LA GAULE INDÉPENDANTE ET LA GAULE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — LES ORIGINES - LA GAULE INDÉPENDANTE - LA CONQUÊTE ROMAINE

LIVRE II. — LA GAULE INDÉPENDANTE ET LA CONQUÊTE ROMAINE

CHAPITRE PREMIER. — LA GAULE INDÉPENDANTE

 

 

I. - LA CIVILISATION[1]

[FORÊTS DE LA GAULE] CE qui frappait tout d’abord dans la Gaule, c’était l’immensité des forêts. Elles ont disparu aujourd’hui presque entièrement, et les débris même qui en subsistaient au Moyen âge n’en peuvent donner qu’une faible idée. Elles s’étalaient alors dans toutes les directions, mais c’est surtout au nord de la Loire qu’elles présentaient une masse profonde, impénétrable et quasi continue. Les bois des Carnutes couvraient la Beauce, l’Orléanais, le Gâtinais, le Blaisois, le Perche. Ceux des Bellovaques, des Ambiens, des Atrébates se développaient à travers les plaines limoneuses de la Flandre, au delà de la Meuse et du Rhin. A l’Est se déroulait par monts et par vaux la forêt de l’Ardenne. Par les bois des Sénons et des Meldes elle touchait à ceux des Carnutes. Par les Vosges elle atteignait les frontières de la Germanie. Par le Morvan et le Jura elle se prolongeait chez les Éduens et les Séquanes.

[FAUNE ET AGRICULTURE] Sous ce dôme de feuillage erraient, avec les espèces actuellement subsistantes, l’élan et l’aurochs. Les troupeaux de chevaux, le gros et le petit bétail trouvaient leur pâture dans les clairières. Les porcs vaquaient par milliers sous la chênaie. Ils étaient de taille énorme, à moitié sauvages, très redoutés des passants. Leur viande, fraîche ou salée, faisait avec le laitage le fonds de l’alimentation. Il y avait du blé en assez grande quantité. Les Helvètes en firent provision quand ils préparèrent leur exode. César et Annibal s’en procurèrent sans difficulté. Les terres défrichées n’étaient pourtant, au bord surtout, que des points dans la masse de la végétation sylvestre. Elles n’en paraissaient que plus précieuses. Les champs de la Séquanie firent l’effet d’un lieu de délices aux Germains d’Arioviste.

[LA POPULATION] On a voulu faire le compte de la population. A priori il est évident qu’elle ne pouvait être très dense sur ce sol en grande partie inculte. Strabon, il est vrai, nous dit le contraire, mais notre mesure n’est pas celle des anciens. Les chiffres que donne César sont suspects. Il avait intérêt à grossir le nombre de ses adversaires et ne s’en privait pas, en quoi il ne faisait que se conformer à toutes les traditions de l’historiographie romaine. De tous les renseignements qu’il nous fournit sur ce sujet, le moins contestable est celui qui ressort de la liste des contingents convoqués en 52 av. J.-C., lors de l’investissement d’Alésia. Ils s’élevaient, nous disent les Commentaires, à 268.000 hommes environ. Le rapport entre ce chiffre et celui de la population peut se déduire de ce fait que les Helvètes rentrés dans leur pays, après leur tentative d’émigration en 58, au nombre de 110.000 individus, devaient armer, pour leur part, 8000 combattants. Il flottait donc entre 1/13 et 1/14, en sorte que la population totale devait compter entre 3.380.000 et 3.752.000 âmes (268.000 X 13 ou X 14). Dans ce nombre ne sont compris ni les Rèmes, ni les Suessions, ni les Lingons qui se sont abstenus durant cette guerre, ni les peuples situés au delà des Vosges, ni ceux qui habitaient entre la Garonne et les Pyrénées, ni ceux qui, dans le Sud-Est, formaient la Province romaine et qui, étant les plus civilisés, devaient être aussi les plus nombreux. On ne se trompera donc pas en évaluant la masse entière à plus de cinq millions. Si maintenant on considère d’un côté le chiffre des contingents imposés aux diverses cités, et de l’autre l’étendue de leurs territoires respectifs, on constate que les parties les plus peuplées étaient les vallées de la Loire, de la Saône, de la Seine, de l’Oise, de la Somme. La densité était moindre le long de l’Océan et dans le Nord-Est, sur la Meuse.

[LES HABITATIONS ISOLÉES] Les maisons isolées que les Romains appelaient aedificia se rencontraient fréquemment. Elles tiennent une grande place dans le récit des campagnes de César. Il ne manque jamais d’en ordonner la destruction quand il entre dans ses plans de ravager le pays ennemi. Il a soin de les épargner dès qu’il craint de se trouver à court d’approvisionnements. Elles étaient situées à la lisière des bois, au bord des rivières. Les nobles gaulois se plaisaient dans ces demeures écartées. Ils y vivaient entourés de leurs hommes d’armes et de leurs serviteurs, se livrant à leur goût pour la chasse, surveillant la culture de leurs terres et l’élevage de leurs troupeaux.

[LES VICI OU BOURGADES] Il y avait des agglomérations. D’abord celles qu’on désigne sous le nom de vici (singulier, vicus), villages, bourgades. Les Helvètes en  possédaient 400. Les vici ne présentaient pas partout le même aspect. Les stations lacustres n’étaient pas abandonnées dans la Suisse et le Dauphiné. Les habitudes troglodytiques étaient fortement enracinées dans la région du Plateau Central, sur les bords de lai Loire et de la Seine. Mais le type le plus ordinaire de la maison gauloise était la case en pierres sèches ou la hutte circulaire, plus ou moins spacieuse, suivant la qualité de ses hôtes, construite assez grossièrement, les murs en bois ou en argile, la toiture en chaume, avec un trou pour laisser passer la fumée.

[LES OPPIDA OU PLACES FORTES] Les Gaulois avaient une architecture militaire qui nous a été  décrite par César et dont les enceintes d’Alésia dans la Côte-d’Or, de Bibracte dans la Saône-et-Loire, de Mursceint et d’Impernal dans le Lot, de Nages dans le Gard, de Boviolles dans la Meuse, de Sainte-Odile dans l’Alsace, nous ont conservé des spécimens intéressants. La Gaule tout entière était couverte de ces places fortes, oppida (singulier, oppidum). Elles répondaient aux mêmes besoins et témoignaient du même état social que les acropoles de la Grèce antique ou les châteaux de la féodalité. La position choisie dépendait de la nature du terrain. Tantôt, et le plus souvent, elles étaient perchées sur des hauteurs. Tantôt, en pays plat, elles étaient établies dans une île, comme Lutèce, ou derrière un marais, comme Avaricum (Bourges). Le mur se développait sans tours ni créneaux, sans ouvrage avancé, sans parties saillantes ni rentrantes, un simple couloir devant la porte, un fossé quand l’escarpement naturel ne suffisait pas. Point de fondations ni de maçonnerie. Les moellons, mal taillés, posaient à plat et s’ajustaient sans ciment, en deux parements dont l’intérieur était rempli de terre, de cailloux. Une disposition ingénieuse, qui du reste n’était pas d’un usage général, combinait l’emploi de la pierre et du bois. Des poutres, reliées par des clous en fer, se croisaient dans les trois sens de la largeur, de la longueur et de la hauteur, formant comme des casiers qui soutenaient le travail et en renforçaient la stabilité. L’épaisseur du retranchement variait suivant qu’il était adossé à une pente ou isolé. La hauteur était en rapport inverse avec celle du soubassement rocheux. Elle atteignait près de vingt-quatre mètres à Avaricum. Quand la roche était par elle-même assez raide on se bornait à remplir les crevasses qui auraient pu faciliter l’escalade. Le mur était rarement continu, à moins qu’il ne s’élevât en plaine, ou ne contournât, comme à Bibracte, une montagne accessible de tous côtés.

[LES VILLES] Les oppida étaient des lieux de refuge avec une population permanente. César, quand il les mentionne, emploie indifféremment le mot oppidum et le mot urbs qui veut dire ville. Comment, en effet, les centres urbains se seraient-ils passés de murailles ? On pouvait sacrifier les bâtiments isolés et même les villages, mais on ne pouvait abandonner à la destruction les villes et tout ce qu’elles renfermaient. Ainsi l’on peut dire que toute place forte était une ville, et réciproquement toute ville une place forte.

[BIBRACTE] A vingt-cinq kilomètres d’Autun, à la pointe méridionale du Morvan, se détache une sorte de promontoire qui domine tout le pays environnant et commande par sa position les vallées de la Loire, de la Saône et de la Seine. C’est le mont Beuvray, Biffractum au Moyen âge et, dans l’antiquité, Bibracte. Sur le plateau qui le couronne s’élevait, à 800 mètres d’altitude, la capitale des Éduens, retrouvée et exhumée depuis 1867. Cet enclos, de 5 kilomètres de tour, n’était pas habité dans toute son étendue. La température qui règne à ces hauteurs n’est pas faite pour attirer une nombreuse population. L’endroit, en revanche, convenait à merveille pour abriter les industries qui demandaient une installation fixe et ne se souciaient pas d’exposer leur mise de fonds aux hasards du brigandage et de la guerre. Bibracte était donc, en même temps qu’un réduit fortifié, une sorte de ville industrielle. Triste ville, de misérable apparence, et comme perdue dans le large espace dépeuplé. Les groupes de masures dont elle se composait s’échelonnaient le long de la voie qui faisait communiquer les deux portes d’entrée. La plupart étaient enfoncées dans le sol, de manière à braver les coups de la bise. Dans ces bouges vivaient des familles d’artisans adonnés à toutes les variétés de la métallurgie. La solitude de ces lieux s’animait à l’approche de l’ennemi. L’enceinte alors devenait trop étroite pour contenir tous ceux que la panique ou les nécessités de la défense y avaient jetés. La foire annuelle ramenait, à époques fixes, une affluence plus paisible. La place de guerre se transformait en entrepôt. Un emplacement spécial était aménagé à cet effet avec des galeries soutenues par des poteaux en bois dont on a retrouvé les bases carbonisées. Plus tard elles furent remplacées par un portique en pierre entourant le temple élevé, sur le modèle romain, à la divinité du lieu, la déesse Bibracte. Ce coin est le seul qui ait conservé, après l’abandon de l’oppidum, au début de notre ère, sa vie intermittente. Jusqu’à la fin de l’empire il a été fréquenté régulièrement par les pèlerins et les marchands. La chapelle de Saint-Martin, édifiée sur les ruines du sanctuaire gaulois, n’a pas cessé d’attirer le même concours pendant le Moyen âge, et c’est seulement de nos jours que la foire du Beuvray a perdu sa popularité dans le pays éduen.

[AUTRES VILLES DE LA GAULE] Les villes de la Gaule n’étaient pas toutes dans des conditions aussi défavorables. Nous en voyons qui étaient situées au milieu de plaines fertiles, au bord de larges rivières. Les habitants y étaient plus nombreux et les demeures moins incommodes. Avaricum (Bourges), qui passait aux yeux des Gaulois pour leur plus belle ville, avait meilleur air que Bibracte. Bibracte même n’a pas été fouillé complètement et nous réserve peut-être quelques surprises. On y a déblayé deux grandes maisons ornées de mosaïques, et très certainement antérieures à la conquête, car les seules monnaies qu’on y ait recueillies sont gauloises. Pourtant un véritable développement de la vie urbaine n’est guère probable chez un peuple qui n’a pas laissé un édifice en pierres de taille. Quand les Bituriges refusèrent, malgré Vercingétorix, de laisser brûler leur ville, sous prétexte qu’elle méritait pour sa splendeur d’échapper à la loi commune, cette prétention se comprend de leur part, mais rien ne prouve que leur admiration naïve ait été partagée par les Romains. Ce que pensaient ces derniers, Cicéron nous l’apprend quand il dit : Y a-t-il rien de plus laid que les oppida gaulois ?[2]

[ARCHITECTURE FUNÉRAIRE] L’architecture funéraire présente des variétés. Pendant que se perpétue, dans la région de l’Ouest, la tradition des monuments mégalithiques, attestant par sa permanence la fusion des divers éléments de la population et l’absorption des Celtes conquérants par la masse indigène, nous voyons surgir, à l’Est, un type de sépulture spécialement gaulois et réparti lui-même en deux groupes : l’un, qu’on peut appeler bourguignon ou franc-comtois, formé par les cimetières d’Alaise dans le Doubs, de Gray dans la Haute-Saône, de Semur, de Beaune, de Châtillon-sur-Seine dans la Côte-d’Or ; l’autre dont les principales agglomérations se rencontrent dans la Champagne, autour des villes de Sainte-Menehould, de Châlons, d’Épernay, de Reims. Les tombes du premier se signalent à l’attention par leur tertre en pierres ou en terre sèche. Les autres ne s’élèvent pas au-dessus du sol. Mais les différences significatives sont celles qu’on relève dans le mobilier. C’est l’épée hallstattienne, la grande épée de fer qu’on a recueillie dans les tombes bourguignonnes. C’est l’épée et le matériel de la Tène qui décorent les nécropoles de la Champagne. Les générations enfouies dans les vallées de la Saône et de la Marne ne paraissent donc pas contemporaines. Les premières appartiennent aux peuples qui, au Ve et au IVe siècle av. J.-C., ont envahi l’Italie et se sont avancés, dans notre pays, jusqu’à l’entrée du bassin du Rhône. Les secondes représentent une période plus récente, marquée dans le nord de la France par l’invasion des Belges[3].

[L’ART] On a noté plus haut le trait caractéristique de l’art gaulois, la prédilection pour le style géométrique, l’exclusion ou la déformation de la nature vivante, animale et humaine. Le seul monument qui ne réponde pas à cette définition est le bas-relief découvert à Entremont[4], dans l’enceinte d’un vieil oppidum, à quelques kilomètres au nord d’Aix en Provence, sur la limite des pays classiques. La rudesse de l’exécution y est extrême. Les reliefs principaux sont des têtes coupées et des cavaliers casqués et armés d’une lance. Le premier motif est gaulois. Il figure sur des bracelets historiés ramassés dans les tombes de la Champagne. L’autre est romain. Il se retrouve sur les monnaies frappées dans la Narbonnaise entre 125 et 113 av. J.-C. Le monument d’Entremont nous apparaît donc comme un essai de sculpture indigène combinant les deux influences latine et celtique, mais cette tentative est isolée et elle est restée stérile.

[ART INDUSTRIEL] Inférieurs ou impuissants dans la plastique, les Gaulois ont pris  leur revanche dans ce que nous appelons l’art industriel. Leur céramique n’est pas sans mérite. Mais c’est dans la métallurgie qu’ils ont excellé. Nulle part peut-être, sauf en Espagne, le minerai n’était plus abondant ni mieux exploité. Les recherches des minéralogistes confirment ici le témoignage des textes. La Gaule produisait même de l’étain, mais surtout du cuivre, du fer, de l’argent, de l’or. L’or n’était pas tiré seulement des mines. Il provenait en bonne partie du lavage. Le Rhin, le Rhône, le Tarn, l’Ariège en roulaient des paillettes. L’argent était extrait du sulfure de plomb, et les nombreux noms de lieu où l’on reconnaît le thème fondamental de ce mot, identique dans le celtique, le latin, le français, prouvent à quel point cette industrie était répandue. Tous ces métaux étaient traités avec une habileté qui a été fort admirée. C’est *Pline qui nous dit que les Bituriges avaient trouvé le procédé de l’étamage, porté par eux à une telle perfection qu’ils donnaient à leurs vases de cuivre l’apparence de l’argent. Une autre découverte, due peut-être aux Éduens, et qui, en tout cas, était devenue leur spécialité, c’est l’émaillerie. Les auteurs anciens en attribuent l’honneur aux Barbares de l’Océan. Ce renseignement assez vague a pris une valeur nouvelle et un caractère plus précis depuis les fouilles de Bibracte. Parmi les industries pratiquées dans cette ville, l’art de l’émailleur, intimement associé à celui de l’orfèvre, tenait le premier rang.

[COSTUME] Les Gaulois aimaient le luxe, sinon dans leurs demeures, au moins sur leur personne. Leur goût pour la parure était très vif. Ils se coiffaient avec coquetterie, lavant leurs cheveux à l’eau de chaux, de manière à en renforcer la teinte blonde, les portant très longs, relevés en touffe sur le sommet de la tête, ou flottant au vent comme une crinière. Leur moustache tombante donnait un air martial à leur physionomie. Les pièces essentielles de leur costume étaient le pantalon (braccae, braies), non pas flottant, comme chez les Scythes, mais collant ou très ajusté ; la saie ou le sayon (sagum), espèce de manteau qui tantôt s’agrafait par-dessus l’épaule, tantôt se pliait comme un plaid ; la caracalla, qui avait la forme d’une blouse ; les chaussures à semelles épaisses, avec une empeigne médiocrement relevée, appelées les gauloises (gallicae, galoches ?). Les étoffes étaient voyantes, brillantes, bariolées. Les couleurs diverses s’y allongeaient en bandes ou se croisaient en carreaux. L’or brodé ou appliqué y jetait ces reflets métalliques dont il est question dans Virgile, quand il représente les compagnons de Brennus grimpant, dans la nuit, à l’assaut du Capitole : Virgatis lucent sagulis. L’éclat de ce costume était rehaussé encore par les bijoux, les bracelets, les colliers, les fibules.

[ARMES] Les historiens nous montrent les Gaulois cisalpins se dépouillant de leurs vêtements et se ruant tout nus au combat, comme pour narguer la pesante infanterie romaine. On ne trouve plus rien de semblable dans les récits de César. Mais on remarquera, même à cette époque, la part restreinte faite aux armes défensives. La seule qui fût d’un usage général était le grand bouclier en bois, revêtu de plaques de fer qui se dressaient en pointe au milieu et dont la surface, relevée de couleurs éclatantes, était décorée de ciselures en bronze, en argent ou en or, suivant le rang du guerrier. Les cuirasses signalées par Diodore étaient d’un emploi exceptionnel. Il n’en existe pas un exemplaire dans nos musées. Les casques décrits par le même écrivain, avec leurs figures d’oiseaux ou de quadrupèdes, ne se sont pas retrouvés davantage. Les très rares spécimens livrés par les fouilles différent complètement de ce modèle. Ils sont d’ailleurs très ornés et ne pouvaient convenir qu’à des chefs. Quant aux casques plus modestes, simplement surmontés d’une corne, tels qu’on les voit représentés sur les monnaies de César, sur les sculptures de l’arc d’Orange et du mausolée de Saint-Remy, ils ne se sont encore rencontrés que là, en effigie.

L’arme offensive par excellence était l’épée de fer, non moins ornée que le bouclier, et à peu prés de la même manière, avec des clous en corail, des rainures émaillées, une grande variété dans les fourreaux et les poignées. Puis venaient les flèches, les javelots de toute espèce, le gaesum celtique et le pilum à la romaine, la malaxa, qui était la lance ordinaire, le saunium, fer à deux tranchants, l’un droit, l’autre ondulé qui déchirait les chairs après les avoir percées et laissait, en se retirant, d’horribles blessures. Les étendards étaient des perches avec l’image d’un sanglier au bout. Cet emblème apparaît sur les monnaies d’un grand nombre de peuples. Le signal de la bataille était donné par le carnyx, un clairon colossal dont le pavillon était en forme de tète de dragon, les oreilles droites et la gueule largement ouverte.

[CHARS DE GUERRE] Les cimetières de la Champagne et de la Bourgogne nous ont livré quelques débris des chars de guerre. Polybe et Tite Live signalent cet engin chez les Cisalpins. Posidonius, qui visita la Gaule transalpine au début du premier siècle avant notre ère, le rencontra dans ce pays. César, qui, cinquante ans après, n’eut plus occasion de le mentionner sur le continent, le retrouva dans ses descentes en Bretagne. Agricola put l’observer au fond de l’Écosse (84 ap. J.-C.), et c’est encore sur des chars que nous voyons combattre les héros du plus ancien cycle de l’épopée irlandaise.

Les chars n’avaient point pour fonction de rompre les rangs de l’ennemi en y promenant leurs ravages. Ils servaient à jeter, le plus rapidement possible, sur un point donné, une masse de combattants. Ils accouraient comme la foudre, en faisant un bruit formidable. Le guerrier placé à côté du conducteur engageait l’action en lançant quelques traits, puis il mettait pied à terre, et son compagnon tâchait de rester à sa portée en cas de retraite. Cette manœuvre exigeait un véhicule d’une extrême légèreté. Les segments de fer, recueillis dans les tombes, donnent une idée des roues en bois qu’ils protégeaient. Elles étaient, ainsi que la caisse, réduites au moindre volume. Il existe plusieurs monnaies romaines représentant le char des Gaulois. On y voit que la plate-forme était une simple planche munie d’une ridelle à droite et à gauche, ouverte à l’avant et à l’arrière, si bien qu’on sautait sans difficulté pour descendre et remonter. Les chars étaient ornés avec la même somptuosité que le reste. Celui du roi des Arvernes, Bituit, figura à Rome dans le triomphe célébré en 421 av. J.-C. Il était en argent, c’est-à-dire sans doute revêtu d’une couche de ce métal.

[MŒURS] Les mœurs étaient restées féroces. Longtemps il fut de règle de couper sur le champ de bataille les têtes des vaincus. On les suspendait au poitrail des chevaux pour les clouer ensuite aux portes des maisons. Avec cela on se piquait de politesse, de générosité. Les largesses du roi des Arvernes Luern étaient passées à l’état de légende. Il s’amusait, dit-on, à parcourir les campagnes en semant du haut de son char des pièces d’or et d’argent que la foule en courant ramassait derrière lui. Un jour il s’avisa d’enclore de palissades un espace de 12 stades (2.500 mètres carrés). Il y fit déposer des cuves pleines de boisson et des mets à proportion. Buvait et mangeait qui voulait. Les banquets d’apparat étaient une sorte d’institution. Le contraste était violent, dans ces réunions, entre la grossièreté des manières, la furie des instincts déchaînés et les raffinements de l’étiquette. Les chefs s’asseyaient, dans un ordre conforme à leur dignité respective, autour d’une table ronde, la fameuse table ronde qui reparaîtra, dix siècles plus tard, dans les poèmes des Celtes bretons et donnera son nom à l’épopée du roi Arthur. Derrière eux étaient rangés les hérauts d’armes. Ils formaient deux cercles concentriques, la seconde ligne avec la lance, la première avec le bouclier. Des filles, des garçons faisaient passer les plats de cuivre, de bronze, d’argent, en ayant soin de réserver pour les principaux personnages les meilleurs morceaux. Une coupe unique circulait, apportant aux lèvres des convives les vins de Marseille et d’Italie ou, à leur défaut, le breuvage national, la cervoise et l’hydromel. Ces hôtes courtois et magnifiques se jetaient sur les mets avec voracité. Les combats simulés étaient l’assaisonnement ordinaire de ces agapes. Mais ces divertissements belliqueux ne restaient pas longtemps inoffensifs, et il était rare qu’on se séparât sans effusion de sang.

[COMMERCE] La Gaule préludait par son activité commerciale au rôle qu’elle devait jouer à ce point de vue sous l’Empire romain. Les métaux dont elle tenait marché lui avaient valu une réputation de richesse, d’ailleurs surfaite. Les salaisons, les lainages qu’elle expédiait à Rome y étaient fort appréciés. Une marchandise d’un autre genre, dont elle n’avait pas le monopole, mais dont elle contribuait pour sa part à approvisionner les nations civilisées, c’étaient les esclaves. Les Gaulois, toujours en guerre entre eux ou avec leur voisins, regorgeaient de cette denrée, dont ils se servaient volontiers comme d’un instrument d’échange. On donnait un esclave pour une amphore de vin, prix courant.

La Gaule du Centre, la Celtique, était accueillante pour l’étranger. Les nobles le faisaient asseoir à leur table et la foule s’empressait autour de lui, le poursuivant de questions, auxquelles il devait répondre par des récits sans fin. C’est ainsi qu’on se figure le voyageur grec Posidonius au milieu de ses hôtes. Pendant les campagnes de César, nous voyons des négociants romains établis à demeure dans trois villes, à Genabum (Orléans), Noviodunum (Nevers) et Cabillonum (Chalon-sur-Saône). Leur situation ne laissait pas d’être périlleuse quand éclataient les révoltes, dont ils devenaient souvent les premières victimes. Le Belgium était moins abordable. La barbarie croissante s’y traduisait par une vive répugnance contre les hommes et les choses du dehors. Les Nerviens se faisaient remarquer entre tous par leur isolement farouche. Les marchands qui, à travers ces obstacles, poussaient jusqu’au Rhin ou au delà ne pouvaient être bien nombreux. Quand les peuples belges se soulevèrent en masse contre César, celui-ci n’avait sur leur compte que des données très vagues qu’il dut compléter en interrogeant les Rèmes ses alliés.

[RAPPORTS AVEC LA BRETAGNE] Il en savait moins long encore et fut moins bien renseigné sur les Bretons quand, deux ans plus tard, il eut à les combattre. Les Gaulois connaissaient très bien la grande île celtique. Les Belges notamment étaient si peu étrangers sur ces rivages qu’un instant ils en devinrent les maîtres. A une date qu’on ne peut fixer avec précision, mais qui ne peut être très éloignée de notre ère, un roi des Suessions, du nom de Divitiacus, après avoir soumis la plupart de ses voisins, s’était annexé aussi la Bretagne, c’est-à-dire probablement la partie méridionale où l’invasion belge lui avait frayé la voie vers le ne siècle av. J.-C. Cette domination s’était écroulée, mais la Bretagne n’en demeurait pas moins étroitement unie à la Gaule. Elle était le foyer du druidisme et elle passait pour en être la patrie. Quand les Romains entreprirent la conquête de notre pays, elle ne resta pas indifférente aux événements qui se déroulaient sur le continent. Elle offrit un refuge aux chefs des Bellovaques et elle envoya des secours aux Vénètes. Elle s’attira par ces menées l’hostilité de César. Les réticences des marchands gaulois, quand il essaya de leur arracher quelques indications pour l’expédition qu’il préparait, ne doivent pas être prises au sérieux. Ils étaient beaucoup mieux instruits qu’ils ne voulaient l’avouer. Mais le fait est qu’il leur répugnait de trahir des amis, presque des compatriotes, et au surplus ce qu’on leur demandait, c’était le secret d’un trafic dont ils entendaient se réserver le profit.

[MARINE] La marine des Gaulois était nombreuse et exercée. L’Armorique était dès lors une pépinière d’habiles et hardis matelots. La suprématie maritime appartenait, vers le milieu du Ier siècle av. J.-C., aux Vénètes (Morbihan). Leurs navires ne craignaient point de rivaux sur la Manche et l’Atlantique. Ils étaient fort bien construits en vue de la navigation et de la guerre. Leur carène plate les soutenait à marée basse au-dessus des écueils, fréquents dans ces parages. Leur avant et leur arrière fortement exhaussés étaient faits pour défier l’assaut des vagues et préserver l’équipage des traits ennemis. Leur carcasse en chêne résistait aux coups de la lame comme elle devait braver le choc de l’éperon romain. La flotte des Vénètes était la plus puissante, mais non pas la seule. Quand ils engagèrent la lutte contre César, ils firent venir les vaisseaux de leurs alliés et clients, du Finistère à l’Escaut. César, de son côté, put mettre en réquisition les bâtiments des Pictons et des Santons, depuis l’embouchure de la Loire jusqu’à celle de la Gironde.

[VOIES DE COMMUNICATION] Les moyens de communication à l’intérieur ne manquaient pas. Les voies fluviales, dont le réseau fait l’admiration de Strabon, n’étaient  pas les seules fréquentées. Les Gaulois avaient un matériel roulant très varié auquel les Romains n’ont pas dédaigné de faire des emprunts. Ils avaient l’essedum, le carpentum, qui étaient des chars de luxe, sur le modèle du char de guerre, la benna qui était un panier d’osier, la carruca, la reda, le petorritum qui étaient de vastes chariots à quatre roues. Tout cela ne va pas sans une viabilité développée. Rien de comparable assurément au système routier dont Rome a doté la Gaule unifiée et pacifiée. Les chemins des Gaulois n’étaient que des sentiers, et leurs ponts, dont la mention revient assez souvent, étaient sans aucun doute en bois.

[MONNAIE] L’importance des transactions est attestée par l’existence d’une  monnaie, émanant de la monnaie grecque et s’inspirant de cette dernière. Les reproductions furent au début relativement exactes, puis elles s’écartèrent de leurs modèles pour en différer presque complètement. Ici encore, dans la déformation des prototypes grecs, on retrouve la tendance caractéristique des Gaulois, la prédilection pour la décoration inorganique, la nature vivante se décomposant et se figeant en fioritures ornementales. Ce travail aboutit à des représentations bizarres qui d’ailleurs ne sont pas tontes dérivées de motifs étrangers. Il en est qui peuvent être considérées comme des symboles religieux ou comme des emblèmes nationaux ou locaux. D’autres paraissent dues tout simplement à la fantaisie des graveurs. De valeur artistique ces monnaies n’en ont aucune. On remarque seulement qu’elles vont s’abâtardissant à mesure qu’on avance vers le Nord, par la même loi de décroissance qui régit la civilisation gauloise en général.

La monnaie gauloise procède de plusieurs foyers dont le plus ancien est Marseille.

[COURANT MASSALIOTE] La colonie phocéenne faisait partie, au milieu du Ve siècle av. J.-C., d’une association monétaire embrassant des villes de l’Asie Mineure, de la Grèce, de l’Italie, et dont les pièces, frappées sur un modèle semblable, avaient cours sur tout le littoral méditerranéen. Les monnaies massaliotes furent les premières qui s’imposèrent à l’imitation des Gaulois. Les copies qu’elles suscitèrent se répandirent sur les deux versants des Alpes, dans la vallée du Pô et dans la vallée du Rhône.

[COURANT DE RHODA] Une autre influence s’exerça sur le Sud-Ouest, celle de Rhoda. Rhoda était en relations suivies avec la Sicile. Sa monnaie, imitée par les Syracusains entre 317 et 218 av. J.-C., puis par les Carthaginois, envahit l’Espagne grâce à ces derniers et, par les mêmes intermédiaires, reflua sur l’Aquitaine. Lorsque Annibal, en 220 av. J.-C., prépara sa marche sur l’Italie, ce furent les drachmes de Rhoda qui lui achetèrent les sympathies au delà des Pyrénées. On peut dater de cette époque l’extension, sinon la naissance, du monnayage dans ces régions. Des Volsques Tectosages et Arécomiques il gagna les Rutènes et les Cadurques. Toute cette partie de la Gaule employa ce numéraire, où une simple croix finit par remplacer le calice de la rose, emblème parlant de la ville de Rhoda. Plus tard, sur les confins où se pénétraient les deux influences rivales, celles de Rhoda et de Marseille, leur combinaison produisit un système mixte dont elles fournirent, chacune pour sa part, les éléments.

Les Grecs de Marseille et de Rhoda avaient l’étalon d’argent. Ce fut donc l’argent qu’on monnaya dans le sud de la Gaule, dans le sud-est et dans le sud-ouest. L’or s’y débita à l’état de lingots. La monnaie en bronze, qui parut, vers le ne siècle av. J.-C., entre les Pyrénées et l’Hérault, ne sortit pas de ces limites. Elle représente un fait purement local, intéressant en ce sens qu’il prouve une fois de plus les rapports de ces peuples avec la Sicile, car ces bronzes étaient copiés sur ceux d’Agrigente (287-279 av. J.-C.) et de Syracuse (275-216).

[LE STATÈRE ET LA MONNAIE ARVERNE] Vers le milieu du IVe siècle av. J.-C., l’exploitation des mines de la Thrace par Philippe II, roi de Macédoine, jeta sur le marché une grande quantité de statères ou philippes en or, qui pénétrèrent en Gaule, très vraisemblablement par la voie du Danube, et y donnèrent naissance à un monnayage nouveau. La monnaie d’or, imitée des statères, ne se rencontre point dans le Midi. Elle eut pour domaine exclusif le Centre et le Nord et pour point de départ le pays des Arvernes. On verra plus loin l’importance politique de ce peuple. Ce qu’il faut noter ici, c’est sa situation au point de vue commercial. Par lui-même ou par les peuples qui lui étaient soumis, il tenait les deux grandes voies de transit qui traversaient la Gaule et dont le tracé nous est décrit par Strabon. L’une, presque entièrement fluviale, remontait le Rhône et la Saône pour gagner, par le Morvan, l’Yonne et la Seine. L’autre, par le Plateau Central, conduisait à Genabum (Orléans), où l’on s’embarquait sur la Loire pour arriver au port des Namnètes (Nantes). Or, les Arvernes, par les Helviens, les Vellaves, les Ségusiaves, les Allobroges, commandaient le cours du Rhône, et quant à la voie de terre, elle passait en plein dans leur pays. C’est par ces deux routes, et plus particulièrement par la seconde, que leur monnayage a dû se propager.

[DÉRIVATIONS DE LA MONNAIE ARVERNE] De la monnaie arverne dérivent plusieurs groupes se rattachant de plus ou moins loin au statère macédonien. Le principal est le groupe armoricain, qui embrasse, outre la presqu’île de ce nom, tout le bassin moyen de la Loire avec la rive gauche de la Seine. Il a donné naissance, sur le littoral de la Manche, entre la Rance et la Seine, à un système secondaire qui a passé de là sur la côte orientale de la Bretagne, pour faire retour ensuite à la Gaule du Nord et s’y ramifier sous des formes diverses. Les Belges étaient donc en rapport avec les Bretons plus qu’avec les Gaulois, et par là se trouve confirmé ce que César nous apprend de la ligne de démarcation entre la Celtique et la Belgique. La monnaie, arrivée dans cette dernière contrée, y prit, surtout à l’Est, un aspect tout à fait barbare. Elle s’y développa aussi très tardivement. Les générations enfouies dans les tombeaux de la Champagne ne la connaissaient pas encore. Les légendes en latin sont une autre preuve qu’elle ne fit pas son apparition beaucoup avant la conquête romaine.

[IMITATIONS DE LA MONNAIE ROMAINE] Nous abordons ici une nouvelle phase du monnayage gaulois. L’influence romaine, définitivement installée dans le Sud-Est, vers 120 av. J.-C., ne pouvait manquer de se substituer à celle des villes grecques. Elle se traduit par l’imitation du denier d’argent, par l’addition d’une légende latine à la légende grecque, et enfin par l’exclusion de celle-ci. Les copies du denier d’argent, après avoir circulé dans la vallée du Rhône, firent le tour de la Gaule. La fabrication même des monnaies d’or s’en trouva transformée. Elles inspirèrent aussi celle des monnaies de bronze qui se multiplièrent à la fin de l’indépendance. Le système romain était prépondérant au temps de César et il le resta à plus forte raison après lui, dans la période, d’ailleurs très courte, où se maintint, sous la domination de Rome, le monnayage autonome.

[DÉCADENCE DU MONNAYAGE GAULOIS] Les numismates ont noté la dégénérescence progressive du monnayage gaulois à mesure qu’on se rapproche de l’ère chrétienne, et par là il faut entendre, non pas seulement l’altération des types, mais l’abaissement du titre. Les pièces d’or ne sont plus à la longue qu’un alliage où le cuivre entre pour la plus forte part. Les pièces d’argent ne sont plus qu’une sorte de billon. Les faits de ce genre n’ont pas un intérêt exclusivement économique. Ils attestent le plus souvent un trouble profond dans l’existence nationale. La décadence monétaire de la Gaule a toute la valeur d’un symptôme. Elle laisse entrevoir la décadence politique qui prépare les voies à la conquête étrangère.

 

II. - LA RELIGION[5]

[MOYENS D’INFORMATION] NOUS sommes obligés ici d’anticiper sur les événements. Nous saurions bien peu de chose en effet sur la religion des Gaulois si, aux renseignements fournis par les historiens pour la période de l’indépendance, nous ne pouvions ajouter le témoignage des monuments épigraphiques et figurés, contemporains de la domination romaine. Les Gaulois, semblables en cela aux Pélasges et en général aux plus anciens peuples de l’Europe, n’éprouvaient pas le besoin de se représenter leurs dieux sous des traits humains[6]. C’est plus tard seulement qu’ils ont revêtu leurs conceptions religieuses d’une forme plastique. Les images qui se multiplièrent alors ne s’inspirèrent pas exclusivement, il s’en faut de beaucoup, des croyances nationales. Elles reproduisirent pour la plupart les types les plus connus de l’iconographie gréco-latine. Il n’est pourtant pas impossible de démêler, sous les thèmes classiques, quelques motifs originaux. Il est plus aisé encore, dans les inscriptions, de reconnaître les noms des dieux gaulois subsistant à côté des dieux étrangers. Le difficile est de savoir ce que signifient ces noms et les emblèmes auxquels ils sont associés.

Il y a d’autres sources d’information, les traditions populaires vivantes encore dans nos campagnes, la matière mythique condensée au Moyen âge dans les poèmes des Celtes d’Irlande, mais elles doivent être utilisées avec une extrême réserve. Qui peut dire, en effet, tout ce que le travail des siècles, tout ce que l’apport des idées chrétiennes a introduit dans le fonds primitif d’éléments nouveaux ? Somme toute, il y a peu d’études où les documents soient aussi pauvres et d’un emploi aussi délicat.

[POLYTHÉISME NATURALISTE] César nous dépeint les Gaulois comme éminemment superstitieux, ce qui ne veut pas dire qu’ils le fussent plus que les Grecs ou les Romains. Leur polythéisme, très riche, très touffu, ressemblait pour le fond à celui des autres nations. Ils adoraient les forces de la nature, conçues comme autant d’êtres animés, conscients, dont on se conciliait la faveur par certains rites et certaines formules. Ces divinités étaient ou topiques, c’est-à-dire attachées à un lieu déterminé, ou communes à la Gaule entière ou à une région de la Gaule. Très souvent elles étaient l’un et l’autre à la fois, car un dieu topique pouvait étendre le cercle de ses fidèles, grâce à la célébrité d’un de ses sanctuaires, et, inversement, un grand dieu pouvait, pour la même raison, affecter un caractère local.

[CULTE DES EAUX] Nulle part la conception naturaliste n’apparaît mieux que dans le culte des eaux. La dévotion dont elles étaient l’objet se manifestait sous toutes les formes. Il y a des noms propres gaulois tirés de noms de cours d’eau. Il y a des cours d’eau dont les noms expriment par eux-mêmes le caractère divin. Ainsi la Deva, la Diva, la Divona dont nous avons fait la Dive, la Divone, la Deheune. Les hommages n’allaient pas seulement aux fleuves, aux rivières. Ils s’adressaient aux lacs, aux torrents, aux ruisseaux. Parmi les noms de divinités, ceux qui se laissent expliquer sont pour la plupart la personnification d’une source, quand ils ne le sont pas d’un territoire, et souvent c’est d’une source que le territoire tient son nom. Nemausus, le dieu protecteur de Nîmes, n’est autre que le génie d’une fontaine qui, aujourd’hui encore, est un des ornements de la ville. Par-dessus les génies locaux s’élèvent des dieux ou des déesses représentant l’action des eaux en général. Le plus célèbre est Borvo, Bormo, Bormanus, suivant les régions. Sa renommée est universelle. Elle est empreinte dans la toponymie de tous les pays celtiques. En France, Borvo a donné son nom à plusieurs stations thermales : la Bourboule, Bourbonne-les-Bains, Bourbon-Lancy, Bourbon-l’Archambault. Les Gaulois jetaient au fond des eaux, et de préférence dans les eaux stagnantes qui en conservaient le dépôt, une masse d’objets précieux. Le consul Cæpio (406 av. J.-C.) trouva dans les lacs, maintenant desséchés, de Toulouse une quantité d’or que l’on supposa provenir du pillage de Delphes, et c’est la tourbe des marais qui a fourni à nos archéologues leur plus riche butin. Grégoire de Tours, qui écrivait à la fin du vie siècle ap. J.-C., mentionne un lac du Gévaudan où les habitants venaient en foule apporter leurs offrandes. La prédication chrétienne s’est usée contre ces habitudes invétérées. Les fontaines sont restées un but de pèlerinage où les chapelles chrétiennes ont remplacé les sanctuaires gaulois.

[CULTE DES ARBRES] La confiance des Romains dans l’efficacité de l’hydrothérapie a contribué pour beaucoup à la vogue persistante de ce culte sous l’Empire. L’adoration des arbres s’exprime moins souvent dans les inscriptions. Les seules divinités sylvestres dont nous ayons connaissance sont celles dont la personnalité s’était amplifiée, le dieu Vosegus, les déesses Abnoba, Arduinna, génies des Vosges, de la Forêt-Noire, des Ardennes. Ce culte, comme le précédent, a laissé des survivances qui, elles aussi, ont bravé les défenses de l’Église, réduite à sanctifier, par son intervention, les rites qu’elle avait proscrits. L’image de la Vierge, placée au creux des arbres, purifia les cérémonies païennes. C’est au fond du bois des Chênes, à l’ombre des hêtres, sous les couronnes suspendues aux branches par la piété des petits enfants, que Jeanne berça ses rêveries et prit conscience de sa mission.

[LA CUEILLETTE DU GUI] Une pratique qui rentre dans le même ordre d’idées et dont le sens a été étrangement travesti, c’est la cueillette du gui sur le chêne. Il n’y a pas là autre chose qu’un épisode du culte rendu aux plantes. Car, si l’arbre était divin, la plante, avec ses vertus médicinales, ne l’était pas moins. Les plus rares étaient les plus appréciées. Le pouvoir qu’on leur prêtait était en raison du miracle de leur production. Comme le trèfle à quatre feuilles, le gui poussant sur le chêne parait en dehors des conditions ordinaires de la nature. Le caractère merveilleux de cette apparition explique la cérémonie pompeuse à laquelle elle donnait lieu, l’immolation des victimes, la robe blanche et la faucille d’or des Druides. Rien de surprenant non plus si l’on attendait pour cette solennité le premier jour du mois lunaire. On sait la corrélation établie de tout temps entre les phases de la lune et les phénomènes terrestres.

[LES DÉESSES MÈRES] Parmi les divinités familières il faut placer au premier rang celles  que les Gallo-romains ont appelées les Dames ou les Mères, matronae, matres, matrae. Ce culte, qui est général, paraît néanmoins avoir été plus répandu dans le Sud-Est et dans le Centre. Il a passé de là, à l’époque romaine, dans la vallée du Rhin. C’est un culte de petites gens, entré profondément dans l’âme populaire. Il a peuplé nos musées d’inscriptions, de bas-reliefs, de terres cuites. Les déesses mères sont vêtues de longues robes et assises ordinairement dans de grands fauteuils. Leur visage est bienveillant, leur attitude paisible et grave. Elles tiennent sur leurs genoux ou dans leurs mains des corbeilles de fleurs, des cornes d’abondance, des enfants nouveau-nés. Ce sont des déesses tutélaires qui dispensent et entretiennent le don de la vie. Elles protègent les familles, les domaines, souvent des groupes plus étendus, des cités, des provinces, des nations. On les retrouve au Moyen âge avec une physionomie un peu altérée et assombrie par les préventions du christianisme vainqueur contre les dieux détrônés. Un trait qui les caractérise dans l’antiquité, c’est qu’elles vont presque toujours trois par trois, comme les Parques des Grecs, comme les Nornes des Scandinaves. C’est ainsi qu’apparaissent encore les Fées dans nos légendes françaises. Le nom de fade ou de fée est emprunté aux Fatae latines, mais la confusion entre ces divinités et les déesses mères des Gaulois est le résultat du mélange qui s’est opéré entre les deux mythologies.

[DIVINITÉS DIVERSES] Il ne saurait être question ici de dresser un inventaire complet du polythéisme gaulois. Ce travail se bornerait le plus souvent, dans  l’état actuel de nos connaissances, à une simple nomenclature. De cette liste, qui s’allonge tous les jours, nous détacherons, pour la popularité dont elle jouissait, la déesse Epona. Elle avait dans ses attributions tout ce qui concerne l’équitation. On la figure assise sur une jument qu’escorte quelquefois son poulain.

[LES DIEUX PRINCIPAUX] César énumère ainsi qu’il suit les dieux principaux des Gaulois : Les Gaulois adorent en premier lieu Mercure. Ils le regardent comme  l’inventeur des arts, le patron des chemins et des voyages ; ils pensent qu’il a la plus grande puissance dans le commerce et les affaires. Après lui ils adorent Apollon, Jupiter, Mars, Minerve. De ces dieux ils se font à peu près la même idée que les autres peuples. Apollon éloigne les maladies ; Minerve enseigne les éléments des métiers et des arts ; Jupiter a l’empire du ciel ; Mars préside à la guerre... Les Gaulois se disent tous descendus de Dispater (Pluton).

[CONFUSION AVEC LES DIEUX ROMAINS]Quels sont les dieux indigènes présentés par César sous ces vocables latins ? Il ne le dit pas, et sans doute il a ses raisons. Il est homme d’État plus qu’historien. Il a intérêt à montrer les dieux de la Gaule résignés d’avance à n’être plus que le reflet et l’image des dieux de Rome. Il prépare ainsi, par la confusion établie entre leurs panthéons respectifs, le rapprochement entre les deux peuples.

Ce que César ne dit pas, les inscriptions pourraient nous l’apprendre. Elles accouplent en effet assez souvent au nom romain son équivalent celtique. Malheureusement cet équivalent varie. Le fait, quand on y réfléchit, n’a rien de surprenant. Le nom d’un même dieu n’était pas le même partout, et puis il n’y avait pas entre les deux mythologies de concordances rigoureusement exactes. Les identifications auxquelles elles se prêtaient, reposant sur des analogies partielles, péchaient toujours par quelque côté, et par conséquent l’assimilation des dieux de Rome et de la Gaule pouvait s’effectuer de diverses manières, également plausibles et également approximatives.

Les monuments figurés sont plus instructifs en un sens que les textes épigraphiques. Ils ne nous apprennent rien en général sur le nom du dieu, l’image qui le représente étant rarement accompagnée d’une inscription, mais les insignes qu’ils lui attribuent peuvent nous fournir quelques indices sur sa nature et ses fonctions.

[LE DIEU AU MAILLET] Une figure très répandue est celle du dieu au maillet, ainsi nommé en raison de l’outil qui le caractérise essentiellement. Il n’est pas douteux que nous n’ayons là une incarnation de Taranis, une des divinités mentionnées dans un passage souvent cité du poète Lucain[7]. Taran, dans les langues celtiques, veut dire tonnerre. Or le tonnerre, dans la pensée de beaucoup de peuples, était produit par un marteau Le dieu de la foudre dans la mythologie germanique, Thor ou Donnar, était armé de cet instrument. Le Donnar des Germains n’est pas seulement un dieu foudroyant. Il est le dieu de la lumière, le dieu bienfaisant. Il dispense la chaleur, fait mûrir les moissons, dompte les monstres, écarte les fléaux. Les mêmes croyances avaient cours dans la Gaule. Le marteau, avant de devenir l’attribut d’un dieu à figure humaine, avait été lui-même adoré comme un fétiche. Il est sculpté sur les parois des dolmens de l’Armorique et des grottes de la Champagne. Il est gravé sur les monnaies gauloises. II est représenté sur plusieurs autels gallo-romains où il tient lieu d’inscription. Il reparaît sous le nom d’ascia[8] dans les dédicaces funéraires et il conserve encore des fidèles après le triomphe du christianisme. Grégoire de Tours raconte que Gallus, évêque de Clermont (526-553), ayant, à l’occasion d’une peste, ordonné une procession, trouva les maisons marquées de la lettre tau (Τ). Ce signe n’était autre que le maillet à deux têtes dont la lettre en question reproduit la forme. Les Romains l’avaient appelé pour cette raison le Tau gaulois.

Le dieu romain avec lequel Taranis a le plus d’affinités est Jupiter. Identifiés l’un à l’autre dans les inscriptions, ils le sont également sur les monuments figurés. C’est Taranis, en effet, que l’on reconnaît dans ce personnage divin, habillé à la gauloise, mais qui rappelle, par ses attributs, le maître des dieux et dont le sceptre n’est autre chose que le maillet, transformé par l’allongement du manche.

[LE DIEU À LA ROUE] Le Jupiter à la roue fait pendant à celui qui porte le maillet.  Jupiter, chez les Romains, n’est pas seulement le dieu qui fait retentir la foudre, mais aussi celui qui allume et conduit l’astre du jour. II était naturel qu’il prêtât ses traits au dieu gaulois du soleil. Le disque flamboyant, emblème de ce dernier, fut figuré par une roue. Cet objet n’était plus alors qu’un symbole, une comparaison poétique. Pour les imaginations primitives il avait été la représentation exacte du phénomène céleste. Le culte du soleil avait des dates indiquées dans les solstices. Le solstice d’été était le plus fêté, si l’on en juge par la coutume persistante des feux de la Saint-Jean. Dans ces fêtes populaires, telles qu’elles ont duré jusqu’à nos jours, il faut noter le rôle attribué à la roue. Quelquefois ce sont des branches, des torches que l’on agite d’un mouvement circulaire, mais souvent aussi c’est un cylindre de paille enflammée que l’on roule à grands cris du haut de la montagne pour le noyer dans la rivière, comme une image du soleil qui ne peut plus que descendre une fois parvenu à l’apogée de sa course.

[CERNUNNOS] Le Dispater de César ne pouvait manquer d’être figuré en Pluton.  Il le fut sous les espèces de Sérapis, le Pluton égyptien, popularisé par l’art alexandrin dont l’influence a été si profonde sur l’art gallo-romain. Mais seul, ou peu s’en faut, parmi les dieux ses compatriotes, il a revêtu une forme originale, indépendante des modèles classiques et spéciale d’ailleurs à ces pays du Nord et de l’Ouest qui sont demeurés, sous la domination romaine, les plus foncièrement gaulois. Son nom nous est donné sur un des monuments qui le représentent. Il s’appelle Cernunnos, le Cornu, par allusion aux cornes et aux palmes de cervidé qui lui sortent du front. Il est assis, les jambes croisées, dans une attitude qu’on a comparée à celle des divinités bouddhiques. Des animaux l’accompagnent : le bœuf, le cerf, le serpent avec ou sans tète de bélier, le rat. De ses mains il presse une outre d’où s’échappent en abondance de menus objets dont on ne saisit pas la nature. Un collier ou torques s’enroule autour de son cou. Ce symbolisme, dans la plupart de ses éléments, n’a rien de bien mystérieux. La langue qu’il parle est d’un usage universel. Les cornes, imitées de la lune, sont l’emblème de la nuit. De même les animaux qui en sont pourvus. Quant à ceux qui vivent sous terre ou se traînent à la surface, ils figurent les puissances infernales. Mais le dieu de la mort est aussi le dieu des richesses enfouies dans le sol. De là le torques, emblème du luxe, de là l’outre qui épanche ses trésors. Cernunnos nous apparaît donc comme une des images les mieux caractérisées du Dispater gaulois. Nous connaissons un Jupiter Cernunnos patron d’un collège funéraire, à l’époque romaine.

[MERCURE] La grande divinité des Gaulois, au dire de César, était Mercure. Il l’était avant la conquête et il l’est resté depuis, aussi cher à son peuple sous son enveloppe romaine qu’au temps où il gardait intacte sa physionomie celtique. Inscriptions votives, offrandes et statues de toute taille et de tout prix, depuis l’argile jusqu’à l’argent massif, nos pères l’ont comblé de leurs dons. Ils lui ont dressé des temples sur tous les points de leur territoire, le plus souvent dans les hauts lieux qu’il avait en particulière affection, sur les cimes des Vosges, du Morvan, de l’Auvergne. Son souvenir est inscrit sur notre carte, de l’Est à l’Ouest et du Nord au Midi, dans les noms de Mercurey, Mercœur, Mercueil, Mirecourt, etc. La colline de Montmartre à Paris a été le mont de Mercure. Toutefois, c’est au centre de la France que ce culte à été le plus florissant et a laissé le plus de traces. C’est là, au sommet du Puy-de-Dôme, que s’éleva sous Auguste le plus fameux entre les sanctuaires du dieu, le temple du Mercure Arverne, célèbre dans toute la Gaule pour ses proportions, ses richesses et l’affluence de ses fidèles.

[MERCURE ET CERNUNNOS] Dans Mercure César ne voit que le patron du commerce et des arts utiles. Mais le dieu favori des Gaulois répondait à une conception plus large. Le Mercure gallo-romain n’est le plus souvent qu’une contrefaçon du type classique. Sa vraie physionomie apparaît sur les monuments où nous le voyons aux prises avec Cernunnos. Tantôt il frappe le dieu lui-même, tantôt, à sa place, le serpent à tête de bélier. Vainqueur il lui dérobe ses attributs. Bêtes rampantes et cornues, souterraines et nocturnes, tout le cortège des animaux malfaisants, dompté désormais, s’attache à ses pas et vient orner son triomphe. Sous ses doigts magiques, les armes même du mauvais esprit sont devenues des sources de bienfaits. La corne arrachée dans le combat s’est changée en corne d’abondance, comme celle d’Achéloüs entre les mains d’Hercule. A côté de ces attributs par droit de conquête il en a qui lui appartiennent et qui expriment sa nature propre, la massue, instrument de ses exploits, le coq dont la voix annonce le retour de l’aurore, les oiseaux qui planent dans le ciel. Le Mercure qui se révèle ici n’est plus seulement le dieu mercantile des Romains. C’est le frère de l’Hermès grec, le champion du jour qui disperse l’armée des étoiles. C’est une de ces innombrables figures, chères à toute mythologie, en qui se résume le grand drame du monde physique et moral, la victoire toujours disputée et toujours reconquise de la lumière sur les ténèbres et du bien sur le mal.

[LE DIEU LUG] On a cru retrouver le nom du Mercure gaulois dans celui du dieu irlandais Lug. Par malheur le nom de Lug, très fréquent dans la toponymie celtique, n’est associé dans aucune inscription à celui de Mercure. L’hypothèse n’en reste pas moins plausible, tant sont frappantes les ressemblances entre les deux mythes. Lug, pour l’Irlande chrétienne, n’est plus qu’un héros, à la fois guerrier et pacifique qui, parla guerre, assure la paix. Mais la légende humaine est un reflet de la légende divine. Le dualisme, qui se laisse entrevoir dans l’iconographie gauloise, s’accuse nettement dans la mythologie irlandaise, par la lutte entre Lug et Balar, dieu de la mort, fils de Buar-Ainech, le dieu au visage de vache, avec ses compagnons à tête de chèvre. Buar-Ainech a, outre Balar, deux fils qui agissent de concert avec leur aîné et peuvent être considérés avec lui comme trois incarnations nouvelles de leur père. Ceci expliquerait la forme tricéphale qui est souvent celle du Buar-Ainech gaulois, Cernunnos. Elle n’est pas, du reste, exclusivement réservée à ce dieu. Les Gaulois aimaient ce nombre trois, auquel beaucoup de peuples semblent avoir attaché un sens mystique.

[OGMIOS] Comme d’autres dieux gaulois, comme Borvo par exemple, Mercure avait une compagne, une parèdre, Rosmerta. La racine Smer, qui entre dans la composition de ce nom, se retrouve dans certains qualificatifs donnés à Mercure lui-même, Adusmerius, Atesmerius. On la déchiffre sur un bas-relief où il est représenté frappant le serpent de sa massue. Elle formait probablement un des noms sous lesquels il était adoré. Un autre de ces noms était Ogmios. L’écrivain grec Lucien nous a laissé un petit traité sur ce dieu, qu’il identifie à Hercule, quand tout ce qu’il en dit tend à le faire passer pour un équivalent de Mercure. Ogmios devient Ogme dans le cycle irlandais. Il y accomplit les mêmes exploits que Lug, il y combat les mêmes ennemis et, après la victoire, il justifie son avènement par les mêmes bienfaits. Il est en Irlande l’inventeur de l’écriture ogamique.

 

III. - LA RELIGION (SUITE). - LE SACERDOCE DRUIDIQUE[9]

CE qu’il y a de plus original dans la religion des Gaulois, ce sont les druides. Tous les peuples de l’antiquité ont eu des prêtres. Très peu ont eu, comme les Gaulois, un clergé.

[LES DRUIDES DANS CÉSAR] César nous donne des druides, de leur organisation, de leur puissance une très haute idée. Il leur a réservé une large place dans les pages célèbres où il décrit les institutions et les mœurs de la Gaule. Mais, par une contradiction surprenante, il ne leur attribue aucun rôle dans la guerre de l’indépendance. Leur nom même ne revient plus dans la suite de ses récits. Est-ce un parti pris ? Et de même qu’il anticipe sur la conversion des dieux, veut-il faire le silence sur l’hostilité de leurs prêtres ? On serait tenté de le supposer quand on les retrouve, plus de cent ans après, prêchant la révolte contre Rome. Si non, il faudra admettre que le tableau tracé au sixième livre des Commentaires n’avait plus, à cette époque, qu’un intérêt rétrospectif, en d’autres termes que les druides avaient perdu, bien avant la conquête, leur prestige et leur force. On peut choisir entre ces deux hypothèses De solution certaine à cette énigme, il n’y en a point.

[ORIGINE ET EXTENSION DU DRUIDISME] Il y avait sur l’origine du druidisme une version courante chez les Gaulois. Ils le tenaient pour une importation étrangère venue de la Bretagne. Aussi allaient-ils de l’autre côté de la blanche pour étudier la doctrine à sa source. On ne voit point de raison pour rejeter cette tradition. La Bretagne a été l’asile des druides quand ils eurent disparu du continent. Ils ont subsisté en Irlande et en Écosse jusqu’à l’entrée du Moyen âge.

L’extension du druidisme ne concorde point, autant qu’on en peut juger, avec celle des Celtes. Le domaine qu’il embrasse se restreint à la Bretagne et à la Gaule du Centre et du Nord. Les Bretons et les Gaulois ne l’ont donc pas trouvé au berceau commun de leur race. Ils l’ont créé eux-mêmes, ou emprunté aux peuples dont ils sont devenus les héritiers.

[LA CORPORATION DES DRUIDES] Les druides ne formaient pas une caste. Leur dignité ne se transmettait pas héréditairement. Ils étaient une corporation très fortement constituée. Ils avaient un chef qu’ils élisaient et qui commandait en maître à toute la confrérie[10]. Ils avaient des assemblées régulières qui se tenaient dans les bois des Carnutes, au centre de la Gaule, nous dit César, au centre de la Gaule druidique, pour parler exactement. Ils avaient des novices, préparés par un long apprentissage à se pénétrer de leur esprit et à subir leur volonté. Ils avaient des privilèges qui étaient la dispense du service militaire et de l’impôt.

César met sur le même plan les druides et les nobles ou chevaliers. Il attribue à ces deux classes le monopole des honneurs et du pouvoir. Le seul druide que nous connaissions est l’Éduen Divitiacus, souvent mentionné dans les Commentaires, mais nullement à ce titre, et désigné comme tel dans un passage de Cicéron. Divitiacus pour César n’est qu’un noble comme les autres, et comme la plupart d’entre eux, surtout chez les Éduens, entièrement dévoué à la cause romaine.

Les druides n’ont pas inventé la religion des Gaulois, mais ils leur ont donné un rituel et une théologie.

[LIEUX DE RÉUNION DES DRUIDES] Ils ne construisaient pas de temples, pas plus qu’ils ne taillaient des idoles à face humaine. Leurs lieux de réunion étaient des enceintes à ciel ouvert situées au sommet des montagnes ou dans les clairières des forêts. Quand le général romain Suetonius Paulinus s’attaqua aux druides bretons (61 ap. J.-C.), il livra aux flammes les bois où ils célébraient leurs cérémonies. La comparaison s’impose ici, comme précédemment, avec les plus vieilles religions de l’Europe. Elles ne connaissaient ni les représentations anthropomorphiques ni les édifices consacrés au culte. Le Zeus pélasgique trônait sur les hauteurs, sans temple ni image, comme le Mercure gaulois.

[AUTORITÉ DES DRUIDES] L’intervention des druides dans le culte était souveraine et continue. Point d’acte sacré, dans la famille ou dans la cité, qui se passât de leur concours. Il ne leur manquait même pas cette arme formidable de l’excommunication. L’excommunication existait à Rome et dans la Grèce. Elle était la conséquence de l’exil ou, pour mieux dire, elle était l’exil même. La différence c’est qu’elle était lancée par l’État. Ici c’est un pouvoir spirituel qui en dispose, et il est à noter qu’elle peut frapper un peuple aussi bien qu’un individu.

[JURIDICTION DES DRUIDES] Par cet ascendant moral les druides étaient devenus des juges. Pour les considérer à ce point de vue, il faut empiéter avec eux sur le domaine du droit public et privé.

Les Gaulois étaient partis, en matière judiciaire, du même principe que les autres peuples. L’État punissait les attentats contre sa propre sûreté, mais il ne tenait pour tels que ceux où il était lésé directement. Le vol, le meurtre même ne donnaient lieu de sa part à aucune poursuite. C’était affaire à régler entre les parties, sauf qu’en cas de meurtre la vengeance s’imposait comme un devoir aux parents de la victime. Les désordres engendrés par cet état de choses finirent par émouvoir les gouvernements, mais ne les firent sortir qu’à moitié de leur inertie. Ils offrirent leur arbitrage ; ils ne l’imposèrent point. Ils ne poursuivirent pas le meurtrier ; ils le jugèrent à la requête des poursuivants, et de ceux-là exclusivement qui étaient autorisés à le poursuivre. Les procès pour meurtre aboutissaient ordinairement à une compensation pécuniaire. Celui-là seul qui ne pouvait la payer était passible de l’exil ou de la mort.

Le rôle assumé ailleurs par l’État fut revendiqué dans la Gaule par le clergé. Les Gaulois se souvenaient du temps où l’intervention des prêtres avait mis fin à l’horreur des guerres privées. Ils racontèrent à Posidonius, avec force détails dramatiques, comment les druides se jetaient entre les combattants et, par leurs adjurations, faisaient tomber les armes de toutes les mains. Leur tribunal, qui siégeait une fois par an dans le pays des Carnutes, attirait une grande affluence. Il jugeait les procès en matière d’héritage, de propriété, de meurtre. Il fixait le montant des réparations pécuniaires. Les peuples eux-mêmes, quand ils avaient quelque contestation au sujet de leurs frontières respectives, lui soumettaient leur différend.

Il ne faut pas s’y tromper. Cette juridiction, dans le domaine des relations internationales, a rendu peu de services. L’histoire de la Gaule, toute retentissante du bruit des guerres intestines, est là pour le prouver. Comme elle n’avait rien d’obligatoire, il y a apparence que les États l’invoquaient rarement, pour les difficultés les moins graves, et à condition que leurs passions ni leurs intérêts ne fussent sérieusement en jeu. Elle a été plus efficace pour les particuliers, bien qu’elle ne s’imposât pas davantage en ce qui les concernait. Elle n’avait d’ailleurs, pour assurer l’exécution de la sentence, d’autre moyen de contrainte que l’excommunication. Il est vrai qu’il était puissant. L’interdit prononcé au Moyen âge par l’Église n’était pas plus rigoureux. Le tribunal druidique n’était d’ailleurs accessible qu’aux nobles. Les clients, les plébéiens étaient jugés par leurs patrons.

[LA SCIENCE DES DRUIDES] Les druides représentaient toute la science de leur temps. L’éducation de la jeunesse leur était confiée. Cette science, tant surfaite par les anciens et les modernes, était en réalité fort humble. Désarmer les puissances invisibles, les enchaîner ou les séduire, elle ne visait pas plus haut. On les désarmait par des paroles magiques, par des incantations. A ces chimères les druides mêlaient quelques connaissances exactes, reçues du dehors ou révélées par une observation un peu mieux conduite que celle du vulgaire. Ils avaient des notions d’astronomie et s’en servaient pour établir le calendrier, et aussi pour prédire l’avenir. Leur astronomie formait une branche de l’art augural, qui était très développé chez eux et très compliqué. Ils se piquaient de médecine, médecine de bonne femme ou de sorcier. On en peut juger par les recettes consignées dans Pline ou reproduites encore au IVe siècle ap. J.-C. dans le traité de l’Aquitain Marcellus.

[SACRIFICES HUMAINS] Une pratique moins inoffensive que la cueillette du gui et autres panacées était celle des sacrifices, humains, legs de la barbarie primitive, dont les nations plus civilisées n’étaient pas tout à fait affranchies et qui restait un des articles essentiels du culte druidique. Ce fut un progrès quand les dieux se contentèrent des criminels ou, à leur défaut, des prisonniers de guerre. Les modes de supplice étaient variés. Le plus usité était le supplice par le feu, l’holocauste, consacré spécialement au dieu du soleil et consommé aux environs du solstice d’été. Qui le croirait ? Ce sacrifice est resté en honneur jusqu’à notre époque, à cela prés que, par une méthode de substitution bien connue, les animaux ont pris la place des hommes. C’était l’usage en beaucoup d’endroits de jeter dans les feux de la Saint-Jean des paniers contenant des chats, des chiens, des renards, des loups. La présence des magistrats donnait à cette cérémonie un caractère quasi officiel. Elle fut supprimée à Paris sous Louis XIV, mais longtemps encore elle persista ailleurs. Le géant d’osier qu’on brûlait dans la capitale, rue aux Ours, le 3 juillet, rappelle les mêmes rites. Il évoquait le mannequin colossal où flambaient les infortunés voués au Moloch gaulois.

[DOCTRINE DES DRUIDES] Les druides avaient-ils, comme on l’a prétendu quelquefois, une doctrine secrète ? César nous dit qu’ils faisaient apprendre par cœur, dans leurs séminaires, un grand nombre de vers, et il ajoute qu’ils s’interdisaient de les mettre par écrit pour empêcher qu’ils ne fussent divulgués, mais ne dit pas qu’il y eût dans ces morceaux autre chose que ces formules sacramentelles et irrésistibles dont tous les sacerdoces entendaient se réserver la possession. Les druides avaient une doctrine, cela est certain. Et loin d’en faire mystère, nous voyons qu’ils cherchaient à la propager.

[CROYANCE À L’IMMORTALITÉ] Le trait que les historiens anciens relèvent le plus fréquemment chez les Gaulois, c’est leur foi profonde dans la survivance de l’homme après la mort. Ils attribuent à cette croyance et à l’empire qu’elle avait pris sur les âmes le brillant courage qui était à leurs yeux la qualité distinctive de nos pères. Sans doute l’idée de l’immortalité était universellement répandue dans l’antiquité, mais elle était imposée en Gaule par la prédication des druides, et ceci explique la force singulière qu’elle avait acquise chez ce peuple.

[L’IMMORTALITÉ DANS LA TOMBE] De toutes les opinions relatives à la vie future, la plus simple et la plus ancienne est celle qui laisse cette vie confinée dans la tombe. Les rites funéraires des Gaulois expriment nettement cette pensée héritée des temps préhistoriques. Ils inhumaient avec le défunt les objets qui lui avaient été utiles ou précieux dans sa première existence et qui pouvaient lui rendre les mêmes services dans la seconde. Les guerriers descendaient sous terre, étalés ou assis sur leur char, revêtus de leurs armes, de leurs insignes, de leurs bijoux, de leurs habits de parade ou de combat. Tels on les a retrouvés dans les cimetières de la Bourgogne ou de la Champagne, le squelette gisant entre les mors des chevaux, les bottes des essieux, les segments de fer qui garnissaient les roues en bois. Un compartiment supérieur était réservé à l’écuyer. Il veillait sur son maître dans la mort, comme il avait fait dans la vie.

[L’ÉLYSÉE TRANSATLANTIQUE] Avec le temps une nouvelle conception se superposa à celle-ci sans la faire oublier. Les druides, nous dit César, prétendaient que l’âme ne périt point, mais passe, après la mort, d’un corps dans un autre. C’est la métempsycose des Gaulois, très différente, quoi qu’en dise l’historien Diodore, de la métempsycose pythagoricienne, où le passage des âmes, s’effectuant dans des corps de nature inférieure, n’est imposé qu’aux méchants, en expiation de leurs fautes, tandis que les bons s’en vont planer, comme de purs esprits, affranchis des liens de la matière. La doctrine des druides ne comporte ni cette idée morale ni ces raffinements spiritualistes. La résurrection charnelle y est le sort de tous ; elle n’implique ni exaltation ni déchéance, ni récompense ni peine ; elle n’abolit pas, elle prolonge la personnalité humaine, non dans les mêmes lieux, mais ailleurs, au loin, dans les contrées mystérieuses, vaguement entrevues derrière les mers du couchant. C’est ainsi qu’Ulysse allait chercher aux extrémités de la terre la prairie semée d’asphodèles où errent les héros. C’est ainsi que Pindare reléguait au sein de l’Océan les terres fortunées, séjour des bienheureux.

La vision de cet Élysée transatlantique n’a pas cessé de hanter les races néo-celtiques. Elle a fourni à leur littérature un de ses thèmes préférés. En Gaule même, elle a inspiré une de ces légendes où se combinent étrangement le fantastique et le réel. Pour les habitants de l’Armorique, le pays des morts s’était rapproché et confondu avec la pointe occidentale de la Bretagne. La traversée se faisait de nuit, par les soins d’une population de marins vouée à cette besogne funèbre. Ils se levaient, avertis par un léger murmure et trouvaient sur la plage des barques, vides en apparence, et pliant néanmoins sous le poids d’invisibles passagers. Une force surnaturelle secondait l’effort de leurs rames. En moins d’une heure la distance était franchie. Une voix se faisait entendre proclamant les noms des nouveaux arrivants, et les bateliers sentaient, à leurs bâtiments allégés, que leur mission était remplie.

[L’ORIGINE DE L’HOMME] Les druides expliquaient l’origine de l’homme aussi bien que sa fin. Ils les rapportaient l’une et l’autre au même principe. Ils considéraient le dieu de la mort (Dispater) comme le père de tous les Gaulois. Cette idée est commune à toutes les mythologies. Elle traduit l’impression produite par le va-et-vient des choses, par l’alternance éternelle qui est la loi de la nature. Le jour ne sort-il pas de la nuit avant d’y rentrer ? La terre nourricière n’est-elle pas l’universel sépulcre ? Le travail qui aboutit à la dissolution des êtres n’est-il pas le même qui prépare leur renouveau ? La mort par conséquent n’est-elle pas la source de la vie comme elle en est le terme ?

Le mythe prit une autre forme, il entra dans une phase nouvelle quand le Pluton gaulois, cessant de régner sur les tombes, eut émigré, avec leurs habitants, au delà de l’Océan. Les druides distinguaient, dans la population gauloise, les couches suivantes : l’une indigène, l’autre venue des îles lointaines, la troisième des rives du Rhin. Il y a ici encore un curieux mélange de vérité et de fiction. Le troisième groupe représente un fait historique : l’invasion de la Gaule par les Celtes. Les deux premiers correspondent aux deux opinions qui se sont succédé touchant la vie future et dont chacune a donné naissance à une théorie ethnographique. La terre, premier séjour des morts, a fait surgir de son sein les premiers habitants du pays, la partie autochtone de la race. Puis, c’est l’Élysée des îles océaniques qui renvoie ses hôtes dans le monde des vivants. On saisit les mêmes idées dans les légendes irlandaises. Pour les Irlandais, comme pour les Gaulois, les morts allaient retrouver au delà des mers l’antique berceau de leur nation, et c’est de là qu’était venu Partholon, dont la domination avait succédé à celle des chefs indigènes.

[EUBAGES ET BARDES] César ne mentionne que les druides. D’autres historiens, mieux informés ou moins pressés, Diodore, Strabon, Ammien Marcellin, signalent en outre les eubages ou devins et les poètes ou bardes. La distinction entre les eubages et les druides n’apparaît pas clairement. Les uns comme les autres président aux sacrifices, interrogent l’avenir, scrutent les secrets de la nature. II est vraisemblable qu’en tout cela les eubages étaient comme des druides en sous-ordre. La fonction des bardes est au contraire très nettement déterminée. C’est leur place dans la hiérarchie sacerdotale qu’on ne voit pas bien. Peut-être môme n’en faisaient-ils point partie. Leur nom a survécu dans celui des barn ou ménétriers bretons. Ils étaient les aèdes, les trouvères de cette société, les interprètes attitrés de la tradition nationale et religieuse. Ils disaient les aventures des dieux et des hommes, les gloires du passé et du présent, les exploits des héros et la honte des lâches, en s’accompagnant sur une sorte de harpe ou de lyre qui n’était autre sans doute que la crotta des textes néo-celtiques. Leurs chants étaient le complément obligé, le luxe et la joie des festins offerts par les chefs. Ils s’asseyaient à leurs côtés, figuraient dans leur cortège, acceptaient et sollicitaient leurs largesses. Posidonius nous a montré l’attitude humiliée du poète ordinaire de Luern, roi des Arvernes. Il ne semble pourtant pas qu’il faille juger de la condition des bardes sur cette unique anecdote. Strabon nous assure qu’ils étaient considérés à l’instar des eubages et des druides et, si l’on en croit Diodore, ils ont contribué à l’œuvre de pacification accomplie par ces derniers.

[LES HÉRITIERS DES DRUIDES ET DES BARDES] Les bardes n’ont pas cessé d’être tenus en grande estime partout où ils n’ont pas disparu devant la culture latine. Ils jouissaient de privilèges importants dans le pays de Galles. En Irlande, la maîtrise de leur art avait passé entre les mains des filé. Héritiers des druides en tant que juges et, en tant que poètes, des bardes, les filé ont conservé le trésor de la littérature païenne. C’est par eux qu’elle s’est transmise jusqu’à nous. Ils étaient distribués en plusieurs classes, suivant la richesse de leur répertoire. Ceux de la première marchaient de pair avec les chefs de la noblesse. Ils avaient droit à une brillante escorte et occupaient une place d’honneur à la table du banquet, dans l’enceinte des châteaux ou dunns royaux.

 

IV. - LES INSTITUTIONS SOCIALES ET POLITIQUES[11]

[LE CARACTÈRE NATIONAL] LES Romains ont tracé des Gaulois un portrait qui n’est pas flatté, mais où nous aurions mauvaise grâce à méconnaître quelques-uns des traits qui caractérisent notre tempérament national. Une bravoure poussée jusqu’à la témérité, une intelligence ouverte, l’humeur sociable, communicative, le goût et le talent même de la parole, voilà pour les qualités. Avec cela une fougue aveugle, une jactance insupportable, peu de suite dans les desseins, peu de fermeté dans les entreprises, peu de constance dans les revers, une mobilité extrême, nul sentiment de la règle et de la discipline. Ce qui est certain, c’est que la Gaule, quand elle entra en rapports avec Rome, était travaillée par des maux intérieurs qui la condamnaient à devenir la proie de l’étranger.

La plupart des peuples énumérés précédemment formaient autant d’États distincts que les Romains appelèrent des cités. Nous avons à examiner quel était leur droit privé et leur droit public.

[PROPRIÉTÉ] Bien que le domaine public eût une grande extension, les Gaulois connaissaient la propriété privée. Propriété familiale ou individuelle ? On ne sait. Un des signes par lesquels s’accuse la propriété familiale est l’interdiction du testament. César mentionne, parmi les procès soumis à la juridiction des druides, ceux qui étaient relatifs aux héritages. Il ne dit rien des testaments[12].

[LA FAMILLE] La constitution de la famille était très forte. La puissance paternelle était fondée — ce sont les Romains qui en ont fait la remarque — sur les mêmes principes qu’à Rome. Le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants. Il les tenait écartés de sa présence tant qu’ils étaient petits. Les fils ne pouvaient l’aborder en public avant d’être en âge de porter les armes.

Lorsque César débarqua en Bretagne, il y observa la coutume suivante. On s’associait à dix ou douze, entre frères et même entre père et fils, pour prendre des femmes en commun. Le mariage en Gaule n’avait rien de cette promiscuité. Mais la polygamie était admise, sans être de règle. Il est vraisemblable qu’elle était le luxe des chefs.

[SUBORDINATION DE LA FEMME] La subordination de la femme était absolue. Le père de famille avait sur elle les mêmes droits que sur les enfants. Quand un personnage de marque venait à mourir, un tribunal de famille s’assemblait et, pour peu qu’il eût quelque soupçon, il faisait mettre à la question les femmes du défunt. C’est ainsi que les Romains en usaient dans la même circonstance avec leurs esclaves. Il est fort douteux que les femmes aient fait partie du clergé druidique. Les vierges de l’île de Sein, les bacchantes des Namnètes ne sont, suivant toute apparence, qu’une imagination des Grecs. Les diseuses de bonne aventure qui nous sont signalées, au IIIe siècle ap. J.-C., sous le nom de druidesses, opéraient dans la région du Rhin. Elles descendaient probablement des prophétesses germaniques. C’est en Germanie, non en Gaule, que se place la Velléda de Tacite[13].

[DROITS DE LA FEMME] Il y a un côté par où la condition de la femme nous apparaît sous un jour plus favorable. César a résumé les dispositions du contrat dotal. Le mari n’achetait pas sa femme ; c’est elle qui lui apportait une dot. A cette dot il ajoutait une part égale prise sur son propre avoir. On ne touchait ni au capital ni au fruit, et le tout revenait au survivant. Ce passage, dans sa concision, laisse place à bien des obscurités. On voit du moins que la femme, épouse ou veuve, pouvait être propriétaire, en tant qu’épouse virtuellement, en tant que veuve, nous ignorons sous quelles conditions. Le droit celtique, éliminé en Gaule par le droit romain, poursuivit son évolution chez les Celtes insulaires, et peut-être faut-il chercher dans les dispositions que nous venons de citer le germe des institutions qui se développèrent chez ces derniers, et dont nous constatons les effets dans leur histoire, au Moyen âge et dès le premier siècle ap. J.-C. Les documents juridiques et littéraires de l’Irlande nous montrent la fille héritant du père à défaut de fils. Ils nous montrent la femme devenue l’égale de son mari ou élevée au rang de chef de la communauté, suivant qu’elle lui avait apporté une fortune équivalente ou supérieure. Maîtresse de la terre, elle avait charge de la défendre, et c’est ainsi qu’on vit en plus d’une circonstance le commandement suprême, dans la paix et dans la guerre, attribué à des femmes. La reine Boadicée, qui dirigea la résistance contre les Romains en 61 ap. J.-C., n’était pas une exception. La femme gauloise n’aspirait pas à de pareils honneurs. Elle exerçait pourtant une influence indirecte dont témoignent les mariages contractés pour cimenter une alliance politique.

La société gauloise était éminemment aristocratique.

[LES NOBLES] Dans toute la Gaule, nous dit César, il n’y a que deux classes d’hommes en possession du pouvoir et des honneurs, les druides et les chevaliers (equites). Les druides, on l’a vu, ne tiennent aucune place dans les récits de César. Les chevaliers y figurent au premier plan.

Leur nom est significatif. A Rome, comme en Grèce, dans la cité antique comme dans le monde féodal, le service à cheval a été le privilège des plus nobles et des plus riches. Les chevaliers tiraient leur prestige de leur rôle dans l’armée, de leur fortune, de leur naissance. Cette élite, peu nombreuse, était arrivée à tenir dans une étroite dépendance les classes inférieures.

[LE RÉGIME DE LA PROTECTION] Le régime de la protection se rencontre fréquemment dans l’histoire sous des formes et des noms variés. Il existe dans les sociétés les plus diverses, régulières ou troublées, mais il s’impose et domine toutes les fois que l’État se montre inférieur à sa tâche, incapable d’assurer la sécurité des individus, soit qu’il n’ait pas encore achevé de se constituer, soit qu’il ait commencé déjà à se dissoudre. Les faibles et les pauvres se serrent alors autour du fort et du riche. Ils attendent de lui aide et assistance et lui offrent en échange le secours de leurs bras pour la paix et la guerre. Telle est la protection, qui nulle part n’a eu un rôle plus important que dans la Gaule. Elle est la plus puissante et la plus vivante des institutions, plus vivante à certains égards et plus puissante en certains cas que la cité.

Quand on cherche à se figurer l’existence d’un noble gaulois, on se le représente entouré d’une multitude d’hommes qui lui sont subordonnés à des degrés différents.

[LES ESCLAVES] Au plus bas de l’échelle sont les esclaves. Il faut les mentionner, bien qu’il ne s’agisse avec eux ni de protection ni d’obéissance volontaire. L’Helvétie Orgétorix n’en comptait pas moins de dix mille à son service. Il était le plus grand propriétaire de son pays, mais on peut juger par cet exemple de ce que possédaient les autres, avec une fortune moindre. La condition de ces malheureux devait être ce qu’elle était partout chez les anciens. Ils ne servaient pas dans les armées, sauf dans les circonstances exceptionnelles, et alors on promettait la liberté à ceux qu’on appelait. Le Sénon Drappes eut recours à cette mesure extrême dans le soulèvement de 52. Nous voyons aussi qu’on les affranchissait individuellement.

[LES CLIENTS] Au-dessus des esclaves sont les ambacts, que les Romains appelèrent des clients. César nous donne, en deux mots, les principales raisons qui poussaient la plupart des hommes libres, faisant partie de la plèbe, à subir la clientèle. Il dit la plupart, non pas tous. Il y avait donc des hommes qui ne se résignaient pas à perdre leur liberté ou ne sentaient pas le besoin de l’aliéner. Ces indépendants, ces réfractaires, où faut-il les chercher ? Parmi ces bandits, ces aventuriers, ces gens sans aveu qui répondirent les premiers à l’appel de Vercingétorix ? Ou bien est-ce une classe moyenne qui commençait à se former, enrichie par le travail, l’industrie, le commerce, par le mouvement d’échanges qui, dans certaines régions plus favorisées, faisait arriver les capitaux étrangers ? Toujours est-il que la plèbe, dans son immense majorité, se composait de clients.

Trois causes, nous dit César, la réduisaient à cet état : les vexations des grands, les dettes, les impôts. Le mot tributa permet de croire qu’il s’agissait d’un impôt foncier. Nous aurions donc affaire à de petits propriétaires renonçant à leur droit de propriété pour n’avoir pas à en supporter les charges. Les débiteurs (obaerati), qui forment une catégorie importante, pourraient être les mêmes qui, avant d’en venir là, auraient eu recours à l’emprunt. Ils se seraient trouvés dans la situation des nexi romains, qui devaient leur travail à leurs créanciers. Rien n’empêche de croire qu’on leur prêtait de l’argent, mais il est probable qu’on leur prêtait aussi du bétail et des terres, et dans le nombre il s’en trouvait sans doute qui, en fait de terres et de bétail, ne possédaient que ce qu’on leur avait prêté. Ceux-là n’étaient pas des propriétaires ruinés, mais des tenanciers. Le mot obaerati a quelquefois ce sens dans les écrivains latins de cette époque. César nous dit que le patron avait sur ses clients les mêmes droits que le maître sur ses esclaves. Il distingue pourtant entre les esclaves et les clients. L’assimilation ne doit donc pas être absolue.

La clientèle se présente sous un aspect différent, avec un caractère plus relevé, quand elle est contractée en vue d’obligations militaires. Non que les clients en général fussent dispensés de ce service. Mais il y avait des clients dont les armes étaient le métier.

[LA CLIENTÈLE GUERRIÈRE] En 56 av. J.-C., P. Crassus, dans sa campagne contre les Aquitains, rencontra chez les Sotiates une troupe de six cents combattants qui s’appelaient, dans la langue de ces peuples, soldurii. Ces hommes s’étaient liés à leur chef par un vœu dont les dieux étaient garants. Ils lui appartenaient sans réserve dans la bonne et la mauvaise fortune. Ils vivaient de ses dons et étaient traités par lui en amis. S’il venait à succomber, leur devoir était de se faire tuer sur son corps ou de se tuer eux-mêmes. Cette clientèle, sous forme de camaraderie guerrière, existait chez toutes les nations ibériques. On la rencontre chez les Germains. Rien ne ressemble aux soldurii de César comme les comites ou compagnons de Tacite. Elle était connue aussi des Gaulois. Polybe, décrivant les mœurs des Celtes Cisalpins au me siècle av. J.-C., se sert du mot hétairie ou compagnonnage pour caractériser les rapports du chef avec les gens de sa suite. La même expression reparaît dans les Commentaires de César. Le Trévire Ambiorix, surpris dans ses domaines par la cavalerie des Romains, échappe à leur poursuite grâce au dévouement de ses compagnons, de ses familiers, comites familiaresque ejus. L’Arverne Litavieus, après la défaite de son armée, s’enfuit à Gergovie avec ses clients, car c’est un crime, un sacrilège (nefas) chez les Gaulois d’abandonner son patron dans une situation désespérée. Ces clients dévoués jusqu’à la mort, ces familiers, ces compagnons qui montent la garde autour de leur chef, ne sont pas les tenanciers, les ouvriers ruraux qui, retenus aux champs, ne s’arrachaient que par exception à leurs occupations pacifiques. Ce sont les hommes d’armes que chaque patron a l’habitude de soudoyer en aussi grand nombre que possible, et qu’il entretient à ses frais.

Le système de la protection est une conséquence et une cause de I’impuissance de l’État. Par le fait qu’il existe, il aggrave le mal d’où il est sorti. Le conflit inévitable entre l’État et ces organismes indépendants condamne la cité gauloise à une anarchie permanente, à une irrémédiable faiblesse.

[LA CITÉ ET LES PAGI] La cité avait un gouvernement central, mais elle ne formait pas un tout absolument homogène et unifié. Elle comprenait un certain nombre de subdivisions, de cantons, qu’on appela en latin des pagi (au singulier pagus), et qui pouvaient être assez vastes, puisque la cité des Helvètes, équivalant aux deux tiers au moins de la Suisse actuelle, n’en comptait pas plus de quatre. C’étaient des peuplades dont l’association avait constitué la cité, mais qui n’avaient pas pour cela dépouillé leur individualité ni abdiqué toute initiative. Les pagi des Arvernes formaient des corps distincts dans l’armée de Vercingétorix. Ceux des Morins se partagèrent sur la conduite à tenir envers César. Les uns lui envoyèrent des députés pour protester de leur soumission. Les autres s’abstinrent. Deux pagi des Helvètes se séparèrent du corps de la nation pour faire cause commune avec les Cimbres et les Teutons contre les Romains. Les Insubres, les Vertamacori, dans la Gaule cisalpine, passaient pour être détachés d’un pagus des Éduens et des Voconces[14].

[CHUTE DE LA ROYAUTÉ] La forme du gouvernement, autrefois monarchique, ne l’était plus que par exception dans les temps qui précédèrent la conquête romaine. Sur cinquante chefs environ nommés dans les Commentaires, huit le sont avec le titre de roi, et sur ces huit il y a trois usurpateurs. De cette ancienne royauté le seul type connu est la royauté arverne. Elle était entourée d’un grand éclat et soutenue par la faveur populaire. Le roi Luern est qualifié de démagogue par Posidonius. Ce n’est donc pas la démocratie qui a renversé ce régime et profité de sa chute. Cette révolution a été en Gaule, comme ailleurs, l’œuvre de l’aristocratie.

[LES MAGISTRATS. LE VERGOBRET] La cité est gouvernée par des magistrats. C’est le mot employé par César. Il implique une autorité temporaire issue de l’élection. Il y a des magistrats inférieurs et un autre placé au-dessus. Le magistrat suprême s’appelle Vergobret chez les Éduens, les Lexoviens, les Santons, et sans doute encore chez d’autres peuples. Nous n’avons quelques données que sur le Vergobret des Éduens. Il était élu pour un an et la constitution fixait avec beaucoup de minutie les formalités de son élection. Elle devait se faire en un jour et dans un lieu déterminés, sous la présidence du Vergobret sortant. Au cas où la cité se trouvait privée de magistrats, l’élection était procurée par les prêtres. Cette circonstance est la seule où nous saisissions l’intervention des druides dans un acte politique.

Strabon nous apprend que chaque cité avait, en cas de guerre, indépendamment du magistrat ordinaire, un général élu par la multitude. On verra plus loin ce qu’il faut penser de cette élection populaire[15]. Mais le fait en lui-même, à savoir la distinction entre le commandement militaire et le pouvoir civil, est confirmé, en ce qui concerne le Vergobret Éduen, par une règle que rapporte César. Il lui était interdit de sortir du territoire de la cité. Il ne pouvait par conséquent faire campagne. En 51 av. J.-C., c’est Convictolitavis qui est Vergobret, et c’est Litavicus qui est à la tête de l’armée. César attribue au Vergobret le droit de vie et de mort, ce qui veut dire qu’il exerçait la justice criminelle. Le mot Vergobret parait avoir le sens de justicier.

[LE PRINCIPAT] Il est question plusieurs fois de personnages qui occupent ou se disputent le principat, la primauté. II ne s’agit pas de la magistrature suprême. Éporédorix et Viridomar se disputent le principat chez les Éduens, tout en poussant chacun leur candidat pour le poste de Vergobret. Il y a un princeps et plusieurs principes. Ces derniers, dont il n’est pas possible de fixer le nombre, sont les principaux citoyens. Ce sont eux qui livrent des otages à César, qui répondent devant lui des dispositions de leur peuple. Le princeps n’est sans doute que le plus éminent d’entre eux, mais cette prééminence était consacrée officiellement et devenait l’objet de compétitions très vives. Il pouvait être général en chef. C’est le cas de Cingétorix chez les Trévires et de Sedulius chez les Lémovices. Mais il ne l’était pas nécessairement. Vertiscus, le princeps des Rèmes, ne commande que la cavalerie.

[LE SÉNAT] La source du pouvoir réside dans le Sénat. Il nomme les magistrats, décide de la paix et de la guerre, a la haute main sur la direction des affaires. Le nombre des sénateurs pouvait être assez élevé. Il était de six cents chez les Nerviens. On ignore comment ils étaient recrutés. Chez les Éduens il était interdit à deux membres d’une même famille de siéger ensemble dans cette assemblée, comme aussi de figurer en même temps dans les magistratures. On voit par là que le Sénat était la représentation de la noblesse tout entière. Il est probable que chaque famille noble y avait sa place marquée.

Des règlements, qui témoignent de la rudesse des mœurs, assuraient le maintien de l’ordre dans les délibérations. Un officier public, l’épée à la main, était chargé d’imposer silence aux perturbateurs. Les séances ne se tenaient pas dans un édifice. Les Gaulois en eussent construit difficilement d’assez spacieux. Elles avaient lieu en plein air ou sous un léger abri, dans un endroit consacré et approprié à cet usage. On a cru découvrir à Bibracte l’emplacement affecté aux réunions du Sénat éduen. C’est une esplanade entourée de vallées profondes. Le sol y est régularisé de main d’homme sur une longueur de 90 mètres et une largeur de 150. Au centre se dresse une plate-forme rocheuse de 4 mètres de haut sur 9 de large. La tradition y a fait prêcher saint Martin. L’historien a le droit de supposer qu’elle servit de tribune à Vercingétorix. Des hangars élevés à distance logeaient les équipages des chefs convoqués pour ce jour à l’oppidum.

[L’IMPÔT] Les Gaulois avaient un impôt direct (tributum) dont le poids se  faisait sentir particulièrement à la plèbe. Ils avaient aussi des impôts indirects que César appelle portoria et vectigalia. Les portoria sont les droits de péage, de douane. Les Vénètes, par exemple, percevaient des droits sur les navires entrés dans leurs ports. Les peuplades alpestres, quand elles ne détroussaient pas les marchands qui traversaient leurs montagnes, les soumettaient à des taxes très lourdes. Le mot vectigal a un sens plus étendu. Il se dit des impôts indirects en général, et plus particulièrement de la redevance pour l’exploitation des terres publiques. Ces impôts étaient affermés par les riches, par les nobles, comme à Rome. Les plus puissants se faisaient adjuger l’entreprise à vil prix et y trouvaient une source de gros bénéfices. L’Éduen Dumnorix espéra amasser par ce moyen les fonds nécessaires à la réalisation de ses projets ambitieux.

[ARMÉE ET JUSTICE] La cité n’avait point d’armée permanente. En cas de guerre on convoquait ce que César appelle le concilium armatum, l’assemblée armée. Tous les hommes valides étaient tenus d’y venir en armes, mais on fixait les contingents de manière à se ménager des réserves. La cavalerie était fort belle. L’infanterie, recrutée dans la plèbe et munie d’un armement léger, présentait un aspect moins formidable. Ce qui manquait surtout, c’était la discipline, la science militaire. La distribution était régionale et féodale en même temps. On s’était préoccupé pourtant d’assurer l’unité du commandement par l’institution, non seulement d’un général en chef, mais aussi d’un officier préposé spécialement à la cavalerie.

Nous avons traité de la justice à propos des druides. L’insuffisance de l’État en cette matière eut deux conséquences : elle fortifia l’autorité du tribunal druidique et elle développa le régime de la protection. Car le tribunal ne jugeait que les nobles, et pour les plébéiens, César le dit formellement, la clientèle était le seul moyen de mettre en sûreté leurs personnes et leurs biens.

 

V. - LES LUTTES DANS LES CITÉS ET ENTRE LES CITÉS[16]

[PUISSANCE ET RIVALITÉS DES NOBLES] POUR troubler la cité, il eût suffi du patronage avec ses excès et ses abus. La tentation était trop forte pour tous ces nobles de s’élever au-dessus des lois. Ils avaient trop de ressources, trop de dévouements à leur service. Le Sénat, les magistrats tenus en échec par un seul homme, un Orgétorix, un Dumnorix, voilà le spectacle qui frappa César dés ses premiers pas dans la Gaule, chez les Helvètes et chez les Éduens. Souvent aussi il arrivait que deux personnages, également puissants, se disputaient le pouvoir. Alors c’était la guerre civile déchaînée ou en perspective. En 52 av. J.-C., chez ces mêmes Éduens, les deux rivaux étaient Cotus et Convictolitavis, tous deux d’illustre famille, soutenus par de nombreuses alliances, commandant à une armée de clients, tous deux prétendant à la dignité de vergobret. Il fallut l’intervention du général romain pour les empêcher d’en venir aux mains. Pas de cité, nous dit César, qui ne fût divisée en deux factions. Pas de canton, de village, de maison où ne soufflât l’esprit de parti. Mais ce qui aggravait le mal, c’était l’état révolutionnaire de la Gaule à la veille de la conquête. Les ambitieux trouvaient dans cette agitation de grandes facilités.

[LA PLÈBE] Nous avons pu décrire le gouvernement de la cité en faisant abstraction de la plèbe. C’est qu’en effet la plèbe n’avait ou ne devait avoir aucune part dans le gouvernement. Elle était, au rapport de César, traitée comme une masse servile. Rien qui ressemblât à une assemblée populaire, à des comices. De loin en loin on daignait lui faire quelques communications, mais elle n’avait ni à délibérer ni à voter. Le plus souvent elle était soigneusement écartée des affaires publiques. Les nouvelles devaient être transmises directement aux magistrats. Toute discussion sur ce sujet était interdite en dehors du Sénat. Ce genre de délit n’était pas à la vérité inscrit dans toutes les législations. Il était propre aux cités qui passaient, dans l’opinion des Romains, pour les mieux gouvernées, c’est-à-dire où l’oligarchie était la plus étroite et la plus jalouse. Mais l’incapacité politique de la plèbe était générale.

[SOULÈVEMENT DE LA PLÈBE] D’autres textes nous donnent de la plèbe une tout autre idée. Ce n’est plus ce troupeau inerte et méprisé. C’est une puissance avec laquelle il faut compter, capable de faire contrepoids aux pouvoirs établis, de leur imposer sa volonté, de les renverser au besoin et de prendre leur place. Ces textes sont de César, comme les précédents, mais la contradiction n’est pas dans la pensée de l’historien, elle est dans les faits. En droit la plèbe n’est rien et ne peut rien, mais elle aspire à sortir de sa condition, et elle y réussit quelquefois jusqu’à s’emparer de la direction de l’État.

[LES PRÉTENDANTS À LA ROYAUTÉ ET LA PLÈBE] Le mouvement se propageait à un bout à l’autre de la Gaule. Ce qu’elle réclamait au juste, cette multitude en effervescence, la souveraineté politique ou une amélioration matérielle, nous serions fort embarrassés de le dire, mais nous voyons très bien comment elle espérait vaincre. Elle ne comptait pas sur ses propres forces. Elle attendait du dehors l’impulsion et cherchait ses libérateurs dans les rangs de ses maîtres et de ses tyrans. Ainsi se forma entre les classes inférieures et les transfuges de l’aristocratie une alliance dont le but était la restauration du pouvoir monarchique. Le souvenir en était demeuré aussi cher à la plèbe qu’odieux à la noblesse. Là même où il s’était maintenu, il était asservi aux passions de la foule. Ambiorix, qui était le roi légitime des Éburons, en faisait l’aveu à César. Si la monarchie héréditaire en était là, quelle ne devait pas être la faiblesse de ces royautés de hasard que les mêmes mains pouvaient édifier et briser !

[DUMNORIX] Parmi ces prétendants qui surgissent de toute part, héritiers des anciens rois ou aspirant à fonder une dynastie nouvelle, l’Éduen Dumnorix est celui dont les menées nous sont connues le plus en détail. Il était en possession du principat, mais il visait plus haut. Pour se procurer les ressources nécessaires, il avait, pendant plusieurs années, affermé à vil prix, nul n’osant surenchérir, la perception des impôts. Il avait pu de cette manière s’attacher la plèbe par ses largesses et lever à ses frais une nombreuse troupe de cavaliers. Ses intrigues s’étendaient au loin. Elles embrassaient toute une partie de la Gaule. Entre les ambitieux qui se remuaient dans chaque cité il y avait une solidarité qui se traduisait par une entente et un appui effectifs. Dumnorix s’était ménagé des intelligences chez les Bituriges Cubes en faisant épouser à sa mère un des chefs de cette nation. Il avait marié sa sœur et ses parentes chez d’autres peuples. Il était devenu le gendre d’Orgétorix, qui méditait les mêmes projets chez les Helvètes. Orgétorix de son côté poussait dans la même voie Casticus, fils déchu du dernier roi des Séquanes. La conspiration était more quand elle avorta par suite de l’opposition des Romains.

[VERCINGÉTORIX] Vercingétorix était candidat à la royauté comme Dumnorix. Il l’était de naissance. Son père Celtil avait voulu relever chez les Arvernes le trône de Luern et de Bituit. Il avait échoué et était mort sur le bûcher, léguant à son fils le soin de sa vengeance et le dévouement de ses partisans. Un jour, après des années de recueillement et de silence, le jeune homme réunit ses clients et les enflamma de sa parole. Chassé de la ville par le Sénat, il parcourt les campagnes à la tête d’une nouvelle troupe, revient contre ses adversaires, les bannit à son tour et se fait proclamer roi. Son histoire, si elle se bornait là, ne serait qu’une aventure vulgaire. Mais le mouvement local par où elle débutait devint, pour toute la Gaule, le signal de la lutte contre l’étranger.

[L’ARISTOCRATIE FAVORABLE ET LA DÉMOCRATIE HOSTILE À ROME] Le débat entre l’aristocratie et la démocratie occupait toutes les cités, il absorbait leur attention et leurs forces quand l’entrée en scène de César posa pour chacune la question de l’indépendance. Elle resta longtemps au second plan, et alors môme qu’elle eût passé au premier, alors que le danger eût apparu aux moins clairvoyants, il s’en fallut de beaucoup que cet intérêt suprême ralliât tous les cœurs. Les partis poursuivirent leurs querelles sous les yeux du Romain. Ils l’accueillirent ou le repoussèrent suivant qu’ils pouvaient ou non compter sur son appui.

Les sympathies des aristocrates étaient pour Rome, en Gaule comme partout. Elle réalisait à leurs yeux, avec un prodigieux éclat, le régime qu’ils aimaient. Les brèches que les événements avaient faites à l’ancienne constitution n’étaient pas visibles à distance et n’altéraient pas l’ordonnance générale de l’édifice. C’étaient toujours les classes riches qui détenaient le pouvoir, et surtout c’étaient elles qui, par le Sénat, commandaient aux nations. Pour la même raison les démocrates sentirent tout de suite qu’ils n’avaient rien à attendre d’un gouvernement conduit par ces maximes. Ils n’étaient pas plus scrupuleux que leurs adversaires et n’hésitèrent pas de leur côté à appeler les Germains, mais le danger germanique n’était pas alors le plus menaçant. Par la force des choses le beau rôle leur revint. Leur intérêt fut d’accord avec leur devoir et leur cause se confondit avec celle de la patrie.

[CÈSAR ET LES PARTIS] César jugea bien la situation. Dans un passage où il énumère les causes qui amenèrent le soulèvement de 67, il signale l’hostilité des prétendants, convaincus que c’en était fait de leurs projets si les Romains arrivaient à prendre pied dans le ;pays. Et en effet c’est parmi ces hommes qu’il rencontra ses plus redoutables ennemis, l’Éduen Dumnorix, le Trévire Indutiomar, l’Arverne Vercingétorix. Il ne renonçait pas à leur alliance de parti pris. Sa politique était trop souple, et les circonstances étaient trop variables pour comporter une règle absolue. Il sollicita et crut obtenir l’amitié de Vercingétorix. Il ne négligea rien pour s’attacher Ambiorix, le roi des Éburons. Il imposa aux Sénons et aux Carnutes les descendants de leurs vieilles dynasties, Cavarinus et Tasget. Mais de tous ceux qui occupaient le trône ou aspiraient à y monter, ces deux furent les seuls qui lui demeurèrent fidèles jusqu’au bout.

La monarchie paraissait aux Gaulois la forme nécessaire de la démocratie et, entre la démocratie et Rome, l’antipathie était invincible. Une prise d’armes coïncidait presque toujours avec une insurrection populaire, une défaite avec un retour offensif de l’aristocratie. On a vu comment les Arvernes préludèrent au grand mouvement de 52. En 56 les Lexoviens, les Aulerques, les Éburovices commencèrent par massacrer le Sénat parce que, dans chacune de ces trois cités, il se refusait à voter la guerre. Lorsque les Romains l’avaient emporté, les nobles se présentaient devant le vainqueur. Ils rejetaient sur la multitude la responsabilité de la défection, et le rétablissement de leur autorité ne leur paraissait pas acheté trop cher au prix du désastre national.

[GAULOIS AU SERVICE DES ROMAINS] César conquit la Gaule avec l’aide des Gaulois. Ses légions, ses auxiliaires étaient recrutés, pour une large part, dans les provinces Cisalpine et Transalpine où il commandait et dont les habitants, accoutumés à servir dans les armées de Rome, ne se sentaient point solidaires des peuples de même race établis au loin, sur les bords de la Loire et de la Seine. Mais ces derniers eux-mêmes lui fournissaient des contingents. Dans chacune de leurs cités il était assuré de trouver, parmi les personnages les plus considérés, des alliés et des agents. Ils maintenaient leur nation dans l’obéissance ou l’y ramenaient. Le Picton Duratius, le Nervien Vertisco, le Trévire Cingétorix étaient au milieu de leurs compatriotes les espions des Romains. L’Arverne Epasnact livra au vainqueur d’Uxellodunum, au bourreau de cette ville héroïque, le Cadurque Luctérius qui l’avait défendue. Les champions de l’indépendance rencontraient des adversaires et des traîtres jusque parmi leurs proches. Cingétorix était le gendre d’Indutiomar. Divitiacus, le frère de Dumnorix, fut le guide et le confident de César. C’est l’oncle de Vercingétorix qui l’expulsa de Gergovie.

[LES ARMÉES DÉMOCRATIQUES] Les armées opposées aux Romains étaient toutes démocratiques. César les traite avec beaucoup de mépris, comme un ramassis de vagabonds, de brigands, jetés dans les camps par l’horreur du travail et le goût du pillage. Certes il faut faire la part de la morgue patricienne et romaine. II faut songer aussi à la colère du grand capitaine auquel ces bandes ont tant de fois disputé la victoire. Pourtant il n’est pas douteux qu’il y eût quelque chose de vrai dans ces descriptions outrageantes. Ces masses tumultueuses, recrutées jusque dans les bas-fonds de la société, devaient faire une étrange figure auprès des légions. Comme elles avaient décidé la guerre, elles proclamaient le chef qui les y menait. On s’explique ainsi que Strabon, prenant un fait tout révolutionnaire pour une institution normale, ait attribué à la plèbe, contre toute vraisemblance, le droit de nommer le général. Mais ce chef, élu par ses soldats, ne pouvait disposer que d’une autorité précaire. Les soupçons, les accusations dont il se sentait l’objet au premier revers, ne furent pas une des moindres difficultés qui entravèrent l’entreprise de Vercingétorix.

[LES GUERRES ENTRE LES CITÉS] Il y a une ligne de César qui jette un triste jour sur l’état général de la Gaule. Il était bien rare, nous dit-il, qu’une année s’écoulât sans que la cité tilt en armes pour attaquer ou repousser ses voisins. Ainsi ce n’était pas assez de la discorde sévissant dans chaque cité et dans chaque famille. C’était, d’une cité à l’autre, la guerre déchaînée d’une manière continue.

[LE PATRIOTISME GAULOIS] Une question se pose ici qu’on ne saurait trancher ni par une négation ni par une affirmation trop catégoriques. Y avait-il en Gaule, malgré ces conflits sans cesse renaissants, quelque chose qui ressemblait à un patriotisme gaulois ? Pour le Gaulois, comme pour le Grec, la vraie patrie, la seule, était la cité. Son dévouement n’allait qu’à elle, quand il n’était pas détourné au profit d’une faction. Il n’en existait pas moins entre les divers peuples une communauté de race, de langue, de mœurs, de religion qui ne les empêchait pas d’être ennemis, mais ne permettait point qu’ils fussent les uns aux autres tout à fait étrangers. De là une sorte de patriotisme plus large qui finit par s’éveiller sous les coups répétés de l’envahisseur.

Il est curieux de suivre l’éclosion et la progression de ce sentiment. Ce ne sont d’abord que des mouvements locaux ou régionaux, sans concert préalable, sans vue d’ensemble, puis peu à peu l’entente se fait, les efforts se coordonnent et s’étendent. En 34, la moitié de la Gaule est debout, les Éburons, les Trévires, les Nerviens, les Aduatiques, les Sénons, les Carnutes, la lointaine Armorique courent aux armes ; d’autres se déclarent prêts à suivre l’impulsion. L’Éburon Ambiorix est l’âme de la conspiration. Le langage qu’il tient aux envoyés de César est nouveau. Il s’agit d’une entreprise où toute la Gaule est entrée. Le temps est venu pour tous de reconquérir leur liberté. Pour une telle cause quel Gaulois oserait refuser son aide à des Gaulois ? Paroles mémorables qui retentiront avec plus de force par la voix de Vercingétorix. Elles remueront la nation, mais elles ne l’entraîneront ni tout entière ni pour longtemps. Le concours prêté au chef Arverne ne sera ni unanime, ni sans défaillances et sans arrière-pensée. Les peuples emportés par cet élan ne tarderont pas à le regretter ; ils retomberont dans leur politique à courtes vues et, l’égoïsme des cités s’ajoutant à celui des partis, la patrie gauloise n’aura vécu un jour que pour mourir.

[LES CONFÉDÉRATIONS] Les Gaulois n’étaient pas tout à fait dépourvus d’institutions fédératives. Mais leurs groupements étaient partiels le plus souvent, instables toujours, et généralement imposés par la force. Ils reposaient, non sur l’égalité des contractants, mais sur le principe de la clientèle, transporté dans le domaine des relations internationales. La dépendance des États clients avait des degrés. Elle pouvait aller jusqu’à la sujétion. Dans la levée ordonnée par Vercingétorix pour secourir Alésia, les Cadurques, les Gabales, les Vellaves ne formèrent point d’armée distincte. Leurs contingents se confondirent avec celui des Arvernes. Il en fut de même des Ségusiaves, des Ambivarètes, des Aulerques Brannovices par rapport aux Éduens. D’autres conservaient leur autonomie militaire et politique. Ils faisaient partie d’une ligue dont l’État dominant était le chef. Les Éduens étaient cet État pour les Bituriges Cubes, les Sénons, les Parisiens.

Quand plusieurs cités préparaient une entreprise commune, elles nommaient des députés qui se réunissaient en congrès. Les cités belges firent ainsi en 57, quand il s’agit de repousser les Romains. Toutes les cités gauloises, ou à peu près, se firent représenter au congrès tenu à Bibracte, en 52, par Vercingétorix. Ce sont là des rapprochements accidentels qu’il ne faut pas confondre avec les fédérations proprement dites.

[LA QUESTION DE L’HÉGÉMONIE] Le peuple qui arrivait à grouper autour de lui le plus grand nombre de clients exerçait l’hégémonie. Cette question de l’hégémonie, non moins que le conflit entre l’aristocratie et la démocratie, troublait et divisait la Gaule.

[LES SUESSIONS ET LES RÈMES] Les peuples qui pouvaient aspirer à l’hégémonie n’étaient pas très nombreux. Dans le Belgium, les Trévires et les Nerviens étaient des puissances de premier ordre qui disposaient d’une clientèle considérable, les Trévires surtout, qui commandaient à un peuple comme les Éburons. Niais la suprématie avait longtemps appartenu, elle appartint jusqu’à l’apparition des Romains aux Suessions. L’avenir leur paraissait réservé. Leur roi Divitiacus avait été le plus grand potentat de la Gaule. Il avait étendu son autorité jusqu’en Bretagne. Son successeur, médiat ou immédiat, Galba, fut mis à la tête de la coalition des cités belges, en 57. Les intrigues de César et le prestige de Rome détachèrent de ce faisceau la nation des Rèmes. Ils avaient été jusque-là dans la clientèle des Suessions. Ils avaient obéi aux mêmes lois, au même roi. Leur défection renversa les rôles. Ce furent les Suessions qui désormais passèrent au rang de clients.

[LES ARVERNES] Le Belgium formait un monde à part. Il n’en fut pas moins pendant quelque temps sujet des Arvernes qui étaient alors, au IIe siècle av. J.-C., le premier État de la Celtique. La puissance de leur royauté égalait l’éclat dont elle aimait à s’entourer. Nous avons nommé les peuples qui leur étaient soumis au temps de César, les Cadurques, les Gabales, les Vellaves. Ce n’étaient que les débris d’une confédération plus vaste où étaient entrés, avec les Rutènes, les Volsques, les Helviens, les Allobroges, la plupart des États gaulois depuis les Pyrénées jusqu’à l’Océan et au Rhin. Telles sont les limites assignées par Strabon à l’empire des Arvernes. Cette domination s’était écroulée après la victoire des Romains en 121, mais elle avait laissé un souvenir profond dont Vercingétorix voulut refaire une réalité.

[LES ÉDUENS] Les Éduens furent les rivaux des Arvernes et, dans une certaine mesure, leurs héritiers. Ils partageaient avec eux, au premier siècle av. J.-C., l’hégémonie de la Celtique. Appuyés sur le massif du Morvan, comme les Arvernes sur le Plateau Central, au point de jonction des vallées de la Loire, de la Seine, de la Saône, ils tenaient le premier de ces fleuves par les Bituriges Cubes, le second par les Sénons et les Parisiens. Ils touchaient par les Ségusiaves au Rhône et aux Cévennes. Ils avaient réussi à étendre leur influence sur le Belgium en obtenant, au détriment des Suessions, l’alliance des Bellovaques. Mais ils étaient serrés sur leurs flancs par les Séquanes, demeurés fidèles aux Arvernes et, plus au Sud, ils étaient menacés par les Helvètes.

[FAIBLESSE DE LA GAULE] Que serait-il sorti à la longue de ces compétitions ? Par la voie de la clientèle, la Gaule s’acheminait vers l’unité. Elle avait été réalisée un instant par les Arvernes. Qui sait si un autre peuple, plus habile ou plus heureux, ne l’eut pas fondée définitivement ? Mais pour cela il eût fallu le temps, la sécurité, et ces rivalités incessantes, entre la double menace de la Germanie et de Rome, étaient une nouvelle cause de faiblesse, une porte de plus ouverte à l’intervention étrangère. Les cités y eurent recours comme les partis. Les Arvernes lancèrent contre les Éduens les bandes d’Arioviste. Les Éduens firent appel aux légions. Ils introduisirent César dans la Gaule centrale. Un an plus tard, les Rèmes, par haine des Suessions, lui facilitèrent l’accès dans la Gaule du Nord. Cette unité, à laquelle la Gaule n’avait pu atteindre dans son indépendance, la conquête devait la lui imposer de force.

 

 

 



[1] SOURCES. César, Guerre des Gaules. Strabon, IV, 1-5. Diodore, V, 25.32. Pline, Histoire naturelle, passim. Athénée, IV, 34 et 36-87. Ammien Marcellin, XV, 12.

OUVRAGES À CONSULTER. Dictionnaire archéologique de la Gaule, 1867, incomplet. S. Reinach, Catalogue du musée de Saint-Germain, avec l’appendice bibliographique, 1899. Roger de Belloguet, Ethnogénie gauloise, III, 1868. Bertrand, Archéologie celtique et gauloise, 1888. Les Celtes dans la vallée du Pô et du Danube, 1885. — Beloch, Die Bevölkerang der griechisch-römischen Welt, 1886. Die Bevölkerung Galliens zur Zeit Caesars, Rheinisches Museum, 1899. Levasseur, La population française, I, 1889. — Maury, Les forêts de la Gaule, 1867. D’Arbois de Jubainville, Recherches sur l’origine de la propriété foncière et des noms de lieux habités en France, 1890. Meitzen, Siedelung und Agrarwesen der Westgermanen und Ostgermanen, etc., I, 1895. Flach, L’origine historique de l’habitation et des lieux habiles en France, 1899. - De La Noé, Principes de la fortification antique, 1890. Bulliot, Fouilles du Mont Beuvray, Autun, 1899. — Quicherat, Histoire du costume en France, 1875. S. Reinach, Les Gaulois dans l’art antique, Revue archéologique, 1888 et 1889. Th. Reinach, Les chars armés de faux chez les anciens Gaulois, Revue celtique, 1889. — Bulliot et Fontenoy, L’Art de l’émaillerie chez les Éduens, 1875. Daubrée et Gaidoz, Exploitation des métaux dans la Gaule, Revue archéologique, 1868 et 1881. Cartailhac, L’or gaulois, Revue d’Anthropologie, 1889. — Barthélemy, Comptes rendus de l’Acad. des Inscriptions, 14 février 1890, 27 février 1891, 5 août 1892. H. de La Tour, Atlas de monnaies gauloises, 1892.

[2] De provinciis consularibus, 12.

[3] Les deux groupes ne sont pas confinés dans la région où ils se trouvent à l’état compact. Le groupe bourguignon s’étend entre la Loire et le Jura, et, en dehors de nos frontières, sur une aire très veste, entre les Vosges et le Tyrol. Le groupe champenois rayonne sur l’Ile-de-France, sur la Normandie et même sur la Bretagne. Il se prolonge à travers l’Allemagne du Nord. Il couvre donc tout le domaine occupé par les Belges, avant et après leur passage sur la rive gauche du Rhin. Il existe au milieu des Apennins, à Marzabotto, entre Pistoia et Bologne, une vaste nécropole où certains objets rappellent très exactement le mobilier des cimetières de la Champagne. Ils proviennent sans doute d’une de ces bandes qui, descendues des Alpes vers le début du in- siècle av. J.-C., ont rallumé la guerre avec Rome.

[4] Desjardins, II, p. 112, pl. 1.

[5] SOURCES. Le texte capital, et le seul développé, est celui de César, Guerre des Gaules, VI, 13-24.

OUVRAGES À CONSULTER. Dom Martin, La religion des Gaulois, 1727. Gaidoz, Esquisse de la religion des Gaulois, 1879. D’Arbois de Jubainville, Introduction à l’étude de la littérature celtique, 1883. Le cycle mythologique irlandais, 1884. Mowat, Remarques sur les inscriptions antiques de Paris, Bulletin épigraphique, 1881 et 1882. Monceaux, Le grand temple du Puy-de-Dôme, Revue historique, 1888. S. Reinach, Description raisonnée du musée de Saint-Germain, Bronzes figurés, 1894. Bertrand, La religion des Gaulois, 1897. Allmer, Revue épigraphique. Voir notamment, à partir de 1894, Les dieux de la Gaule celtique. Revue archéologique, Revue celtique, Revue de l’histoire des religions, etc. John Rhys, Lectures on the origin and growth of religion as illustrated by Celtic Heathendom, 1888. Roscher, Ausführliches Lexicon der griechischen und römischen Mythologie, en publication depuis 1884.

[6] Les simulacres de Mercure, que César rencontra en très grand nombre, n’étaient point des statues. Par ce mot simulacres César désigne ces pierres debout ou menhirs dont le sol de la Gaule était hérissé et dont l’aspect évoquait le souvenir des piliers carrés qui passaient pour être les symboles d’Hermès, le Mercure des Grecs. S. Reinach, L’art plastique en Gaule et le druidisme. Revue celtique, 1892.

[7] Pharsale, I, 446.

[8] L’ascia est un outil, hache ou marteau, sculpté sur un très grand nombre de tombeaux gallo-romains et souvent accompagné de la formule : Sud ascia dedicavit. Cet usage a du reste été expliqué très diversement.

[9] SOURCES. César, Guerre des Gaules, VI, 13-21. Strabon, IV, 4, 4-5. Diodore, V, 28-31. Pomponius Mela, III, 2. Lucain, Pharsale, I, vers 447 et suiv. Pline, Histoire naturelle, XVI, 95 ; XXIX, 12 ; XXX, 4. Ammien Marcellin, XV, 9. Plutarque, coll. Didot, V, p. 20-21, Procope, De Bello Gothico, IV, 20.

OUVRAGES À CONSULTER. Roger de Belloguet, Ethnogénie gauloise, III, 1868. Gaidoz, ouvr. cité, § 2. La religion gauloise et le gui de chêne, Revue de l’histoire des religions, 1880. Fustel de Coulanges, Comment le druidisme a disparu, dans les Nouvelles recherches sur quelques problèmes d’histoire, 1891. D’Arbois de Jubainville, ouvr. cités, § 2. Études sur le droit celtique, I, 1885. Les sacrifices humains chez les Gaulois et dans l’antiquité classique, Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 1898. Bertrand, La religion des Gaulois, 1897. S. Reinach, L’art plastique en Gaule et le druidisme, Revue celtique, 1883. Beauvais, L’Élysée transatlantique et l’Éden occidental, Revue de l’histoire des religions, 1883. Paul, Das Druidenthum, Jahrbücher für klassische Philologie, 1892. Rice Holmes, Caesar’s conquest of Gaul, 1899, P. 532 et suiv.

[10] César nous dit que les compétiteurs à cette haute fonction se la disputaient quelquefois par les armes. Était-ce une sorte de jugement de Dieu, ou la survivance de quelque rite sanglant, tel qu’il s’en rencontre dans les religions primitives, ou simplement un fait de guerre civile, comme il s’en produisait souvent dans cette société anarchique ? On ne le voit pas clairement.

[11] SOURCES. Caton, Origines dans Peter, Veterum historicorum romanorum relliquiae, I, p. 61. César, Guerre des Gaules. Strabon, IV, 4, Diodore, V, 25-32. Ammien Marcellin, XV, 12.

OUVRAGES À CONSULTER. Bulliot, La cité gauloise, 1879. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, I, 1887. Fustel de Coulanges, La Gaule romaine, 1891 (Voir en tête de la deuxième partie). De la communauté des terres chez les Gaulois, dans les Questions historiques, 1893. Lécrivain, La propriété foncière chez les Gaulois, Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 1888. D’Arbois de Jubainville, Recherches sur l’origine de la propriété foncière et des noms de lieux habités en France, 1890. Études sur le droit celtique, I, 1895. Le droit des femmes chez les Celtes, Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 1891. Collinet, Droit celtique et droit romain, Revue celtique, 1896. Meitzen, Siedlung und Agrarwesen der Westgermanen und Ostgermanen, etc., I, p. 1714 et suiv. Rice Holmes, Caesar’s conquest of Gaul, 1899.

[12] Polybe, qui décrit les mœurs des Celtes Cisalpins au IIIe siècle av. J.-C., nous apprend qu’ils ne connaissaient, ne tait de propriété individuelle, que la propriété mobilière, consistant en troupeaux et en or (II, 17). Comme ils pratiquaient l’agriculture, bien que se nourrissant plus volontiers de viande (ibid.), il y avait très probablement une appropriation du sol, mais l’historien ne nous dit pas au profit de quelle collectivité. En Gaule, il est bien certain que la propriété foncière, si elle n’était pas individuelle, était du moins familiale. Comment expliquer autrement l’influence, les richesses, la clientèle d’un Vercingétorix, d’un Dumnorix ? Les Celtes Bretons, sauf ceux de la côte, en étaient encore à la vie pastorale et nomade quand César les visita (V, 14).

[13] S. Reinach, Les Vierges de Sena, Revue celtique, 1897.

[14] Sur les pagi voir 2e partie, liv. I, chap. II, § 2, 3 et 6.

[15] § 5.

[16] SOURCES ET OUVRAGES À CONSULTER. Voir § 3 et 4.