DEUXIÈME PARTIE. — LA GAULE ROMAINE
I. — LA NARBONNAISE[2]. [SIÈGE DE MARSEILLE PAR CÉSAR] LA transformation de la Narbonnaise eut pour point de départ la ruine de Marseille. Les Massaliotes se trouvèrent fort embarrassés quand éclata la guerre entre César et Pompée (49 av. J.-C.). Ils avaient des obligations à tous deux et auraient bien voulu ne pas se compromettre. La neutralité étant impossible, leurs sympathies aristocratiques furent les plus fortes. La possession de Marseille était trop importante pour que César en laissât l’avantage à son rival. Trois légions, sous les ordres de Trébonius, vinrent, dès la fin d’avril, camper sur les hauteurs qui faisaient face à la ville. Décimus Brutus, avec une escadre rapidement construite à Arles, ferma le cercle devant le port. La cité phocéenne retrouva dans ce péril l’énergie des anciens jours. Le siège ne dura pas moins de quatre mois. Ce fut un des grands faits militaires de l’époque. Les opérations se poursuivirent en même temps sur terre et sur mer. Battus sur mer à deux reprises, les Massaliotes continuèrent la résistance sur terre avec une extrême opiniâtreté. Trébonius exécuta des travaux gigantesques qui changèrent pour toujours l’aspect de ces lieux. Quand le ravin qui s’étendait au pied du rempart fut comblé et exhaussé à son niveau actuel, il se trouva prêt pour l’assaut. La famine et la peste épargnèrent aux assiégés ce suprême désastre en les contraignant à capituler. [CHUTE DE MARSEILLE] César revint d’Espagne pour dicter ses conditions. Elles furent relativement modérées. Trop de souvenirs, trop de services plaidaient en faveur des vaincus. Il leur laissa leur antique autonomie, ne leur enlevant en fait d’attributs souverains que le droit de battre monnaie. Mais il se fit livrer leur matériel, leur trésor et les dépouilla de la totalité, ou peu s’en fallut, de leur territoire. Marseille pourra se prévaloir encore du titre d’État libre. Elle pourra garder jusqu’au IIe siècle les institutions qui avaient fait l’admiration d’Aristote. Elle restera le foyer de l’hellénisme occidental, un centre d’études florissant. Faible compensation pour ses arsenaux vides et ses remparts démantelés, pour la confiscation de ses domaines, l’appauvrissement de ses revenus, la perte imminente de sa suprématie commerciale au profit des concurrences qu’on ne va pas tarder à lui susciter. Désormais elle ne sera plus que l’ombre d’elle-même, et il lui faudra attendre bien des siècles, jusqu’au mouvement des croisades, pour reprendre dans notre histoire le rôle que lui assignent sa merveilleuse situation et son glorieux passé. [CONSÉQUENCES] Ce fut une grande douleur pour les vieux Romains que la chute de cette fidèle alliée de la République, tombée victime de son dévouement à la cause sénatoriale et au parti que l’on appelait alors le parti des honnêtes gens. Pourtant on ne saurait nier les effets heureux de cette catastrophe pour Rome et pour la Gaule. Marseille avait fait peu de chose pour le progrès matériel et moral du pays soumis à sa domination ou à son influence, et ce qu’elle n’avait su ni voulu faire, elle empêchait que d’autres le fissent à sa place. Sur le vaste territoire qu’elle avait fini par se faire octroyer, depuis les Pyrénées jusqu’aux Alpes, il n’y avait d’action possible que la sienne. Les événements qui réduisirent son empire à une banlieue de quelques kilomètres de profondeur, avec une bande étroite sur la tête, furent donc comme un coup de fortune pour le génie de César. [COLONISATION DE LA NARBONNAISE] Héritier des Gracques, il reprit leur programme pour l’appliquer en grand dans la même province qui, soixante et dix ans plus tôt, avait attiré déjà l’attention du parti réformateur. Nulle part la semence de la culture latine ne pouvait tomber sur un sol mieux préparé, plus apte à la recevoir et à la féconder. Les esprits étaient façonnés à l’obéissance, initiés aux éléments de la civilisation, avides de s’en imprégner davantage, mors pour une vie nouvelle. L’Italie était aux portes. La Gaule du Sud-Est apparaissait comme le prolongement naturel de la péninsule, non pas seulement par sa situation géographique, mais aussi par les productions de son sol, par l’aspect de ses paysages, par le charme de son climat et l’éclat de son ciel. Les colonies semées à travers la Narbonnaise ne furent pas toutes fondées par César, mais elles le furent toutes d’après ses indications et ses plans. Les triumvirs et Auguste qui les organisèrent pour la plupart ne firent que s’inspirer de sa pensée[3]. [NARBONNE] Il était naturel que, dans les projets formés pour la réorganisation de la Narbonnaise, la capitale de la province, Narbonne, occupât la première place. Elle était la seule ville qui, dès le début de la conquête, eût été érigée en colonie, et la seule aussi qui, par sa position sur le littoral et son commerce depuis longtemps florissant, parût désignée pour recueillir l’héritage de Marseille. Dès 48 av. J.-C., alors que les débris du parti républicain luttaient encore en Afrique et en Espagne, elle reçut, sous la direction de Tiberius Claudius Nero, le père du futur empereur Tibère, un renfort de colons nouveaux, empruntés aux cadres de la dixième légion, une de celles que leur dévouement et leur vaillance avaient rendues chères entre toutes à César. De là les noms qui lui furent donnés : Colonia Julia Paterna Narbo Martius Decumanorum, noms auxquels elle ajouta plus tard, sous l’empereur Claude, nous ignorons en souvenir de quel bienfait, le nom de Claudia. [SON HISTOIRE] De cette période, la plus brillante de son histoire, Narbonne n’a conservé, en fait de monuments, que quelques fragments d’architecture et une très belle collection épigraphique. Pendant près de deux siècles elle a passé pour la ville la plus riche et la plus populeuse de la Gaule. On comprend d’ailleurs qu’elle ne se soit pas soutenue très longtemps à cette hauteur. Elle était trop à l’écart de la voie du Rhône pour remplacer Marseille. Ce rôle lui fut enlevé par la colonie d’Arles, mieux située pour attirer dans ses eaux le trafic drainé autrefois par la place grecque. Une autre rivale la menaçait. C’était la colonie de Nîmes, patrie de la famille Aurelia d’où était sorti Antonin, et recommandée par là à la bienveillance toute particulière de cet empereur. Le terrible incendie qui, sous le même règne, dévora une partie de la ville, acheva de reléguer Narbonne au second rang, encore que les suites du désastre eussent été réparées par la munificence impériale. C’est sans doute à cette époque, vers le milieu du Ier siècle, qu’elle perdit, au profit de Nîmes, le privilège, qu’elle avait eu pendant plus de trois cents ans, d’être la résidence du proconsul. Elle n’en garda pas moins jusqu’à la fin de l’Empire, et même après, une grande importance. Son port, aujourd’hui comblé, s’étalait en plusieurs bassins. Si elle n’était un débouché ni pour l’est ni pour le nord de la Gaule, elle commandait la route du Sud-Ouest qui, par la vallée de l’Aude et le col de Naurouse, pénètre dans la région de la Garonne et fait communiquer l’Océan et la Méditerranée. [FRÉJUS. SON IMPORTANCE STRATÉGIQUE] A l’extrémité opposée de notre littoral méditerranéen s’éleva la ville de Fréjus. Elle succéda à la puissance militaire de Marseille comme d’autres à son empire commercial. L’emplacement pouvait sembler assez mal choisi pour l’installation d’un grand port de guerre. Sur cette côte dépourvue d’abri naturel, tout était à faire pour les ingénieurs. Mais la position stratégique était de premier ordre. Le rivage qui s’étend de l’Ouest à l’Est jusqu’aux environs des îles d’Hyères change de direction à cette hauteur et tourne brusquement vers le Nord-Est de manière à regarder l’Italie. Au centre à peu près de cette ligne, entre les massifs des Maures et de l’Estérel, s’ouvre la vallée de l’Argent, la seule fente pratiquée dans cette muraille abrupte qui surmonte la mer jusqu’à Gênes. Par la vallée de la Nartubie elle rejoint la Durance et s’engage en plein dans les Alpes. Par celle de l’Arc, elle gagne la région inférieure du Rhône. Ces deux routes avaient une importance capitale. L’une conduisait par les Alpes et les plateaux inférieurs du Jura suisse jusqu’à la frontière germanique. L’autre menait partout. Du point où elle aboutissait, on pouvait à volonté remonter vers le Nord ou se détourner vers l’Ouest et le Midi. Il était clair qu’un port situé à l’intersection de ces deux voies deviendrait une tête de ligne, non pas seulement pour la navigation, mais aussi pour la circulation intérieure, la clef de la Méditerranée pour la Gaule, comme dit Tacite, et aussi la clef de la Gaule pour l’Italie. Il n’y avait là qu’un forum, c’est-à-dire un village ne formant pas une commune et servant de marché. César donna son nom à cette localité (Forum Julii). Il l’érigea en colonie, ou peut-être seulement en manifesta le dessein qui fut exécuté au lendemain de sa mort, mais le vrai créateur de Fréjus fut Auguste. Il y envoya, en 30 ou 29 av. J.-C., l’élite des marins qui avaient combattu à Actium, avec les vaisseaux capturés sur l’ennemi. La colonie des vétérans de la huitième légion put ajouter à son premier nom ces deux autres : Colonie de la Flotte et de la Paix, Colonia Octavanorum Pacensis Classica Forum Julii. De la Paix, par allusion à la victoire qui assurait la paix du monde, et du même coup lui avait apporté à elle-même les éléments d’un nouvel avenir. [SES MONUMENTS] L’antique et illustre colonie de Fréjus est aujourd’hui une simple bourgade. La route dont elle commandait l’entrée a perdu son importance et n’est plus qu’un sentier de traverse. Mais les ruines où les maisons modernes sont blotties, et dont elles n’occupent qu’une très faible superficie, redisent la grandeur du Toulon gallo-romain. Ville militaire avant tout, Fréjus n’a guère laissé, en fait d’inscriptions, que des épitaphes de soldats. De même, les mieux conservés de ses édifices sont ceux qui font ressortir l’aspect guerrier de sa physionomie. Non que les monuments d’autre sorte y fissent défaut. Le théâtre, l’amphithéâtre ne sont pas inférieurs pour les proportions à ceux d’Arles et de Nîmes. L’aqueduc rappelle les lignes qui se profilent, avec tant de majesté, sur l’horizon de la campagne romaine. Du portique qui se développait sur les quais, un arceau reste debout qui doit aux ornements dont il étincelait jadis le nom de Porte dorée. Rien de tout cela pourtant ne vaut pour l’intérêt les remparts. Ils s’élèvent à une hauteur de neuf mètres, absolument intacts par endroits, avec les deux citadelles qui les flanquaient à l’Est et à l’Ouest, avec les magasins de vivres et d’équipement ménagés, comme des casemates, sous le sol. Le port était un des plus spacieux de la Méditerranée, plus vaste que celui de Marseille, à peine moins que celui d’Ostie. Il était défendu par le mur d’enceinte et abrité par un môle dont les assises reposent depuis longtemps à sec. Le travail des hommes avait amené la mer dans ce bassin. Leur négligence a rendu à la terre ferme l’espace conquis par les flots. L’envasement a dû commencer après la dissolution de la flotte. La pacification définitive de la Gaule explique cette mesure, qui fut prise vraisemblablement vers la fin de ne siècle. Elle amena pour Fréjus un déclin aussi rapide que la période ascendante avait été courte et brillante. [ARLES] Un troisième port créé ou plutôt développé par César, ce fut Arles. Le delta rhodanien, dont cette ville occupe le sommet, a beaucoup changé depuis les temps antiques. Les digues qu’on a imaginé de construire, dès le XIIIe ou le XIIe siècle, peut-être plus tôt, pour défendre la Camargue contre les débordements du fleuve, n’ont eu d’autre effet que de transformer en un désert insalubre un pays qui avait été autrefois habité et fertile. Marius lui facilita les communications avec la mer par le chenal qu’il fit creuser à ses soldats en partant du golfe de Foz, un nom qui rappelle encore le souvenir des Fosses Mariennes. Ce travail, exécuté pour la guerre et destiné uniquement à procurer le ravitaillement de l’armée qui allait combattre les Teutons, fut fécond pour la paix. Arles était alors une dépendance de Marseille. Les événements de l’an 49 mirent fin à cette tutelle. L’attention de César se porta de ce côté dès cette année. Il fit construire à Arles la flotte dont il confia le commandement à Décimus Brutus. Trois ans plus tard il y envoya les vétérans de la sixième légion. Ce fut, avec Narbonne, la seule de ses colonies qui paraisse avoir été organisée de son vivant (Colonia Julia Paterna Arelatensium Sextanorum). Il lui fit don d’un vaste territoire, taillé en plein dans les possessions marseillaises et qui s’étendait de la Durance et du Rhône jusqu’aux confins des domaines de Fréjus, dans les montagnes des Maures. [GRANDEUR D’ARLES AU IVe SIÈCLE] La colonie arlésienne ne cessa de grandir jusqu’au IVe siècle qui marqua son apogée. Sa suprématie se maintint longtemps encore dans le monde issu des invasions. La Rome des Gaules devint la résidence des rois d’Arles et resta, jusqu’à la renaissance de Marseille, la reine du Midi. Son théâtre, son amphithéâtre, ses arènes, comme on dit là-bas, remontent à la belle époque de l’architecture, au deuxième et peut-être au premier siècle. Mais ce fut Constantin qui l’éleva au rang de capitale. Il y fit de fréquents séjours et s’y bâtit un palais dont les débris ont conservé le nom byzantin de Trullum (la Trouille). Plus tard, lorsqu’il fallut abandonner la ligne du Rhin, le préfet du prétoire se transporta à Arles et gouverna de là, avec la gaule, la Bretagne et l’Espagne. Valentinien, Honorius prodiguèrent leurs faveurs à la ville constantinienne. En l’an 418 le fils de Théodose convoqua dans ses murs les députés de la Gaule du Sud-Est et du Sud-Ouest. Les termes où il donne, dans le langage ampoulé du temps, les raisons de son choix, valent la peine d’être cités. Telle est, dit-il, la situation de cette ville, telle est l’étendue de ses relations, telle est la foule de ses visiteurs qu’il n’y a pas au monde d’endroit mieux désigné pour répandre en tout sens les produits de la terre. L’opulent Orient, l’Arabie parfumée, la molle Assyrie, la fertile Afrique, la superbe Espagne, la Gaule vaillante, toutes ces contrées se donnent rendez-vous en ces lieux pour y apporter ce qu’elles ont de meilleur. C’est à croire que le sol y engendre tout ce que l’univers fait croître de magnifique. Le Rhône et la mer Tyrrhénienne y mêlent leurs eaux, comme pour rapprocher et confondre les nations dont elles arrosent le pays ou dont elles baignent les côtes[4]. C’est par le commerce en effet qu’Arles a prospéré. Avec les routes qui se croisaient sur son territoire, avec ses deux ports ouverts l’un à la navigation maritime, l’autre à la batellerie fluviale, elle était située et outillée pour devenir un des grands entrepôts de l’Occident. Ses armateurs, ses constructeurs de navires formaient de puissantes corporations. Cette ville de trafic était en même temps une ville de plaisir et de luxe. On y avait le goût des belles choses. Nulle part l’art hellénique n’est représenté par des exemplaires plus nombreux et plus choisis. Plus tard il a fait place à l’art chrétien dont le cimetière des Alyscamps (Elysii Campi) a été le sanctuaire vénéré. Aux trois colonies maritimes de Narbonne, de Fréjus et d’Arles, s’ajoutèrent à l’intérieur celles de Béziers, d’Orange et de Vienne. [BÉZIERS] La colonie de Béziers, fondée par les vétérans de la septième légion (Coloria Victrix ? Julia Septimanorum Baeterrae), sur le plateau escarpé d’où elle dominait la vallée de l’Orb, fut une sentinelle de plus sur la route de l’Espagne. Les géographes du premier siècle la comptent au nombre des centres principaux de la Gaule méridionale. Elle perdit de son importance dans l’âge suivant. La force de sa position était un avantage moins apprécié dans un temps où la guerre ne sévissait qu’aux frontières. Heureusement elle avait un territoire dont elle sut exploiter les ressources. Ses vignobles notamment étaient fort estimés. Nous la revoyons, vers la fin de l’Empire, jouant le rôle d’une petite capitale dans tout le Bas-Languedoc. Le nom de Septimanie, qui fut donné alors à cette contrée, perpétua jusqu’à Charlemagne la mémoire des légionnaires de César. [ORANGE. SES MONUMENTS] La colonie d’Orange, fondée par les vétérans de la deuxième légion (Coloria Firma Julia Secundanorum Arausio), occupait, elle aussi, un poste stratégique à l’entrée de la grande plaine du Rhône, au point où s’écartent les montagnes qui resserrent comme entre deux murs le cours moyen de ce fleuve. Ses ruines sont parmi les plus belles, non seulement de la France, mais du monde romain. Son théâtre est un monument unique, le spécimen le plus complet de ce genre d’édifice. Il a suffi de quelques travaux pour le rendre à sa destination et procurer à la foule, réunie dans son enceinte, l’illusion d’une fête antique. L’arc de triomphe ne le cède en rien ni pour la richesse de la décoration ni pour l’ampleur des dimensions à la plupart de ceux qu’on peut admirer soit dans les provinces, soit à Rome. L’inscription n’existe plus. Les lettres de bronze ont été arrachées de la frise de marbre où elles étaient fixées par des clous. On a essayé de la restituer au moyen des traces laissées par les trous de scellement, et on y est arrivé pour quelques mots. Ces indications, jointes aux noms inscrits sur les bas-reliefs, complétées d’ailleurs et illustrées par les scènes qui s’y trouvent figurées, ont permis de déterminer avec certitude, sinon la date de l’édifice, qui pourrait bien remonter aux premiers temps de la conquête, du moins l’affectation définitive qu’il a reçue et en vue de laquelle il a dû être remanié et embelli. Nul doute qu’il n’ait été élevé en commémoration des défaites infligées aux Gaulois. Mais la victoire qu’il rappelait en dernier lieu et dont il était question dans la dédicace, était la répression de l’insurrection de Florus et de Sacrovir sous Tibère, en 21 ap. J.-C. [VIENNE] Si Orange fermait le débouché de la vallée du Rhône au Sud, Vienne en interdisait l’accès au Nord. On remarque qu’elle ne porte pas, comme les précédentes colonies, un nom emprunté au numéro d’une légion. Ce fait doit s’expliquer par les événements qui obligèrent les premiers fondateurs à chercher fortune plus loin, sur l’emplacement où s’éleva la ville de Lyon[5]. Leur départ, en ce qui concerne Vienne, eut pour conséquence de changer la condition légale de cette colonie avec le nom qui lui avait été primitivement attribué. Elle resta la colonie Julia Vienna, puisqu’elle devait son origine à César, mais elle cessa d’être colonie romaine du jour où les légionnaires, dont la présence lui donnait ce caractère, furent forcés d’émigrer, et du même coup le nom de la légion disparut. Elle entra donc à partir de ce moment dans la catégorie des colonies latines, colonies peuplées par des soldats des troupes auxiliaires et dont les corps ne paraissaient pas mériter l’honneur d’une mention. Les Allobroges avaient lutté énergiquement contre les généraux de la République. Mais le régime impérial les avait convertis. Dès la première moitié du premier siècle ils fournissaient de nombreuses recrues à l’ordre équestre et au Sénat. Claude appelait leur capitale la très ornée et très puissante colonie de Vienne. Elle n’était inférieure dans toute la province qu’à Narbonne. Plus tard elle fut éclipsée par Arles, mais on la voit encore, au w siècle, revendiquer pour son évêque la primauté contre le successeur de saint Trophime. Elle occupait, comme Arles, les deux rives du Rhône et les avait reliées par un pont. Mais Sainte-Colombe, comme Trinquetaille, n’était qu’un faubourg, très luxueux, il est vrai, et beaucoup plus agréable à habiter que la ville proprement dite, concentrée et resserrée sur la rive gauche. Les maisons s’y étageaient sur les pentes dont la ligne des remparts couronnait le faite. Le seul édifice bien conservé est le temple consacré à la divinité d’Auguste et de Livie. C’est la maison carrée de Vienne, moins connue que celle de Nîmes, et pourtant plus pure de style, malgré les restaurations qui en ont altéré la beauté, de nos jours et dès la fin des temps anciens. Elle s’élevait à l’extrémité d’un forum dont une double arcade reste debout. [LE TERRITOIRE DE VIENNE] Les Viennois avaient une grande réputation de richesse. On n’en est pas surpris quand on voit les objets précieux extraits de leurs demeures, mosaïques, statues. La cité elle-même tirait un gros revenu de ses propriétés. Elle avait institué, pour les administrer, des magistrats spéciaux qu’on ne trouve que là, les trois conservateurs des biens-fonds municipaux (triumviri locorum publicorum persequendorum). Aucune autre cité, sauf Arles, ne fut dotée d’un territoire aussi vaste, mais, tandis que le territoire arlésien se trouva écorné aussitôt par la création de colonies moins importantes formées à ses dépens, celui de Vienne demeura intact jusque vers la fin du me siècle. Il couvrait la superficie de l’ancien pays des Allobroges et se composait, pour s’en tenir à cette indication sommaire, de tout l’espace compris entre l’Isère, les Alpes et le Rhône. Il traversait ce fleuve entre Lyon et Tournon et allait de ce côté jusqu’au pied des Cévennes. Il se divisait ainsi en diverses zones, productives chacune à sa manière, en haut les forêts et les pâturages alpestres, en bas la plaine dauphinoise avec ses champs de blé, en face les vignobles de la Côte Rôtie. Il faut signaler, parmi les villes ressortissant de la cité viennoise, Aoste (Vicus Augustus) qui n’est plus qu’un village, Annecy, dont le nom antique n’est pas connu, mais qui parait avoir eu un grand nombre d’édifices publics et même un amphithéâtre, Aix (Vicus Aquensis), déjà renommé pour la vertu de ses eaux. L’aristocratie locale y était fort opulente, témoin le luxe déployé dans le tombeau de la famille des Campani. Grenoble ne fut aussi, pendant longtemps, qu’un simple vicus, sous le nom de Cularo auquel Gratien substitua, vers la fin du IVe siècle, le nom de Gratianopolie. Cent ans plus tôt, Dioclétien et Maximien, séduits par la position de cette ville, à l’issue des vallées de l’Isère, de la Romanche et du Drac, l’avaient agrandie et pourvue d’une enceinte avec deux portes monumentales dont l’une, la porte Jovia, subsista jusqu’en 1591, et dont l’autre, la porte Herculea, n’a été entièrement détruite qu’au commencement de ce siècle. Nous ne savons si c’est alors (286-292) ou plus tard, sous Gratien (375-383), que Grenoble fut élevé au rang de cité. La même mesure fut prise, on ignore aussi à quelle date, en faveur de Genava (Genève), le plus important, après Grenoble, des vici viennois. [NÎMES] Vienne recouvra d’assez bonne heure le droit de cité complet qu’elle avait eu primitivement et perdu presque aussitôt. Elle fut érigée en colonie romaine sous Caligula. La même faveur se fit attendre plus longtemps pour Nemausus (Nîmes), l’autre grande colonie latine après Vienne et qui, très vraisemblablement, fut maintenue à ce rang jusqu’à l’époque des Antonins où elle atteignit, ainsi qu’on l’a vu plus haut, le maximum de sa prospérité. Elle avait été fondée après Actium, avec des Grecs Égyptiens faisant partie de l’armée d’Antoine, d’où le palmier et le crocodile qui figurent sur ses monnaies et qui, de nos jours encore, sont représentés sur son écusson. [MONUMENTS] Nîmes fut, dès le début, l’objet de la bienveillance impériale, ce qui lui valut d’échanger tout de suite contre le titre de colonie Auguste celui de colonie Julienne qu’elle dut recevoir d’abord et qu’elle porta très peu de temps. Le fils adoptif, l’héritier présomptif de l’Empereur, C. Julius César, accepta d’être son patron. Lorsqu’il fut nommé consul, en l’an 1 de notre ère, elle lui consacra, ainsi qu’à son frère Lucius, alors désigné pour le consulat, le temple célèbre connu sous le nom de Maison Carrée. C’est un édifice parfaitement conservé, aussi remarquable par l’harmonie de l’ensemble que par la finesse du détail. Un autre monument qui remonte à la même date, et même un peu plus haut, c’est la porte d’un grand style, élégant et sévère, qu’Auguste fit élever en 16 av. J.-C., en même temps que l’enceinte. Il n’est pas possible d’assigner une date précise à la construction de l’amphithéâtre, bien que certains indices nous engagent à la reculer après Domitien et peut-être jusque dans le courant du ne siècle. Il pouvait contenir à peu près vingt mille spectateurs et tout un quartier s’est logé jadis dans ses vastes flancs. Au pied du mont Cavalier, sur l’emplacement d’une promenade qui est encore le coin le plus agréable de la ville, se groupaient les thermes et leurs dépendances. Du milieu de ces ruines surgit, non pas intact, mais debout, le charmant édicule sur la destination duquel on a tant discuté et qui paraît être décidément le temple de la fontaine Nemausus, une des innombrables divinités fluviales adorées par nos pères. Elle a donné son nom à la ville, et les habitants n’ont pas cessé de lui rendre un culte jusqu’à la fin du paganisme. Elle est aimée encore pour la fraîcheur que verse, dans les rues poudreuses, son ruisseau grossi par les pluies. Mais les pluies sont rares dans ce pays, et Nîmes aurait été dans l’antiquité ce qu’elle est restée si longtemps dans les temps modernes, la ville la plus altérée de la Gaule, si les Romains n’y avaient pourvu par un de ces travaux grandioses dont ils étaient coutumiers. Rien ne leur coûtait pour assurer aux centres les plus modestes la jouissance d’une eau abondante et salubre. Ce qu’ils ont fait à cet égard est peut-être ce qui donne de leur civilisation matérielle la plus haute idée. C’est un point en tout cas par où elle se montre fort supérieure à la nôtre. En ce qui concerne Nîmes, leurs ingénieurs, en peut le dire, se sont surpassés. Tout le monde connaît le merveilleux ouvrage improprement appelé le pont du Gard. Ce pont est un morceau de l’aqueduc qui allait capter, près d’Uzès, les sources de l’Eure et de l’Airan. La cuvette, où les promeneurs circulent à l’aise, repose sur trois étages d’arcades lancés, d’un jet superbe, au-dessus de la vallée du Gardon. L’impression produite par cette masse est surprenante. Colossale et légère, elle apparaît brusquement, au détour de la route, dans le gracieux paysage qui lui sert de cadre. Les eaux amenées en ville étaient distribuées au moyen d’un système de canalisation qu’on a pu étudier en partie. Signalons encore, sur la colline où elle se dresse pour dominer toute la campagne d’alentour, la Tour haute ou Tourmagne, dans laquelle il est probable qu’il ne faut voir autre chose qu’un gigantesque mausolée. Nous aurons épuisé ainsi, ou à peu près, la liste des monuments qui ont laissé quelque vestige. Mais combien d’autres ont disparu ! Il faut mentionner du moins la basilique élevée par l’empereur Hadrien en mémoire de sa bienfaitrice Plotine, un édifice admirable, nous dit le biographe de ce prince, mais dont on a voulu en vain retrouver les traces. [CULTES NATIONAUX ET ÉGYPTIENS] Nîmes dut au caractère mêlé de sa population une physionomie originale. Les divinités nationales y étaient fort en honneur et l’on a exhumé de son sol un nombre relativement considérable d’inscriptions celtiques. En même temps elle rappelait par plus d’un trait la provenance orientale de ses colons. Les noms à forme grecque tiennent une assez large place dans son épigraphie, et cette épigraphie elle-même se ressent des formules alexandrines. Ce qui est remarquable encore, c’est l’importance, dans ce coin de la Gaule, des cultes égyptiens. Tandis que dans les autres villes gauloises, ils ne figurent qu’à l’état de singularités, ici ils sont groupés et organisés. Les collèges des sectateurs d’Isis et d’Anubis sont même les seules confréries qu’on ait rencontrées jusqu’à présent chez les Nîmois. [RIVE DROITE DU RHÔNE] Vienne et Nîmes n’étaient que les plus en vue des colonies latines. Il s’en faut de beaucoup qu’elles fussent les seules. Il y a lieu pourtant de distinguer entre la rive droite du Rhône et la rive gauche. Il est certain que la romanisation a marché moins vite sur la rive droite. La bande qui s’étend le long des Cévennes n’était pas alors plus que maintenant riche en grandes villes. Sur tout le parcours entre Lyon et Nîmes, nous ne trouvons à signaler que le chef-lieu des Helviens, Alba Helviorum, actuellement le village d’Aps. Les fragments antiques recueillis dans cette localité font un vif contraste avec son obscurité présente, mais ne témoignent pas néanmoins d’un passé particulièrement brillant. Les Helviens, ces anciens clients des Arvernes, avaient été rattachés d’abord à l’Aquitaine, ce qui semble bien prouver qu’ils étaient considérés comme un peu en dehors du mouvement imprimé à la Narbonnaise. On remarque aussi que les premières voies militaires établies sur leur territoire ne le furent pas avant le IIe siècle. Plus au sud, Carcassonne (Colonia Julia Carcaso) avait reçu de César le titre de colonie, mais il n’est pas sûr qu’elle l’ait conservé longtemps. Elle disparaît même de l’histoire pour ne recommencer à faire parler d’elle qu’à l’entrée du Moyen âge. Castel-Roussillon (Colonia Ruscino), sur la route d’Espagne, et Lodève (Colonia Luteva) ne méritent qu’une mention. [TOULOUSE] Toulouse eut des destinées plus glorieuses, mais assez modestes au début. La capitale des Volsques Tectosages était tombée en dis- grâce après sa défection lors de la guerre des Cimbres, et bien que jouissant de la latinité depuis Auguste, elle n’avait qu’une importance secondaire. Elle se relevait cependant par le culte des lettres qui devait l’illustrer plus tard. Déjà à la fin du Ier siècle après J.-C., elle méritait ce nom de ville de Pallas qu’elle ne cessa de justifier jusqu’à la chute de l’Empire, et auquel elle aurait encore des droits. Plus tard Ausone célébrera les quatre villes ou quartiers qu’un développement continu aura fait sortir de son sein. [COLONIES DU PAYS DE VAUCLUSE] Entre les chaînes du Lubéron et du Ventoux s’ouvre le beau pays qui correspond au département de Vaucluse. Ce fut pour la colonisation comme une terre d’élection. Elle ne reçut pas moins de quatre ou cinq colonies latines, sans parler de la colonie romaine d’Orange. Avignon (Avennio), Cavaillon (Cabellio), Carpentras (Colonia Julia Carpentoracte), Apt (Colonia Julia Apta), Glanum, prés Saint-Rémy, n’étaient pas des villes très populeuses. La dernière n’était peut-être pas une colonie. Peut-être même ne formait-elle pas une cité. Mais quelle fière tournure ont encore les monuments accumulés dans ce coin de la Provence et du Comtat ! Pas une de ces villes, sauf Apt, qui n’eût son arche triomphale. A Saint-Rémy, sur une vaste terrasse, au flanc des Alpines, se dresse le mausolée des Jules. C’est à peine si la main des siècles l’a effleuré. Son inscription, ses bas-reliefs, les détails les plus délicats de son architecture, tout est resté intact. Quand on pense que ce noble édifice remonte au début de notre ère, que ces arcs de triomphe ne sont pas beaucoup plus anciens, on est émerveillé de la rapidité avec laquelle s’est transformé notre Midi [AIX, DIGNE, RIEZ, VALENCE] Plus à l’Ouest, dans une large clairière à moitié chemin d’Arles et de Fréjus, le poste fortifié installé en 122 avant J.-C. était devenu, avec César, la colonie latine d’Aquae Sextiae (Aix) ; Auguste en fit une colonie romaine. On lui tailla un petit domaine dans les possessions d’Arles. A six cents mètres d’altitude, à la base des grandes Alpes, sur deux torrents tributaires de la Durance, s’élevèrent les deux colonies de Digne (Dinia) et de Riez. La première est devenue le chef-lieu d’un de nos départements, mais c’est la seconde (colonia Julia Augusta Apollinaris Reiorum) qui est la plus remarquable par ses ruines. Dans une contrée plus heureuse, dans le canton qui s’est appelé longtemps le Tricastin, à quelques kilomètres du Rhône, la petite ville de Saint-Paul-Trois-Châteaux emprunte la dernière partie de son nom à la Colonia Augusta Tricastinorum dont elle est l’héritière authentique et déchue. Enfin en amont nous trouvons la colonie de Valentia (Valence) limitée au nord par celle de Vienne. [LES VILLES DES VOCONCES] En retrait du Rhône, derrière le rideau formé par la cité des Tricastins et celle de Valence, dans les vallées de l’Ouvèze, de l’Aygues, de la Drôme, habitait le peuple des Voconces, le seul qui avec Marseille eut gardé, en sa qualité de fédéré, ses institutions nationales, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs d’être en possession de la latinité et tout pénétré de civilisation romaine. Il avait deux capitales, Vasio (Vaison) et Lucus Augusti (Luc). Cette dernière, sur la route du mont Genèvre, était une création d’Auguste qui très probablement lui avait octroyé le droit de cité. Elle fut éclipsée par une autre ville située sur le même parcours, Dea Augusta Vocontiorum, Die. La déesse Augusta qui a donné son nom à Die n’était autre que la déesse indigène Andarta qui se confondit plus tard avec la grande mère phrygienne. Die était une sorte de cité sainte, un lieu de pèlerinage. Le centre politique était Vaison. [ROMANISATION DE LA NARBONNAISE] La colonisation militaire, officielle, ne fut pas la seule. Les guerres du triumvirat avaient amené de grands bouleversements de l’autre côté des Alpes. Les proscriptions, les confiscations avaient jeté sur les routes tout un peuple de propriétaires dépossédés. Comment, dans leur détresse, n’auraient-ils pas tourné les yeux vers cette terre voisine où tout leur promettait un meilleur avenir ? On ne saurait mesurer l’afflux des immigrants. Ils n’étaient assurément qu’une faible minorité au sein de la population indigène. 11 faut pourtant qu’ils n’aient pas été en trop petit nombre, sans quoi on s’expliquerait mal la romanisation profonde et quasi instantanée dont nous n’avons pu tracer qu’une imparfaite esquisse. Pour se faire de la transformation de la Narbonnaise une idée exacte, ce n’est pas assez d’un coup d’œil sur les villes. Il faudrait visiter les plus humbles villages, pénétrer dans les cantons les plus reculés, recueillir tout ce qui a été exhumé, en ces coins perdus, en fait d’inscriptions et de débris de toute sorte. Il faudrait compter aussi tout ce que la Narbonnaise a fourni, dès le premier siècle, de recrues nouvelles, d’éléments jeunes et actifs à la vie de l’Empire. Comme la Gaule cisalpine, comme le midi de l’Espagne, elle a été pour Rome fatiguée une source de rajeunissement. Si elle ne peut mettre en avant des noms aussi éclatants que Catulle et Virgile, Tite Live et les Pline, Sénèque et Lucain, la part qui lui revient est assez belle encore. On verra plus loin ce qu’elle a donné à la littérature[6]. Dans la politique il suffit de mentionner les deux Viennois, Pompeius Vopiscus qu’Othon fit consul pour flatter ses compatriotes, et Valerius Asiaticus qui reçut deux fois le même honneur sous Caligula et sous Claude et qui faillit être élevé à l’empire ; Julius Agricola de Fréjus, le beau-père de Tacite, le vainqueur des Bretons, Titus Aurelius Fulvus de Nimes, le grand-père de l’empereur Antonin, qui partagea le consulat avec Domitien, Antonius Primus de Toulouse, mauvais citoyen mais vigoureux soldat, dont les talents militaires furent si utiles à Vespasien. Pline l’Ancien était donc bien fondé à écrire, dès 77 après J.-C. : Par sa culture florissante, par l’abondance de ses biens, par la qualité de ses mœurs et de ses habitants, la Narbonnaise ne le cède à aucune province et, pour tout dire d’un seul mot, ce n’est pas une province, c’est l’Italie[7]. II. — LYON CAPITALE DES GAULES[8] SI la transformation de la Narbonnaise a eu pour point de départ la chute de Marseille, ce fut la fondation de Lyon qui ouvrit pour le reste de la Gaule l’ère nouvelle. [FONDATION DE LYON] La colonisation de la Narbonnaise ne s’était pas effectuée sans léser bien des intérêts et soulever bien des colères. Les habitants dépouillés finirent, il est vrai, par se résigner. Ils prirent à la longue leur part de la prospérité générale. En attendant ils supportaient mal leur spoliation et l’insolence des étrangers. Ces sentiments avaient dû se contenir tant que vécut César. Ils se manifestèrent violemment après sa mort. Le retour des guerres civiles enhardit les mécontents. Il est probable aussi qu’en rappelant sous les drapeaux un grand nombre d’anciens soldats, elles réduisirent l’effectif et diminuèrent d’autant les forces des colons. Un mouvement éclata à Vienne et contraignit à la fuite tous ceux qui s’étaient établis dans cette ville. C’était un grave attentat qui, en temps ordinaire, ne fût pas resté impuni. Les moyens, pour en tirer vengeance, ne manquaient pas. Lépide, dans la Narbonnaise, Munatius Plancus, au nord de cette province, étaient chacun à la tête d’une armée. Il leur suffisait d’un geste pour laver dans des flots de sang l’outrage fait au nom romain. Les nécessités de la politique intérieure en décidèrent autrement. Les Allobroges avaient pris parti dans la querelle qui divisait le monde, et ils s’étaient prononcés pour le Sénat. Ils avaient beaucoup souffert de son gouvernement, et leurs intérêts comme leurs rancunes devaient, semble-t-il, leur dicter une conduite toute différente. Mais la portée de la révolution qui s’opérait échappait encore à tous les regards, et d’ailleurs les vétérans de César s’étaient déclarés, comme de juste, contre les meurtriers de leur général. Il n’en fallait pas davantage pour jeter les indigènes dans le camp opposé. Les Allobroges étaient donc pour le Sénat des alliés à ménager. Il crut prudent de fermer les yeux sur leur méfait et se contenta d’assurer aux colons expulsés le dédommagement qui leur était dû. L’affaire regardait Lépide. C’étaient ses administrés qui se trouvaient en cause. Mais la troupe en désarroi, au lieu d’aller le rejoindre à Avignon, où il se tenait en ce moment, avait mieux aimé se réfugier à une courte distance, au confluent de la Saône, sous la protection de Plancus, d’où il résulta que ce dernier fut, pour les mesures à prendre, associé à son collègue. Ils acceptèrent la mission de reconstituer, sur un autre terrain, les débris de la colonie viennoise. Sur ces entrefaites Lépide, s’étant rallié à Antoine, fut mis hors la loi et Plancus demeura seul chargé de l’exécution du décret. C’est ainsi que fut fondée, entre juillet et novembre de l’an 43 avant J.-C., la colonie de Lyon. Elle n’oublia pas de longtemps les hostilités qui avaient entouré son berceau. Plus d’un siècle après, son ressentiment essaya de se satisfaire, à la faveur des troubles qui suivirent la chute de la dynastie Julienne. Les Viennois s’étaient prononcés pour Vindex et Galba. Les Lyonnais, après être restés fidèles à Néron, s’étaient ralliés à Vitellius. L’occasion leur parut bonne pour en finir avec la cité rivale. Vienne, désignée comme une proie aux soldats de Valens, n’échappa à la destruction que moyennant rançon. Pour effacer les traces de ce long antagonisme, il ne fallut rien moins que le calme dont jouit l’Empire sous le gouvernement des Antonins. [SITUATION DE LYON] Plancus vécut assez pour voir grandir le germe déposé par ses mains. Il ne manqua pas de rappeler ce souvenir, comme un titre d’honneur, sur le somptueux tombeau qu’il se fit ériger à Gaète. Cet habile homme, au terme de sa carrière, après tant de traverses, d’intrigues et de succès, se doutait-il que là était l’œuvre capitale de sa vie, la seule féconde et par où son nom méritât de durer ? Il put se flatter tout au moins d’avoir été en ce jour mémorable heureusement inspiré. En assignant aux fugitifs l’emplacement où ils devaient fixer leur demeure, il se montra le digne élève de César et, par avance, le digne collaborateur d’Auguste. Il n’est pas un voyageur qui, s’arrêtant à Lyon, n’ait admiré, du haut du coteau de Fourvière, le magnifique panorama dont les aspects variés se déroulent en tout sens devant lui. Cet observatoire merveilleux offrait aux Romains d’autres attraits que le plaisir des yeux. Dans ce plateau, d’une altitude médiocre, ils avaient reconnu, nous dit Strabon, le réduit central, l’acropole de la Gaule. Aujourd’hui encore ce sont les avantages de sa situation géographique qui maintiennent à Lyon son importance. Qu’on se représente donc ce qu’ils devaient être dans un temps où les Pyrénées d’une part, les Alpes de l’autre se dressaient entre les deux portions de notre continent, presque sans routes, comme un mur percé çà et là de rares et étroites fissures. La vallée du Rhône et de la Saône, prolongée à droite par celle du Rhin, à gauche par celle de la Seine, était alors la seule voie ouverte pour passer du Midi dans le Nord, et elle n’a pas cessé d’être la plus fréquentée dans notre siècle. Lyon, placé à mi-chemin de cette immense avenue, tenait la clef de ce monde mystérieux où Rome commençait seulement à s’étendre par là force de ses armes et de ses idées. Pour des conquérants venus des bords de la Méditerranée et maîtres déjà des contrées qu’elle baigne, la capitale de la Gaule ne pouvait être ailleurs. Rejetée plus au Nord, sur les rives de la Seine ou de la Loire, elle eût été comme perdue dans la barbarie ambiante. Appuyée sur la Narbonnaise, elle n’en tirait pas seulement sa sécurité et ses moyens d’action, elle formait le trait d’union entre cette province et les trois autres, elle recueillait à ce foyer les rayons qu’elle devait disperser à son tour dans toutes les directions, par toutes les routes dont elle commandait l’accès. [LE NOM DE LYON] L’endroit choisi par Plancus était-il habité antérieurement ? Il est permis de le supposer. On s’explique mieux par ce fait le nom gaulois de Lugudunum, par abréviation Lugdunum, attribué à la ville romaine. L’étymologie de ce nom, très répandu d’ailleurs dans la toponymie celtique, a donné lieu à diverses hypothèses, dont les plus connues sont les deux suivantes : colline de Lug ou de Mercure, et colline des Corbeaux. La première a été suggérée aux savants modernes par l’identification du dieu irlandais Lug avec le Mercure gaulois. La deuxième, qui nous est donnée dans un petit traité faussement rapporté à Plutarque, peut invoquer aussi le témoignage des monuments. Il existe en effet quelques médaillons en terre cuite représentant la fondation de Lyon. D’un côté le génie de la colonie, en face le fondateur lui tendant d’une main la charte de fondation, de l’autre une poignée d’épis, en signe de prospérité. Dans le bas, entre les deux, un corbeau. Le même oiseau se retrouve sur les monnaies des Ségusiaves, du territoire desquels la cité lyonnaise fut détachée. Il reparaît deux siècles et demi plus tard sur celles que fit frapper Albinus, lorsqu’il gouverna de Lyon la Gaule, la Bretagne et l’Espagne. L’interprétation du nom de Lugudunum par un thème lugu signifiant corbeau paraît donc avoir été admise par les anciens. Pour concilier cette explication avec la précédente, il faudrait établir entre l’oiseau symbolique des Lyonnais et les emblèmes du dieu Lug une relation qui n’est pas encore démontrée. On a remarqué que le corbeau, que les anciens considéraient comme doué de l’instinct de prédiction, est fréquemment associé, sur leurs monuments, à la corne d’abondance, ce qui voudrait dire prédiction d’abondance, dans le langage figuré dont ils étaient coutumiers. De cette liaison d’idées serait venue, pour la colonie fondée sur la colline des corbeaux, le nom de Colonia Copia Lugudunensis (copia : abondance), un nom dont nous avons sur nos médaillons en terre cuite la traduction plastique, car c’est avec la corne d’abondance que le génie de Lyon y est représenté. Plus tard elle ajouta à ce nom l’épithète de Claudia, comme un hommage à l’empereur Claude, qui était né dans ses murs et dont elle éprouva, de diverses manières, la bienveillance. [CROISSANCE RAPIDE DE LYON] La croissance de Lyon fut comme instantanée. La ville surgit du premier coup, égale par son importance aux destinées qui lui étaient faites. On en peut juger par un ensemble de monuments qui offrent précisément cet intérêt de la faire revivre dans son plus lointain passé. C’est une suite de tombeaux exhumés, il y a une dizaine d’années, le long de l’ancienne voie d’Aquitaine et de la rue actuelle de Trion. Par la disposition architecturale, par les caractères épigraphiques, ils appartiennent sans conteste à l’époque d’Auguste. On ne saurait mieux les comparer qu’à un autre monument de même espèce et de même date, le mausolée des Jules, à Saint-Rémy. La ressemblance, il est vrai, ne frappe pas au premier abord. Il faut, pour s’en rendre compte, redresser sur leur base ces édifices écroulés. Mais les débris épars autour fournissent les éléments de cette restauration. On revoit alors les deux étages superposés avec la lanterne qui les couronne. Telles étaient les sépultures où dormaient les premiers Lyonnais, les colons expulsés de Vienne, ou leurs fils ou ceux qui s’étaient associés à leur fortune. On comprend à ce spectacle ce que nous dit Strabon quand il nous apprend, dès le début du règne de Tibère, que Lyon était, après Narbonne, la ville la plus considérable, la plus peuplée de la Gaule. Sans doute elle n’a jamais approché des grandes métropoles de l’Orient, Alexandrie ou Antioche. L’Occident romain, tout neuf à la vie urbaine, n’a pas connu ces fourmilières propres aux pays anciennement civilisés. Ce qu’était la population du Lyon antique, il est impossible de le calculer, toute statistique positive faisant défaut. On voit seulement qu’elle devait être de beaucoup inférieure à celle du Lyon moderne, car elle couvrait une superficie bien moindre. Mais une ville ne vaut pas seulement par le nombre de ses habitants, et ce nombre lui-même n’a qu’une valeur relative, par comparaison avec les autres centres situés dans la même région. C’est après le règne de Néron, après le terrible incendie qui dévora la ville en l’an 65 et d’où elle se releva plus belle et plus prospère qu’auparavant, qu’il faut contempler ce qu’on peut appeler dès lors l’agglomération lyonnaise. Car elle se composait de deux ou même de trois villes dont chacune avait un aspect différent. [LA VILLE HAUTE] La première en date, demeurée aussi la principale, s’élevait sur le coteau que sa force défensive avait désigné au choix du fondateur. Le rempart qui l’enveloppait décrivait un demi-cercle dont les deux extrémités venaient s’appuyer au rocher de Pierre Seize et au quartier dit de la Quarantaine. Il coupait, au point où ils commencent à se perdre dans la campagne, les faubourgs de Saint-Irénée et de Saint-Just. Dans cet espace étaient accumulés, entre les rues populeuses, grimpantes et étroites, tous les édifices officiels. Le temps a fait table rase de ces constructions. Par un contraste singulier, la capitale des Gaules est, parmi toutes nos villes romaines, une de celles qui ont conservé de cette période de notre histoire les vestiges les moins apparents. Si les inscriptions ont été retirées en quantité énorme des entrailles du sol et du lit des rivières, si les galeries du palais des Arts en regorgent à en déborder, en revanche les ruines monumentales sont presque entièrement absentes. Les plus importantes, ou pour mieux dire les seules, ont été jusqu’en ces derniers temps les ruines des aqueducs. Ils étaient, rien que pour desservir la ville haute, au nombre de quatre parmi lesquels celui du Pilat développe une ligne d’arceaux non moins étendue et grandiose qu’à Fréjus. A ces débris sont venus s’ajouter les tombeaux dont nous avons parlé tout à l’heure et qui forment présentement la décoration de la place de Choulans, où ils ont été transportés pièce par pièce. C’est tout ce qui évoque aux yeux du promeneur l’image du vieux Lugdunum. L’archéologue, habitué à se guider sur des indices cachés, peut restituer, du moins dans une certaine mesure, la topographie de la ville. Au centre un mur de soutènement supporte la terrasse où s’allongeait le Forum. Il existait encore au temps de Louis le Débonnaire et s’appelait alors le vieux Forum, Forum vetus, d’où les noms de Forviel, Forvièdre et Fourvière. Plus bas, sous les bâtiments de l’hospice de l’Antiquaille, se dérobent de vastes substructions. Les fûts de colonne, les fragments de marbre, de jaspe, de porphyre qu’on a recueillis dans ces décombres il y a plus de deux siècles, dénotent l’emplacement d’une demeure somptueuse, où l’on a pu reconnaître le palais impérial, résidence des empereurs, toutes les fois qu’ils étaient de passage à Lyon, ce qui arrivait fréquemment. Il s’élevait au milieu de beaux jardins et faisait partie d’un groupe comprenant l’hôtel de la Monnaie, la caserne de la dix-septième cohorte urbaine, le tribunal du gouverneur ou praetorium, et au-dessous, dans les fondations, la prison. C’est dans ce sombre réduit que furent détenus, avant le sup-. place, les confesseurs de la foi, en l’an 177 après J.-C.[9] Des fouilles récentes ont mis au jour la courbe de l’amphithéâtre où vint se dénouer ce drame, fameux entre tous dans les annales du christianisme naissant. [LA VILLE BASSE] La colline de Fourvière doit peut-être à ce souvenir le caractère original qu’elle a pris par la suite et gardé. C’est la cité sainte des dévots lyonnais, occupée en majeure partie par des couvents et dominée par le sanctuaire consacré à la Vierge. Le Lyon actif, vivant, est descendu par les pentes rapides du quartier Saint-Jean. Il s’est étalé dans la presqu’île formée par le rapprochement de la Saône et du Rhône. Il s’est avancé, au delà du fleuve, dans la plaine dauphinoise. Ce mouvement avait commencé déjà dans l’antiquité. Il était fatal. Lyon fut, dès le principe, un grand centre commercial, un gigantesque entrepôt où venaient affluer toute l’importation et toute l’exportation de la Gaule. Le va-et-vient du trafic y attirait une foule d’étrangers dont beaucoup devenaient des résidents. Ce n’étaient pas seulement des Gaulois de tous les coins de la Gaule, des Italiens, des Espagnols. C’étaient aussi et en très grand nombre des Grecs, des Syriens. De là viennent les traits qui distinguent spécialement l’église lyonnaise. Nulle autre ne porte au même degré l’empreinte hellénique, nulle ne fut plus ouverte aux sectes orientales et à leurs rêveries mystiques. Ses premiers évêques furent deux prêtres de Smyrne, Pothin et Irénée. Elle entretenait une correspondance active avec les églises d’Asie. Tout le monde connaît la lettre admirable qui apprit à ces frères lointains les épreuves et la gloire de Blandine et de ses compagnons. Cette ville affairée, bigarrée, cosmopolite ne pouvait se confiner longtemps sur le sommet peu accessible où s’était installée d’abord la colonie de Plancus. Une force irrésistible l’entraînait vers le grand chemin fluvial qui passait à ses pieds, tout retentissant des voix des rameurs, tout sillonné de barques de plaisance et de lourds bateaux marchands. Le confluent n’était pas alors au point où le travail de la nature et des hommes l’a porté depuis. Le Rhône et la Saône se rejoignaient aux environs de la place Bellecour. A partir de là ils ne formaient plus qu’un fleuve, enserrant de ses bras une île qui correspondait au quartier d’Ainay. Ces terrains bas et marécageux ne tardèrent pas à être assainis et couverts de maisons. Ce ne furent d’abord que des baraquements, une sorte de ville volante, des Canabae, comme disaient les Romains, d’un nom qui a donné dans notre langue le mot Cannebière. Mais à ces bâtisses succédèrent bientôt des constructions plus solides et plus élégantes. L’île du Rhône surtout était richement habitée. C’est là qu’on a trouvé les plus belles mosaïques. La corporation des marchands de vin y avait élu domicile. Elle était une des plus opulentes, et en rapport étroit avec celles des bateliers du Rhône et des bateliers de la Saône, établies toutes deux sur la rive opposée, la première aux abords de l’église Saint-Georges, la seconde plus haut, entre les ponts de la Feuillée et de Nemours. On remarque que la rivière, en ce dernier endroit, se prête mieux qu’ailleurs à l’établissement d’un port, et l’on y a même découvert les traces de l’ancien quai. [LA VILLE FÉDÉRALE. L’AUTEL DE ROME ET D’AUGUSTE] Le spectacle changeait encore une fois quand on se tournait vers le Nord. A l’endroit os s’étagent actuellement les noires maisons de la Fabrique, une troisième ville était née qui topographiquement se rattachait à Lyon, mais au point de vue administratif formait un territoire fédéral relevant de l’assemblée des trois Provinces[10]. Là, sur les pentes de la Croix-Rousse, sur une côte qui a retenu le nom significatif de Saint-Sébastien (Sébastien est la traduction grecque d’Augustus), s’éleva, en l’an 12 avant J.-C., l’autel colossal dont les monnaies frappées à Lyon nous donnent l’image exacte et dont le musée possède quelques débris. Il consistait en un massif quadrangulaire surmonté de trépieds, décoré de boucliers, d’ornements sculptés, de feuilles de laurier et de chêne, avec la dédicace à Rome et à Auguste (Romae et Augusto) brillant sur le soubassement, en énormes lettres dorées. A droite et à gauche se dressaient deux hautes colonnes en granit d’Égypte servant chacune de support à une Victoire ailée qui d’une main tendait une couronne, de l’autre tenait une palme. Les tronçons dont elles se composaient ont été, dit-on, transportés à l’église d’Ainay où ils soutiennent les quatre angles du chœur. L’autel était le centre dont les autres constructions n’étaient que les dépendances. Ici le temple consacré, non plus à l’empereur vivant, mais à tous les empereurs divinisés. Plus loin le cirque, l’amphithéâtre dont les représentations étaient le complément nécessaire de toute fête religieuse. Ailleurs les bâtiments destinés à recevoir les députés des cités, les locaux appropriés aux divers services. Tout cela arrosé par les aqueducs de Cordieu et de Miribel, entremêlé de pièces d’eau et de jardins, peuplé de statues innombrables, de toute forme et de toute dimension, équestres et pédestres, en bronze et en marbre, statues des cités, des prêtres de l’autel, des gouverneurs, des empereurs et des princes de leur famille. Cette troisième ville n’était pas une ville au sens propre du mot. Sous un ciel moins brillant, avec les monuments d’un art inférieur, elle rappelait les enceintes sacrées de la Grèce. Elle était, toutes proportions gardées, pour les Gallo-romains quelque chose comme Olympie pour les Grecs. Silencieuse et à peu près déserte dans tout le reste de l’année, elle s’éveillait aux approches du mois d’août, le mois d’Auguste. L’affluence des principaux personnages de la Gaule, les jeux, les concours littéraires, la foire qui s’y tenait en même temps, tout contribuait à attirer dans cet espace la foule des nationaux et des étrangers. [IMPORTANCE DE LYON COMME CENTRE ADMINISTRATIF] Le culte de Rome et d’Auguste, bien que célébré en dehors du domaine de la colonie, complétait pour Lyon sa physionomie de capitale. D’autres traits s’ajoutaient à celui-là qui achevaient de mettre cette ville hors de pair. Son atelier monétaire était avec ceux de Rome, de Tarragone en Espagne, de Carthage en Afrique, le seul dans l’Occident autorisé à émettre les pièces impériales d’or et d’argent. Il ne le cédait pour l’abondance de la production qu’à ceux de Rome et d’Antioche, et il se maintint à cette hauteur jusqu’au troisième siècle où il rencontra la concurrence de ceux d’Arles et de Trèves. Seule aussi de toutes les villes gauloises, abstraction faite, bien entendu, des places frontière, la ville de Lyon eut une garnison, et cette garnison était formée par une des cohortes urbaines organisées spécialement pour la police de Rome. Le même honneur n’était attribué, dans tout l’Empire, qu’à Carthage. On a voulu conclure de l’extrême rareté des inscriptions mentionnant des magistratures municipales que Lyon, pendant une période assez longue, avait été régi, non par ses propres magistrats, mais par les représentants de l’État. Le fait n’est pas certain, et quand il le serait, on ne saurait dire qu’il constituât un avantage pour la ville, objet de cette mesure. Il attesterait du moins tout ce qu’il y avait d’exceptionnel dans sa situation. Comme elle centralisait tous les services administratifs pour une très vaste portion du monde romain, il ne serait pas étonnant qu’elle eût été soustraite à l’action des pouvoirs locaux. Ce serait une curieuse ressemblance avec Paris, et l’on a vu que ce n’est pas la seule. Pour tenir dans notre pays le rang qu’y occupe aujourd’hui la capitale de la France, il ne manquait peut-être à Lyon qu’une dernière supériorité, celle des lettres et des arts. Mais ce prestige, il faut l’avouer, lui a fait défaut. Ses écoles n’étaient rien moins que célèbres et les jeunes gens qui les avaient fréquentées les désertaient volontiers pour pousser ailleurs leurs études jusqu’au bout. [DÉCADENCE] Les événements de 197, qui frappèrent Lyon en pleine prospérité[11], n’auraient pas eu les suites désastreuses qu’on leur a communément attribuées si la décadence n’avait été amenée par d’autres causes plus profondes, dont l’action se développe dans tout le cours du IIIe siècle et dont les effets sont visibles au commencement du IVe. Entre la Narbonnaise en train de se romaniser et le reste de la Gaule plongée encore dans la barbarie, la colonie de Plancus avait eu une position sans égale. Mais le temps avait marché, la civilisation s’était répandue dans toutes les directions, le centre de gravité s’était déplacé avec les nécessités à pourvoir, et en se déplaçant il s’était dédoublé. Il s’était porté, dans le Nord, jusqu’à Trèves. Là était la ligne du Rhin, le poste de combat. Du même coup et en raison de l’éloignement de la nouvelle capitale, il avait reculé dans le Midi jusqu’à Arles. Trèves et Arles étaient devenus les deux pôles, les deux centres d’attraction de la Gaule Entre ces deux villes, Lyon ne pouvait plus aspirer qu’au second rang. Son grand rôle était fini. III. — LES TROIS PROVINCES. L’AQUITAINE[12]. [ASPECT GÉNÉRAL DES TROIS PROVINCES] LA Gaule des trois Provinces où nous entrons maintenant nous offre, à beaucoup d’égards, un spectacle nouveau. Ce n’est plus la Gaule toute romaine du Sud-Est. Conquise en dernier lieu et plus distante du foyer de la civilisation, elle s’est montrée plus fidèle aux traditions et aux mœurs nationales. La colonisation y a été nulle, le contingent italien très faible et c’est le pur sang gaulois qui coule dans les veines des habitants. Si nulle part il n’y a eu opposition systématique à l’influence de Rome, si l’ascendant d’une culture supérieure s’est imposé ici comme partout, on sent pourtant que l’action exercée a été moins énergique, moins étendue, moins profonde. Les inscriptions, les monuments ne sortent pas du sol, dans les moindres villages, au premier coup de pioche. Les découvertes archéologiques se concentrent en général dans les villes. L’épigraphie est moins correcte, et surtout les noms celtiques y sont plus nombreux et les règles de l’onomastique latine moins observées. Les dieux, sous le déguisement étranger dont ils sont affublés, laissent percer plus volontiers les traits de leur physionomie propre. Les œuvres d’art, moins soumises à l’empire de la mythologie classique, attestent que la connaissance en est moins répandue, moins familière. [L’AQUITAINE] L’Aquitaine est, des trois Provinces, celle qui rappelle le mieux la Narbonnaise. Elle lui ressemble par l’agrément de son climat, la fertilité de son sol, la splendeur de ses villes. En arrière de la zone où se déchaînaient les guerres civiles et les invasions, elle resta jusqu’à la fin une des contrées les plus florissantes de l’Empire. En plein Ve siècle, quand déjà le nord de la Gaule est aux mains des Barbares, Salvien reproche à ces populations leurs richesses et leur mollesse. Mais en même temps il est sous le charme. L’Aquitaine s’étale à ses yeux tout entrelacée de vignes, fleurie de prés, émaillée de cultures, regorgeant de fruits, récréée par ses bois, rafraîchie par ses eaux, sillonnée de fleuves, hérissée de moissons. Voyez-la et dites si les maîtres de ce domaine ne semblent pas détenir, au lieu d’un morceau de la terre, une image du paradis ?[13] [L’AQUITAINE IBÉRIQUE. LES PYRÉNÉES] Il faut mettre à part la vieille Aquitaine, l’Aquitaine ibérique, où se défendait contre l’influence romaine la race indomptable qui avait résisté victorieusement à la pression des Celtes. Ce qui caractérise d’une manière générale l’épigraphie de cette contrée, c’est-à-dire de notre Gascogne, c’est d’abord l’absence à peu près complète de noms celtiques et, en second lieu, la masse des noms ibères à côté des noms romains. La proportion des uns aux autres varie d’ailleurs suivant les régions, ce qui nous permet de mesurer le degré de pénétration de l’élément étranger au sein de cette nationalité réfractaire. Les vallées des Pyrénées n’étaient que faiblement entamées. Sans doute elles étaient dès cette époque renommées pour la vertu de leurs eaux. Strabon, sous le règne de Tibère, signale déjà la station de Luchon (Aquae Onesiorum) et vante la magnificence de ses thermes. A voir ce qui en reste, il ne semble pas qu’il ait exagéré. Et Luchon n’était que la plus célèbre des stations pyrénéennes. L’affluence des baigneurs dans ces cantons reculés y répandait l’usage du latin et le goût de la vie policée. Une ville perdue, comme Saint-Bertrand-de-Comminges (Lugdunum Convenarum), possédait un amphithéâtre. Toutefois, sous cette couche assez mince, le fond primitif subsistait. C’est là que s’est conservé le dépôt de la langue basque. C’est là que se retrouve l’onomastique ibère. Les dieux eux-mêmes font bande à part et ne sont que très rarement assimilés à ceux de Rome. Leurs noms, latinisés tant bien que mal, sonnent étrangement à nos oreilles. Ils personnifient, comme les dieux gaulois, les forces naturelles, les sources, les arbres, les montagnes, le vent, la tempête, mais ils n’appartiennent pas au panthéon celtique. [LES VILLES DE LA PLAINE] La plaine aquitanique comprend à l’Ouest les Landes qui ne sont qu’un amas de sable, couvert de bruyères et de pins. Aucune agglomération humaine ne pouvait se former dans ce pays déshérité. Mais à la limite de ce désert, sur les bords de l’Adour, deux villes avaient poussé, Aire (Atura), le chef-lieu des Aturenses, et Dax (Aquae Tarbellicae), chef-lieu des Tarbelli, réputée, elle aussi, comme son nom l’indique, pour ses eaux thermales. Vers le Nord-Est, dans le bassin du Gers, se groupaient les centres les plus importants, Elusa (Eauze) qui reçut le titre de colonie et devint la métropole de la Novempopulanie, Elimberrum ou Augusta Auscorum (Auch) qui, supplanté un instant par la ville des Élusates, reprit sa primauté dans le courant du vil, siècle, Lactora (Lectoure) qui se signale à notre attention par sa dévotion au culte de Mithra et les manifestations de son loyalisme envers la dynastie des Antonins et celle des Gordiens. Elle servait de résidence à un procurateur, soit qu’il faille la considérer comme le chef-lieu d’un district financier, soit qu’elle format un domaine impérial, enclavé dans les cités de la province. Le développement de la vie urbaine avait coïncidé naturellement avec les progrès de la romanisation. Les noms ibères, de plus en plus rares à mesure qu’on s’éloigne de la montagne, disparaissent complètement au delà d’Eauze et d’Auch. [LA VALLÉE DE LA GARONNE] La vallée de la Garonne n’était pas très riche en grandes villes. Sur le cours moyen du fleuve on ne peut guère citer qu’Agen (Agennum), qui n’était que de second ou de troisième ordre. Elle n’en était pas moins très peuplée, pleine d’animation, de vie, de gaieté. Ce qui faisait l’originalité de cette contrée, c’était la grande exploitation rurale. Sur les coteaux plantés de vignes, les villas se succédaient à droite et à gauche, avec leurs vastes constructions, leurs terrasses étagées, leurs portiques et leurs statues. Entre ce double horizon, le voyage jusqu’à Bordeaux était un perpétuel enchantement[14]. [BORDEAUX. SITUATION. ORIGINES] Bordeaux est placé à l’intersection de deux grandes voies naturelles, l’une qui relie la France septentrionale à l’Espagne, l’autre qui rejoint la Méditerranée à l’Océan. Il est assez près de la mer pour servir de port, assez loin pour que la largeur de l’estuaire ne mette pas obstacle aux communications entre les deux rives. Une situation aussi avantageuse était le gage d’une grande destinée. La ville, d’origine ibère, ainsi qu’on peut le conclure du nom de Burdigala, fut occupée par la peuplade celtique des Bituriges Vivisques, et devint d’assez bonne heure le centre d’un trafic considérable. Les Massaliotes y arrivèrent par la vallée de l’Aude et, à leur suite, les négociants de Narbonne. Dès Auguste et Tibère bon nombre de Bordelais avaient reçu le droit de cité. Mais c’est Claude qui imprima le grand élan à la fortune de Bordeaux en ouvrant, par la conquête de la Bretagne, un plus large champ à ses opérations commerciales. De tout temps les habitants de ce littoral avaient tourné leurs regards vers la grande Ils océanique. C’était pour s’embarquer dans cette direction que les Massaliotes affluaient sur les bords de la Gironde. Les expéditions de Plautius et de ses successeurs eurent pour effet de rendre ces relations plus Ares, plus étendues et plus fructueuses. Ainsi, dès les premières pages de l’histoire de cette ville, nous trouvons mentionnés ces rapports avec l’Angleterre qui ont fait sa richesse au Moyen âge et qui sont encore de nos jours un des éléments essentiels de sa prospérité. [BORDEAUX AU IIIe SIÈCLE] Si Bordeaux était déjà au premier et au deuxième siècle le principal marché du Sud-Ouest, il s’en faut néanmoins qu’il eût atteint dès lors tout son développement. Les seuls édifices qu’on y puisse signaler pour cette époque sont des thermes, un aqueduc, des fontaines. C’étaient les premiers réclamés par les exigences de la vie romaine, et il est vraisemblable qu’il y en avait d’autres. Toutefois la grande période de l’activité monumentale ne s’ouvre qu’au siècle suivant. Alors s’éleva ce temple de Tutelle dont les superbes colonnes, les Piliers, ont été détruits tout entiers par les démolisseurs du XVIIe siècle, si bien qu’il n’en reste que des représentations plus ou moins exactes. L’architecture des Sévères s’y étalait dans toute sa magnificence, avec cette décoration un peu lourde, ce luxe d’ornements qui sont un signe de décadence. L’amphithéâtre, improprement appelé palais de Gallien, était conçu dans le même style. Il a subi d’ailleurs, ou à peu près, le même désastre, et bien qu’un peu mieux épargné par le vandalisme local, c’est encore par des descriptions et des dessins qu’il faut essayer de s’en faire une idée. Bordeaux était alors une fort belle ville, beaucoup moins peuplée et moins vaste qu’aujourd’hui, mais on a déjà vu qu’il ne faut pas s’attendre à trouver en Gaule quelque chose d’analogue à nos grands centres modernes. A en juger par sa superficie et les dimensions de son amphithéâtre, moindres d’ailleurs que celles des mêmes monuments à Nîmes et à Arles, il pouvait contenir soixante mille habitants. Il s’étendait, comme à présent, sur la rive gauche de la Garonne, mais il s’écartait du fleuve avec lequel son port communiquait par un canal. Un bassin paraissait plus sûr pour les frêles navires de ce temps. [BORDEAUX AU IVe SIÈCLE] L’histoire de Bordeaux est coupée en deux par les invasions qui désolèrent la Gaule dans la seconde moitié du troisième siècle. La ville sortit de cette crise profondément transformée. Elle s’était épanouie sans contrainte, sans contours arrêtés, poussant dans toutes les directions, en pleine campagne, ses rues, ses maisons, ses villas, ses tombeaux. Elle dut maintenant, conformément au système de défense arrêté pour la Gaule entière, s’enfermer derrière les hautes et sombres murailles où elle étouffa plus de quatorze cents ans, jusqu’au jour où l’intelligente initiative de Tourny, sous Louis XV et Louis XVI, abattit cette prison et lui rendit l’air et la liberté. Ce Bordeaux nouveau, dans son enceinte rectangulaire, avec ses rues étroites tirées au cordeau, n’était pas seulement moins vaste, moins peuplé que l’ancien, il était certainement moins agréable, et aussi moins riche. Il n’est pas probable qu’il soit redevenu le siège d’un très grand mouvement commercial, mais en revanche il dut comme un regain de jeunesse et de célébrité à son amour pour les lettres, à l’éclat de son école, de son Université, à l’illustration de ses professeurs et de ses rhéteurs[15]. Jusqu’alors les Bordelais ne s’étaient guère distingués dans les travaux de l’esprit. Ils vivaient bien et dépensaient largement, pour leur plaisir et, plus encore, pour leur vanité. Ils aimaient le faste, le clinquant. C’est ainsi du moins que les représente, vers la fin du premier siècle, une épigramme du poète Martial : Je veux une maîtresse facile, de celles qui courent vêtues d’un simple manteau... La beauté qui demande de l’or et qui fait de grandes phrases, je l’abandonne à l’épais Bordelais[16]. La richesse héréditaire avait fini pourtant par les affiner. Leur activité, détournée de son premier but ou du moins fort ralentie dans ce sens, se porta d’autant plus vivement vers cet autre objet, et l’on vit fleurir alors, pour la première fois, sur les bords de la Gironde, ce goût du bien dire, de l’éloquence ingénieuse et brillante qui devait rester de tradition dans ce pays. [SAINTES] Quand, au IVe siècle, on quittait Bordeaux pour se diriger vers la Loire, on commençait en général par descendre la Gironde jusqu’à Blavia (Blaye). Là on prenait une route qui était parmi les plus fréquentées de la Gaule et dont l’animation nous a été décrite par le poète Ausone. C’était par cette voie en effet que s’opérait tout le transit entre le nord et le sud de l’Europe occidentale. La première étape était Saintes, Mediolanum Santonum, le chef-lieu de la grande nation des Santons. Ils avaient tenu dans la Gaule indépendante une tout autre place que les Bituriges Vivisques. I1 est donc assez naturel que l’attention du vainqueur se soit dirigée tout d’abord et de préférence de leur côté. Saintes nous apparaît à l’origine comme la ville la plus favorisée de l’Ouest. Auguste, on n’en saurait douter, avait formé pour elle de grands projets. Il rêvait d’en faire la métropole de l’Aquitaine, un foyer de romanisation qui eût été pour cette province ce que Lyon était devenu pour les trois Gaules. Il trouvait, pour ce dessein, un merveilleux instrument dans l’aristocratie saintongeoise, une des plus empressées à se jeter dans les carrières diverses ouvertes par le nouveau régime. Dés la première heure, on voit les nobles Santons servant avec les grades équestres dans les armées du Rhin, puis, de retour dans leur patrie, se consacrant avec la même ardeur aux devoirs de la vie municipale. Rome n’eut pas de sujets plus dociles, de missionnaires plus zélés, plus convaincus. Le nom de Julius, qu’ils portaient pour la plupart, prouve qu’ils tenaient leur droit de cité des princes de la famille Julienne. Beaucoup pouvaient se vanter de devoir ce privilège, par l’intermédiaire de leurs ascendants, à César lui-même. Rien de plus instructif à ce point de vue que leurs inscriptions. Elles montrent comment s’est effectuée la transition entre le Gaulois et le citoyen, par quelle gradation le premier dépouillait le vieil homme pour se convertir en parfait Romain. Nous avons cité ailleurs l’exemple de C. Julius Rufus, arrière-petit-fils d’Eposteravidus[17]. Ce fut lui qui, en l’an 21 ap. J.-C., éleva à Tibère, à Germanicus et à Drusus l’arc de triomphe qui se dresse encore, bien que déplacé pierre par pierre, à l’entrée de la ville. L’amphithéâtre, le plus vaste peut-être de la Gaule, appartient à la même époque. Cette splendeur ne dura pas. La situation de Bordeaux était trop belle pour que la prééminence ne lui revint pas tôt ou tard. Mais, bien que détrônée et éclipsée par sa voisine, Saintes put se consoler de cette décadence relative. Son commerce, au croisement des trois routes sur Bordeaux, Poitiers et Périgueux, ne pouvait manquer d’être actif. Son industrie surtout était florissante. Ses drapiers faisaient concurrence à ceux d’Arras et de Langres. Enfin elle avait son territoire dont la fertilité avait excité les convoitises des Helvètes. Les villas suspendues aux bords de la Charente, sur les coteaux de l’Angoumois, n’étaient pas moins nombreuses, moins riantes que celles des rives de la Garonne. [CLERMONT ET L’AUVERGNE] L’historien Ammien Marcellin, énumérant, et sans doute par ordre de primauté, les principales villes de l’Aquitaine, ne nomme Saintes qu’en troisième lieu. Il mentionne d’abord Bordeaux et, après Bordeaux, Clermont qu’il n’appelle déjà plus Augustonemetum, mais Arverni, en attendant que se soit intronisé le nom de Clarus Mons. Les Arvernes étaient fort réduits depuis qu’ils avaient dû renoncer à l’empire sur les peuples voisins. Leur cité n’en restait pas moins une des plus vastes de la Gaule, et digne de figurer au premier rang par son rôle dans le présent autant que par l’éclat de son passé. Ils avaient déserté l’oppidum où avait failli échouer la fortune de César. Non que Gergovie se fût dépeuplée tout à coup. Les monnaies impériales qu’on y a trouvées démontrent le contraire. Mais la capitale n’était plus là. Elle était descendue au bord du bassin semi-circulaire formé par les Puys, sur un monticule d’où la vue, largement ouverte vers l’Est, embrassait toute la plaine de la Limagne. C’est la plus riche partie de l’Auvergne, toujours renommée à ce titre et plus admirée encore dans les temps anciens. Le grand évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, a décrit avec amour cette mer de moissons dont les vagues murmurantes ondulent au loin, vagues pacifiques, sans danger de tempête ni de naufrage, ce beau pays, cher à tout voyageur, également fructueux cour le labour et la chasse, cette ceinture de montagnes avec les pâturages qui s’étalent sur leurs croupes, les vignobles qui s’accrochent à leurs flancs, les villas qui s’étendent à leurs pieds, les châteaux qui se dressent sur leurs rochers, ces bois aux profondes retraites, ces cultures au soleil, ces ruisseaux dans les replis du sol, ces rivières dans l’escarpement de leur lit[18]. Le pays tout entier ne présentait pas, il s’en faut, cet aspect enchanteur. Les habitudes gauloises, dans leur rudesse, persistèrent longtemps sous un climat plus âpre, sur un sol plus avare. On continua à se terrer au fond des masures de pierre sèche, des chambres obscures creusées dans le roc. Mais la prospérité était grande dans la vallée de l’Allier. Elle ne tenait pas seulement à l’intensité de la production agricole. Une industrie s’y était créée qui ne tarda pas à devenir célèbre au loin. Des ateliers de Lezoux, de Thiers et autres lieux sortaient des terres cuites, des statuettes, des vases, des moules qui allaient se répandre jusque dans la Bretagne et sur les bords du Rhin. Une autre source de revenus, c’était l’exploitation des eaux thermales, si abondantes dans le centre de la France. Nulle part, pas même dans les Pyrénées, elle n’a été aussi active. Partout, à Vichy, à Royat, au Mont-Dore, à la Bourboule et dans vingt autres localités, les thermes des Romains ont précédé les casinos modernes. L’attrait de la vie intellectuelle n’a même pas manqué à l’Arvernie romaine. Les étudiants accouraient aux écoles de Clermont et d’Issoire. Nous avons nommé Sidoine, né à Lyon, mais que l’Auvergne adopta et dont elle put à bon droit se glorifier. Il était mort depuis cinquante ans environ quand fut élevé, dans son propre palais épiscopal, Grégoire, futur évêque de Tours, le dernier représentant de la tradition classique au milieu de la Gaule barbare. [LE TEMPLE DU PUY-DE-DÔME] Ce n’était pas pour rien que le premier nom de Clermont combinait, avec celui d’Auguste, le mot celtique nemetum qui signifie temple. Le chef-lieu des Arvernes devait en effet la meilleure part de sa renommée au culte dont il demeurait le centre. De tout temps le dieu national, identifié par les Romains à Mercure, avait eu dans cette région son domicile préféré. La conquête ne lui avait rien fait perdre de son prestige. Son sanctuaire s’éleva, au lendemain de la défaite, sur la montagne qui domine la ville, et jamais peut-être aucune divinité, grecque ou latine, ne fut traitée avec plus de magnificence. Les travaux exécutés en 1875, au sommet du Puy-de-Dôme, ont mis au jour les restes de cet édifice. L’existence en était connue depuis longtemps, mais il serait facile aujourd’hui d’en essayer la description complète. Par le détail de la construction, par la technique, il rappelle les plus beaux monuments du siècle d’Auguste. Par l’originalité du plan et l’ampleur des proportions, il parait unique. Sur la cime même de la montagne, au milieu d’une large plate-forme circulaire, se dressait la statue du dieu, statue gigantesque, toute en bronze, œuvre du Grec Zénodore, un des plus fameux artistes de ce temps. Elle n’avait pas coûté, au dire de Pline, moins de dix ans de travail et moins de quarante millions de sesterces (environ dix millions de notre monnaie), et aucun colosse ne pouvait lui être égalé dans la sculpture antique. Plus bas se développait la triple enceinte du temple avec ses dépendances. On y accédait par une suite d’escaliers et de terrasses qui rehaussaient la grandeur de la perspective. Les fragments d’architecture, les morceaux de marbre précieux exhumés par les fouilles attestent le luxe de la décoration. La masse des offrandes, des ex-voto témoigne de l’affluence des fidèles et des pèlerins. Le sanctuaire du Mercure Arverne était devenu pour les Gallo-romains quelque chose d’analogue à ce qu’avait été pour les Grecs celui de l’Apollon Delphique. Les trésors accumulés dans ses murs furent, comme ceux de Delphes, un point de mire pour les envahisseurs barbares. Grégoire de Tours nous apprend comment il fut saccagé et détruit, au ml, siècle, par une bande d’Alamans. Ce ne fut pas le moindre désastre, ni sans doute le moins vivement ressenti, parmi ceux qui, à cette époque, accablèrent notre pays. [VELAY. GÉVAUDAN. ROUERGUE. QUERCY] Sur le rebord Sud et Sud-Ouest du Plateau Central, les anciens clients des Arvernes, les Vellaves, les Gabales, les Cadurques, les Rutènes, formaient autour d’eux comme une ceinture de petits peuples, comme une zone de satellites, entraînés encore dans leur orbite, bien que politiquement indépendants. Les Vellaves eurent d’abord pour centre la ville d’Anicium (le Puy), que nous voyons dès la fin du Ier siècle dotée du privilège colonial. C’est là qu’on a trouvé les principales inscriptions avec les débris d’un temple qui était certainement un des plus importants de la région. Anicium fut supplanté au me siècle par la ville de Ruessium, aujourd’hui le village de Saint-Paulien, dans la haute vallée de la Borne. C’est seulement au vie siècle que la capitale évincée reprit le dessus et se substitua définitivement à sa rivale. Rodez (Segodunum) et Cahors (Divona) sont restés les principales villes des Rutènes et des Cadurques, mais les Gabales, pas plus que les Vellaves, n’ont gardé leur ancien chef-lieu. Il s’est transporté, dans les premiers siècles du Moyen âge, à Mende, sur un plateau élevé de plus de sept cents mètres. II était fixé antérieurement dans une situation moins favorisée encore, à une altitude supérieure, sur l’emplacement actuel de Javols, un nom dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître la contraction du mot Gabali qui lui-même avait remplacé, conformêment à la loi générale, le nom antique d’Anderitum. A la différence de Ruessium, Anderitum a gardé de nombreux vestiges de l’époque romaine. Son périmètre parait même avoir été assez étendu. Ces quatre cités correspondent au Velay, au Gévaudan, au Rouergue, au Quercy, autrement dit aux départements de la Haute-Loire, de la Lozère, de l’Aveyron, du Lot, qui comptent, les trois derniers surtout, parmi les moins peuplés et les moins riches de la France. Il est probable qu’il en était de même dans l’antiquité. Ce qui tend à le faire croire, indépendamment des conditions géographiques qui ne changent pas, c’est la pénurie à peu prés générale en fait de découvertes épigraphiques. Il ne faudrait pourtant pas s’exagérer cette infériorité, encore moins se figurer ce pays comme étranger aux transformations accomplies dans le reste de la Gaule. Ici, comme ailleurs, la noblesse s’était ralliée. Un descendant de Luctérius était devenu prêtre de Rome et d’Auguste, à l’autel de Lyon. Sa statue se dressait à Cahors, dans le même pays où son aïeul avait dirigé les derniers efforts des champions de l’indépendance. Dans le village de Lanuéjols (Lozère) subsiste un tombeau qui, par les dimensions et l’élégance, fait penser aux plus beaux de Trion. Il ne dénote pas seulement, chez celui qui le fit construire, des habitudes toutes romaines. Il suppose la fortune, et par lui-même et par les bâtiments dont nous constatons qu’il était entouré. Si ce monument était le seul de son espèce il ne prouverait peut-être pas grand’chose, mais il y en avait d’autres, témoin les inscriptions funéraires en très grandes lettres que nous rencontrons en divers endroits et qui ne peuvent provenir que de tombeaux construits dans les mêmes proportions. Ces cités n’étaient pas d’ailleurs sans ressources ni sans activité. Cahors avait ses fabriques de toile pour voiles à navire et objets de literie. Les Gabales et les Rutènes avaient leurs mines d’argent. Les Vellaves leurs mines de fer qui ont encore une certaine importance. Les brebis qui n’ont cessé de fréquenter les Causses fournissaient déjà un fromage renommé. [PÉRIGUEUX] Les Pétrucoriens avaient fait comme tant d’autres peuples gaulois. Ils avaient abandonné leur oppidum, au sommet du coteau escarpé d’Ecornebœuf, sur la rive gauche de l’Isle, pour installer dans une situation plus heureuse, sur la rive droite de la rivière, la ville gallo-romaine de Vesuna. Elle occupait sur l’emplacement de Périgueux une superficie à peu près équivalente à celle de la ville moderne. Les inscriptions mentionnent ses thermes, ses temples, ses deux basiliques. Les ruines de son amphithéâtre sont restées longtemps debout. Plus tard, vers la fin du IIIe siècle, elle dut se resserrer, sous l’empire des mêmes nécessités, des mêmes terreurs qui, à cette époque, mesurèrent si étroitement l’air et l’espace à la plupart des villes de la Gaule. Elle s’enferma alors dans le quartier qui, par une tradition dont on pourrait mentionner plus d’un exemple, a conservé le nom de Cité. Elle se blottit à l’ombre des murailles dont nous pouvons suivre le tracé et contempler les puissantes assises. C’est là que se voit ou se voyait, avant qu’on ne l’eût à peu près détruit, l’amphithéâtre enclavé dans l’enceinte dont il augmentait la force défensive par sa masse. Pas plus qu’à Bordeaux, les restes de la ville antique ne sont circonscrits dans ces limites. C’est au dehors que surgit cette énorme tour éventrée et lézardée dans laquelle on a cru reconnaître, à tort ou à raison, la cella de quelque temple disparu. [LIMOGES. POITIERS. SANSAY] Les Pétrucoriens avaient pour voisins les Lémovices dont le chef lieu Augustoritum (Limoges), plus important de nos jours que Périgueux, ne paraît pas avoir eu la même supériorité dans le passé. Il est en tout cas beaucoup plus pauvre en souvenirs et ne saurait nous retenir bien longtemps. Une cité plus considérable, la plus vaste de l’Ouest, était celle des Pictons. Poitiers (Limonum), qui vient après Clermont dans l’énumération d’Ammien Marcellin, occupait donc le quatrième rang parmi les villes aquitaniques. De ses édifices il reste peu de chose. L’amphithéâtre subsistait en partie il y a environ quarante ans. Il a été démoli plus complètement que celui de Périgueux. Il faut signaler ici le problème posé, il y a plusieurs années, par la découverte des ruines de Sanxay, à quelque distance de Poitiers. De toutes les hypothèses émises à ce sujet et auxquelles l’absence presque complète de textes épigraphiques a donné jusqu’à présent libre carrière, la plus vraisemblable est la suivante. Sanxay — Sanciacum dans une charte du Xe siècle — n’est pas, comme on se l’est figuré assez étrangement, un lieu de réunions périodiques, politiques ou religieuses. C’est une ville comme une autre, que des fouilles heureuses ont fait sortir de terre et arrachée à l’oubli. Les habitations privées, de construction légère, n’ont pas laissé de traces. Il n’est resté que les édifices publics, un temple, des thermes, un théâtre même, dont l’existence ne laisse pas de surprendre un peu, mais ne fait qu’attester une fois de plus l’extrême développement de la vie policée, en dehors même des grands centres, dans une localité ignorée comme celle-ci. [BOURGES ET LE PAYS DES BITURIGES] Avec les Bituriges Cubes nous arrivons aux confins de l’Aquitaine. Leur capitale Avericum (Bourges) avait passé, au temps de César, pour la plus belle ville de la Gaule. Bien que fort déchue, elle se maintenait à un rang honorable. Sa situation, au croisement des deux diagonales qui traversent la France du Nord-Est au Sud-Ouest et du Nord-Ouest au Sud-Est, lui assurait, dans le système routier de la Gaule, une place dont Vierzon a hérité par rapport à nos voies ferrées. Les Bituriges avaient de plus les ressources de leur sol et de leur sous-sol. Leur industrie textile était réputée. Leurs mines de fer étaient citées avec celles des Pétrucoriens, et l’on sait qu’elles restent de nos jours une des richesses du département du Cher. Ils ne se bornaient pas à extraire le minerai. Déjà du temps de l’indépendance ils étaient habiles à le travailler. Enfin ils avaient emprunté à leurs voisins les Éduens et poussé à une haute perfection l’art de l’étamage. Tout ce pays avait l’air d’un vaste atelier métallurgique. C’est le même où fument de nos jours les cheminées de Bourges, de Vierzon, de Decize, de Fourchambault, du Creusot. IV. — LA LYONNAISE[19]. [ASPECT GÉNÉRAL] LA Lyonnaise était une longue bande de territoire découpée entre la Loire et la Seine, depuis les côtes de l’Armorique jusqu’aux rives de la Saône, et dont le tracé ne s’explique qu’en le rattachant au plan sur lequel les trois Provinces étaient construites, par rapport à leur capitale commune. Moins bien dessinée que l’Aquitaine, elle en différait encore à d’autres égards. Les villes plus clairsemées et, en général, moins somptueuses, y laissent deviner un genre d’existence moins brillant, plus voisin des anciennes habitudes gauloises. [LE PAYS ÉDUEN] A quelques kilomètres de Lyon commençait le pays des Éduens. Il comprenait deux régions diversement orientées et d’aspect très différent. La vallée de la Saône est comme un prolongement de la vallée du Rhône. Très riante, très fertile, riche en vignobles dès cette époque, elle avait pour villes principales, comme à présent, Mâcon (Matisco) et Chalon (Cabillonum), la première plus commerçante, l’autre se ressentant déjà de la proximité de la Germanie, avec ses épitaphes de soldats et de vétérans. A Chalon la route bifurquait. Elle continuait d’une part vers Langres ou Besançon. Elle se détournait de l’autre dans la direction d’Autun. Dijon (Divio) n’était encore qu’une localité insignifiante de la cité des Lingons, et c’était plus au Sud que passait la grande voie de communication entre la Gaule du Sud-Est et du Nord-Ouest. Avantage bien dû aux fidèles alliés de Rome et à leur nouvelle capitale, à mi-chemin entre le cours de l’Yonne et celui de la Saône. Quand on a franchi les hauteurs qui séparent la Dheune de l’Arroux, on voit se dessiner à l’horizon les lignes du Morvan, la montagne noire des Gaulois. Elle déroule sur quatre de nos départements ses sommets couverts de châtaigniers, de hêtres et de chênes, entrecoupés de ravins, d’étangs, de ruisseaux profondément encaissés. La forêt n’a pas cessé aujourd’hui d’être très épaisse et très étendue. Elle formait alors un impénétrable fourré dont les extrémités, se reliant aux bois des Ardennes et du Plateau Central, complétaient la barrière interposée entre le bassin rhodanien et ceux de la Loire et de la Seine. La population qui habitait dans ces retraites a été une des dernières à abandonner le paganisme. Les monuments qu’elle a consacrés à ses dieux ont un caractère celtique prononcé. [AUTUN] Au seuil de ce pays, d’aspect sévère et mélancolique, s’éleva, comme un témoignage des faveurs réservées aux loyaux sujets de l’Empire, la ville d’Autun, la citadelle d’Auguste, Augustodunum. C’est vers l’an 6 ou 6 av. J.-C. que s’arrête la série monétaire de Bibracte. C’est donc vers cette année que fut consommé l’abandon du vieil oppidum. Il n’en était pas d’Autun comme des villes ouvertes de l’Aquitaine. Dans cet immense camp retranché dont les réduits allaient s’échelonnant de la Méditerranée au Rhin, la capitale éduenne avait son rôle tracé d’avance par sa position géographique. Elle faisait face à la Celtique, comme Besançon à la Belgique et à la Germanie. Elle décrivait ainsi, avec cette place, et en avant de Lyon, une première ligne de défense autour des abords de la Narbonnaise. Aussi n’est-on pas surpris, quand on étudie les ruines de ses murailles, de n’y retrouver aucun des traits qui caractérisent les fortifications du IIIe siècle, aucun de ces fragments d’architecture, de statues, d’inscriptions qu’on avait l’habitude d’entasser dans les remparts de ce temps et dont ils ont conservé et restitué le dépôt. L’absence de ces débris, l’excellence des matériaux, la perfection de la main-d’œuvre, tout au contraire dénote dans cet ouvrage les procédés de construction usités sous Auguste. La même observation s’applique aux portes, dont deux subsistent sur quatre, avec leur air de solidité et d’élégance, avec leur galerie supérieure percée d’arcades et décorée de pilastres. Ici aussi nous retrouvons le style de la meilleure époque. Autun n’était pas seulement une place de guerre. Par son étendue, par ses monuments, elle ne le cédait en rien aux villes les plus renommées du midi de la Gaule. Son théâtre était comparable pour les dimensions à ceux d’Athènes, d’Éphèse, de Smyrne. Son amphithéâtre n’était inférieur qu’au Colisée de Rome. Les rues, se coupant à angle droit, avaient cette régularité un peu froide, mais imposante, qui appartient aux villes écloses subitement et, pour ainsi dire, d’un seul jet. La principale aboutissait à la porte dite d’Arroux. Large de seize mètres, elle développait, sur une longueur de quinze cents, ses pavés de granit et la noble perspective de ses édifices privés et publics. Le plus remarquable de ces derniers, le plus cher en tout cas au cœur des habitants, c’étaient ces fameuses écoles Méniennes, la parure et l’orgueil de la cité. Elles étaient situées à l’endroit le plus en vue et devaient leur nom à une particularité de leur aménagement, à ces portiques (moeniana) qui étalaient aux yeux des élèves la carte de l’Empire. Très fréquentées dès le début du Ier siècle, ainsi qu’on peut le voir par les événements qui se passèrent sous Tibère, lors de la révolte de Sacrovir, elles contribuaient pour une large part à la gloire d’Autun dont elles faisaient le premier foyer intellectuel des trois Provinces[20]. [DÉCADENCE D’AUTUN] La splendeur d’Autun s’éclipsa brusquement dans cette désastreuse fin du IIIe siècle, au cours des événements qui manquèrent alors détacher notre pays de la patrie romaine[21]. Les Éduens se montrèrent dans cette crise fidèles à leur passé. Ils se souvinrent que, les premiers dans la Gaule chevelue, ils avaient été gratifiés du droit de cité, que cent ans plus tôt et avant même la conquête, ils avaient mérité du Sénat le titre d’amis et frères du peuple romain. Quand ils apprirent qu’un gouvernement s’était reconstitué assez fort pour recueillir l’héritage échappé aux mains débiles de Gallien, ils n’hésitèrent pas. Ils prirent la tête du mouvement qui ramenait la Gaule vers ses souverains légitimes. On a vu ce qu’il leur en coûta. La ville fut prise, incendiée, mise au pillage. Les ravages s’étendirent à toute la vallée de la Saône. Un rhéteur contemporain nous a décrit l’aspect de ce pays, si florissant autrefois, les campagnes désertes et silencieuses, les routes impraticables, les vignobles se desséchant au soleil ou pourrissant à la pluie, les terres de labour couvertes de broussailles ou envahies par les eaux[22]. Autun ne devait pas se relever de cette catastrophe. C’est en vain que Constance Chlore et, après lui, Constantin voulurent acquitter la dette de reconnaissance contractée envers tant de dévouement. Ils firent de leur mieux pour soulager la misère des habitants, pour restaurer les édifices, pour rendre aux écoles leur popularité et leur éclat. La décadence était irrémédiable, car elle tenait à des causes indépendantes, somme toute, des faits qui avaient contribué seulement à la précipiter. L’antique prestige des Éduens avait pu imposer la fondation d’une grande ville au pied de leur oppidum. II avait pu favoriser et soutenir assez longtemps cette création à beaucoup d’égards factice. Il était impuissant à la faire durer. Il eût fallu pour cela un site mieux choisi, dans une contrée moins écartée, plus accessible, plus largement pourvue des débouchés indispensables à l’industrie et au commerce. La Rome celtique conserva dans son déclin quelque chose de son ancienne physionomie, aux beaux jours de son histoire. Elle demeura le siège d’une société lettrée et polie. On admirait encore la masse de ses remparts, bien que démantelés et impropres à la défendre. Mais Ausone ne la cite plus, à la fin du IVe siècle, parmi les villes principales de la Gaule. [AUXERRE. SENS] Pour trouver un centre de quelque importance au delà d’Autun, il fallait cheminer de longues journées dans l’immense forêt que traversait l’Yonne. Auxerre (Autessiodurum), qu’on rencontrait tout d’abord, n’avait rien qui retint l’attention. On s’arrêtait plus volontiers à Sens (Agedincum), la ville la plus considérable de la région Séquanaise, ainsi qu’en témoignent les richesses de son musée et le périmètre de l’enceinte où elle s’abrita, sur le tard, contre la menace des Barbares. Quand s’opéra le morcellement des provinces d’Auguste, elle devint le chef-lieu de la quatrième Lyonnaise, la Lyonnaise des Sénons. Elle se trouva être par ce fait la métropole de Paris, et l’on sait qu’elle a maintenu fort longtemps, dans la hiérarchie ecclésiastique, cette antique primauté. [PARIS. LES AUTELS DE NOTRE-DAME] La capitale des Parisii, la ville de Lucotecia, dont le nom latinisé a donné Lutetia (Lutèce), ne commence à faire parler d’elle que vers les derniers jours de l’Empire. Illustrée un instant, pendant les guerres de l’indépendance, par les assises qu’y tint César, et surtout par la bataille qui se livra à ses portes, entre le plus habile des lieutenants du proconsul et le héros aulerque, le vieux Camulogène, elle rentre dans l’obscurité pour une durée de plus de trois siècles. Elle grandit pourtant dans cet intervalle. Elle subit même des vicissitudes que son sol, à défaut d’autres documents, pourra nous raconter. Nous l’avons trouvée, avant la conquête, confinée dans son île. C’est là, sous le chœur de Notre-Dame, qu’on a déterré les autels érigés au temps de Tibère par la confrérie des bateliers ou Nautes. Singulier hasard qui place, sous les fondations de cette cathédrale, le plus ancien monument de l’histoire parisienne et nous fait lire, dès la première page, le nom de cette corporation fameuse qui donna à la ville son emblème et le germe de ses institutions municipales. Car il n’est pas interdit de reconnaître dans la Hanse du Moyen âge, dans les mercatores aquae Parisiaci de Louis le Gros et de Louis VII, les héritiers plus ou moins directs des nautes de Tibère. Et c’est leur chef qui reçut, vers le milieu du XIIIe siècle, le titre de prévôt des marchands porté par Étienne Marcel. Paris devait donc, dès son origine, à sa situation sur le confluent d’un vaste réseau fluvial les éléments essentiels de son activité. [LA RIVE GAUCHE] Il débordait dès lors au delà de ses premières limites, il passait le fleuve, tournant le dos à la rive droite, à ces plaines immergées dont le quartier du Marais évoque le souvenir, attiré plutôt vers les pentes verdoyantes qui, de l’autre côté, s’inclinent doucement sur la Seine et dont le point culminant, la montagne Sainte-Geneviève, l’ancien mont Lucoticius, devint le noyau d’une ville nouvelle ou, pour mieux dire, d’une sorte de faubourg moitié ville, moitié campagne. Le voyageur venant du Sud arrivait par la route d’Orléans, devenue depuis la rue Saint-Jacques et restée sous ce nom, pendant bien des siècles, la grande artère de la rive gauche. Il laissait en arrière les arcades de l’aqueduc d’Arcueil, il dépassait le cimetière exhumé en 1873 rue Nicole et il avait en face de lui les Thermes, magnifique édifice construit sur l’initiative ou avec le concours des nautes. C’est leur signature en effet, ce sont leurs armoiries, les armoiries de Paris, qui s’étalent encore aujourd’hui en haut de la grande salle, dans ces proues de navires sculptées aux angles des voûtes. A droite, sur le versant oriental de la colline, il apercevait l’amphithéâtre, dont les gradins ont été déblayés, en 1869, lors du percement de la rue Monge et qui représente, avec les Thermes, le seul monument à peu près debout du Paris romain. Il était d’ailleurs de dimensions médiocres, très inférieur aux arènes, non seulement de Nîmes et d’Arles, mais de Saintes et de Poitiers. D’autres édifices se montraient çà et là dont les travaux de voirie ont fait découvrir, à diverses époques, les substructions : le cirque sur l’emplacement de la halle aux vins, le théâtre à la hauteur du lycée Saint-Louis, une somptueuse villa dans les jardins du Luxembourg. [L’ÎLE] Le développement de la nouvelle ville ne fit pas tort à Lutèce. La petite bourgade celtique avait beaucoup souffert dans la lutta désespérée soutenue par Camulogène. Le chef gaulois y avait mis le feu pour empêcher l’ennemi de s’y retrancher. Mais elle effaça les traces du désastre et, rebâtie à la romaine, elle resta, par droit d’ancienneté, le centre et le cœur de la cité. Le nom lui en est demeuré. On y pénétrait par un pont de bois, dans l’axe de la rue Saint-Jacques, et l’on passait tout d’abord sous un arc de triomphe dont les fragments luxueusement décorés ont été retrouvés les uns au nord de l’île, sous l’ancienne église Saint-Landry, les autres au sud, sous l’Hôtel-Dieu. On se trouvait alors sur le Forum, actuellement le parvis Notre-Dame. Il resta au Moyen âge le marché aux grains, et il était encor„ bordé de boutiques romaines quand Childebert Ier éleva à cité la basilique que devait remplacer, six cents ans plus tard, la glorieuse église de Maurice de Sully. A l’ouest du Forum, à l’autre pointe de l’île, dans les alentours de la Sainte-Chapelle, des fouilles, pratiquées en 1847, ont mis au jour les débris d’un bâtiment considérable, d’un véritable palais, des morceaux d’architecture et de sculpture, des murs enduits de peintures. Ce qu’était cet édifice à l’époque romaine, on ne saurait le dire avec certitude. Il y a apparence qu’il était réservé aux hôtes princiers de passage à Lutèce, et cette hypothèse est confirmée par la destination qu’il reçut ultérieurement. Il fut en effet, après la chute de l’Empire, comme le berceau de notre monarchie. Les rois de la première et de la deuxième race y habitèrent fréquemment depuis Clovis. Les Capétiens y fixèrent leur résidence. Saint Louis le fit démolir pour installer à sa place la vaste demeure où Philippe le Bel admit à ses côtés le Parlement, et que Charles V lui abandonna pour se transporter lui-même au Louvre. Un deuxième pont de bois, faisant suite au premier, conduisait sur la rive droite. Ici, après quelques pas à travers le faubourg, on débouchait en pleine campagne. Le regard n’embrassait plus que des espaces marécageux, de longues chaussées avec la file de leurs tombeaux, l’aqueduc de Passy, et, à l’horizon, les temples de Mercure et de Mars sur le mons Martis, Montmartre. [PARIS AU IIIe ET AU IVe SIÈCLES] On doit placer dans le courant du deuxième siècle la construction des Thermes et de l’amphithéâtre, et par conséquent les grands progrès de Paris. Comme les autres villes gauloises, il s’était épanoui librement, au sein d’une paix profonde, à peine troublée à de longs intervalles par les clameurs lointaines des Barbares et leurs assauts impuissants contre la frontière. Il se trouva, comme elles, sans défense quand, pour la première fois, la digue rompue laissa le flot se répandre à l’intérieur du pays. Après les Barbares, ou plutôt en même temps, ce fut la révolte des Bagaudes. Elle concentra ses derniers efforts dans la presqu’île de Saint-Maur. Ce que furent, sur le territoire parisien, les ravages de ce double ennemi, on n’a pas de peine à se le figurer. Il suffit de se rappeler ce qui se passait à la même époque à peu prés partout. L’avènement de la deuxième dynastie Flavienne ouvrit, pour toute la Gaule, des jours meilleurs. Ce fut pour Paris le vrai point de départ de sa fortune. On ne sait si Constance Chlore s’y établit, mais on a vu que Julien s’y fixa de préférence et choisit pour sa demeure le palais des Thermes. La description qu’il donne de la ville vaut la peine d’être citée : J’étais, dit-il, en quartier d’hiver dans ma chère Lutèce : c’est ainsi que les Celtes appellent la petite ville des Parisiens. Elle est située sur le fleuve qui l’enveloppe de toutes parts. On y accède de chaque rive par un pont en bois. Le volume du fleuve varie peu ; il est presque toujours le même en toute saison. L’eau qu’il fournit est agréable à la vue et excellente à boire. L’hiver est tempéré, ce qu’on attribue au voisinage de l’Océan et aux vapeurs tièdes qu’il envoie, car il parait que l’eau de mer est plus chaude que l’eau douce. Il pousse sur ce sol de bonnes vignes et même des figuiers qu’on prend soin de revêtir de paille et de tout autre objet les préservant des injures de l’air. Julien ajoute que cette année l’hiver était plus rude que de coutume, que le fleuve charriait des glaçons, et que les habitants avaient l’habitude de se chauffer dans leurs maisons avec des poêles[23]. Tout cela ne nous change guère, sauf la culture de la vigne et du figuier et la limpidité de la Seine, qui n’était contaminée en amont par aucune ville et ne traversait à Paris même qu’une agglomération somme toute peu importante. [LE CAMP RETRANCHÉ] Paris, dans cette nouvelle phase, nous apparaît encore comme une ville ouverte. Malgré les terribles leçons du siècle précédent, on n’avait pas jugé à propos de l’entourer d’une enceinte, comme on avait fait pour presque toutes les villes de la Gaule. C’était un poste d’observation, non une place forte. Il n’était pourtant pas tout à fait dépourvu de moyens de résistance. Dans l’espace contenu entre le boulevard Saint-Michel et les trois rues Soufflot, Royer-Collard et Saint-Jacques, s’éleva, comme une annexe du palais impérial dont il n’était séparé que par un champ de manœuvres, un de ces camps retranchés, une de ces cités militaires que les Romains installaient pour y loger, suivant les cas, leurs garnisons permanentes ou leurs troupes de passage. Le souvenir de cette forteresse s’est conservé fort tard dans la tradition parisienne. En 1358, lors des travaux exécutés pour mettre Paris en état de défense après la bataille de Poitiers, on découvrit, entre les portes Saint-Michel et Saint-Jacques, des murs d’une épaisseur énorme. On s’accorda à y voir les restes d’un château depuis longtemps démoli, dont il était question encore dans certaines chansons de geste, le château de Hautefeuille (Altum folium, de feuil, réduit, embuscade), le même qui a laissé son nom à une rue, aujourd’hui bornée au voisinage de la Seine, mais prolongée anciennement jusqu’au point d’où part à présent la rue Monsieur-le-Prince. Ces murs, de construction toute romaine, on les a retrouvés de nouveau, dans notre siècle, quand on entreprit de transformer ce quartier. Ils étaient enfouis à une grande profondeur, au pied de la muraille de Philippe Auguste, et dessinaient le plan d’un vaste quadrilatère, conformément aux principes de la castramétation antique. Là se passa, au mois de mai de l’année 360, la scène mémorable qui, pour la première fois, après un long silence, ramène dans les textes des historiens le nom de notre future capitale. C’est là en effet que Julien fut proclamé empereur. Et c’est tout prés du camp que le noble César, assiégé dans son palais parla foule enthousiaste de ses soldats, dut faire taire ses scrupules et accepter le diadème imposé par l’émeute. [L’ENCEINTE DE LUTÈCE] Le camp retranché (castra stativa) de la montagne Sainte-Geneviève ne suffit pas pour arrêter les Barbares après Théodose. La ville subit alors une nouvelle dévastation dont témoigne une deuxième couche de cendres et de décombres superposée à la première qu’avaient entassée les envahisseurs du IIIe siècle. C’est à cette époque seulement que les Parisiens, refluant vers Lutèce, prirent le parti de s’enfermer dans une enceinte continue. Des fouilles opérées sur divers points de l’île de la Cité ont permis d’en reconnaître le tracé. Les matériaux furent empruntés pour une bonne part aux monuments détruits par l’invasion. On a retrouvé dans cette muraille des pierres extraites de l’amphithéâtre. Il y a tout lieu de croire que les autels des nautes en faisaient également partie. Elle subsistait au IXe siècle, et c’est à ses pieds que se brisa l’effort des pirates normands. Nous nous sommes arrêtés à Paris plus qu’il n’était nécessaire. Malgré quelques instants d’un éclat passager aux derniers jours de l’Empire, Paris, il faut l’avouer, est toujours resté, même alors, à l’arrière-plan. Mais comment résister à l’attrait de ce sol prédestiné ? Aussi bien sommes-nous très mal renseignés sur les autres parties de la Lyonnaise. [LA RÉGION DE LA SEINE INFÉRIEURE] Les bateaux des nautes parisiens auront vite fait de nous transporter à Rouen. La capitale des Véliocasses (Rotomagus) a été, à partir de Dioclétien, la métropole de la deuxième Lyonnaise, c’est-à-dire d’une province qui déjà correspondait assez exactement au futur duché de Rollon. Mais elle s’était vue éclipsée auparavant par sa voisine Juliobona, le chef-lieu des Calètes, reconnaissable aujourd’hui sous le nom transparent de Lillebone. Ce n’est plus maintenant qu’une localité insignifiante, en aval de Rouen. Les antiquités dont elle est pavée nous redisent son ancienne importance. Un peu plus loin on rencontrait Harfleur (Caracotinum), la dernière escale de la navigation séquanaise, le seul port sur l’embouchure du fleuve, et qui n’a été dépossédé qu’au XVIe siècle, par la fondation du Havre, sous François Ier. Les villes ne manquaient pas dans le reste de la Normandie. Nous nous contenterons de citer Lisieux (Noviomagus), Vieux (Araegenuae), Bayeux (Augustodurus), Valogne (Alauna), etc. Les deux dernières n’étaient même pas des chefs-lieux de cité. A vrai dire, ces centres n’étaient pas très considérables, bien que plusieurs puissent, à l’exemple de Lillebone, exhiber les ruines d’un théâtre. L’aisance n’en était pas moins fort répandue dans ce pays de vergers et de pâturages. Il a fourni des objets anciens en quantité, et quelques-uns très précieux. Le magnifique dépôt de vaisselle d’argent conservé à la Bibliothèque nationale a été trouvé dans les environs du bourg de Bernay[24]. La source de ce bien-être devait être l’exploitation agricole. Parmi les villes de cette contrée il n’en est point où l’on signale une industrie. Mais la richesse de la terre normande ne date pas d’aujourd’hui. [L’ARMORIQUE] La seule ville un peu notable dans l’Armorique était Rennes (Condate). En revanche les vastes domaines y étaient fort nombreux. Les villas se succédaient sur la côte, de Saint-Nazaire à Piriac. Sur ces rivages, qui avaient vu la résistance héroïque des Vénètes, les grands propriétaires menaient une existence large et paisible, et qui n’était nullement étrangère aux raffinements du luxe romain. Même spectacle, plus au Nord, autour de la baie de Douarnenez, à l’extrémité de la voie qui conduisait à la pointe du Raz. Il y a là un amas de ruines qui a été pour quelque chose peut-être dans la légende de la ville d’Is. [LE MAINE. LA BEAUCE] La population formait des groupes plus serrés à mesure qu’on revenait vers l’Est, dans la direction du Mans (Suindinum) et de Chartres (Autricum). Sans doute le pays ne ressemblait guère à ce qu’il est à présent. Les forêts, où se tenaient jadis les assemblées druidiques, ne reculaient que lentement devant les progrès de la culture. La Beauce étendait une ceinture de bois autour de la capitale des Carnutes. De grands changements pourtant étaient en train de s’accomplir. Le fait suivant pourra en donner une idée. Des fouilles toutes récentes ont mis au jour, dans une localité du département de la Sarthe, à Oisseau, un ensemble analogue à celui de Sanxay, les restes d’un aqueduc, d’un temple, d’un cirque, d’un théâtre, de constructions diverses. Et ce ne sont pas là les débris d’une ville connue. C’est une ville ignorée, anonyme, qu’on a ainsi exhumée. [NANTES] Nantes était dès lors la vraie reine de l’Ouest. On ne peut évaluer exactement sa superficie, au temps où elle s’étalait librement. Mais l’enceinte où elle s’enferma plus tard, en se rétrécissant, avait un circuit de plus de seize cents mètres. C’est le double au moins de ce que mesuraient, à la même époque, les enceintes de Rennes, d’Angers (Juliomagus) et de Tours (Caesarodunum). De toute antiquité l’embouchure de la Loire avait été un pôle d’attraction pour le commerce celtique, et le plus fréquenté peut-être des points d’embarquement pour la Bretagne. Pythéas y avait signalé le port de Corbilo, le seul vraiment important que la Gaule possédât sur l’Océan. Mais Corbilo, dont le site même n’a pu être déterminé avec certitude, n’était plus qu’un souvenir quand commença la prospérité de Condevincum, le chef-lieu des Namnètes. La ville était installée dans une bonne position défensive, un peu en amont du confluent de la Loire et de l’Erdre. Pour répondre à sa nouvelle destinée, il lui fallut descendre au bord du fleuve, en face des îles semées à cet endroit comme pour faciliter le transit entre les deux rives. Là se développa le port (Portus Namnetum). Les armateurs nantais étaient généreux. Leur munificence se traduisait par de beaux monuments qu’ils faisaient élever à leurs frais. Ils adoraient surtout Vulcain, ce qui s’explique sans doute par le développement de l’industrie métallurgique autour de Nantes, vers Saint-Nazaire, Guérande, Ancenis. Un trait à noter, c’est le caractère très romain de la population. Les tombeaux ressemblent à ceux de l’Italie, et l’onomastique est toute latine. Sur dix-huit inscriptions, une seule porte un nom gaulois. Le fait n’a d’ailleurs rien de surprenant dans une ville que le mouvement des affaires devait rendre aisément pénétrable aux influences du dehors. V. — LA BELGIQUE ET LES DEUX GERMANIES[25]. [LE NORD-OUEST BOULOGNE] LES différences ne sont guère sensibles entre les parties occidentales de la Lyonnaise et de la Belgique. Nous remarquons seulement que les inscriptions se font de plus en plus rares à mesure qu’on avance vers le Nord. Signe certain que la romanisation perd en étendue et en profondeur. Les pays que nous appelons aujourd’hui la Flandre, le Brabant, la Campine ne comptaient pas. C’étaient des terres désertes, envahies par les marécages et les forêts. L’Artois, la Picardie, la Champagne étaient plus favorisés. La principale ressource des habitants consistait dans leurs pâturages. Les chevaux qu’on y élevait étaient une excellente remonte pour l’armée. Les moutons fournissaient la matière première aux draperies de Tournai et d’Arras. On citait aussi les toiles des Morins. Parleur activité et par la nature même de leurs produits ces ruches laborieuses font penser déjà aux centres industriels qui se développeront au Moyen âge sur le même terrain. Le chef-lieu des Rèmes, Durocorturum, Reims, était devenu la capitale de la province. Une porte, d’aspect monumental, mais de style médiocre, est tout ce qui reste de ce passé. Le port le plus fréquenté était l’ancien Portus Itius, autrement dit Gesoriacum, dans les derniers siècles Bononia ou Boulogne. Il était renommé déjà à l’époque celtique. César s’y était embarqué pour ses deux expéditions en Bretagne. Il ne pulque gagner après la conquête définitive de l’île. II fut alors, pour les peuples du Nord, ce qu’étaient Nantes et Bordeaux pour ceux du Centre et du Midi. Toutefois les intérêts du commerce n’y passaient qu’au second rang. Boulogne était avant tout -un port militaire et, à l’autre extrémité de la Gaule, un pendant à Fréjus. Comme Fréjus, il servait de point d’attache à une flotte puissante, chargée de la police des mers et du transport des troupes. Mais, tandis que le port méditerranéen fut déclassé de bonne heure, celui de la Manche demeura fidèle à son rôle jusqu’à la fin. Nous y trouvons la flotte britannique depuis le règne de Claude. Il est probable qu’elle y stationnait déjà auparavant. C’est Caligula, en effet, le prédécesseur de ce prince, qui fit construire sur cette côte le phare colossal resté debout, avec ses six étages, jusqu’au milieu du XVIIe siècle. [LES ARDENNES] A l’est et au nord de la plaine champenoise s’étendait jusqu’au bassin de l’Escaut la région accidentée et boisée connue sous le nom de forêt de l’Ardenne. Nulle autre, sauf peut-être le Morvan et les Vosges, ne gardait au même degré l’empreinte de la barbarie primitive. Sans doute les routes, qui de Reims rayonnaient vers la Germanie, la traversaient maintenant de part en part sur plusieurs points. Mais elles s’allongeaient au milieu de vastes solitudes, à l’ombre d’épaisses futaies, égayées seulement çà et là de quelques clairières. De nos jours encore les Ardennes proprement dites, dans le Luxembourg, sont presque désertes. On peut juger de ce qu’elles étaient à peu près partout, alors que le défrichement venait à peine de commencer. On aurait cherché en vain une ville, au vrai sens du mot, sur toute la ligne de la Meuse. La seule qui ait fini par prendre rang de cité, Verdun, n’était encore au début du m` siècle qu’un bourg des Médiomatriques. Ce qu’on rencontrait plus bas, aux environs de Namur, c’étaient d’immenses domaines, comme au temps des ancêtres de Charlemagne. Et à vrai dire, des Romains aux Francs Austrasiens, il ne semble pas que le tableau ait beaucoup changé. [LA ROUTE DE LA MOSELLE. METZ] L’animation reprenait aux approches de la Moselle. Le sillon creusé par cette rivière avait dans le système routier de la Gaule une importance capitale. Aucune route ne suivait le cours de la Meuse sur le territoire français. Celle qui de Reims conduisait à Tongres ne faisait que couper le fleuve à deux reprises, vers Mézières et vers Liège, sans jamais le longer de près. Elle ne rendait du reste que des services secondaires. Par la vallée de la Moselle, au contraire, passait la grande voie qui, de Lyon, menait vers le Rhin. Par là s’écoulait le flot des légions et ce qu’il entraînait avec lui. Ce transit incessant fit la fortune de cette contrée. Ce fut pour elle un moment unique dans son histoire, une période de prospérité, de vie active et brillante qu’elle ne devait pas retrouver dans la suite. Divodurum (Metz), au croisement des deux routez allant de Langres à Trèves et de Reims à Strasbourg, était dès lors un point stratégique de premier ordre. Mais le chef-lieu des Médiomatriques fut éclipsé à tous les points de vue par celui des Trévires, quitte à prendre sa revanche plus tard, après l’invasion, quand il devint la résidence des rois d’Austrasie. [TRÈVES. SON HISTOIRE] Trèves est la seule localité, dans la Gaule septentrionale, qui évoque, pour le voyageur curieux de souvenirs antiques, quelque chose du Midi romain. Quand on erre dans les rues silencieuses de la petite ville rhénane, c’est l’image d’Arles qui se présente à la pensée. Sous un autre ciel, dans un autre décor, c’est le même ensemble de ruines imposantes, le même contraste entre l’obscurité présente et l’éclat d’un glorieux passé. Comme la cité provençale — et c’est une ressemblance de plus — l’Arles du Nord n’atteignit la plénitude de son développement, elle ne remplit vraiment toute sa destinée qu’au moment où l’Empire allait achever la sienne. Elle avait été cité libre au début. Puis elle était retombée dans la catégorie des cités sujettes en punition de son rôle dans les événements de 69-70. Rentrée en grâce peu de temps après, élevée par Domitien ou par Trajan au rang de colonie (colonia Augusta Treverorum), elle ne fait point parler d’elle dans tout le cours du deuxième siècle. Elle sort de l’obscurité au troisième, quand reprend avec plus de violence la poussée des Barbares. Elle nous apparaît dès lors comme placée à la tète des villes de province, marchant de pair avec Carthage, Alexandrie, Antioche, Milan. Elle grandit encore, elle arrive à son apogée, quand une vaste réforme reporte décidément sur la frontière le centre de gravité de l’Empire. Elle devient alors une des quatre capitales du monde romain, la capitale du César d’Occident. De là il gouverne non seulement la Gaule, mais la Bretagne et l’Espagne. En même temps il est à son poste de combat, à portée de Cologne, de Mayence, de Strasbourg, assez près du champ de bataille pour s’y rendre au premier appel, assez loin pour échapper au tumulte des camps et se mettre à l’abri d’une surprise. La chute de la tétrarchie ne fut point une cause de déchéance pour la métropole trévire. Les nécessités de la défense, les attraits d’une installation grandiose lui maintinrent son rang. Le préfet du prétoire y prit la place du César, mais son administration n’embrassait pas un territoire moins étendu. La présence de ce fonctionnaire n’excluait pas d’ailleurs celle de l’Empereur lui-même. Constantin et ses fils, Valentinien Ier, Gratien, Maxime, firent à Trèves de nombreux séjours, et l’on ne compte pas, dans le code Théodosien, moins de cent quarante-huit ordonnances signées de leur main, dans cette résidence, entre les années 314 et 390. [LES MONUMENTS] C’était un curieux spectacle que cette grande ville, opulente et guerrière, au dernier siècle de l’Empire. La vie s’y passait dans une sorte de fièvre, au bruit des affaires, des fêtes et des combats. Que de fois n’y vit-on pas les réjouissances publiques troublées tout à coup par un cri d’alarme, par l’apparition des coureurs ennemis ! Elles reprenaient de plus belle, comme si la sensation du danger immédiat, en tendant les ressorts de la volonté, avait surexcité du même coup l’appétit et la fureur des plaisirs. Cette existence en partie double se traduisait aux yeux dès les premiers pas. Dans la vaste enceinte, hérissée de tours, à côté du Forum, des basiliques, de la curie, des thermes, des temples, des théâtres, s’élevaient les arsenaux, les manufactures d’armes et d’équipements, les magasins de vivres, tout ce qu’il fallait pour nourrir, habiller et armer les défenseurs de Rome : Imperii vires quod alit, quod vestit et armat[26]. La plupart de ces édifices étaient de construction récente. Trèves, elle aussi, était tombée entre les mains des Barbares dans le cours du me siècle, et sans doute elle avait beaucoup souffert, car ce n’est rien moins qu’une restauration complète dont les documents font honneur aux princes de la tétrarchie et à leurs successeurs. Seul l’amphithéâtre, avec les piliers du pont de la Moselle, parait antérieur à la période qu’on est convenu d’appeler le Bas-Empire. Là furent immolés, par les ordres de Constantin, soixante mille prisonniers francs. C’est du moins le chiffre donné par les historiens. Leur exagération est significative. Elle rend l’impression laissée par cette boucherie. Ces jeux cruels étaient particulièrement chers à la population trévire. Elle en conserva le goût jusqu’à l’heure des catastrophes suprêmes, au milieu des pires désastres et de tous les deuils publics et privés, Le prêtre Salvien le lui reproche encore, avec une éloquence indignée, aux jours d’Alaric et d’Attila. Un monument mieux conservé que l’amphithéâtre est cette formidable Porte Noire, le spécimen le plus complet peut-être de l’architecture militaire des Romains. Avec ses deux façades et leur deux étages de galeries, avec sa cour intérieure et les passages voûtés qui y conduisent, avec les quatre énormes tours qui la flanquent aux quatre coins, elle semble moins une porte qu’une forteresse indépendante, capable de contenir une nombreuse garnison et d’opposer à elle seule une vigoureuse résistance. On attribuera le même caractère au palais impérial, immense édifice dont la salle principale, longue de soixante mètres, permet d’évaluer les proportions. Somptueux et massif, il répond bien à sa double destination et est en parfaite harmonie avec l’aspect général de la ville. Comme le palais de Lutèce, et sur une plus vaste échelle, il est construit de manière à braver un assaut. Le palais impérial n’est plus qu’une ruine, élevant à vingt mètres de hauteur ses murs de briques, percés de larges baies. D’autres édifices sont encore utilisés. Une basilique est devenue un temple luthérien, et l’on retrouve dans la partie centrale de la cathédrale une église circulaire à coupole fondée par Gratien, la plus ancienne à coup sûr des églises de l’Allemagne. [LES ENVIRONS DE TRÈVES] Trèves était située dans un beau paysage, rendu plus agréable par toutes les élégances de la vie civilisée. Il faut lire dans Ausone la description de la vallée de la Moselle pour voir ce que trois ou quatre siècles de domination romaine avaient fait de cette contrée, aussi sauvage autrefois que celles d’alentour. Entre les tristes forêts de la Germanie et des Ardennes, elle était apparue au poète bordelais comme une riante oasis, comme une image à peine moins brillante de sa chère Garonne. La rivière serpentait, poissonneuse et limpide, entre deux rangées de collines couvertes de bois, de cultures, de vignobles déjà célèbres et dont le vin faisait l’objet d’un actif commerce. A droite et à gauche, sur les saillies des rochers ou dans les replis des vallons, s’étageaient les châteaux bâtis par les fournisseurs de l’armée. Rien ne leur avait coûté pour orner ces retraites. Les salles du musée de Trèves, la mosaïque restée en place à Nennig, le mausolée des Secundini, à Igel, témoignent de leur magnificence. Sans doute ce luxe laissait souvent à désirer pour le bon goût. Le mausolée d’Igel, avec les sculptures dont il est surchargé de la base au sommet, ne brille pas par la sobriété. Mais cet étalage de richesse, ce faste indiscret, concorde assez bien avec ce que nous pouvons savoir des mœurs trévires. [LE SUD-EST. BESANÇON] Cet éclat s’évanouissait quand on retournait vers le Sud. Le défrichement des Vosges ne commença qu’avec saint Colomban, à la fin du VIe siècle. Une seule route les traversait, au col de Saverne (Tabernae). Nous savons peu de chose sur Toul, le chef-lieu des Leuques. Les trouvailles archéologiques ont été plus abondantes dans de simples vici, Nasium (Naix-aux-Forges) et Grand, dans la Meuse. Langres nous montre ses inscriptions et sa porte construite au IIIe ou au IVe siècle. C’était un centre manufacturier assez important. Ses fabriques rivalisaient avec celles d’Arras pour la confection des draps, et notamment de ces manteaux à capuchons ou cuculles dont l’usage s’était répandu en dehors même de la Gaule. Langres était dépassé d’ailleurs par Besançon. La capitale des Séquanes s’était fort embellie dans le courant du ne siècle. Elle avait reçu, comme Langres, le titre de colonie, et vraisemblablement, avec le titre, un envoi effectif de colons. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’avait pas cessé d’être une place forte. L’oppidum gaulois restait debout sur le rocher où se dresse la citadelle de Vauban. Il était trop bien fortifié par la nature, trop bien placé entre les bassins du Rhône et du Rhin, pour qu’on eût songé à le démanteler. Mais plus bas, dans la boucle du Doubs, une ville s’était formée qui perce encore sous le Besançon moderne. Son arc de triomphe, son théâtre subsistent, en tout ou en partie. Des fouilles intéressantes ont reconstitué la physionomie de son champ de Mars, sur l’emplacement qui doit à son ancienne destination le nom actuel de Chamars (Campus Martius). Au nord de Besançon, non loin de Montbéliard, Mandeure, Epomanduodurum, est signalé par de nombreuses antiquités comme la deuxième ville de la région. [LE PAYS DES HELVÈTES] Sur l’autre versant du Jura s’ouvrait le pays des Helvètes. César les avait traités avec bienveillance après leur défaite. Il les avait renvoyés chez eux avec le titre d’alliés, ne leur demandant en retour que de faire bonne garde contre les Germains, et ni lui ni ses successeurs n’avaient eu à se repentir de cette politique habile et généreuse. Les Helvètes n’avaient pris qu’une part insignifiante à la grande levée de Vercingétorix, et leur fidélité ne s’était pas démentie depuis. Leur territoire n’était plus aussi vaste qu’autrefois. Il avait été, pour diverses raisons, mutilé dans tous les sens. Au Nord, ils avaient da, pour mieux défendre la rive gauche du Rhin, évacuer, sur la rive droite, le coude formé par le fleuve. A l’Est, Auguste, en constituant la province de Rétie, y avait annexé toute la partie orientale de la Suisse actuelle, comprenant à peu prés les cantons de Thurgovie, d’Appenzel, de Saint-Gall, de Glaris, des Grisons. Au Sud, le Valais, après avoir fait partie d’abord de la Rétie, avait été finalement englobé dans la petite province des Alpes Poenines. Enfin, au Nord-Ouest et au Sud-Ouest, la création des deux colonies d’Augusta Rauracorum et de Nyon réduisait d’autant le domaine de la cité helvétique. [LES VILLES] Nyon, sur les bords du Léman, à une courte distance de Genève, dans le voisinage de la Narbonnaise, rappelait à tous égards les brillantes colonies de la vallée du Rhône. Le nom même qui la désigne (Colonia Julia Equestris Noviodunum) nous apprend qu’elle avait été fondée à la même époque, antérieurement à l’an 27 av. J.-C., et avec un détachement d’anciens soldats empruntés à un corps de cavalerie. Augusta Rauracorum (Augst), non loin de B91e, était contemporaine de Lyon et, comme Lyon, devait son origine à Munatius Plancus. Ce fut donc plus tard qu’elle reçut l’épithète d’Augusta. Elle était destinée, dans la pensée de son fondateur, à servir de point d’appui pour la défense encore mal organisée de la frontière rhénane. Les deux colonies étaient enfermées d’ailleurs dans des limites assez étroites. Il restait à la cité des Helvètes toute la partie centrale du plateau jurassien, en y ajoutant le bassin de la Reuss. Elle avait pour chef-lieu Avenches (Aventicum), sur la route qui, plus au Sud, se bifurquait d’un côté vers Lyon, de l’autre vers le Grand Saint-Bernard. Avenches était une de ces villes qui tenaient leur principale importance de leur position sur le passage des troupes, et l’aspect de ses ruines montre assez qu’elle sut mettre cette circonstance à profit. [LES MESURES DE DÉFENSE] Tout ce pays resta pendant près d’un siècle une zone militaire, exposée, non pas seulement aux attaques des Germains, mais aussi aux déprédations des tribus alpestres. Contre le premier ennemi, il était couvert par la légion cantonnée à Vindonissa (Windisch). Vindonissa, au confluent de l’Aar et de la Reuss, à moitié chemin entre l’armée du Rhin et celle du Danube, avait paru mieux appropriée aux nécessités stratégiques que le site choisi par Munatius Plancus, et c’est sans doute la raison qui arrêta dès le début la fortune de la colonie des Rauraques. Pour parer à l’autre danger on avait disposé, le long des voies militaires et à l’entrée des vallées latérales, une suite de postes fortifiés pouvant au besoin se tendre la main. Les Helvètes concouraient à la défense, non par les contingents qu’ils versaient dans l’armée romaine et qu’on employait ailleurs, en dehors de leur pays sinon à une grande distance, dans la Rétie notamment, mais par les corps qu’ils entretenaient à leurs frais, pour les utiliser sur place, en vertu d’un privilège spécial[27]. [LA ROMANISATION] La situation changea quand l’extension de la domination romaine dans le bassin du Neckar eut reporté la frontière au delà du Rhin. Cet événement, qui coïncide avec l’élévation d’Avenches au rang de colonie, (Colonia Pia Flavia Constans Emerita Aventicum Helvetiorum foederata), ouvrit, pour la nation helvétique, une longue ère de paix et de prospérité. Ce fut ici, comme en tant d’autres pays, l’époque décisive de la romanisation. Il s’en faut pourtant qu’elle ait été partout également profonde. Tandis que dans le Sud-Ouest les inscriptions ne laissent pas d’être nombreuses, eu égard à la population, elles se raréfient dans l’Est et le Nord, dans les cantons de Berne, de Soleure, d’Argovie, de Bale, et, ce qui n’est pas moins caractéristique, elles sont dues la plupart, non à des indigènes, mais à des fonctionnaires ou à des soldats. La distinction qui existe aujourd’hui entre les deux Suisses allemande et romande remonte donc à l’antiquité, sauf qu’au lieu d’une Suisse allemande nous avons alors une Suisse celtique. Quand se produisit l’invasion germanique, le latin se maintint là où il s’était implanté le plus fortement. Il représentait une tradition qui s’imposa même aux Barbares. Le celtique n’était pas armé pour la lutte. Il ne conservait pas le dépôt d’une civilisation supérieure. Il était naturel qu’il s’effaçât pour céder la place à la langue du vainqueur. [LES PROVINCES GERMANIQUES. ASPECT GÉNÉRAL] Les provinces germaniques nous réservent une surprise. La civilisation y est plus dégagée d’alliage indigène que dans la Belgique, la Lyonnaise et même l’Aquitaine. Les noms propres reviennent aux formes et aux règles de l’onomastique latine. Aux divinités nationales se mêlent en plus grand nombre les figures de l’Olympe italique. Nous voyons reparaître les représentations mythologiques, familières aux artistes romains. On se croirait dans la Narbonnaise, dans une Narbonnaise grossière et à moitié barbare. Il ne faut pas s’y tromper. Les monuments, les inscriptions ne disent pas tout. Derrière ce décor on devine la réalité qu’il nous dérobe. La preuve que ni la langue ni les mœurs de Rome n’ont jeté dans cette région de très solides racines, c’est qu’elles ont disparu, sans trop de résistance, au choc des invasions, et cela est vrai même d’une partie de la Belgique. Ce qu’il faut dire, c’est que la civilisation latine, au lieu de s’infiltrer graduellement, et avec toute sorte de compromis, s’est imposée, dans les classes où elle a pénétré, brusquement, tout d’une pièce, par les armées et tous ceux qui marchaient à leur suite. Anciens soldats et négociants s’installaient dans le pays pour s’y marier et y faire souche, et ainsi l’immigration, insignifiante à l’intérieur, sauf dans la Narbonnaise, a été ici très forte et a marqué fortement son empreinte, sinon dans les couches profondes, du moins à la surface. En Gaule, comme ailleurs, les armées, placées à la périphérie de l’Empire, ont fait aux provinces une sorte de cadre, de bordure, plus romaine d’apparence que les provinces elles-mêmes. Tout n’était pas romanisé dans cette zone, mais ce qui l’était, l’était bien et complètement. [LES VILLES MILITAIRES. MAYENCE] En rendant l’armée permanente, le gouvernement impérial lui avait assigné des garnisons fixes, des camps (castra stativa). Ces camps donnèrent naissance à des villes. Nous pouvons suivre assez bien l’histoire de ces agglomérations dont Mayence nous offre le type le plus intéressant peut-être et, en tous cas, le mieux connu. L’histoire de Mayence est celle d’un groupement militaire et d’un groupement civil évoluant, chacun de son côté, en sens inverse, le second se développant aux dépens du premier et finissant par l’absorber dans une organisation municipale commune. [LE CAMP] Le camp retranché établi par Agrippa au confluent du Rhin et du Main perdit en 89 la moitié de sa garnison. Il lui restait encore des forces considérables, une légion et des troupes auxiliaires. Mais bientôt la construction et la défense du limes exigèrent l’emploi de nombreux détachements empruntés à ces corps. L’effectif des combattants dans la place se réduisit ainsi notablement dès le commencement du IIe siècle. Les services administratifs se multiplièrent et tinrent le haut du pavé. Une mesure prise par Septime Sévère (193-211) acheva la transformation. Jusqu’alors les soldats avaient été casernés. Le mariage avec les femmes du pays, sous la forme inférieure du concubinat, leur était permis, mais ils étaient retenus dans l’enceinte fortifiée où leurs concubines ne pouvaient habiter avec eux. Désormais ils purent aller vivre au dehors, sous le même toit. Le camp dès lors cessa de justifier son nom. Déserté par les soldats, il ne fut plus qu’un lieu de rassemblement, un champ de manœuvres, flanqué de bureaux, de magasins, d’édifices divers occupant le terrain qui avait été affecté autrefois aux cantonnements. Tout cela formait d’ailleurs un ensemble imposant et magnifique. On peut rapporter au règne de Septime Sévère et de ses successeurs immédiats. Caracalla, Héliogabale, Sévère Alexandre, la construction du prétoire, palais du légat, de la basilique où il rendait la justice, du Tabularium ou bâtiment des archives, des thermes, des ares de triomphe. [LA VILLE] Les camps étaient situés d’ordinaire à proximité de lieux habités dont ils ont pris et fait survivre les noms. C’est ainsi que le village celtique de Mogontiacum est devenu Mayence. Là s’était groupée une population mixte, composée d’indigènes et de citoyens romains. Ces derniers comprenaient deux éléments distincts, d’une part les vivandiers, les industriels de toute espèce et de tout étage, de l’autre les anciens soldats, les vétérans. Les vétérans étaient libres de s’éloigner après leur congé définitif, mais la plupart ne pouvaient s’y décider. Ils restaient à portée de leur drapeau, ne connaissant plus au monde d’autre patrie. La population civile était tolérée. Elle relevait du pouvoir militaire et habitait le territoire de la légion d’où elle pouvait être expulsée, s’il était nécessaire, sans autre forme de procès. Mais les citoyens romains purent former une de ces associations, un de ces conventus comme il en existait en Gaule et dans toutes les provinces. Ils purent même au sein du conventus, sous la haute surveillance de leur curateur, se répartir en corporations spéciales. Nous connaissons le collège des vétérans et celui des petits débitants (negotiatores manticularii). Au IIe siècle apparaît une première ébauche des institutions municipales. La paix qui règne sur la frontière et l’activité commerciale qui en est la conséquence ont favorisé le progrès de cette population Elle prospère et s’accroît à mesure que diminue celle du camp. Elle est distribuée maintenant en plusieurs vici, quatre au moins, dont la juxtaposition successive correspond aux agrandissements du noyau primitif, le vieux Mayence (vetus Mogontiacum). Vers la fin du même siècle, depuis la mesure prise par Septime Sévère, le camp n’est plus qu’une dépendance de la ville, un quartier réservé au polygone et aux établissements militaires. A la même époque le conventus est régi par un ordre de décurions et il s’intitule lui-même l’ordre des citoyens romains. [MAYENCE ÉRIGÉ EN CITÉ] Pourtant c’est au bout d’un siècle seulement que la ville de Mayence sera érigée en cité. Elle était depuis longtemps, à tous les points de vue, la vraie capitale de la Germanie, et elle ne formait encore qu’un agrégat de vici, alors que d’autres villes, ayant une même origine et une importance moindre, Lambèse en Afrique, Apulum en Dacie, Carnuntum en Pannonie, jouissaient de la plénitude du droit municipal. Il faut attribuer cette singularité à la situation exceptionnelle et particulièrement avantageuse des citoyens romains établis à Mayence. On ne voit pas qu’ailleurs, quand ils s’établissaient dans le voisinage d’un camp, ils aient été autorisés à s’organiser en un conventus. Ils se groupaient avec les gens du pays en un vicus, le vicus Kanabarum, ainsi nommé en souvenir des Kanabae, des baraques où ils s’étaient logés d’abord. Tels ceux que nous rencontrons à Argentoratum (Strasbourg). On comprend que, dans ces conditions, ils aient désiré transformer leur vicus en un municipe ou en une colonie. Mais les citoyens mayençais possédaient dans leur conventus des garanties suffisantes pour la défense de leurs intérêts, et d’ailleurs la concession du droit municipal avait cet inconvénient de porter atteinte à leur prestige en les assimilant aux indigènes. Car s’ils habitaient pêle-mêle avec ces derniers et étaient soumis par ce fait à une administration commune, ils se distinguaient d’eux en tant que citoyens et parce qu’ils étaient groupés à ce titre. Or la concession du droit municipal ne pouvait manquer d’entraîner, à cette époque, celle du droit de cité à tous les habitants. Elle n’en était pas moins inévitable, et fut décidée, entre 276 et 303, probablement par Probus. Mayence resta une grande place de guerre et le principal boulevard de l’Empire sur le Rhin. Les barbares s’en emparèrent deux fois, en 406 et en 409. La seconde fois la ville fut détruite. Elle se releva avec ses évêques et reprit, au début du Moyen âge, le grand rôle qu’elle avait eu dans la première période de son histoire. La civilisation chrétienne partit de là pour pénétrer dans la Germanie. Des édifices romains il subsiste peu de chose, l’Eigelstein qui semble être un débris du cénotaphe élevé à Drusus, quelques piles du pont bâti en 90 et restauré à deux reprises par Caracalla et Maximien. Mais le musée est d’une extrême richesse. C’est là, au milieu des inscriptions, des monuments funéraires, des bas-reliefs, qu’il faut évoquer l’image de Rome aux prises avec la barbarie germanique. |
[1] SOURCES : Corpus inscript. latin., XII et XIII. Strabon, IV, 1-4. Pomponius Méla, II, 5 ; III, 2. Pline, Histoire naturelle, III, 31-38, 133-139 ; IV, 105-110. Ptolémée, II, 7-9. Ammien Marcellin, XV, 11. Ausone, Ordo nobitiam arbium. Mosella. Sidoine Apollinaire, Carmina, XX.
OUVRAGES À CONSULTER : Millin, Voyage dans les départements du midi de la France, 1807-1811. Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, 1836. Notes d’un voyage dans l’ouest de la France, 1838. Notes d’un voyage en Auvergne, 1838. Starck, Städtleben, Kunst and Alterthum in Frankreich, 1855. Friedlænder, Gallien und ihre Kultur unter die Römern, Deutsche Rundschau, 1877. Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, 1878. Jung, Die romanischen Landschallen des römischen Reiches, p. 190 et suiv., 1888. Mommsen, Histoire romaine, V, trad. Cognat et Toutain, IX, 1, 1887. Jullian, Gallia, 1892. Flach, L’origine de l’habitation et des lieux habités en France, 1899. Consulter encore, outre les périodiques cités en tête de la deuxième partie, la série du Bulletin du Comité des travaux historiques (depuis 1848), du Bulletin monumental (depuis 1885) et les recueils des Académies et Sociétés de province. Pour la muséographie et les œuvres d’art, voir chap. II, § 3.
[2] OUVRAGES À CONSULTER : Vaissette et Devic, Herzog, Jullian. Ouvrages cités dans la première partie, livre II, chap. II, § 1. Ajouter : Lenthéric, La Grèce et l’orient en Provence, 2e édit., 1878. La Provence maritime ancienne et moderne, 2e édit., 1880. Du Saint-Gothard à la mer. Le Rhône. Histoire d’un fleuve, 1892. Hirschfeld, Gallische Studien, I, 1888. Beiträge zur Geschichte der Narbonensischen Provinz, Westdeutsche Zeitschrift, 1889. Kromayer, Die militärcolonien Octavians und Caesars in Gallia Narbonensis, Hermes, 1896. Principales monographies : sur Marseille, voir première partie, liv. I, chap. II, § 2. Jullian, Fréjus, Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 1886. Bazin, Nîmes gallo-romain, 1891 ; Vienne et Lyon gallo-romains, 1891 ; Arles gallo-romain, 1896. Sur Arles voir la XLIIIe session du Congrès archéologique de France. Séances générales tenues à Arles en 1876. Allmer et Terrebasse, Inscriptions de Vienne, 1875. Morel, Genève et la colonie de Vienne, 1888. Sur Orange et Saint-Rémy, voir chap. II, § 3.
[3] Cf. liv. I, chap. II, § 4.
[4] Voir liv. II, chap. III, § 1.
[5] Sur ces faits, voir § 2.
[6] Chap. II, § 2.
[7] Histoire naturelle, III, 31.
[8] OUVRAGES À CONSULTER : Spon, Recherche des antiquités et curiosités de la ville de Lyon, 1673, nouvelle édition par Rénier, 1858. Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, 1846-1854. Bernard, Le temple à Auguste et la nationalité gauloise, M. Hirschfeld, Lyon in der Römerzeit, 1878, traduit par Allmer, Revue épigraphique, 1979, p. 81 et suiv. Zur Geschichte des Christenthums in Lugudanum vor Constantin, Sitzungsberichte de l’Acad. de Berlin, 1895. Renan, La topographie chrétienne de Lyon, Journal des Savants, 1881. Allmer et Dissard, Trion, Antiquités découvertes en 1885-1886 et antérieurement au quartier de Lyon dit de Trion, 1887-1588. Musée de Lyon. Inscriptions antiques, 1888-1893. Bazin, Vienne et Lyon gallo-romains, 1891. Jullien, Le fondateur de Lyon. Histoire de Munatius Plancus, 1892. Steyert, Nouvelle histoire de Lyon, I, 1895.
[9] Contesté par Steyert, ouvr. cité, p. 411.
[10] Livre I, chap. II, § I.
[11] Liv. II, chap. I, § 1.
[12] OUVRAGES À CONSULTER : Hirschfeld, Aquitanien in der Römerzeit et Die Häduer and Arverner unter römischer Herrschaft, Sitzungsberichte de l’Acad. de Berlin, 1896 et 1897. Jullian, Inscriptions romaines de Bordeaux, 1887-1890. Monceaux, Le grand Temple du Puy-de-Dôme, Revue historique, 1888. Pour les autres monographies, voir les Notices du Corpus, XIII.
[13] De gubernatione dei, VII, 8.
[14] Le vaste et somptueux ensemble des villes éparses autour de Martres Tolosanes, au sud de Toulouse, dans la vallée supérieure de la Garonne, appartient à la Narbonnaise, mais se trouve situé sur les confins de cette province et de l’Aquitaine. Voir chap. II, § 3.
[15] Chap. II, § 1 et 2.
[16] IX, 32.
[17] Livre I, chap. III, § 2.
[18] Epist., IV, 93.
[19] OUVRAGES À CONSULTER. Hirschfeld, Die Häduer and Arverner. Voir § 3. Harold de Fontenay, Autun et ses monuments, avec un précis historique par Anatole de Charmasse, 1889. Jollois, Mémoire sur les antiquités gallo-romaines de Paris, Académie des Inscriptions, mémoires présentés par divers savants, 2e série, Antiquités de France, t. I, 1843. Lenoir, Statistique monumentale de Paris, 1867. Paris à travers les âges, Lutèce, 1882. Mowat, Remarques sur les inscriptions antiques de Paris, Bulletin épigraphique, 1881-1883. Quicherat, Mélanges d’archéologie et d’histoire, Antiquités celtiques, romaines et gallo-romaines, p. 440 et suiv., 1885. Bulletin de la Société de l’histoire de Paris, depuis 1874. Bulletin de la Société des amis des monuments parisiens, depuis 1885. Histoire générale de Paris. Topographie historique du vieux Paris, depuis 1888. Cochet, La Normandie souterraine, 2e édit., 1855. La Seine-Inférieure historique et archéologique, 2e édit., 1868. Répertoire archéologique du département de la Seine-inférieure, 1871. De la Borderie, Histoire de Bretagne, I, 1896. Maître, Géographie historique et descriptive de la Loire-Inférieure. Les villes disparues des Namnètes, 1893. Pour les autres monographies, voir les Notices du Corpus, XIII.
[20] Chap. II, § 1.
[21] Liv. II, chap. I, § 2.
[22] Panegyrici veteres. Incerti gratiarum actio Constantino Augusto, 6-8.
[23] Misopogon, 4.
[24] Chap. II, § 3.
[25] SOURCES. Pour les textes littéraires concernant la Germanie romaine, voir Risse, Das rheinische Germanien in der antiken Litteratur, 1892. La partie du tome XIII du Corpus qui doit contenir les inscriptions de la Belgique et des Germanies n’ayant pas encore paru, nous mentionnons les recueils suivants en nous contentant de renvoyer pour le reste aux périodiques cités en tête de la deuxième partie. Schuermans, Epigraphie romaine de la Belgique, Bulletin des commissions royales d’art et d’archéologie, 1891-1893. Vaillant, Notes boulonnaises, Epigraphie de la Morinie, 1890. Robert et Cagnat, Epigraphie gallo-romaine de la Moselle, 1873-1889. Mage-Werly, Monuments épigraphiques du Barrois, 1883. Schœpflin, Alsatia illustrata, 1751-1761, trad. franç. par Revenez, 1849-1852. Mowat, Inscriptions de la cité des Lingons, Revue archéologique, 1889-1890. Mommsen, Inscriptiones Confederationis helveticae, 1854. Brambach, Corpus inscriptionum rhenanarum, 1867. Hettner, Die römischen Steindenkmäler des Provinzialmuseums zu Trier, 1889. Becker, Die römischen Inschriften und Steinsculpturen des Museums der Stadt Maynz, avec suppléments par Keller, 1883 et 1887, et par Körber, 1897.
OUVRAGES À CONSULTER. Voir liv. I, chap. I, § 3. De Ring, Mémoire sur les établissements romains du Rhin et du Danube, 1852-1853. Hettner, Zur Kultur von Germanien und Gallia Belgica, Westdeutsche Zeitschrift, 1889. Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France, Bruxelles, 1895. Bequet, Les grands domaines et les villas de l’Entre Sambre et Meuse, sous l’Empire romain, Annales de la Société archéologique de Namur, 1893. Keiffer, Précis des découvertes archéologiques faites dans le grand-duché de Luxembourg, Revue archéologique, 1898. Hettner, Das römische Trier, Philologenversammlung in Trier, 1879. Castan, Le Champ de Mars de Vesontio, Revue archéologique, 1870. Vesontio, colonie romaine, ibid., 1877. Mommsen, Die Schweiz in römischer Zeit, 1854. Schweizer Nachstudien, Hermes, 1891. Burckhardt-Biedermann, Helvetien unter den Römern, 1886. Sur Mayence et sur les villes militaires : Bergk, Die Verfassang von Mainz in römischer Zeit, Westdeutsche Zeitschrift, 1882. Mommsen, Die römischen Lagerstädle, Hermes, 1873. Morel, Kornemann, Schulten, ouvr. cités, liv. I, chap. III, § 1. Schulten, Die Landegemeinden im römischen Reich, Philologus, 1894. Das territorium legionis, Hermes, 1894.
[26] Ausone, Treveri. Ordo nobiliam urbium.
[27] L’institution à Nyon d’un préfet pour combattre le brigandage (praefectus arcendis latrociniis) rentre dans ce système. Liv. I, chap. II, § 5.