loi qui exigeait le vote de toutes les tribus ne fixait pas pour chacune un minimum de votants, si bien que les ruraux, si peu qu’ils fussent représentés dans les tribus rurales, ne pouvaient manquer de disposer de la majorité dans l’assemblée. Restaient les comices centuriates où ils se rencontraient dans les mêmes unités votantes avec les habitants de la ville et où, par conséquent, la prépondérance appartenait aux uns ou aux autres suivant qu’ils étaient plus ou moins nombreux. Ici il est clair que par l’interdiction des comices le jour des Nundines, les citadins étaient favorisés aux dépens des ruraux. Mais c’était une infériorité à laquelle ceux-ci commençaient à se résigner depuis que l’extension du territoire rendait de plus en plus difficile, pour la majeure partie d’entre eux, la participation effective à la vie publique. En échange d’un droit devenu pour la plupart illusoire dans la pratique, on leur offrait un avantage précieux. Si les Nundines n’étaient plus jour comitial, en revanche elles devenaient ou peut-être restaient jour faste. Si donc les ruraux ne pouvaient, les jours de marché, voler dans les comices, où d’ailleurs en réalité le plus souvent les trois quarte d’entre eux ne votaient pas, ils pouvaient, ces mêmes jours, quand il leur convenait de se déranger, faire leurs affaires et suivre leurs procès, et s’ils tenaient à cela plus qu’au reste, on n’en sera pas trop surpris.

Les comices tributes étaient en train de devenir la grande assemblée du peuple romain. Non seulement ils échappaient à la tutelle du Sénat, mais leur compétence allait se développant au détriment des comices centuriates. Ces derniers conservaient, et conservèrent toujours le droit d’élire les magistrats supérieurs, consuls, préteurs, censeurs, ainsi que le droit de déclarer la guerre, mais des questions capitales, la conclusion des traités, la fondation des colonies, l’attribution et la prolongation des commandements militaires, la punition à infliger aux alliés coupables de défection, étaient portées maintenant devant les comices tributes par les tribuns agissant ou non d’accord avec le Sénat et les consuls, et par les consuls eux-mêmes.

L’importance acquise par les comices tributes eut pour contrecoup un remaniement profond dans la constitution des comices centuriates. L’écart était trop grand, le contraste trop choquant entre la jeune assemblée et le vieil organisme ultra aristocratique. Si le nivellement était impossible, du moins une sorte d’équilibre pouvait être établi.

Cette fois encore, au risque d’être fastidieux, nous devons renouveler des doléances trop souvent répétées. Nous ne sommes pas sortis de la période où nos documents, et particulièrement en ce qui concerne l’histoire intérieure, continuent ù être rares et insuffisants. La grande réforme des comices centuriates nous est signalée par quelques allusions rapides de Cicéron, de Tite-Live, de Denys d’Halicarnasse. Il a été possible heureusement de s’en faire une idée plus complète en relevant et en systématisant les indications fournies par les auteurs sur le fonctionnement de ces comices, après leur transformation.

La date de la réforme doit se placer vraisemblablement en 241, sous la censure de C. Aurelius Cotta et M. Fabius Buteo, l’année où la paix fut conclue avec Carthage après la première guerre punique. Elle a donc suivi de quarante-cinq ans les lois Hortensiennes dont elle fut une conséquence indirecte. A cette époque le poids de l’unité monétaire, de l’as, se. trouvait réduit, après une série de dégradations antérieures, à la mesure finale de deux onces ou d’un sextans, de telle sorte qu’il fallut modifier, en les évaluant sur ce pied, les minima fixés pour l’inscription dans les diverses classes du cens, minima qui très probablement avaient déjà subi plus d’une variation. La dernière eut pour effet de multiplier par dix le chiffre initial, en d’autres termes de substituer pour la première classe le chiffre de 1.000.000 d’as sextantaires à celui de 400.000 as librales ou pesant une livre d’où l’on était parti, et ainsi de suite pour les classes suivantes. La réforme politique coïncide donc avec une révolution économique dont on peut dire qu’elle contribua à précipiter cette réforme, car du moment où l’on se’ décidait à remanier les chiffres du cens, l’occasion dut paraître bonne pour compléter l’opération en remaniant du même coup le système des classes et des centuries conformément aux aspirations et aux exigences nouvelles.

La réforme consista en deux points : 1° Déplacement de la prérogative. Les centuries prérogatives, c’est-à-dire celles qui étaient appelées à voter avant les autres et dont le vote était proclamé à part, en premier lieu, de manière à entraîner celui de l’assemblée, avaient été, on s’en souvient, les dix-huit centuries équestres. Il n’y eut plus désormais qu’une centurie prérogative, tirée au sort, à l’ouverture de chaque scrutin, dans la première classe, à l’exception des dix-huit centuries équestres, dépossédées de leur privilège, à l’exception aussi des centuries des seniores, parce que l’on attachait au vote des jeunes la valeur d’un présage, d’une inspiration divine. La noblesse se dessaisissait donc au profit de la classe riche de la direction de l’assemblée, mais les riches n’étaient plus seuls, ainsi qu’on va le voir, à y faire la loi.

2° Répartition en nombre égal des unités votantes, des centuries, dans les cinq classes. C’est le deuxième point, le plus important. On obtint ce résultat en établissant un rapport arithmétique entre les tribus d’une part, les classes et les centuries de l’autre, deux organismes qui avaient été, jusqu’alors indépendants et qui dorénavant se combinèrent. Les tribus avaient été portées en cette année 241 au total de 35, qui ne fut jamais dépassé et qui ne pouvait l’être, car toute addition eut eu pour effet de ruiner le système en bouleversant le rapport sur lequel il était fondé. Chacune des 5 classes fut représentée dans chacune des 35 tribus par 2 centuries, une de seniores et une de juniores, ce qui fit pour chaque tribu 10 centuries (2x5) ; soit au total 350 (10x35), et pour chaque classe 70 centuries, à savoir pour chacune 2 centuries de chacune des 35 tribus (35x2). On eut ainsi le tableau ci-dessous.

Classes

Centuries

Totaux

1ere classe

Cavaliers

18

18

 

Fantassins

 

 

Juniores

Seniores

 

 

35

35

70

2e classe

35

35

70

3e classe

35

35

70

4e classe

35

35

70

5e classe

35

35

70

 

 

Total

368

Ajouter : centuries d’ouvriers et de musiciens

4

Ajouter : centurie de capite censi

1

 

Total Général

373

Majorité sur 373 = 187 (373 : 2 = 186 + 1=187).

On voit que désormais chaque classe : compte un nombre égal de suffrages, car il est permis de ne pas tenir compte de la répartition d’ailleurs incertaine des quatre centuries d’ouvriers et de musiciens. La première classe seule avec ses 18 centuries équestres garde sur les autres un excédent de 18 voix, mais cet avantage est peu de chose auprès de ce qu’elle a perdu. Autrefois, elle réunissait 98 voix quand la majorité était de 97. Maintenant que la majorité est de 187, elle n’en réunit plus que 88. Pour former cette majorité, il ne suffit même pas d’ajouter aux votes de la première classe ceux de la deuxième. A supposer que les deux classes soient unanimes on n’arrivera encore qu’à un total de 158 suffrages (88+70). Il faut aller jusqu’à la troisième, ce qui à la vérité en donne 228 (158+70), mais il peut se trouver tel cas où ce ne sera pas trop du concours de la quatrième pour aboutir.

Les comices centuriates s’étaient rapprochés de la démocratie, sans devenir, il s’en faut, une assemblée démocratique. Non seulement le privilège de l’âge demeurait intact, le nombre des centuries des seniores demeurant égal à celui des juniores, mais le privilège de la richesse n’était pas davantage supprimé : il était étendu seulement des plus riches aux moins riches. La masse des capite censi ne comptait pas plus qu’ayant. La cinquième classe n’avait presque jamais occasion de voter. La quatrième n’agissait sur le résultat que rarement. C’étaient la troisième ‘et la deuxième qui profitaient de l’extension du suffrage. L’axe de la majorité s’était déplacé dans le sens des comices tributes, tout en se maintenant plus à droite, comme nous dirions aujourd’hui. Les deux assemblées restaient fidèles à leur caractère propre. Elles étaient l’une et l’autre des assemblées de censitaires, mais tandis que dans l’une tous les possédants avaient les mêmes droits, dans l’autre c’étaient les classes aisées, les classes moyennes qui partageaient avec les riches la réalité du pouvoir.

 

 

 



[1] Pour faciliter l’intelligence de ce qui va suivre, nous donnons le tableau ci-contre, réduit à l’essentiel :

Classes

Centuries de cavaliers

Centuries de fantassins

Total des centuries

Juniores

Seniores

I

18

40

40

98

II

0

10

10

20

III

0

10

10

20

IV

0

10

10

20

V

0

15

15

30

 

 

 

Total

188

Centurie d’ouvriers ingénieurs en bois

1

Centurie d’ouvriers ingénieurs en métal

1

Centurie de trompettes

1

Centurie de flûtistes

1

Centurie des capite censi

1

 

 

 

Total

5

Total des centuries : 188 + 5 = 193.

[2] De ling. Latin., VII, 105.

[3] Salluste, Catilina, 33.