L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

PREMIÈRE PARTIE — LES EMPEREURS

CHAPITRE VI — Du rétablissement de l’unité au partage définitif de l’Empire (288-395).

 

 

§ 1. — Claude (268-270). Aurélien (270-275). Le rétablissement de l’unité. Les débuts de la monarchie orientale (276-292). Probus (284-303). L’essai de conciliation avec le Sénat.

Le choix des conjurés se porta sur Claude, M. Aurelius Claudius, un Illyrien d’origine obscure. Claude rétablit l’accord avec le Sénat, sans toutefois revenir sur l’interdiction formulée par Gallien. Sa première préoccupation fut de repousser les Barbares. L’État gaulois n’était pas agressif, et l’État palmyrien ne s’était pas encore ouvertement détaché. D’un côté comme de l’autre, on pouvait attendre et aller au plus proche. Malheureusement, après une victoire éclatante sur les Goths, il mourut de la peste, en 270, laissant d’universels regrets.

L’homme désigné pour prendre sa place était Aurélien, Domitius Aurelianus, un Pannonien, d’origine également très modeste, que ses collègues avaient écarté après le meurtre de Gallien, mais qui s’imposait par ses talents et ses services.

La victoire de Claude lui laissait les mains libres. Il pouvait, sans plus tarder, se préoccuper de rétablir l’unité de l’Empire.

La tâche était aisée en Gaule. Postume avait succombé en 267 dans une émeute de la garnison de Mayence. Les vices du régime étaient les mêmes dans cet empire réduit que dans le grand. Proclamé par les soldats il était désigné à leurs coups, et’ d’autant plus sûrement qu’il se montrait avec eux plus ferme et plus exigeant. Ses successeurs, Lælianus, Marianne, Victorinus, eurent le même sort. Victorinus avait eu pour conseil et pour appui sa mère Victoria Augusta, une femme d’un grand courage et d’une grande intelligence. Elle conçut, après le meurtre de son fils, un projet hardi. Puisque décidément l’Empire gaulois s’effondrait lui aussi dans les révolutions militaires, elle imagina de chercher le salut et la stabilité dans le gouvernement civil. Pour cela elle jeta les yeux sur le gouverneur de l’Aquitaine, Tetricus, qui n’était ni un soldat de métier ni un parvenu, mais un sénateur. Etrange illusion. L’idée d’un gouvernement civil était plus chimérique encore en Gaule qu’à Rome. A Rome elle s’appuyait sur le Sénat. En Gaule elle ne reposait sur rien.

Le désabusement était général. On se détachait d’une expérience qui n’avait jamais été qu’un pis-aller et dont les résultats ne répondaient plus à l’attente. Pour revenir à cette unité romaine dont on ne s’était séparé qu’à regret et dont le souvenir était lié à tant d’années prospères et glorieuses, on n’attendait qu’une occasion, l’installation d’un gouvernement central digne de ce nom. Elle parut se présenter à l’avènement de Claude. Déjà l’Espagne avait fait défection. Autun, la capitale des Éduens, les vieux alliés de Rome, se souleva, appela Claude à son aide. Mais Claude était loin, occupé ailleurs, et les soldats, qui avaient fait l’Empire gaulois y tenaient, par orgueil et par intérêt, car tant qu’il existait, ils étaient sûrs de ne pas être déportés dans les marais du Danube ou les sables de l’extrême Orient. Ils se ruèrent avec fureur contre la ville rebelle. Elle ne céda qu’après un siège de sept mois, laissant au vainqueur un amas de ruines qui ne purent jamais être relevées complètement. Cet épisode lamentable explique le découragement où tomba Tetricus. Il alla au-devant d’Aurélien comme devant un libérateur, et la Gaule fat de nouveau rattachée à l’Empire.

En Orient, Zénobie, la veuve d’Odenath, restée seule maîtresse, avait jeté le masque et affirmé son indépendance. De ce côté les difficultés étaient sérieuses. L’État palmyrien ne ressemblait pas à’ l’État gaulois. Il avait sa civilisation propre, une civilisation hybride, mi-hellénique, mi-sémitique qui ne s’était jamais fondue avec la latine. Les tendances séparatistes étaient anciennes dans ces pays et ne devaient pas abdiquer. Il y avait eu Mithridate, il y avait eu Antoine et Cléopâtre, il y aura Byzance. Sans doute la coexistence de ces éléments hétérogènes était une cause de faiblesse, mais si les Grecs, peu favorables aux Sémites, furent assez faciles à gagner, ces derniers en revanche formèrent un noyau solide qui fut l’âme de la résistance. Il fallut à Aurélien deux campagnes pour en triompher, la première qui aboutit à la défaite de Zénobie, la seconde où il dut réprimer une révolte qui eut tous les caractères d’un mouvement national.

Le Sénat avait vu d’un très mauvais œil l’avènement d’Aurélien. Il avait même essayé, sans succès, de lui opposer un frère de Claude. Il prévoyait de nouvelles restrictions à son pouvoir, et il ne se trompait pas. Aurélien prit deux mesures qui lui furent une atteinte sensible : la suppression de son droit de monnayage qui, bien que limité à la frappe du bronze, lui était un privilège doublement précieux, non seulement honorifique, mais réellement avantageux, en ce sens qu’il en tirait quelques ressources, suppléant à l’appauvrissement graduel de son trésor, et l’institution en Italie, à titre permanent, sous le nom de correctores, de véritables gouverneurs, nouvel acheminement vers l’assimilation aux provinces du domaine sénatorial.

Ce n’est pourtant là que le moindre aspect, tout au moins le moins original et le moins frappant de la politique d’Aurélien. Il avait restauré l’Empire dans son unité matérielle. II voulut lui donner une unité morale.

Il avait tiré des événements cette conclusion que le moyen de préserver l’autorité impériale était de la relever par l’éclat dé la pompe extérieure, et, mieux encore, de la porter au-dessus du niveau de l’humanité. Bien qu’il fût personnellement ennemi du faste, il s’attacha scrupuleusement à ce programme. Le premier il s’avisa de ceindre le diadème. Le premier il s’intitula deus, dominus natus, dieu vivant, maître par droit de naissance, par la grâce divine.

Ce n’est pas tout. A cette monarchie de droit divin il voulut donner pour support une religion nationale. Les anciens n’avaient jamais conçu un édifice politique qui ne reposât sur cette base. La religion impériale n’était qu’une formule imposée au loyalisme. La religion romaine ne subsistait plus qu’à l’état de décor. Le christianisme, qui aspirait à la remplacer, paraissait à Aurélien une secte malfaisante, à extirper. C’étaient les religions orientales qui se partageaient les âmes. De leur mêlée une idée s’était dégagée, l’idée d’une puissance suprême dont les autres n’étaient que l’émanation et le reflet, et cette puissance s’était incarnée dans une très vieille divinité, le Soleil, qui comptait dans le momie entier une multitude de fidèles. Un culte aussi répandu, qui les englobait tons et les dominait, qui donnait une égale satisfaction aux cœurs simples et aux intelligences raffinées, répondant à la fois aux instincts polythéistes des uns et aux doctrines monothéistes des autres, devait, dans la pensée d’Aurélien, rallier en une même communion, en un même sentiment patriotique et religieux, tous les sujets de l’Empire. On se tromperait si l’on voyait dans cette conception un pur artifice. Aurélien était un païen sincère, et particulièrement dévot à cette religion dont il trouvait la tradition établie dans sa propre famille, mais il était si un homme d’État qui savait faire servir à des fins pratiques l’ardeur de son zèle mystique. Le Soleil devint donc le dominus imperii romani avec l’empereur pour représentant. Un temple magnifique lui fut élevé à Rome. Un collège de pontifes lui fut attribué qui acheva de mettre le nouveau culte sur le même pied que l’ancien culte officiel.

La probité intransigeante d’Aurélien lui avait valu de nombreux ennemis dans son entourage. Un complot de fonctionnaires qui se croyaient menacés mit fin à ce règne qui méritait de mieux finir.

Il n’avait pas été renversé par une émeute militaire. Pourtant tel était le dégoût des révolutions, qu’un revirement se produisit, comme on n’en avait, pas encore vu. On assista à ce spectacle extraordinaire de l’armée demandant au Sénat de désigner un empereur. Longtemps il hésita, aussi enrayé de sa responsabilité que surpris de cette avance. Pendant plus de six mois les parties s’obstinèrent à se renvoyer la décision. Enfin le Sénat osa nommer le vieux consulaire Tacite. Encore une fois il se crut le maître. Il se vit reporté au temps de Gordien, de Papien et Balbin. Quelques naïfs parlaient du rétablissement de la république. Ce fut sa dernière illusion, et elle fut courte. Une année ne s’était pas écoulée que les soldats revinrent à leur vraie nature et se débarrassèrent de l’élu du Sénat (276). Son frère Florianus ne fit que passer pour disparaître de même. Alors les légions de Syrie, désireuses d’avoir à leur tête un véritable homme de guerre, se donnèrent Probus, M. Aurelius Probus. Le vaillant et honnête Probus fit honneur à ce choix. Malgré ce point de départ suspect, il se montra plein de déférence pour le Sénat et consacra le meilleur de son activité à la défense de la frontière. En récompense, après six ans d’efforts heureux, il fut massacré lui aussi par ces mêmes troupes qu’il avait tant de fois conduites à la victoire, mais qui ne lui pardonnaient pas de les astreindre à de trop durs travaux (282).

Carus qui fut proclamé par les révoltés mourut d’accident (283). De ses deux fils, Numerianus et Carinus qu’il s’était associés, l’un pour l’Orient, l’autre pour l’Occident, le premier succomba dans des conditions mystérieuses. On soupçonna le préfet du prétoire, Aper, de l’avoir assassiné. Justice fut faite du meurtrier, véritable ou prétendu, par Dioclétien, M. Valerius Aurelius Diocletianus. Dioclétien était un Dalmate, originaire donc, lui aussi, de ces provinces danubiennes qui avaient donné tant de vaillants soldats et de grands empereurs. Il s’était .élevé jusqu’au grade éminent de chef des gardes du corps (domestici), Depuis longtemps par sa haute intelligence il s’était placé hors de pair. Acclamé par les soldats il marcha contre Carinus. Il fut battu, mais le vainqueur ayant été tué par un de ses officiers pour cause de vengeance privée, il ne rencontra plus d’obstacles et pat faire reconnaître universellement son autorité (285).

Ainsi rien n’y faisait. Fatalement l’empire tournait dans le même cercle. Les empereurs les plus énergiques, les plus sages, les mieux intentionnés, s’usaient à lutter contre la force des choses. Une réforme radicale, profonde, pouvait-elle enrayer le mal ? Dioclétien eut du moins le mérite de la tenter.

 

§ 2. — Dioclétien (284-303). La monarchie orientale. La tétrarchie. Raine de la tétrarchie (303-323).

La réforme de Dioclétien comprend deux parties : l’organisation de la tétrarchie qui ne lui survécut pas, et les innovations administratives qui furent complétées par la suite et dont le tableau doit être présenté plus loin.

Le but visé par la tétrarchie était double : assurer la sécurité des frontières et la transmission pacifique du pouvoir.

L’empereur ne pouvait être partout. Sans doute l’empire n’était pas plus vaste que sous Trajan ou Hadrien. Mais le temps était passé où un seul homme pouvait faire face au péril. La pression de l’ennemi était trop forte sur tous les points et les armées étaient plus difficiles à maîtriser. D’autre part, confier le commandement à des généraux, c’était laisser libre cours à ces tentatives d’usurpation qui avaient causé tous les désastres de ces cinquante années. De ces rivaux éventuels Dioclétien imagina de faire ses collègues et ses successeurs. Il désarmait ainsi leur ambition et il consolidait l’avenir en même temps que le présent. Il supprimait la crise ouverte par la vacance du pouvoir, ou plutôt il empêchait que le pouvoir fat jamais vacant.

Le partage de l’autorité impériale n’était plus une nouveauté. Mais ce qui n’avait été qu’un expédient devint dans sa pensée une institution. Il délimita le champ d’action des divers titulaires de la puissance suprême, tout en maintenant l’unité de l’Empire. Il ordonna leurs rapports dans une hiérarchie savamment graduée. Et enfin il fut entendu que les aînés devraient, après un certain temps, passer la main à leurs cadets, qui eux-mêmes, leur tour venu, se retireraient devant de plus jeunes et, ainsi de suite.

Ces idées ne prirent pas corps tout de suite. Elles se dégagèrent peu à peu des circonstances. Pour alléger son fardeau Dioclétien avait jeté les yeux sur Maximien, un Pannonien, un quasi compatriote. Il s’était borné à lui conférer le titre de César. Ce furent les soldats de Maximien qui, après ses premiers succès, le proclamèrent Auguste (285). Il fallait se lancer dans une nouvelle guerre civile ou accepter le fait accompli, sauf à en tirer parti. De là sortit la première ébauche du plan qui devait être développé quelques années plus tard. Les deux Augustes eurent leur domaine géographiquement distinct, Maximien l’Occident, Dioclétien l’Orient. Le premier, installé à Milan, surveillait les Alpes et le Rhin. Le second, à Nicomédie, en Asie Mineure, sur la Propontide, se trouvait à portée du Danube et de l’Euphrate. La ligne de démarcation pouvait être franchie en cas de nécessité, mais, en règle générale, ils devaient se tenir chacun sur leur territoire propre. L’indivision de l’Empire était affirmée par leu : double effigie sur les monnaies, par leur double signature au bas des actes publics, par le droit attribué à chacun de nommer l’un des consuls. L’unité de direction était sauvegardée par la prééminence reconnue au plus âgé, à l’Augustus senior, c’est-à-dire à Dioclétien. II avait de plus l’initiative pour les lois proprement dites. Sa suprématie s’exprimait par le surnom de Jovius, fils de Jupiter, qu’il avait pris pour lui, tandis qu’il donnait à Maximien celui d’Herculius, fils d’Hercule. Ce langage symbolique était très clair pour les contemporains. Il répondait à leurs tendances mystiques et résumait, sous une forme précise, la situation respective des deux associés, tous deux participant du même caractère divin, mais non ; pas au même titre, l’un étant conçu comme la pensée qui commande, l’autre comme la force qui exécute. Pour consacrer et mieux traduire encore leur union Maximien dut emprunter à Dioclétien ses deux gentilicia, Aurelius et Valerius, ce qui donne à supposer qu’il y avait eu adoption, mais, par le fait, c’est leur concorde fraternelle que commémore la phraséologie officielle.

Elle ne mentait pas. Maximien fut pour Dioclétien un auxiliaire précieux et docile, s’inclinant sans réserve, devant le génie supérieur du grand empereur. Ce fut pour ce dernier un encouragement à élargir son système. En 293 il nomma deux Césars, Constance Chlore et Galère. Les deux Césars dépendirent chacun de l’un des deux Augustes, et furent préposés chacun à une portion du territoire administré par leur chef. Constance qui releva de Maximien eut la Gaule, la Bretagne et l’Espagne, avec Trèves pour résidence, Galère, qui fut attaché à Dioclétien, résida à Sirmium et eut pour son lot la péninsule balkanique et la frontière danubienne. Dioclétien et Maximien se réservèrent, celui-ci l’Italie et  l’Afrique, celui-là l’Asie et l’Egypte. Mais ils restaient les maîtres dans toute l’étendue de leur gouvernement. Les Césars furent des empereurs en sous-ordre, autorisés à battre monnaie, à revêtir la pourpre, mais avec interdiction de porter le diadème, dépourvus de l’imperium en ce sens qu’ils faisaient la guerre sous les hospices de l’Auguste et ne remportaient de victoires qu’en son nom, et n’ayant même pas à leurs côtés un préfet du prétoire.

Dioclétien adopta. Galère et Maximien Constance. Ils durent chacun répudier leur femme pour épouser Galère Valeria, la fille de Dioclétien, et Constance Theodora, la belle-fille de Maximien. Ils étaient par là doublement désignés pour la succession à l’Empire.

Lorsque, en l’an 303, Dioclétien célébra la vingtième année de son avènement, il put se féliciter des résultats obtenus. Sous ce gouvernement à quatre l’empire avait retrouvé des biens qu’il ne connaissait plus depuis longtemps, la sécurité au dehors et la paix au dedans.

Ce fut alors qu’il prit cette décision qui frappa le monde d’étonnement bien qu’elle fût la conséquence où devait logiquement aboutir toute sa politique. II abdiqua le 1er mai 305 et obligea Maximien à l’imiter. II faut croire qu’il avait bien gardé son secret. Peut-être aussi n’avait-il pas su d’avance quand et comment il réaliserait son dessein, si l’un des deux Augustes se démettrait à la mort de son collègue, ou s’ils s’en iraient ensemble tous les deux. Il opta pour la deuxième solution qui convenait mieux à son goût pour la symétrie, et qui d’ailleurs était réclamée par Galère, car, si une seule place devenait vacante, c’était Constance, le plus Agé des Césars qui la remplirait, et il resterait lui-même César comme devant. Le jour choisi pour cet acte solennel fut celui où Maximien devait célébrer lui aussi ses vicennalia. On a cru pouvoir conclure de que le terme de vingt ans était la limite que Dioclétien avait de longue date assignée à son règne. Rien ne prouve pourtant qu’il se soit dés le principe fixé cette échéance, mais il est certain qu’il la fit admettre par ses successeurs.

On a vu dans la tétrarchie une conception chimérique, la partie nécessairement caduque dans l’œuvre de Dioclétien. Il est bien vrai qu’elle ne s’était soutenue et n’avait porté tous ses fruits que par son ascendant incontesté, et rien ne garantissait que le doyen des Augustes aurait après lui la même autorité. Mais la grande faute qui ruina le système aurait pu être évitée. Constance et Galère passèrent Augustes, comme il était indiqué. Or Maximien avait un fils, Maxence, et Constance en avait un, Constantin. Chacun s’attendait à les voir proclamer Césars. Un murmure de désapprobation accueillit les noms de deux inconnus, Severus donné pour César à Constance et Maximin Daza à Galère. Les succès militaires de Constance et de Maximien avaient créé dans l’armée un sentiment dynastique dont bénéficiaient les héritiers naturels, injustement évincés, contrairement à toutes les prévisions, contrairement même, il le semblait du moins, à des engagements formels, car ce ne pouvait être sans intention que Galère avait marié sa fille à Maxence, et que Maximien avait fiancé la sienne à Constantin.

Comment Dioclétien put-il se résoudre à une combinaison dont le danger ne devait pas lui échapper ? Maxence était un homme fait, mais Constantin à peine âgé de dix-sept ans, paraissait, malgré ses talents précoces, trop jeune pour assumer la charge du pouvoir. Puisqu’il en était ainsi, le plus sage eût été d’attendre quelques années avant d’abdiquer. Ce fut encore Galère qui intervint. II tardait à son ambition inquiète de devenir Auguste à son tour, et Dioclétien, vieilli avant l’âge, malade, usé physiquement et moralement, incapable de résister au soldat violent et grossier qui, à la longue, s’était fait son tyran, dut accepter de sa main les deux candidats, ses créatures, qu’il imposait à son choix. Au surplus, n’était-ce pas une condition du régime que les Augustes vécussent en bonne intelligence avec leurs Césars ? Galère n’eut sans doute pas de peine à démontrer que l’entente était impossible avec Maxence qu’il détestait bien qu’il en eût fait son gendre, comme il avait détesté son père, et du moment où l’on écartait Maxence, le fils légitime de Maximien, comment eût-on mieux traité Constantin, un bâtard, issu du concubinat de Constance avec Hélène, une fille d’auberge ?

Nous n’avons pas à retracer la mêlée confuse et sanglante qui fut pendant une période de dix-sept ans (306-323) la suite de cette erreur, et d’où sortit finalement la prépotence de Constantin, Flavius Valerius Constantinus, rétablissant l’unité de l’Empire à son profit.

La tétrarchie s’était effondrée, mais non sans laisser des traces profondes dans les institutions et les idées. Elle se survécut dans les grandes préfectures qui ne feront que reproduire les circonscriptions assignées aux deux Césars et aux deux Augustes. Surtout elle avait familiarisé les esprits avec l’idée d’un partage, d’un démembrement qui n’était plus, comme au temps de Gallien, une conséquence accidentelle de l’anarchie générale, mais un fait régulier, légal, la forme normale en dehors de laquelle on ne concevait plus le gouvernement de l’Empire. Cela est si vrai que celui-là même qui avait porté le dernier coup à la conception de Dioclétien ne l’avait fait qu’à son corps défendant, et que son ultime pensée fut d’y revenir, mais cette fois pour sa famille.

 

§ 3. — Constantin (323-337). La déchéance de Rome et la fondation de Constantinople. — Le partage définitif de l’Empire (395).

Un fait qui se trouve lié à l’organisation de la tétrarchie, ce fut la déchéance de Rome comme capitale. Tous ces empereurs étaient des soldats. Leur place était sur la frontière, à leur poste de combat. C’étaient aussi des demi-Barbares, nés dans une condition obscure, élevés dans les camps, étrangers aux raffinements de la civilisation, dépaysés dans ce milieu aristocratique qu’ils sentaient dédaigneux et hostile. Ils n’y venaient que rarement. Dioclétien ne vint à Rome qu’une fois, vingt, ans après son avènement, pour célébrer cet anniversaire, et il emporta de cette unique visite une impression fâcheuse, choqué par le luxe de cette noblesse oisive et par la turbulence de cette population frondeuse. La conversion de Constantin accusa plus nettement encore et précipita la rupture avec la vieille capitale, demeurée le plus ardent foyer du paganisme. S’y transportant pour la première fois, en 312, il refusa de participer à la procession de la transvectio equitum et n’eut pour la cérémonie, legs vénérable de la cité de Romulus, que des sarcasmes dont s’indigne l’historien païen Zozime. La même année il posait la première pierre de Constantinople qu’il inaugura quatre ans après. L’antique Byzance, démesurément agrandie et embellie, peuplée de ses sénateurs,de ses fonctionnaires, munie de tous les organes du gouvernement, devint, sous son nouveau nom, une autre Rome, avec un avantage marqué sur sa rivale. Les empereurs de la tétrarchie, bien qu’ils eussent leur point d’attache dans les villes où ils avaient établi leur résidence ordinaire, n’avaient pas eu de capitale fixe. Toujours en foule, apparaissant partout où les appelait leur devoir d’administrateur ou de général, la cour qui les accompagnait dans leurs déplacements n’était plus le palais du Palatin, le Palatium, mais le cortège, comitatus, ou, mieux encore, le camp, στρατόπεδον. Constantinople au contraire, même quand il y eut plusieurs empereurs, eut toujours le privilège d’en posséder un, en quoi elle l’emporta sur Rome définitivement dépouillée de cet honneur. Sans doute elle restait la ville sainte, grande par ses souvenirs, toujours décorée avec une croissante magnificence, mais l’action politique était transférée ailleurs.

Ainsi se trouva justifiée à la longue l’appréhension qui n’avait cessé de hanter l’esprit des Romains depuis César et Auguste. Le centre de gravité de l’Empire fut reporté en Orient, et par là fat préparée la scission qui devait être consommée moine d’un siècle plus tard, irréparable et complète.

Constantin n’avait pas voulu d’associé pour lui-même, se croyant sans doute la main assez ferme pour gouverner seul, mais, déjà de son vivant, il avait partagé l’empire en quatre districts attribués à ses trois fils Constantin II, Constance et Constant, et à son neveu Dalmatius. Il les avait faits Césars, malgré leur extrême jeunesse, en attendant qu’ils pussent régner après sa mort comme Augustes. Avant de mourir, en 337, il avait réglé sa succession de la manière suivante : ses trois fils et Dalmatius devaient garder les lots qui leur avaient été assignés, le premier la Gaule, la Bretagne et l’Espagne, le second l’Asie et l’Egypte, le troisième l’Afrique, l’Italie et la Pannonie, Dalmatius la Thrace, la Macédoine et l’Achaïe. Un autre neveu, frère du précédent, Hannibalianus, fut créé roi des peuples pontiques, avec le titre ronflant de roi des rois, emprunté à la Perse, ce qui voulait dire apparemment qu’il était destiné à conquérir cette monarchie pour en faire un État vassal.

Constantin espérait-il que les liens du sang seraient massez forts pour maintenir l’union ? S’il eut cette illusion, on ne tarda pas à en reconnaître la vanité, aussitôt après sa disparition. Le monde, à mesure qu’il oubliait les leçons de la sagesse antique et s’imprégnait d’éléments barbares, était devenu féroce. Le christianisme n’y changeait rien. Les trois frères débutèrent par un massacre qui les débarrassa de leurs collatéraux, puis, après qu’ils se furent partagé leurs dépouilles, la discorde éclata. Constant, vainqueur de Constantin II, vit s’élever contre lui l’usurpateur Magnence qui à son tour, après avoir triomphé de Constant, succomba sous les coups de Constance. L’unité était rétablie au compte de ce dernier et elle subsista avec Julien et Jovien. Elle fat brisée encore une fois par Valentinien. Valentinien, se réservant l’Occident, attribua l’Orient à son frère Valens. La mort de Valentinien, suivie de celle de Valens, amena une nouvelle répartition qui laissa tout l’empire à son fils aîné Gratien, sauf l’Illyrie, l’Italie et l’Afrique abandonnées à son cadet Valentinien II, un enfant. Gratien, jugeant le fardeau trop lourd, se donna pour collaborateur Théodose à qui il confia l’Orient, et Théodose, après une série de péripéties tragiques, finit par se rendre maître du tout.

Il mourut en 395, portant la dernière et définitive atteinte à celte unité dont il s’était trouvé être le suprême bénéficiaire. Ses deux fils eurent, Arcadius l’Orient, Honorius l’Occident. La liaison n’était plus représentée que par le collège consulaire dont les deux titulaires étaient nommés l’un à Rome, l’autre à Constantinople, ou bien les deux tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre des deux capitales. Liaison purement formelle, simple décor qui ne masquait pas la réalité. Les deux empires, irrévocablement séparés, eurent désormais leur histoire indépendante, leurs destinées particulières. L’empire d’Orient devait durer encore près de dix siècles, grâce aux avantages de sa situation géographique, mais Honorius, du fond de son palais de Ravenne, put assister à la prise de Rome et à la fondation du premier royaume barbare en deçà du Rhin.