L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

DEUXIÈME PARTIE — LES INSTITUTIONS

CHAPITRE I — Le Haut Empire.

 

 

§ 1. — L’extension du droit de cité. La romanisation.

Les citoyens romains étaient, au début de notre ère, en dehors de l’Italie, une faible minorité, composée de négociants qu’attirait le désir d’exploiter les vaincus, et renforcée par l’appoint des rares indigènes choisis entre leurs compatriotes pour participer aux privilèges de la nation conquérante. Isolés au milieu des populations sujettes, exposés à leur jalousie, à leur hostilité latente ou déclarée, ils avaient senti la nécessité de se grouper. De là ces associations, conventus, organisées sur le modèle des collèges romains avec, à leur tête, un curateur, pour veiller à l’intérêt commun. Elles se multiplièrent sur toute la surface de l’empire, et naturellement disparurent quand elles eurent perdu leur raison d’être, c’est-à-dire à mesure que la minorité tendait à devenir la majorité.

Les citoyens romains formaient dans la masse des provinciaux une aristocratie. Ils incarnaient en leur personne l’orgueil et la majesté du peuple roi. Ils avaient le connubium et le commercium, ce qui voulait dire que seuls ils pouvaient se marier, tester, acquérir, hériter, trafiquer, suivant les modes et sous la garantie de la loi romaine. Sans doute la valeur légale de ces actes était assurée pour les étrangers, les pérégrins, soit par leur droit national dont Rome savait au besoin imposer le respect, soit par les règles du droit des gens, droit des nations, jus gentium, un droit nouveau qui s’élaborait petit à petit, transformant l’ancien droit des citoyens, le jus civile, de manière à le rendre plus souple, et aussi mieux adapté aux rapports sociaux créés par la conquête. Mais ce droit national n’était qu’un ensemble de coutumes locales, variant d’une cité à une autre, très gênantes pour les relations avec le dehors, et constituant un grand désavantage, dans la lutte commerciale, à l’égard da concurrent pourvu de la qualité de citoyen. Quant au droit des gens, outre qu’il ne s’appliquait pas à tous les cas, il était aussi, sur certains points, une cause d’infériorité. Le mariage qu’il consacrait entre citoyens et pérégrins ne produisait pas les mêmes effets que les justes noces conformes au droit romain. Les enfants nés de ces unions étaient pérégrins. En ce qui concerne la juridiction criminelle, par’ une application des vieilles lois sur l’appel ap peuple, les citoyens furent d’abord jugés à Rome où ils bénéficiaient d’une pénalité plus douce. Plus tard, quand, en raison de leur nombre croissant, on dut les juger sur place, ils demeurèrent soustraits aux supplices les plus infamants. Ils avaient encore d’autres prérogatives. C’est parmi eus que les gouverneurs choisissaient la majeure partie des juges. Seuls, jusqu’au deuxième siècle, ils furent admis dans la légion. Seuls ils pouvaient aspirer à devenir fonctionnaires de l’État. Les plus favorisés, en possession du jus honorum, voyaient s’ouvrir devant eus la carrière sénatoriale. Il n’était pas jusqu’au port de la toge avec les trois noms à forme latine, prénom, gentilicium, cognomen, qui ne leur fût réservé et n’ajoutât à leur prestige. Élevés à cette hauteur on comprend qu’ils aient été un objet d’envie. Devenir citoyen romain fut l’ambition de toit pérégrin.

Il y avait un degré entre la condition de pérégrin et celle de citoyen. C’était le droit latin qu i, limité primitivement aux Latins de race, puis propagé à travers l’Italie, avait fini par être transplanté en dehors de la péninsule après qu’elle avait été tout entière annexée à la cité. Le droit latin comportait le commercium. Il pouvait être accompagné de la concession du connubium. Mais il n’allait pas au delà de ce que nous appelons les droits civils.

Le droit latin était octroyé par mesures collectives. Il fit de rapides progrès. On peut dire qu’à la fin du premier siècle il s’était étendu à tout ce qui, dans l’Occident, était acquis à la civilisation romaine. Il n’avait pénétré ni dans la Bretagne, ni dans les territoires rhénans et danubiens, pays d’occupation militaire où l’on ne voyait en présence que des citoyens et des Barbares et où, par conséquent, il n’y avait pas de place pour cette catégorie intermédiaire. Il était inconnu dans l’Orient grec qui n’y prétendait pas et qui, à ce point de vue encore, formait un monde à part.

Le droit de cité était conféré collectivement ou individuellement.

Nous sommes mal renseignés sur la diffusion du droit de cité par mesures collectives. En général les textes qui nous signalent des mesures de ce genre se réfèrent à cette période troublée où, après la chute de Néron, les prétendants se disputaient les sympathies, des populations.

Les concessions individuelles s’obtenaient par une faveur gratuite, ou automatiquement parce qu’on remplissait certaines conditions déterminées.

Il n’est pas douteux que les concessions gratuites n’aient été fort nombreuses, étant donné la propagation du droit de cité dans les hautes classes de la société où naturellement elles devaient être plus fréquentes. Mais là-dessus encore nous n’avons que peu de témoignages directs, sauf pourtant un document de première importance, que nous avons mentionné déjà à propos de la censure de Claude.

Les individus qui obtenaient le droit de cité pour avoir rempli certaines conditions spécifiées par la loi étaient, en premier lieu, ceux qui avaient exercé une magistrature dans une cité de droit latin. Ce fut un empereur du deuxième siècle, vraisemblablement Hadrien, qui élargit cette issue en instituant une nouvelle forme du droit latin, le droit latin majeur (Latium majus), par opposition à l’ancien qualifié désormais de mineur (Latium minus). La différence c’est que le droit latin majeur étendait aux membres du Sénat municipal, aux décurions, le privilège réservé jusque-là aux magistrats.

Il y avait d’autres débouchée qui s’ouvraient à la foule, et par où elle passait en flots continus et pressés.

Il y avait l’armée. La légion ne devant admettre que des citoyens, les hommes qui ne l’étaient pas encore le devenaient en y entrant. Les soldats des troupes auxiliaires, pour qui ce statut n’était pas requis, en étaient dotés quand ils quittaient le service. De même, le plus souvent, les enfants de troupe, les castrenses, nés du concubinat avec une pérégrine.

Il y avait les affranchissements. L’esclave d’un citoyen, âne fois affranchi, devenait lui-même citoyen, comme son patron. Du moins telle sut la règle jusque dans les premiers temps de l’Empire. A cette époque, les affranchissements devenant plus fréquents et menaçant de submerger la cité sous une masse d’éléments suspects, on se préoccupa d’en réduire le nombre et d’en atténuer les effets. De là la catégorie des affranchis dits juniani, de la loi Junia Norbana en 19 ap. J.-C. Les juniani, affranchis en dehors du contrôlé de l’État, n’obtenaient avec la liberté qu’un droit latin ramené au minimum, c’est-à-dire le commercium, moins le droit d’hériter et de tester. Mais ce n’était là qu’un stage à la suite duquel ils pouvaient s’élever au rang de citoyens, moyennant certains services rendus à la société, par exemple la procréation d’un enfant mâle ou l’exercice d’une industrie utile.

Il était rare, quand on fondait une colonie romaine, qu’on n’appelât pas un certain nombre d’indigènes à en faire partie, et c’était encore une voie par où l’on pénétrait dans la cité.

A mesure qu’on avance on voit se multiplier les facilités pour l’acquisition du droit de cité. Une série de dispositions antérieures à Hadrien corrigèrent !a rigueur de la loi sur les unions contractées en dehors du connubium. Pour faire d’un couple composé d’un pérégrin et d’une Latine une paire de citoyens, or n’exigea qu’une condition : la survenance d’un enfant avec la preuve, qui sans doute n’était pas difficile â produire, que la femme s’était trompée de bonne foi sur l’état civil de son mari.

Avec le droit de cité se propageaient les mœurs romaines et l’usage de la langue latine. On doit admettre que la connaissance du latin fut requise de quiconque aspirait à la qualité de citoyen, même en Orient. Riais cette exigence ne pouvait se soutenir, longtemps devant la vitalité du grec. Les Orientaux cultivés apprenaient le latin, surtout s’ils voulaient entrer dans la vie publique, mais le grec restait pour tous la langue journalière, et pour la masse la langue unique. Dans les pays occidentaux où les langues nationales n’offraient pas la même résistance, la contrainte n’était point nécessaire. Le latin, la seule langue employée dans les tribunaux, dans les documents officiels émanant des municipalités ou de l’État, ne pouvait être ignoré dans les rangs élevés de la société. Plus bas, il se répandait par les soldats rentrés dans leurs foyers, par le contact avec les fonctionnaires de tout ordre. Pour tous ceux qui avaient quelque ambition ou quelque amour-propre, il était comme une parure, la marque d’une civilisation supérieure.

Au début du troisième siècle, en 212, parut l’édit de Caracalla, qui octroya le droit de cité à tous les habitants de l’empire. C’est ainsi du moins qu’en est résumée la teneur dans les textes trop courts et trop rares qui en font mention. Mais nous constatons par ailleurs qu’il devait contenir d’importantes réserves. Il ne statuait que pour le présent, pour les sujets actuels de Rome, et non pour ceux qui pourraient le devenir par la suite. Il ne s’appliquait qu’aux hommes de naissance libre, et encore à condition qu’ils fussent parvenus au stade de l’organisation municipale. Il excluait donc, d’une part les affranchis jument, peut-être aussi les hommes d’un rang inférieur, les serviteurs, les clients, etc., de l’autre les ruraux dispersés dans leurs villages, à plus forte raison les tribus qui n’étaient pas sorties de l’état nomade. Il exceptait enfin ceux qu’on appelait les dedititii, les Barbares établis à l’intérieur des frontières. C’est pourquoi nous voyons se maintenir, après la date de l’édit, les anciennes distinctions entre citoyens, Latins, pérégrins.

On comprend que, réduit à ces termes, il n’ait pas fait sur les contemporains une très vive impression. Sans doute, tel quel, il élargissait dans de notables proportions le cadre de la cité, mais il n’énonçait aucun principe nouveau, il n’était que l’aboutissement nécessaire, prévu, d’un mouvement fort avancé et déjà presque achevé. Et puis, il n’apportait à ceux qu’il concernait aucun avantage réel. Il n’intéressait pas les hautes classes qui, dans leur ensemble, n’avaient pas attendu ce jour pour réaliser ce progrès, et quant au menu peuple, que lui importait la concession des droits politiques, c’est-à-dire l’accès aux fonctions publiques, qui ne touchait que les riches ? Il est vrai qu’il entrait en possession des droits civils, mais, de plus en plus, le droit des gens s’assimilait la majeure partie du droit privé romain et en assurait à tous le bénéfice. Et enfin, pour ce qui est du droit criminel, les immunités pénales, l’exemption des supplices, reconnues autrefois à tous les citoyens, ne l’étaient plus maintenant qu’à une certaine catégorie, la plus relevée, la catégorie des honestiores, à l’exception des humiliores, des plébéiens. En revanche, ils étaient tous astreints à l’impôt du vingtième sur les successions qui ne pesait que sur les citoyens.

Dion Cassius nous dit que ce fut cette considération d’ordre purement fiscal qui suggéra à Caracalla l’idée de son édit. Mais il n’aime pas cet empereur, et son interprétation est suspecte. En fait, il ne semble pas que cet impôt, étendu aux classes moyennes, aux petites fortunes, ait dû être très productif, et l’on peut donc supposer que te fils de Septime Sévère, fidèle à la tradition paternelle, ou si l’on veut, les jurisconsultes illustres qui lui servaient de conseil, savaient ce qu’ils faisaient et accomplissaient, en toute connaissance de cause, une œuvre de logique et de justice. Toutefois, ce n’est qu’à la longue, avec le recul des siècles, que l’acte de 212 apparut dans sa vraie portée, considéré, moins en lui-même, que dans la série des faits dont il était la résultante et la consécration, comme la plus haute et définitive expression, comme le couronnement de la politique libérale et généreuse poursuivie, avec une constance admirable, depuis les premiers temps de la République. C’est dans ce sens qu’en a parlé saint Augustin, et c’est dans la même pensées que le gaulois Rutilius Namatianus, au moment où l’empire allait s’effondrer, écrivait ces beaux vers, les plus beaux où ait été glorifiée la mission historique de Rome : Aux diverses nations tu as fait une seule patrie, et le monde par toi n’a plus formé qu’une cité.

Fecisti patriatn diversis gentibus unam,

Urbem fecisti quod Arius orbis erat.

Pourtant une remarque s’impose. Il faut le reconnaître, tout n’était pas bénéfice dans le mouvement qui, depuis les Antonins, avec une accélération croissante, jetait dans le cercle sans cesse élargi des citoyens une masse toujours plus nombreuse d’éléments étrangers. Longtemps Rome avait procédé avec une sage lenteur, ménageant les étapes entre l’état de pérégrin et la plénitude du droit de cité. Les nouveaux citoyens arrivaient ainsi avec une initiation préalable et graduelle, acquis d’avance à la culture de leur patrie. Il n’en était plus de même à présent. Dès le courant du troisième siècle, nous voyons que les distinctions que l’édit de Caracalla laissait encore subsister tendaient à s’effacer, -et que la dénomination de Romani prenait une acception universelle. Mais elle n’avait plus la même valeur, la même signification : elle ne représentait plus la même communauté de sentiments et d’idées. Cela est visible surtout dans l’armée. La légion avait été recrutée, au cours des deux premiers siècles, dans les provinces les plus romanisées, si bien que ceux-là mêmes qui devaient, pour y figurer, recevoir le droit de cité n’étaient pas indignes de cet honneur. A mesure que le goda des armes se perdait dans ces populations paisibles, il fallut bien s’adresser aux Barbares des frontières et du dehors. Il fallut même enrôler des esclaves. La légion restait ce qu’elle avait été, la grande machine à fabriquer d’es citoyens. Mais ces citoyens n’étaient plus des Romains.

 

§ 2. — L’assimilation de l’Italie aux provinces.

Pendant que se poursuit l’assimilation des provinces à l’Italie, l’Italie, par un mouvement inverse, est assimilée aux provinces. Nous avons vu comment elle avait été peu à peu soustraite à l’autorité du Sénat. Il nous reste à noter comment, dans le domaine judiciaire et financier, elle finit par rentrer dans le droit commun.

Les pouvoirs judiciaires d’origine républicaine, les préteurs, les quæstiones perpetuæ, subsistaient. A côté de cette juridiction une autre avait surgi, celle du Sénat. Le Sénat n’avait pas été sous la République un corps judiciaire, ou du moins c’était seulement dans les circonstances exceptionnelles qu’on l’avait vu s’ériger en haute cour de justice. Maintenant, comme si les empereurs avaient voulu lui offrir cette compensation à sa déchéance eu tant que corps politique, sa compétence en matière judiciaire s’était étendue et affermie, bien qu’elle ne fût ni régularisée ni définie. Il appartenait à l’empereur, si tel était son bon plaisir, de lui renvoyer certaines affaires. C’étaient généralement celles qui touchaient aux intérêts de l’État, crimes de lèse-majesté, de concussion, ou dans lesquelles étaient impliqués de grands personnages. Ce devint un privilège des sénateurs d’être jugés par leurs pairs. Les parties aussi pouvaient introduire la cause devant le Sénat, s’il y consentait, et avec l’approbation impériale. On remarquera que cette juridiction nouvelle, ajoutée à la précédente, celle des préteurs et des quæstiones perpetuæ, n’était pas avec elle en opposition. Dans l’une comme dans l’autre, c’était le régime républicain qui se continuait.

Les pouvoirs nouveaux étaient l’empereur ou les pouvoirs émanant de l’empereur. L’empereur, en vertu de son imperium, était le juge souverain, non pas seulement théoriquement, mais dans la pratique, car une de ses fonctions ordinaires, et non pas la moins absorbante, était de juger. Il jugeait les causes qu’il évoquait ou celles qui lui étaient soumises, en première instance ou en appel. La procédure de l’appel s’était introduite sous l’empire, aucune juridiction ne devant être indépendante de la juridiction impériale, et cette dernière était d’autant plus fréquemment sollicitée que, placée plus haut, elle paraissait devoir être plus impartiale. L’empereur jugeait en personne, dans son consilium, avec l’assistance du bureau a cognitionibus qui préparait le travail. Mais telle était l’affluence des affaires qu’il ne pouvait se passer d’agents jugeant en son nom.

Il était de règle, dans les sociétés antiques, qu’à chaque pouvoir administratif flat attachée une juridiction correspondant à ses fonctions. Il suit de là que le préfet de la ville, ayant mission d’assurer la sécurité de la capitale, y fut investi d’une juridiction au criminel qui, dès la fin du premier siècle, et sans doute auparavant, s’étendait à toute l’Italie. Il est plus difficile de saisir le lien entre les attributions essentielles du préfet du prétoire et ses attributions judiciaires. On peut Aire ceci. D’abord, le préfet de la ville était impuissant à faire sentir son action au loin. Il n’était pour cela ni qualifié par son titre, ni pourvu des moyens nécessaires. Quand donc l’empereur voulait atteindre les régions éloignées de Rome il était obligé de recourir au préfet du prétoire, commandant toute la force armée. De là le partage qui s’établit entre le préfet de la ville et le préfet du prétoire, le premier limitant sa juridiction à la capitale, dans un rayon de cent milles, l’autre l’exerçant au dehors de ce cercle, jusqu’aux extrémités de l’Italie. D’autre part, on sait que le préfet du prétoire était devenu, tout naturellement, le second de l’empereur. Les appels passaient par ses mains, et il en décidait quand l’empereur n’intervenait pas. Il était le vice-président du consilium. Par là, sans cesser de commander la garde prétorienne, il devint peu à peu le grand justicier et le grand jurisconsulte de l’empire. Aussi peut-on relever, dans la série des préfets du prétoire, surtout au IIIe siècle, les plus grands noms du droit romain, Papinien, Ulpien, Paul.

Tout cela aboutissait au chaos. La situation était très simple dans les provinces où le seul juge, délégué par l’empereur, était le gouverneur. En Italie la concurrence, sans ligne de démarcation, entre les pouvoirs anciens et nouveaux créait une véritable anarchie, image, dans un domaine plus restreint, du désordre général savamment organisé par la conception dualiste d’Auguste.

Entre la juridiction criminelle des quæstiones perpetuæ et celle des fonctionnaires impériaux le choix était embarrassant, et il n’était pas toujours sûr. Sous Néron, un certain Valerius Ponticus se trouva fort mal, — il fut exilé, — pour avoir saisi le premier de ces tribunaux dans une accusation de faux. Le conflit, après diverses fluctuations, se termina, comme il était inévitable, à l’avantage des fonctionnaires impériaux. Dès Septime Sévère les quæstiones perpetuæ avaient disparu. Le même empereur réduisit le Sénat à ne plus juger que les causes intéressant les sénateurs.

Vers la même époque, la juridiction des magistrats en matière civile était battue en brèche par une suite de mesures qui furent autant d’étapes vers l’assimilation progressive de l’Italie aux provinces.

Un des inconvénients du système était l’obligation où se trouvaient les plaideurs de s’adresser à Rome pour toutes les affaires de quelque importance. Il en résultait qu’elles allaient s’accumulant et traînant indéfiniment, et cela entre les mains de juges qui, en leur qualité de magistrats, changeaient tous les ans. C’est pour remédier à de mal que Hadrien avait distribué l’Italie en quatre ressorts auxquels il avait préposé quatre consulaires. L’institution, supprimée par, Antonin, avait été rétablie par Marc-Aurèle avec quatre juridici de rang prétorien, qui, eux-mêmes, furent remplacée, au cours du IIIe siècle, par des correcteurs. Les juridici n’étaient pas seulement des juges, mais des administrateurs, de vrais gouverneurs. A plus forte raison les correcteurs dont le titre même, emprunté à l’administration provinciale, était significatif. Les Italiens ne pouvaient que se féliciter de ces innovations qui mettaient fin à de graves embarras. Mais elles froissaient le Sénat, obstinément attaché à tout ce qui pouvait rappeler le régime républicain. Pour ménager ses susceptibilités, les empereurs se gardèrent d’intituler leurs mandataires légats, comme dans les provinces, et ce ne furent pas non plus des provinces, mais des régions qu’ils eurent à administrer. Et encore, bien que leurs circonscriptions fussent nettement déterminées, furent-ils censés administrer, non pas telle ou telle partie de l’Italie, mais l’Italie entière (juridicus per Italiam regionis...). La fiction de l’Italie indivisible était sauvegardée par cette formule qui, d’ailleurs, finit par tomber en désuétude au début du IVe siècle. C’étaient là des concessions dans les mots, non dans les choses. Il n’y eut d’exception que pour la ville de Rome et sa banlieue, où, le préfet du prétoire exerçait sa juridiction criminelle et où les magistrats conservaient leur juridiction civile, confinés et comme bloqués dans ce seul et dernier asile de leur antique souveraineté judiciaire italienne.

La réorganisation de l’administration provinciale par Dioclétien marqua le terme de cette évolution. Rome étant toujours mise à part, et ses prérogatives respectées, l’Italie fut traitée comme le reste de l’empire. Le titre de correcteur disparut et fut remplacé par celui de consularis propre à tous les gouverneurs, là du moins où le, gouverneur y avait droit. Les régions devinrent des provinces au nombre de huit, et l’Italie, amplifiée de la Rhétie, des Alpes Cottiennes, de la Corse, de la Sardaigne, de la Sicile, c’est-à-dire dépouillée de son individualité, forma un diocèse, comme la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, etc.

Si les Italiens avaient d’excellentes raisons pour ne pas se soucier de leur privilège en matière judiciaire, privilège qui, en réalité, n’était autre que celui du Sénat, en revanche ils tenaient, comme il était naturel, à leur immunité financière. Sans doute cette immunité n’était pas absolue. Ils étaient soumis, comme tous les citoyens, à des impôts indirects, ils étaient astreints, en outre, eux aussi, à certaines taxes extraordinaires telles que l’or coronaire, mais ils étaient exempts de l’impôt foncier et de l’impôt personnel, pesant exclusivement sur les provinciaux, en vertu du principe, professé par les jurisconsultes, que la conquête ayant confisqué la propriété et la liberté des vaincus, ils ne pouvaient racheter l’une et l’autre que moyennant une redevance. Principe très contestable dans son application. C’était une pure fiction qui assimilait l’Italie, terre conquise, à la cité conquérante, et c’était par une fiction non moins forte que l’on transportait maintenant à des villes provinciales le jus italicum, le privilège italien. La théorie devint insoutenable quand le droit de cité romaine se fut étendu à tout l’empire. Dès lors l’impôt personnel et l’impôt foncier apparurent ce qu’ils étaient réellement, non plus une marque de sujétion, mais une contribution légitimement levée sur tous pour subvenir aux charges de l’État. Dans ces conditions, il n’y avait plus de raison pour maintenir l’immunité de l’Italie. Elle dura pourtant jusque vers la fin du IIIe siècle et ne fut pas abrogée d’un seul coup. L’impôt foncier ne fut exigé, sous Dioclétien, que de la région du Pô, et les fournitures en nature (annona) furent réparties entre l’Italie du nord, chargée d’approvisionner la cour et l’armée (Italie annonaire) et celle du centre et du sud, qui dut nourrir la capitale (Italie urbicaire). Ce fut Galère qui soumit l’Italie entière au régime fiscal institué par la tétrarchie. Le mécontentement suscité par cette mesure explique les sympathies qu’elle témoigna à Maxence, mais Maxence lui-même, pressé par les nécessités financières, dut revenir à la politique de Galère, qui prévalut définitivement avec Constantin.

 

§ 3. — Les assemblées provinciales.

Le régime autocratique était tempéré dans les provinces par certaines libertés, libertés régionales et libertés locales, les premières ayant pour organe les assemblées provinciales, les autres, les autorités de la cité.

La religion impériale a été pour les empereurs un puissant, moyen de gouvernement.

L’identification du génie d’Auguste aux Lares de la capitale eut son pendant, parmi les populations occidentales, dans l’addition de l’épithète Augustus accouplée aux noms des dieux nationaux, déjà, pour la plupart, dépouillés de leur vocable originel et verbalement identifiés aux divinités classiques. Le grand dieu gaulois devint Mercure Auguste. Ainsi la religion gauloise portait, avec l’empreinte de la religion romaine, celle de la religion impériale.

La religion impériale produisit une autre conséquence plus importante qui fut l’institution des assemblées provinciales (concilia et κοινά).

Le culte de Rome et d’Auguste, propagé à travers tout l’empire, prit, en Orient et en Occident, une ; forme différente. En Orient, il put é adapter à des institutions préexistantes. En Occident, il fut créé de toutes pièces. Les Romains, quand ils étaient devenus maîtres des pays grecs, y avaient rencontré une multitude de confédérations, mi-politiques, mi-religieuses, qu’ils n’eurent pas de peine à rendre inoffensives et qui furent autant de centres pour la religion nouvelle. Il suffit, pour cela, d’ajouter les cérémonies qu’elle comportait à celles qui étaient pratiquées antérieurement. Il en fut autrement dans l’Occident, où l’on dut opérer sur table rase. Tandis qu’en Orient la religion impériale s’était introduite par voie de juxtaposition, de superposition, en Occident elle eut son domaine propre, en dehors des divinités nationales.

Une autre différence, c’est que, en Orient, la tradition fit maintenir les anciens groupements, lesquels ne correspondaient pas à la division par provinces. En Occident, rien n’empêcha d’établir l’harmonie entre les circonscriptions administratives et religieuses. En général, ce furent les provinces qui servirent de cadre à ces dernières, et ce fut le chef-lieu qui devint le siège du culte.

On a vu que, contrairement à ce qui se passait en Orient, ce furent en Occident les provinces les plus récemment soumises où s’introduisit en premier lieu le culte impérial. La raison en est qu’il se présentait en Orient comme une institution conforme à de vieilles -habitudes, comme une suite et un fruit naturel d’un long développement historique, tandis qu’en Occident il était une importation se heurtant, dans les provinces les mieux assimilées, aux mêmes scrupules, moins tenaces sans doute, qu’au cœur de la latinité. Il y avait jusque dans les cercles provinciaux une aristocratie qui n’avait pas dépouillé tout à fait l’esprit républicain. Bien de semblable danse les pays barbares. La religion impériale n’éveillait là aucune susceptibilité de ce genre. Implantée comme un monument de la conquête, elle devenait pour les vaincus un témoignage et un gage de leur fidélité.

Les formes du culte présentaient, non seulement de l’Orient à l’Occident, mais en Occident même des variétés. Dans les provinces les moins romanisées il ne comportait qu’un autel, ara. C’était la coutume chez ces populations primitives de célébrer leur culte en plein air. L’autel de Rome et d’Auguste à Lyon est le spécimen le plus fameux de ce type. Le premier temple érigéen Occident fuit celui de Tarragone, sous Tibère. Là aussi, pour la première fois, le prêtre, au lieu de s’appeler sacerdos, prit le titre essentiellement romain de flamine. La distinction subsista, bien qu’au fond purement verbale. Le fait à noter, c’est la prédominance acquise au culte de l’Auguste sur celui de Rome, et d’abord de l’Auguste régnant, puis de l’Auguste, non plus en tant qu’individualité concrète, mais de l’Auguste impersonnel, symbole de l’unité romaine et de la souveraineté impériale.

Les anciens n’ont jamais compris qu’une association quelconque, familiale, privée ou politique, ne flat pas en même temps une association religieuse. Dans le chaos des religions diverses, la religion impériale fut le lien qui unissait dans un culte commun tous les sujets de l’empire. Elle planait au-dessus des religions locales, comme l’autorité impériale au-dessus des autorités locales. Aussi le prêtre qui la représentait finit-il par se subordonner tous les prêtres provinciaux dont il devint le chef hiérarchique. Il fut le prêtre de la province, le sacerdos ou le flamen provinciæ.

La célébration du culte donnait lieu à des réunions annuelles accompagnées de réjouissances et de fêtes officielles. Elles ne se tenaient pas toujours au chef-lieu. L’autel de Lyon avait été élevé en commun, sur un terrain fédéral, voisin de la colonie romaine, par les trois provinces de la Lyonnaise, de l’Aquitaine, de la Belgique, qui d’ailleurs formaient alors, malgré cette division tripartite, une unité administrative supérieure et qui ne cessèrent pas, par opposition à la Narbonnaise, de former une unité morale. Dans l’Achaïe, Argos avait été désigné par considération pour d’anciens souvenirs. En Asie, où il y avait beaucoup de villes fières de leur antiquité, de leurs richesses, et dont on devait ménager les susceptibilités, on leur laissait le droit de donner asile alternativement au κοίνον. En général, ces réunions n’étaient autres que la représentation des cités. Elles élisaient un ou plusieurs délégués tirés de son sein. Ces délégués élisaient eux-mêmes le sacerdos, le flamine, l’άρχιέρευς ; qui était en même temps leur président. Il était nommé pour un an, de manière à ne pas se perpétuer dans un poste qui excitait l’émulation des cités comme des individus. A sa sortie de charge il faisait partie, avec ses prédécesseurs, de la classe très honorée des anciens prêtres (sacerdotales, flaminales). Il y avait d’autres dignitaires, et notamment des administrateurs financiers. Les assemblées étaient des personnalités juridiques qui ne pouvaient vivre sans un nombreux personnel et sans un trésor alimenté par les cotisations de leurs membres. Elles devaient faire face à des dépenses multiples, entre autres, aux frais des députations envoyées à Rome, aux honneurs mérités par les gouverneurs ou aux poursuites intentées contre eux. Et ici nous touchons à leur attribution essentielle, à celle du moins qui relève singulièrement leur rôle et qui fait pour nous le grand intérêt de cette institution.

L’objet propre de ces assemblées était le culte impérial. Il était difficile pourtant qu’elles restassent confinées dans cette occupation unique. Les hommes considérables que le suffrage de leurs compatriotes avait envoyés de tous les coins de la province ne pouvaient se séparer sans s’être concertés sur leurs intérêts communs. Pour les faire valoir, ils avaient le droit de pétition qui se pratiquait sur une vaste échelle, comme un correctif au despotisme. Il était reconnu aux individus et aux cités prises à part. Comment ne l’eût-il pas été aux cités prises en masse, dans la personne de leurs représentants ? Il n’était d’ailleurs, dans l’espèce, qu’une des formes par où se manifestait le culte. L’adoration ne va pas sans la prière, et la prière admet, avec les actions de grâce, les doléances. Les adresses, les députations ne s’en tinrent pas aux remerciements, aux félicitations. Elles risquèrent des veaux et des plaintes. Les assemblées provinciales devinrent donc naturellement les interprètes attitrés des populations, et ainsi, paradoxe étrange, l’institution la plus libérale de l’Empire eut pour point de départ celle qui nous paraît être, non sans raison, l’expression complète, le dernier terme de la servilité publique.

Ce qui motivait le plus souvent les réclamations des provinciaux, c’était la conduite du gouverneur. Contre le gouverneur ils avaient mieux que le droit de pétition. Ils pouvaient, quand il était sorti de charge, poursuivre sa mise eu accusation. A vrai dire ce n’était pas là tout à fait une nouveauté. De tout temps ils avaient eu ce droit, à condition de le faite exercer en leur nom par un citoyen romain, et bien que le régime républicain ne fût pas en général favorable’ à leurs revendications, il n’est pas sans exemple que, même alors, ils aient obtenu satisfaction. Ce qui leur avait manqué jusque-là, c’était un organe autorisé et un moyen de contrôle régulier.

Quand le mandat du gouverneur était expiré une délibération s’ouvrait et aboutissait, suivant les cas, à des conclusions différentes. Tantôt, et le plus souvent, on votait un décret élogieux avec l’érection d’une statue. Tantôt on se renfermait dans une abstention équivalent à un blâme. Tantôt on allait jusqu’à décider une poursuite judiciaire. On nommait une députation qui allait à Rome déposer la plainte dans les bureaux de la chancellerie. L’empereur jugeait s’il fallait ou non y donner suite. S’il se prononçait affirmativement, il évoquait la cause devant le Sénat, ou plue ordinairement, depuis Hadrien, devant son conseil. Le Sénat, quand il était saisi, ordonnait une enquête dont l’accusation était chargée. Elle disposait pour cela de pouvoirs étendus et d’un délai très large. Les débats étaient entourés d’un grand appareil et donnaient lieu à de grandes joutes oratoires. Les députés provinciaux y assistaient et étaient, libres de prendre la parole. Presque toujours ils s’en remettaient à leur patron. Cet usage remontait à une tradition fort ancienne. A l’époque où les étrangers étaient dépourvus de tout droit, ils avaient dû se recommander à la protection d’un citoyen dont ils devenaient les clients et qui leur servait d’intermédiaire dans leurs rapports avec Rome. Il eu était de même pour les collectivités, pour les provinces. Chaque province eut donc et ne cessa pas d’avoir son patron, désigné vraisemblablement par l’assemblée provinciale, et choisi parmi les premiers personnages de l’État, parmi ceux dont on pouvait utiliser l’influence ou l’éloquence. Rien n’était changé à la procédure quand elle était transférée au tribunal impérial. La pénalité non plus n’était pas modifiée. Le gouverneur reconnu coupable pouvait être expulsé du Sénat, ou simplement écarté à l’avenir du gouvernement des provinces. Il pouvait être aussi condamné au bannissement, dans une ville libre ou fédérée, même à la déportation, c’est-à-dire à l’internement pour la vie dans une île solitaire. Cette dernière peine, entraînant une confiscation partielle et une sorte de mort civile, la plus rigoureuse parmi celles qui pouvaient frapper un homme de condition, un honestior, fut appliquée à des gouverneurs concussionnaires.

La hardiesse des assemblées provinciales à user de leurs prérogatives ne laissa pas d’irriter les vieux Romains, toujours disposés à traiter les sujets en vaincus. Les empereurs n’en furent pas troublés. Ils tirent toujours preuve, dans leurs rapports avec les provinciaux, d’un esprit plus bienveillant que les tenants arriérés de l’oligarchie sénatoriale. Très jaloux de leur autorité, ils avaient la vue très nette des dangers qui pouvaient la menacer. Ils ne craignaient rien pour elle de cette aristocratie municipale qu’ils avaient placée ou replacée à la tête des cités et qui, après comme avant la conquête, sauf en de rares circonstances, ne marchanda jamais à Rome les témoignages de sa fidélité. Ils se méfiaient au contraire des gouverneurs et de la force qu’ils tiraient du commandement des armées. Ils n’étaient pas fâchés de les soumettre à une surveillance d’autant plus sévère qu’elle était plus intéressée. Ils ne firent donc rien pour entraver leur liberté, et ne cherchèrent qu’à en tirer le meilleur parti possible pour le bon ordre de leur administration.

Il ne faudrait pas amplifier le rôle de ces assemblées. Leur droit de pétitionnement était, sinon précaire dans son exercice, du moins aléatoire dans ses résultats. Leur droit de mise en accusation pouvait se heurter à bien des obstacles. Il pouvait rencontrer l’opposition du nouveau gouverneur, engagé à plaider la cause de son prédécesseur, alors même que le sentiment de la solidarité professionnelle lui tenait lieu de conviction. Si néanmoins on passait outre, il fallait obtenir, avant l’approbation de l’empereur, l’assentiment des bureaux. Il n’y avait là aucune des garanties que nous réclamons pour une assemblée politique.

Les assemblées n’étaient pas des .corps politiques au vrai sens du mot. Au point de vue strictement légal, elles ne différaient pas de ces associations d’ordre privé, si nombreuses dans l’empire, dont l’État se réservait de surveiller l’activité, d’approuver, de modifier, de rejeter les statuts. Sans doute, en fait, elles avaient une toute autre importance. Les empereurs leur écrivaient quelquefois pour leur faire part des mesures qui intéressaient la province. Mais ces communications n’avaient rien de régulier. On remarque leur abstention dans les crises qui, à plusieurs reprises, ébranlèrent le monde romain. Aucun prétendant ne parait avoir sollicité leur appui. C’est seulement au milieu du Ve siècle, dans l’absence ou l’impuissance des pouvoirs réguliers, que nous constatons quelques tentatives pour sortir de leur domaine. Mais cet épisode appartient à la dernière partie de leur histoire sur laquelle nous aurons à revenir.

En résumé, les assemblées provinciales, fidèles à leur origine, n’ont rien fait, sauf à la fin, pour s’élever au-dessus. Cette ambition aurait pu leur venir dans une société désabusée du despotisme et avide de liberté. Mais l’idée même de liberté était depuis longtemps, et pour longtemps, effacée des esprits. Elles établirent un utile contact entre le souverain et les sujets. Elles contribuèrent à redresser des abus. Elles réalisèrent le maximum de franchises compatibles avec le principe de l’autocratie. Ces franchises étaient quelque chose, et l’on doit savoir gré aux empereurs qui, spontanément, les ont octroyées et maintenues.

 

§ 4. — Le régime municipal. Les Augustales.

La paix romaine n’a pas été une formule sonore et vide. Elle a été une réalité dans le cours du premier siècle, malgré le rapide intermède qui suivit le règne de Néron. Elle a répandu ses bienfaits durant une bonne partie du deuxième siècle, et plus tard même il y a eu des moments où les populations reconnaissantes ont cru pouvoir saluer ou espérer le retour de cet heureux passé. Pour se rendre compte de leurs sentiments, il faut considérer l’état du monde avant la conquête romaine. Il n’avait pas cessé jusque-là d’être un champ de bataille entre les monarchies et les cités. Rome avait supprimé les monarchies et fait déposer les armes aux cités. Par là elle avait inauguré une ère telle que les hommes n’en avaient jamais connue. Elle leur avait assuré le bien qui maintenant, après tant d’épreuves, passait dans leur pensée par-dessus tous les autres, la sécurité dans leur travail et dans leur repos.

La, paix qu’elle imposait n’était pas une paix inerte, la paix du tombeau. En confisquant l’indépendance des cités, elle n’avait rien fait pour les frapper dans leur individualité, dans leur vitalité. Elle sut concilier le soin de sa sûreté avec le libre développement de leur activité propre. De cet accord habilement ménagé entre deux tendances contraires sortit le régime que nous appelons régime municipal, et qui fut une des grandes originalités de la politique romaine.

Ce que les Grecs et les Latins appelaient, au sens précis du mot, la civitas, la πόλις, c’était un organisme, plus ou moins restreint, caractérisé par la prédominance de la ville et de ses magistrats et l’incorporation à la ville du territoire rural. Ce régime était inconnu à l’Occident. Rome se donna pour but de l’y, introduire, non pas seulement parce qu’il était à ses yeux la forme la plus haute, la forme nécessaire d’une vie publique bien ordonnée, mais parce qu’elle voyait dans la prédominance de la ville, siège de la latinité, le moyen le plus sûr de faire rayonner ses mœurs, ses lois, sa langue. Elle procéda plus ou moins lentement, suivant les milieux, sans hâte et sans violence, comptant avec raison sur l’attrait que devait exercer une civilisation supérieure.

Ce régime ne fut ni tyrannique, ni uniforme. Il ne fut pas tyrannique, l’Empire dans les premiers siècles étant mal outillé pour entrer dans le détail de l’administration. Il ne fut pas uniforme, l’uniformité, avec la centralisation, devant être le fruit tardif du despotisme. Pour l’exécution de leurs plans, les empereurs n’eurent rien à inventer. Il leur suffit de transporter au delà de l’Italie le système imaginé par la République pour la péninsule. L’Italie avait été, sous l’hégémonie de Rome, une fédération de communes placées dans des conditions diverses et disposées dans un ordre hiérarchique, de manière à être séparées par des intérêts différents et à trouver, dans la perspective d’une promotion à une catégorie plus élevée, une excitation à mériter cette faveur par leur dévouement à la cité maîtresse. Les mêmes principes furent appliqués dans les provinces. Les mêmes distinctions reparurent dans ce cadre élargi.

Il faut mettre en tête, et à part, les colonies. Elles répondaient à un double objet. Elles étaient des postes militaires et des centres d’influence. Elles assuraient la conquête matérielle et préparaient la conquête morale. Elles étaient romaines ou latines, celles-là composées de vétérans légionnaires, celles-ci recrutées dans les corps auxiliaires, les premiers, citoyens romains, les autres réduits à la possession du droit latin. Elles formaient des communes où les plus distingués d’entre les indigènes étaient admis, et où la population entière finit par entrer. La constitution des colonies romaines reproduisait exactement, en la simplifiant, celle de Rome. Le conseil des décurions était une réplique du Sénat. La magistrature suprême, les duumviri jure dicundo, était une imitation du collège consulaire. Au-dessous venaient des édiles, des questeurs. Le droit en vigueur était le droit romain. Les institutions des colonies latines, modelées plutôt sur le type italique, ne différaient de celles des colonies romaines que par quelques détails. Somme toute, les unes et les autres portaient la même empreinte, rendaient les mêmes services, contribuaient à la même œuvre.

Les autres cités formaient la masse des cités étrangères, pérégrines, qui se subdivisaient en plusieurs classes.

Au plus bas degré les cités sujettes, dites stipendiaires, parce qu’elles étaient astreintes au stipendium, à l’impôt personnel et foncier, considéré comme la marque de la sujétion. Comme elles s’étaient par la deditio remises à la discrétion du peuple romain, elles étaient dans sa dépendance absolue, et les droits qu’il avait bien voulu leur laisser étaient de pure tolérance et de nature essentiellement précaire.

Au-dessus, les cités libres et fédérées, les cités libres qui tenaient leur liberté d’une concession bénévole et révocable, les cités fédérées, libres en même temps, qui tenaient ou étaient censées tenir cette liberté d’un traité d’alliance, d’une convention bilatérale. Cette liberté était l’autonomie, restreinte à l’administration intérieure, le droit de se gouverner elles-mêmes, par leurs propres magistrats, selon leurs propres lois. Elles étaient immunes, exemptes de l’impôt qui d’ailleurs était remplacé par des prestations, et de plus obligées au service militaire.

La propagation du droit de cité romaine amena la formation d’une autre catégorie, celle des municipes. Par ce mot, dont la signification avait beaucoup varié avec le temps on désignait des cités qui, sans être des colonies romaines, étaient traitées comme telles quant au statut de leurs habitants et quant ii la forme de leur gouvernement. De même que les individus ambitionnaient le titre de citoyen romain, de même l’ambition des cités était de ressembler à la cité reine. Et cette catégorie devint si nombreuse que le mot municipe prit une acception plus large, et finit par désigner dans l’usage toutes les cités provinciales et italiennes, d’où nous avons tiré l’expression courante de régime municipal. La différence entre les colonies romaines et les municipes se réduisait à ceci tandis que ces colonies étaient régies par la loi romaine, les municipes étaient libres d’appliquer, dans les contestations non soumises au gouverneur, leur droit local.

Il semble que ce reste d’indépendance dût leur tenir à cœur, mais ils ne demandaient qu’à l’échanger contre le titre envié de colonie romaine. Comment le vieux droit coutumier n’eût-il pas succombé devant cette raison écrite, qu’était le droit romain ? A la vérité, rien ne les empêchait de l’introduire chez eux, et ils ne s’en faisaient pas faute. Mais le titre de colonie romaine comportait des avantages qui le faisaient rechercher des cités de toute catégorie. En adoptant le nom de l’empereur qui le leur conférait (ex. colonia Ulpia), en s’en parant comme d’un signe de noblesse, elles se plaçaient en quelque sorte sous sa protection, elles méritaient sa particulière sollicitude. Elles pouvaient aspirer au privilège du jus italicum, en vertu duquel le sol provincial était assimilé au sol italien, rendu susceptible d’une pleine propriété, privilège qui n’était guère octroyé qu’aux colonies romaines. Les cités mêmes qui possédaient l’autonomie ne la perdaient pas, puisque ces colonies elles-mêmes étaient autonomes, soustraites pour leurs affaires intérieures au contrôle du gouverneur. Elles ne perdaient même pas leur qualification de cités libres ou fédérées, ce qui, strictement, était une contradiction dans les termes mais ne constituait qu’un titre dépourvu de valeur, une simple survivance historique, l’évocation verbale d’un passé honorable et périmé.

II ne faut pas en effet s’exagérer la portée de toutes ces distinctions. Rome ne connaissait à son autorité d’autres limites que celles qu’elle se fixait à elle-même. Toutes les cités, quelle que fût leur condition ou leur étiquette, étaient tenues de s’incliner devant sa souveraineté : majestatem populi romani comiter servanto une formule assez large pour qu’on en pût tirer ce qu’on voulait. Si, en principe, les cités libres et fédérées, ainsi que les colonies romaines, ne rentraient pas dans la province, c’est-à-dire dans le domaine assigné à la compétence du gouverneur, si, en conséquence, ce fonctionnaire devait déposer ses insignes, en mettant le pied sur ce territoire réservé, on estimera ce que vaut cette fiction en constatant que la ville de Reims, chef-lieu de la cité fédérée des Rames, était la résidence du légat de Belgique.

D’autre part, dans la pratique, Rome n’usait de son autorité qu’avec modération. Elle respectait, si elle n’y voyait pas d’inconvénient, les droits des cités autonomes, et même pour les cités stipendiaires, qui ne pouvaient invoquer aucune garantie, elle s’abstenait d’intervenir, sauf en cas de nécessité.

L’épigraphie nous a fourni le texte de quelques lois organisant le régime de certaines cités. Chacune avait donc sa charte particulière. Néanmoins il résulte de ces documents, comme de la masse des inscriptions, qu’ils se référaient à une sorte de schéma à peu près partout le même. Des différences subsistaient dans le détail desquelles nous ne pouvons entrer, et dont il suffira de signaler quelques-unes sommairement.

La substitution de la magistrature du type romain ne s’est pas opérée du premier coup, et, dans certaines localités, a demandé beaucoup de temps. Si dans les trois Gaules nous rencontrons le Vergobret près d’un siècle encore après la conquête, en Afrique nous trouvons des suffètes jusque sous Hadrien. Le maintien de ces anciens vocables n’était pas d’ailleurs incompatible avec la pratique, plus ou moins complète, des institutions romaines.

Les cités grecques formaient un monde à part. Leurs institutions avaient un passé trop lointain et trop brillant pour céder le terrain. Même les enclaves isolées dans le monde latin opposèrent une longue résistance. Naples conservait ses démarques sous Hadrien, Marseille ne remplaça ses trois magistrats du temps de l’indépendance qu’après Marc-Aurèle. Les noms persistèrent dans les cités de la Grèce et de l’Asie quand il leur fallut se conformer à la règle universelle. Les duumvirs continuèrent à s’intituler le plus souvent archontes ou stratèges. Athènes, protégée par de grands souvenirs, est, de toutes ces cités, celle qui s’est le mieux défendue. Le stratège militaire, réduit à la fonction pacifique de curateur de l’annone, apparaît encore sous Constantin. Le dernier archonte éponyme est mentionné en 485.

Les comices électoraux ne furent pas supprimés dans les cités comme ils l’avaient été à Rome. Nous constatons leur existence à Pompéi en 79, en Asie Mineure sous Hadrien, en Afrique jusqu’en 326. Et la preuve qu’il ne s’agissait pas d’une simple ratification, d’une pure formalité, seul droit laissé par Tibère aux comices du peuple romain, c’est l’ardeur de la lutte électorale à Pompéi, attestée par les inscriptions, ce sont les textes des jurisconsultes du troisième siècle nous apprenant que la loi sur la brigue, devenue lettre morte dans la capitale, était en vigueur dans les municipes. Mais ici encore, il faut se garder de trop généraliser. Il y a un pays, la Gaule, où l’on ne trouve pas trace de comices électoraux. Rome qui, dans les États gaulois, s’était appuyée sur les aristocraties locales, n’aurait pas voulu les mécontenter en donnant aux classes inférieures une importance qu’elles n’avaient pas eue avant la conquête.

Le droit électoral populaire ne fut pas abrogé par une loi. Il succomba de lui-même, et ce fut le conseil des décurions qui en hérita, de même que le Sénat avait hérité des attributions des comices romains. Pour des raisons qu’on exposera plus loin, en raison des charges dont les honneurs étaient grevés, il arriva un moment, plus on moins tôt suivant les villes, oit le nombre des candidats volontaires se trouvant inférieur à celui des places à pourvoir, le duumvir présidant les comices fut autorisé à en présenter d’office, avec l’approbation du conseil des décurions, si bien que ce droit de présentation fut équivalent à une nomination véritable.

Les pouvoirs des autorités municipales ont subi avec le temps des limitations dont nous avons peine à suivre les progrès.

Il est facile sans doute de se rendre compte des droits laissés aux cités en ce qui concerne le monnayage. Les monnaies sont en cette matière des témoins innombrables et irrécusables. En thèse générale, on peut dire que si, dès le début, l’État s’était réservé la frappe de l’or et, sauf exceptions, de l’argent, il autorisait, dans la plupart des cités, l’émission de monnaies de bronze munies de l’effigie impériale.

Autrement obscure est la question de la juridiction. La juridiction se réduisait. d’après les jurisconsultes du troisième siècle, au criminel, à une enquête préparatoire et à des attributions de simple police, au civil, aux causes les moins importantes, et à condition que l’objet du litige ne dépassât pas un certain taux. Mais divers indices nous portent à croire qu’il n’en avait pas été ainsi à l’origine. D’abord le titre même du magistrat supérieur, duumvir jure dicundo. Siculus Flaccus, sous Trajan, écrit encore : Les magistrats municipaux ont toute liberté pour dire le droit et pour user de contrainte, pour arrêter, pour emprisonner. On remarque aussi que le chiffre effrayant de dix-neuf mille condamnés à mort amenés à Rome, sous Claude, pour sa fête du lac Fucin, ne peut s’expliquer que par une très grande activité des tribunaux locaux, dans un temps où le fonctionnarisme était encore peu développé.

Nous connaissons plusieurs cites pourvues de milices locales employées au maintien de l’ordre, à la répression du brigandage, et concourant même avec l’armée à la défense de la frontière.

Le gouvernement des cités était aristocratique, même avant la disparition des comices. Rome n’eût pas toléré qu’il en fût autrement. Tous les cinq ans les duumvirs, qui prenaient alors le litre particulièrement reluisant de duumvirs quinquennaux, composaient la liste du conseil des décurions, de même qu’à Rome autrefois les censeurs, et avant eux les consuls, composaient tous les cinq ana la liste du Sénat. Ils y inscrivaient, comme les censeurs, les magistrats sortis de charge, et après eux les particuliers dont l’adjonction était nécessaire pour compléter l’effectif normal qui était ordinairement de cent. Et encore, comme à Rome les sénateurs, les décurions étaient tenus de justifier d’un cens qui variait suivant l’importance de la cité. Il le fallait, puisqu’ils géraient la fortune publique dont ils étaient comptables à leurs risques et périls. Il est même probable que, de bonne heure, ils furent responsables de la rentrée de l’impôt. Ils formaient donc un corps de notables, de riches, et comme la richesse est héréditaire, ils ne tardèrent pas à constituer de père en fils un ordre de noblesse, une caste. Les obligations des magistrats étaient plus lourdes. Ils devaient, comme du reste les décurions, mais plus largement, verser, à leur entrée en charge, la summa honoraria, une sorte de don de joyeux avènement dont le montant pouvait s’élever assez haut suivant leur dignité, et qui ne représentait d’ailleurs que la moindre partie de leurs frais, car les libéralités de toute sorte étaient de rigueur : l’opinion les proportionnait aux ressources des individus, et ceux-ci ne pouvaient s’y dérober qu’en compromettant leur considération auprès de leurs compatriotes. C’était l’application du vieux principe d’après lequel les fonctions publiques ne devaient pas être recherchées comme un avantage, mais s’imposaient comme un devoir civique et s’acceptaient comme un honneur qu’il était juste de payer. On se prêta à ces exigences tant que la prospérité générale en rendit le fardeau relativement léger. Plus tard il en fut autrement. En revanche, le prestige des magistrats était grand. Les duumvirs ne s’intitulaient pas consuls : c’eût été abaisser la majesté de ce nom. Mais ils avaient des consuls les insignes, la chaise curule, la prétexte, le cortège des licteurs. Il y avait de quoi éblouir les habitants d’une modeste cité provinciale.

Au-dessous de l’ordre des décurions, c’était la plèbe, exclue du gouvernement, mais non dépourvue d’influence et d’honneurs. Nous retrouvons ici la, religion impériale dans une institution qui en est issue et dont on ne saurait nier les bienfaits.

La vie religieuse municipale avait divers organes : les prêtres des cultes nationaux, affublés — dans l’Occident —, comme les dieux eux-mêmes, de noms et de costumes latins, les collèges constitués à l’imitation de Rome, pontifes, augures, et enfin, au-dessus, le ministre de la religion impériale, le personnage le plus considérable de la cité, ayant passé par toute la filière des magistratures, et aussi le plus élevé dans la hiérarchie sacerdotale. Car, dans la cité comme dans la province, la religion impériale prime toutes les autres, et le ministre de cette religion est le ministre religieux suprême de la cité.

A côté, en marge du culte officiel, un culte privé se fonda qui devint lui-même officiel, et prit une très grande place dans la vie intérieure de la cité.

La divinité d’Auguste eut tout de suite de nombreux fervents dans les classes populaires. A ce monde de travailleurs, négociants, gens de métier, elle apparaissait comme la divinité tutélaire, garante de l’ordre et de la paix. Des associations se formèrent qui se consacrèrent à ce culte, et dont les membres prirent le nom d’Augustales. Tantôt c’étaient des confréries préexistantes, vouées au culte de quelque divinité locale, et qui lui annexèrent celui d’Auguste, tantôt, et ce fut le cas le plus fréquent, des corporations’ constituées en vue de ce dernier et unique objet. Une inscription de Narbonne nous apprend que, en l’an 11, Auguste ayant ouvert la judicature à la plèbe, privilège antérieurement réservé aux décurions, elle décida qu’un autel serait élevé à l’empereur, sur le. Forum, et que, deux fois par au, six plébéiens y viendraient offrir des sacrifiées à leurs frais. Nous voyons par là comment les choses durent se passer à peu près partout, soit que ces manifestations fussent motivées, comme à Narbonne, par une circonstance spéciale, soit qu’elles fussent suscitées, en dehors de tout événement particulier, par le loyalisme enthousiaste des populations, ou tout simplement par l’émulation naturelle entre les cités.

L’intervention des pouvoirs municipaux transforma en fonction publique le sacerdoce issu de l’initiative populaire. Les six desservants de l’autel d’Auguste, les seviri Augustales reçurent du conseil des décurions, comme une compensation à leurs charges, des distinctions auxquelles on attachait le plus grand prix, une place d’honneur aux jeux et aux repas rituels, avec le droit, qui n’appartenait qu’aux magistrats, de marcher revêtus de la prétexte et précédés de deux licteurs. Les fonctions des sévirs étaient annuelles, mais, l’année expirée, ils ne rentraient pas dans la foule. Ils s’intitulaient alors seviri perpetui, sevirales augustales, à moins qu’ils ne continuassent à s’appeler sévirs augustaux comme avant, la confusion étant explicable entre les sévirs honoraires et les sévirs en activité.

Ainsi naquit et se développa, grossi tous les ans par l’adjonction de six membres nouveaux, l’ordre des Augustales. En acceptant les avantages dont le dotaient les pouvoirs publics. Il se mettait du même coup sous leur tutelle. Les sévirs étaient nommés par lés décurions, et c’étaient les décurions par conséquent, qui étaient maîtres du recrutement. Mais précisément cet état de dépendance eut pour effet, en les -introduisant dans les cadres officiels, de leur communiquer le prestige inhérent à tout ce qui en faisait partie. Entre la masse plébéienne dont ils se détachaient et l’ordre très ample et très saint des décurions dont ils relevaient, ils représentèrent, dans la hiérarchie sociale, un degré intermédiaire, but suprême pour ceux dont l’ambition ne pouvait aspirer plus haut.

L’ordre des Augustales comprenait des ingénus et des affranchis. Les ingénus pouvaient devenir décurions. Sans doute l’aristocratie municipale, comme en général toutes les aristocraties dans l’antiquité, était une aristocratie de propriétaires fonciers, mais rien ne les empêchait de devenir propriétaires à leur tour. Le sévirat pouvait n’être pour eus qu’un échelon. Il en était autrement des affranchis que la tare de leur naissance écartait de la curie, et qui pourtant par leur industrie étaient un élément de richesse pour la cité. Ils n’en étaient que plus désireux des honneurs à leur portée. C’était bien quelque chose pour ces fils ou petits-fils d’esclaves de faire figure immédiatement après les décurions. Et qu’était-ce donc quand ils obtenaient, non pas sans doute- ce titre envié et interdit, mais du moins les avantages extérieurs qui y étaient attachés, ce qu’on appelait les ornamenta du décurionat, c’est-à-dire une place au milieu des décurions dans les cérémonies ?

L’institution des Augustales ne se rencontre guère que dans les cités pourvues d’une constitution romaine, municipes et colonies. Ainsi l’on peut dire qu’elle s’est greffée en quelque sorte sur le décurionat. Elle a besoin, pour naître, d’un ordre de décurions qui l’appelle à la vie et lui serve de modèle. Ceci nous fait comprendre comment elle n’existe pas en Orient, sauf dans quelques villes qui sont précisément des colonies. L’exception africaine, pose un problème plus difficile à résoudre. On a relevé ce trait spécial au régime municipal dans ce pays, la population groupée en un certain nombre de curies, qu’il ne faut pas confondre avec Les conseils des décurions, et l’on a supposé que ces cadres plus larges remplissaient le même office que l’ordre des Augustales. Ils étaient ouverts en effet aux habitants de toute condition et se prêtaient à toutes leurs cérémonies. En ce qui concerne les cités qui n’ont adopté que tardivement la forme romaine, le moment était passé où l’institution y pouvait prendre racine.

Elle n’a pas duré au delà du troisième siècle. Elle avait pourtant rendu de très grands services. Elle avait affermi dans les classes moyennes les sentiments de fidélité envers l’Empire. Elle avait rapproché ces classes des classes supérieures. Elle avait été un puissant stimulant à leur effort vers la richesse. Comment donc se fait-il qu’elle ait succombé si vite ? Ce n’est pas le christianisme qui l’a aboli. Le christianisme, qui a maintenu, en les dépouillant de leur enveloppe païenne, les institutions issues du culte impérial dans les provinces et dans les cités, n’aurait pas été embarrassé pour conserver l’Augustalité. Sa disparition tient à une autre cause, les transformations économiques qui ont amené la ruine de cette bourgeoisie laborieuse sur la prospérité de laquelle elle était fondée.

Les deux premiers siècles ont été l’âge d’or du régime municipal. C’est alors déployé toute son activité, toute sa vitalité, une vitalité d’autant plus intense que la politique proprement dite ne détournait pas la pensée de cet horizon restreint. Le régime despotique laissait peu de place aux préoccupations d’ordre général. D’ailleurs Rome était loin. L’empire était vaste et divers. Il était devenu la patrie idéale des esprits cultivés, mais la patrie réelle, matérielle, visible et tangible, était restée la cité. C’est à la cité qu’allait l’amour des hommes. C’était là, dans le cercle étroit de leurs concitoyens immédiats, qu’ils trouvaient à satisfaire les instincts d’un cœur généreux ou les suggestions de la vanité. De là ces libéralités grandioses qui tendaient à la faire toujours plus habitable et plus belle, ces constructions magnifiques dues moins à la munificence de l’État qu’à celle des particuliers. La décadence arriva. Elle arriva vers la même époque que celle de l’Augustalité et pour les mêmes causes. Mais ces causes doivent être étudiées avant qu’il y ait lieu d’en montrer les effets.