DEUXIÈME PARTIE. — LA GAULE ROMAINE
[DERNIÈRE PÉRIODE DE L’HISTOIRE DE L’EMPIRE] LES hommes qui réorganisèrent l’État après les catastrophes du IIIe siècle fondaient sur cette réforme des espérances qui ne furent pas réalisées. Ils prolongèrent d’un siècle l’existence de l’Empire ; ils lui procurèrent quelques moments de répit. Mais ils ne réussirent ni à le guérir de ses maux ni à le faire durer. La période qui va s’ouvrir ne sera donc, à beaucoup d’égards, qu’une répétition de la précédente. Ce seront les mêmes invasions, mieux contenues sans doute et moins désastreuses jusqu’au jour où elles déborderont à nouveau pour tout engloutir, les mêmes luttes intestines, les mêmes tentatives d’usurpation de la part des généraux ambitieux et, en plus, le fléau des querelles théologiques déchirant la société chrétienne, avec les intrigues d’une cour tout orientale, tombée sous la domination des eunuques et en proie aux influences du sérail. [IMPORTANCE DU RÔLE DE LA GAULE] La part de la Gaule dans l’histoire de cette époque devient prépondérante. Les invasions, si funestes à la prospérité de ce pays, lui avaient été utiles du moins à d’autres égards. Dans la crise qui avait failli amener la dissolution de l’unité romaine, son rôle avait grandi. La hardiesse de son initiative, Ies services rendus à la cause de la civilisation, ce grand État qu’il avait formé et soutenu par ses seules ressources, tout cela l’avait mis hors de pair. Il apparaît maintenant comme la portion la plus vivante et comme l’arbitre de tout l’Occident. C’est là que se préparent les révolutions qui seront les événements décisifs de ce temps. De là partent Constantin pour abattre les autels du paganisme et Julien pour les relever. La Gaule est, dans la décadence universelle, le plus ferme rempart de l’Empire et, ainsi qu’on le verra plus loin, le foyer le plus intense de la culture latine. Ses soldats sont les derniers qui se battent sous les drapeaux romains. Ses rhéteurs, ses poètes représentent le dernier éclat d’une littérature épuisée. Jusqu’au bout elle garde sa foi dans les destinées de Rome. Elle croit à la ville éternelle la veille de sa chute. Son patriotisme n’exclut pas un sentiment très vif d’indépendance locale. Consciente de sa force et habituée à être la résidence des empereurs, elle en veut qui soient à elle et suivant son cœur. Elle les fait et les défait au gré de ses sympathies et de ses caprices, avec cette turbulence et cette versatilité qu’on a tant de fois reprochées à notre race. [MAXIMIEN. LES BAGAUDES] Lorsque Maximien prit possession, en 285, de son gouvernement, il trouva les provinces gauloises telles que les avait laissées un demi- siècle d’anarchie, les villes en ruines, les campagnes en friche, les Barbares insultant les frontières et, à l’intérieur, le pays ravagé par les Bagaudes. Il fallait, avant tout, en finir avec ces bandes. La clémence ramena les moins obstinés. Les autres se réfugièrent dans une presqu’île dessinée par la Marne, un peu au-dessus de son confluent avec la Seine, sur l’emplacement où s’éleva plus tard le monastère de Saint-Maur-les-Fossés, ainsi appelé en souvenir du canal creusé par les rebelles pour compléter la défense en rejoignant les circuits de la rivière. Leurs chefs, Aelianus et Amandus, ne craignaient pas de s’intituler César et Auguste. Maximien coupa court, par une attaque vigoureuse et une exécution impitoyable, à cette parodie de l’empire gaulois, mais le peuple n’oublia pas les deux aventuriers, et plus tard la légende, s’emparant de leur histoire, les transforma en victimes de la tyrannie et même en chrétiens (286)[2]. [CAMUSIUS] Ce danger était à peine écarté qu’un autre se leva. Un officier originaire de la cité ries Ménapiens, Marcus Aurelius Carausius, qui s’était distingué dans la campagne contre les Bagaudes et avait été préposé, pour cette raison, à la garde du littoral contre les pirates Francs et Saxons, se trouva convaincu d’avoir laissé libre cours à leurs déprédations, à cette seule fin de s’en attribuer le profit. Comme tant d’autres avant lui, pour échapper au châtiment, il se jeta dans la révolte, avec la flotte qui lui avait été confiée. Il débarqua en Bretagne, y prit le titre d’Auguste, puis repassant la mer, s’empara de Gesoriacum (Boulogne) dont il fit sa tête de pont sur le continent. Cette fois c’était un nouveau Postume qui s’annonçait. Carausius avait de son prédécesseur, non seulement l’ambition, mais aussi les talents. La différence, c’est qu’au lieu de repousser l’invasion, il semblait disposé à lui ouvrir les portes. Son dessein, en attendant mieux, était de fonder sur les deux rives de la Manche et de la mer du Nord un État mi-romain, mi-barbare et, somme toute, plus barbare que romain. Pendant prés de sept ans, de 286 à 293, il put s’imaginer y avoir réussi. Maximien était trop occupé sur le Rhin pour pousser la lutte à fond. Après un premier échec, en 289, il reconnut le fait accompli par un traité qui n’était ni glorieux pour Rome ni avantageux pour la Gaule. Car la Gaule était, pour une partie de sa subsistance, pour ses bestiaux et ses céréales, tributaire de la Bretagne et, bien que la circulation fût maintenant rétablie, il dépendait de l’usurpateur qu’elle fût d’un moment à l’autre suspendue. [GOUVERNEMENT DE CONSTANCE CHLORE] Cette impuissance manifeste ne fut pas une des moindres causes qui décidèrent Dioclétien à organiser la tétrarchie, en 293. L’Empire en reçut un accroissement de force qui se fit sentir aussitôt. L’année même de son élévation, Constance Chlore, nommé César des Gaules, mit le siège devant Gesoriacum et s’en rendit maître, après de gigantesques travaux. Sur ces entrefaites Carausius disparut, frappé par un de ses lieutenants, Allectus, qui se fit proclamer Auguste à sa place. La Bretagne, tombée dans un affreux désordre, appelait un libérateur. Mais ce fut seulement en 296 qu’une expédition préparée de longue main et habilement conduite la fit rentrer dans l’obéissance. La Gaule respira sous le gouvernement de Constance Chlore. Par une série de campagnes heureuses il rétablit la sécurité sur la frontière. Par son large esprit de tolérance il écarta de ses sujets les persécutions religieuses qui sévissaient alors sur tout l’Empire. Par son administration éclairée et bienfaisante il pansa les plaies restées ouvertes après tant de désastres. Son œuvre principale dans cet ordre, ou du moins la mieux connue parce qu’elle a été la plus célébrée, ce fut la restauration d’Autun et de ses écoles. Elles furent inaugurées en 296 ou 297, en grande cérémonie, s’eus la direction de l’illustre rhéteur Eumène, qui prononça à cette occasion un de ses plus éloquents discours. Constance y reçut les témoignages ampoulés mais sincères de la reconnaissance publique. Il aimait les Gaulois et il en était aimé. Passé Auguste en 303, en remplacement de Maximien, il n’alla pas comme ce dernier s’installer à Milan. Il laissa l’Italie à son César, Flavius Sévère, et se réserva le pays où mieux que partout ailleurs il se sentait chez lui. [GOUVERNEMENT DE CONSTANTIN] Il mourut en Bretagne, dans son palais d’Ebrodunum (York), toujours sur la brèche, à la suite d’une expédition contre les Pictes, le 25 juillet 306. Son fils Constantin l’avait rejoint quelques mois plus tôt. Il était suspect depuis le partage opéré à son détriment l’année précédente[3] et s’était échappé, non sans péril, de la cour de Galère. Les acclamations des soldats le réintégrèrent dans l’héritage paternel. Du rang d’Auguste où elles l’avaient élevé il dut, il est vrai, redescendre à celui de César, mais cette déchéance purement nominale n’enleva rien à son autorité réelle. Sous sa domination la Gaule vécut en paix, en dehors des conflits où s’effondrait le système de Dioclétien. C’est à peine si la tranquillité y fut troublée par l’ambition incorrigible de Maximien. Le vieil Empereur n’avait pu se résigner à son abdication. Repoussé partout, il finit par se réfugier auprès de Constantin, dont il avait fait son gendre et dont il sollicita l’appui (308). Il n’obtint qu’une hospitalité fastueuse dans le palais d’Arles, avec tous les honneurs mais sans aucun des droits de la souveraineté. Il essaya alors de soulever la Narbonnaise, fut pris à Marseille, pardonné, et au bout d’un an recommença ses intrigues que, cette fois, il paya de se vie (310). Il n’avait réussi qu’à affermir la popularité du César gaulois. La deuxième maison Flavienne était devenue, de ce côté des Alpes, comme une dynastie nationale. Vainqueur au pont Milvius en 312 et maître déjà de tout l’Occident, Constantin ne se détacha pas tout de suite de la Gaule. C’était de là, il le sentait bien, qu’il tirait sa force. Il y revint en 313, après avoir signé l’édit de Milan, et ne s’en éloigna qu’en 314, pour sa première campagne contre Licinius. Il v revint encore en 316. Nous pouvons le suivre alors à Trèves, à Vienne, à Arles, où naquit Constantin Il, le premier fils issu de son mariage avec Fausta, la fille de Maximien. Il n’y reparut plus ensuite qu’une fois, en 328, mais dès 320 nous l’y voyons représenté par son fils aîné Crispus, qu’il avait eu de sa concubine Minervina et qu’il avait proclamé César. Ce titre n’avait plus la même valeur qu’au temps de la tétrarchie. Crispus fut pour son père un lieutenant, non un collègue. Il s’acquitta de sa mission avec honneur et ne quitta son poste qu’en 323, pour prendre part à la deuxième guerre contre Licinius. Vers 332, le gouvernement de la Gaule fut confié à Constance, le fils cadet de Fausta. Constance lui-même fut remplacé en 335 par son aîné Constantin II. [LES FILS DE CONSTANTIN] Constantin mourut le 22 mai 337. Il laissait trois fils, Constantin II, Constance et Constant. Leur premier acte fut un massacre où périt tout ce qui pouvait leur faire ombrage dans leur famille. Puis ils se partagèrent l’Empire en 338. Constantin II garda la Gaule, où il était né, avec ses annexes, la Bretagne et l’Espagne. Constance eut l’Orient, Constant l’Italie, l’Illyrie, la Grèce, l’Afrique. La guerre éclata deux ans après entre l’Auguste de la Gaule et son voisin. Constantin fut battu à Aquilée et tué (340). La Gaule passa sous l’autorité de Constant. [CONSTANT ET MAGNENCE] Il la gouvernait depuis dix ans quand il fut renversé par une de ces conspirations militaires si fréquentes au IIIe siècle et dont le retour menaçant annonçait de nouvelles catastrophes. Le choix des conjurés s’était porté sur un officier d’origine germanique, fils de lètes ou lète lui-même, Magnus Magnentius. Au jour convenu, il se montra revêtu de la pourpre dans un repas qui réunissait à Autun les principaux chefs de l’armée et fut salué Auguste par les convives. Constant chassait pendant ce temps dans les vastes forêts qui environnaient la ville. Il s’enfuit, traversa au galop toute la distance qui le séparait des Pyrénées et, au moment où il allait les franchir, tomba, dans la petite ville d’Helena (Elne), l’antique Illiberis, sous les coups des assassins lancés à sa poursuite. Magnence fut reconnu, non seulement en Gaule, mais dans tous les pays qui avaient dépendu de Constant. Il ne rencontra de résistance qu’en Italie, à Rome, où un neveu du grand Constantin, Népotianus, essaya de faire valoir les droits de sa famille, et en Illyrie, où l’armée danubienne, toujours jalouse des troupes rhénanes, lui opposa son général Vétranion. La tentative de Népotianus fut noyée dans des flots de sang, et Magnence resta maître de tout l’Occident, sauf l’Illyrie où d’ailleurs Vétranion ne tarda pas à abdiquer sa souveraineté pour se rallier à l’empereur de Constantinople, Constance (350). [CONSTANCE ET MAGNENCE] Constance était peu sympathique aux nations latines. Il appartenait à l’Orient par ses goûts et ses vices. De plus il était arien, et à cette époque où les questions politiques et religieuses étaient étroitement liées, la haine de l’arianisme était une des formes par où se manifestait l’antagonisme de l’Occident contre l’Orient. Bien que très peu chrétien lui-même, Magnence exploita ce sentiment. Il ne négligea pas non plus les avances aux païens. L’armée le suivit par point d’honneur, gagnée aussi par ses largesses. Il avait ce qu’il faut pour entraîner le soldat, une éloquence naturelle, une belle prestance, des allures militaires. La bataille eut lieu à Mursa, dans la Pannonie, sur la Drave (351). Ce fut la plus meurtrière du siècle. Magnence, accablé sous les forces réunies de Vétranion et de Constance, pût échapper néanmoins à son vainqueur épuisé. Il résista deux ans dans les Alpes Juliennes et Cottiennes, puis se jeta dans Lyon oh il se tua, après avoir tué sa mère et laissé pour mort son plus jeune frère Désidérius, qu’il avait fait César. Désidérius survécut à ses blessures et fit sa soumission. Un autre frère de Magnence, qu’il avait revêtu du même titre et commis à la garde du Rhin, Décentius, montra plus de courage. Il transporta son quartier général à Sens, essaya d’y ranimer la lutte et, voyant tout perdu, s’étrangla (335). [GOUVERNEMENT DE CONSTANCE] Constance était cruel. Il avait lancé de Lyon un édit d’amnistie, conçu en termes équivoques qui ne l’engageaient à rien. Un régime de terreur pesa sur la Gaule. Pendant ce temps il faisait à Arles une entrée solennelle, avec un appareil destiné à frapper les imaginations. Il y séjourna plusieurs mois, puis, après une campagne contre les Alamans, il retourna en Italie (354). L’ère des pronunciamientos était rouverte. Ils recommencèrent en 355 avec le maître de l’infanterie, le Franc Silvanus, brave soldat qu’une intrigue de cour précipita malgré lui dans cette aventure et qui finit par trahir pour avoir été faussement accusé de trahison. Sa tentative fut d’ailleurs vite réprimée. Elle le fut au moyen d’une nouvelle perfidie. Un officier lui fut dépêché avec mission de capter sa confiance et d’en profiter pour soulever ses partisans contre lui. Le malheureux périt à Cologne, victime de ces machinations, frappé par les mêmes mains qui venaient de le couronner. Son règne avait duré tout juste vingt-huit jours. Le souvenir de Constantin était vivant encore dans les cœurs. Il protégeait Constance contre les usurpateurs barbares. Mais il ne le sauva pas quand il rencontra dans sa propre famille un rival tel que Julien. [JULIEN] Il n’avait pas d’enfants et sentait le besoin de s’assurer un collaborateur et un héritier. De la maison Flavienne, décimée par tant de meurtres, il restait deux rejetons, deux neveux de Constantin, oubliés, grâce à leur jeunesse, dans la boucherie de 337. Avant de marcher contre Magnence en 351, il avait préposé à l’Orient l’aîné, Gallus. L’expérience tourna mal. Trois ans plus tard, Gallus fut livré au bourreau. Le cadet, Julien, resta suspect, mais la révolte de Silvanus survint et servit de leçon. La succession vacante, les Gaulois sans empereur, ce double danger leva les hésitations de Constance. Julien, proclamé César à la fin de 355, fit son entrée à Vienne dans les premiers jours de 356. [ÉTAT DE LA GAULE] Il trouva la Gaule dans un état presque désespéré. Les guerres intérieures avaient une fois encore produit leur résultat ordinaire, et d’autant plus aisément que Constance, pour opérer une diversion contre Magnence, n’avait pas craint de faire appel aux Barbares. La révolte de Silvanus avait achevé de désorganiser la défense. Alamans et Francs s’étaient répandus sur la rive gauche du Rhin. Quarante-cinq places fortes, parmi lesquelles on comptait des villes comme Cologne, Mayence, Worms, Strasbourg, étaient tombées entre leurs mains[4]. Ils s’installaient dans leurs conquêtes, se prévalant des promesses de l’Empereur comme d’un titre de propriété. L’armée romaine, dépourvue de direction, luttait péniblement sur la Seine et la Marne et se montrait impuissante à couvrir les régions du Centre. Il avait suffi de quelques années pour anéantir l’œuvre de Constance Chlore et de Constantin. [CAMPAGNES ET GOUVERNEMENT DE JULIEN] Julien ne se faisait pas illusion sur les motifs qui avaient décidé Constance. Il sentait qu’il était envoyé aux Gaulois, non pour les gouverner effectivement, mais pour flatter leur orgueil en leur exhibant dans sa personne un représentant de la dynastie et, comme il disait lui-même avec amertume, un mannequin à figure impériale. Sans pouvoirs nettement définis, il se trouva aux prises avec des fonctionnaires et des généraux jaloux de leur autorité et qui, en le contrecarrant, croyaient, non sans raison, faire leur cour à l’Empereur. Il n’avait d’ailleurs nulle expérience de la politique et de la guerre. Il ne semblait même pas en avoir le goût. Sa jeunesse s’était passée dans les écoles, et rien ne l’avait préparé pour la rude tâche qui venait s’offrir à lui. Mais son intelligence et sa volonté s’étaient trempées dans les années de contrainte et de persécution et, sans qu’il s’en doutât, les instincts militaires de sa race sommeillaient au fond de son âme. De ce lettré, de ce philosophe, les circonstances firent tout à coup, sans transition, un vigoureux général et un administrateur accompli. Parti de Vienne en juin 356, il commence par débloquer Autun, puis, hardiment, à la tête de sa petite troupe, à travers Ies bandes qui le harcèlent à chaque pas, il précipite sa marche sur Reims où l’attend le gros de l’armée, concentré sous les ordres de Marcellus, le maître de la cavalerie. De là il franchit les Vosges, balaye l’ennemi depuis Strasbourg jusqu’à Cologne et finalement reprend possession de cette ville, en septembre. Ce brillant début ne terminait rien. Il s’en rendait compte et put s’en convaincre mieux encore l’hiver suivant quand, cerné à l’improviste par une masse d’Alamans dans la ville de Sens et réduit à une poignée de combattants, grâce à l’inertie coupable de Marcellus, il ne dut son salut qu’à la valeur de la garnison et à la lassitude des assiégeants. Pour 357 il imagina un plan nouveau. Il s’agissait de refouler les Barbares entre deux divisions, l’une manœuvrant en Belgique, l’autre amenée de la Rétie. La combinaison ne réussit qu’à moitié par la faute du maître de l’infanterie Barbation. Avec des forces plus que suffisantes pour leur barrer le passage, il laissa échapper les pillards qui, de Lyon, s’étaient rabattus vers BAle. Ce fut le même Barbation dont la mauvaise volonté arrêta Julien sur le Rhin en lui refusant les moyens de traverser le fleuve. Les Alamans reprirent courage. Leur armée, la plus puissante qu’ils eussent jamais réunie, se déploya dans la plaine de Strasbourg. Cette fois Julien commandait seul. Sa victoire fut complète et décisive (août 359). Il ne se relâcha pas pour cela de sa vigilance. Pendant les trois années qu’il passa encore dans la Gaule, il ne manqua pas un seul printemps de reprendre la campagne. Mais ces expéditions, dirigées pour la plupart contre les Francs, ne furent plus que des opérations de second ordre. Libre désormais de tout souci grave en ce qui concernait la frontière, il put appliquer le meilleur de ses soins à l’administration intérieure. Le point douloureux de ce côté c’était l’énormité de l’impôt, due surtout aux vices de la perception. II déclara aux prévaricateurs une guerre acharnée et le soulagement qu’au prix d’efforts opiniâtres il procura à son peuple ne fut pas le moins beau de ses succès, ni le moins chaudement disputé[5]. [JULIEN À PARIS] Le gouvernement de Julien marque, à d’autres égards, une date dans notre histoire. C’est le moment où Paris sort de son obscurité et commence à jouer le rôle d’une capitale. Ce qui lui vaut ce privilège, ce ne sont pas seulement les avantages de en position stratégique, à égale distance de la Germanie et de la Bretagne, à l’issue des vallées qui conduisent au Rhin supérieur et inférieur, assez prés de l’ennemi pour ne pas le perdre de vue, assez loin pour n’avoir pas à redouter un coup de main. Julien avait pour ce séjour un goût personnel très vif. Plus tard, à l’autre extrémité du monde romain, sa pensée se reportait avec délices vers sa chère Lutèce. Il nous a décrit lui-même la vie qu’il y menait, dans ce beau palais des Thermes où il avait établi sa demeure. C’est là qu’il venait se reposer, entre deux campagnes, le jour consacré aux affaires, la nuit à la lecture et à la méditation. Et c’est là qu’il fut proclamé Auguste. [JULIEN EMPEREUR] Il avait fini par s’imposer à Constance comme à son propre entourage. S’il gardait le préfet du prétoire Florentius, il s’était débarrassé de Marcellus et de Barbation. Mais de plus en plus sa renommée grandissante alarmait l’Ame ombrageuse de l’Empereur. Il commença par lui enlever le plus cher de ses confidents, le Gaulois Salluste, puis il lui réclama, pour l’employer en Orient, la moitié et l’élite de son armée. La mesure était justifiée par les nécessités de la guerre contre les Perses. Mais elle compromettait la sûreté de la Gaule et elle mécontentait profondément les soldats. Ils étaient presque tous Gaulois de naissance ou d’adoption, et la plupart des auxiliaires ne s’étaient engagés qu’à la condition de ne pas servir au delà des Alpes. Julien, néanmoins, se disposa à obéir et, pour assurer l’exécution du rescrit impérial, il demanda que les troupes fussent emmenées par un autre chemin que Paris, où la vue de leur général ne pouvait manquer de renouveler leurs regrets et de provoquer une explosion. On n’en fit rien et ce qu’il avait prévu arriva : une révolte éclata. Les cris Julien Auguste retentirent autour du palais. Ils retentirent vainement toute la nuit. Les ennemis de l’Apostat ont nié la sincérité de sa résistance. Ses partisans l’ont affirmée non moins énergiquement. Bon gré mal gré il céda le lendemain et revêtit la pourpre (mai 360). [POPULARITÉ DE JULIEN EN GAULE] La Gaule s’était éprise du jeune héros. Il était Grec, savait à peine le latin et ce pouvait être pour lui, ce fut même en quelques occasions un sujet de préventions défavorables. Mais il n’avait rien des allures qui caractérisaient la cour de Constantinople. Il vivait simplement, sans faste, sans morgue, comme un disciple de Marc Aurèle, non comme un monarque de l’Orient. Les païens attendaient de ses dispositions bien connues la restauration de leur culte. Les chrétiens, qu’il n’avait pas encore scandalisés par son abjuration, se louaient de ses procédés envers les évêques orthodoxes, et d’ailleurs, entre un prince hostile au christianisme et un fauteur de l’hérésie arienne, beaucoup n’hésitaient pas. Chrétiens et païens s’accordaient pour reconnaître en lui un sauveur. L’éclat de ses services ressortait par le contraste avec Constance. C’était Constance qui, pour occuper Magnence, avait déchaîné l’invasion. Maintenant encore il essayait de détourner l’orage par une deuxième trahison. On avait les preuves. On tenait les lettres qui établissaient sa complicité avec les Barbares. Des griefs plus anciens s’ajoutaient à ceux-là. Les partisans de Magnence échappés aux proscriptions accouraient sous les drapeaux. Le sang des autres criait vengeance. Pour ces raisons diverses, l’élan fut unanime. Les villes fournirent des subsides. L’armée, qui avait refusé de s’éloigner pour combattre sous l’Empereur, s’ébranla, avec un joyeux empressement, pour soutenir son rival. La frontière fut dégarnie, mais il semblait que le nom de Julien dût suffire pour la protéger, et tant qu’il vécut, tant qu’il régna, c’est-à-dire pendant trois ans, cette confiance se trouva justifiée. [VALENTINIEN] Le danger reparut quand on apprit sa fin et, comme conséquence, la victoire des Perses (juin 363). Jovien, proclamé sur le champ de bataille, dans le désarroi de la défaite, n’eut que le temps de signer la paix la plus désastreuse que Rome eût acceptée depuis longtemps. Valentinien, qui lui succéda au bout de huit mois (février 364), laissa l’Orient à son frère Valens et prit pour lui l’Occident. Pendant dix ans il ne quitta pas la Gaule, tantôt combattant les Barbares, tantôt les surveillant de Trèves, de Reims ou de Paris. C’était un homme dur, violent, cruel au besoin, impitoyable quand l’intérêt public entrait en jeu, somme toute un fidèle et vaillant serviteur de l’État. Il trouva les Alamans sur la Marne, les battit aux environs de Châlons, puis, reprenant l’offensive, les ramena dans leur pays, dans le massif de la Forêt-Noire, où il leur infligea un nouvel échec. Les aigles se montrèrent encore une fois dans ces champs Décumates où la civilisation romaine s’était implantée jadis et qu’elle avait abandonnés depuis un siècle. Mais le temps était passé où l’on pouvait songer à dépasser la ligne du Rhin. Valentinien le comprit. Il se contenta d’assurer la défense du fleuve par un ensemble de travaux si bien conçus qu’ils abritèrent la Gaule pendant quarante ans, jusqu’à la grande invasion de 406. Tranquillisé de ce côté, il se tourna vers les provinces danubiennes. La mort l’y surprit en novembre 373. [GRATIEN] Le 24 août 367, relevant de maladie à Amiens, il avait présenté à l’armée et nommé Auguste, sans le faire passer par le grade de César, son fils Gratien, alors âgé de huit ans, et qui maintenant lui succédait, n’en comptant pas plus de dix-sept. Gratien avait un frère plus jeune, issu d’un autre lit, appelé Valentinien comme son père. Il lui céda l’Italie, l’Illyrie et l’Afrique. Valentinien II n’était qu’un enfant de quatre ans, placé sous la tutelle de sa mère, l’impératrice Justine, et sous l’autorité effective de son aîné. Gratien restait donc, bien que réduit à la Gaule, à la Bretagne, à l’Espagne, le maître de l’Occident. Il le devint de l’Orient en 378, quand son oncle Valens eut été tué dans la bataille d’Andrinople, perdue contre les Goths. Mais il jugea avec raison ce nouveau fardeau trop lourd et s’en déchargea sur Théodose (379). Le règne de Gratien s’était ouvert sous les plus heureux auspices. Le jeune Empereur séduisait par le charme de sa personne, les grâces de son esprit, la bonté de son cœur. Élève d’Ausone et d’Ambroise, il joignait à un goût très vif pour les lettres profanes un zèle ardent pour la foi, sans toutefois le pousser jusqu’à la persécution. Les talents militaires ne manquaient pas non plus à ce fils de Valentinien. Sa campagne contre les Alamans en 378 fut menée avec vigueur et terminée par une victoire brillante aux environs de Colmar, à Argentaria. Malheureusement son père ne lui avait rien légué de ses plus solides qualités, la force de volonté, l’application au travail. Quand on le vit tout entier à ses plaisirs, sacrifiant à des distractions frivoles, à sa passion pour la chasse et le cirque, ses devoirs de souverain et l’argent de ses sujets, l’enthousiasme s’éteignit et fit place à une désaffection croissante. Cela n’eût pas suffi pour amener une révolution. Les révolutions se faisaient par l’armée, mais l’armée de son côté, ou du moins une fraction de l’armée avait des sujets de plainte. L’antagonisme entre les officiers de nationalité romaine et les chefs barbares était une cause de graves difficultés. Gratien rendit le conflit plus aigu par sa prédilection pour ces derniers. [USURPATION DE MAXIME] La révolte, favorisée par la distance, partit de la Bretagne (383). Maxime, qui commandait dans cette île, s’y fit proclamer Auguste et passa avec ses troupes sur le continent. La rencontre eut lieu devant Paris ; c’est à peine s’il y eut combat. Gratien, appauvri par ses dilapidations, était désarmé devant les largesses de son rival. Il s’enfuit abandonné de tous et voyant toutes les villes se fermer à son approche. Un traître lui ouvrit les portes de Lyon, pour l’assassiner. Il avait vingt-quatre ans (25 août 383). Il semblait que le Clergé dût lui rester fidèle, en reconnaissance de ses bienfaits. Maxime le gagna en affichant des opinions orthodoxes par opposition aux tendances ariennes de Valentinien II et de Justine. En même temps il cherchait à s’assurer les sympathies des païens de Rome. Ce double jeu lui réussit quelque temps. Valentinien II, pris entre les païens et les orthodoxes, sollicita la paix. Théodose était trop occupé chez lui pour hâter les événements. Tous deux reconnurent le titre d’Auguste à l’usurpateur et à son fils. En 387 Maxime crut le moment venu. Il brusqua l’attaque et se jeta sur l’Italie. Valentinien II et sa mère se réfugièrent auprès de Théodose qui cette fois ne put plus reculer. La guerre se concentra dans les Alpes Juliennes et Carniques, sur la même ligne où s’étaient heurtées les armées de Magnence et de Constance. Battu à plusieurs reprises, Maxime fut livré au vainqueur par ses propres soldats et décapité (27 août 388). [VALENTINIEN II ET THÉODOSE] Les États de Valentinien II se trouvèrent doublés. Mais il avait dix-sept ans, et il ne pouvait être que le pupille de son tout-puissant collègue. Les deux empereurs se séparèrent en 391. Théodose retourna à Constantinople. Valentinien se transporta à Trèves où l’appelaient de nouvelles menaces d’invasion. Le commandant de l’armée gallo-romaine était Arbogast, bon général, très dévoué à l’Empire, bien que Franc de naissance, adoré de ses troupes, le vrai maître par le fait, et qui entendait le rester et ne s’en cachait pas. Pour s’être plié, avec une docilité quasi monastique, à la pratique des plus austères vertus chrétiennes, Valentinien n’avait pas abdiqué la fierté de son nom ni renoncé à régner. Il essaya de secouer le joug. Trèves ne lui offrant pas un asile assez sûr, il se rendit ou s’enfuit à Vienne, plus à portée de l’Italie et de ses amis. Son tyran l’y suivit. Une scène d’une extrême violence éclata dans cette ville. Quelques jours après on trouva le malheureux enfant pendu à un arbre. Arbogast se défendit d’être l’auteur de cette mort et l’attribua à un suicide (mai 392). [USURPATION D’EUGÈNE] Il ne voulut pas du titre d’Auguste que peut-être il n’avait jamais convoité. II en gratifia le rhéteur Eugène, lui laissant l’apparence du pouvoir et s’en réservant la réalité. Ils étaient païens tous les deux. Leur avènement fut le signal d’une réaction où le paganisme ramassa toutes ses forces pour un suprême combat. Les païens de Rome répondirent à l’appel parti de la Gaule. Le pieux Théodose, de son côté, marcha à cette guerre comme à une guerre sainte. La bataille se livra encore à l’entrée de l’Italie, non loin d’Aquilée, au bord d’une petite rivière appelée la Froide. Eugène, fait prisonnier, subit le même sort que Maxime. Arbogast, plus heureux, put échapper aux poursuites et se tuer (6 septembre 394). [VICTOIRE ET MORT DE THÉODOSE] Théodose ne survécut à sa victoire que quelques mois. Il mourut à Milan le 17 janvier 396. Les divisions introduites dans la succession des faits historiques sont toujours plus ou moins artificielles. Ce n’est pourtant pas sans certaines raisons qu’on a placé à cette date la fin des temps antiques. Le christianisme l’emportait définitivement. L’unité de l’Empire, rétablie une dernière fois par le dernier des grands empereurs, se trouva brisée pour toujours après sa mort. L’effondrement même de l’Empire commença sous ses deux successeurs. De son palais de Ravenne, Honorius put assister à la prise de Rome et à la fondation du premier royaume barbare en deçà du Rhin. Nous sommes donc autorisés à clore ici l’histoire de la Gaule sous la domination romaine. |
[1] SOURCES. Voir chap. I, § 1 et 2, et livre III, chap. II, § 2. Origo Constantini imperatoris, morceau connu sous le nom d’Anonymus Valesianus (édité dans les Monumenta Germaniae historica, IX, 1). Lactance, De mortibus persecutorum. Ammien Marcellin, livres XIV-XXXI, de 353 à 378. Julien, notamment l’Épître au Sénat et au peuple d’Athènes et le Misopogon. Libanius, notamment le Panégyrique et l’Oraison funèbre de Julien. Eunapios de Sardes, Histoires ecclésiastiques d’Eusèbe de Césarée, de Sozomène, de Philostorgos, de Socrate (Cougny, V). Chronique d’Eusèbe de Césarée, traduite et continuée par saint Jérôme.
OUVRAGES À CONSULTER. Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, Trad. de l’anglais par Guizot, 1812. Nouvelle édition anglaise par Bury, 1897. Seeck, Geschichte des Untergangs der antiken Welt, I, 1895, 2e édit. en 1897. Broglie, L’Église et l’Empire romain au IVe siècle, 1856-1866. Preuss, Kaiser Diocletian und seine Zeit, 1869. Burckhardt, Die Zeit Constantin’s des Grossen, 2e édit., 1880. Macke, Flavius Claudius Julianus, 1867. Koch, Julian der Abtrünnige, Jahrbücher für classische Philologie, 1899. Richter, Das Weströmische Reich besonders unter den Kaisern Gratian, Valentinian II und Maximus, 1865. Güldenpenning und Iffiand, Der Kaiser Theodosius der Grosse, 1878. Sievers, Studien zur Geschichte der Römischen Kaiser, 1870, p. 304 et suiv. L’histoire des campagnes de Julien et la question du terrain de la bataille de Strasbourg ont donné lieu à de nombreux travaux. Voir Revue historique, 1895, II, p. 147, et III, p. 373.
[2] Vie de saint Babolin, Dom Bouquet, III, p. 568-569.
[3] Chap. II, § 1.
[4] Zosime, III, 1. Ammien Marcellin, XV, 8 ; XVI, 2. Ammien cite encore Brocomagus (Brumath), Tabernae (Saverne), Saliso (Selz). On peut ajouter Besançon dont le Champ de Mars fut ruiné à cette époque, comme il parait résulter de ce fait que dans les décombres on n’a pas rencontré de monnaies postérieures à Magnence. Castan, Le Champ de Mars de Vesontio, Revue archéologique, 1870.
[5] Chap. II, § 2.