L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

DEUXIÈME PARTIE — LES INSTITUTIONS

CHAPITRE II — Le Bas Empire.

 

 

§ 1. — Le nouveau système administratif. La nouvelle noblesse. Les vices de l’administration.

La réforme administrative de Dioclétien s’inspire de la même pensée qui a présidé à l’organisation de la tétrarchie : prévenir le retour des catastrophes qui avaient mis l’Empire à deux doigts de sa perte, les ambitions des généraux, les insurrections militaires, l’anarchie et la révolution en permanence.

Dioclétien ne renforça pas l’autorité impériale. Il était impossible d’y rien ajouter. Mais on pouvait la fortifier en relevant le prestige de l’empereur. Aurélien lui avait montré la voie. Le puissant État voisin lui offrit un modèle. On avait constaté que la foi des Perses dans la divinité des rois les mettait à l’abri des attentats. Il voulut lui aussi bénéficier de cette immunité, se couvrir de cette armature sainte, et il fut lui aussi un dieu sur la terre, adoré comme les dieux du ciel. On ne l’aborda plus qu’en se prosternant, en baisant le pan de sa robe de pourpre. On ne lui parla plus qu’avec ces formules : votre Majesté, votre Sainteté, votre Eternité. Tout ce qui touchait à sa personne, service public et service privé, fut sacré. Ses dépenses furent les largesses sacrées. Quand il daignait se faire voir à ses sujets, c’était revêtu d’un brillant costume, gardé par une nombreuse escorte, soustrait par une étiquette rigoureuse aux contacts profanes.

Des hauteurs où il plane descend par degrés la hiérarchie des fonctionnaires, avec leurs uniformes éclatants et leurs titres pompeux. C’est une noblesse nouvelle qui s’est constituée.

Vers le milieu du deuxième siècle ont apparu les titres nobiliaires qui vont tenir une si grande place dans la société du Bas Empire, et dont les modernes même ont recueilli l’héritage. Sous Hadrien l’épithète clarissimus, depuis longtemps en usage pour les sénateurs, a pris une valeur officielle. Sous Marc Aurèle le privilège des titres s’est étendu aux chevaliers, à ceux-là du moins qui sont entrés dans la carrière administrative. Ils s’intitulent, suivant leur grade, dans l’ordre descendant, vir eminentissimus, perfectissimus, egregius.

Entre ces titres et le clarissimat il y a une différence essentielle. Le clarissimat, non seulement est acquis à la femme et aux enfants, mais il est héréditaire. Il devient ainsi la caractéristique d’une aristocratie issue du Sénat, et dont l’extension est un grand fait politique et social. Les titres des chevaliers sont attachés à la fonction, et souvent à la personne après que la fonction a été remplie. Ils ne représentent pas autre chose qu’une noblesse de fonctionnaires.

Cette noblesse de fonctionnaires se développe dans le courant du quatrième siècle, avec des modifications notables dans le système des titres. Alors apparaissent pour les plus hauts fonctionnaires le titre illuster, et au-dessous le titre spectabilis. Le titre eminentissimus et le titre egregius disparaissent. Le titre perfectissimus subsiste.

Pour saisir la raison de ces changements, il faut considérer quelle a été la destinée respective de l’ordre équestre et du Sénat.

Le duel entre l’ordre équestre, agent de l’autorité impériale, et le Sénat, héritier et champion de la tradition républicaine, a pris fin à l’avantage du plus fort. Entre le Sénat déchu de ses droits politiques, dépouillé de ses attributions administratives, financières, militaires, et l’ordre équestre en possession de tous les postes importants dans ce triple domaine, le vieil antagonisme n’avait plus de raison d’être. Ce qui parait étrange au premier abord, c’est que le vainqueur ne paraît pas survivre à sa victoire. L’ordre équestre subsiste dans les deux capitales. II est vivant à Rome où la cérémonie de la transvectio equitum, évoquant l’image d’un lointain passé, s’impose encore à la vénération publique. Mais il n’est plus mentionné dans les provinces. Pourtant, à y regarder de près, il n’a pas disparu. Il n’a fait que changer de nom.

Hadrien avait trouvé l’ordre équestre démesurément grossi par ce fait qu’il suffisait, pour en être, de justifier du cens requis. Il l’avait épuré en le limitant à ceux qui auraient reçu de l’empereur l’equus publicus, le cheval assigné par l’État, simple formule qui ne répondait plus à la réalité, et ne représentait qu’une distinction honorifique équivalant à ce que sont chez nous les décorations. Dès lors l’ordre équestre, ainsi réduit, ne se, composa plus guère que d’anciens magistrats municipaux jugés dignes de cette distinction, de fonctionnaires et d’officiers, en activité ou en retraite, à qui elle revenait de par la loi. Quand le titre de perfectissime fut attaché à la plupart des fonctions réservées à cet ordre, il s’ajouta à celui de chevalier et finit par s’y substituer, éliminant le titre plus humble de vir egregius ; celui d’éminentissime, attribué exclusivement aux préfets du prétoire, était remplacé par celui de vir illuster qui les mettait sur le même pied que les plus grande dignitaires. Le perfectissimat tomba donc au dernier degré de la titulature, ce qui ne l’empêcha pas d’être très recherché, pour les immunités fiscales qu’il conférait, par tous ceux qui ne pouvaient aspirer plus haut. Aux ayants droit, aux fonctionnaires et officiers subalternes, il -faut ajouter la foule des postulants, et notamment les décurions ou curiales désireux d’échapper aux charges de la curie, soit en sollicitant le clarissimat, soit en se rabattant sur le perfectissimat. Les empereurs, dans l’intérêt de leur budget, résistaient de leur mieux. Ils décidèrent de n’accorder le perfectissimat qu’à ceux qui auraient passé par toutes les fonctions municipales, si bien que cet honneur devint, comme autrefois la concession du titre de chevalier, la récompense d’une vie dévouée au bien de la cité. Mais ils ne réussirent pas à arrêter la multiplication des brevets ou codicilles, dus à la faveur, obtenus par l’intrigue ou la fraude, en dehors de toute fonction exercée ou de tout service rendu. La classe des perfectissimas, envahie de toute part, devint de plus en plus nombreuse, et ainsi, placée entre l’ordre des clarissimes et les éléments inférieurs de la population, il n’est pas douteux qu’elle n’ait eu, dans la hiérarchie sociale le rang et le rase tenue par l’ancien ordre équestre.

L’effondrement du système républicain a eu pour effet une transformation profonde dans le mode de recrutement et dans la composition du Sénat. Les vieilles magistratures, demeurées sans emploi, ont disparu l’une après l’autre. Reste la préture qui est maintenant le premier degré, la porte d’entrée. Mais la préture ne comportant plus, en fait d’attributions, que l’obligation onéreuse de donner des jeux, il est naturel qu’on essaye de se soustraire à cet impôt, et très souvent on y réussit par l’intervention de l’empereur, alors surtout qu’il s’agit d’un fonctionnaire ayant mérité ou capté sa bienveillance. Pour cela il recourt au procédé de l’adlectio. L’adlection avait contribué utilement au recrutement du Sénat et de l’administration. Maintenant elle n’a plus d’autre objet que de dispenser des frais de la préture. En conséquence, les bénéficiaires sont censés avoir passé par cette magistrature et en avoir supporté les charges, à la suite de quoi ils sont élevés à la classe des consulaires qu’il faut se garder de confondre avec ceux qui véritablement avaient exercé le consulat. La consularitas ainsi entendue est donc devenue le plus bas échelon de la dignité sénatoriale, et, si l’on est surpris de voir à ce point rabaissé ce nom glorieux, il faut se rappelez que, dans le Sénat du Haut Empire, c’était bien la classe des consulaires qui venait au-dessus de celle des prætorii, de sorte qu’il y avait la sans doute comme une survivance. Au surplus, on verra que la consularitas est un attribut de certaines fonctions secondaires. La classe des prætorii non consulaires n’existe plus, fondue avec celle des simples clarissimes. Au-dessus de la classe des consulaires s’étagent celles des spectabiles et des illustres, groupés d’après le rang des fonctions exercées réellement ou obtenues par codicilles. Clarissimes de naissance ou par promotion, ce qui était la condition première pour faire partie du Sénat, ils y sont appelés par l’empereur, sans limitation d’effectif, et sans qu’ils soient assujettis à franchir les étapes d’une carrière régulière. Plus tard, vers le milieu du cinquième siècle, quand, par suite de l’extension de la noblesse sénatoriale à travers les provinces, les spectabiles, après les clarissimes, sont dispensés de la résidence dans les deux capitales, il n’y a plus guère, pour siéger et voter, que les illustres.

Le Sénat n’est plus qu’un corps de fonctionnaires. Il ne peut prétendre à une action politique indépendante. Si théoriquement il nomme encore ou confirme les empereurs, ce n’est là, dans la pratique, qu’une prérogative illusoire. S’il collabore au travail législatif, c’est quand l’empereur le veut bien. S’il est autorisé à nommer les préteurs et les consuls suffects, c’est parce que ces magistratures sont soumises à de lourdes charges et qu’il a un intérêt reconnu à ce que nul ne s’y dérobe parmi ceux qui sont aptes à les supporter. Néanmoins, dans sa déchéance, il conserve un incontestable prestige. Il est le témoin, le survivant d’un lointain, d’un mémorable passé. De même pour le consulat : il a beau être la plus vide des dignités, il est encore la plus convoitée, placée immédiatement au-dessous de la dignité impériale. Mais le prestige du Sénat ne tient pas seulement aux souvenirs évoqués par son nom. Il repose sur des réalités. Dans cette société foncièrement aristocratique il représente l’élite de l’aristocratie, la fleur de cette noblesse des clarissimes qui, répandue partout, est devenue une puissance, à vrai dire, la seule debout dans la décadence universelle. Il en sort et il en tire sa force. Il la sent derrière lui avec ses richesses, ses vastes domaines, ses armées de clients. En même temps, — et ceci s’applique au Sénat de Rome —, il tient la capitale italienne, il s’identifie avec elle depuis que l’éloignement des empereurs à Milan, à Ravenne, à Constantinople, l’a laissée à sa discrétion. Il est pour elle une sorte de conseil municipal, à telle enseigne que c’est le préfet de la ville qui dresse la liste des sénateurs, et ce préfet lui-même nous apparaît moins comme un fonctionnaire impérial que comme un mandataire du Sénat. Aussi comprend-on que les empereurs aient recherché les sympathies de la vieille assemblée, et même qu’à certains moments, dans les circonstances critiques, elle n’ait pas hésité à s’emparer du gouvernail échappé à leurs mains défaillantes. Lorsque Alaric menace Rome c’est elle qui pourvoit à tout, à la place de l’indolent et lâche Honorius. Et enfin, — dernier point, — dépourvue légalement de tout pouvoir en tant que collectivité, individuellement, parles plus éminents de ses membres, elle participe à la direction des plus grandes affaires. Elle fournit en effet ses titulaires au grand organe gouvernemental, au consistoire, qui se trouve être comme une délégation, comme une image raccourcie du Sénat.

Le consilium principis est devenu le consistoire (consistorium). Il avait changé de nom parce que ce mot de consilium, remontant aux institutions de la République et maintenu durant toute la période du Haut Empire, avait paru attentatoire à la nouvelle majesté impériale, les personnages invités par l’empereur à lui donner leur avis n’étant autorisés qu’à lui parler debout (consistere) et non plus, comme autrefois, à s’asseoir à ses côtés. Mais ce n’est pas seulement le nom qui est changé. C’est l’organisation même du conseil qui a été remaniée.

Cette réorganisation, œuvre de Constantin, est liée à l’avènement ou, pour mieux dire au rajeunissement d’un titre ancien revêtu d’un lustre nouveau et appelé à une large extension, le titre de comes, qui s’est perpétué à travers le Moyen Age jusqu’à nos jours et dont nous avons fait le mot comte.

Le comes Augusti avait été le compagnon de l’empereur pendant ses voyages, l’assistant dans les questions de droit, alors qu’il ne pouvait recourir aux lumières des juristes de la capitale, et d’ailleurs consulté, selon les cas, en tant que jouissant de sa confiance, sur des sujets variés. Les comites, pour avoir fait partie de l’ancien consilium, avaient naturellement leur place marquée dans le nouveau consistoire, mais dans cette société, où la manie des titres était d’autant plus répandue qu’ils comportaient des avantages positifs en matière d’impôt, il arriva que le titre de comes ne tarda pas à être prodigué dans le monde des fonctionnaires, et plus bas encore, dans les rangs supérieurs des curies, soit qu’il fût attaché à la fonction ou conféré à vide, suivant un usage qui de plus en plus tendait à se généraliser, Il fallut alors distinguer entre les comites de la première, de la deuxième, de la troisième classe, et mettre à part les comites admis à figurer dans le consistoire, les comites consistoriani.

Ils étaient la fraction permanente, à côté de ceux qui pouvaient être appelés à titre extraordinaire, comme les préfets du prétoire et les chefs de l’armée présents à la cour, ou tout autre haut fonctionnaire. Les principaux étaient le quæstor sacri palatii, le comes largitionum sacrarum, le comes rerum privatarum, le magister officiorum. C’étaient des ministres dont la compétence peut se définir approximativement ainsi qu’il suit : le premier préposé à la justice, le second aux finances, le troisième aux domaines, le quatrième, le plus puissant, à l’administration du palais comprenant, outre la garde de l’empereur et son service privé, les bureaux de la chancellerie par où il tenait les ressorts du gouvernement. Ces bureaux ou scrinia n’étaient autres que les offices institués par Claude, mais la bureaucratie, jadis réduite au minimum, avait pris un développement considérable. Elle mettait en mouvement un personnel extrêmement nombreux,tout un monde d’employés de tout ordre et de tout grade, organisé militairement sous le nom de militia.

Tel était le pouvoir central. De là partait l’impulsion qui se communiquait aux provinces.

La distinction entre les provinces sénatoriales et impériales, rendue illusoire par l’intervention de plus en plus fréquente de l’empereur dans le tirage au sort des proconsuls et par l’absorption progressive de tous les services sénatoriaux entre lès mains de fonctionnaires équestres, n’avait pas survécu à la décision de Gallien excluant les sénateurs de l’armée. Dioclétien n’eut sur ce point qu’à enregistrer le fait accompli.

S’il innova à un autre point de vue, par le morcellement des provinces, il ne fit pourtant que poursuivre un mouvement commencé avant lui et qui même ne s’arrêta pas après, bien qu’il ne répondit plus aux mêmes nécessités et n’eut plus d’autre intérêt que de multiplier les places à pourvoir. Mais durant tout le cours du Haut Empire, et jusqu’à la fin de cette période, les raisons qui avaient déterminé les empereurs étaient trop justes, leurs appréhensions trop légitimes en présence de ces vastes gouvernements qu’il avait bien fallu constituer aussi étendus, étant donnée la pénurie du personnel aristocratique appelé à les régir, mais qui n’en étaient pas moins un danger trop souvent constaté. Que de fois en effet n’avait-on pas vu des gouverneurs assez forts pour se poser en prétendants ! La réforme que ses prédécesseurs avaient amorcée au hasard des circonstances, par une série de mesures partielles, Dioclétien la réalisa dans une conception d’ensemble. Le nombre des provinces fut plus que doublé. Une hiérarchie fut établie entre les gouverneurs, qui leur laissait des pouvoirs égaux, mais qui avait cet avantage d’exciter leur émulation par l’appât de titres plus ronflants. Au sommet, les proconsuls qui n’étaient que deux. Au-dessous, les consulaires. L’usage s’était introduit, dès le deuxième siècle, de désigner par ce titre les légats qui, pour avoir été consuls, étaient placés à la tête d’une province occupée par deux légions, puis on avait pris l’habitude de dénommer ainsi ceux-là même Oui, sans avoir passé par le consulat, étaient appelés à des commandements importants. De là l’emploi de ce mot dans le système de Dioclétien. Au dernier rang venaient les correctores et les præsides. Une autre mesure, qui ne se réduisait pas aux apparences, fut l’incorporation des provinces dans des circonscriptions plus larges et la subordination des gouverneurs de tout ordre. La province était désormais trop exiguë pour rester le cadre administratif unique, et le gouverneur aussi était devenu un trop petit personnage pour communiquer directement avec les organes du pouvoir central. Il fallait des intermédiaires. Les provinces furent groupées en diocèses gouvernés par des vicaires, ainsi nommés parce qu’ils représentaient le préfet du prétoire préposé à un ressort plus étendu, comprenant plusieurs diocèses.

Nous touchons à la réforme capitale, la séparation nettement tracée entre la carrière militaire et la carrière civile. L’antiquité n’avait pas connu cette distinction, et ce ne fut pas, il s’en faut, le perfectionnement de la technique, demeurée stationnaire et plutôt en recul, qui suggéra l’idée de cette spécialisation. Ce fat une considération de prudence. L’expérience avait démontré le danger de la concentration des pouvoirs, comme elle avait démontré le danger de la trop grande extension des provinces. Déjà dès le troisième siècle, et même dès le deuxième, on avait vu des armées confiées à des généraux (duces), qui n’avaient point de gouvernement provincial, mais il ne semble pas que des raisons d’ordre politique aient motivé ces mesures exceptionnelles. Dioclétien constitua à l’état permanent de grands commandements, coïncidant avec les limites des provinces ou les dépassant, et dont les titulaires, les duces, chargés exclusivement de la défense des frontières, étaient rendus indépendants des autorités civiles, sauf en ce qui concernait le recrutement, l’entretien et le ravitaillement des troupes, services qui incombaient à ces dernières. Ce furent les duces, les ducs, gratifiés souvent du titre honorifique de comte, comes.

Le même principe présida à la réforme de la préfecture du prétoire. Chef de la garde impériale et devenu chef de l’armée, investi en outre de la judicature suprême, le préfet du prétoire avait fini, on l’a vu, par être redoutable à son maître et souvent plus fort que lui. -La sécurité de l’empereur et de l’Empire exigeait l’affaiblissement de cette puissance démesurée. On l’affaiblit de deux manières, par un double démembrement. Dioclétien lui avait porté un coup sensible en transportant la capitale hors de Rome et en diminuant l’effectif des prétoriens. Par là il avait réduit l’importance de cette troupe indocile et enlevé à son chef son principal moyen d’action. Constantin fit mieux. Il la supprima et la remplaça, par deux corps qu’il eut soin de constituer à l’état distinct, les domestici et protectores, sous les ordres des deux comites domesticorum, et les scolares sous ceux du magister offciorum. Le préfet du prétoire fut ainsi dépouillé de ses pouvoirs militaires les plus immédiatement dangereux, et quant au commandement supérieur de l’armée, il revint à deux comites, le maître de la cavalerie et le maître de l’infanterie, magister equitum et magister peditum, sans que d’ailleurs ils fussent nécessairement confinés dans leur commandement spécial, d’où le titre commun qu’ils portaient quelquefois, magister utriusque militio, mais cette dualité avait pour but de pouvoir les opposer l’un à l’autre en cas de besoin. Le démembrement de la préfecture ne se limita pas aux attributions. La charge elle-même fut partagée, non plus comme autrefois, entre deux titulaires résidant dans la même capitale, partage qui avait abouti presque toujours à la subordination du moine audacieux ou du moins capable, mais entre quatre préfets préposés aux quatre grandes divisions qui embrassaient les diocèses d’Orient, d’Illyrie, d’Italie et de Gaule. C’étaient encore de très grands personnages dont l’autorité s’étendait sur d’immenses territoires, mais, comme elle était d’ordre purement administratif et judicaire, elle ne se prêtait plus aux mêmes ambitions et n’inspirait plus les mêmes soupçons.

Tant de précautions ne suffisaient pas à l’esprit de méfiance qui animait le gouvernement impérial. Un contrôle incessant et multiple s’organisa en dehors de cette hiérarchie, et par-dessus. Il y avait des comites sans emploi appelés à des tournées d’inspection avec des pouvoirs qui les assimilaient aux préfets. Il y avait les notaris, les notaires chargés eux aussi de ces missions extraordinaires. Ce n’étaient que des scribes, les secrétaires du consistium, mais à qui leur pratique des affaires avait vain une situation supérieure à leur fonction. Il y avait les agentes in rebus qui étaient de simples courriers, mais qui, parcourant toutes les parties de l’empire, étaient à même de voir ce qui s’y passait et d’en faire un rapport. Ce mode de surveillance, d’abord irrégulier, devint permanent quand on imagina de placer un de ces agents à la tête du personnel attaché, dans chaque diocèse et dans chaque province, au vicaire et au gouverneur. On avait jugé utile de constituer à tous ces fonctionnaires, comme à l’empereur, dans des proportions plus restreintes, un officium, des bureaux qui, fixés à demeure, ne se renouvelant que lentement, étaient plus que des hôtes de passage au courant des intérêts locaux et devaient suppléer par leurs conseils à leur inexpérience. Mais ils devaient aussi les rappeler à leur devoir s’ils venaient à s’en écarter, à tel point qu’ils étaient, fonctionnaires et bureaux, légalement solidaires dans la faute et le châtiment, de quelque côté que se trouvât le coupable. Pour rendre cette surveillance plus efficace on délégua à chaque officium un agens in rebus qui ne dépendait que de l’empereur, et correspondait directement avec son gouvernement.

Pour se renseigner sur les besoins, les vœux, les doléances des populations, les empereurs avaient un autre moyen d’information dans les assemblées provinciales. Le christianisme les avait sécularisées en supprimant les sacrifices à la divinité impériale et en réduisant l’action du prêtre, sacerdos provinciæ et non plus sacerdos Augusti, à l’administration des biens du temple, tant qu’ils ne furent pas confisqués, et à la présidence des jeux d’où était banni tout ce qui pouvait choquer la conscience des croyants. Riais, pour s’être laïcisées, elles n’avaient rien perdu de leur vitalité, tout au contraire. Elles s’étaient multipliées avec les provinces, et aux assemblées provinciales s’étaient superposées des assemblées diocésaines. Dans les premières figuraient maintenant les honoriati, c’est-à-dire ceux qui avaient rempli les hautes charges civiles ou militaires ou qui en avaient obtenu le titre, les clarissimes, les curiales ou leurs délégués, toute l’aristocratie du pays à ses divers degrés. Les assemblées diocésaines comprenaient en outre les gouverneurs des provinces du diocèse. Les empereurs, loin d’entraver l’activité de ces assemblées, s’appliquaient à la susciter et à la rendre féconde. Défense était faite de porter atteinte à la liberté de leurs délibérations et de mettre obstacle à la transmission de leurs requêtes. Leur droit de contrôle s’exerçait comme autrefois, et, comme autrefois, pouvait aboutir et aboutissait à des accusations en règle. Leur droit de pétitionnement, élargi, pouvait toucher à des questions fiscales et de droit priv-6.

Tout cela donne l’impression d’un État parfaitement ordonné, d’un gouvernement éclairé, bien intentionné, libéral même. ?fiais derrière l’imposante façade on discerne, à travers les récits des historiens et les textes des codes, les vices qui rongent l’édifice et en préparent la ruine.

Les espérances conçues par les auteurs de la grande réforme dioclétiano-constantinienne ne se sont pas réalisées. Ils ont pu prolonger d’un siècle l’existence de l’Empire et lui procurer quelques moments de répit, mais ils n’ont pu le faire durer, et les remèdes imaginés pour le guérir des maux dont il souffrait, non seulement se sont montrés inefficaces, mais n’ont eu d’autre effet que de les aggraver et de les multiplier.

La réforme politique échoua. Elle ne prévint ni les discordes des princes de la maison impériale, ni les rébellions et les usurpations des généraux. La réforme administrative ne fut pas plus heureuse. Il était prudent assurément de soumettre à une surveillance attentive tous les agents du pouvoir, mais il n’est pas fallu que cette surveillance aboutît à un espionnage ayant pour conséquence de paralyser leur initiative. Qu’elle s’exerçât du haut en bas, da préfet du prétoire au vicaire, du vicaire au gouverneur, cela était sage et rationnel ; qu’elle se pratiquât entre personnages du même rang, de civils à militaires et de militaires à civils, cela aussi pouvait s’admettre. Mais que ces fonctionnaires supérieurs en fassent réduits à trembler devant des subalternes, et surtout qu’ils se sentissent à la merci de leurs propres bureaux, il y avait là un principe d’anarchie qui devait conduire à l’inertie et à la routine, inertie des chefs, routine des bureaux.

Encore si ce monde de surveillants eût été honnête ! Là était la plaie. Sans doute la corruption, la vénalité sont de tous les temps, mais jamais, on peut le dire, elles ne se sont étalées avec ce cynisme ni donné plus libre carrière. La complicité dans les mêmes méfaits était le moyen de s’assurer l’impunité. On partageait pour n’avoir pas à se dénoncer. Contre ces mœurs les lois ne pouvaient rien. La bonne, volonté des empereurs était impuissante. Le système de Dioclétien avait élevé un mur entre eux et leurs sujets. A travers l’opposition des intéressés et l’obstruction des amis qu’ils se ménageaient à la cour, la vérité perçait difficilement, et quand par hasard elle arrivait aux oreilles da maître, quand elle parvenait à se faire jour, quand il se décidait à réagir et à sévir, ses instructions, ses menaces se heurtaient à une résistance passive invincible.

Les édits contre les malversations des fonctionnaires sont innombrables, et plus ils sont nombreux et violents, plus ils apparaissent inefficaces. On a cité souvent celui de Constantin prononçant la peine de mort contre les officiales, les bureaux coupables de vendre la justice, la délivrance des pièces, l’accès des juges. Plus tard il fallut légaliser ces abus en fixant un taux, qui naturellement fut dépassé.

Les agentes in rebus étaient de véritables tyrans. Il était d’usage, quand ils étaient porteurs d’une bonne nouvelle, ou censée telle, de leur offrir un cadeau. Mais, les bonnes nouvelles se multipliaient, et les cadeaux étaient devenus un impôt exorbitant. C’est en vain que Julien fit la chasse à cette bande. Ils reparurent après lui, plus audacieux qu’avant. Cette fois encore on dut se résigner à consacrer le mal en le limitant, en le canalisant. Le résultat fut le même.

On sait comment fut déchaînée, en 376, la terrible invasion qui amena les Goths sous les murs de Constantinople : ce fut par les vols des officiers qui, chargés du ravitaillement de ces troupes mercenaires, les réduisirent à la famine et au désespoir.

Les assemblées provinciales auraient pu intervenir utilement si elles avaient été écoutées, et il serait téméraire d’affirmer qu’elles ne le furent jamais. Mais quelques faits nous montrent quelle peine elles avaient à obtenir justice. En 377 la députation de la Cyrénaïque, sous la conduite du fameux orateur Synesius, dut faire antichambre trois ans. En 375 les députés épirotes durent avouer à Valentinien, sur ses pressantes instances, que le témoignage élogieux rendu à leur gouverneur leur avait été arraché par la contrainte et la peur. Et l’on ne jugera pas trop sévèrement cet acte de faiblesse, on ne doutera pas qu’il ne se soit reproduit fréquemment si l’on rapproche de cet incident l’histoire du comte d’Afrique Romanus, sous le même règne. Et pourtant Valentinien, avec tous ses défauts, était un souverain consciencieux et un justicier impitoyable. Les habitants de Leptis, ayant été assez courageux ou assez imprudents pour se refuser aux exigences du comte, il avait livré la contrée à l’invasion des Maures. Sur les plaintes de l’assemblée de la Tripolitaine, une instruction fut décidée, mais Romanus avait dans la camarilla un ami qui réussit à lui en faire confier à lui-même la direction. Les habitants de Leptis, assiégés et à bout de forces, envoyèrent une seconde députation, et l’empereur chargea de l’enquête un de ses notaires. Le notaire acheté par Romanus déclara les accusations des Leptitains mal fondées, et Jovinus, le chef de la délégation, paya de sa tête ses prétendues calomnies. Dix ans après un hasard fit découvrir la vérité. Quelques coupables furent punis, mais Romanus trouva moyen encore une fois d’échapper au châtiment.

La mauvaise administration pesait sur les populations d’un poids d’autant plus lourd que la situation économique de l’empire était plus critique.

 

§ 2. — La situation économique. La dépopulation et la misère. Le colonat et la grande propriété.

Les deux premiers siècles avaient été pour l’empire une ère de prospérité. Un réseau routier admirable facilitait la circulation commerciale, et une paix rarement troublée laissait libre carrière au travail, créateur de la richesse. On pouvait bien dès lors noter quelques symptômes inquiétants, mais ce, fut la crise politique qui amena la crise économique et précipita la décadence.

Décrire l’état économique de cet immense empire est une tâche difficile, sinon impossible. Ce qui est vrai de telle région ne l’est pas de telle autre, moins favorisée par la nature ou plus exposée par sa situation aux incursions des Barbares, ou héritière d’un trop lourd passé. Il faut’ se borner à dus traits généraux qui, dans leur généralité, restent exacts.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la dépopulation. Si nous n’avions, pour en témoigner, que l’établissement des Barbares sur les terres incultes, on pourrait dire que, le monde étant moins peuplé alors qu’aujourd’hui, il n’est pas surprenant qu’il soit resté -de vastes territoires en friche et que le gouvernement se soit préoccupé de les mettre en valeur. Mais il s’agit aussi, et très souvent, de terres abandonnées (agni deserti) pour lesquelles on fait appel, indépendamment de la contrainte exercée sur les prisonniers de guerre, à toutes les bennes volontés, à tous ceux qui consentiraient à se substituer au propriétaire défaillant pour hériter de son titre avec, par-dessus le marché, certains avantages supplémentaires tels que l’exemption de l’impôt pour une période déterminée.

Les statistiques nous manquent, mais les textes sont formels et suffisamment précis. Il y avait des pays où le recul était peu sensible. L’Afrique, à l’époque de Gordien, était encore très peuplée, bien que, dès Hadrien, on signale dans les domaines impériaux de vastes étendues devenues improductives faute de travailleurs. L’Égypte, grâce à sa merveilleuse fécondité, faisait contraste avec les autres provinces. Pourtant, là aussi, dans le courant du ne siècle, il fallut faire remise des impôts à beaucoup de villages où le nombre des habitants avait baissé. Il ne semble pas que le midi de la Gaule ait été atteint. Mais la côte méridionale de l’Espagne, si florissante jadis, était, au IVe siècle, un désert. A la même époque, des villes comme Éphèse en Syrie, Paphos dans l’île de Cypre, n’existaient plus que de nom. Tout l’Orient était en pleine décroissance, mais nulle part le désastre n’était aussi effrayant qu’en Grèce. On sait que la dépopulation y avait commencé bien avant la conquête romaine. Elle n’avait fait que progresser depuis. Plutarque, qui d’ailleurs ne limite pas le mal à sa patrie et le considère comme universel, nous dit que c’est à peine si la Grèce entière aurait pu de son temps lever 3.000 hoplites, juste autant que la seule cité de Mégare en avait envoyé à Platée.

La dépopulation en Italie était sensible dès le premier siècle de notre ère, et même avant, sous la République. Il y eut sans doute un relèvement dans les années heureuses. Les empereurs y travaillèrent. La colonisation ne donnait plus de résultats durables : les vétérans ne s’acclimataient pas et s’en allaient ; ceux qui demeuraient étaient trop vieux pour laisser une postérité. Ils imaginèrent alors cette belle institution des alimenta, ébauchée par Nerva, développée par Trajan et ses successeurs, et dont s’inspira, pour des fondations du même genre, la générosité privée. L’empereur prêtait à des propriétaires, contre hypothèque, un certain capital dont l’intérêt, d’ailleurs modique, était affecté à l’entretien d’enfants pauvres des deux sexes. L’objet visé était double : on assurait tout à la fois un secours à l’agriculture dispensée des emprunts usuraires, et une subvention aux familles nécessiteuses encouragées à la procréation. L’organisation du personnel administratif préposé à ce service en atteste l’importance, et, sans qu’un puisse fixer de chiffres, il n’est pas douteux que des sommes considérables n’y aient été consacrées. Avec le m’ siècle, l’œuvre commence à dépérir. A la fin du même siècle, elle avait succombé. C’est à partir de la même époque que se multiplient les établissements des Barbares dans des régions que l’on ne peut supposer avoir été auparavant inhabitées et incultes, telles que la région du Pô. Un dernier fait à noter, et qui n’est pas le moins significatif, ce sont les difficultés du recrutement. Sous Marc Aurèle, il fallut enrôler, pour faire face à l’agression des Marcomans, des esclaves, des gladiateurs, des brigands.

Les causes du phénomène sont complexes. Elles sont d’ordre moral et d’ordre matériel. Elles varient suivant les classes, élevées ou inférieures, urbaines ou rurales.

La faiblesse de la natalité est la plaie des civilisations trop avancées. La Grèce était morte de cette maladie. Elle sévissait aussi dans la société romaine. On a vu les efforts d’Auguste pour la combattre. Plus tard était venu le christianisme dont les docteurs prêchaient l’ascétisme, détournaient du mariage ou recommandaient aux époux l’abstention de la chair, si bien que les prédicateurs de la morale et ses pires contempteurs tendaient, par des voies diverses et sous des impulsions différentes, au même résultat néfaste.

Sous Marc Aurèle, un de ces fléaux qui s’abattaient périodiquement sur le monde et contre lesquels la science des anciens était impuissante, la peste, use peste terrible, ravagea toutes les parties de l’empire et dévora des foules innombrables. Mais ce fut le IIIe siècle qui consomma le désastre en accélérant par la détresse économique les progrès de la dépopulation, deux faits corrélatifs et en réaction l’un sur l’autre.

Les guerres civiles et les invasions étaient devenues comme un régime normal, et l’on se figure aisément ce qu’elles devaient accumuler de ruines. A tout moment les échanges étaient coupés, le travail suspendu dans les campagnes dévastées, dans les villes assiégées ou misés au pillage, et le malheur était qu’il n’y avait pas moyen de réparer les pertes. L’État moderne a le crédit chez ses nationaux ou au dehors. L’État romain n’empruntait pas et, d’ailleurs, comment l’eût-il pu ? Il n’avait que des voisins pauvres ou ennemis, et à l’intérieur, il n’existait rien de semblable à ces grandes sociétés financières qui, chez nous, en cas de besoin, viennent en aide au Trésor. Ce n’est pas qu’il n’y eût des banquiers dont le rôle dans les affaires était important et varié. Ils prêtaient sur garanties et recevaient des dépôts qu’ils faisaient valoir, mais ils opéraient isolément et ignoraient la puissance de l’association. L’État ne pouvait donc rien pour enrayer la crise, et, au surplus, ce qu’il eut fallu pour en conjurer les effets, c’était une réserve suffisante en capital mobilier, et cette réserve n’existait pas. La forme essentielle de la richesse était la richesse foncière auprès de laquelle la richesse nobiliaire comptait pour peu de chose. L’artisan et le cultivateur étaient, par suite, fort en peine pour reconstruire leur outillage avarié ou détruit, et la production, dans les rares intervalles d’accalmie, ne reprenait que difficilement.

A de multiples indices nous discernons l’appauvrissement général. L’épigraphie, si riche au IIe siècle, ne nous offre plus, à partir du troisième, que de rares monuments. Si les grandes constructions se poursuivent à Rome sous Dioclétien et se continuent luxueuses à Constantinople, elles sont arrêtées, ou à peu près, dans les provinces. Les villes, rebâties à la hâte après leur destruction, ne sont plus que de mornes citadelles, blotties dans un espace resserré, à l’ombre de leurs hautes murailles. Nous avons rappelé la fin des alimenta. Les exploitations minières se ralentissent. Le prêtre marseillais Salvien se réjouit de voir les spectacles abandonnés, non qu’on en ait perdu le goût, mais parce qu’il était devenu impossible de les célébrer faute d’argent. Il est vrai qu’il écrit au Ve siècle, alors que l’Empire s’écroulait de toute part.

Dans les campagnes, la misère jetait sur les grands chemins des bandes de vagabonds qui se transformaient en brigands. On les voyait faire cause commune avec les envahisseurs pour prendre part à leur butin. De véritables jacqueries éclataient. En Gaule, les Bagaudes, un mot celtique dont l’étymologie est incertaine, finirent par se concentrer dans la presqu’île de Saint-Maur, dans le voisinage de Paris, et ne craignirent pas de proclamer leurs deux chefs César et Auguste. Maximien étouffa l’insurrection dans des flots de sang, mais le feu couvait sous la cendre. Il se ralluma à plusieurs reprises au Ve siècle. Le mouvement, d’ailleurs, ne se limita pas à la Gaule. Il pénétra en Espagne, où les Bagaudes apparaissent dans le cours du IIIe siècle. En Afrique, des paysans illuminés, associant à la folie des passions religieuses la fureur des revendications sociales, les circumcellions, ainsi appelés en raison de leurs courses errantes autour des lieux habités et des domaines, déclaraient la guerre aux riches, réclamaient la libération des esclaves, le partage des biens, l’abolition des dettes, promenaient partout l’incendie et le meurtre. Cela dura près d’un siècle, jusqu’à la fin de la domination romaine, jusqu’à l’invasion des Vandales.

De cet état de choses sortit ou, pour mieux dire, dans le milieu créé par cet état de choses, s’affermit et se développa, car elle avait des racines lointaines, une institution appelée à une grande extension, et qui devait avoir de grandes conséquences, le colonat.

Le colonat consiste essentiellement dans l’attache à la glèbe. Ce qui est particulièrement controversé dans son histoire, c’est la question des origines. On a prétendu les trouver en Germanie. Il y avait, en effet, entre l’esclave rural chez les Germains et le colon romain cette ressemblance qu’ils cultivaient l’un et l’autre, moyennant redevance, un lot de terre sur lequel ils étaient établis, mais il y avait cette différence fondamentale que le premier était esclave, en sorte que le maître, s’il pouvait avoir intérêt à le maintenir sur son fonds, n’y était aucunement obligé, tandis que le colon, d’une part, était homme libre, et de l’autre ne pouvait être transplanté. Ce n’est donc pas de ce côté que le législateur a dû chercher ses inspirations. On rencontre en Orient, en Égypte, en Asie-Mineure, une classe agricole dont le statut offre quelques analogies, d’ailleurs très superficielles, avec celui du colon, et il n’est pas impossible qu’elles aient ménagé sur ce terrain la transition avec la législation uniforme qui, au Bas-Empire, fixa la condition de ce dernier, mais il n’est pas prouvé qu’il y ait eu ailleurs emprunt ou imitation, et il ne parait point que cela ait été nécessaire. En réalité, le colonat est issu naturellement d’une évolution dont nous pouvons, dans le monde occidental, démêler les causes et suivre les progrès,

Le colonat a été une coutume avant d’être une institution légale.

Le mot colonus, colon, a pris, suivant les époques, des acceptions différentes. Il a désigné d’abord l’homme qui cultivait la terre pour son propre compte, puis celui qui la cultivait pour autrui en qualité de fermier. Le système du fermage s’était développé en raison de l’extension des grands domaines qui ne permettait pas au propriétaire une surveillance directe, et l’obligeait à les distribuer en parcelles exploitées sur place. D’autre part, le nombre des esclaves allait diminuant. La période des grandes guerres qui, au temps de la République, en avait inondé le marché, était close, et à l’intérieur, la législation, rendue plus humaine, se prêtait moins facilement à l’asservissement des citoyens. De là la multiplication des fermiers libres, d’autant plus que l’on avait fini par constater que leur emploi était infiniment plus productif et moins onéreux que celui, des ouvriers serviles. L’esclave cogitait plus cher depuis qu’il était devenu plus rare. Il travaillait mal parce qu’il ne tirait aucun profit personnel de son travail. Il fallait l’entretenir alors que momentanément, pour une raison ou une autre, pour cause de maladie ou par le rythme des saisons, son travail était suspendu ; vieux et usé, il ne rendait plus de services. Les esclaves ne furent pourtant pas éliminés, mais un rapprochement s’opéra entre les deux catégories, en ce sens que leurs tenures furent soumises à des conditions à peu près semblables. L’esclave faisant partie du fonds en tant que matériel vivant (instrumentum vocale), ne pouvait être vendu sans le fonds, si le fonds était vendu intégralement garni (instructus), ni lui ni sa femme, ni leurs enfants, pas plus que le troupeau sans son croit. Sans doute, le maître pouvait le vendre individuellement, mais la bonne gestion exigeait qu’il restât, de père en fils, chargé d’une exploitation dont il avait la pratique et à laquelle une longue accoutumance l’avait attaché. Il en était de même du fermier libre qu’il n’y avait nul intérêt à déplacer. Ainsi, une sorte d’assimilation s’établit entre ce dernier et l’esclave dit casatus, casé, parce que, au lieu d’être enrégimenté, conduit par escouades de l’ergastulum aux champs, il avait sa case, son domicile propre, son chez soi. A côté des esclaves casés, il faut mentionner les affranchis, installés, eux, sur un lot de terre comme tenanciers.

Il ne faut pas se figurer ces trois classes d’hommes placées sur le même plan. Il y avait entre elles ce trait commun qu’elles étaient également fixées au sol, mais c’était dans des conditions très inégales. L’esclave n’avait à faire valoir aucun droit. L’interdiction de vendre le domaine dans lui n’était pas dans son intérêt, mais dans celui du domaine. L’affranchi était lié à son patron par l’obsequium, par les devoirs dont il appartenait au patron de fixer la nature et l’étendue, après quoi la convention intervenue était garantie par la loi. Il était soumis à certaines sujétions concernant le droit successoral. L’affranchi junianus ou latin pouvait acquérir en dehors de la tenure, mais tout ce qu’il avait acquis revenait après sa mort au patron. L’affranchi élevé à la qualité de citoyen léguait ses acquêts à ses enfants, mais le patron avait une part équivalente à celle de chacun, à moins que, les enfants faisant défaut, il n’héritât du tout. C’était le droit de mainmorte avant les temps féodaux. Quant au fermier de naissance libre, il acceptait de plein gré sa dépendance. Il devenait alors un colon, dans la signification dernière et définitive du mot. Sa situation peut se résumer ainsi qu’il suit. Il avait les droits civils dont l’esclave était privé totalement, et dont l’affranchi ne possédait qu’une partie. Il pouvait se marier, fonder une famille. Il héritait de son père et ses enfants héritaient de lui. Il n’était pas propriétaire de sa tenure, mais, tenure à part, il pouvait être propriétaire de plein droit. Il pouvait contre le maître de cette tenure, et pour, des faits intéressant cette tenure même, intenter une action en justice. C’est par cette tenure qu’il était enchaîné. Il ne pouvait s’en détacher ni lui, ni ses descendants. Ce n’était pas une servitude au sens strict du mot. La servitude est une condition de la personne, et sa personne était libre. C’était un lien, le lien de l’homme avec la terre, le nexus coloniarius. Ce n’était pas lui qui avait un maître. C’était sa terre. Seulement cette terre avait un esclave qui était lui. De là les restrictions à l’exercice de sa liberté. Non seulement il était rivé à cette terre à perpétuité, lui et les siens, mais il ne pouvait même pas s’en éloigner un jour, et s’il se mariait, comme ce ne pouvait être qu’avec une femme de sa classe, cette femme devait appartenir au même domaine, car autrement elle eût été perdue pour le domaine voisin, et le propriétaire de ce domaine se serait vu frustré des enfants qu’il avait le droit d’attendre de sa fécondité. Nous voyous apparaître ici l’interdiction du formariage, de même que, plus haut nous avons rencontré la mainmorte à propos des affranchis. Le propriétaire avait aussi ses obligations. Il ne pouvait ni renvoyer ses colons ni vendre le domaine sans eux. Et, en cas de vente, l’acquéreur ne pouvait installer des colons nouveaux au préjudice des anciens.

Le colonat s’alimentait à des sources diverses. A côté des fermiers établis sur leur lot depuis des générations, des travailleurs en quête d’ouvrage se portaient sur les territoires à défricher. Ils offraient au propriétaire ce qu’ils pouvaient donner, comme outils leurs bras, avec une redevance dans un avenir plus ou moins incertain, moyennant quoi ils demeuraient sur la terre de leur choix, et quand ils l’avaient mise en valeur, on ne songeait pas plus à les en faire partir qu’ils ne songeaient eux-mêmes à la quitter.

Nous ne devons pas manquer de signaler deux coutumes qui n’ont pas peu contribué à l’assujettissement de la plèbe rurale, et en fin de compte à l’extension du colonat, la recommandation et le précaire.

Par la recommandation, le faible se mettait sous la protection, sous le patronage, patrocinium, du fort. C’était un usage immémorial chez les Romains, mais on comprend qu’il ait été pratiqué dans une plus large mesure en ces temps troublés, sous le coup de l’insécurité générale. Le plus souvent elle s’étendait de l’homme à la terre. Car il ne pouvait suffire à l’homme d’être protégé : il fallait aussi que sa terre le fût, et cette protection devait naturellement se payer. La sujétion de la terre s’ajoutait donc à celle de l’homme. Le protégé vendait sa terre par une vente simulée, et devenait le précariste de son protecteur. La recommandation se confondait ainsi avec le précaire qui était lui aussi un usage ancien, développé démesurément. On appelait précaire une concession de terre accordée au bénéficiaire sur sa demande, à sa prière, d’où le nom par lequel cet acte était désigné. Le précaire n’impliquait pas de la part du concédant un abandon de son droit de propriété. Il était révocable à tout moment, et d’ailleurs censé gratuit. Mais ni le précariste ne se serait accommodé d’une jouissance toujours inquiète, ni le propriétaire d’une libéralité sans compensation. Par le fait, le propriétaire ne manquait pas d’imposer une redevance au précariste, et celui-ci, s’il satisfaisait à cette condition, était moralement sûr de garder la terre et de la transmettre à ses enfants. Le petit propriétaire pouvait devenir précariste à la suite d’un emprunt. Au gage hypothécaire le préteur préférait un nantissement d’un autre genre, plus avantageux et plus sûr. L’emprunteur lui vendait son bien. La somme prêtée était le pris convenu. Il le vendait en fiducie, c’est-à-dire avec promesse qu’il pourrait le racheter après remboursement du capital et des intérêts. S’il ne remboursait pas, ce qui était sans doute le cas ordinaire, il restait précariste jusqu’à sa mort, et ses enfants pouvaient l’être après lui, avec le consentement du créancier qui n’avait pas de raison pour le refuser. On voit qu’entre la tenure du précariste et celle du colon la différence tendait à s’atténuer, de même que, entre le colon et l’esclave casé, elle allait, s’effaçant.

Un autre apport était fourni par les Barbares transplantés de force ou admis sur leurs sollicitations à l’intérieur de l’empire, et établis comme cultivateurs sur les domaines impériaux, ou répartis entre ceux des particuliers.

L’esclave, casé ou non, restait esclave, mais le fermier libre, le précariste, le colon, finirent par être soumis au même statut, le statut du colon, tel qu’il est fixé dans les codes.

Le colonat, s’étant formé en dehors de la loi, était régi par des coutumes qui variaient d’une province à une autre, de domaines en domaines, et même au sein d’un même domaine. Nous avons des lois relatives aux colons des domaines impériaux africains, mais ce mot lex n’avait pas nécessairement le sens que nous lui donnons : il pouvait se dire d’un simple règlement, d’une convention sans portée générale. De même, quand se produisit l’importation des colons Barbares, l’État évidemment ne put se désintéresser d’une institution qui prenait un caractère public. Mais ce fut la réforme du régime fiscal par Dioclétien qui, en faisant entrer les colons comme élément dans l’évaluation des fortunes territoriales, conduisit le législateur à consolider leur tenure, de manière à fournir une assiette stable à l’impôt. Ce fut là l’unique objet visé par les constitutions qui se succédèrent à partir de Constantin, et qui laissaient d’ailleurs une large part à la diversité des usages locaux. Il est à remarquer que nulle part elles ne se préoccupent de déterminer la nature et la somme de la redevance.

Le colonat, avec la recommandation complétée par le précaire, contribuait à l’extension de la grande propriété. La petite n’avait pas disparu. Les textes juridiques mentionnent des propriétaires de vingt-cinq jugères (6 hect.) et plus, et d’autres qui en avaient moins. C’étaient les possessores mediocres qui fournissaient ou pouvaient fournir des recrues aux curies. Ils se maintenaient grâce à certaines circonstances favorables, là sans doute où régnait une sécurité relative, là aussi où ils avaient affaire à des voisins moins envahissants. L’extension de la grande propriété n’en est pas moins attestée par des documents nombreux et décisifs. La possession du sol étant la forme la plus estimée de la richesse et, dans la pénurie du capital mobilier, la forme principale, il était naturel que les riches voulussent s’en attribuer la plus large part, comme aujourd’hui ils cherchent à développer leur richesse par les spéculations financières, par la mainmise sur les grandes sociétés commerciales et industrielles. Le mouvement remontait haut, mais il acquit toute son intensité dans la période que nous appelons du Bas-Empire. C’est alors surtout que se constituèrent ces immenses domaines, contigus ou dispersés, que nous décrivent les écrivains de cette époque. Ils atteignaient, quelques-uns du moins, des proportions colossales. Les riches ne se bornaient pas à l’occupation des saltus, terrains montueux, forestiers et vides. Les humbles, sur leur lopin, ne résistaient pas à leurs empiétements. Contre leur outillage en hommes et en matériel, contre toutes les avances dont ils disposaient, ils étaient désarmés. Qu’était-ce donc quand, ruinés par une disette, par la guerre, par le pillage, par l’impôt — et nous verrons de quel poids il pesait — ils n’avaient d’autre ressource que d’échanger un droit de propriété devenu sans valeur, un titre dérisoire, contre une jouissance protégée, assurée, au prix de quelques sujétions ? Parfois ils cédaient à la contrainte. Les Codes nous parlent d’usurpations, de ventes arrachées par la violence. Les grands propriétaires, les potentiores, pouvaient tout se permettre, car ils étaient tout puissants.

La formation d’une puissante aristocratie foncière, dans les derniers temps de l’Empire, est un fait capital qui a été pour beaucoup dans sa ruine. Cette aristocratie se composait des sénateurs. Du Sénat, assemblée politique, était issue peu à peu, par l’hérédité, par les concessions de plus en plus multipliées du titre sans la fonction avec les avantages qu’il comportait ; une noblesse qui s’était répandue sur tout le monde romain. Et la fortune étant la condition essentielle pour en faire partie, le titre de sénateur était devenu partout synonyme de noble et de riche. Dans le désordre croissant, en présence d’un gouvernement despotique en apparence et faible en réalité, toujours chancelant sous le coup des guerres étrangères et des révolutions intestines, toujours ébranlé par les intrigues du palais, mal servi par une administration vénale et corrompue, cette noblesse, détenant toute la richesse nationale, appuyée sur la masse de ses clients de tout ordre, se consolidait et prospérait. Les empereurs lui avaient conféré des privilèges qui ne devaient pas tarder à se retourner contre eux. Ils avaient institué pour les sénateurs des impôts, d’ailleurs équitables, mais dont le fardeau était sans cesse allégé par des immunités collectives ou individuelles. Ils avaient même créé des agents spéciaux, des defensores chargés de veiller à leurs intérêts. Ils les avaient soustraits à la juridiction ordinaire pour les soumettre, au civil à celle du gouverneur, au criminel à celle du préfet du prétoire, représentant le prince. Ils leur avaient reconnu à eux-mêmes, sur ceux que l’on appelait déjà leurs hommes un droit de juridiction dont rien en fait ne limitait l’étendue. Quel recours en effet, nous ne disons pas seulement l’esclave, mais l’affranchi, le colon, pouvait-il avoir contre son maître Y Le grand domaine devint ainsi un organisme autonome, distinct de la cité et tendant à s’émanciper de la tutelle du souverain.

Le souverain avait délégué au seigneur une autre part encore de sa souveraineté. C’était le souverain qui lui fixait son dû dans l’impôt, mais c’était lui qui le percevait et devait en verser le montant. C’était le souverain qui évaluait ce qu’il devait de soldate à l’armée, mais c’était lui qui les choisissait et lès envoyait au recrutement. Il remettait à l’autorité les malfaiteurs signalés sur ses terres, et c’était seulement quand il refusait de les livrer qu’on osait faire, intervenir la police. Rien d’étonnant s’il était disposé à s’affranchir de ses obligations et s’il y réussissait. Il ne lui manquait plus que d’être un chef militaire, et finalement on le vit lever à ses frais des troupes de mercenaires, quand l’armée n’était pas là pour le défendre contre les Barbares. Les empereurs voyaient le danger. Ils invitaient leurs fonctionnaires à empêcher les abus des grands, mais comme ces fonctionnaires étaient eux-mêmes pris dans la classe des sénateurs, ils étaient le plus souvent des complices. Ils essayèrent d’enrayer les progrès du patronat, frappant de nullité les contrats, édictant des peines sévères contre les contractants. Efforts inutiles. On revenait au temps où la loi se démontrant impuissante, on ne trouvait d’abri que dans la protection des particuliers. On se faisait le sujet d’un particulier, non plus de l’État. L’État tombait en dissolution si bien qu’au jour de l’effondrement final, l’aristocratie terrienne seule devait rester debout, — avec l’Église —, sur les débris de l’Empire.

 

§ 3. — Le problème financier. La crise monétaire. Le régime fiscal.

Un symptôme frappant du désordre économique est la crise monétaire.

Une des causes de cette crise est évidemment la rareté croissante des métaux fins, or et argent, bien que, à vrai dire, nous n’ayons de ce phénomène d’autre preuve très nette que la crise elle-même. Pourtant nous avons constaté plus haut un ralentissement dans l’exploitation minière. On n’ouvrait plus de nouveaux filons, et certains dépôts dans les fleuves et le sous-sol étaient épuisés ou abandonnés. Ajoutons l’exportation de l’or pour les achats de luxe, et le gaspillage par ce luxe du précieux métal. Mais le grand vice était la doctrine erronée qui voyait dans la monnaie, non pas une marchandise ayant sa valeur propre, mais un signe dont la valeur conventionnelle était fixée arbitrairement par l’empreinte officielle. En vertu de ce principe faux les empereurs, aux prises avec des embarras financiers, se crurent autorisés à abaisser le poids et le titre des monnaies tout en leur -conservant leur valeur nominale, assurée par le cours forcé. Le mouvement commença sous Néron et se poursuivit avec des vicissitudes diverses, des hauts et des bas, jusqu’au troisième siècle où il arriva à son apogée. A cette époque, les irrégularités dans la taille et dans l’alliage de l’aureus, la monnaie d’or, conduisit à ce résultat que cette pièce cessa d’être considérée comme une monnaie véritable, en ce sens qu’on ne voulut plus l’accepter que pesée, à l’instar d’un lingot. On revenait ainsi, dans cette civilisation décadente, aux pratiques des âges primitifs. En fait, l’or ne fut plus guère frappé qu’en vue de circonstances exceptionnelles, servant plutôt d’ornement, de médaillon. La monnaie d’argent, le denier, suivit la même marche descendante, si bien qu’à force de se déprécier, elle finit par tomber au-dessous du simple billon, de la monnaie de bronze. Le Sénat, à qui Auguste avait réservé l’émission de cette monnaie, s’était mieux défendu contre la tentation et lui avait conservé une valeur intrinsèque. Ce n’était pas l’État seulement qui se faisait faux-monnayeur. Les ouvriers monétaires s’en mêlaient. L’imperfection des procédés exigeait un nombreux personnel, et la  qualité rudimentaire de l’outillage permettait le travail en ville, dans des échoppes privées, ce qui facilitait la fraude. Quand Aurélien, pour réprimer ces abus, ordonna la fermeture de l’atelier de Rome, il se heurta à une émeute formidable dont il eut peine à se rendre maître.

On se figure le trouble que ces variations perpétuelles devaient apporter dans les transactions. Une autre conséquence fut le renchérissement du coût de la vie. La puissance d’achat de la monnaie avait, décru en même temps que décroissait sa valeur, et les producteurs, méfiants et inquiets, soucieux de se prémunir contre toute éventualité, de manière à préserver leur gain ou tout au moins à couvrir leurs, frais, ne livraient leurs marchandises qu’avec une hausse qui finit par atteindre l’octuple de la normale. Dioclétien imagina de résoudre la difficulté en promulguant ce fameux édit du maximum dont l’épigraphie nous a conservé d’importants fragments. Il s’appliquait à tous les objets de consommation, ou plutôt à tout ce qui était susceptible de vente et de paiement, jusqu’aux honoraires des avocats, jusqu’aux traitements des professeurs. La peine de mort, dont la législation de cette époque était prodigue, était prononcée, non seulement contre le vendeur trop avide mais contre l’acheteur qui subissait ses conditions, et aussi contre le producteur qui s’abstenait d’apporter ses denrées au public. Mais fixer une fois pour toutes un prix, sans tenir compte de la fluctuation des cours, et sans distinguer d’autre part entre les fournitures en détail et en gros, c’était aller contre la nature des choses. Et s’attaquer au mai sans remonter à sa source, c’est-à-dire sans réformer de fond en comble, — ce qui sans doute n’était plus guère possible, — le régime d’où il sortait, c’était une entreprise illusoire et condamnée d’avance. La contrainte n’aboutit qu’à resserrer le marché, et le nombre des délinquants découragea la rigueur des magistrats. Des émeutes éclatèrent, le sang coula, et l’édit finit par tomber en désuétude.

La crise monétaire eut sa répercussion dans le régime fiscal établi par Dioclétien dont l’esprit, toujours en mouvement, n’était jamais à cours d’inventions et de conceptions originales.

Déjà, pour l’armée, on avait dû substituer à la solde en espèces les fournitures en nature proportionnées aux grades, et l’on finit par en faire autant pour les fonctionnaires. De tout temps on avait exigé de certaines provinces, la Sicile, l’Afrique, I’Égypte, en guise d’impôt, des livraisons de céréales. C’était ce qu’on appelait l’annone. Dioclétien généralisa ce mode de contributions en l’appliquant à divers produits agricoles et en l’étendant à tout l’empire. Il donna au nouvel impôt une assiette solide par le système de la jugatio ou de la capitatio, deux termes employés l’un pour l’autre, et dont la synonymie s’explique de la manière suivante.

Le jugum est l’unité foncière, c’est-à-dire une certaine portion de terrain dont l’évaluation varie suivant le sol et la culture, et aussi suivant les tarifs propres à chaque pays. Le caput est la valeur représentée par le matériel humain et animal. L’homme compte pour un caput, la femme pour moitié. Un autre caput est représenté par un nombre déterminé de tètes de bétail. Enfin le jugum équivaut lui-même à un caput. Et comme il est censé délimité de manière à fournir à l’entretien d’un caput, on ne peut, sans injustice, compter dans un domaine plus de capita que de juga. II reste un certain nombre de travailleurs non inscrits, incensiti, destinés à combler les vides. Le total des unités fiscales, des capita, obtenu par ces supputations diverses, constitue la matière imposable dans chaque propriété. Ainsi l’empereur embrasse d’un coup d’œil tout ce qu’il peut tirer de la capitatio dans tout l’empire, dans chaque province, dans chaque cité.

Tous les propriétaires fonciers, grands ou petits, sont soumis à la capitatio. Les petits propriétaires versent leur dû directement. C’est la capitatio plebeia. Il en est de même, en principe, à l’origine, des fermiers, des colons. Plus tard, ils paient par l’intermédiaire du propriétaire tenu pour responsable de l’impôt du tenancier qu’il n’aurait pas déclaré. Pour la-partie du domaine qu’il exploite lui-même par la main-d’œuvre servile, elle est évaluée en juga. C’est d’ailleurs une question de savoir si l’esclave qui, juridiquement, n’est pas un caput, l’est au point de vue du fisc.

Les sénateurs, qui forment la masse des grands propriétaires, sont soumis en outre à des impôts de classe, et dont ils doivent s’acquitter en or, comme seuls détenteurs, ou peu s’en faut, de ce métal. Ce sont, indépendamment des frais de la préture peur ceux qui n’en sont pas dispensés, l’aurum oblatitium, don offert à l’empereur au début de son règne et à ses jubilés, quinquennal et décennal ; le follis, appelé aussi aurum glebale, parce qu’il était un impôt de superposition levé sur la terre. Le follis, au sens premier bourse, était une contribution annuelle dont le montant était mis en rapport avec la situation de fortune. Les petits propriétaires ont aussi leur impôt supplémentaire consistant en prestations, en corvées. Les citadins, les négociants paient en numéraire une sorte de patente, taxe sur leurs revenus, le chrysargyre, dite aussi lustralis collatio, parce qu’elle doit être versée tous les cinq ans. Si nous ajoutons les contributions indirectes, douanes et péages, nous aurons le tableau sommaire, mais à peu prés complet, du système fiscal.

Ce système paraît à première vue bien conçu, répartissant équitablement les charges entre les différentes catégories de contribuables. Ces charges étaient-elles trop lourdes ? Il nous est difficile de nous en rendre compte, dans l’ignorance où nous sommes du rapport entre les ressources de la population et les besoins de l’État. S’il est vrai qu’il n’avait pas à supporter beaucoup des obligations qui incombent à l’État moderne, s’il n’avait pas à pourvoir au service d’une dette publique, ni à l’entretien d’un corps diplomatique, d’un corps judiciaire, d’un corps enseignant, d’un clergé, ni même d’un personnel de fonctionnaires aussi nombreux que de nos jours, encore que se renforçant sans cesse par la multiplication des emplois due à la faveur ou à la complexité croissante du mécanisme administratif, en revanche il devait suffire à des exigences et à des habitudes. de gaspillage dont nos budgets ne connaissent pas l’équivalent. Il y avait l’armée dont il fallait soutenir la fidélité en toute occasion par les donativa, par les gratifications aux officiers et aux soldats. Il y avait la populace des deux capitales dont il fallait nourrir la paresse. Il y avait une cour, deux cours somptueuses, et quelquefois plus de deux, avec les cadeaux obligatoires aux courtisans. Il y avait le luxe des bâtiments, les fêtes répétées et magnifiques.

Admettons néanmoins que tout cela n’excédait pas la capacité d’un vaste empire. Il n’en reste pas moins que les écrivains du temps ne tarissent pas sur le fardeau de l’impôt et sur la misère qui s’en suivait. Et l’on a beau supposer qu’il y a là quelque exagération, et comme l’exploitation banale d’un thème littéraire, il est impossible de récuser tant de témoignages formels et concordants. Car le probe historien Ammien Marcellin ne dit pas autre chose que le déclamateur Salvien.

A la vérité les plaintes portent, non pas tant sur l’impôt en lui-même, que sur la façon dont il est réglé, et surtout perçu.

On a’ souvent remarqué que ce qui rend l’impôt supportable dans nos sociétés, c’est qu’il est discuté publiquement, librement consenti, et définitivement fixé jusqu’à un examen ultérieur. Les peuples savent ce qu’ils ont à payer et pourquoi. Ils ne le savaient pas sous ce gouvernement où la décision venue de haut était toujours modifiable, si bien que l’imprévu et l’arbitraire devenaient en quelque sorte le régime normal. Le taux de la capitatio était fixé par un édit impérial, l’indictio, promulgué tops les ans sur la base d’un recensement repris à nouveaux frais tous les dix, et plus tard, tous les quinze ans, mais rien n’empêchait les empereurs, qui ne s’en privaient pas, de majorer, quand il leur plaisait, leurs exigences, sans compter qu’ils avaient la ressource de l’indiction supplémentaire, superindictio. La lustralis collatio, qui ne devait être versée que tous les cinq ans, revenait à intervalles plus fréquents et irréguliers. La raison en est que le produit de cet impôt était destiné à satisfaire les convoitises sans cesse renaissantes des soldats. C’est pourquoi il était perçu en argent pour les petites sommes, en or pour les grosses (d’où le nom de chrysargyre), car les soldats ne voulaient accepter que des gratifications monnayées. Et c’est parce qu’il fallait les contenter à tout prix que le chrysargyre, sans même parler des difficultés créées par l’instabilité monétaire, étant de tous les impôts celui qui frappait le plus souvent et le plus dur, était aussi le plus odieux.

Plus encore, et beaucoup plus que de cet arbitraire, les populations souffraient du mode de perception.

Le grand mal était, tomme dans d’autres domaines, la corruption administrative. Quelques faits, entre beaucoup d’autres, pourront en donner une idée. Quand Julien prit possession de son gouvernement de la Gaule, il trouva ce pays écrasé,  haletant, sous le poids de l’impôt. Il le réduisit de vingt-cinq pour mille à sept. Un pareil résultat n’avait pu être obtenu que par une stricte économie dans l’emploi des deniers publics, et aussi par une surveillance sévère exercée sur le personnel. Il eut beaucoup à lutter. Il se refusa à promulguer une indiction supplémentaire, comme le lui demandait son préfet Florentius, et lui démontra, pièces en mains, que le revenu normal suffisait, et au delà. Il l’obligea à lui céder la régie de l’impôt dans la seconde Belgique qui se trouvait être particulièrement pressurée, et réussit à la soulager en écartant tous les employés préposés à ce service. En Illyrie, un préfet honnête, Anatolius, put rendre à cette partie de l’empire une prospérité qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps, et qui ne dura pas après lui. Du haut en bas on volait. Des majorations que les hauts fonctionnaires faisaient édicter, des extorsions qu’ils se permettaient sans vergogne, une bonne part passait dans leurs poches et dans celles de leurs acolytes. Ammien Marcellin nous dit que, sous le règne de Constance, la rapacité des agents du fisc accumula plus de haines sur la tête de cet empereur que d’argent dans le trésor.

La corruption des fonctionnaires s’étalait encore dans leur connivence avec les riches. Ceux-ci, avec leur complicité, savaient s’arranger pour rejeter le fardeau sur les pauvres. Si, en principe, l’impôt était réparti équitablement entre les diverses catégories de contribuables, suivant, la nature et la mesure de leurs ressources, en fait, il s’en fallait qu’il en fût ainsi, et ce principe même les empereurs n’hésitaient pas à y porter atteinte par les nombreuses dispenses qu’ils accordaient soit à certaines classes de fonctionnaires, soit pour les individus, aux sollicitations des grands personnages bien en cour, désireux qu’ils étaient de se concilier les sympathies d’une puissante aristocratie et de se ménager des appuis dans les compétitions auxquelles ils avaient à faire face. Ce qu’on n’obtenait pas par la faveur on le demandait à la violence ou à la fraude. A la violence : on repoussait le percepteur (susceptor) sans autre forme de procès. A la fraude : on amenait le répartiteur (censitor) à fausser l’évaluation. Et comme il fallait que le montant de l’impôt fût acquitté, c’était à ceux qui n’avaient les moyens de résister ni par la force ni par l’intrigue qu’il appartenait de combler le déficit. C’était une pratique très usitée que les indulgences, la remise des arriérés. On les accordait aux populations éprouvées par la disette ou la guerre, ou régulièrement à l’avènement de chaque empereur, et la fréquence de ces concessions témoigne assez hautement du désordre financier. Elles ne profitaient qu’aux contribuables en retard, et ceux-là étaient les riches. C’est pour cela, nous dit encore Ammien Marcellin, que Julien, dans tout le cours de son règne, ne voulut pas entendre parler de mesures de ce genre.

Le trait essentiel de tout le système est que l’État romain se déchargeait sur les contribuables des obligations que l’État moderne assume pour son propre compte. Il ne se bornait pas à réclamer d’eux la livraison directe des denrées et fournitures diverses dont il fait, de nos jours, l’acquisition avec l’argent versé dans ses caisses. Il exigeait l’emploi de leurs bras et de leur matériel pour les travaux qu’il rémunère aujourd’hui en vertu des contrats passés avec les entrepreneurs. Il simplifiait ainsi ses opérations en se dispensant d’évaluer en monnaie le prix de ces concours, et par là aussi il échappait aux conséquences de l’instabilité monétaire, mais, d’autre part, il compliquait sa besogne en substituant au maniement des fonds une comptabilité très ardue portant sur des matières et des services variés. Surtout, il imposait aux classes rurales le régime odieux des corvées, odieux doublement, par lui-même, par la contrainte exercée, par la perte de temps et les frais, et plus encore par les vexations et les excès de pouvoir auxquels il donnait prise trop facilement. Enlevé à son champ, à son travail, pour la construction d’une route, d’un pont, d’un édifice public, pour le convoyage de ses produits, souvent à de longues distances, pour les transports de la poste impériale, avec ses propres chariots, ses bêtes qu’il ramenait fourbues, le paysan se trouvait trop heureux encore s’il n’était pas requis pour les besoins personnels des fonctionnaires, et contre ce dernier abus toutes les ordonnances des empereurs ne pouvaient rien. Cela allait si loin qu’il considérait comme un avantage de pouvoir se racheter en espèces, encore qu’il dût en être assez mal pourvu.

Les rigueurs de la perception étaient atroces. Il fallait que l’État trouvât son compte, coûte que coûte. La confiscation, le cachot, le fouet, la torture étaient ses armes ordinaires. La déclaration à laquelle chacun était tenu, et qui réunissait au jour dit tous les habitants d’un district, donnait lieu à un débat contradictoire qui se terminait par des scènes révoltantes. Il va de soi que les grands, exempts des peines corporelles, étaient à l’abri de ces sévices, mais les décurions eux-mêmes, que la loi préservait également, n’y étaient pourtant pas soustraits. Valentinien le alla jusqu’à ordonner de mettre à mort les insolvables. Certains empereurs, il est vrai, voulurent apporter quelque atténuation à ces cruautés, mais ils n’étaient pas obéis. Les exacteurs étaient responsables pour ce qui pouvait manquer, et, au surplus, ils ne se gênaient pas pour exiger un excédent à leur profit. Aussi n’est-il pas étonnant que des malheureux, ruinés et réduits au désespoir, n’aient vu d’autre issue que dans le suicide ou la fuite auprès des bandes de brigands et des Barbares.

Ce qui surprend davantage, ce sont les pages où Salvien nous représente la condition des colons comme également misérable. Ils avaient échangé leur droit de propriété et une part de leur liberté contre la protection que leur promettaient les grands, et la preuve que, somme toute, ils ne perdaient pas au marché, sollicité ou accepté, c’est qu’il resta d’un usage constant jusqu’à la fin de l’Empire, et au delà. Il faut donc se métier du texte, d’ailleurs unique, de notre auteur qui, dans ses diatribes contre les riches, ne distingue pas. Sans doute il doit contenir un élément de vérité. S’il est vrai que beaucoup des colons fugitifs signalés dans les codes cherchaient tout simplement à passer sur un autre domaine où ils espéraient être mieux traités, on en peut conclure qu’ils, ne l’étaient pas très bien sur celui qu’ils quittaient. Il était dans la nature humaine que certains propriétaires fussent tentés d’abuser de leur pouvoir pour exploiter leurs tenanciers et les condamner à une véritable servitude. Une inscription de Phrygie nous a conservé une supplique d’un groupe de colons conjurant l’empereur Philippe de les défendre contre les violences des puissants, et nous avons des Novelles de Justinien où cet empereur se préoccupe de réprimer les méfaits de ces tyrans.

 

§ 4. — La décadence du régime municipal. Les curiales. La fixité des conditions.

Une autre particularité du système fiscal, qui devait avoir des conséquences très graves, c’est que les mêmes qui répartissaient et recouvraient l’impôt étaient solidairement responsables des rentrées, dans les divers groupes dont ils faisaient partie.

Nous sommes ramenés par cette considération à l’histoire du régime municipal. Nous l’avons décrit dans sa période brillante. II reste à le suivre dans sa décadence..

Elle commence par la mainmise du pouvoir central sur les franchises municipales. Ce n’est pas que les empereurs leur fussent hostiles de parti pris. Elles lavaient rien qui pût leur porter ombrage. Ce fut par la force des choses qu’ils durent intervenir. Les communes étaient obérées. Elles avaient dépensé en constructions magnifiques, à l’imitation de la capitale, au delà de leurs moyens. Les libéralités des particuliers étaient nue ressource aléatoire qui, d’ailleurs, finissait par s’épuiser à mesure que diminuait la fortune publique. Ajoutez que la succession annuelle de magistrats, souvent incompétents, assistés de sous-ordre négligents ou médiocrement scrupuleux, était peu favorable à une bonne gestion financière. Il fallut aviser. En droit privé, on donnait aux incapables un curateur chargé de l’administration de leurs biens. On procéda de même à l’égard des cités. Les curateurs apparaissent sous Trajan. Bientôt ils se rencontrent partout, et, en même temps, leur fonction change de caractère. Ils. avaient été choisis d’abord en dehors de la cité, parmi les grands personnages, les membres de l’ordre sénatorial et équestre, de, telle sorte que, libres de toute attache locale, dispensés même de la résidence, ils étaient bien placés pour s’acquitter de leur mandat avec fermeté et impartialité. Le moment arriva, dans le cours du ne siècle où, peut-être faute de candidats pour une mission ingrate et modeste, il fallut prendre les curateurs dans le sein de la cité, parmi les décurions. Dès lors, le curateur devint le véritable chef de l’administration. Préposé aux finances qui touchaient à tout, élevé fort au-dessus de ses concitoyens en tant que représentant de l’empereur, il ne tarda pas à reléguer au second plan les anciens magistrats. Puis son importance baissa. Ce fut l’effet de la multiplication des provinces à partir de Dioclétien : en rapprochant le gouverneur des cités, elle lui, permit une ingérence plus fréquente dans leurs affaires. La déchéance du curateur s’accusa quand il eut perdu le prestige de la nomination impériale et ne fut plus que l’élu de la curie. Ce qui l’acheva, ce fut la création d’un nouveau fonctionnaire, le defensor, dont il sera question plus loin.

A la réduction des franchises municipales correspond une indifférence croissante pour ces franchises. Elle se traduit par la désertion de la curie. On a voulu expliquer ce fait par l’influence du christianisme. Il est certain que les cérémonies païennes, inséparables de l’exercice des honneurs, ont dû en écarter un bon nombre de fidèles. Mais puisque la désertion est antérieure à la grande extension du christianisme et qu’elle se poursuit après le triomphe de l’Église, il est évident qu’il y faut chercher une cause plus profonde. Cette cause est dans les difficultés d’ordre économique.

Les générosités imposées aux magistrats et aux décurions avaient fini par paraître très lourdes à mesure que le monde devenait moins riche, d’autant plus qu’elles commençaient à ne plus valoir leur prix. Les magistratures, dépouillées de la plupart de leurs attributions par les empiétements du pouvoir central, leur juridiction réduite à un droit de simple police, leur administration financière passée entre les mains du curateur et du gouverneur, les magistratures n’avaient plus de quoi tenter les ambitions.

De bonne heure, et déjà dans les temps prospères, nous avons trouvé des magistrats malgré eux. C’est pour stimuler les tièdes par l’appât d’une prime que l’on avait imaginé, vers le milieu du IIe siècle, cette forme nouvelle de la latinité, le droit latin majeur, le Latium majus, différent du Latium minus en ce qu’il assurait, non pas seulement aux magistrats des cités latines, mais aux simples décurions la concession de la cité romaine. En même temps, on élargit les catégories où se recrute la curie. On admet les incolæ, ou étrangers domiciliés, dont beaucoup même sont requis par deux villes, celle dont ils sont originaires et celle où ils ont leur résidence, les affranchis, les marchands, les bâtards, jusqu’à des femmes et des enfants. On constitue l’ordre des propriétaires, des possessores, qui ne sont pas décurions, mais qui sont aptes à le devenir et qui servent de réserve. Et l’on ne recule pas devant la contrainte. Les gouverneurs sont invités à traiter les réfractaires à l’instar des tuteurs qui se refusent à remplir les charges de la tutelle. C’est une série de lois répressives qui se continue depuis les Sévères.

Vers le milieu du IIe siècle, on inaugure une méthode qui aboutira à la transformation complète de la curie. Pour alléger, en le divisant, le fardeau qui pèse sur les magistrats, sans doute aussi pour obtenir un meilleur travail et un rendement plus sûr, on détache, à l’imitation de ce qui s’est fait à Rome, ces commissions spéciales, ces curatèles, dont la liste va s’allonger indéfiniment à mesure qu’on descend vers le Bas-Empire. Dorénavant, il n’est pas un des services concentrés auparavant entre les mains des duumvirs, des édiles, des questeurs, qui n’incombe à tel ou tel des décurions. Dans ces conditions, les magistratures ont perdu leur raison d’être. Les duumvirs survivent çà et là, mais les questeurs, les édiles ont disparu. La curie n’est plus qu’un groupe de fonctionnaires en acte ou en puissance, car un roulement, équitable autant que possible, et d’ailleurs contrôlé par le gouverneur, amène successivement à l’une ou à l’autre de ces fonctions tous ceux qui ne peuvent alléguer pour s’y soustraire une des dispenses prévues par la loi, et, entre autres, l’âge, les infirmités, la pauvreté. Les curateurs paient en effet de leur peine et de leur bourse. De leur peine : ce sont les munera personæ, les charges personnelles. De leur bourse : ce sont les charges financières, les munera patrimonii. Et il est clair qu’il n’est pas de charge personnelle qui ne soit en même temps financière, et réciproquement. Ils n’ont pas à verser les sommes nécessaires pour les divers services, mais ils sont responsables de l’exécution défectueuse, et forcément exposée à y aller de leur poche.

De toutes les obligations imposées aux décurions, la plus lourde était celle qui concernait la perception de l’impôt foncier. Nous avons déjà dit qu’il n’entrait pas dans les habitudes de l’administration romaine opérer directement. Elle se bornait à encaisser. Elle s’en était remise autrefois pour les recouvrements aux compagnies des publicains. Elle confiait mainte nant ce soin à la curie. C’était l’autorité supérieure qui, conformément aux chiffres fixés par l’indiction ; établissait le montant de ce qui était dû par la cité. C’était la curie qui devait, après avoir réparti la charge entre les contribuables, percevoir sur chacun sa quotité et effectuer le versement sous sa responsabilité. A cet effet, on procédait, comme pour la nomination des curateurs, par un système de roulement. S’il arrivait qu’un des décurions désignés, n’obtenant pas la rentrée dont pour sa part il était tenu, se trouvait impuissant à combler le déficit, c’était à la curie, dans son ensemble, à supporter la perte, sauf à se dédommager par la saisie et la vente de ce qui restait au collègue insolvable.

Cette procédure présentait de graves inconvénients. Les petits propriétaires étrangers à la curie se plaignaient d’être taxés au delà de leurs ressources par ceux qui, plus aisés, en faisaient partie, et sans doute ils n’avaient pas tort, car les concessions que les décurions, les curiales, étaient obligés de faire aux puissants ne pouvaient manquer d’avoir leur contrepartie la tentation était trop forte de se rattraper d’un côté sur ce qu’on perdait de l’autre. Ils se plaignaient plus encore de la cruauté des exacteurs. Les deux responsabilités superposées des exacteurs et de la curie n’étaient pas pour atténuer ces rigueurs. Quand Salvien nous dit : Autant de curiales, autant de tyrans, on peut croire qu’il n’exagère pas. Tyrans, ils le devenaient malgré eux, au cours de cette odieuse besogne, sous l’aiguillon de l’intérêt personnel.

Sur les curies reposait la majeure partie des revenus de l’Empire. Elles étaient, comme le dit un texte de loi du Ve siècle, dans le langage emphatique du temps, le nerf de l’État et les entrailles de la cité. Aussi étaient-elles devenues l’otage, la chose du fisc. Il fallait bien que les garanties représentées par leur effectif et la somme de leur avoir total demeurassent Intactes. De là les servitudes qui pesaient sur leurs biens et leur personne. II leur était interdit de vendre leurs immeubles, leurs esclaves, sans l’autorisation du gouverneur. Leur succession, s’ils mouraient sans enfants, était grevée des trois quarts au profit de l’ordre. Le fils succédait au père, et s’il en avait plusieurs, ils étaient, en attendant les vacances, les candidats désignés, liés, enchaînés à la curie, subjecti curiæ. Ils entraient dans la classe des curiales au sens large du mot, comprenant, non plus seulement les décurions, mais tous ceux qui étaient aptes à le devenir, en raison de leur naissance et aussi de leur fortune. Ce qu’on appelait maintenant de ce nom, c’était une classe sociale, non plus un corps politique, mais une classe associée aux charges qui incombaient aux membres de ce corps.

Le pire, c’est qu’il était défendu à tous les curiales de se livrer au commerce et à toute spéculation hasardeuse, en sorte qu’ils n’avaient aucune chance de rétablir leur patrimoine qui, de génération en génération, fléchissait sous le fardeau.

Enfermés et comme ligotés dans cette prison, il était naturel qu’ils fissent effort pour en sortir et passer dans une classe supérieure. La tendance n’était pas nouvelle, et les empereurs ne songèrent pas d’abord à y mettre obstacle. Ils s’appliquèrent plutôt à la favoriser. Elle n’avait en soi rien que de légitime et de bienfaisant. L’ascension continue des classes est un des signes où se reconnaissent la santé et la prospérité d’une nation. C’est à condition, toutefois, que le phénomène se prolonge par en bas, dans les couches inférieures, de manière à combler les vides, qui se produisent en haut. L’Empire, dans ses beaux jours, avait connu cette poussée salutaire imprimée d’un bout à l’autre du corps social. Il n’en était plus ainsi maintenant. L’effondrement des classes moyennes laissait les caries pour ainsi dire suspendues dans le vide. Elles se dépeuplaient sans se renouveler.

Les empereurs virent le danger. Déjà ils s’en étaient avisés dans le cours du IIIe siècle. Mais c’est au IVe siècle, après la réforme fiscale de Dioclétien, qu’il apparut dans toute sa gravité. Alors s’ouvrit, entre les curiales qui tentaient d’échapper à leur condition et les empereurs qui prétendaient les y retenir, un duel où l’avantage ne resta pas à ces derniers.

L’issue pour les riches, — a y en avait encore qui l’avaient été assez pour le rester plus ou moins — était l’entrée dans la classe des clarissimes, des sénateurs, qui n’était pas exempte de charges, mais n’avait pas à supporter celles qui écrasaient les curiales. On y entrait par l’exercice des hautes fonctions de l’État, ou simplement par la concession du titre sans la fonction en vertu d’un diplôme, et, plus modestement, par l’ancien procédé de l’adlectio, pratiqué maintenant sous la forme des codicilles, codicilli senatorii. Or, les fonctions, les titres, les codicilles se donnaient à la faveur, ou, plus souvent, se vendaient à l’encan. Il suffisait, pour se les procurer, d’avoir des protections ou les moyens de les acheter. Les empereurs essayèrent de réagir. Les curies elles-mêmes, qui voyaient s’écouler le meilleur de leur effectif, les en sollicitaient. Constance refoula parmi les curiales ceux qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout la filière des magistratures municipales. Valentinien et Valens déridèrent que ceux-là même qui auraient satisfait à cette condition devaient laisser à la curie au moins un enfant. Théodose alla jusqu’à exclure de l’ordre sénatorial tous les curiales d’origine. Mesure extra rigoureuse sur laquelle il fallut revenir en les obligeant seulement à fournir un remplaçant et à le cautionner. Tout cela ne servait à rien. Les empereurs ignoraient les infractions, les fraudes, ou bien ils fermaient les yeux, partagés entre cette double crainte de mécontenter des personnages influents et de compromettre la rentrée des impôts. Eux-mêmes ils donnaient le mauvais exemple en battant monnaie avec leurs diplômes, comme notre ancienne monarchie devait faire avec les offices. Par ces diverses voies, il n’est pas douteux qu’une bonne partie des aristocraties locales n’ait réussi à passer parmi les clarissimes.

Ceux qui ne pouvaient aspirer si haut se rabattaient sur le perfectissimat qui avait cette infériorité de n’être pas héréditaire. Quant aux pauvres, ils se dérobaient en se glissant dans les bureaux, dans les menus services administratifs, en s’enrôlant dans l’armée, dans le clergé, en se faisant colons, au pis-aller en se réfugiant chez les Barbares. La condition des curiales était si discréditée qu’on l’imposa comme une pénalité aux fils de vétérans qui s’étaient mutilés pour se rendre inaptes au métier des armes.

Un jour Valentinien, le terrible empereur, dans un de ces accès de colère dont il était coutumier, ordonna, pour une vétille, de mettre à mort, dans quelques villes, trois curiales. Le préfet des Gaules, Florentius, lui répondit : Et si l’on n’en trouve pas trois. Ce n’était là qu’une boutade, mais qui en dit long.

Les empereurs n’étaient pas insensibles aux souffrances de leurs sujets. Ce même Valentinien imagina, pour y porter remède, d’instituer le défenseur de la cité, avec mission de garantir les contribuables contre les exactions du fisc. Pour qu’il s’acquittât de son mandat avec plus d’indépendance, il était nommé par l’empereur ou par le préfet du prétoire et choisi parmi les sénateurs, ou du moins parmi les perfectissimes. Ce n’était pas une création isolée. Il y eut les défenseurs des colons et nous avons vu plus haut les défenseurs du Sénat. L’État, impuissant à tenir en bride ses propres agents, cherchait un recours contre eux en dehors d’eux. Ces mesures ne produisirent pas les effets qu’on attendait. Les défenseurs du Sénat, chargés de veiller au maintien des immunités de l’ordre sénatorial, lesquelles ne se défendaient que trop bien, ne tardèrent pas à disparaître. Il en fut de même des défenseurs des colons,-devenus les persécuteurs de ceux même qu’ils devaient protéger. Quant aux défenseurs de la cité, l’institution dévia de son but. Les sénateurs et les perfectissimes se dégoûtèrent bien vite d’une fonction qui les ramenait aux corvées de la curie par une voie détournée, et qui, s’ils la remplissaient consciencieusement, les exposait à de redoutables rancunes. Aussi voit-on bientôt le défenseur figurer parmi les magistrats municipaux, et d’ailleurs au premier rang, comme auparavant le curateur dont il tient maintenant la place. Il est élu pour cinq ans par toutes les classes de la société, également intéressées au choix de ce patron universel. Mais il n’a plus dans ces conditions l’autorité nécessaire peur le rôle qui lui avait été primitivement assigné. Il n’a plus ce qu’il faut pour tenir tête aux fonctionnaires impériaux. Il n’est plus qu’un curiale comme les autres, supérieur aux autres sans doute, mais, non plus étranger à eux, et de plus absorbé par les soins de l’administration locale qui finit par lui revenir tout entière.

Voici maintenant une dernière conséquence, et non la moins néfaste. En adoptant le principe de l’impôt par classes et de l’impôt sous forme de prestations, l’État s’était condamné à une tâche ingrate. II s’obligeait à maintenir intactes dans chaque catégorie la totalité de ses membres et de leur avoir, à la stabiliser une fois pour toutes. C’était comme une main de fer qui enfermait chacun, sa personne et celle de ses descendants, dans la geôle héréditaire. On est effrayé quand on suit de degrés en degrés cette chaîne de servitudes qui va des sommets aux couches les plus infimes. Les sénateurs ne font pas exception. L’obligation de succéder au père, qui avait été longtemps purement morale, avait acquis force de loi. Le fils de sénateur doit, suivant ses ressources, revêtir les charges dispendieuses de la préture, du consulat. Les terres sénatoriales forment dans chaque cité une masse dont l’impôt est perçu à tour de rôle par chaque sénateur, si bien que la fortune de tous est engagée envers leurs groupes respectifs, comme celle des curiales envers les curies. Evidemment, pour cette aristocratie, la contrainte n’avait rien que de tolérable, elle n’était pas sans de belles compensations. Mais on a vu de quel poids elle pesait sur les curiales et les colons. L’industrie, le commerce sont soumis aux mêmes entraves. Le monde romain, en Occident surtout, avait vu surgir de tout côté des corporations professionnelles qui, libres autrefois sous le contrôle gouvernemental, se trouvent réduites maintenant à un véritable esclavage. Toutes celles dont l’activité est censée nécessaire à la vie sociale, et il n’y en avait guère qui ne rentrassent dans cette définition, navigateurs et bateliers qui effectuent les transports, bouchers, boulangers qui alimentent les deux capitales et les grandes villes, charpentiers, forgerons, tailleurs de pierres, etc., tontes, moyennant certains avantages, exemption des charges municipales, du service militaire, doivent, à la première réquisition, leur concours à l’administration, et leurs biens, individuels et collectifs, répondent de leur obéissance. Et cela de père en fils, sous peine de renoncer à l’héritage. Quand le fils manque, il faut lui chercher un remplaçant. Les plus durement traités sont les plus directement dépendants de l’État, ouvriers des ateliers qu’il a ouverts lui-même, manufactures d’armes, fabriques des monnaies, fabriques d’orfèvrerie, de broderies, exploitations minières. Ceux des manufactures d’armes et des mines sont marqués du fer rouge pour les empêcher de s’échapper. Car il y a des fugitifs qui sont poursuivis et punis sévèrement. A la fin, le filet embrasse la société entière. Il n’est plus permis à un artisan ou à un commerçant de ne pas faire partie d’une corporation. Et nous n’avons rien dit encore des soldats qui sont eux aussi rivés à leur état, et dont il sera parlé plus loin.

On imagine facilement ce qu’un pareil réprime a de débilitant. L’homme asservi à sa destinée sans espoir de se libérer perd, avec la joie au travail, le goût de l’initiative qui le rend fécond. Il ne cherche plus à améliorer son sort. Enfermé dans son étroit horizon, courbé sur sa besogne monotone, il sent sa pensée se rétrécir en même temps que décroît son énergie, insensible désormais aux intérêts généraux dont le souci est le mobile et le ressort du patriotisme. Un poison mortel s’insinue dans le corps social, engourdit les volontés et les intelligences. Le mal avait bien des causes, mais quand on veut expliquer cette sorte de stagnation universelle qui caractérise la fin de l’Empire, il ne faut pas oublier qu’elle tient, pour une part, à une mauvaise conception du régime fiscal.

 

§ 5. — L’armée et les Barbares.

Le système de défense imaginé par Auguste, quand il distribua la majeure partie de ses forces le long de la frontière, avait été longtemps efficace. Il s’était montré impuissant quand à la pression plus énergique des ennemis de Rome s’était ajoutée la décomposition croissante de l’armée, rongée par l’indiscipline et détournée de sa fonction par les guerres civiles. De plus, en présence des attaques simultanées sur le Rhin, le Danube, l’Euphrate, il était devenu impossible de transporter sur les points menacés des contingents occupés ailleurs. Et alors le faible rideau opposé aux envahisseurs avait étés aisément percé, et, cette barrière rompue, ils s’étaient répandus comme un torrent sur des populations déshabituées du métier des armes, et qui ne trouvaient dans leurs villes ouvertes ni un point d’appui pour la résistance ni même un refuge. L’expérience suggéra à Dioclétien un système différent qui fat, comme la plupart des réformes de cet empereur, repris et complété par Constantin.

Sur la frontière, les limitanei ou riparienses, une armée sédentaire, fixée au sol, intéressée à le défendre parce qu’elle en avait la propriété. Il n’y avait dans cette organisation rien d’absolument nouveau. Elle avait, été préparée par une série de mesures antérieures remontant à la fin du deuxième siècle. On sait que, jusqu’à cette époque, le mariage étant interdit aux soldats sous les drapeaux, ils y suppléaient par cette union appelée concubinat qui, sans produire les mêmes effets juridiques, était néanmoins reconnue par la loi. Septime Sévères jaloux de se concilier la faveur de l’armée, avait levé cette interdiction qui d’ailleurs, étant donnée l’extension prise par le concubinat, avait perdu sa raison d’être. Il l’avait levée pour les légionnaires, c’est-à-dire pour les citoyens, mais elle n’avait pas tardé à être supprimée aussi pour les auxiliaires qui depuis l’édit de Caracalla avaient cessé d’être des pérégrins. Il s’en était suivi une transformation profonde dans la vie des soldats. Logiquement, Septime Sévère les avait autorisés à cohabiter avec leurs femmes, et dès lors le camp n’avait plus été pour eux qu’un centre administratif et une place d’armes. Ils demeuraient en dehors avec leurs familles et formaient ainsi, dans le voisinage, le noyau de villes véritables dont beaucoup sont devenues et restent encore florissantes. Alexandre Sévère avait persévéré dans cette voie en leur concédant certaines parcelles du territoire conquis par leur vaillance, sous cette condition que leurs fils seraient soldats comme eux, condition déjà imposée aux vétérans pourvus d’une terre. Maintenant, ce qui n’avait été d’abord qu’une mesure exceptionnelle devint la règle pour tous les limitanei. La terre qui leur était concédée, était franche d’impôt, mais elle entraînait à tout jamais pour le bénéficiaire l’obligation du service. Aussi ne pouvait-elle, être transmise qu’à un héritier male et, à son défaut, elle devait passer à qui pût en assumer la charge.

Les limitanei n’étaient qu’une troupe de couverture, destinée à soutenir le premier choc, et dont les éléments épars devaient se grouper au premier signal. Elle laissait le temps d’arriver à l’armée de campagne, plus nombreuse, plus solide, et aussi plus considérée, comprenant les palatini, les comitatenses et les pseudo-comitatenses, ces deus derniers corps ainsi appelés parce qu’ils formaient ou étaient censés former le cortège de l’empereur, les palatini parce qu’ils étaient censés attachés au palais. Les comitatenses et les palatini ne se confondaient pas avec la garde impériale au sens strict, avec les scolares et les domestici, qui avaient remplacé les prétoriens et n’étaient guère qu’une troupe de parade. Toute cette armée était massée en arrière, à l’intérieur, dans les places fortes qui, depuis les terribles leçons du troisième siècle, ne manquaient plus. L’empire tout entier en était hérissé. Rome elle-même, ne se sentant plus en sûreté, s’était abritée, sous Aurélien, derrière le mur formidable dont les restes subsistent encore aujourd’hui.

Le commandement suprême était entre les mains dès deux maîtres de la milice, le maître de l’infanterie (magister peditum) et le maître de la cavalerie (magisterequitum), quand, en raison des inconvénients de ce partage, les deux armes n’étaient pas confiées à un chef unique qui prenait alors le titre de maître des deux milices (magister utriusque militæ). Au-dessous venaient les généraux ou duces, dont le commandement embrassait une province, ou plusieurs.

Une des innovations dé Dioclétien ce fut la multiplication du nombre des légions et la diminution de leurs effectifs, réduits de cinq ou six mille hommes à mille ou deux mille. Il avait pensé qu’avec un ennemi comme les Barbares, opérant à l’improviste par petites bandes, il fallait des corps mobiles, alertes, ce que l’ancienne légion n’avait jamais été, et ce qu’elle était de moins en moins, depuis qu’elle traînait à sa suite les familles des légionnaires avec leurs bagages. Cette mesure parait donc très justifiée. Il n’y a pas lieu non plus de s’arrêter aux critiques de Zosime qui, toujours hostile à Constantin, lui reproche d’avoir tout perdu en dégarnissant la frontière et, en installant des garnisons dans les villes, d’avoir exposée les habitants aux violences des gens d’armes, et du même coup détruit chez ces derniers tout esprit militaire. Nous avons vu que la frontière n’était pas sans défense, et pour ce qui est du contact avec la population civile, il n’est pas démontré qu’il ait eu nécessairement ces effets pernicieux. La faiblesse de l’armée du Bas Empire tenait à des causes indépendantes de la réforme, les mêmes que dans la période précédente. Les soldats romains savaient se battre. Bien commandés ils n’étaient pas inférieurs aux Barbares en courage, et ils l’emportaient, sinon par l’armement qui tendait à l’uniformité, du moins par l’instruction professionnelle et la tactique. Ils n’étaient pas disciplinés, en ce sens qu’il fallait parlementer avec eux, les gagner ou les apaiser par de coûteuses libéralités. Mais le grand mal c’étaient les guerres civiles, non moins fréquentes qu’au troisième siècle, Constantin contre Maxence et Licinius, Constant contre Constantin II, Julien contre Constance, Constance II contre Magnence, Théodose contre Maxime, et tant d’autres dont l’énumération nous conduirait jusqu’aux derniers jours de l’Empire. Ces luttes faisaient oublier le péril extérieur. Et elles épuisaient, nous dit Zosime, qui cette fois est dans le vrai, le sang des légions. Ajoutez les difficultés financières et les malversations administratives. Dioclétien avait fait effort pour augmenter la puissance numérique de l’armée, mais ni lui ni ses successeurs n’y réussirent. Les gros effectifs n’existaient que sur le papier. Les officiers inscrivaient sur leurs états plus de soldats qu’ils n’en avaient effectivement, de manière à grossir la somme allouée pour les subsistances et à encaisser la différence. L’armée gallo-romaine, à s’en tenir aux chiffres officiels, devait compter un minimum de cinquante à soixante mille combattants. Julien ne put en amener que treize mille sur le champ de bataille de Strasbourg.

Le recrutement fut établi sur des bases nouvelles. Ni les engagements volontaires ni la contrainte imposée aux fils des vétérans et des limitanei ne suffisaient à remplir les cadres. Il fallait, comme on avait toujours fait, recourir aux levées forcées, tantôt dans un paye, tantôt dans un autre, suivant les besoins. La nouveauté fut que le service pesa, non plus sur l’individu, mais sur la terre. C’était une autre forme de l’impôt prélevé, conformément aux principes généraux de la réforme fiscale, sur la propriété foncière. Le domaine était partagé en unités ou capitularia devant fournir chacune un homme. Ces unités étaient très vastes, si bien que les grands propriétaires seuls pouvaient en constituer une ou plusieurs. Les petits et les moyens s’associaient en une sorte de syndicat. Ils n’étaient pas tenus de servir eux-mêmes. Les nobles étaient dispensés du service, et les curiales n’y étaient même pas autorisés. Ils livraient des conscrits pris parmi leurs colons, leurs affranchis, leurs esclaves même, à condition, pour ces derniers, de les affranchir préalablement. Quelquefois, au lieu d’hommes, l’État leur demandait de l’argent, et alors c’était lui qui, avec cet argent, achetait ses recrues. Il avait à cela un double intérêt. II réalisait un bénéfice en détournant de leur emploi une partie au moins des sommes versées. Il se procurait aussi, à meilleur compte, des éléments supérieurs. La qualité des recrues fournies par les propriétaires laissait souvent à désirer. Comme ils étaient surtout préoccupés de faire fructifier leurs domaines, ils tachaient de ne céder que les moins bons de leurs serviteurs, les moins bien doués physiquement et moralement. Ce rebut était avantageusement remplacé par les soldats que I’État choisissait lui-même et qu’il allait prendre pour une bonne part à l’étranger. C’est ainsi que l’impôt dit aurum tironicum ne contribua pas peu à précipiter une évolution depuis longtemps en cours et qui acheva de transformer la physionomie et le caractère de l’armée.

Le mouvement qui aboutit, si l’on peut ainsi parler, à la dénationalisation de l’armée, avait commencé de, bonne heure. Il avait procédé par étapes successives que l’on peut retracer sommairement de la manière suivante. Nous avons vu, dès la fin du premier siècle, la légion devenue de purement italienne, sinon exclusivement, du moins en majeure partie, provinciale. A cette époque elle se recrute encore dans les provinces les plus romanisées, plus particulièrement dans les villes o la romanisation est plus avancée que dans les campagnes. Puis, vers le milieu du deuxième siècle, à mesure que prévaut le principe du recrutement régional, et que la zone du recrutement se déplace vers la frontière pour se restreindre à des populations en qui survivent, sous un vernis superficiel de civilisation, les mœurs plus rudes et l’humeur belliqueuse des ancêtres, elle se remplit de demi Barbares, plus ou moins étrangers à la culture et à la tradition antiques. En théorie elle ne doit comprendre que des citoyens, mais ce sont, pour la plupart, des citoyens de fraîche date dont beaucoup ont été pourvus du droit de cité tout juste pour qu’il soit possible légalement d’en faire des légionnaires, Elle reste fermée aux esclaves, et même aux affranchis relégués dans les équipages de la flotte et dans les cohortes des vigiles à Rome. Mais, d’un esclave on peut faire un affranchi, et d’un affranchi, par la fiction de la restitutio natalium, l’équivalent d’un ingénu, d’un homme de naissance libre. Pour combler les vides laissés par la carence des classes cultivées on ne recula pas devant ces expédients. On ne jugea même plus utile d’y recourir pour les affranchie que l’on rencontre dans la légion dès Marc Aurèle. Et combien, dans le nombre, avaient passé de leur hutte dans l’ergastulum, et de l’ergastulum dans la caserne ! Le titre de citoyen finit par ne plus être requis et l’esclavage même à la longue cessa d’être rédhibitoire, en cas de nécessité.

Depuis longtemps il n’y avait plus lieu de distinguer entre les légions et les troupes auxiliaires, et cela depuis que, après l’extension du droit de cité à tous les habitants de l’empire, le statut pour les deux corps était le même. La distinction néanmoins fut maintenue, pour des raisons d’ordre militaire, mais les situations respectives furent interverties. Comme les troupes auxiliaires comprenaient plus de Barbares que les légions, elles passèrent au premier rang, car les soldats Barbares étaient plus estimés que les Romains. C’est pour cela qu’ils composèrent en majeure partie la garde impériale des scolares.

Les Barbares entraient au service individuellement, mais aussi par masses, les uns en vertu d’un contrat, comme fédérés, les autres à la suite d’un acte de soumission, comme dedititii, et dans les deux cas ils formaient des groupes distincts.

De tout temps les empereurs avaient contracté avec les nations situées en deçà ou au delà de la frontière des alliances dont les conditions pouvaient varier, mais qui impliquaient toujours contre l’exemption du tribut l’obligation de fournir un contingent déterminé. Tels les Bataves, tels les Mattiaques, sur la rive droite du Rhin. On appelait ces étrangers des gentiles parce que, au lieu d’être organisés en cités, conformément au régime municipal romain, ils se distribuaient en unités ethniques, gentes, plus ou moins importantes. A partir de Marc Aurèle, l’Empire étant de plus en plus menacé, et l’armée nationale se montrant de plus en plus insuffisante, l’emploi de ces troupes devint de plus en plus fréquent. Un des articles du traité était qu’elles ne seraient, pas appelées trop loin de leur pays d’origine. Cette clause était encore invoquée par les corps germains quand Constance manifesta l’intention de les transporter en Syrie, et l’on sait que cette exigence amena, avec leur révolte, l’élévation de Julien. Pourtant nous voyous que, sous Constantin, les Goths s’engagent à marcher contre n’importe quels ennemis, et au début du cinquième siècle les fédérés se rencontrent dispersés partout, en Orient comme dans l’Occident. La solde était payée en nature, plus souvent en espèces, fixée en proportion des effectifs à mettre sur pied, mais versée annuellement, qu’ils fussent requis ou non, et par les soins du chef, du roi.

Les déditices étaient des vaincus rendus à merci, et transplantés sur le sol romain. On pouvait les réduire en esclavage. On préféra une solution plus clémente et pus avantageuse à l’État. La condition qu’on leur fit avait quelque analogie avec celle des limitanei. Ils, étaient, moyennant une concession de terre, obligés de servir, eux et leurs enfants, à perpétuité. La différence était qu’ils ne formaient ni des garnisons locales ni des corps spéciaux, mais des espèces de colonies moitié agricoles, moitié militaires, où le gouvernement puisait quand il avait besoin de soldats. Chacun de ces groupes était placé sous les ordres d’un préfet, et régi d’ailleurs par ses coutumes nationales. Les déditices se divisaient en deux classes, les uns désignés par l’appellation générique de gentiles, les autres dénommés læti, d’un mot emprunté vraisemblablement à la langue germanique où il caractérisait cette partie de la population qui était placée au-dessous des nobles et des hommes libres. Il est difficile de dire en quoi ces deux classes se distinguaient l’une de l’autre. Ce que l’on constate, c’est que les gentiles étaient moins considérés que les læti : la preuve, c’est qu’ils sont mentionnés quelquefois à la suite, sous le même chef. De plus, on remarque que les gentiles appartiennent à des nationalités variées, tandis que les læti ne se recrutent que parmi les peuples les plus voisins du Rhin. C’est apparemment pour cette raison qu’ils n’apparaissent que dans la Gaule, ou d’ailleurs les gentiles se rencontrent également.

Les vaincus n’étaient pas toujours traités aussi favorablement. Quand ils étaient trop on les vendait comme esclaves. Mais souvent aussi on en faisait des colons que l’on répartissait entre les domaines publics et ceux des particuliers.

Le rôle de l’armée était retourné. Elle avait été le plus puissant, agent de la romanisation dans les provinces. C’était elle maintenant qui les germanisait.

On a blâmé les empereurs qui ont ouvert cette brèche. Il ne faut pas oublier qu’ils ne faisaient que suivre l’exemple donné par leurs prédécesseurs. C’était la même politique, pratiquée seulement sur une plus vaste échelle, et telle que la réclamaient les circonstances. Ils avaient besoin de soldats. Or, si l’on excepte certaines populations non amollies encore par l’excès de la civilisation, les Gaulois du nord, les Illyriens, l’Empire ne leur en fournissait plus que de médiocres. Il fallait bien en chercher là où ils trouvaient des éléments meilleurs. Les Barbares mettaient à leur disposition de bonnes troupes, supérieures aux déchets livrés par les propriétaires. Ils avaient besoin aussi d’officiers, et l’aristocratie, qui si longtemps avait eu la possession exclusive des hauts grades, s’en écartait maintenant avec une fâcheuse répugnance. Par là elle se condamnait à une irrémédiable faiblesse. Elle avait la puissance, la richesse, l’élégance des mœurs, une fine culture, mais amollie elle aussi dans le bien-être, désertant le plus impérieux des, devoirs, elle professait pour le métier des armes un dédain qui la rendait tributaire de races plus grossières, animées d’un esprit plus viril. Déjà, depuis que Septime Sévère, en insérant le centurionat dans les milices équestres, avait abaissé la barrière qui arrêtait les humbles au seuil des grande commandements, on avait vu arriver des soldats de fortune, partis ; des derniers rangs de la société et de l’armée, un Pertinax, fils d’affranchi, ancien maître d’école, le premier des empereurs qui ne fût pas sorti de la noblesse, un Maximin, fils d’un Gète, Alain par sa mère, le premier Barbare qui eût revêtu la pourpre. Puis étaient venus Decius, Claude, Probus, Dioclétien, Maximien, Jovien, Valentinien, tous nés dans une condition obscure, originaires de ces contrées danubiennes on la barbarie du dehors s’était mélangée à celle du dedans. Comment auraient-ils réagi contre le mouvement qui les avait eux-mêmes portés ?

Quand on lit les auteurs de ce temps on est frappé de voir que les généraux sont tous, à de rares exceptions près, des Barbares, un Mellobaud, roi des Francs et en même temps comes domesticorum, un Richomer, un Trigibald, un Gainas, un Banto, un Alaric, un Stilicon, un Arbogast qui a fait un empereur, un Magnence, un Silvanus qui, sous leur nom latin, ont eux-mêmes prétendu à l’Empire, et tant d’autres dont l’énumération remplirait des pages. lis s’insinuent même dans les fonctions civiles, et finissent par s’élever jusqu’aux plus éminentes, faisant concurrence à la noblesse romaine dans le domaine qui paraissait devoir lui être réservé. Non seulement ils peuplent les services du palais, mais ils arrivent à se hisser au suprême honneur du consulat. Les Fastes consulaires de 366, de 377, de 385 nous présentent les noms de Dagalaif, de Mérobaude, de Richomer, de Banto. Dans ces hautes situations ils essayaient de ne pas paraître trop dépaysés. Ils faisaient effort pour s’initier aux raffinements de cette vieille civilisation dont l’éclat les éblouissait. Ils y réussirent quelquefois, sinon tout de suite, du moins à la deuxième génération. Les mariages facilitaient le rapprochement. La famille impériale même ne se refusa pas à ces unions. Arcadius épousa Eudoxie, la fille du Franc Banto, séduit par sa beauté, son intelligence, ses talents. Il accorda au Vandale Stilicon la main de Serena, la nièce et fille adoptive de Théodose, et Stilicon devint par ses deux filles, à deux reprises, le beau-père d’Honorius, dont la fille Placidie fut mariée au Goth Ataulf. Le contact n’était pas sans se traduire par des influences réciproques. Si les Barbares imitaient les Romains, les Romains à leur tour imitaient les Barbares. Ils leur empruntaient leurs armes, leurs costumes, leurs modes, et tout cela donnait aux cours de Constantinople, de Ravenne, un aspect insolite, teinté d’exotisme.

Contre cette politique il y eut des protestations. L’armée des légions et des auxiliaires, levée à l’intérieur, avait conscience encore, bien que fort mêlée, d’être la véritable armée romaine. Elle en concevait de la fierté, et une vive jalousie contre ces étrangers trop favorisés et gorgés d’or à ses dépens. La prédilection que leur témoignait Gratien souleva contre lui l’armée de Bretagne. Les mêmes sentiments entrèrent pour une part dans la chute de Stilicon. Le meurtre du tout puissant ministre fut salué avec enthousiasme par les garnisons des villes italiennes et suivi du massacre de ses compatriotes, de leurs femmes, de leurs enfants. La population civile n’était pas moins hostile à ces soudards arrogants, brutaux et pillards. Ne les avait-on pas vus se jeter sur la ville de Lyon et, la trouvant fermée, se venger en se répandant dans les environs pour les ravager cruellement ? Ils n’étaient pas plus aimés dans les cercles distingués où les susceptibilités patriotiques n’avaient pas totalement abdiqué. Nous saisissons un écho de ces rancunes et de ces inquiétudes dans le curieux discours adressé à Arcadius par le député de Cyrène Synesius. Il ne faut pas, disait-il, confier aux loups la garde du troupeau. Il ne faut pas confier la défense de l’Empire à ceux qui n’ont pas été élevés dans la pratique de ses lois et sur la fidélité desquels on ne saurait compter. Il faut que l’Empire se défende avec ses propres ressources, avec les soldats qu’il peut tirer de son sein. Excellents conseils, mais il était bien tard pour secouer le joug.

Ces appréhensions n’étaient que trop justifiées. L’Empire fléchissait sous le poids de ses vices internes, mais ce sont les Barbares qui lui ont porté le dernier coup et amené la dissolution finale.

Ces troupes ou, pour mieux dire, ces bandes étaient fort peu disciplinées. Sans doute l’indiscipline sévissait depuis longtemps dans l’armée romaine, et les Barbares n’y étaient peut-être pas plus enclins que les nationaux. Mais elle se manifestait chez eux par des excès dont les populations inoffensives étaient  victimes. Dans ce monde où tout leur était nouveau, les coutumes, la langue, ils se comportaient comme en pays conquis et, du droit du plus fort, se croyaient maîtres de rançonner les habitants, de les voler, de les massacrer au besoin. L’entreprise sur Lyon n’est pas un fait unique en son genre. La même tentative se renouvela sur la ville de Tomi, dans la Thrace. Un corps. de Goths expédié par Théodose en Égypte, dévasta tout sur son passage et dans Alexandrie.

Ils n’avaient aucune haine contre Rome. Depuis les Cimbres et les Teutons ils ne demandaient qu’à la servir contre une concession de terres. Ils se présentaient à la frontière en suppliants, et c’est seulement quand on rejetait leurs prières qu’ils menaçaient  et devenaient des envahisseurs. Les quelques indices’ -qu’on peut relever en sens contraire sont peu nombreux et ont peu de portée. Le roi Goth Athanaric, à qui son père avait interdit de mettre le pied sur le sol de l’empire, devint un des bons serviteurs de Théodose qui en récompense lui fit des funérailles magnifiques. Une partie des Goths qui passaient le Danube s’était promis de faire tout le mal possible aux Romains, mais ils ne rencontrèrent pas une adhésion unanime. Quand Radagaise fit jurer à son peuple de vouer à ses dieux tout le sang de cette race, ce n’était là, semble-t-il, qu’une formule rituelle en usage contre n’importe quel ennemi. Le roi Goth Wallia avouait que, dans sa jeunesse, il avait rêvé de détruire le peuple romain et de foire régner le sien à sa place, mais que, plus tard, il s’était convaincu que c’était là une chimère et qu’il valait mieux employer ses forces à soutenir l’Empire :

Les Barbares ne formaient pas une nation. Les peuples divers que nous désignons de ce nom n’étaient unis par aucun lien. Ils ne répugnaient pas à se battre entre eux, qu’il s’agît de défendre l’Empire assailli, ou d’assouvir leurs haines ancestrales, ou leurs convoitises de mercenaires.

Leur fidélité se mesurait à l’élévation de leur solde, toujours prêts, nous dit Ammien Marcellin, à se vendre au plus offrant, passant d’un camp à un autre suivant que l’empereur ou son compétiteur les payait plus grassement. Et ceci encore, il faut le reconnaître, n’était pas nouveau. On se rappelle le rôle joué par le donativum dans les siècles précédents.

Il n’est pas niable qu’à certains moments, un sentiment de solidarité pût s’éveiller entrer gens appartenant au même groupe ethnique. Les empereurs ne l’ignoraient pas et se méfiaient. C’est par précaution que Théodose relégua un corps de Goths en Égypte. Les Goths de Fritigern furent rejoints en Thrace par une foule d’esclaves, leurs compatriotes. De même ceux de Trigibild, en Phrygie. On peut supposer que la misère, plus que les affinités nationales, les avait attirés dans les rangs de leurs libérateurs. Il est à remarquer cependant que même les soldats de Leo opposés à Trigibild passèrent du côté de ce dernier, et quand Gainas eut succédé à Leo, il n’osa engager le combat, ne comptant plus lui-même sur une armée composée comme celle de son prédécesseur. Tels étaient les soupçons que le maître de la milice Julius prescrivit aux généraux qui avaient des Goths sous leurs ordres de les mettre à mort tous le même jour, et il fut fait ainsi. Des armées impériales aux Barbares des rapports s’établissaient qui renseignaient ceux-ci sur les opérations projetées par l’adversaire. Les Alamans furent instruits d’un mouvement que préparait Julien par des officiers de leur sang, occupant les plus hauts grades auprès du futur empereur. Une correspondance de l’Alaman Hortarius, un des officiers de Valentinien, avec ces mêmes Alamans fut surprise, et la torture arracha au coupable l’aveu de son crime.

Pourtant ce n’étaient pas ces trahisons déjouées et réprimées, et réduites d’ailleurs à des cas exceptionnels, qui mettaient l’Empire en péril. Le péril auquel il ne résista pas était dans les ambitions et les usurpations des grands chefs.

Les historiens nous représentent beaucoup d’entre eux comme dévoués à l’Empire. Ils l’étaient, les plus puissants, à condition de le dominer. Ils ne songeaient pas à le renverser, mais à s’asservir les empereurs. Ce fût le cas d’Arbogast qui se débarrassa de Valentinien II pour lui substituer un empereur qu’il essaya d’imposer à Théodose ; le cas de Stilicon qui, maître de l’Occident, aspirait à le devenir de l’Orient quand il succomba ; le cas d’Marie, le roi des Goths, vrai type de condottiere, dont on ne savait plus s’il était, un fédéré ou un rebelle, à vrai dire tantôt l’un tantôt l’autre, selon qu’on cédait ou non à ses exigences, promenant son armée de la Thrace dans le Péloponnèse, du Péloponnèse dans l’Illyrie, de l’Illyrie dans l’Italie, avide de butin, sans cesse réclamant des vivres, de l’or, et surtout prétendant au titre de maître de la milice qui avait été conféré à Stilicon, et qui eût mis dans sa main les troupes indigènes comme les Barbares. Ce fut parce que Honorius le lui avait obstinément refusé qu’il se jeta sur Rome, la prit, la pilla, et y proclama un empereur de sa façon.

Il mourut sans avoir rien fondé. Il en fut de même de son successeur Ataulf que nous trouvons en Gaule, puis en Espagne, versatile et sans foi, guerroyant au nom d’Honorius en Gaule contre l’usurpateur Jovinus, en Espagne contre les Suèves et les Vandales, fidèle à cet empereur au point de recevoir en don la main de sa sœur, puis brouillé avec lui et à la fin se réconciliant. Wallia, qui lui succéda, rappelé en Gaule pour faire face aux envahisseurs, obtint enfin en Aquitaine un établissement définitif. Il était considéré comme soldat de l’Empire en vertu d’une sorte de traité de vassalité, traité tour à tour respecté et violé, d’autant plus aisément qu’avec l’instabilité du gouvernement impérial, entre les prétendants se culbutant les uns les autres, l’hommage ne savait pas toujours où s’adresser. Les chroniqueurs font dater du règne d’Euric (466-484) l’indépendance réelle du royaume gothique de Gaule. A la même époque, en 476, disparut l’empereur d’Occident. Celui d’Orient était bien loin pour faire sentir ses droits de suzeraineté. La fondation des royaumes Burgonde et Franc ne s’opéra pas autrement.

Ainsi se disloqua l’Empire d’Occident. Ce n’est pas que le lien avec l’Empire fût rompu. L’Empire restait, pour les populations qui avaient si longtemps vécu sous son égide, quelque chose de prestigieux, de vénérable et de sacré, la source de l’autorité légitime. Les rois Barbares étaient censés tenir de l’empereur leur pouvoir. Ils faisaient profession d’allégeance envers l’homme qui trônait là-bas, à Constantinople. Ils se disaient ses délégués. Clovis recevait, comme une consécration de ses victoires, le diplôme de consul. Mais ce n’étaient plus là que des apparences, des formules creuses, dernier témoignage d’un passé aboli.

 

§ 6. — Le christianisme. Si le christianisme est responsable de la chute de l’Empire.

Le christianisme s’est développé dans un milieu éminemment favorable à ses progrès. L’affaiblissement de la pensée scientifique, la prépondérance des préoccupations mystiques, avec, pour conséquence, le ralentissement de l’activité civique, ce sont les traits qui caractérisent essentiellement ces générations décadentes dans leur physionomie intellectuelle et morale. Le christianisme n’a pas créé cet état d’esprit : il en est sorti, mais il n’a pas peu, contribué à le renforcer.

Le chrétien n’est pas un révolutionnaire, du moins en politique. On pourrait le qualifier plutôt d’anarchiste, en ce sens qu’il entend se soustraire à la plupart des obligations qui incombent à tous les membres du corps social. Il ne se révolte pas, il ne conspire pas. Il accepte l’autorité impériale, comme il accepte toutes les puissances, parce qu’elles sont toutes établies par la volonté de Dieu. Il l’accepte et il lui obéit. Mais cette acceptation est faite d’indifférente, et cette obéissance s’arrête aux limites où commence la transgression de la loi divine. C’est qu’au fond sa patrie n’est pas ici-bas. Sa véritable patrie est la Jérusalem céleste. Il n’en connaît point d’autre. Dès lors comment pourrait-il s’intéresser à la patrie terrestre ? Et comment surtout, si elles s’opposent, ne se donnerait-il pas tout entier à la seule qui touche son cœur ? On ne peut pas servir deux maîtres à la fois. Il considère avec horreur les manifestations du culte impérial. Il n’a pas plus de piété pour le passé de Rome qu’il ne met de dévouement à la servir dans le présent. Il répudie ses souvenirs, il réprouve, il bafoue ses rites, ses traditions les plus vénérées. Ses guerres, ses victoires, ses conquêtes ne sont pour lui que brigandage. Et puisque Christ est mort pour tous les hommes, il ne voit pas de raison pour ne pas embrasser dans le même amour Romains et Barbares. Il décline le service militaire parce qu’il est écrit : Tu ne tueras point, et parce que le métier des armes nécessite la participation aux cérémonies païennes. Il s’écarte des fonctions publiques parce qu’elles commandent, elles aussi, le contact avec l’idolâtrie, et encore parce qu’il doit se refuser à toute vanité mondaine. Car son idéal est l’ascétisme. C’est pourquoi, sans proscrire le mariage, il le rabaisse comme une simple satisfaction donnée aux instincts charnels. Il le préfère réduit à une union purement spirituelle, et il prêche par-dessus tout le célibat, la virginité, comme représentant le sommet de la sainteté. Il s’abstient de paraître aux spectacles, aux fêtes où communie l’âme populaire. Il vit parmi ses contemporains comme un étranger, un censeur triste et morose, presque un ennemi.

Telle est, dans sa rigueur, la doctrine professée par les interprètes les plus austères de la pensée chrétienne et mise en pratique par les plus intransigeants des fidèles. Certes on ne saurait nier tout ce qu’elle implique de haute moralité. Il faut s’incliner devant certaines de ses prescriptions. Comment blâmer ces hommes qui abominent les jeux sanglants du cirque ? Et comment ne pas les admirer quand ils acceptent la mort plutôt que de rendre à une personne humaine un hommage sacrilège ? Et du moment où nous avons renoncé à la conception étroite des religions nationales, comment taxer de crime envers la patrie l’avènement d’une religion s’étendant à l’humanité entière ? Mais les empereurs ne pouvaient se placer à ce point de vue. L’hommage à leur divinité n’était à leurs yeux qu’un acte de loyalisme, et l’attachement exclusif à la grandeur romaine constituait pour tous la forme unique du patriotisme. Et quels devaient être leurs sentiments quand ils voyaient jeter le mépris à tout ce qui avait fait cette grandeur ? A plus forte raison, ne pouvaient-ils admettre qu’on prétendit se dérober aux devoirs les plus élémentaires du citoyen. L’exaltation du célibat devait leur paraître un audacieux défi aux fameuses lois d’Auguste, toujours en vigueur, et le dédain pour les services publics, le refus du service militaire alors que l’Empire avait besoin plus que jamais de nombreux agents et de soldats, une désertion et une lâcheté. Ils avaient accordé quelques dispenses aux Juifs parce qu’ils ne formaient qu’une infime minorité, nullement envahissante, ils ne pouvaient traiter de même une secte agressive dont la propagande, de plus en plus active et efficace, ne tendait à rien moins qu’À ruiner dans ses fondements tout l’édifice.

Si le christianisme s’était obstinément enfermé dans ses principes, un ne voit pas comment l’Empire païen serait devenu l’Empire chrétien. Tant que d’un jour à l’autre on s’était attendu à la catastrophe prochaine du jugement dernier, il avait semblé inutile de se prêter aux exigences du siècle. Mais l’échéance finale étant indéfiniment ajournée, il fallut bien entrer dans la voie des transactions.

Les docteurs, dès le deuxième siècle, polémistes, apologistes, donnèrent l’exemple. Laissons de côté les violents, en Tatien, un Tertullien. Mais il y avait les politiques. Un Aristide, un Justin, un Minucius Felix s’ingéniaient à présenter le christianisme comme une philosophie, une sorte de monothéisme parfaitement compatible avec les conclusions des penseurs grecs. C’est à peine s’ils insistent sur le dogme, sur le fond théologique. L’évêque de Sardes Méliton va plus loin. Le christianisme, à l’entendre, est le plus ferme appui de l’Empire. La naissance du Christ coïncide avec l’avènement de la monarchie impériale, c’est-à-dire avec le moment où la puissance romaine atteint son apogée. Ces deux grandes choses ont leur destin lié. Il va plus loin encore. Puisque le christianisme communique la force qui est en lui, puisque d’autre part il est la vérité, pourquoi l’empereur, dont le devoir est de délivrer ses peuples de l’erreur, ne mettrait-il pas son pouvoir au service de cette vérité ? C’est un véritable traité d’alliance proposé par l’Église à l’État, première ébauche de l’idée néfaste qui devait prévaloir au cinquième siècle.

On comprend pourquoi ces protestations, ces avances n’ont produit aucun effet. Les apologistes n’ont pas de peine à réfuter les accusations portées contre les mœurs chrétiennes. Elles n’avaient de crédit que dans la foule ignorante. Ils n’ont pas plus de mérite à démontrer les absurdités de la mythologie. C’est à peine s’ils renchérissent sur Lucien. D’ailleurs on pouvait leur opposer leurs propres superstitions, leur puérile démonologie. Et quant aux miracles qu’ils invoquaient, les thaumaturges de toute croyance n’étaient pas en reste. Ils s’engageaient sur un terrain plus glissant quand ils enveloppaient dans leurs railleries et leurs anathèmes toute la légende, toute la gloire de Rome. Mais tout cela n’était pas la question. Revendiquer le monopole de la vertu pour les seuls chrétiens était déjà une grave offense. Ce qui était plus grave encore, c’était leur attitude en face du devoir civique. Là était le grand grief dont ils n’ont pas l’air de se douter, ou qu’ils esquivent par des considérations dérisoires. Ils ont beau répéter qu’ils sont des sujets soumis ; ce qu’on leur demande, ce n’est pas cette soumission passive. Quand jouant sur les mots ils disent : Nous aussi nous sommes des soldats (militamus), mais les soldats du Christ ; nous défendons l’Empire en combattant les démons, comme d’autres le défendent, sur le champ de bataille, on ne saurait en vouloir aux empereurs de ne pas s’être payés de ces raisons.

Le rapprochement se fit par la force des choses, spontanément, au sein des masses. Il ne faut pas s’en tenir eaux déclarations des docteurs. Il est trop clair que lés fidèles ne s’élevaient pas tous à la hauteur de ce rigorisme ; ils ne couraient pas tous au-devant du martyre ; ils ne se prêtaient pas tous aux renonciations exigées par la foi des premiers jours ; ils se pliaient aux nécessités de la vie commune. Les manifestations antimilitaristes consignées dans les Actes n’étaient sans doute que des cas isolés, et le soin même qu’on met à les enregistrer et à les glorifier prouve qu’elles constituaient des exceptions. La légende de la légion Fulminante, sous Marc Aurèle, en est une autre preuve. Les chrétiens ne restaient pas non plus, d’un accord unanime, en dehors de la vie politique. Quand Tertullien écrit, au temps de Septime Sévère : Nous remplissons les municipes, les camps, les décuries, le palais du prince, le Sénat, le Forum, il exagère évidemment dans l’intérêt de sa cause, mais il n’est pas possible qu’il n’y ait dans cette assertion quelque vérité, et d’ailleurs il ne fait qu’anticiper sur un avenir assez prochain. Nous savons que les chrétiens étaient nombreux dans : l’entourage de Dioclétien, avant la persécution. Les empereurs, qui n’étaient pas toujours intolérants, leur épargnaient les obligations contraires à leur conscience, et eux-mêmes ils acceptaient certains accommodements. Une opinion moyenne se formait des deux parts qui atténuait les dispositions hostiles. Le syncrétisme d’un Alexandre Sévère comptait des adhérents dans les classes distinguées. Et enfin les mariages mixtes n’étaient pas sans exemple. Ils avaient leurs inconvénients. Ils amenaient souvent la brouille dans les ménages. Mais ils facilitaient le contact entre les deux sociétés. Le père de Saint Augustin, le mari de la pieuse Monique, était païen.

L’Église sentit le besoin de, faire des concessions. Origène lui-même reconnaît qu’il faut proportionner les exigences aux forces de chacun. Sur la question du service militaire, il admet la guerre défensive contre un ennemi injuste. Plus tard Saint Augustin, formulant la doctrine qui prévalut, nie que l’Evangile ait interdit la guerre. Elle est légitime si on la subit sans l’aimer, et en vue de la paix. Sur la question du mariage, Clément d’Alexandrie conteste qu’il soit incompatible avec la vie chrétienne. Sur la question de la participation aux fonctions publiques, comme, à moins de renoncer à tout prosélytisme dans les classes supérieures, il est impossible d’en éloigner ceux qui y sont appelés par leur situation sociale, on imagine le compromis dont les actes du concile d’Elvire, peu avant la persécution de Dioclétien, nous font connaître les dispositions, applicables aux honneurs municipaux, mais valables vraisemblablement, dans l’essentiel, pour tout autre emploi. Le flamine, qui comporte les sacrifices, la célébration de jeux sanglants et de spectacles jugés immoraux, reste proscrit. Celui qui s’est rendu coupable de ces actes idolâtriques est exclu à tout jamais de la communauté des fidèles. Toutefois, celui qui aura trouvé moyen de se faire remplacer dans la présidence de ces cérémonies n’est pas exclu définitivement. Il sera pardonné à l’article de la mort, à condition d’avoir subi la pénitence canonique et de n’avoir point récidivé. Celui qui se sera contenté du rôle d’assistant sera pardonné au bout de deux ans. Et enfin sera déchargé de toute faute celui qui aura consacré à des travaux utiles les sommes affectées d’ordinaire à, l’organisation des fêtes prohibées. Pour les duumvirs et autres magistrats, qui n’ont pas les obligations sacerdotales des flamines mais sont contraints à certaines démarches. blâmables, il suffira d’une excommunication temporaire pendant la durée de leur charge. En 314 le concile d’Arles, plus indulgent, décide que les chrétiens qui seront nommés gouverneurs de province devront se munir d’une lettre de recommandation de leur évêque, moyennant quoi l’évêque de leur résidence administrative les admettra aux sacrements. Mais dans l’intervalle, en 313, avait paru l’édit de Milan.

La conciliation désormais ne rencontrait plus de difficultés. Pour faire taire les scrupules, l’État n’avait qu’à supprimer l’obligation de certains rites auxquels personne ne tenait plus, en attendant qu’il les poursuivît comme délits. L’entente et le concours mutuel, rêvés un demi-siècle plus tôt par Méliton de Sardes, devenaient une réalité. Constantin avait vu plus juste que Dioclétien.

La paix se fit, mais ce fut le christianisme, non l’Église, qui en paya les frais. Sans doute elle ne pouvait se départir ouvertement des principes qu’elle avait professés de tout temps. Saint Ambroise, qui pourtant était un homme pratique, un homme de gouvernement, enseigne une morale qui ne serait pas désavouée par les plus rigides de ses prédécesseurs. Il ne condamne pas le mariage, mais il le déprécie, il le salit. Saint Jérôme ne tarit pas sur ce sujet. Tout cela n’empêche pas l’Empire chrétien de s’adapter aux cadres, aux traditions, aux formes léguées par I’Empire païen. Le flaminat subsiste à l’état de dignité laïque. L’empereur conserve son caractère sacré. Il n’est plus adoré comme un dieu, mais il l’est encore comme le représentant de Dieu sur la terre. Le pur idéal chrétien, éliminé de la vie active, n’a plus de refuge que dans le cloître.

Essayons maintenant de répondre à la question posée plus haut.

Il est certain que, pendant au moins deux siècles, malgré quelques efforts en vue de ménager une , entente, la société romaine s’était trouvée partagée en deux camps, en deux groupes irréductiblement hostiles, et il est évident que ce n’est pas là pour une nation un gage de santé. Il est certain aussi que, de ces deux groupes, il y en avait un qui grandissait aux dépens de l’autre, lui soutirant une bonne part de ses ressources matérielles et morales. La richesse se détournait des œuvres laïques pour aller aux fondations pieuses, et par là se constituait, entre les mains d’un clergé hiérarchisé et discipliné, une vaste mainmorte qui devenait un puissant moyen d’influence et de propagande. Les interdictions religieuses écartaient des affaires, de l’administration centrale et municipale, des commandements militaires, bon nombre d’hommes qualifiés par leurs capacités, leur naissance. La désertion des curies ne tient pas uniquement, il s’en faut, et nous l’avons vu, à la carence des chrétiens, mais il n’est pas douteux qu’elle ne doive leur être imputée dans une assez large mesure.

Un trait qui caractérise l’évolution du régime municipal, c’est la primauté acquise par l’évêque. Il était prescrit aux fidèles de lui soumettre leurs procès plutôt qu’à l’autorité civile. Usurpation reconnue et légalement consacrée par Constantin. Ainsi l’État arrive à se dessaisir au profit de l’Église d’une de ses prérogatives essentielles.

Quand le christianisme l’eut emporté, certaines causes de faiblesse qui lui étaient dues disparurent, ou devinrent moins actives. Le recrutement des fonctions publiques ne se heurta pas aux mêmes difficultés, et si les largesses dévotes ne discontinuaient pas, si les adeptes de la vie cénobitique se multipliaient, on ne peut pas dire que l’État fût entamé par cette déperdition de ses forces plus qu’il ne l’avait été auparavant. Mais un autre mal sévissait. La paix était faite avec l’Église, mais elle ne l’était pas dans l’Église même. De tout temps les haines furieuses des sectes, acharnées à se combattre et à se calomnier, avaient excit6 les sarcasmes des païens. Elles ne s’étaient pas apaisées après la victoire. Orthodoxes, ariens, donatistes s’entre-déchiraient et ébranlaient l’Empire par leurs dissensions.

Les questions religieuses ont passé au premier plan. Elles accaparent tout ce qu’il y a chez les hommes d’intelligence et d’énergie. Les partis politiques ne sont plus guère que des partis religieux. Querelles entre chrétiens. Querelles entre païens et chrétiens. La chuté de Stilicon est pour une part l’œuvre de ces derniers. La guerre entre Théodose et Maxime est, autant qu’un conflit d’ambitions personnelles, un dernier effort tenté par le paganisme expirant. Les Goths, après avoir contribué à la victoire du pieux empereur, lui sont odieux parce que ariens. Les païens de Rome se soulèvent contre les chrétiens à l’approche de Radagaise. Dans ces discordes le sens patriotique s’émousse, et se subordonne, à d’autres intérêts.

Il est vivant encore sans doute dans les cercles païens. II fait partie intégrante de leur tradition. II est singulièrement atténué, et quelquefois répudié avec éclat dans le monde chrétien. A la fin du troisième siècle retentissent d’étranges paroles. Le poète. Commodien appelle les Goths comme des libérateurs et des vengeurs. Ils anéantiront la ville criminelle. Elle pleurera pendant l’éternité, elle qui se vantait d’être éternelle. Il faut dire que Commodien écrit pendant l’ère des persécutions, qu’il est un poète populaire, s’adressant à des illettrés, et vraisemblablement à ces populations africaines dont les couches profondes n’avaient été que superficiellement touchées par l’influence romaine. Les esprits modérés et cultivés ne pouvaient s’associer à ces blasphèmes. On n’entend plus rien de pareil au siècle suivant. Tous les chrétiens, maîtres de l’Empire, s’estiment solidaires de son sort. Ce sentiment est très vif chez les littérateurs, également attachés à la foi nouvelle et à l’héritage des souvenirs classiques. Le rhéteur Lactance est un fervent patriote. Le poète Prudence écrit sur la mission historique de Rome de beaux vers qui font écho à ceux du païen Rutilius cités plus haut. L’attitude des clercs est forcément plus ambiguë. Eux no .plus ne veulent pas renier la civilisation qui les a formés, mais ils ne renient pas davantage la réprobation dont ils l’ont frappée, et ce qui importe à leurs yeux par-dessus tout, c’est le triomphe de leur croyance, d’où qu’il vienne. Saint Augustin ne proclame-t-il pas qu’il est indifférent au chrétien de vivre sous tel où tel gouvernement pourvu qu’il puisse rester chrétien ? Ne reconnaît-il pas qu’il y a parmi les Barbares des coreligionnaires moins à redouter que les païens ? Il s’indigne à la vérité quand un illuminé s’avise d’annoncer l’accomplissement des prophéties, la fin du monde et de l’Empire, et il défendra vaillamment Hippone contre les Vandales, mais les Vandales sont les ennemis du clergé catholique, en sorte qu’on ne voit pas trop jusqu’à quel point c’est le patriotisme romain ou le patriotisme chrétien qui soutient sa résistance. Saint Jérôme qui, du fond de la Palestine, assiste avec douleur aux ravages des, invasions, est sensible surtout aux blessures dé l’Église, aux attentats contre les prêtres, les vierges, les autels, les reliques. En revanche des historiens comme Orose, comme Sozomène, pardonnent presque à Marie le sac de Rome en considération de ses ménagements à l’égard des fidèles. Un exemple du désarroi qui règne dans les consciences est le cas de ces évêques ariens de la Thrace qui ouvrent leurs villes aux Goths pour se soustraire à l’orthodoxie tyrannique de Théodose.

Puis, quand est venu l’écroulement final, le sentiment qui domine chez la plupart c’est la résignation. La soumission aux volontés de Dieu n’est-elle pas le premier devoir du chrétien ? L’Empire est mort. Le colosse aux pieds d’argile, comme dit Sulpice Sévère est tombé. Orose reconnaît qu’il a fait de grandes choses. Il a unifié les nations, mais de quel prix n’a-t-il pas fallu payer ce bienfait ? Maintenant c’est fini. Et après tout, on n’est pas si malheureux sous les Barbares. Ils auraient, pu se comporter comme en pays conquis. Ils ne demandent qu’à défendre les provinces où ils ont pu s’établir. Après Orose, trente ans après, voici Salvien dont les déclamations haineuses nous ramènent aux plus virulentes invectives de Commodien. Ce n’est plus un résigné qui parle, c’est un ennemi de Rome, de son passé, de ses gloires, de ses mœurs, un ennemi forcené qui applaudit à sa chute, qui exalte les vertus des Barbares en contraste avec les vices des vaincus. Et qui donc maintenant, s’écrie-t-il, oserait encore se vanter d’être Romain ?

Concluons : L’Empire était condamné. Avec ou sous le christianisme, il devait succomber. Mais le christianisme a été, lui aussi, un ferment de dissolution. Il a sa place dans l’énumération des causes qui ont amené la ruine inévitable.

 

FIN