PREMIÈRE PARTIE. — LES ORIGINES - LA GAULE INDÉPENDANTE - LA CONQUÊTE ROMAINE
I. - LA CONQUÊTE ET L’ORGANISATION DE LA PROVINCE TRANSALPINE (154-58 AV. J.-C.)[1] [LES CELTES ET MARSEILLE] LES bons rapports établis entre les Celtes et les Grecs furent particulièrement avantageux pour Marseille. Les Celtes, devenus les maîtres de l’Espagne, débarrassèrent les Massaliotes de la concurrence carthaginoise et leur laissèrent le champ libre de Gibraltar aux Pyrénées. Ils s’interdirent toute extension vers le littoral méditerranéen, comme ils s’étaient abstenus antérieurement d’envahir le bassin du Rhône. Leur concours rendit possibles les voyages de Pythéas. L’invasion celtique en Italie n’eut pas des résultats moins heureux. Les Étrusques furent dépossédés des routes commerciales ouvertes entre le Rhin et l’Adriatique. Les trafiquants de Marseille s’en emparèrent. Leurs monnaies se répandirent dans la plaine du Pô, dans le Tyrol italien, dans le sud de la Suisse. On a vu comment cette entente fut rompue dans le cours du IIIe siècle av. J.-C.[2] Elle fut rompue en Occident comme en Orient. Le bassin rhodanien fut envahi comme la Péninsule Hellénique. Un autre danger se levait pour les Massaliotes. Refoulés au Nord par l’invasion celtique, ils l’étaient au Sud par le réveil menaçant de la puissance carthaginoise. Leurs colonies en Espagne tombaient l’une après l’autre sous les coups d’Amilcar et d’Asdrubal (236-220). Pour surmonter ces difficultés, il leur fallait plus que jamais l’appui de Rome. Ainsi se resserra entre les deux cités l’alliance qui devait aboutir finalement à la sujétion de la plus faible et à la conquête de la Gaule. [LA DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE] La deuxième guerre punique (218-201) mit à l’épreuve le dévouement de Marseille et, pour la première fois, appela sérieusement l’attention de Rome sur les Gaulois Transalpins. Parmi les raisons qui déterminèrent Annibal à prendre la voie de terre pour pénétrer en Italie, on doit compter l’hostilité de Marseille et la puissance de sa marine. Une défaite navale pouvait faire échouer l’entreprise à ses débuts. La marche à travers la Gaule et les Alpes lui parut, malgré les obstacles semés sur la route, le parti le plus sûr. Il franchit les Pyrénées au col de Perthus, dans l’été de 218, et suivit le littoral sans rencontrer de résistance, au milieu de populations gagnées d’avance par l’or punique. Il n’en fut plus de même sur le Rhône. Il se trouvait là dans la zone où dominait l’influence de Marseille. Les Massaliotes avaient averti le Sénat. Ils reçurent dans leur port l’armée de Scipion pendant qu’à leur instigation un corps de Volsques Arécomiques se massait sur la rive gauche du fleuve. Annibal néanmoins opéra le passage entre l’Eygues et la Sorgue, dans un endroit qu’on appelle aujourd’hui l’Ardoise ; mais, au lieu de se porter contre les Romains, il se déroba. Les Massaliotes, dont l’attitude pesa encore une fois sur ses résolutions, lui interdisaient la route côtière, et d’ailleurs pour tomber au milieu des Gaulois Cisalpins, il lui fallait se diriger plus au Nord. Il remonta le Rhône et, par la vallée de l’Isère, s’enfonça au cœur du pays des Allobroges. Deux prétendants s’y disputaient le pouvoir. L’un d’eux, qu’il favorisa, lui ayant fourni des vivres, il s’engagea dans la vallée du Drac, où les Caturiges essayèrent en vain de lui barrer le chemin. A travers des difficultés inouïes, vainqueur des hommes et de la nature, il gagna enfin par la Haute-Durance le col du Mont-Genèvre et de là descendit sur le Pô. Le danger s’était éloigné de Marseille et le sort de la guerre se jouait dorénavant sur un autre théâtre. Mais le rôle des Massaliotes n’était pas terminé. Ils continuèrent leurs bons offices en procurant le transport des légions en Espagne, quand l’Espagne fut devenue pour les Romains un champ de bataille non moins important que l’Italie[3]. [MARSEILLE APRÈS LA CHUTE DE CARTHAGE] La défaite de Carthage en 201 et sa chute définitive en 146 livrèrent à Marseille tout le trafic de l’Occident. Mais l’équilibre fut rompu entre la ville phocéenne et sa trop puissante alliée. Le même fait qui porta à son comble la prospérité des Massaliotes fut donc celui qui inaugura l’ère de leur déchéance. Ils ne s’en aperçurent pas ou s’en soucièrent peu. Le protectorat de Rome servait leurs intérêts et ne blessait pas leur fierté. En les dispensant de pourvoir eux-mêmes à leur sûreté il les laissait tout entiers à leur vraie vocation, qui était le commerce. Ils avaient fait la guerre autrefois avec vigueur, parce qu’il le fallait. Ils la désapprirent au point de ne plus savoir repousser les insultes de leurs voisins. [INTERVENTION DE ROME AU DELÀ DES ALPES] En 154 les Oxybes et les Déciates, deux peuples ligures à l’ouest du Var, se jetèrent sur les villes d’Antibes et de Nice. Ils allaient s’en emparer, quand le Sénat, à la requête des Massaliotes, envoya contre eux le consul Opimius. Il ne conserva rien du territoire conquis par ce dernier. Il le céda aux Massaliotes avec les avantages et les charges du cadeau. Tout ce qu’il leur demandait, c’était de garder la route d’Espagne, et il espérait encore qu’ils suffiraient à cette tâche. En 126 les doléances de Marseille furent motivées par les incursions des Salluviens. Mais cette fois un autre esprit animait les conseils de la république romaine. Un parti s’était formé qui embrassait dans ses projets de réforme la politique intérieure et extérieure. Un des articles de son programme était l’expansion au dehors, la colonisation lointaine, au delà des mers. Il cherchait dans ce mouvement un dérivatif au paupérisme, un remède aux maux dont souffraient Rome et l’Italie. Il rêvait la diffusion de la civilisation latine, l’élargissement progressif de la cité. Ce parti venait de succomber avec le premier des Gracques, mais il allait revenir plus fort et plus sûr de lui avec le second, et en attendant il avait des représentants aux affaires. Le consul désigné, au moment où se produisit la requête des Massaliotes, était M. Fulvius Flaccus, un de ses plus chauds adhérents. Ce fut lui qui ouvrit la campagne dans la vallée du Rhône. Par sa proximité comme par sa fécondité naturelle, ce pays lui offrait, pour l’application de ses idées, un champ magnifique. [GUERRE CONTRE LES ARVERNES] Le détail de ces guerres est mal connu. Fulvius Flaccus battit en 125 les Ligures de la côte, les Salluviens, les Voconces. Son successeur, Sextius Calvinus, acheva la défaite de ces peuples en 124. Mais les Voconces étaient les voisins des Allobroges. Les Allobroges étaient eux-mêmes les clients des Arvernes, dont les sentiments hostiles à Rome s’étaient manifestés déjà, lors de la deuxième guerre punique, par les secours fournis à Asdrubal en 207. Contre tous ces ennemis le Sénat chercha des alliés. Il en trouva naturellement chez les rivaux des Arvernes. C’est alors que furent échangées, pour la première fois, avec les Éduens, ces promesses d’amitié qui devaient être si funestes à l’indépendance de la Gaule[4]. Soutenus par cet appui, les généraux romains se résolurent à l’attaque. L’asile accordé par les Allobroges au roi Voconce, leurs déprédations sur le territoire des Éduens servirent de prétextes. C’était l’époque où la puissance des Arvernes avait atteint son apogée. Leur roi Bituit franchit le Rhône avec une très forte armée. Le Sénat, de son côté, expédia, à l’aide du consulaire Domitius Ahenobarbus, Q. Fabius Maximus, le consul de l’année, le petit-fils du vainqueur de Pydna. Les légions n’en étaient pas moins fort inférieures en nombre, mais on vit, dés ce premier choc, ce que pouvaient la discipline et la tactique. Les batailles de Vindalium, au confluent de la Sorgue et du Rhône, et de l’Isara, au confluent du même fleuve et de l’Isère, aboutirent à l’écrasement des Gaulois (121). Bituit, dont on s’empara par trahison, fut transporté à Rome. Il figura dans le cortège triomphal, sur son char d’argent, avec ses armes brillantes et multicolores, tel qu’il avait paru dans les combats. [ORGANISATION DE LA PROVINCE TRANSALPINE] Une province, dite de la Gaule transalpine, fut formée, à quelle date, on ne sait au juste, mais très certainement peu après les victoires de Domitius et de Fabius. Les Arvernes restèrent en dehors, mais on réduisit en sujétion plusieurs des peuples qui, à titre de clients, avaient combattu dans leurs rangs, les Allobroges, les Helviens, les Arécomiques. Il en fut de même des Voconces, des Salluviens, des Ligures. Ces acquisitions, bien que considérables, ne parurent pas suffisantes. Le but essentiel de la guerre était manqué si les communications avec l’Espagne n’étaient assurées une bonne fois jusqu’aux Pyrénées. Le premier soin de Domitius, resté en Gaule comme proconsul après le départ de Fabius, avait été de reconstruire plus solidement la route suivie par Annibal, entre le col de Perthus et la ville d’Arles. Elle prit à partir de ce moment le nom de voie Domitienne qu’elle devait garder. Il s’agissait maintenant de la couvrir sur son flanc droit, du seul côté où elle parfit encore menacée. Telle fut la raison qui décida l’annexion des Volsques Tectosages et d’une partie des Rutknes. La frontière, reculée ainsi à l’Ouest, revenait de là vers les Cévennes pour rejoindre le Rhône à son confluent avec la Saône et le remonter jusqu’à sa sortie du Léman. Elle suivait ensuite la ligne des Alpes jusqu’au Var et à la mer. On comprend d’ailleurs que le tracé en fût mal réglé dans cette dernière région. Les hautes vallées alpestres, sur l’un et l’autre versant, étaient à peine explorées. La plupart n’avaient pas reçu et ne devaient pas recevoir de sitôt la visite des soldats romains. Le régime imposé à cette vaste contrée ne fut pas uniforme. Dés ses premiers pas dans la voie des conquêtes, Rome avait imaginé pour les peuples soumis par ses armes une hiérarchie qui lui permettait de proportionner ses exigences ou ses faveurs à la bonne volonté de chacun et qui, en outre, lui offrait cet avantage de créer, dans la dépendance commune, une diversité d’intérêts utile au maintien de sa domination. [PEUPLES ALLIÉS] Les États les plus favorisés étaient les États alliés ou fédérés. Ils conservaient leur gouvernement, la propriété de leur sol, avec l’exemption de l’impôt foncier pour conséquence. En retour ils étaient astreints à des prestations en nature, à des subsides en hommes, en navires, en argent. Ils abdiquaient toute initiative en fait de politique étrangère. Ils s’inclinaient en toute occasion devant la majesté, c’est-à-dire devant l’autorité suprême du peuple romain. [MARSEILLE] Il faut mettre à part, dans cette catégorie, les amis de la première heure, les Massaliotes. Ils avaient applaudi et contribué, dans la mesure de leurs forces, aux victoires de Rome. Ils méritaient d’en recueillir le bénéfice. A deux reprises déjà, après l’expédition d’Opimius (154) et celle de Sextius (124), leur domaine et leurs revenus s’étaient arrondis aux dépens de leurs voisins. La générosité des vainqueurs ne s’en tint pas là. Pompée, entre 77 et 72, leur attribua les terres des Salluviens ; César, après 58, démembra à leur profit celles des Volsques Arécomiques et des Helviens. Ces dons les rendirent maîtres de toute la vallée inférieure du Rhône jusqu’au point où elle se resserre entre les montagnes de la Drôme et de l’Ardèche. [AUTRES PEUPLES ALLIÉS] Les autres États qualifiés de fédérés n’étaient pas considérés avec la même bienveillance. Ils n’étaient pas venus à Rome spontanément. Aussi n’étaient-ils pas censés avoir traité sur un pied d’égalité (aequo jure), comme Marseille. Cette différence purement formelle n’était pas d’ailleurs la plus importante. C’était par les procédés employés à leur égard qu’ils sentaient leur infériorité relativement aux Massaliotes. Au reste ces États ne semblent pas avoir été nombreux. On ne peut guère citer que les Volsques Tectosages, qui aient été dès le début élevés à cette condition, et peut-être avec eux les Arécomiques qui, pas plus que les Tectosages ne sont mentionnés parmi les vaincus de Domitius et de Fabius. Le titre de fédéré fut retiré aux Tectosages pour les punir de leur défection lors de la guerre des Cimbres en 106. Il fut concédé aux Voconces, très vraisemblablement par Pompée (77-72). [PEUPLES SUJETS] Les États dont il vient d’être question ne faisaient point, à strictement parler, partie de la province. La province, le domaine soumis à l’autorité immédiate du gouverneur ou proconsul, se composait des États stipendiaires, ainsi nommés parce que, en sus des prestations extraordinaires dont ils partageaient le poids avec les États fédérés, ils étaient astreints encore à un stipendium, à un tribut fixe dont la seule mention suffisait pour caractériser leur état de sujétion. Le stipendium était en effet considéré comme un impôt roncier, et l’impôt foncier était assimilé par les Romains à la redevance prélevée sur le détenteur du sol par le propriétaire légitime. Les États stipendiaires étaient donc ceux qui, ayant subi dans toute leur rigueur les lois de la conquête, ne conservaient en fait de terres publiques ou privées, et à titre purement précaire, que ce qu’ils tenaient, après expropriation totale, de la libéralité du vainqueur. Dans cette classe rentraient, à très peu d’exceptions prés, toutes les cités comprises dans les limites de la Transalpine. Elles continuaient d’ailleurs, comme les autres plus favorisées, et par tolérance, à se gouverner d’après leurs coutumes nationales. Elles avaient leurs princes, dont les noms figurent quelquefois sur leurs monnaies. [ÉTABLISSEMENTS ROMAINS] Les établissements romains étaient fort clairsemés. La politique des Gracques avait avorté. Le système de colonisation, dont ils avaient emprunté le modèle à l’Italie pour le transporter dans les provinces, était demeuré à l’état de projet. En Gaule cependant leur initiative n’avait pas été tout à fait stérile. Deux ans après la mort de Caïus, en 118, Licinius Crassus avait arraché au mauvais vouloir du Sénat l’exécution d’une des dernières pensées du tribun, la fondation de la colonie de Narbonne, Narbo Martius, du nom du dieu Mars auquel elle était dédiée. Les quelques centaines de citoyens romains installés par ses soins dans l’emporium celtique y implantèrent, au milieu de la population indigène, les mœurs, la langue, les institutions de la mère patrie. La colonie, qui devait plus tard donner son nom à la province, se développa rapidement. Elle était située sur la route de l’Espagne, assez loin de Marseille pour ne pas être gênée par la concurrence. Malheureusement elle était seule de son espèce et n’eut qu’une influence très limitée. Il en fut de même, à plus forte raison, pour les postes fortifiés qui étaient peu nombreux. Nous en connaissons deux, l’un à Toulouse, d’où il couvrait Narbonne, l’autre sur la rive gauche du Rhône, sur l’emplacement actuel d’Aix. C’est là que, après sa victoire sur les Salluviens (124), le consul Sextius Calvinus avait établi une petite garnison chargée de tenir en respect cette nation remuante. Le site était heureusement choisi. Il commande la vallée qui fait communiquer la région du Bas-Rhône avec la côte ligurienne, et s’étale dans une plaine fertile, auprès des sources thermales d’où cette station a tiré son nom, Aquae Sextiae (Aix), les eaux de Sextius. Pour le moment, elle n’était qu’un camp retranché, à peine une ville, encore moins une colonie, et nullement un foyer de lumière pour la barbarie ambiante. [MAUVAISE ADMINISTRATION DES ROMAINS] L’oligarchie victorieuse donna sa mesure dans le gouvernement de la Transalpine. Le Sénat était revenu à ses vues étroites, à son égoïsme. Dans cette belle contrée, dans cette précieuse acquisition léguée à l’avenir par le parti réformateur, il ne vit qu’une proie, un lieu de passage, un centre de ravitaillement et de recrutement pour ses armées, une matière à pressurer pour la rapacité de ses généraux, de ses administrateurs, de ses trafiquants. Il y eut quelques Gaulois gratifiés du droit de cité en récompense de leurs services, mais par des mesures individuelles exceptionnelles, ne se rattachant à aucun plan d’ensemble et ne dénotant aucune tentative sérieuse d’assimilation. L’aspect du pays n’était point changé. Autant il est riche en inscriptions depuis l’avènement de l’Empire, autant il en est dépourvu pour cette période. L’hellénisme dominait toujours à peu près exclusivement sur le littoral. C’est à peine si la civilisation latine s’était fait une petite place à son ombre, dans un coin de la côte occidentale, à Narbonne. En s’imposant à ces peuples, Rome n’avait signalé sa présence par aucun bienfait. Elle ne leur avait apporté ni les avantages d’une culture supérieure, ni même les douceurs de la paix, mais un régime d’oppression et de terreur qui ne leur laissa, dès le début, d’autre ressource que les armes. [LE DISCOURS POUR FONTEIUS] Il existe sur ce point un document instructif : c’est le discours de Cicéron pour Fonteius. Fonteius avait gouverné la Transalpine pendant trois ans, de 79 à 76. Il fut accusé de péculat en 69 sur la plainte de ses administrés. Le discours en question est donc un plaidoyer. Un réquisitoire ne serait pas plus accablant. L’avocat n’essaye pas de justifier, ou d’excuser, ou d’expliquer les faits. Il les nie. Mais en les niant, il ne peut se dispenser de les citer. Il les nie parce qu’il récuse le seul témoignage intéressé à les mettre en lumière, celui des victimes. Des banalités déclamatoires sur l’ennemi héréditaire, il n’y a pas d’autres arguments dans les fragments que le hasard a sauvés et qui font juger du reste. [LES CAPITALISTES ROMAINS] Si les Gaulois n’avaient eu à souffrir que du passage des armées, des réquisitions, des levées, des exigences des soldats et des chefs, des exactions des gouverneurs, leur sort eût été sans doute fort misérable, et pourtant ce n’était encore là que la moindre partie de leurs maux. A peine une province nouvelle était-elle conquise que le monde des capitalistes se mettait en mouvement. Une nuée de spéculateurs s’abattait sur le pays, se livrant aux opérations les plus diverses : les uns obtenant l’entreprise des travaux publics, des transports, des fournitures, des impôts de toute sorte, directs ou indirects, tribut, redevances, douanes, péages ; les autres l’exploitation des terres confisquées, terres de pâture ou de labour ; tous enfin pratiquant avec ensemble l’industrie favorite des Romains, l’usure. Interdite en Italie, elle était autorisée dans les provinces, si bien qu’il n’y avait point de meilleur placement ni de plus ordinaire que d’emprunter à Rome même de grosses sommes afin de les prêter au dehors. [EXPLOITATION DES PROVINCIAUX] On comprend comment les provinciaux devaient tomber entre les griffes de ces créanciers impitoyables. Appauvris par la guerre et la conquête, dépouillés dés le principe de la majeure partie de leurs biens-fonds, ils avaient à faire face, indépendamment de leurs obligations normales, à des charges imprévues et sans cesse renaissantes. Ils se procuraient donc, à n’importe quel prix, l’argent nécessaire et ainsi, les intérêts s’ajoutant au capital, ils succombaient sous leur dette, jusqu’au jour où il fallait l’acquitter au moyen d’une expropriation totale. Il n’était pas facile au gouverneur d’empêcher tout cela. Les hommes d’affaires étaient tout-puissants. Ils étaient solidement organisés dans la province même, multipliant les forces individuelles par l’association, se couvrant et se soutenant en toute occasion[5]. Mais surtout ils appartenaient à ces grandes compagnies qui avaient mis le monde en coupe réglée, et dont les principaux actionnaires, siégeant dans la capitale, manœuvraient à leur gré les comices, le Sénat, les tribunaux. La lutte étant impossible, le plus simple était de s’entendre et de partager les bénéfices. Un des chefs de l’accusation intentée à Fonteius était d’avoir fermé les yeux sur la réparation défectueuse des routes ; un autre d’avoir imaginé de sa seule autorité tout un système d’octrois sur la circulation des vins. Cicéron loue quelque part un des successeurs de Fonteius, Licinius Murena, d’avoir fait rentrer dans les poches des citoyens romains des créances qu’ils jugeaient désespérées. On devine tout ce que recouvre un pareil éloge, tout ce qu’une pareille mesure impliquait d’iniquités et de violences. Moins indulgent pour son ennemi Clodius, il qualifie sévèrement sa conduite, alors qu’il exerçait auprès de Murena les fonctions de questeur. Il lui reproche non seulement des marchés honteux, mais des attentats d’ordre privé. [INVASION DES CIMBRES ET DES TEUTONS] Les Romains étaient installés depuis peu dans leur conquête quand ils y furent menacés par l’invasion des Cimbres et des Teutons. Ce mouvement n’est pas autre chose qu’une suite aux migrations celtiques, mais, sur la trace de ces dernières, il introduisit des peuples nouveaux qui furent pour Rome la première révélation du danger germanique et de l’existence même des Germains. Comme toutes les hordes qui devaient, pendant plusieurs siècles, assaillir les frontières de l’Empire, les Cimbres et les Teutons demandaient un établissement, des terres. Après avoir erré plusieurs années dans les régions danubiennes, ils traversèrent le territoire des Helvètes, entraînèrent sur leurs pas, par l’attrait du pillage, une partie de cette nation, les deux tribus des Toygeni et des Tigurini, et apparurent en 409 sur les confins des Allobroges, où ils battirent le consul M. Junius Silanus. Les Helvètes seuls profitèrent de ce succès pour continuer la marche en avant. Ils se dirigèrent vers les pays du Sud-Ouest qu’ils convoitaient déjà et dont la tentation devait encore une fois, cinquante ans plus tard, les faire sortir de leurs montagnes. Nous les retrouvons en 407 dans le pays des Nitiobriges où ils infligent aux armées romaines une deuxième et plus honteuse défaite. Le consul Cassius Longinus succomba dans la bataille avec son légat, et ce qui resta de leurs troupes ne put se sauver qu’en capitulant et en passant sous le joug. A cette nouvelle les Tolosates se soulevèrent et firent main basse sur leur garnison. Par bonheur les Cimbres et les Teutons n’étaient plus là. Ils s’étaient jetés sur la Gaule du Centre et du Nord et la ravageaient impitoyablement. Les Gaulois se renfermèrent dans leurs oppida. On vit des assiégés réduits à se nourrir de chair humaine. Seuls les Belges résistèrent avec avantage. Ce répit permit au consul Q. Servilius Caepio de reprendre Toulouse, en 406. En 405, les envahisseurs reparurent dans la Province, après avoir laissé derrière eux un détachement qui finit par être compté parmi les peuples du Belgium sous le nom d’Aduatiques. Le Sénat leur opposait trois armées commandées par M. Æmilius Scaurus, Q. Servilius Cæpio et Cn. Mallius Maximus. La première ayant été taillée en pièces, les deux autres firent leur jonction à Arausio (Orange). Ce fut pour essuyer un nouveau désastre, comme Rome n’en avait pas vu depuis Cannes. L’Italie était sans défense, mais, cette fois encore, les Barbares laissèrent échapper l’occasion et se détournèrent sur l’Espagne. [MARIUS] Quand ils revinrent, il n’était plus temps. Le parti oligarchique, rendu responsable de tant d’échecs, avait cédé la place au vainqueur de Jugurtha, à Marius. La masse envahissante se divisa en deux groupes dont l’un, les Cimbres, devait franchir les Alpes centrales, tandis que l’autre, composé principalement des Teutons, passerait par la Gaule du Sud-Est. Du camp où il s’était retranché sur le Bas-Rhône et où il avait refait son armée, Marius regarda s’écouler pendant six jours les files interminables des hommes, des femmes, des bagages, puis il se mit à la poursuite de l’ennemi, l’atteignit à Aix et l’anéantit (102). La victoire de Verceil, remportée l’année suivante sur les Cimbres, compléta son triomphe et assura définitivement le salut de l’Italie. [RÉVOLTES DE LA PROVINCE] Si la férocité germanique n’eût répugné aux Gaulois du Midi, il est à croire que ces événements eussent provoqué chez eux un soulèvement général. La preuve en est dans-le mouvement qui se produisit à Toulouse après la victoire des Helvètes. La révolte éclata quand les opprimés espérèrent trouver chez les Romains eux-mêmes un vengeur et un appui. Sertorius avait reconstitué en Espagne le parti démocratique (82-79). S’inspirant de la pensée des Gracques, il promettait aux provinciaux un sort meilleur. Ses avances trouvèrent un facile accueil dans la Gaule. Elle était en pleine insurrection quand Pompée la traversa en 77 av. J.-C. pour aller rétablir l’autorité du Sénat de l’autre côté des Pyrénées. Il se fraya un passage, le fer à la main, au prix d’un effroyable massacre. Fonteius, qu’il laissa derrière lui, fut réduit à dégager Narbonne et Marseille. Quelques années plus tard, une nouvelle prise d’armes fut réprimée par C. Calpurnius Piso (66-64). Ici se place un épisode bien connu qui se rattache à un des grands faits de l’histoire intérieure de Rome. Les Allobroges, dégoûtés de la guerre, avaient envoyé au Sénat une députation qui n’avait pu obtenir une réponse favorable. C’était le moment où se tramait la conspiration de Catilina. Les conjurés cherchaient des alliés. Ils pensèrent en trouver chez les Gaulois, se confièrent aux députés éconduits et furent dénoncés (63). Les représentants des Allobroges avaient espéré servir par cette trahison les intérêts de leur nation. Ils durent se contenter de récompenses exclusivement personnelles. Un soulèvement s’ensuivit en 61 et aboutit au même échec que les tentatives précédentes. [LE GOUVERNEMENT DE CÉSAR] Les choses en étaient là quand parut l’homme qui devait compléter l’asservissement de la Gaule, mais en même temps lui ouvrir les voies de la civilisation. Le 1er janvier 58, C. Julius Cæsar entra en possession d’un gouvernement qui comprenait, avec l’Illyrie, les deux provinces gauloises de la Cisalpine et de la Transalpine. II. - LES CAMPAGNES DE CÉSAR (58-50 AV. J.-C.)[6] [LE DANGER POUR LA DOMINATION ROMAINE] LA conquête de César fut une œuvre d’ambition personnelle, mais aussi un acte de sage politique, et, sinon pour Rome, du moins pour les possessions romaines en Gaule, une mesure de préservation et de salut. L’invasion germanique, un instant enrayée par la défaite des Cimbres et des Teutons, avait repris son cours. Les nations celtiques, paralysées par leurs dissensions, se montraient impuissantes à lutter contre ce torrent. Il menaçait, après les avoir submergées, de les emporter à leur tour pour les jeter, pêle-mêle avec leurs vainqueurs, sur les frontières de la Province. Une intervention s’imposait. Le temps était venu pour la domination romaine de s’avancer jusqu’au Rhin ou de reculer jusqu’aux Alpes. [ARIOVISTE] Des Gaulois avaient attiré ce fléau sur la Gaule. La chute de l’hégémonie arverne avait fait tomber les Séquanes sous la suprématie des Éduens. La tyrannie des Éduens avait poussé les Séquanes à implorer le secours d’Arioviste. C’était un de ces chefs qui erraient à travers la Germanie, en quête d’aventures et de pillage. En deux batailles, les Éduens se trouvèrent réduits à merci, mais les Séquanes n’avaient fait que changer de maîtres, et le joug nouveau leur faisait regretter l’ancien. De mercenaire, Arioviste était devenu souverain. Les quelques milliers de guerriers qu’il avait amenés s’étaient multipliés dans des proportions énormes. Harudes, Marcomans, Triboques, Vangions, Némétes, Suèves, accouraient comme à une curée. Il distribuait des terres, levait des tributs, exigeait des otages. Il appartenait à Rome de défendre ses alliés. Il y allait de sa sécurité et de son honneur. Mais c’est en vain que l’Éduen Divitiacus alla invoquer les engagements contractés avec sa nation. Il ne rapporta de sa mission que de vagues promesses. Pendant ce temps le Sénat négociait une entente avec Arioviste. Il lui conférait, comme il avait fait naguère aux Éduens eux-mêmes, le titre d’ami du peuple romain (59). Les embarras intérieurs expliquent cet acte de faiblesse. César, qui était alors consul, ne parait avoir rien fait pour l’empêcher. [ÉMIGRATION DES HELVÈTES] Encouragée par cet exemple, la Germanie entière s’agitait. Les Usipètes, les Teuctères, chassés de leur pays par les Suèves, s’apprêtaient à franchir le Rhin vers son embouchure. Les Suèves, de leur côté, se rassemblaient le long de ce fleuve, entre la Sieg et le Main. Plus au Sud l’impulsion se communiquait aux peuples celtiques. Elle ébranlait encore une fois et précipitait hors de leurs demeures les Helvètes. Ils étaient à l’extrême limite de la Gaule, au premier rang pour recevoir le choc. Ils gardaient d’ailleurs de leur migration récente quelque chose de cette humeur vagabonde qui jadis avait animé toutes les fractions de leur race. Et enfin, depuis qu’ils s’étaient établis dans leurs montagnes, ils jetaient un regard d’envie sur les plaines fertiles où d’autres les avaient précédés. Déjà ils avaient fait cause commune avec les Cimbres et infligé aux armes romaines une défaite dont le souvenir exaltait leur orgueil. A tout cela s’ajoutèrent les excitations d’Orgétorix. II poussait à un exode en masse dont il était le chef désigné et où son ambition trouverait son compte. La conspiration qu’il avait ourdie pour s’emparer du souverain pouvoir fut déjouée et lui-même réduit à se donner la mort, mais les projets formés à son instigation ne furent pas pour cela abandonnés. On brûla les villes et les villages, on détruisit les provisions qu’on ne pouvait emporter, on entassa sur des chariots les femmes, les vieillards, les enfants. On entraîna dans le mouvement les peuples voisins depuis les bords du Rhin jusqu’aux Alpes du Norique, les Rauraques, les Tulinges, les Latoviques, les Boïens. C’était l’invasion cimbrique qui recommençait. [CAMPAGNE CONTRE LES HELVÈTES (58)] L’intention des Helvètes était de percer jusqu’au pays des Santons. La route la plus directe, longeant la rive droite du Rhône, était resserrée entre le fleuve et le Jura. Ils résolurent de gagner la rive gauche, sauf à revenir sur la droite, un peu plus bas. Les gués ne manquaient pas entre le Pas de l’Écluse et Genève, mais la Province romaine commençait de l’autre côté et César, après avoir refusé le passage, s’apprêtait à le disputer contre une attaque de vive force. En toute hâte il avait élevé des retranchements aux endroits les plus accessibles. Son attitude rejeta les assaillants sur l’autre chemin. Pendant que leur défilé s’opérait avec la lenteur prévue, il ramassa tout ce qu’il avait de forces et courut leur barrer la route dans la vallée de la Saône. Les Éduens, dévorés par l’invasion, implorèrent le secours des légions. Pour la première fois elles parurent en dehors des limites où l’on s’était habitué à enfermer la Transalpine. La bataille décisive se livra dans les environs de Bibracte. Les débris de l’immigration helvète furent trop heureux de rentrer dans leur pays. Les Boïens trouvèrent un établissement sur le territoire des Éduens dont ils renforcèrent la clientèle. [CAMPAGNE CONTRE ARIOVISTE (58)] Ce n’était rien d’avoir repoussé les Helvètes si on laissait le champ libre à Arioviste. Le chef germain, à l’approche des Romains, s’était dirigé sur Vesontio (Besançon), la capitale des Séquanes. Il comptait faire de cette place son point d’appui. César l’y prévint, mais telle était la terreur inspirée par ces barbares qu’il eut beaucoup de peine à mener ses troupes plus loin. Lui-même il ouvrit des négociations ou fit semblant. On vit alors oh conduisait la longanimité du Sénat. L’arrogance d’Arioviste fut extrême. Cette partie de la Gaule était sa province, disait-il, comme l’autre celle de Rome. Il avait reculé pourtant jusque dans les plaines de la Haute-Alsace, à portée de sa ligne de retraite. La défaite qu’il y subit ne fut pas moins écrasante que celle des Helvètes. La poursuite ne s’arrêta qu’au Rhin (58). César s’était montré aux peuples gaulois comme un sauveur. Il avait reçu les félicitations de la plupart d’entre eux après l’expulsion des Helvètes. C’est à leur requête, sur leurs instantes prières, qu’il avait marché contre Arioviste. Quand ce fut fini, on commença à entrevoir ses véritables desseins. L’armée romaine était cantonnée dans le pays. Rien n’indiquait qu’elle se disposât à l’évacuer après l’avoir délivré. Comme les Séquanes, après leur appel aux Germains, les Gaulois n’avaient plus qu’à se débarrasser de leurs alliés. [LES DEUX PÉRIODES DE LA GUERRE (57-55 ET 54-52)] C’est alors que s’ouvre, à proprement parler, la guerre des Gaules. Elle peut se diviser en deux périodes. La première, de 57 à 55 inclusivement, comprend trois ans de tentatives incohérentes, de soulèvements partiels. La seconde, de 54 à 52, est caractérisée par l’éveil progressif du sentiment national, par des insurrections de plus en plus vastes, par des efforts de plus en plus énergiques. Ce mouvement aboutit au grand élan qui entraîne, sous l’impulsion de Vercingétorix, la majeure partie de la Gaule. [PREMIÈRE CAMPAGNE CONTRE LES BELGES (57)] La guerre commença dans le Nord. Pendant que la Gaule centrale, toute à la joie de la délivrance, se pliait sans trop de peine au nouvel état de choses, les nations du Belgium s’inquiétaient de voir les Romains à leurs portes. Elles passaient pour plus belliqueuses, plus jalouses de leur liberté, plus hostiles à l’étranger, plus réfractaires à la civilisation, et elles ne devaient rien au vainqueur des Helvètes et d’Arioviste. Une coalition se forma sous la direction des Suessions et mit sur pied des forces imposantes[7]. Le pays était hérissé d’obstacles, couvert de forêts, de marais et à peu prés inconnu. Mais les Rèmes offraient leurs services et se montraient prêts à guider l’envahisseur. L’armée des Belges était d’ailleurs plus formidable en apparence qu’en réalité, difficile à manœuvrer, à nourrir, à maintenir dans son unité. Pour détacher les Bellovaques il suffit d’une attaque menée contre leur pays. Pour désagréger l’armée entière il suffit de l’exemple donné par les Bellovaques. Les contingents se débandèrent sous prétexte d’aller défendre chacun ses foyers, et la grande coalition du Nord, dissoute presque sans combat, n’opposa aux Romains que des tronçons épars dont ils eurent aisément raison. Seuls les Nerviens, unis aux Véromanduens et aux Atrébates, firent une belle résistance. Ils s’étaient embusqués dans les bois, sur la rive droite de la Sambre, pendant que l’ennemi s’avançait sur la rive opposée. Leur élan jeta le désordre dans les légions. Vaincus, après une bataille acharnée, ils se firent tuer jusqu’au dernier (57). [CAMPAGNE CONTRE LES VENÈTES (56)] César ne dissimulait plus son intention d’asservir la Gaule. Le Nord était soumis. Il se tourna vers l’Ouest. Déjà vers la fin de 57 il avait envoyé sur la côte son lieutenant Crassus avec une légion. Il en avait installé trois autres plus en arrière, chez les Carnutes, les Andécaves, les Turons. L’occupation s’était accomplie sans coup férir, mais la révolte éclata tout à coup au commencement de 56, depuis l’embouchure de la Loire jusqu’à celle de la Seine. Elle avait son centre chez les Vénètes, dans le Morbihan. C’est contre eux que fut dirigée l’attaque principale. Les opérations sur terre n’aboutissaient pas. Les villes situées sur des écueils rocheux étaient ravitaillées par mer et inabordables autrement qu’à marée basse. Il fallait, pour les prendre d’assaut, les rattacher au continent par deux digues parallèles dont la masse écartât les eaux amenées par le reflux, et ce travail une fois achevé, on s’apercevait qu’il l’était en pure perte, car les assiégés s’embarquaient aussitôt pour se retirer dans une ville voisine et y renouveler leur résistance. La guerre menaçait de s’éterniser si une action navale n’y venait mettre un terme. César n’avait pas de flotte. Il en improvisa une avec le concours des peuples maritimes au sud de la Loire. Elle était inférieure à celle des Vénètes en nombre et en qualité, mais d’ingénieuses inventions rendirent l’avantage aux Romains. Pour immobiliser les vaisseaux ennemis on imagina un système de faux qui, manœuvrées habilement, au bout de longues perches, coupaient les cordages et empêchaient l’usage de la voile. Le bâtiment ainsi désemparé était cerné et les légionnaires, montant à l’abordage, retrouvaient leur supériorité en combattant comme sur terre ferme. Les Vénètes, vaincus par ce moyen dans une grande bataille, firent leur soumission (56). [RIGUEURS DE CÉSAR] César fut cruel. Sa cruauté était calculée, comme sa clémence. Il avait renvoyé les Helvètes dans leur pays, à condition qu’ils fissent face aux Germains. Il avait, sur la prière des Éduens et des Rèmes, fait grâce aux Bellovaques et aux Suessions, voulant montrer par là ce que les peuples fidèles pouvaient pour leurs amis. II avait pardonné aux Nerviens, dont il croyait les forces à jamais brisées. Mais il avait vendu à l’encan les Aduatiques, coupables de l’avoir attaqué traîtreusement après une capitulation simulée. Il fut impitoyable envers les Vénètes, auxquels il reprochait d’avoir arrêté les officiers députés par Crassus. La population subit le sort des Aduatiques et le Sénat fut tout entier mis à mort. [SOUMISSION DE LA GAULE (66)] Il compléta sa victoire en promenant l’aigle sur tous les points qui n’avaient pas reçu encore sa visite. Il chargea Sabinus de réduire les États côtiers de la Manche. Lui-même il retourna dans le Belgium relancer au fond de leurs marais, le long de la mer du Nord, les Morins et les Ménapiens. Une brillante campagne de Crassus dans l’Aquitaine amena la soumission de la plupart des peuples situés entre la Garonne et les Pyrénées. En même temps il se préoccupait d’ouvrir de nouvelles et plus rapides communications avec l’Italie par le Saint-Bernard et le Simplon. Ces expéditions avaient rempli la fin de l’année 56. Il en méditait, pour l’année suivante, deux autres qui devaient porter au comble le prestige de ses armes. [LES DEUX EXPÉDITIONS AU DELÀ DU RHIN (55 À 53)] Le péril germanique n’avait jamais cessé d’être présent à sa pensée. Il s’était déplacé maintenant et reporté sur le cours inférieur du Rhin, d’autant plus pressant qu’entre les populations mélangées du Belgium et les Germains l’entente était plus facile. Plus d’une fois déjà, dans les années précédentes, on avait vu ces derniers accourir à l’appel de leurs voisins. Dans l’hiver de 56 à 55 les Usipètes et les Teuctères se répandirent sur les territoires des Ménapiens. D’autres bandes se montrèrent plus avant, dans le pays des Éburons et des Suessions, sur la Meuse et sur l’Oise. César résolut de frapper un grand coup. Il ne se borna pas à rejeter les agresseurs de l’autre côté du Rhin. Il voulut franchir le fleuve même et prouver à ces ennemis réputés insaisissables qu’il saurait au besoin les atteindre chez eux. Il le franchit au-dessus du confluent de la Sieg, vers Cologne, sur un pont de bois qui fut construit en dix jours. Il en passa dix-huit sur la rive droite, défiant les Suèves et les Sicambres qui se retiraient à son approche, puis il revint sur ses pas (55). La même démonstration, renouvelée deux ans plus tard (53), ne conduisit pas à des résultats plus décisifs. Il n’en attendait sans doute qu’un effet moral, et son attente, à ce point de vue, ne fut pas trompée. [LES DEUX EXPÉDITIONS EN BRETAGNE (55 ET 54)] La Bretagne contribuait, avec la Germanie, à soutenir la résistance des Gaulois. Elle avait envoyé des secours aux Vénètes et offert un asile aux chefs des Belges, après le désastre de 57. Il y avait là, de l’autre côté de la Manche, un centre de menées hostiles auxquelles il fallait couper court. Ce fut l’objet d’une entreprise encore plus audacieuse que la précédente. Une flotte fut concentrée à Portus Itius (Boulogne) et déposa au pied des falaises de Douvres une force de deux légions. Force insuffisante d’ailleurs, et que la prudence retint sur le rivage. Les indigènes, d’abord effrayés, revinrent en foule. Les tempêtes infligèrent aux vaisseaux de graves avaries. Il fallut se rembarquer au plus vite (55). César ne pouvait rester sur cet échec. Il prépara, pour l’année suivante, un armement plus considérable et cette fois, à la tête de cinq légions, s’avança dans l’intérieur, jusqu’au delà de la Tamise. Mais l’ennemi, défait en bataille rangée, entamait une guerre d’escarmouches des plus dangereuses. Il n’osa pas s’enfoncer davantage dans l’inconnu. Il avait voulu surtout, comme au passage du Rhin, agir sur l’imagination des Gaulois et en même temps montrer aux peuples voisins le danger de leur immixtion dans les affaires de la Gaule. Ce double but était atteint. Il profita donc de quelques apparences de soumission pour reparaître de l’autre côté du détroit où de graves soucis le rappelaient (54). [DEUXIÈME PÉRIODE DE LA GUERRE] Nous entrons dans la deuxième période de la guerre. Il semblait pourtant qu’elle fût finie. Le Belgium, l’Armorique, l’Aquitaine même étaient domptés. La Celtique n’avait pas bougé. En réalité, les grosses difficultés ne faisaient que commencer. Des symptômes inquiétants se produisaient qui annonçaient un revirement profond dans les esprits. La domination romaine, en pliant tous les peuples sous le même joug, en rendant vaine toute compétition pour l’hégémonie, avait supprimé le grand obstacle à une action commune. La Gaule était en train d’oublier ses divisions pour s’unir dans la haine de l’étranger. [SOULÈVEMENT DES BELGES (54)] Ce furent encore les Belges qui donnèrent le signal, vers la fin de cette même année 54. Ils débutèrent par un coup d’éclat. César, de retour sur le continent, avait commis l’imprudence de disperser ses légions. Sabinus, qui campait avec la sienne dans le pays des Éburons, sur le plateau de Tongres, se vit assailli à l’improviste par des forces de beaucoup supérieures. II se laissa prendre, dans son trouble, à un piège grossier. Le chef des Éburons était Ambiorix. Ce rusé personnage avait été l’ami des Romains. II se vanta de l’être encore, malgré la défection où son peuple, disait-il, l’avait entraîné. Il montra la Gaule en armes, les Germains repassant le Rhin, et Sabinus perdu s’il ne se hâtait d’opérer sa jonction avec les corps les plus voisins. Le malheureux légat crut à ces protestations trompeuses. Il accepta une capitulation qui lui promettait le passage libre et, à peine sorti, tomba dans une embuscade où il fut massacré et la légion entière anéantie. Quintus Cicéron sauva l’armée. II était cantonné à quelque distance du lieu de la catastrophe. Les Éburons, renforcés par les Ménapiens et les Nerviens, se ruèrent sur ses retranchements. On essaya d’abord de la même ruse qui avait réussi avec son collègue. Mais on avait affaire à un autre homme. Il se refusa à tout pourparler et, par sa défense héroïque, permit à César de le dégager. [TENTATIVES DE SOULÈVEMENT GÉNÉRAL ET RÉPRESSION (54)] Il était temps. Le désastre de Sabinus avait fait tressaillir toute la Gaule. Les Carnutes, les Sénons étaient en pleine insurrection. Ils avaient chassé ou mis à mort les chefs imposés par la faction romaine. Les émissaires allaient d’un côté à l’autre nouant les fils du complot. Tous les peuples étaient ébranlés, sauf les anciens alliés, les Éduens et les Rèmes. César vit le danger. Il porta son armée à dix légions et, pour la première fois, malgré les intérêts qui l’appelaient en Italie, se décida à passer l’hiver de ce côté des Alpes. Par les négociations ou la terreur il réussit à prévenir un soulèvement général. Les Belges seuls prirent les armes et furent horriblement foulés. Deux hommes avaient été l’âme de la révolte, le Trévire Indutiomar et l’Éburon Ambiorix. Le premier tomba sur le champ de bataille. L’autre se déroba à la poursuite, attendant dans une retraite ignorée des jours meilleurs. Les Carnutes et les Sénons se rendirent sans combat, mais le chef de ces derniers, Acco, fut livré au bourreau (53). [VERCINGÉTORIX] Ce qui avait manqué aux Gaulois dans cette tentative, c’était, non le désir de l’union, mais l’homme capable de la réaliser et d’organiser sur un plan d’ensemble la guerre de délivrance. La fortune ne leur refusa pas cette dernière chance de salut. Elle leur donna Vercingétorix. On a vu ses origines[8]. Issu d’une des plus nobles familles arvernes, il appartenait par sa naissance au parti démocratique et national et était désigné, dans son pays du moins, pour en devenir le chef. César essaya de se l’attacher et lui conféra le titre d’ami. II commença donc par se montrer favorable aux Romains. D’autres, parmi leurs ennemis les plus acharnés, l’Éburon Ambiorix, l’Atrébate Commius, avaient débuté ainsi. De ses vrais sentiments à cette époque nous ne savons rien. S’ils étaient dès lors ce qu’ils furent depuis, on comprend qu’il les ait dissimulés. Les hommes qui avaient immolé son père étaient au pouvoir, et lui-même, malgré sa jeunesse, était suspect. Ce qui est évident, c’est qu’il n’attendit pas jusqu’à la dernière heure pour se faire connaître des siens et au loin. L’entreprise dont il prit la tête fut préparée de longue main. L’accord des résolutions, la ponctualité de l’exécution, tout y dénote une pensée unique et une autorité unanimement acceptée. [SOULÈVEMENT GÉNÉRAL (52)] Le signal partit, comme il était convenu, du pays des Carnutes. Le premier acte du drame fut le massacre des négociants romains établis à Genabum (Orléans). Des crieurs postés de distance en distance transmirent la nouvelle le soir même jusque dans les montagnes de l’Auvergne. Avec les Arvernes se levèrent les Sénons, les Parisiens, les Aulerques, les Lémovices, les Turons, les Andécaves, les Pictons et tous les peuples habitant le long des côtes de l’Océan. Au Sud les Cadurques donnèrent l’exemple à leurs voisins, les Nitiobriges, les Gabales et ceux des Rutènes qui étaient restés en dehors de la Province romaine. Le Belgium épuisé et d’ailleurs peu disposé à faire cause commune avec les peuples du Centre, se prononça moins vite et l’adhésion n’y fut pas unanime. Les Rèmes et les Lingons restèrent fidèles à l’alliance de Rome. Les Trévires prétextèrent de la distance et des attaques des Germains. Les Bellovaques demandèrent à combattre pour leur propre compte. Les Nerviens, les Morins, les Médiomatriques, les Helvètes n’entrèrent en ligne que vers la fin de la guerre. L’Aquitaine, ibérique et non gauloise, ne sortit pas de son abstention. Ce fut la Celtique proprement dite qui donna, avec ses ressources à peu près intactes, la majeure partie de la Celtique d’abord, et bientôt la Celtique tout entière. [PLAN DE VERCINGÉTORIX] Vercingétorix ne se faisait pas illusion. Il savait tout ce qui couvait, sous cet accord apparent, de suspicions, de rancunes, de jalousies. Mais il était décidé à briser tous les obstacles. Il fixa les contingents, s’assura l’obéissance par des otages et l’imposa par des suppliées. Les hésitants, les tièdes furent traités avec la même rigueur que les adversaires déclarés. Son plan était simple et bien conçu. Pendant qu’il lançait le Cadurque Luctérius sur la Province, dans la direction de Narbonne, afin d’inquiéter les Romains dans leur base d’opérations et, s’il était possible, de réveiller chez leurs sujets le désir de l’indépendance, il allait lui même, avec le gros de ses forces, se poster dans le pays des Bituriges Cubes. Il comptait — ce qui ne tarda pas — entraîner ces derniers et agir du même coup sur les Éduens dont ils dépendaient. Il fermait ainsi le cercle qui séparait César de ses légions. [IL EST DÉJOUÉ PAR CÉSAR] César, cette fois, fut surpris. Rassuré par le calme où se préparait, dans un secret merveilleusement gardé, l’explosion prochaine, il était parti pour l’Italie, laissant ses troupes dans le Nord, sur le théâtre de la dernière campagne. Il comprit tout de suite qu’il fallait les rejoindre à tout prix. S’il n’avait pas mesuré exactement la force de résistance dont les Gaulois étaient capables, il avait pénétré du moins, et de longue date, les causes de leur faiblesse. Il savait comment le faisceau de leurs forces pouvait être rompu. Aussi prompt à agir qu’à concevoir, il repasse les Alpes en plein hiver, ramasse en courant ses dépôts, ses recrues, renforce en toute hâte les garnisons de la Province, franchit les Cévennes par des chemins affreux, obstrués de neiges et de glaces, débouche par la vallée de l’Allier et tombe, comme la foudre, au milieu de l’Auvergne, dégarnie de ses défenseurs. Vercingétorix dut répondre à l’appel de ses compatriotes. En les abandonnant il eût fait le jeu de ses adversaires et relevé, dans son propre pays, le parti romain. Ce fut son malheur, durant toute cette guerre, d’avoir à compter, dans ses combinaisons stratégiques, avec d’autres intérêts que ceux de la défense nationale. Pendant qu’il recule vers le Sud, César se dérobe. Son attaque n’avait été qu’une feinte. La brèche était ouverte maintenant entre lui et son armée. Escorté de quelques cavaliers, il remonte les vallées du Rhône et de la Saône, traverse à bride abattue les pays des Éduens et des Lingons, et reparaît bientôt dans les environs de Sens, avec ses dix légions concentrées sous sa main. Le particularisme des Arvernes, justifiant son calcul, avait fait échouer le plan qui, strictement suivi, eût pu être le salut. [NOUVEAU PLAN DE VERCINGÉTORIX] Vercingétorix revint sur ses pas. Il mit le siège devant l’oppidum de Gorgobina (Saint-Parize-le-Châtel ? Nièvre) qui dépendait des Éduens. Mais il ne put ni prendre cette place ni empêcher César d’emporter successivement les trois villes de Vellaunodunum, sur le territoire des Sénons, de Genabum (Orléans) sur celui des Carnutes, de Noviodunum (Sancerre ?) sur celui des Bituriges. Il essuya même, sous les murs de Noviodunum, un grave échec. Instruit par tous ces mécomptes, convaincu qu’il ne viendrait pas à bout d’un pareil ennemi dans une bataille rangée, il adopta une tactique nouvelle. En un seul jour vingt villes des Bituriges furent livrées aux flammes. César s’avançait au milieu de cette dévastation, cherchant en vain à se ravitailler, tandis que les Gaulois, nourris par les peuples voisins, étaient dans l’abondance. Que ce plan fût suivi jusqu’au bout, c’en était fait de l’armée romaine. Elle devait périr sur place ou se disperser pour vivre et succomber en détail. Mais cette fois encore les considérations militaires durent s’effacer devant les nécessités politiques. [SIÈGE D’AVARICUM] Une ville restait debout, Avaricum (Bourges), la plus belle de la Gaule. Les Bituriges, auxquels elle servait de capitale, supplièrent qu’on l’épargnât. Vercingétorix se laissa fléchir. Le sacrifice était trop grand pour ces alliés de fraîche date. Comme naguère chez les Arvernes eux-mêmes, il craignit un retour d’opinion, un mécontentement exploité et envenimé par les intrigues de la faction adverse. Elle n’avait pas désarmé, il ne le savait que trop. Pour le plus futile incident il était accusé de trahison dans son propre camp, par ses propres soldats. Les habitants d’Avaricum avaient promis de se défendre vaillamment. Ils tinrent parole. Un gigantesque ouvrage menaçait le point faible de la ville. Les assiégés réussirent à y mettre le feu. Pour entretenir l’incendie que les Romains s’efforçaient d’éteindre, on se passait de main en main des boules de poix que le dernier de la chaîne lançait du rempart dans le brasier. A peine avait-il paru qu’il tombait sous les traits. Un autre aussitôt prenait sa place, qui ne fut pas vide un instant. Tant de bravoure n’empêcha pas la faute commise de porter ses fruits. César profita d’une pluie d’orage qui avait ralenti la surveillance pour pénétrer dans la place et s’en rendit maître après un effroyable carnage. Il y trouva des approvisionnements avec lesquels il refit son armée épuisée. [SIÈGE DE GERGOVIE. ÉCHEC DE CÉSAR] C’était une victoire, mais qui n’avait rien de décisif. Il voulut la compléter en écrasant l’insurrection à son foyer. Pendant qu’il envoyait son lieutenant Labienus comprimer la révolte dans le Nord, il se dirigea avec la masse de l’armée sur le pays des Arvernes et vint mettre le siège devant Gergovie, leur principal oppidum, situé à 6 kilomètres au sud de Clermont, sur un plateau qui a gardé jusqu’à nos jours son ancien nom. Ce fut un des épisodes marquants de la campagne. Vercingétorix s’y montra homme de guerre accompli. Il ne s’immobilisa pas dans la place, comme il devait si malheureusement le faire quelques mois plus tard à Alésia. Il se porta sur les hauteurs voisines, se tenant en contact avec les assiégés, et harcelant les troupes assiégeantes par (les attaques quotidiennes où il remportait de brillants avantages. César, pour en finir, tenta l’assaut qui fut repoussé. L’échec était sérieux. Il cherche en vain, dans ses Commentaires, à en déguiser la gravité. Elle perce à travers ses réticences et ressort clairement du témoignage des autres historiens. Lui-même fut en danger et manqua de tomber entre les mains des ennemis. Deux siècles après, les Arvernes montraient encore avec orgueil l’épée qu’il avait perdue dans la déroute et qu’ils conservaient comme un trophée. Il opéra sa retraite en toute hâte, rappelé d’ailleurs par les fâcheuses nouvelles qu’il recevait d’une autre partie de la Gaule. [DÉFECTION DES ÉDUENS] Depuis quelque temps il se méfiait des Éduens. Ils n’avaient rien fait, au début de la campagne, pour maintenir les Bituriges dans l’obéissance et, tout récemment, au siège de Gergovie, leur propre contingent avait failli passer du côté des Arvernes. Lorsqu’ils apprirent que décidément les Romains étaient battus, le parti de la guerre l’emporta. Vercingétorix accourut à Bibracte et y convoqua les députés de toutes les cités gauloises. C’était un grand événement que la défection de ce peuple puissant et si longtemps dévoué à la cause romaine. Il prouvait que le prestige de Rome commençait à se dissiper et il mettait César dans la position la plus critique. La défection des Éduens amena celle des Séquanes. Pour la deuxième fois, depuis l’ouverture de la campagne, et plus complètement que la première, l’armée romaine était coupée en deux. César dans le Sud, Labienus dans le Nord, étaient séparés, comme par un mur, depuis l’Océan jusqu’au Jura, et entourés chacun d’un cercle d’ennemis. Les Lingons, les Rèmes, les Trévires auraient pu tendre la main à Labienus. Seuls ils n’avaient pas figuré au congrès de Bibracte. Mais leur fidélité n’avait rien d’effectif. C’était une neutralité, bienveillante de la part des Rèmes et des Lingons, mais inerte. [OPÉRATIONS DE LABIENUS. BATAILLE DE LUTÈCE] La vigilance de Vercingétorix fut en défaut. Avant tout il aurait fallu s’opposer à la jonction des deux armées romaines. Il laissa César repasser la Loire et Labienus se porter à sa rencontre au sud de la Seine. Pendant que se déroulaient les incidents du siège de Gergovie, Labienus s’était trouvé aux prises avec les contingents placés sous le commandement de l’Aulerque Camulogène. Il avait pour instructions d’occuper Lutèce, le chef-lieu des Parisiens, alors borné à l’île de la Cité, position excellente, intermédiaire entre le Belgium et la Celtique, et où il pouvait tenir facilement, en attendant qu’on vint le dégager. Parti avec quatre légions de la ville d’Agedincum (Sens), il suivit la rive gauche de la Seine jusqu’aux marais de l’Essonne, près de Corbeil, pour franchir le fleuve à cet endroit. Cette tentative ayant échoué, il revint en arrière, remonta jusqu’à Melodunum (Melun), dont il s’empara, passa de là sur la rive droite et vint camper en face de Lutèce, sur l’emplacement où s’élève actuellement le quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il avait espéré gagner l’ennemi de vitesse, mais il trouva en arrivant les ponts rompus, la petite ville gauloise incendiée et Camulogène posté sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève. C’est alors qu’il apprit les mauvaises nouvelles, l’échec de César à Gergovie, la défection des Éduens. Il se voyait pris, sans espoir de secours, entre les Belges qui commençaient à se mettre en mouvement et les Parisiens, les Sénons, les Carnutes, les Aulerques qui le guettaient de l’autre côté. Il n’eut plus qu’une pensée : rejoindre au plus vite le reste de l’armée. La difficulté était de gagner, en présence des Gaulois, la rive opposée. Il réussit par d’habiles manœuvres à diviser leurs forces, surprit de nuit le passage à la hauteur du Point-du-Jour, et le lendemain se déploya à l’improviste dans la plaine de Grenelle. Camulogène qui le cherchait de tous les côtés, n’avait que peu de monde à lui opposer sur ce point. Il ne put que se faire tuer, lui et ses soldats. Quelques jours plus tard Labienus était de retour à Sens, où il avait laissé ses bagages. Puis il rejoignit son général dans la vallée de l’Yonne. [RETRAITE DES ROMAINS] La situation de César n’en était pas moins très compromise. Il restait sans communications avec la Province, au moment où elle commençait à donner des inquiétudes sérieuses. Les Arvernes, les Gabales s’étaient jetés sur les Helviens. Les Rutènes, les Cadurques, sur les Volsques Arécomiques. De nombreux émissaires travaillaient les Allobroges. Il se décida pour la retraite. A la route directe, par le territoire des Éduens, il en préféra une autre, plus détournée mais plus sûre. Elle devait le conduire, le long de la frontière méridionale des Lingons, c’est-à-dire par un pays ami, chez les Séquanes. Ce peuple s’était rallié au mouvement insurrectionnel, mais sans enthousiasme. Il ne l’empêcherait pas de percer jusqu’aux Allobroges dont la fidélité, encore que toute récente, ne s’était pas laissé entamer, malgré les avances de Vercingétorix, malgré les révoltes antérieures, et peut-être en raison (les déceptions qui Ies avaient suivies. Une fois rentré dans les limites de la domination romaine, il pouvait repousser les incursions sur la frontière de l’Ouest, compléter ses effectifs et attendre les circonstances favorables pour reprendre l’offensive. [DÉFAITE DE VERCINCÉTORIX] Vercingétorix était revenu à la méthode expectante, à la guerre d’escarmouches. Son intention était de la traîner jusqu’à l’hiver dont les rigueurs ne pouvaient manquer de consommer le désastre des Romains. Comment, pourquoi, ce plan à peine conçu, y a-t-il renoncé ? Les Commentaires, toujours sobres de détails, sont ici particulièrement insuffisants. Tout ce qu’ils nous apprennent, c’est qu’il voulut profiter de la marche embarrassée de César pour finir la guerre d’un seul coup. Il disposait, depuis l’adhésion des aristocraties, d’une belle cavalerie. Il comptait sur elle pour tomber sur les légions encombrées de bagages. Mais César, de son côté, avait recruté des cavaliers en Germanie. L’action, engagée sur les bords d’une rivière qui doit être l’Armançon ou la Vingeanne, se termina par la défaite des Gaulois. [MENÉES DES ÉDUENS] Il faut noter ici l’attitude des chefs de l’aristocratie éduenne. Les motifs qui les avaient jetés dans le mouvement n’étaient rien moins que désintéressés. La Gaule affranchie par les Arvernes, c’était, ils ne s’y trompaient point, la suprématie définitivement acquise à leurs rivaux, la déchéance irréparable de leur propre patrie. En se prononçant contre Rome, ces ouvriers de la dernière heure s’étaient flattés d’obtenir, pour prix de leur conversion, la direction de la guerre. Ils se croyaient et se proclamaient nés pour l’empire. Leur mortification avait été extrême quand le congrès de Bibracte les eut déboutés de leurs prétentions pour maintenir le commandement au plus digne. Ils ne songèrent plus dés lors qu’à ménager leur rentrée en grâce auprès de César. Leur opposition sourde ne trouva que trop de complices dans les autres fractions de l’aristocratie gauloise, car, tout entière emportée par le courant, elle ne demandait, elle aussi, qu’à le remonter. Ces manœuvres agirent sur les résolutions de Vercingétorix. Qu’elles l’aient contraint à brusquer les événements en livrant cette bataille rangée où les Romains devaient retrouver leurs avantages, il serait téméraire de l’affirmer. Du moins ne saurait-on expliquer par d’autres causes la faute capitale qui allait s’ensuivre et qui décida de l’issue de la campagne. [SIÈGE D’ALÉSIA] L’armée gauloise en déroute se réfugia dans l’oppidum d’Alésia, sur le territoire des Mandubiens, dans le département de la Côte-d’Or, au sommet de la colline qui s’appelle aujourd’hui le Mont-Auxois, au-dessus du village actuel d’Alise-Sainte-Reine. C’était la guerre de sièges à laquelle on revenait, et Gergovie avait montré qu’elle pouvait être conduite avec succès, à condition de pratiquer la méthode qui avait si bien réussi là-bas : s’établir, non dans la ville assiégée, mais au dehors pour la mieux soutenir d’abord, et la mieux abandonner ensuite, au cas où elle viendrait à succomber. On comprend sans doute que Vercingétorix, au lendemain de la défaite, dans le désarroi général, ait cru devoir abriter derrière l’enceinte la totalité de ses troupes au lieu d’en distraire la majeure partie pour la faire camper sur les coteaux voisins, mais quand on le voit, quelques jours plus tard, avant l’investissement complet, renvoyer la cavalerie pour provoquer par toute la Gaule la levée en masse, on s’étonne à bon droit qu’il soit resté lui-même enfermé dans la place en laissant à d’autres le soin (le recruter et de diriger l’armée de secours. Il ne pouvait ignorer pourtant que c’était là, au point de vue politique et militaire, la partie la plus importante et la plus difficile de sa tâche, et que lui seul était capable de mener à bien, car quel autre avait l’autorité nécessaire pour maintenir dans leur cohésion tant d’éléments toujours prêts à se dissoudre ? La raison, qu’on devine, c’était l’opinion qu’il lui fallait ménager. Sa popularité était son unique force, et il risquait d’en perdre les restes en paraissant éviter le poste d’honneur et se soustraire au danger le plus imminent, qui était de tomber, avec ses soldats, entre les mains des vainqueurs. Il se contenta donc d’adresser à la Gaule, par l’entremise de ses émissaires, des exhortations dont l’accent pathétique nous touche encore à travers le résumé de César, puis il ne songea plus qu’à se défendre contre les travaux où se déployait la science des ingénieurs romains. [ÉCHEC DE L’ARMÉE DE SECOURS] Ce fut moins un siège qu’un blocus. César remua des masses de terre énormes, non pour attaquer, mais pour se couvrir lui-même contre les attaques, contre les sorties des assiégés et contre les assauts de l’armée du dehors. Il attendait ainsi que la famine fit son œuvre. Bien que Vercingétorix n’eût pas, il s’en faut, les 80.000 hommes que lui donnent les Commentaires, les vivres étaient à peu prés épuisés au bout de trente ou quarante jours, et déjà l’Arverne Critognatus, évoquant les souvenirs atroces de la guerre des Cimbres, proposait de manger de la chair humaine quand l’armée de secours parut enfin. Elle était fort nombreuse, mais destinée, faute de direction, à un échec certain. Les Éduens n’avaient pas osé s’adjuger le commandement à titre exclusif, mais ils avaient réussi à le diviser, le partageant entre l’Arverne Vercassivellaunus et l’Atrébate Commius, l’un et l’autre animés d’une haine ardente contre l’étranger, et les deux principaux représentants de leur noblesse, Éporédorix et Viridomar, personnages à double face, traîtres à la cause des Gaulois comme ils l’avaient été naguère à celle des Romains. Ces quatre généraux étaient en outre dépendants d’un conseil de guerre, composé des députés des cités. II arriva ce qu’on pouvait prévoir : l’attaque, conduite sans ensemble et, de la part de quelques chefs, avec une mollesse évidente, échoua à trois reprises malgré la bravoure des soldats. On put remarquer l’inaction d’Éporédorix et de Viridomar pendant que Vercassivellaunus s’épuisait en efforts désespérés. Trois jours de combats malheureux, mais où tout le monde n’avait pas donné, ce fut assez pour juger la partie perdue sans retour, et ce formidable armement, au lieu de se reconstituer plus loin pour reprendre la lutte, s’évanouit et se dispersa aux quatre coins de la Gaule (septembre 52). [CAPITULATION. FIN DE VERCINGÉTORIX] Quand Vercingétorix eut vu disparaître l’armée en qui reposait son dernier espoir, il réunit ses compagnons et leur offrit de s’immoler comme une victime expiatoire, soit qu’ils voulussent eux-mêmes le mettre à mort pour donner satisfaction à l’ennemi, soit qu’ils préférassent le livrer vivant à la vengeance des Romains. César ne dit rien de l’accueil fait à cette proposition. Il nous apprend seulement qu’aux négociateurs envoyés pour traiter de la reddition, il répondit en exigeant la livraison des armes et des chefs. Il ne dit rien non plus de ce qui se passa entre lui et le glorieux vaincu. D’autres historiens nous ont raconté la scène avec des divergences notables. Plutarque nous montre Vercingétorix, monté sur son cheval de bataille, revêtu d’un costume de parade, accourant au galop dans cet équipage devant le tribunal de César, puis lui remettant ses armes et s’asseyant muet à ses pieds. Suivant Dion Cassius, il aurait, dans l’attitude du suppliant, invoqué une ancienne amitié. Suivant Florus, il se serait borné à ces mots : Tu as en ta présence un vaillant, toi qui es le plus vaillant de tous. Il fut emmené à Rome et jeté dans une prison où il languit six années. On l’en tira en 46 pour orner le triomphe de son vainqueur, devenu le maître du monde, après quoi sa tête roula sous la hache. [CAMPAGNE DE 51. FIN DE LA RÉSISTANCE] La chute d’Alésia marqua, non la fin de la guerre, mais celle de la patrie gauloise. La campagne de l’an 51 ressemble à celles de 57, 56 et 55. Ce fut une série d’expéditions toutes locales. Les Éduens, les Arvernes avaient mis bas les armes. Quelques cités cependant restaient debout et comptaient encore pour vaincre, après l’échec de la grande stratégie, sur des efforts partiels et simultanés qui auraient dispersé l’ennemi. César, avec son activité ordinaire, fit face partout. Les Bituriges, les Carnutes furent soumis en plein hiver, au pas de course. Les Bellovaques, auxquels s’étaient joints les Ambiens, les Aulerques, les Calètes, les Véliocasses, les Atrébates, se rendirent après une bataille. Pour avoir raison des Éburons, chez qui Ambiorix avait reparu, il suffit de mettre leur territoire à feu et à sang. L’Andécave Dumnacus, qui tenait assiégé dans la ville de Limonum (Poitiers) le Picton Duratius, demeuré fidèle, malgré la défection de ses compatriotes, à la cause romaine, fut mis en déroute et son armée taillée en pièces. Ce qui en restait se réfugia dans la ville d’Uxellodunum (le Puy d’Issolu), un oppidum des Cadurques. Là s’étaient jetés déjà le chef de cette nation, Luctérius, et le Sénon Drappès. Ce fut une vaillante défense, le dernier beau fait d’armes de la guerre. Les assiégeants n’en vinrent à bout qu’en captant l’eau qui alimentait la place. Mais l’exemple donné par cette poignée d’hommes était dangereux. César n’avait pas de temps à perdre. Son gouvernement touchait à son terme et la guerre civile était imminente en Italie. Pour prévenir par la terreur toute résistance de ce genre, il ordonna (le couper la main aux prisonniers, tout en leur laissant la vie sauve, afin qu’ils demeurassent comme un témoignage toujours visible du châtiment réservé à leurs imitateurs. Cette mesure abominable, qu’il essaye d’excuser en prétextant de la nécessité qui l’y aurait contraint, produisit du moins l’effet qu’il en attendait. Il put, l’année suivante, en toute sécurité, repasser les Alpes (50). III. - LES CARACTÈRES ET LES EFFETS DE LA CONQUÊTE[9] [COURTE DURÉE DE LA GUERRE] LA Gaule fut soumise par une armée qui ne comprit jamais plus de onze légions, c’est-à-dire qui ne dépassa pas, avec les corps auxiliaires, un maximum de soixante-dix mille hommes environ, et resta le plus souvent au-dessous de ce chiffre. Elle succomba en huit années, ou plus exactement en cinq campagnes, car il est juste de déduire celles qui furent dirigées contre les Helvètes, les Germains, les Bretons. La courte durée de cette guerre a étonné les anciens. Ils ont opposé cette conquête à celle de l’Espagne, qui ne demanda pas moins de deux cents ans. Strabon, qui note ce contraste, en donne aussi la raison. Il a très bien vu ce qui caractérise la résistance des Gaulois. Au lieu de se morceler à l’infini, comme celle des Espagnols, elle s’est concentrée très vite et a été, non pas moins énergique, mais plus facile à abattre d’un seul coup. La destinée future des deux pays était ainsi comme écrite d’avance à la première page de leur histoire. [PROMPTE SOUMISSION DE LA GAULE] Un fait non moins surprenant, c’est la prompte résignation des Gaulois, leur docilité empressée après la défaite. Le premier auteur du revirement fut César lui-même. Il avait tous les dons qui peuvent entraîner un peuple brillant et léger, la bonne grâce, le charme personnel, le prestige du génie et de la gloire. Pendant plusieurs mois il parcourut les diverses cités, rassurant les intérêts, désarmant les rancunes, ne négligeant rien pour ramener ses adversaires tout en comblant de faveurs ses partisans. Cette politique porta ses fruits quand éclata la guerre civile. La Gaule se déclara pour son vainqueur. Elle lui avait fourni des auxiliaires contre elle-même. A plus forte raison il en tira des soldats pour marcher à la conquête de Rome et du monde. Le Sud-Ouest, le Centre envoya ses fantassins, ses archers, le Nord, sa cavalerie. De ces corps, ou de quelques-uns d’entre eux il forma plus tard cette légion des Alouettes dont le nom rappelait un oiseau cher à la nation celtique. Les vieux Romains s’indignaient et l’accusaient de mener les vaincus d’Alésia à une nouvelle bataille de l’Allia. Le mouvement créé par César ne s’arrêta pas après sa mort. Cent ans plus tard, l’empereur Claude s’exprimait ainsi devant le Sénat : Jamais, depuis qu’elle a été domptée par le divin Jules, la fidélité de la Gaule n’a été ébranlée ; jamais, même dans les circonstances les plus critiques, son attachement ne s’est démenti. La personne de César n’a donc pas tout fait, et la conversion de la Gaule tient à des causes plus profondes qu’il importe d’indiquer brièvement dès à présent. [CAUSES GÉNÉRALES] Il faut se représenter l’état du pays et les sentiments de ses habitants après cette suite d’efforts et de revers. Les champions de l’idée nationale étaient morts, ou captifs, ou proscrits. La vision de la patrie commune, un moment entrevue, s’était obscurcie de nouveau et effacée. Le parti romain triomphait. Toutes ses prédictions étaient justifiées. La domination de Rome apparaissait comme une force irrésistible, fatale. Qui oserait maintenant reprendre l’œuvre de la délivrance ? qui se flatterait de réussir où Vercingétorix avait échoué ? Si le joug eût été intolérable, ces dispositions n’eussent pas tardé à se modifier. La sève guerrière de la race n’était point épuisée. Les contingents levés en Gaule formèrent le plus solide appoint des armées impériales. Si donc la Gaule n’a point fait de tentative sérieuse pour recouvrer son indépendance, c’est sans doute qu’elle en avait de moins en moins le désir et le regret. [LA CONQUÊTE LAISSE SUBSISTER LES CITÉS] Rome n’imposa aux Gaulois aucun de ces sacrifices qui paraissent aujourd’hui le complément nécessaire et la condition même de la conquête. Elle ne les inquiéta ni dans leurs intérêts, ni dans leurs habitudes, ni dans leurs affections. Elle ne fit pas la guerre à leur religion ni à leur langue. Elle ne toucha pas à la seule patrie qui leur fût vraiment chère, à la cité. Ce ne fut point par scrupule, mais parce qu’elle n’avait ni l’idée ni même les moyens de faire autrement. Elle ne voyait pas l’utilité d’un bouleversement qui eût soulevé beaucoup de haines sans mieux assurer son empire. Elle ne se souciait pas non plus d’assumer, dans tous ses détails, la charge du gouvernement. Elle ne disposait pas pour cela d’un personnel assez nombreux, et l’uniformité administrative, qui finit par l’emporter, ne paraissait alors ni souhaitable ni possible. Elle laissa donc tous ces organismes fonctionner comme ils faisaient auparavant. Il lui suffisait, pour sa sécurité, d’en confier la direction à des personnages qui lui fussent dévoués. C’est ainsi qu’elle rétablit dans leur autorité les chefs dont elle avait éprouvé les sympathies dans la guerre. Un parti se substitua à un autre à la tête des cités. A part cela, il semblait que rien ne fût changé. L’autorité de Rome ne s’affichait pas. Ses armées, cantonnées sur la frontière, n’envoyaient que de rares détachements à l’intérieur. Ses gouverneurs, ses légats, résidant aux chefs-lieux des provinces, n’avaient pas un représentant dans les cités. Le pays était vide, pour ainsi dire, de ses fonctionnaires et de ses soldats. On n’ignorait pas qu’elle était toute-puissante, mais ses exigences étaient limitées et, tout compté, ce qu’elle exigeait était peu de chose au prix de ce qu’elle offrait. [EXIGENCES DE ROME. IMPÔT ET SERVICE MILITAIRE] Elle exigeait l’impôt et le service militaire. Sans doute cette double charge pouvait être fort lourde et même devenir insupportable. Ce fut le cas dans l’ancienne Province, avant le proconsulat de César. Mais ce qui l’avait rendue telle, c’étaient les abus dont elle devenait le point de départ et le prétexte. Les exactions des gouverneurs et des publicains avaient entretenu dans ce pays la révolte à l’état permanent. César trouva les mêmes populations parfaitement dociles. Elles contribuèrent au recrutement de son armée et surent résister aux sollicitations de Vercingétorix. On vit dès lors ce que pouvait, pour l’affermissement de la domination romaine, la politique plus éclairée, plus généreuse qui devait être la règle de l’administration impériale. [DISSOLUTION DES CONFÉDÉRATIONS. AFFRANCHISSEMENT DES CITÉS] Le premier soin de Rome fut toujours de briser les ligues qui avaient fait obstacle à la conquête. Après les avoir supprimées, elle s’arrangeait pour les empêcher de renaître. La part d’autonomie qu’elle laissait aux cités était purement intérieure et ne comportait aucune initiative dans les relations avec le dehors. Les degrés même qu’elle établissait dans la sujétion étaient encore un moyen pour rompre le faisceau des éléments hostiles. Quelquefois elle allait jusqu’à interdire entre les habitants des diverses cités le droit d’acquérir et de se marier les uns chez les autres. Rien n’indique qu’elle ait poussé à ce point la défiance vis-à-vis des Gaulois. Les confédérations laissaient peu de regrets. Ce qu’elles rappelaient surtout, c’était l’oppression des faibles par les forts. Que de peuples réduits en clientèle ont dû se réjouir en voyant tomber leur chaîne ! Le joug romain n’était pas plus lourd et l’amour-propre s’en accommodait plus aisément. Autre chose était d’obéir à la première puissance de l’univers, autre chose de s’abaisser devant un voisin jalousé et détesté. La soumission des petits États fut ainsi facilitée par l’humiliation des grands. [AFFRANCHISSEMENT DES INDIVIDUS] La conquête qui affranchit les cités affranchit aussi les individus. Rome avait eu contre elle les classes inférieures, et il se trouva que ces classes lui durent leur délivrance. Elle commença par les libérer de leurs obligations militaires envers leurs patrons. Elle ne pouvait tolérer en effet, à côté de ses armées, celles des particuliers. De même elle ne put admettre longtemps la juridiction des nobles sur leurs vassaux, au détriment des pouvoirs publics, depuis le gouverneur jusqu’aux magistrats des cités. Le système du patronat, réduit de la sorte à des rapports de protection et de déférence, ne différa guère de ce qu’il était à Rome et n’imposa que des devoirs assez légers et d’ailleurs tout bénévoles. Le développement du commerce et de l’industrie, en améliorant la situation matérielle des masses, contribua aussi à leur émancipation. [LA PAIX ROMAINE] De tous les bienfaits que Rome apporta à la Gaule, le plus apprécié ce fut la paix. La paix romaine, pax romana, telle est la formule magique qui, dans ce pays et partout, a triomphé de toutes les résistances et rallié tous les cœurs. Les témoignages de l’universelle gratitude se sont étalés sur les monuments, dans les inscriptions, dans les documents officiels ; ils sont devenus comme un thème banal, à force de redites, mais ce n’est pas une raison pour en méconnaître la sincérité. Le sentiment auquel répondaient ces manifestations était trop légitime, trop naturel. D’un bout à l’autre du monde ancien, les peuples, si haut que remontaient leurs souvenirs, n’avaient connu que la guerre, la guerre de ville à ville, de maison à maison, pour ainsi dire, sans trêve ni merci. En Occident, en Orient, le spectacle était le même, et pour les mêmes causes, car d’un côté comme de l’autre, c’était le régime de la cité, là-bas rehaussé par l’éclat d’une culture séculaire, ici tout primitif et grossier, mais partout également meurtrier et anarchique. Par Rome tout fut pacifié. Il y eut des troubles encore, des guerres civiles, mais somme toute rien de comparable aux désordres, aux misères d’autrefois et, dans les intervalles, de longues accalmies, un repos profond. L’histoire a vu des périodes plus glorieuses que celle des Antonins, un plus complet déploiement, un épanouissement plus riche des énergies humaines. Elle n’en a point vu où les hommes aient vécu plus paisibles et plus heureux. [GOÛT DES GAULOIS POUR LA CIVILISATION] Avec la paix Rome apportait la civilisation. Elle arrivait les mains pleines des trésors accumulés par une suite nombreuse de générations, lettres, arts, sciences, philosophie, tout ce que la Grèce avait produit et tout ce qu’elle-même y avait ajouté. Les Gaulois, dit Fustel de Coulanges, eurent assez d’intelligence pour comprendre que la civilisation valait mieux que la barbarie. Ce fut moins Rome que la civilisation elle-même qui les gagna à elle. Être Romain, à leurs yeux, ce n’était pas obéir à un maître étranger, c’était partager les mœurs, les études, les plaisirs de ce qu’on connaissait de plus cultivé et de plus noble dans l’humanité. IV. - LES INSURRECTIONS DU PREMIER SIÈCLE AP. J.-C.[10] [DU PEU DE GRAVITÉ DES INSURRECTIONS] LES causes qui devaient amener la réconciliation de la Gaule avec ses vainqueurs n’agirent pas tout de suite avec la même efficacité sur tous les Gaulois. Il y eut des insurrections pendant près d’un siècle. Mais ces tentatives n’eurent pas la gravité qu’on leur a quelquefois attribuée. La haine de Rome et le désir de l’indépendance n’en furent pas toujours le mobile dominant. Enfin elles restèrent tout à fait partielles. La grande majorité de la nation ne s’y associa point et finalement les désavoua. [RÉVOLTES ANTÉRIEURES À 27 AV. J.-C.] Les premières révoltes éclatèrent vers l’an 38 av. J.-C. L’anarchie à laquelle le monde romain était en proie depuis la mort de César, en 44, avait encouragé les mécontents. Mais précisément l’anarchie touchait à son terme, car, depuis 40, Octave était le maître incontesté de l’Occident. C’est à lui que revint la mission de pacifier la Gaule. Nous sommes mal renseignés sur tous ces mouvements, qui remplirent une période d’environ dix ans. Les historiens les mentionnent en quelques lignes. D’autres spectacles attirent alors leur attention. Il est à croire pourtant qu’ils auraient passé moins vite si l’œuvre de César avait été sérieusement compromise. Les insurrections se localisèrent aux deux extrémités du territoire, chez les Aquitains qui n’avaient jamais été bien soumis et qui pouvaient compter sur l’appui des Ibères Transpyrénéens, et chez les Belges, dont l’humeur belliqueuse s’était peu dépensée dans la campagne de Vercingétorix. Elles furent réprimées par M. Vipsanius Agrippa, le plus grand général de l’époque. La tâche était inférieure à ses talents, mais elle rentrait dans une autre plus vaste qui était de préparer l’organisation définitive de la Gaule. Agrippa fit la guerre dans le Midi et dans le Nord. Il battit les Aquitains en 38, et la même année il franchit le Rhin. La guerre contre Sextus Pompée, qui le rappela en Italie au début de l’an 37, l’arrêta au cours de ses succès. Quelques années plus tard, entre 33 et 30, C. Albius Carrinas reprit les opérations en Aquitaine et dut marcher de plus contre les Morins. En 29 Nonius Gallus réduisit les Trévires. En 28 Valerius Messala remporta une troisième victoire sur les Aquitains. Le triomphe qui lui fut accordé à cette occasion en 27 fut le dernier célébré sur des Gaulois. [CAUSES DE MÉCONTEMENT] Pendant quarante ans la Gaule ne remua plus. Ce n’est pas qu’elle fût parfaitement paisible et satisfaite de son sort. Les opérations du cadastre, qui s’ouvrirent cette même année 27 av. J.-C. et se continuèrent fort longtemps, donnèrent lieu à une agitation qui plus d’une fois tourna en émeute. L’enquête qu’elles comportaient était trop minutieuse pour ne pas devenir aisément vexatoire. On prévoyait d’ailleurs qu’elle aboutirait à l’élévation des impôts et l’impôt était impopulaire pour lui-même et plus encore pour les abus auxquels il se prêtait. De tous les vices de l’administration républicaine, le péculat a été le plus long à guérir et le plus prompt à renaître. Trop de complices étaient intéressés à couvrir les coupables. Auguste lui-même ferma les yeux sur les vols de son affranchi Licinus, procurateur à Lyon. Il avait songé d’abord à sévir. Puis il se résigna à partager. Pour faire face aux exactions, les villes et les particuliers recouraient à l’emprunt. Les trois Gaules devinrent à leur tour la proie des usuriers, odieuse engeance qu’on voyait pulluler partout à l’ombre du nom romain. [LA RÉVOLTE DE 21 AP. J.-C. FLORUS ET SACROVIR] On est surpris que le mécontentement n’ait pas fait explosion plus tôt. Les revers essuyés à diverses reprises par les armées du Rhin, leur soulèvement après la mort d’Auguste, fournissaient des occasions favorables. Mais les Gaulois savaient ce qu’ils pouvaient espérer des Germains, et ils n’attendaient pas mieux de légions indisciplinées et avides de butin. Ce fut la raison pour laquelle ils ne cherchèrent pas à profiter de ces embarras. Le gouvernement n’eut qu’à se louer de leur attitude en présence du danger extérieur, et Germanicus put vanter leur loyalisme à ses soldats mutinés. La révolte éclata sous Tibère, en 21 ap. J.-C. Elle avait des ramifications partout, dans le Nord et dans le Centre. Les chefs du mouvement étaient un Éduen et un Trévire, Julius Sacrovir et Julius Florus, tous deux de grande naissance, tous deux citoyens romains et servant dans l’armée romaine, fidèles néanmoins au souvenir de la vieille indépendance. D’autres nobles avaient promis leur concours. Pourtant ce n’est pas dans l’aristocratie que la cause nationale recruta le plus de défenseurs. Les hommes qui se levèrent appartenaient presque tous aux classes inférieures. Il y eut là comme un réveil de cette démocratie qui avait été le principal obstacle à la conquête. [RÉPRESSION FACILE DE LA RÉVOLTE] L’émotion fut vive à Rome. Une opposition malveillante se plaisait à grossir les faits. Déjà on voyait l’incendie se communiquer à tout l’Occident. Devant ces appréhensions, simulées ou sincères, Tibère garda son sang-froid. Il connaissait la Gaule, et mieux que personne pouvait apprécier le péril à sa vraie mesure. Une cohorte envoyée de Lyon suffit pour réduire les Andécaves. Quelques troupes prélevées sur les garnisons du Rhin eurent raison des Turons et des Séquanes. La répression ne fut pas beaucoup plus difficile chez les Trévires. En vain Florus voulut détourner du devoir un corps de cavalerie levé dans cette nation. Très peu se laissèrent séduire. Découragé par cet échec, il se jeta dans la forêt des Ardennes, erra quelque temps encore à travers bois, puis, voyant toutes les issues coupées, se tua. Le plus ardent à sa poursuite avait été son compatriote et ennemi personnel Julius Indus, officier romain, comme lui. Sacrovir fut plus heureux au début. Il s’empara d’Autun et commença par mettre la main sur la jeunesse noble qui, dès cette époque, affluait dans les écoles de la capitale éduenne. Par ces otages, il comptait s’assurer l’appui ou la neutralité des plus illustres familles. Son armée était nombreuse, quarante mille hommes, mais dont les quatre cinquièmes n’étaient munis que d’épées et de coutelas. Entre cette masse et les deux légions amenées par le légat Silius, la partie était trop inégale. C’est à peine s’il y eut combat. Sacrovir, entraîné par les fuyards, rentra dans la ville. Elle était fortifiée et capable de soutenir un siège. Les dispositions des habitants se manifestèrent trop clairement pour qu’il osât s’arrêter à cette idée. Il se rendit alors, avec quelques fidèles, dans une maison qu’il possédait aux environs, y mit le feu, et s’ensevelit dans le brasier, lui et les siens[11]. Tibère n’accepta aucun honneur pour cette facile victoire. Mais le souvenir en fut rappelé sur un monument érigé en terre gauloise, l’arc de triomphe d’Orange. [LA GAULE DE CALIGULA À NÉRON] A Tibère succéda Caligula (37-41). Il visita la Gaule en 39. Son père Germanicus, son grand-père Drusus avaient gouverné autrefois ce pays. Ils y avaient laissé un grand souvenir, justifié par les bienfaits de leur administration et leurs victoires sur les Germains. Il ne tenait qu’à lui d’hériter de leur popularité et il s’y employa à sa manière. Il prit quelques bonnes mesures. Il institua des concours littéraires à Lyon, et surtout il fit construire à Boulogne ce phare colossal qui n’était pas, comme on l’a dit, un monument de son orgueil, mais une œuvre d’utilité publique au premier chef. Tout cela malheureusement fut gâté par son manque de sérieux, par ses caprices cruels et puérils, par la folie dont il était dès lors visiblement atteint. Claude (42-54) répara le mal. Né à Lyon, pendant que son père Drusus s’illustrait à la tête de l’armée du Rhin, il appartenait lui aussi à cette glorieuse famille qui avait si bien mérité de la Gaule, et il sut, mieux que Caligula, en représenter la tradition. L’aristocratie sénatoriale le traitait en raillant de Gaulois, et elle se scandalisa fort quand il proposa d’étendre à un plus grand nombre de ces provinciaux le droit de cité romaine. Nous verrons plus loin le discours qu’il prononça à cette occasion[12] et qui lui fait le plus grand honneur. Il doit recommander à notre sympathie et protéger contre d’injustes dédains cette mémoire trop décriée. Ce fut Claude qui, reprenant le programme de César, se décida à compléter l’annexion de la Gaule par celle de la Bretagne et commença, en 43, la conquête de l’île, achevée plus tard, de 78 à 84, sous Domitien. Le règne de Néron (54-68) ouvrit une crise redoutable. Il ne vint pas en Gaule comme Caligula. Sa cruauté ne s’y fit sentir que de loin. Elle s’y manifesta surtout par les rapines dont il confia l’exécution à ses agents. Les Gaulois n’en furent pas moins les premiers dans l’Empire à secouer ce joug honteux. [LE SOULÈVEMENT CONTRE NÉRON. VINDEX] Ils se levèrent en mars 68 à la voix du gouverneur de la Lyonnaise, C. Julius Vindex. Vindex était Gaulois, Aquitain et de race royale. Il n’en fut que mieux écouté de ses compatriotes. Il ne dit rien pourtant qui pût ressembler à un appel contre la domination romaine. Il se contenta de retracer les crimes de Néron et ses ignominies. Les aspirations à l’indépendance furent pour quelque chose sans doute dans l’adhésion qu’il rencontra. Il est difficile de le nier quand on pense à ce qui s’est passé un an plus tard. Mais s’il connut ces sentiments et si peut-être il en profita, il ne les partageait point et se garda de les encourager. Il voulait, non la chute de Rome, mais celle du tyran et, avec lui, de la tyrannie. Il n’allait pas jusqu’à souhaiter la suppression de la monarchie. Il entendait seulement qu’elle frit contenue dans certaines limites, c’est-à-dire subordonnée au Sénat. Il écrivit dans ce sens à ses collègues des provinces voisines. Le mieux désigné pour présider à la révolution était Sulpicius Galba, légat de l’Espagne citérieure. Ses opinions étaient les mêmes que celles de Vindex. Il ne refusait pas l’empire, mais il lui répugnait d’en être redevable à une insurrection militaire et, pour commencer, il s’intitula modestement lieutenant du Sénat et du peuple romain. [LA GALLE PARTAGÉE EN DEUX CAMPS] La Gaule se partagea en deux camps. Les cités du Sud, de l’Ouest, du Centre se rallièrent à Vindex. Le gouverneur de la Lyonnaise n’avait pas de troupes sous ses ordres. Elles levèrent à leurs frais et mirent à sa disposition une armée de cent mille hommes. Vienne déclara la guerre à Lyon. Les Lyonnais en effet tenaient pour Néron. Ils lui savaient gré d’avoir rebâti leur ville ruinée par un incendie. Surtout ils n’oubliaient pas ce qu’ils devaient à Rome, à la monarchie, à la maison des Jules et des Claudes. Postée, comme une sentinelle d’avant-garde, aux confins de l’ancienne Province et des contrées nouvellement acquises à l’Empire, élevée par la faveur d’Auguste au rang de capitale des Gaules, la colonie de Plancus restait fidèle à son rôle et à son origine. Elle se méfiait d’un mouvement oh les ennemis du prince régnant dissimulaient mal leurs tendances vaguement républicaines ou séparatistes. L’hostilité n’était pas moins vive chez les peuples du Nord-Est, les Lingons, les Rames, les Trévires. Non qu’ils fussent particulièrement dévoués à l’Empereur. Mais ils suivaient le sentiment de l’armée cantonnée sur leur territoire ou dans leur voisinage et à laquelle ils fournissaient une bonne part de ses recrues. Par là s’était établie une solidarité étroite entre les populations militaire et civile. L’armée non plus n’était nullement inféodée à Néron. Mais elle repoussait un empereur imposé par les légions d’Espagne, moins nombreuses, moins vaillantes et moins illustres que celles du Rhin. Encore moins était-elle disposée à abdiquer devant les milices gauloises conduites par Vindex. [BATAILLE DE BESANÇON. MORT DE VINDEX] L’officier le plus en vue était L. Verginius Rufus, commandant dans la Germanie supérieure. Il ne dépendait que de lui de s’emparer de l’empire, mais il aima mieux rester dans la légalité, en attendant qu’il fût délié de son serment par le Sénat. Au fond son idéal politique ne différait pas de celui de Vindex. Ils étaient faits pour s’entendre. Des passions auxquelles ils étaient étrangers ne le permirent pas. Pour complaire à ses soldats, Verginius dut marcher contre les rebelles. Il entra sur le territoire des Séquanes et mit le siège devant Besançon. Vindex accourut, et, au lieu de combattre, demanda une entrevue, qui lui fut accordée. Rien ne transpira de ce qui s’était passé dans cette conférence. On sut seulement que les deux généraux s’étaient séparés en bons termes. L’accord était donc conclu ou bien près de l’être, quand une fatale méprise déchaîna le plus violent combat. Les Gaulois s’étaient crus autorisés à occuper la place. Les légions se crurent attaquées et coururent aux armes. L’armée improvisée par les cités n’était pas taillée pour cette lutte. Vingt mille Gaulois restèrent sur le champ de bataille. Vindex vit sa cause perdue, le tyran raffermi. Il se tua sur les cadavres des siens, pleuré de Verginius et laissant à tous l’idée d’un homme également grand par le caractère et les talents (68). [GALBA EN GAULE. PROCLAMATION DE VITELLIUS] Il avait désespéré trop vite. Un mois après on apprit la fin de Néron. Galba se mit en route pour l’Italie. Il traversa la Narbonnaise, prodiguant les récompenses à ses partisans et n’épargnant aucune rigueur à ses adversaires, étendant les privilèges et réduisant les charges des villes qui s’étaient prononcées en sa faveur, frappant les autres de peines variées, supprimant leurs libertés, confisquant leurs revenus, aggravant leurs impôts, mutilant leur territoire, ne reculant même pas devant les supplices. Cette politique odieuse et non moins maladroite rendit plus aigu le dissentiment entre les deux portions de la Gaule. Elles n’avaient jamais été complètement soudées. Les Belges avaient fait bande à part, le plus souvent, dans la guerre de l’indépendance. Leur civilisation était en retard sur celle des Celtes proprement dits. Des rivalités, des haines, qu’on avait cru apaisées, se ranimèrent. Ce fut de part et d’autre un échange d’injures et de défis. Une dernière mesure acheva d’exaspérer l’armée. Galba crut faire merveille, pour sa sûreté, en rappelant Verginius. Il ne savait pas que la loyauté de cet excellent citoyen était sa meilleure garantie contre le mauvais vouloir des soldats. Verginius s’était à peine éloigné qu’ils saluèrent empereur le légat de la Germanie inférieure, A. Vitellius, et tout de suite ils résolurent de se porter sur la capitale avec le prétendant de leur choix (3 janvier 69). [MARCHE DE L’ARMÉE DE GERMANIE À TRAVERS LA GAULE] La terreur se répandit chez les partisans de Galba et chez tous ceux qui avaient adhéré au mouvement de Vindex. Leurs compatriotes étaient nombreux dans les légions du Rhin, recrutées dès lors pour une large part parmi les Gaulois du Centre et du Midi. Mais à côté des légions il y avait les auxiliaires belges et germains. C’étaient les plus riches contrées de la Gaule qui s’offraient à leurs coups. Les instincts héréditaires se réveillèrent devant cette proie. Les légionnaires eux-mêmes se laissèrent gagner à ces fureurs, à ces convoitises. Depuis longtemps le soldat romain ne connaissait d’autre patrie que le drapeau. La résistance était fort heureusement impossible. Un événement survint sur ces entrefaites qui la rendit sans objet. Galba, tué à Rome, fut remplacé par Othon (15 janvier 69). Compromis pour Galba, les Gaulois ne se soucièrent pas de l’être pour son meurtrier. Il est vrai qu’Othon c’était l’Italie, Rome, le Sénat. A ce titre, et bien qu’il apparût comme une nouvelle incarnation de Néron, il rencontrait de secrètes sympathies chez les plus romains des Gaulois. Ce fut le cas notamment dans la Narbonnaise, cette autre Italie. Niais Othon était loin, et Vitellius approchait menaçant. On s’inclina. La Gaule fut sauvée ainsi d’une dévastation totale. Elle n’en fut pas moins horriblement foulée. Les Vitelliens s’étaient partagés en deux corps. Le plus important, sous le commandement de Fabius Valens, devait descendre la vallée de la Saône et du Rhône. Un massacre atroce signala ses premiers pas chez les Médiomatriques, à Divodurum (Metz). La capitale des Allobroges, l’opulente colonie de Vienne, ne dut sa grâce qu’à l’immensité de sa rançon. La ville de Luc, chez les Voconces, n’écarta l’incendie qu’au même prix. Pendant ce temps, Alliénus Cæcina, à la tête de la deuxième colonne, traversait le territoire des Helvètes. Seuls, ils firent mine de disputer le passage. Il en profita pour mettre tout à feu et à sang. [L’EMPIRE EN DISSOLUTION] L’épouvante gagna l’Italie. Jamais armée romaine ne s’était présentée avec cette physionomie étrange. Le recrutement régional commençait à porter ses fruits. C’étaient des Celtes, des Teutons qui venaient s’abattre sur le Midi, comme aux jours de Marius et de Camille. Cæcina s’était fait nommer consul. Mais avec ses bracelets et son collier d’or, revêtu de la saie et des braies aux couleurs bigarrées, il avait plutôt l’air d’un chef gaulois. Contre ces Barbares s’avançaient les prétoriens d’Othon et tout ce qu’il avait pu enrôler dans les villes latines. Puis arrivèrent les Orientaux de Vespasien, les Égyptiens, les Syriens, les Galates, les Cappadociens. Il semblait que le monde se fût donné rendez-vous pour s’entr’égorger dans les plaines du Pô. [LA MÊLÉE DES ARMÉES EN ITALIE] Les armées avaient un esprit de corps trop prononcé pour s’identifier avec les nations dont elles étaient issues. Mais les nations s’agitaient derrière les armées. Quatre empereurs se succédant en dix-huit mois, la guerre civile en Italie et à Rome, le Capitole en flammes, toutes ces catastrophes semblaient annoncer la fin de l’Empire. Des mouvements séparatistes éclatèrent, plus ou moins nettement accusés, en Afrique, dans le Pont, dans l’Illyrie. Les Bretons reprenaient la lutte. Les Juifs s’obstinaient dans leur résistance héroïque. Comment tout ce qui subsistait en Gaule de ferments de révolte ne se serait-il pas soulevé ? [LE SOULÈVEMENT DE MARICCUS] Vitellius passait à Lyon quand un Boïen, un paysan, nommé Mariccus, se mit à parcourir les cantons éduens, proclamant qu’il était dieu et qu’il venait affranchir la Gaule. Il ramassa dans les campagnes près de huit mille partisans, mais il fut battu, pris et livré par les habitants d’Autun, aidés seulement de quelques cohortes. Ainsi se trouva justifiée, pour la seconde fois, et plus complètement encore que lors de la rébellion de Sacrovir, la pensée prévoyante qui avait substitué à l’oppidum de Bibracte la ville toute romaine, installée sur les bords de l’Arroux. [LES COHORTES BATAVES] L’impulsion décisive vint d’ailleurs. L’harmonie était très imparfaite, dans les troupes de Vitellius, entre les légionnaires et les auxiliaires. Les premiers demeuraient fidèles à l’Empire, se bornant à lui imposer un empereur. Les autres étaient plus gaulois ou germains que romains. Non seulement ils se pliaient moins volontiers à la discipline, mais ils affectaient de se comporter, envers Rome, moins comme des sujets que comme des alliés. De tous ces corps le plus nombreux, le plus vaillant et le plus difficile à manier était celui des Bataves. Les Bataves, bien que rattachés à la province de Belgique, étaient de purs Germains. Ils avaient une situation privilégiée, ne payant que l’impôt du sang, le payant d’ailleurs très largement, ce qui n’était pas pour aliéner un peuple belliqueux, mais soumis de ce fait, de la part des recruteurs, à mille vexations. De là une irritation qui, s’ajoutant à leur turbulence ordinaire, amenait des rixes fréquentes. Vitellius leur fournit un nouveau grief en les renvoyant dans leur pays, au moment où l’Italie s’ouvrait devant eux avec ses richesses. Il supprimait par cette mesure une cause de désordre tout prés de lui, mais il activait les événements qui se préparaient au loin, en Germanie et, par contrecoup, en Gaule. [CIVILIS] Les soldats bataves arrivaient à point pour servir les desseins d’un de leurs compatriotes. Julius Civilis était un de ces chefs de nationalité germanique, mal convertis à la civilisation et demeurés au fond des Barbares, avec le titre de citoyen et d’officier romain. Il commença par exploiter les discordes dont il était témoin et affecta de prendre le parti de Vespasien contre les garnisons rhénanes, toutes dévouées à Vitellius. Il put ainsi, sans rompre avec Rome, affaiblir par une suite de combats ce qu’elle conservait de forces sur cette frontière. Tâche d’autant plus aisée que les effectifs étaient fort réduits depuis que le gros des troupes avait quitté son poste pour aller franchir les Alpes. Quand Vespasien l’eut emporté, il comprit qu’il lui fallait ou rentrer dans le rang, ou se déclarer ouvertement l’ennemi du peuple romain. Il n’était encore qu’un chef de bandes. Les cohortes bataves ne formaient que le noyau de son armée. Le reste se composait de Canninéfates, de Frisons, d’Usipiens, de Bructères, de Teuctères, de Cattes, de Chauques, de Triboques. Au fond de ses forêts, la prophétesse Velléda prêchait la guerre et prédisait l’anéantissement des légions. Mais il ne suffisait pas à Civilis de commander à ces hordes barbares. II rêvait d’une destinée plus haute. Son ambition était de fonder un royaume dont son pays eût été le centre et qui se serait étendu également sur les deux rives du Rhin. [CIVILIS ET LES GAULOIS] Il reprit avec les Gaulois le thème connu. Il flatta leur orgueil, évoqua la gloire passée, retraça, en les amplifiant, les maux apportés par la conquête, le poids des impôts, les exigences du service militaire, la dureté des fonctionnaires romains. Il montra la faiblesse de Rome, forte uniquement par l’appui des provinces et des armées qu’elle en tirait. A ces excitations il ajoutait des complaisances intéressées. Il laissa partir, en les comblant de présents, les officiers gaulois faits prisonniers. Il partagea son butin avec leurs soldats, les autorisant à retourner dans leurs foyers, à moins qu’ils n’aimassent mieux servir sous ses ordres. La Gaule resta sourde d’abord à ces avances. Elle n’était pas habituée à voir des libérateurs dans les Germains. Elle se méfiait de ces amis dont les coureurs venaient dévaster jusqu’au territoire des Ménapiens et des Morins. Pourtant des symptômes inquiétants se manifestaient çà et là. On commençait à refuser le tribut. Les recrues osaient ne plus répondre à l’appel. Les cités du Nord-Est surtout étaient en émoi. L’avènement de Vespasien n’avait pas eu pour effet de resserrer leurs liens avec l’Empire. On ne savait rien du nouvel empereur. Mais il était le vainqueur de Vitellius et il passait pour vouloir reprendre la tradition de Galba. [INDISCIPLINE DE L’ARMÉE] La révolte eut son point de départ dans les camps. La ruine de la discipline proclamait l’abaissement de la grandeur romaine. Le légat de la Germanie supérieure, Hordeonius Flaccus, s’était trouvé à la tête des deux Germanies, depuis l’élévation de son collègue Vitellius à l’empire. Son incapacité était notoire, mais son grand crime était sa sympathie pour Vespasien. On l’accusait, non sans raison, d’avoir suscité en faveur de ce dernier la prise d’armes de Civilis et aidé sous main à ses progrès. Une première émeute l’obligea à se démettre pour céder la place au légat de la vingt-deuxième légion, Dillius Vocula. Il réussit néanmoins à ressaisir le commandement. Il obtint même de ses soldais, quand Vitellius eut succombé, le serment d’hommage à Vespasien. Mais ce serment, prononcé à contrecœur, leur pesait. Un jour ils exigèrent la gratification promise par Vitellius, sachant qu’il en avait envoyé le montant. Elle leur fut distribuée au nom de son successeur. Cela suffit pour rallumer leur colère. Ils se précipitèrent dans la tente d’Hordeonius, le traînèrent hors de son lit et le mirent à mort. Vocula, suspect à son tour, n’échappa au même sort que par la fuite, déguisé en esclave. [DÉFECTION DES TRÉVIRES ET DES LINGONS] La fidélité des troupes auxiliaires ne résista pas à ce spectacle. Les Tongres les premiers passèrent du côté de Civilis en plein combat. Puis ce furent les Nerviens dont l’attitude compromit sérieusement l’armée et faillit amener un désastre. Les Nerviens et les Tongres étaient à demi germains. Un événement plus grave fut la défection des Trévires et des Lingons, due au Lingon Julius Sabinus et aux deux Trévires Julius Classieus et Julius Tutor. Comme Florus et Sacrovir, comme Civilis lui-même et tant d’autres, c’étaient des hommes de haute noblesse que Rome avait faits citoyens et préposés aux contingents de leur nation. Le meurtre d’Hordeonius leva leurs derniers scrupules. Ils s’entendirent avec Civilis et tinrent un conciliabule secret dans une maison écartée de Cologne, pour prendre leurs dispositions définitives, de concert avec les principaux conjurés. [TRAHISON ET DESTRUCTION DE L’ARMÉE ROMAINE] Une question se posa. Que faire des débris de l’armée romaine ? Les violents réclamaient le massacre. Les habiles demandaient qu’on profitât du mauvais esprit des troupes pour les exciter à de nouveaux attentats, de manière à ne leur laisser d’autre issue que la trahison. Ce parti prévalut. L’armée était alors divisée en deux groupes. La quatrième légion et le dépôt de la cinquième étaient enfermés par Civilis dans les lignes de Castra Vêlera, sur le Rhin inférieur, en face de la Lippe. La première légion, la quatrième et la vingt-deuxième, sous les ordres de Vocula, redevenu, par un retour d’opinion, général en chef, descendaient le fleuve pour débloquer la place assiégée. Classicus et Tutor, avec leurs contingents, faisaient partie de cette deuxième armée. On approchait de Vetera quand ils jugèrent le moment venu de se déclarer. Ils n’attaquèrent pas Vocula. Ils se bornèrent à faire bande à part en établissant leurs cantonnements à une petite distance des siens. C’était l’exécution du plan arrêté à Cologne. Vocula n’était pas assez sûr de ses soldats pour répondre à cette démonstration autrement que par des menaces. Il rebroussa chemin jusqu’à Neuss, suivi pas à pas par les corps hostiles. Les pourparlers entre les deux camps allaient leur train. Le malheureux général assistait impuissant à ces menées. Il voulut se tuer, en fut empêché par son entourage et tomba sous les coups d’un déserteur de la première légion. Les deux autres légats furent enchaînés et livrés à Classicus. Restaient les défenseurs de Vetera. Ils avaient tenu bon jusque-là, mais tout espoir de secours était perdu et la famine devenait atroce. Ils obtinrent la vie sauve, à condition de se rallier, eux aussi, aux vainqueurs. A peine sortis de leurs retranchements, ils tombèrent dans une embuscade et furent égorgés. Les légions de Vocula furent expédiées sur Trèves, au milieu d’un flot de peuple accouru pour jouir de leur humiliation. Il n’y avait plus d’armée romaine en Gaule. [AGITATION EN GAULE. LES DRUIDES] La défection des auxiliaires trévires et lingons entraîna celle de leurs compatriotes. D’autres cités penchaient pour la révolte. Toutes étaient travaillées par les agents du parti anti-romain. Dans le mouvement qui emporta alors un bon nombre de Gaulois, on démêle fort bien deux courants, sinon contraires, du moins très distincts. Au sein des masses populaires et rurales, la haine de l’étranger était entretenue par la survivance des mœurs et des traditions celtiques. Ces sentiments s’étaient manifestés à deux reprises, lors du soulèvement de Sacrovir et, tout récemment, lors de la tentative de Mariccus. Ils étaient attisés par les druides qu’on voit surgir tout à coup, non sans surprise, au fort de cette crise, après les avoir cherchés en vain parmi les adversaires de César. Leurs prédications fanatiques, leurs anathèmes, leurs prophéties remuaient l’âme de la foule. La pensée des chefs était de nature plus complexe. Ils étaient trop acquis déjà à la civilisation de Rome pour en répudier les bienfaits, trop imbus de sa discipline pour imaginer un gouvernement régulier qui ne fût pas une copie et une réplique du gouvernement romain. Tel était l’ascendant de la cité maîtresse sur ceux mêmes qui entreprenaient de secouer son joug. Ils pouvaient s’affranchir de ses lois, mais l’empreinte qu’ils en avaient reçue était indélébile. [L’EMPIRE GAULOIS] Le régime que ces hommes essayèrent de fonder nous apparaît comme un curieux compromis entre les aspirations à l’indépendance et le respect, presque superstitieux, des pratiques et des institutions romaines. Quand Classicus se présenta aux légions, après le meurtre de Vocula, ce fut avec les insignes d’un général romain. Le serment qu’on avait coutume d’exiger des soldats, il le fit prêter à l’Empire des Gaules. La conduite de Sabinus fut plus significative encore. Il fit détruire les tables où étaient gravés les traités conclus entre Rome et les Lingons, mais il se fit saluer César. Sa bisaïeule, disait-on, avait été aimée du conquérant, et il appuyait ses prétentions sur cette origine. Singulier titre, en vérité, pour prendre en mains la cause de la liberté gauloise. [REVIREMENT DE LA GAULE. MENACES D’INVASION GERMANIQUE] La proclamation de l’Empire gaulois eut cet avantage de rendre plus facile la défection des légions. En lui jurant fidélité, elles pouvaient se persuader qu’elles ne désertaient pas tout à fait leur drapeau, tout en se ralliant à leur patrie de naissance ou d’adoption. Mais ce coup d’audace dissipa l’équivoque sur laquelle reposait la coalition gallo-germanique. Ce n’était pas pour incliner la Germanie devant la Gaule, encore moins pour s’incliner lui-même devant Classicus ou Sabinus, que Civilis avait pris les armes. II ne rompit pas avec ses alliés, sentant qu’il n’était pas temps encore. Il poussa la complaisance jusqu’à imposer aux légionnaires de Vetera le même serment que leurs camarades avaient prêté à Neuss, devant Classicus. Mais il s’abstint de le faire prêter à ses Bataves. Déjà, après la guerre contre Rome, il en prévoyait une contre la Gaule. Il la préparait en brûlant les camps fortifiés établis par les Romains le long du Rhin. C’était ouvrir la Gaule aux incursions dont elle s’était crue délivrée à jamais. [DISCORDES À L’INTÉRIEUR. DÉFAITE DES LINGONS] Il y avait, dans cette perspective, de quoi faire réfléchir les plus aventureux. Au péril extérieur s’ajoutaient les complications au dedans. En présence du rôle prépondérant assumé par les Lingons et les Trévires, les jalousies de cité à cité se réveillèrent, aigries encore par le souvenir tout chaud des excès des Vitelliens et de la lutte entre Verginius et Vindex. L’étourderie présomptueuse de Sabinus mit en plein jour ces dissentiments. Ni son intelligence ni son courage même n’étaient à la hauteur de ses ambitions. Pour forcer l’adhésion des Séquanes, il se jeta sur leur territoire, fut battu, s’enfuit honteusement et, réfugié dans une de ses villas, y mit le feu pour faire courir le bruit de sa mort. On croyait qu’il avait péri comme Sacrovir, mais il vivait au fond d’un souterrain, consolé et soutenu par la tendresse de sa femme Éponine. Il y vécut neuf ans. Découvert enfin, il fut conduit avec elle devant Vespasien. Les larmes de la noble Gauloise, son dévouement émurent tous les assistants d’admiration et de pitié. L’Empereur lui-même fut touché. Mais il ne crut pas devoir pardonner. Tout ce qu’Éponine obtint, ce fut de partager le supplice de son mari, comme elle avait partagé sa retraite. [LE CONGRÈS DE REIMS] La défaite de Sabinus accéléra un revirement que vinrent précipiter encore les nouvelles arrivées de Rome. L’ère des guerres civiles était close. Un gouvernement fort se reconstituait. Des ordres étaient donnés pour diriger sur la Gaule tout ce qu’il y avait de troupes disponibles dans les pays voisins, en Espagne, en Bretagne, en Italie. Le désarroi était à son comble quand la nation des Rèmes intervint. Elle s’était déclarée d’abord contre Rome, sans aller toutefois jusqu’à l’hostilité ouverte, et elle venait maintenant à résipiscence, comme presque toute la Gaule. Elle invita les cités gauloises à se faire représenter dans un congrès qui se tiendrait chez elle, dans sa capitale, à Durocorturum (Reims), pour y décider de la conduite à suivre. Il n’entrait pas dans les habitudes des Romains de tolérer des assemblées de ce genre, et le seul fait que celle-ci ait pu avoir lieu témoigne assez de l’impuissance où ils étaient réduits momentanément. Mais la liberté même de cette délibération nous en garantit la sincérité. Le Trévire Julius Valentinus se prononça pour la résistance. Le Rémois Julius Aupex lui répondit. Il montra les peuples incapables de s’entendre et se disputant d’avance le prix de la victoire. On applaudit aux paroles généreuses de Valentinus, mais on se rangea à l’avis d’Aupex. Une proclamation fut adressée aux Trévires pour leur enjoindre, au nom de la Gaule entière, de déposer les armes. [RENTRÉE EN GAULE D’UNE ARMÉE ROMAINE. LA POLITIQUE DE ROME] Bientôt arriva, à la tête d’une puissante armée, le nouveau gouverneur de la Germanie inférieure, Q. Petilius Cerealis. Dans les discours qu’il tint aux Gaulois, il exposa, en termes élevés, les avantages de la domination romaine. Nous sommes entrés, leur dit-il, dans votre pays à la requête de vos ancêtres, lassés de leurs discordes et devenus, grâce à elles, la proie des Germains. Depuis ce temps nous montons la garde sur le Rhin, non pour protéger l’Italie, mais pour empêcher un nouvel Arioviste de venir régner sur vous. Le danger n’est point passé. Vos voisins sont restés les mêmes. Ils sont pauvres et vous êtes riches. Si nous exigeons de vous le service militaire, si nous vous imposons des tributs, c’est pour vous assurer la paix. Espérez-vous donc n’avoir plus de troupes à livrer et à entretenir quand vous devrez seuls pourvoir à votre défense ? Ou bien vous figurez-vous que Civilis et ses Bataves vous seront des amis plus stars que leurs pères ne l’ont été aux vôtres ? Nous avons eu de mauvais empereurs et nous en avons souffert plus que vous, car nous étions près et vous êtes loin. Nous en avons eu de bons et vous avez profité d’eux, comme nous, malgré la distance. Qui vous dit que vous trouverez dans Classicus et dans Tutor des maîtres plus doux ? Sachez subir les maux inévitables, comme on subit les fléaux de la nature. Sachez supporter vos charges en raison des compensations qui y sont attachées. Notre cité n’est pas une cité fermée. Nous mettons en commun les biens qu’elle nous procure. Que de fois ne vous a-t-on pas vus commander nos légions, gouverner nos provinces, celles-ci et les autres ! Aimez donc, respectez cette ville qui se donne également aux vainqueurs et aux vaincus. Qu’arriverait-il, grands dieux ! si elle venait à succomber ! La guerre aussitôt serait déchaînée entre les nations. Huit cents ans de fortune et de conduite ont élevé cet édifice : qui l’ébranlerait serait écrasé de sa chute. La sagesse des actes répondit à celle des paroles. Il renvoya chez eux les Gaulois qui s’étaient armés pour le maintien de l’empire et les invita à vaquer à leurs travaux, l’armée romaine étant là qui devait suffire à sa tâche. [SOUMISSION DES TRÉVIRES. FIN DE LA GUERRE CONTRE CIVILIS] Il n’avait eu qu’à se montrer pour faire rentrer dans le devoir les légions coupables. Les Trévires pourtant, malgré l’injonction du congrès de Reims, persistaient dans la lutte. Il occupa leur capitale après avoir dispersé les bandes des insurgés et refusa le pillage à ses soldats. Pendant ce temps Classicus et Tutor se traînaient à la remorque de Civilis. La guerre continuait, avec des alternances de succès et de revers. Mais ce n’était plus qu’une guerre entre Romains et Germains. Au milieu des Barbares les Gaulois échappés au désastre étaient comme égarés. Civilis finit par se lasser. Il tenta la loyauté de Cerealis en l’invitant à relever pour son compte cet empire des Gaules qui avait été le rêve illusoire de Classicus, de Tutor et de Sabinus. Quant à lui, il offrait de se contenter de la Germanie. Ses ouvertures ayant été rejetées et les défaites succédant aux défaites, il demanda la paix, trop heureux de rentrer en grâce avec son peuple. Classicus et Tutor, avec les sénateurs trévires qui leur étaient restés fidèles, au nombre de cent treize, franchirent le Rhin à sa suite pour aller vivre loin de leur patrie. Les autres chefs de la révolte se tuèrent ou furent pris. La plus illustre de ces victimes fut Valentinus, l’orateur de Reims. Conduit devant l’Empereur, il honora sa cause par la noblesse de son attitude et sa fermeté dans le supplice. Trèves fut déchue de ses privilèges et tomba du rang de cité libre à celui de cité sujette. [CONCLUSION] Les troubles de l’an 70 furent la dernière protestation contre la conquête. Ils montrèrent à l’évidence combien faibles et isolés étaient les ennemis du nouvel ordre de choses, ceux du moins qui étaient décidés à aller jusqu’au bout. Sur les soixante-quatre cités de l’Aquitaine, de la Celtique et de la Belgique quatre seulement, les Lingons, les Trévires, les Nerviens, les Tongres, se soulevèrent. Les autres n’eurent que des velléités. Encore voit-on que les principaux agitateurs étaient très loin de Vercingétorix, très peu disposés à ressusciter la vieille Gaule, avec ses mœurs et ses lois. Les Gaulois, dans une consultation solennelle, déclarèrent, à une immense majorité, qu’ils entendaient rester Romains. Ils le furent désormais, sans arrière-pensée et sans exception. La dynastie Julio-Claudienne avait fait beaucoup pour les rattacher à l’Empire. Les crimes de Néron et les catastrophes qui signalèrent sa chute eurent pour effet de rendre quelque espoir et quelque force aux mécontents. Le gouvernement des Flaviens et des Antonins fit mieux que les décourager. Il les désarma. C’est alors que fut scellée, d’une manière définitive, l’entente de la Gaule avec Rome. Pourtant, au milieu de ces désordres, une idée s’était fait jour, qui n’avait plus pour le moment ni chance de succès ni raison d’être, mais qui devait reparaître, plus ou moins amendée, dans des circonstances analogues. Cet empire gaulois, qui se détache de Rome sans la renier, cette combinaison hybride où se rencontrent, en proportions variables, l’esprit de soumission et l’esprit de révolte, nous retrouverons tout cela au nie siècle et toutes les fois que nous verrons prévaloir les forces qui travaillent à la dissolution de l’unité romaine. |
[1] SOURCES. Sur Annibal en Gaule et les rapports de Marseille et de Rome : Polybe, III, 40-45 et 95 ; XXXIII, 4. Tite Live, XXI, 23-37. — Sur la conquête et l’administration de la province : Tite Live, Periochae, 60, 61, 103. Strabon, IV, 1, 11. Florus, III, 3. Dion Cassius, XXXVII, 34, 47, 48. Orose, V, 13.16. Cicéron, pro Fonteio. — Sur les Cimbres : César, Guerre des Gaules, I, 7, 33, 40 ; II, 4, 29 ; VII, 77. Tite Live, Periochae, 63.68. Strabon, VII, 2, 1-3. Plutarque, Marius, 11-27.
OUVRAGES À CONSULTER. Vaissette et Devic, Histoire générale du Languedoc, nouvelle édit., I et II, 1874-1875. Dans le même ouvrage, Lebègue, Épigraphie de Narbonne, Fastes de la Narbonnaise, 1887. Herzog, Galliae Narbonensis historia, 1864. Desjardins, Géographie de la Gaule, II. Hirschfeld, Notices du Corpus inscript. latinar., XII. Jullian, Articles sur ce tome du Corpus dans le Journal des Savants, 1889. Hennebert, Histoire d’Annibal, I et II, 1870.1878. — Sur les Cimbres : Müllenhoff, Deutsche Alterthumskunde, II, 1887, p. 112 et suiv.
[2] Liv. I, chap. II, § 3.
[3] L’itinéraire d’Annibal a donné lieu à de nombreuses discussions. Voir Hennebert et Desjardins.
[4] Les Éduens reçurent alors le titre de frères et consanguins du peuple romain (fratres consanguineique populi romani), titre que le Sénat leur reconnut à diverses reprises et dont ils se paraient encore à la fin du IIIe siècle ap. J.-C. Ce titre représentait, dans le droit public gaulois, une forme d’alliance particulièrement étroite et solennelle. Ce fut de la part de Rome une habile concession aux usages celtiques. Hirschfeld, Die Häduer und Arverner unter römischer Herrschaft, Sitzungsberichte de l’Académie de Berlin, 1897.
[5] 2e partie, liv. I, chap. III, § I.
[6] SOURCES. César, Guerre des Gaules. Cf. les Vies de César par Suétone et Plutarque, Dion Cassius, XXXIX et XL, et Florus, III, 11.
OUVRAGES À CONSULTER. Duc d’Aumale, Alésia. Études sur la septième campagne de César, 1859. De Saulcy, Les campagnes de Jules César dans les Gaules, 1862. Napoléon III, Histoire de Jules César, II, 1888. Réville, Vercingétorix, Revue des Deux Mondes, 1877. Stoffel, Guerre de César et d’Arioviste, 1890. Desjardins, Géographie de la Gaule, II. Fustel de Coulanges, La Gaule romaine, 1891. Rice Holmes, Caesar’s conquest of Gaul, 1899. Les identifications topographiques sont rendues très difficiles par le vague du récit de César. Les fouilles ordonnées par Napoléon III ont tranché la question d’Alésia en faveur d’Alise-Sainte-Reine dans la Bourgogne. Voir Barthélemy, Alésia. Son véritable emplacement, Revue des questions historiques, 1887.
[7] Elles se montaient à 20.000 hommes d’après César, mais ce chiffre est évidemment exagéré. César nous dit que les Bellovaques fournirent 60.000 hommes et auraient pu en lever 100.000. Le département de l’Oise, qui était occupé par ce peuple, aurait donc été alors aussi peuplé qu’aujourd’hui et même davantage. Cela est bien peu vraisemblable.
[8] Chap. I, § 5.
[9] OUVRAGES À CONSULTER. Barthélemy, Les libertés gauloises sous la domination romaine de l’an 50 à 27 av. J.-C. Revue des Questions historiques, 1872. Fustel de Coulanges, La Gaule romaine.
[10] SOURCES. Sur les insurrections antérieurement à 27 av. J.-C. : Appien, Guerres civiles, IV et V. Dion Cassius, XLVIII, XLIX, LI. Tibulle, Élégies, I, 7. Fastes triomphaux Capitolins dans le tome I du Corpus inscript. latinar. — Sur les faits de date postérieure : Tacite, Annales et particulièrement III, 40-47, Histoires. Suétone, Les douze Césars. Plutarque, vies de Galba et d’Othon. Dion Cassius, LI-LXVI. Josèphe, Guerre des Juifs, II, 28 ; V, 28, 33, 35, etc.
OUVRAGES À CONSULTER. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, II. Fustel de Coulanges, La Gaule romaine. Barthélemy, article cité, § 3. Histoires de Duruy, Schiller, Mommsen, citées plus loin, en tête de la deuxième partie. Mommsen, Der leïzte Kampf der römischen Republik, Hermes, 1878.
[11] C’était un rite gaulois. La maison du mort devenait quelquefois son bûcher funèbre. Perron, Les Tumulus de la vallée de la Saône supérieure, Revue archéologique, 1882.
[12] 2e partie, livre I, chap. III, § I.