LA RÉPUBLIQUE ROMAINE - LES CONFLITS POLITIQUES ET SOCIAUX

 

LIVRE I — LE PATRICIAT ET LA PLÈBE

CHAPITRE II — La plèbe.

 

 

§ 1. — L’origine de la plèbe.

La cité et la famille étaient chacune un monde fermé, ne s’ouvrant que rarement, la famille par l’adoption, la cité par une naturalisation concédée à titre de faveur exceptionnelle. De même que la famille, la cité entendait se réserver jalousement la propriété de son culte, des obligations qu’il imposait, des avantages et des bénédictions dont il était la source. Or, il était inévitable qu’en dehors et autour une population se formât dont l’accroissement incessant devait finir par poser un problème redoutable. C’était la plèbe, ainsi appelée d’un mot qui signifiait foule, masse inorganique, et par où elle s’opposait au populus, au peuple solidement encadré dans le système des gentes et des curies.

La plèbe se composait d’éléments divers dont le principal était issu de la conquête.

De très bonne heure la domination de Rome s’étendit au delà de son territoire urbain. Elle embrassait, au début du Ve siècle avant notre ère, la vaste plaine comprise entre la mer Tyrrhénienne, le Tibre et le cercle dessiné par les monts albains et sabins, le vieux Latium des Anciens, la Campagne romaine actuelle. Ce pays, aujourd’hui désert, était alors trias peuplé. Il ne comptait pas moins d’une cinquantaine de petits centres politiques dont il ne subsistait plus, au temps de l’Empire, que des noms. Qu’étaient devenus les habitants des villes soumises ou détruites à l’époque des rois ?

Il n’est pas douteux qu’appartenant à la même race que les Romains ils ne fussent organisés sur le même modèle, qu’ils n’eussent eux aussi leurs gentes composées de patriciens et de clients. On pouvait donc introduire ces gentes dans les mêmes curies où figuraient déjà les gentes romaines, et rien ne nous autorise à rejeter la tradition d’après laquelle cette mesure aurait été prise pour certaines d’entre elles. Mais il faut se garder d’ériger en règle générale quelques cas isolés. Une politique aussi généreuse, pratiquée dans ces proportions, eût abouti, non pas à la fusion des vaincus et des vainqueurs, mais à l’absorption des vainqueurs par les vaincus car, si petites que pussent être les cinquante ; ou plus exactement les cinquante-trois cités latines, il n’est pas possible que leurs gentes réunies n’eussent pas opposé au patriciat romain un contrepoids décisif. Il est bien vrai que Rome a été la moins exclusive des cités antiques, que tel est le secret de sa fortune, le trait propre de son génie, mais elle ne s’est avancée dans cette voie que progressivement, avec beaucoup de précautions et de retours en arrière. Supposer que dés ses premiers pas elle y soit entrée de plain-pied, sans réserve, au risque de marcher à un suicide, ce ne serait rien moins qu’un non-sens historique.

Il y avait un autre moyen d’incorporer les vaincus à la cité, c’était de les réduire tous, quelle que fût leur condition, patriciens et clients, à l’état de clients romains en les répartissant entre les gentes romaines. Et ici encore il se peut que cette politique ait été appliquée partiellement, mais qu’elle ne l’ait pas été au delà de certaines limites, nous en avons un indice dans ce fait que ; parmi les noms plébéiens les plus anciennement mentionnés, il en est un grand nombre qui ne sont pas identiques à des noms patriciens romains. Or, nous savons que les clients empruntaient leur nom à la gens dont ils dépendaient. On répondra que nous ne connaissons pas les noms de toutes les gentes patriciennes, et ce n’est donc pas là une preuve, simplement une présomption, mais on réfléchira à ce qui suit. Infliger cette humiliation à des familles puissantes encore et fières, qui avaient dominé dans leur patrie et qui conservaient dans leur défaite les débris et les souvenirs de leur grandeur passée, ce n’était peut-être pas une entreprise facile, et d’ailleurs un pareil dessein devait se heurter à l’opposition du roi. Entre les gentes jalouses de leur autonomie et le roi représentant du pouvoir central, le conflit était dans la nature des choses, et comment le roi eût-il prêté les mains à une multiplication des clients qui eût renforcé d’autant à son détriment la puissance de l’organisation gentilice ? Ni patriciens, ni clients. les vaincus furent tout simplement des sujets traités plus ou moins durement, plus ou moins appauvris par la confiscation, conformément aux lois de la guerre. La tradition veut qu’un bon nombre d’entre eux aient été transplantés à Rome, mais cette fois encore il est évident qu’il s’agit de mesures isolées qui, généralisées, eussent eu ce résultat d’affamer la ville en dépeuplant la campagne.

A mesure que Rome grandissait, elle commençait à attirer les étrangers. Ce n’est pas qu’elle fût dés lors une place de commerce importante. Le commerce ne pouvait être qu’une occupation secondaire chez un peuple vivant de la culture et de l’élève du bétail, où chaque famille produisait elle-même, sur son propre domaine, la plupart des denrées nécessaires à sa consommation et fabriquait elle-même aussi la plupart des outils indispensables à son travail. Pourtant, même à cette époque, dans cette civilisation rudimentaire, un courant d’échanges s’était établi soit entre les populations indigènes, soit entre ces dernières et le dehors, et, pour servir de rendez-vous aux trafiquants, nul endroit n’était mieux choisi que la petite bourgade fondée, vers le milieu du VIIIe siècle avant notre ère, à l’entrée de la route fluviale par où elle communiquait avec l’intérieur de la péninsule, à quelques kilomètres de la mer où elle touchait par son port d’Ostie,à égale distance des pays du nord et du midi qu’elle rejoignait par le pont jeté sur le Tibre. Un point plus spécialement était devenu pour ces négociants le lieu de débarquement, le terme de leur caravane ou de leur traversée. C’était la colline de l’Aventin, placée à l’intersection des deux grandes voies commerciales, d’un côté commandant le fleuve, de l’autre dominant la dépression du Vélabre, tête de ligne des chemins conduisant vers l’Italie centrale. Ils n’y furent d’abord que des hôtes provisoires, puis ils se fixèrent définitivement, et comme l’emplacement était extérieur à la ville et à l’enceinte sacrée du Pomœrium, ils purent y installer leurs dieux, tolérés comme eux-mêmes, à titre d’étrangers. Ce furent les métèques de Rome, qui bientôt aspirèrent à devenir des Romains. Parmi eux nous distinguons la catégorie particulièrement considérable des importateurs de blé. On est surpris à la vérité que la production du Latium n’ait pas suffi dans un temps où la population urbaine ne pouvait pas encore être très nombreuse, mais il faut tenir compte de l’imperfection des méthodes de culture et des ravages incessants de la guerre de frontières, et se rappeler aussi que le blé constituait le fond de l’alimentation. Ce qu’il y a de certain, c’est que dès la plus haute antiquité on dut le faire venir, non seulement des contrées limitrophes, du pays des Etrusques ou des Volsques, mais de plus loin, de la Campanie, et même de la Sicile.

Entre les marchands grecs ou hellénisés de Cumes et de Syracuse et les rudes paysans latins, il n’y avait guère d’affinités, mais ils étaient les uns et les autres tenus en dehors de la cité, et ils avaient un égal désir d’en forcer les portes. Ainsi se noua une alliance qui trouva son expression dans la communauté du culte. Les marchands de blé avaient apporté avec eux le culte de leur patronne, la déesse des céréales, Dèmêtèr, et Dèmêtèr avait pour pendant la déesse italique Cérès, vouée aux mêmes fonctions et en grand honneur auprès des classes rurales. De l’une à l’autre divinité l’identification était facile, si bien que le temple de Cérès Dèmêtèr, élevé sur l’Aventin, ne tarda pas à devenir le lieu de ralliement et le sanctuaire vénéré de la plèbe entière.

Il faut ajouter un troisième élément qui ne prit toute son importance que plus tard : ce furent les clients qui avaient cessé de l’être, soit par suite de l’extinction de leur gens, soit parce que l’institution même était entrée dans sa période de déclin. La diminution rapide du patriciat est un phénomène qui a été signalé par tous les historiens, sans qu’aucun d’eux se soit avisé d’en donner l’explication. Il est probable qu’elle est d’ordre économique. Si nous consultons les tableaux généalogiques des diverses gentes patriciennes, nous remarquons que, plus haut on remonte, plus la gens nous apparaît avec un effectif limité, réduit à quelques individus, et il n’importe que ces données ne méritent pas une confiance absolue si elles représentent l’idée que le patriciat se faisait de sa propre histoire et des lois de son développement. L’obstacle qui s’opposait à la multiplication des membres de la gens était précisément cette clientèle dont l’extension faisait sa force. Plus il y avait de clients, moins il y avait de lots revenant à chaque patricien. Ces lots eux-mêmes, ces petits domaines héréditaires de deux arpents ne pouvaient se morceler entre plusieurs héritiers. Il restait donc à pourvoir les fils sur le domaine commun et ce domaine, quelque vaste qu’on le suppose, ne pouvait suffire en même Temps à l’établissement d’une nombreuse clientèle et de générations toujours plus nombreuses de patriciens. Or, c’est un fait connu que toute nation, toute classe, toute famille qui ne peut se multiplier qu’aux dépens de sa puissance ou de son bien-être, sent décroître aussitôt sa faculté de reproduction. La gens dépérissait donc et avait toute chance de succomber, à moins qu’elle ne fût sauvée par l’adoption, mais cette suprême ressource pouvait faire défaut. Dans un temps où les préjugés élevaient une barrière infranchissable entre le patriciat et la plèbe, les adoptions ne devaient guère se pratiquer qu’entre patriciens, et puisque la même menace pesait sur toutes les genres, il y en avait peu sans doute assez sûres de leur avenir pour le compromettre en assurant celui du voisin. Les clients tombés en déshérence pouvaient former d’autres liens, mais peut-être n’en éprouvaient-ils pas le besoin. Depuis que la royauté, s’écartant des voies traditionnelles, avait entamé le combat contre le particularisme gentilice, l’homme isolé se sentait moins faible, moins abandonné. Il avait maintenant, sinon un patron, au sens exact du mot, du moins un protecteur qui était le roi.

Les clients qui tendent à s’émanciper parce que la clientèle tend à se dissoudre ne se confondent pas avec les précédents. Ils se rapprochent de la plèbe sans encore s’absorber en elle. Leur lien avec la gens est relâché de plus en plus sans être tout à fait rompu. La dissolution de la clientèle coïncidant avec celle de la gens est un de ces phénomènes sociaux à évolution lente dont on saisit le terme mieux qu’on n’en peut suivre la marche. Il rentre dans la série des transformations qui, après de longues luttes, feront surgir des ruines de la cité patricienne une Rome nouvelle.

 

§ 2. — La situation politique et juridique de la plèbe. - Le démembrement de la gens.

On s’est représenté quelquefois la plèbe comme une population de parias, dépourvus non seulement des droits politiques, incapables non seulement de voter dans les comices et de siéger dans le Sénat, mais aussi d’acquérir, de se marier, de fonder une famille et de la gouverner, conformément aux règles et sous la sanction de la loi romaine. C’était la religion patricienne, la religion de la cité qui présidait à tous les actes de la vie publique et privée, qui les rendait par son intervention légitimes et respectables. L’organisation de la famille et de la propriété avait été réglée par elle aussi bien que, celle du Sénat et des comices. Donc, les plébéiens étrangers à cette religion ne pouvaient ni entrer dans les comices et le Sénat ni avoir, à strictement parler, une propriété et une famille.

Tel est le raisonnement : il peut paraître justifié en logique, mais il n’y a pas de logique qui tienne devant les textes. La vérité, c’est que de toua temps, si loin que portent nos regards, les plébéiens nous apparaissent investis et des droits civils et d’un minimum de droits politiques, électeurs et non éligibles, comme nous aurions aujourd’hui, munis du jus suffragii à l’exclusion du jus honorum, comme disaient les Romains.

Ils avaient le droit de propriété, et de ce droit dérivait pour eux le droit de se marier, d’adopter, de tester. Tous ces actes étaient accomplis par les patriciens sous le contrôle des pouvoirs spirituels de la cité, sous la présidence du Grand Pontife. Par là, ils seraient restés interdits aux plébéiens qui ne connaissaient pas ces pouvoirs et que ces pouvoirs ne connaissaient pas si l’on n’avait imaginé, pour les mettre à leur portée, des procédés différents, indépendants de ces pouvoirs, émanant du seul droit de propriété, entés en quelque sorte et greffés sur ce droit. A côté du mariage dit par confarreatio, seul usité dans la société patricienne, s’introduisirent deux autres modes : le mariage par coemptio, par l’achat, où la femme était acquise au mari par une vente symbolique sous lés formes ordinaires de la mancipatio, avec toutes les conséquences juridiques attachées à la notion du mariage ; le mariage par usus, par l’usage, procédé plus sommaire, où l’acquisition était réalisée par prescription, à la suite d’une cohabitation continue. On s’y prit de la même manière pour l’adoption, devenue réalisable elle aussi par une vente fictive conférant à l’acte la valeur qu’il ne pouvait emprunter à la consécration religieuse. Il était de règle que le père perdait définitivement sa puissance sur le fils qu’il avait vendu trois fois. Quand ce résultat était obtenu par trois mancipations successives, il ne restait à l’adoptant qu’à faire valoir de prétendus droits de paternité qui, devant le silence du père selon la nature, étaient reconnus comme fondés par le magistrat. Par un subterfuge analogue, le testateur était censé vendre ses biens à un mandataire de bonne foi qui devait, après la mort du disposant, les remettre à la personne instituée.

Il en est des droits politiques de la plèbe comme de ses droits civils. De tout temps les plébéiens nous sont signalés comme inscrits dans les curies. Mais comment se sont-ils trouvés, dés le principe, en possession de ces divers droits, civils et politiques ? Il faut revenir à la distinction établie précédemment entre les divers éléments de la plèbe. Les habitants des villes soumises étaient, comme les Romains, des Latins. En cette qualité ils avaient fait partie, avant leur assujettissement, d’une confédération embrassant tout le groupe ethnique de ce nom, le nomen Latinum, et où Rome elle-même, avant d’avoir acquis la primauté, était traitée sur le même pied que les autres confédérés. Le lien entre ces peuples était un lien d’hospitalité réciproque, hospitium publicunt, la plus ancienne des conventions internationales. En quoi elle consistait au juste, nous ne nous le représentons pas directement, mais il y a un indice. Lorsque la confédération fut dissoute, en 338, après avoir tenté de se soustraire à la domination de Rome, les Latins conservèrent le commercium, c’est-à-dire le droit de propriété sur toute l’étendue du territoire romain avec tous les droits qu’on en avait déduits, et en outre, pour ceux qui établissaient leur domicile dans la ville même, le droit de suffrage. Que des avantages aussi précieux, et dont par la suite la République s’est montrée si avare, leur aient été accordés à l’occasion de leur défaite et comme en récompense de leur rébellion, on aura peine à se le persuader. On ‘est conduit plutôt à y reconnaître une survivance, la prolongation, à travers une situation nouvelle, d’un état de choses où les hommes du nom latin, tout en se fractionnant en groupes indépendants, conservaient encore très vif le sentiment de leur unité originelle. Or, les Latins domiciliés sont exactement traités comme les plébéiens, d’où l’on est amené à conclure que les premiers plébéiens n’étaient autres que les Latins domiciliés. Il n’y avait donc pas lieu de leur conférer un statut qui leur revenait de droit, et par là s’explique le silence des historiens sur la prétendue loi qui le leur aurait attribué.

Sans doute tous les plébéiens n’étaient pas des Latins. Cette qualité ne pouvait être reconnue aux métèques de nationalité étrusque, campanienne, hellénique. Les clients, d’autre part, pouvaient avoir du sang latin, mais n’ayant point passé de l’état de confédérés à celui de sujets, ils ne pouvaient bénéficier d’un droit antérieur. On comprend toutefois que la condition faite au premier noyau de la plèbe ait été étendue par voie d’assimilation à tout ce qui rentrait dans la catégorie ainsi dénommée, et pour ce qui est des clients, il faut se reporter ici aussi à une distinction établie plus haut, à la distinction entre les clients tombés en déshérence et qui allaient se perdre dans la masse plébéienne pour participer à tous ses droits, et ceux qui, étant en train de se libérer, n’ont pas dû être détachés de leur curie plus brusquement qu’ils ne se détachaient de leur gens, et par conséquent n’ont pas cessé d’y figurer après leur libération complète.

La présence des plébéiens dans les curies n’empêcha pas les patriciens de dominer dans les comices curiates. Ils continuèrent d’y faire la loi, soutenus par les votes des clients restés fidèles à leur gens. Nous les voyons plus tard, dans les premiers temps de la lutte des deux ordres, quand c’étaient ces comices qui élisaient les tribuns de la plèbe, réussir, avec cet appoint, à faire passer les candidats de leur chois. Mais si les droits politiques reconnus à la plèbe étaient sans péril pour le moment, il en fut autrement des droits civils dont elle se trouva pourvue. Ils eurent dans la société patricienne une répercussion qui l’ébranla jusqu’en ses fondements.

Une des raisons alléguées par les patriciens pour maintenir les plébéiens dans leur état d’infériorité, c’est qu’ils n’avaient pas la gens. Cela ne veut pas dire qu’ils fussent étrangers aux idées qui étaient à la base de l’organisation familiale et gentilice. Ces idées n’étaient pas le privilège exclusif des Romains ni même de la nation latine. Cela veut dire qu’ils’ n’avaient pas, bu plutôt qu’ils n’avaient plus la gens, telle qu’elle continuait d’exister dans le patriciat de Rome.

Transportons-nous par la pensée au milieu de ces populations du Latium plus ou moins appauvries par les confiscations pratiquées à la suite de la conquête. Ce grand bouleversement eut pour conséquence la dissolution de la clientèle. Établis sur ces terres mêmes dont l’État conquérant s’était adjugé une partie, il était naturel que les clients en vinssent à se détacher de patrons impuissants désormais à les protéger, diminués dans leur fortune et dans leur prestige. Mais les clients n’étaient pas seulement la force et le luxe de leur gens : ils en étaient le lien. Ils en préservaient l’unité. Leur établissement exigeait un patrimoine commun administré par un chef. Leur défection rendait ce patrimoine et cette administration inutiles. Ainsi les raisons qui avaient maintenu l’unité de la gens ayant perdu leur puissance, les affections, les droits naturels longtemps comprimés l’emportèrent enfin, et leur expansion fut d’autant plus rapide qu’elle n’avait pas à compter avec l’intervention de l’État. L’État, maintenant, c’était Rome. Et l’on peut croire que le patriciat romain ne faisait rien pour retenir ces forces qui se désagrégeaient. S’il avait refusé de s’incorporer les gentes des peuples vaincus, ce n’avait pas’ été sans doute polir les laisser debout, en dehors de lui, comme autant- de foyers de révolte. Il consentait donc, il poussait peut-être à une transformation qui devait assurer son empire et dont il ne pressentait pas le contrecoup désastreux pour lui-même.

C’est alors que se forma dans la plèbe une conception de la gens qui n’est plus que l’ombre de la conception primitive. Il ne fut plus question de patrimoines indivis et inaliénables. Les entraves qui pesaient sur la propriété foncière furent levées. On put la vendre, la partager après la mort du père entre les enfants. La gens se décomposa en familles indépendantes qui ne furent plus reliées que par la communauté du nom, du culte et par l’aptitude des gentiles à hériter à défaut des agnats. Ce fut le nouveau droit gentilice et l’on peut dire familial, fixé dans les Douze Tables et dont nous trouvons la théorie dans les jurisconsultes.

Droit commun désormais — c’est le point capital — aux plébéiens et aux patriciens. On se figure ordinairement qu’il a été emprunté par les premiers aux seconds, après qu’il s’était développé chez ceux-ci. C’est le contraire qui est vrai. Ce n’est pas la plèbe qui a emprunté au patriciat sa théorie de la gens. C’est elle qui a fini par lui imposer la sienne. Le patriciat romain, dans un intérêt de domination, avait brisé ou laissé se briser les gentes voisines, mais en poursuivant leur ruine, il avait préparé sa chute de ses propres mains. Lé spectacle de cette société et de sa libre activité fut contagieux. Le vieux système n’y résista pas.

La transition nous échappe. On voit cependant qu’elle fut grandement facilitée et activée par la procédure imaginée à l’usage des plébéiens et dont l’emploi"ne tarda pas à se répandre dans le monde patricien. Sans doute on n’est pas autorisé à dire que l’unité de la gens fut attachée aux formalités du mariage par confarreatio ni à celles de l’adoption ou du testament devant le Grand Pontife. Mais c’était un grand pas d’avoir soustrait ces actes à cette surveillance, et cela était important surtout pour le testament qui pouvait ainsi être mis au service des idées nouvelles.

Nous saisissons dans l’histoire du Sénat le contrecoup de cette révolution. Elfe se traduit par l’apparition relativement tardive de la formule Patres conscripti, Pères inscrits ensemble sur la liste. Cette détermination n’était pas nécessaire dans un temps où sur cette liste figuraient tous les Patres, tous les chefs des gentes. Elle ne devint utile et indispensable que du jour où on en laissa dehors un certain nombre, c’est-à-dire lorsque le nombre des Patres dépassa celui des sénateurs, et comme ce fait ne put se produire par la multiplication des gentes dont le nombre tout au contraire ne cessait de décroître, il ne peut s’expliquer que par leur démembrement quand elles se scindèrent en plusieurs familles ayant chacune leur chef, leur père. Si d’autre part nous consultons encore une fois les tableaux généalogiques, nous constatons un phénomène, déconcertant au premier abord, mais qui, après ce qui vient d’être dit, ne doit plus nous surprendre, la gens se ramifiant en familles détachées du tronc commun et distinguées par leur surnom, et cela dans la période de sa décadence, parce que rien, dans sa constitution, ne s’oppose plus à son libre développement. Il ressort des mêmes documents — et l’on pouvait s’y attendre — que le mouvement ne s’est pas opéré en un jour ni partout avec la même célérité. Peu marqué au Ve siècle avant notre ère, il continue en progressant durant le IVe et ne se dessine tout à fait qu’au IIIe. Il y a même des gentes qui ne se fractionnent que plus tard. A l’époque de Paul-Émile, au début du IIe siècle, les Aelii vivent au nombre de seize, assez pauvrement du reste, dans la même maison à Rome et sur le même bien à la campagne. Pour se défendre contre le démembrement, le patriciat avait encore le testament, instrument à deus tranchants, qui pouvait précipiter la désagrégation en partageant le patrimoine, et qui pouvait l’enrayer en le maintenant dans son unité. Il faut considérer en effet que la législation, en établissant un ordre rigoureux pour la succession ab intestat, ne parait avoir imposé aucune condition au testateur. Qu’on se ligure la liberté de tester reconnue après la Révolution française et exploitée par les débris de notre aristocratie pour sa conservation, et l’on aura une idée de ce qui a pu, de ce qui a dû se passer dans le patriciat romain.

Quand donc les patriciens se vantaient d’avoir la gens et reprochaient aux plébéiens de ne pas l’avoir, ils n’étaient pas tout à fait dans le faux. Sans doute il y a au fond de leur argumentation un sophisme. Ils confondent, et à dessein, entre la notion nouvelle de la gentilité, commune à tous les citoyens de naissance libre, à tous les ingénus, et l’ancienne qui avait été celle de leur caste, au temps de sa grandeur. Mais il est vrai qu’entendue ainsi, la plèbe ne connaissait pas la gens ou plutôt ne la connaissait plus, alors que l’image en subsistait, plus ou moins altérée d’ailleurs et s’effaçant graduellement, au sein du patriciat.

Il va sans dire que la condition pour la dissolution de la gens romaine comme pour celle de la gens latine, ce fut la désertion des clients. Mais ce fait qui, pour cette dernière, a été la conséquence de la conquête, s’est produit à Rome au cours et à la faveur d’une lutte acharnée où les clients ne pouvaient manquer finalement de faire cause commune avec leurs alliés naturels, les plébéiens.

 

§ 3. — La situation économique de la plèbe.

A en croire certains historiens modernes, la lutte entre les patriciens et les plébéiens aurait été purement politique. Les plébéiens n’auraient réclamé que leur part du pouvoir. Si à ces revendications les auteurs anciens en ont mêlé d’autres avant un caractère économique, social, tendant au partage des terres, à l’abolition des dettes, c’est qu’ils ont été dupes d’une illusion, c’est qu’ils ont transporté dans le passé les conflits dont ils étaient témoins dans le présent. il y a dans cette opinion du vrai avec beaucoup d’exagération. Il est manifeste que ces écrivains, en face d’une tradition très indigente, se sont attribué le droit de l’enrichir et de la dramatiser, au risque de la fausser, en empruntant le détail et les couleurs de leurs tableaux au spectacle de la réalité contemporaine, mais que la tradition en elle-même, dans son fond, soit exacte, on ne voit aucune raison sérieuse pour le mettre en doute. La lutte entre les pauvres et les riches est de tous les temps, arec les variétés que comporte la ; différence des époques et des milieux et, somme toute, nous discernons assez bien ce qu’elle a pu être et la place qu’elle tient dans les péripéties de la lutte des deux ordres.

Il y avait des plébéiens riches. Nous en aurons la preuve quand nous les verrons figurer au sommet de la hiérarchie ploutocratique qui forma les cadres de la Rome nouvelle. C’étaient vraisemblablement des commerçants enrichis ou des Latins qui devaient à des circonstances spéciales, à leur prompte soumission, d’être restés maîtres d’une bonne partie de leurs biens. Il y avait des pauvres en beaucoup plus grand nombre, comme toujours et partout. Tous les étrangers attirés par le commerce n’avaient pas fait fortune. Tous les vaincus n’avaient pas été traités aussi avantageusement. Et enfin les clients émancipés ne possédaient que le petit lopin de terre où ils avaient été établis comme clients. Ce sont ces petits propriétaires ruraux dont nous entendons surtout les récriminations. C’est à leur sujet que se posent la question agraire et la question des dettes.

Comment leur situation s’est-elle aggravée au point de devenir intolérable ? Rome, entourée de voisins jaloux et pillards, vivait dans un état de guerre permanent. A chaque instant le paysan, appelé sous les drapeaux ; devait quitter son travail sans la compensation de la solde qui ne fut instituée que plus tard et qui, de toute manière, eût été insuffisante ; le plus souvent aussi sans la ressource du butin, ressource toujours aléatoire, car il pouvait manquer, et d’ailleurs l’attribution en était réservée à l’arbitraire du général patricien. En revanche, il devait payer le tributum, l’impôt pesant sur la propriété foncière. Rentré dans ses foyers, il trouvait son champ abandonné, inculte, quand il n’avait pas été dévasté par les razzias. Le riche, lui aussi, devait servir et lui aussi courait le risque de voir son domaine en proie aux incursions ennemies. Mais ce domaine, plus ou moins vaste et n’étant pas nécessairement d’un seul tenant, pouvait n’être pas exposé également dans toutes ses parties ; il était cultivé, en l’absence du maître, par ses esclaves, par ses clients ; et enfin, le riche avait des avances qui lui permettaient de faire face à ses pertes. Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, dans une de ces scènes à effet où ils se complaisent trop volontiers, mais qui, cette fois, ramasse dans un exemple unique, concret et vivant, une série de faits trop fréquents et réels, nous représentent un soldat, mieux que cela, un officier, un centurion, criblé de cicatrices et réduit après de longs et glorieux services à la misère et au désespoir. Pendant une guerre contre les Sabins, sa récolte a été enlevée, sa maison a été incendiée, ses troupeaux ont été emmenés, et avec cela, il a fallu payer l’impôt. Que faire ? Il a emprunté. Remède pire que le mal, qui a achevé sa ruine et l’a fait tomber lui-même aux mains de son créancier, devenu son bourreau.

Les Romains ne connurent le monnayage qu’assez tard, vers le milieu du IVe siècle avant notre ère. L’instrument de compte fut d’abord le bétail, ainsi qu’en témoignent le mot pecunia, qui désigne la fortune et qui est dérivé du mot pecus, troupeau, et l’évaluation des amendes entêtes de bœufs et de moutons. Mais il n’est pas nécessaire qu’une société connaisse la monnaie pour connaître les dettes. Dans les civilisations primitives, le prêt en nature tient lieu du prêt en espèces : on prête les semences, la récolte, à charge de restituer au double, au triple ; on prête le bétail, à charge de livrer une partie du croit. Au surplus, de bonne heure, concurremment et sans doute de plus en plus, on se servit comme étalon de la valeur de lingots de cuivre brut, æs rude, en suppléant par la pesée à l’empreinte de l’État. Les formalités de la vente dite per æs et libram, par le cuivre et la balance, où la pesée fut conservée comme cérémonie symbolique, évoquèrent longtemps encore le souvenir de ces vieux procédés. Mais l’emploi de l’æs rude, précurseur de la monnaie proprement dite, avec le développement du commerce qui en fut la cause et l’effet, n’améliora pas la situation, tout au contraire. Ces deux, faits eurent une double conséquence, désastreuse pour les gens de la campagne. D’une part, les importations de blé maintenaient les prix à un niveau peu élevé, de l’autre le paysan ne pouvait plus troquer ses denrées contre les quelques objets indispensables qu’il n’était pas en mesure de fabriquer lui-même. Entre les deux marchandises l’équivalent métallique, l’argent, si l’on peut dès lors se servir de ce terme, s’était introduit qui avait fait reculer le troc. Ajoutez que l’impôt devait se payer en argent. Et comme l’argent était ce dont le paysan manquait le plus, il fallait bien qu’il l’empruntât.

Les Romains pratiquaient une forme de prêt gratuit, sans intérêt, sans sanction, le mutuum, qui longtemps resta en dehors de la sphère du droit, ne reposant que sur la bonne foi du débiteur. Ce n’était au fond, comme le mot l’indique, qu’un échange de bons offices entre voisins et amis appartenant à la même classe, à la classe supérieure de la société, et présentant par là même toutes les garanties de notoriété, d’honorabilité, de solvabilité. Dans ce cercle restreint, le respect de l’opinion publique remplaçait la contrainte légale et assurait l’exécution du contrat. Mais cette confiance et ce désintéressement n’étaient pas de mise de riches à pauvres, de patriciens à plébéiens. En l’absence de sympathies réciproques et de garanties solides, les premiers ne pouvaient songer qu’à tirer de leur argent le plus gros profit possible en usant pour cela des moyens que leur fournissait la loi.

Le taux de l’intérêt, du fenus, qui était resté libre jusqu’aux Douze Tables, fut fixé dans cette législation au douzième du capital prêté (fenus unciarium), au denier douze, comme nous disons, soit 8 1/3 % pour l’ancienne année de dix mois, et 10 % pour l’année ultérieure de douze mois. C’était un taux très fort, plus fort dans un temps où la terre médiocrement cultivée donnait et rapportait peu, exorbitant quand le renouvellement des circonstances qui avaient nécessité l’emprunt rendait l’exploitation du fonds moins fructueuse encore ou nulle, d’autant plus onéreux que les intérêts non payés s’ajoutaient au capital et devenaient eux-mêmes productifs d’intérêts. Il n’est pas étonnant que sous ce fardeau le débiteur succombât.

La loi concernant le débiteur insolvable, telle qu’elle est consignée dans les Douze Tables, porte l’empreinte de l’antique barbarie. Le créancier, à l’expiration de l’échéance, commençait par faire reconnaître en justice la validité de sa créance, puis, au bout de trente jours, de son autorité privée, il saisissait le débiteur, il mettait la main sur lui (manus injectio) et le traînait devant le magistrat. Le débiteur pouvait alors invoquer la caution d’un tiers, d’un vindex. Si son appel n’était pas entendu, il était attribué (addictus) au créancier qui l’emmenait dans sa demeure où il le tenait enchaîné. Soixante jours se passaient encore pendant lesquels un arrangement pouvait intervenir ou le vindex se présenter. Trois fois en effet, pendant ce temps, à trois marchés consécutifs, le créancier devait produire son prisonnier et proclamer le montant de la dette, pour celui qui pouvait être disposé à en répondre. Si décidément cette troisième publication restait sans effet, il avait le droit de le tuer ou de le vendre comme esclave, non pas sur le territoire romain, ni même sur celui de la confédération latine, — un citoyen romain ne devenait pas esclave dans sa patrie, il pouvait seulement être réduit parla vente à une condition voisine de la servitude, in mancipio, — mais à l’étranger, et dans le pays étranger le plus proche, au delà du Tibre, trans Tiberim, en Étrurie. Si les créanciers étaient plusieurs, ils pouvaient se partager le corps du malheureux : Ternis nundinis partes secanto.

Cette dernière disposition a paru si énorme à quelques historiens modernes qu’ils ont imaginé pour ce texte une explication tendant à substituer le partage du fonds à celui du corps. Mais il est plus que douteux, ainsi qu’on le verra plus loin, que l’exécution sur la personne ait impliqué dès cette époque l’exécution sur les immeubles, et d’ailleurs les commentateurs anciens sont unanimes à adopter l’interprétation littérale, aussi révoltante à leurs yeux qu’aux nôtres. Ils ajoutent seulement que jamais, à leur connaissance, cette opération atroce n’a été pratiquée. Ils en pourraient dire autant de la peine de mort et de la vente au delà du Tibre. Ici, il est vrai, le droit du créancier, si odieux qu’il nous paraisse, ne saurait être contesté : la réalité en est démontrée par la comparaison avec les autres législations primitives. Niais, pas plus que l’opération sur le cadavre, il n’apparaît dans la pratique : nulle part il n’est fait mention d’un cas où le débiteur aurait été mis à mort ou vendu comme esclave, et très certainement les écrivains anciens, si empressés à dramatiser leurs récits en peignant sous les plus noires couleurs la condition des plébéiens endettés, n’eussent pas manqué de compléter le tableau en signalant cette double cruauté s’ils en avaient trouvé un exemple dans leurs sources ou dans la tradition.

On comprend que les créanciers aient renoncé à se prévaloir d’un droit de meurtre d’où ils ne tiraient qu’une satisfaction stérile. Quant à la vente du débiteur, il est à croire qu’elle ne rapportait guère plus que sa mort. On a remarqué qu’elle ne pouvait se faire à. l’enchère, l’enchère ne pouvant se pratiquer qu’entre acheteur et vendeur appartenant à la même nation ou à deux nations unies par le lien du commercium, c’est-à-dire jouissant respectivement l’une chez l’autre du droit de propriété, ce qui n’était pas le cas pour Rome et l’Étrurie. Dans ces conditions, la vente ne pouvait atteindre un prix très élevé. On a fait observer aussi qu’elle avait un caractère purement pénal, et qu’à ce titre elle ne comportait pour le vendeur qu’un pria fictif. C’est ainsi que le déserteur était vendu à l’étranger pour la somme dérisoire d’un sesterce. De toute façon, il est évident que les deux modes d’exécution, vente et mise à mort, n’eussent pas été placés par la loi sur le même plan, s’ils n’eussent pas été aussi peu avantageux l’un que l’autre. Il ne l’est pas moins que le plus rémunérateur eût été choisi de préférence, et ainsi celui-là du moins, à défaut de l’autre, eût tenu quelque place dans les souvenirs. Mieux valait donc, au lieu de cette perte sèche, laisser vivre le débiteur et le garder pour utiliser ses services, et c’est à quoi l’on arrivait par la voie du nexum.

Le nexum (du verbe nectere, lier, obliger) était un acte par lequel l’emprunteur engageait sa personne en garantie de sa dette. Pour parler exactement, il la vendait, l’ancien droit n’ayant pas la notion du prêt et le prêt ne pouvant donc s’effectuer que sous forme de vente. Il la vendait, il la mancipait, conformément aux règles établies pour la mancipatio, par devant témoins, contre une somme convenue, livrée par l’acheteur, c’est-à-dire par le préteur et dont la valeur était vérifiée par la pesée. La différence c’est que l’acheteur, le préteur, au lieu de prononcer la formule par laquelle il affirmait son droit de propriété, en prononçait une autre stipulant les conditions du prêt, en d’autres termes fixant les obligations réciproques. Si au jour dit le débiteur n’avait pas acquitté sa dette, il appartenait à son créancier, et celui-ci était autorisé à l’appréhender au corps par l’acte dit de la manus injectio dont il a été question plus haut. Il ne devenait pas esclave : la loi distinguait entre l’esclave, le servus, et l’homme libre dit in mancipio ; il ne perdait donc en théorie ni ses droits privés ni ses droits politiques, mais il était dans la dépendance du maître qui le tenait incarcéré et enchaîné jusqu’au jour où-il était considéré comme ayant remboursé par son travail ce qu’il, ne restituait pas en espèces.

La procédure du nexum et celle de l’addictio se présentent l’une et l’autre sous un aspect déconcertant, avec un caractère complexe, contradictoire, avec des traits qui jurent entre eux et semblent empruntés à des états sociaux différents. La première, avec la contrainte par corps sans jugement, nous reporte au temps où l’État intervenait le moins possible dans les transactions privées. L’existence et le montant de la dette étant un fait de notoriété publique, il s’abstenait et laissait le créancier exercer son droit. Mais d’autre part, il y a un progrès moral attesté par l’adoucissement apporté à la condition du débiteur. Môme contraste dans la procédure de l’addictio. Déjà l’intervention de l’État sortant de son abstention pour trancher par un arbitrage impartial les contestations possibles entre les deux parties nous annonce qu’une période nouvelle s’est ouverte. De plus, les facilités, les délais assurés au débiteur témoignent à son égard d’une sollicitude dont l’exécution immédiate et brutale par le nexum est totalement affranchie. Et c’est cette même procédure qui retient finalement, en cas d’insolvabilité, le legs monstrueux des premiers âges, la vente, le meurtre, le dépècement du corps.

La solution du problème parait être la suivante. Le nexum, précisément parce qu’il est indépendant de l’État, doit être considéré comme remontant à une très haute antiquité, et parce qu’il remonte à une très haute antiquité, comme entraînant une pénalité, car toutes les obligations, dans Ies sociétés primitives, ont un caractère pénal. II est donc permis de supposer qu’il conférait à l’origine sur l’obligé, sur le nexus, les pouvoirs les plus étendus, jusqu’au droit de le vendre ou de le tuer. Mais le nexum, en tant que convention privée, était modifiable au gré des contractants, conformément à leurs intérêts respectifs qui, dans l’espèce, s’accordaient pour substituer à la peine capitale ou à la vente un traitement moins rigoureux. Quand l’État intervint et quand il fixa dans les Douze Tables les règles de l’exécution légale, il ne put faire autrement que de maintenir la coutume et de l’inscrire dans la loi, comme il faisait pour toutes celles qu’il avait pris à tache de codifier, et ainsi le débiteur livré à son créancier par le magistrat (addictus) encourait toutes les rigueurs de l’ancien droit. L’État n’avait pas en effet à s’immiscer dans Ies conventions conclues en dehors de son contrôle, entre particuliers. Mais, en autorisant un arrangement dans l’intervalle, entre la sentence du magistrat et l’exécution qui s’en suivait, il laissait la porte ouverte à un contrat qui n’était autre que le nexum. C’est pourquoi il n’est pas fait mention du nexum dans les Douze Tables qui n’ont pas à spécifier les clauses d’un contrat privé. C’est pourquoi, au contraire, il est si souvent question dans les textes de débiteurs qui volontairement s’engagent par le nexum (nexum ineunt) et qui échappent par ce moyen à l’addictio et à ses suites. Il est vrai que les mêmes textes distinguent entre les nexi et ceux qui ont été l’objet d’une condamnation (judirio damnati), c’est-à-dire entre ceux qui ont subi le nexum préalablement de toute action en justice, et ceux qui s’y sont résignés au cours de cette action, mais la condition des uns et des autres est la même.

Nous rencontrons souvent un fils ou plusieurs subissant le nexum à la place du père, ou avec lui pour activer par leur travail l’extinction de la dette. On ne voit pas en effet ce qui pouvait empêcher le père de manciper sous la forme du nexum les personnes placées sous sa puissance, ni le créancier d’imposer cette condition s’il lui en prenait fantaisie. Mais l’exécution sur les personnes ne s’étendait pas aux choses. Les idées enracinées au cœur des vieilles sociétés n’avaient pas tout à fait perdu leur empire. La terre, rendue divisible, aliénable, restait soustraite à la dette. Les Douze Tables nous apprennent que le débiteur insolvable, aux mains de son créancier, était libre, s’il le voulait, de se nourrir sur son fonds : de suo vivito. Comment l’eut-il pu s’il avait été dépouillé de tout ? Et comment, dans ce cas, les juristes eussent-ils hésité sur l’interprétation du texte fameux partes secanto qu’ils s’en partagent les morceaux ? Comment, au lieu d’admettre, malgré leurs répugnances, la réalité de ce droit abominable, en horreur à des civilisés, n’eussent-ils pas expliqué qu’il s’agissait tout simplement du partage des biens ? Niais il n’y a pas trace de cette explication dans leurs commentaires, ni d’aucune disposition relative à la fortune, ce qui prouve bien qu’elle n’était pas entamée. Sans doute les textes ne manquent pas d’où l’on pourrait être tenté de tirer une conclusion contraire. Les historiens nous représentent plus d’une fois les malheureux débiteurs expulsés de l’héritage paternel en même temps que privés de leur liberté, mais nous savons leur tendance à reconstruire le passé sur le modèle du présent. Pour que la terre de l’homme servit de gage à sa dette en même temps que son corps ou à sa place, il fallut de nouveaux changements dans les mœurs et dans la loi.

Le sort des insolvables, malgré les bienfaits apportés par l’universalisation du nexum, était fort triste, d’autant plus que les garanties stipulées en leur faveur étaient en fait rendues illusoires par l’ignorance, l’indifférence ou la complicité des magistrats, appartenant eux-mêmes à la classe dominante et oppressive. Les Douze Tables avaient fixé pour les prisonniers un minimum de pitance et un maximum de poids pour leurs chaînes, mais cette disposition restait lettre morte. Qui donc se souciait, pour en vérifier l’observance, de pénétrer dans l’ergastulum ? Et s’il est vrai que le travail du débiteur devait l’acquitter de sa dette, qui se chargeait de mesurer la somme de temps et d’efforts nécessaire pour sa libération. Les nexi, livrés sans défense à la rapacité, à la cruauté de leurs créanciers, ne voyaient donc pas de terme à leur misère, et aussi n’est-il pas étonnant que la question des dettes ait été la cause de soulèvements et d’agitations sans fin.

Nous retrouverons cette question demeurée brûlante jusqu’aux derniers jours de la République. Il en est de même de la question agraire qui se pose dés à présent, et qui restera à l’ordre du  jour jusqu’au bout.

 

Plus que la question des dettes, la question agraire a évolué. Elle ne se pose pas, il s’en faut, à cette époque, dans les termes où elle se présentera au temps des Gracques. Il ne s’agit pas d’enrayer l’extension de l’esclavage, le développement du paupérisme, la ruine de la petite propriété et des classes moyennes, avec la surpopulation de Rome pour conséquence, par la rétrocession et la limitation des parties du domaine public usurpées dans des proportions démesurées, soustraites à l’agriculture, transformées en terres de pâture, en lieux de plaisance par les capitalistes et les riches. C’est par une de ces anticipations dont ils sont trop coutumiers et que l’on a tant de fois occasion de constater que les auteurs anciens ont transporté en arrière le spectacle qu’ils avaient sous les yeux. La race latine était forte alors et vivace, le domaine public était trop peu étendu pour se prêter à la formation de propriétés de luxe, immenses et improductives, le luxe même était un vain mot dans cette société laborieuse et pauvre, et enfin la prédominance du travail servile ne s’annonçait pas : elle ne commencera qu’après les guerres puniques. Mais si, dans ce milieu, les revendications agraires n’avaient pas la portée qu’elles acquirent trois siècles plus tard, il n’y a pas lieu pour cela d’en nier la réalité, et il n’est pas difficile non plus, à travers les falsifications des historiens ; d’en démêler l’objet et d’en fixer la mesure.

Les lois de la guerre n’ont point varié cher les Romains. Telles nous les trouvons appliquées dans les grandes campagnes de la République, telles nous les observons au début de leur histoire. Le territoire conquis, propriété des particuliers comme de l’état, était confisqué en totalité ou en partie, suivant que l’on avait des raisons de traiter le vaincu plus ou moins durement. Et l’affectation du territoire confisqué a été aussi de tout temps la même. Sur les trois portions entre lesquelles il était divisé, et dont une était vendue au profit du Trésor, les deux autres étaient consacrées, soit à des attributions gratuites, par voie de colonisation ou d’assignations individuelles, soit à l’exploitation par l’État moyennant location et contre une redevance d’ailleurs bientôt tombée en désuétude. Mais les colonies, exutoire de la population indigente, étaient peu nombreuses au Ve siècle avant notre ère, et d’un autre cité, sans entrer dans un détail impossible en l’état de nos documents, on comprend que les patriciens, maîtres du gouvernement, se soient octroyé la grosse part dans ces appropriations ou adjudications ; de manière à ne laisser aux plébéiens qu’un lot misérable sur ce sol conquis par leurs armes et arrosé de leur sang.

Réduction des dettes et concession de terres, ce fait le cri de ralliement de la plèbe souffrante. Il se serait perdu dans le vide s’il n’avait trouvé un écho parmi les hommes de la même caste plus favorisés de la fortune. Indifférents dans le fond aux misères de leurs frères et portés plutôt, par la solidarité de la richesse, par la communauté des intérêts à se ranger du côté des exploiteurs, ils poursuivaient un autre but, I’accès aux honneurs, le partage du pouvoir, mais ils sentaient que leurs efforts n’aboutiraient pas s’ils n’étaient soutenus par les masses, et le concours dont ils avaient besoin, ils l’achetèrent en échange du leur. Les pauvres acceptèrent le marché : ils mirent la puissance du nombre, dont ils disposaient, au service d’ambitions qui ne les concernaient pas, et ainsi les revendications d’ordre politique et les revendications d’ordre social, se prêtant un mutuel appui, marchèrent du même pas vers la victoire. La lutte des deux ordres nous offre le premier exemple de cette coalition qui devait se renouveler plus d’une fois par la suite, dans des circonstances différentes, toujours invincible, tant que ne se dissocièrent pas les éléments dont elle était formée.