L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

PREMIÈRE PARTIE — LES EMPEREURS

CHAPITRE V — La crise du troisième siècle. L’anarchie militaire et la dislocation de l’Empire (180-268).

 

 

§ 1. — L’Empire aux enchères. Commode. Pertinax. Didius Julianus (180-193).

Nous entrons, après la mort de Marc Aurèle, dans une période désastreuse où se répètent les mêmes phénomènes morbides que nous avons déjà observés lors du grand ébranlement causé par le rogne de Néron. Ils reparaissent cette fois avec une gravité et des conséquences autrement redoutables. Les terribles événements qui avaient signalé les deux années tragiques de 69 et 70 avaient passé comme une tourmente. Le désordre va maintenant se prolonger, avec quelques intermittences, pendant un siècle. Les compétitions des prétendants, les révoltes militaires sévissent à l’état presque continu, laissant le soldat démoralisé, la frontière dégarnie et ouverte à l’invasion, amenant la dépopulation, la misère, la crise économique, le relâchement des liens sociaux, le brigandage et les jacqueries, et, comme suite, un abaissement sensible dans le niveau de la vie intellectuelle. Seuls les grands juristes poursuivent leur œuvre sans se troubler, et achèvent d’édifier l’impérissable monument du droit romain.

À la faveur de ces catastrophes les forces latentes qui travaillent à la dissolution de l’unité romaine, et dont nous avons saisi la manifestation locale, cent cinquante ans plus tôt, dans la Gaule récemment conquise, se réveillent sur tous les points et prennent le dessus. Les groupes disparates, dont l’assemblage constitue l’empire, se détachent sous la direction des généraux rebelles, sous la poussée des populations abandonnées par le gouvernement central, livrées à elles-mêmes, obligées de pourvoir par leur propre effort à leur sûreté. Le mouvement de dislocation a beau être combattu, enrayé et finalement arrêté, il laisse des traces. Non seulement il familiarise les .générations avec l’idée d’un premier partage réalisé parla tétrarchie de Dioclétien, non seulement if les prépare de loin à la séparation plus radicale, consommée sous les successeurs de Constantin, mais, d’autre part, la réaction de l’élément provincial, devenu prépondérant, a pour effet d’altérer profondément la physionomie de l’Empire. Il ne sert de rien que tous les sujets de Rome soient gratifiés du titre de citoyens, l’esprit national s’oblitère et s’efface sous l’influence de princes étrangers, africains, syriens, illyriens, quelques-uns déjà mi-barbares, dans la mêlée et l’assaut victorieux des religions exotiques, détrônant les vieilles divinités latines. Et enfin l’armée elle-même, recrutée au dehors, cesse d’être romaine. C’est en vain que le Sénat, gardien attitré des souvenirs de la République, essaye de sauver ces deux choses, la primauté du pouvoir civil et les débris de l’ancienne constitution, il est vaincu dans cette lutte inégale. Dés lors il n’y a plus en présence que deux pouvoirs, l’armée et l’empereur, le second dépendant du premier, et s’efforçant encore de maintenir son ascendant en le fondant sur les principes et les formes de la monarchie orientale, la parfaite image et le modèle classique du despotisme.

Comment cette décadence a-t-elle pu suivre de si près cette ère de paix et de prospérité ? Un historien, Duruy, reproche aux Antonins de n’avoir pas fait, dans la plénitude de leur puissance et dans les heureux loisirs ménagés au monde parleur sagesse, ce qu’aurait dd faire déjà le fondateur de l’Empire : asseoir le régime sur une base solide en lui donnant- les institutions qui eussent assuré l’avenir. Affirmer l’hérédité par la naissance ou l’adoption, ce n’était rien si l’héritier ne trouvait pas ailleurs que dans cette vaine démonstration sa garantie contre les révolutions. Ce qu’il eût fallu, c’était autre chose. Au lieu d’un maître absolu, isolé en face de quatre-vingts millions d’hommes, et dont la vie, toujours menacée, était le seul obstacle entre le trône et les ambitions en éveil, une série d’intermédiaires intéressés à la stabilité dont ils eussent été les bénéficiaires et les soutiens. Plus précisément, au lieu d’une poussière de cités repliées sur elles-mêmes, indifférentes aux intérêts généraux, une hiérarchie de corps politiques reliant du bas en haut de l’échelle, dans des rapports définis et dans une étroite solidarité, tous les organes de la conscience publique, de manière à établir entre eux cet accord de sentiments et de volontés qui fait une nation. Tout cela existait en germe et pouvait être appelé à la vie par des hommes d’Etat avisés et prévoyants. N’avait-on pas les curies des villes, les assemblées des provinces et, au sommet, le Sénat ? Et cela est si vrai que l’Empire, dans son agonie, songea à cette suprême ressource quand, par un édit célèbre, Honorius ordonna aux notables de la Novempopulanie et de l’Aquitaine d’envoyer chaque année à Arles des députés chargés de soumettre au préfet du prétoire des Gaules leurs vues touchant les besoins de leur pays. Mais il était trop tard et, de même que la notion de l’État fédératif, qui eût pu sauver la Grèce expirante, ne se fit jour qu’à la dernière heure, et sans aboutir, de même l’idée d’une sorte de gouvernement représentatif n’apparut que tardivement, partiellement, obscurément, dans la pensée du chef de l’Empire, au moment ou l’Empire était en train de sombrer.

Une autre mesure devait compléter là précédente. Au lieu de cette armée permanente, devenue par la force des choses une armée da mercenaires, et à la longue de mercenaires étrangers, toujours prêts à marcher pour le plus offrant, une armée vraiment nationale, conformément au vieux principe en vigueur dans la cité antique, qui imposait à tout citoyen, comme le premier de ses devoirs, la défense du territoire. Astreindre les Italiens, les provinciaux, au service régulier en faisant passer périodiquement toute la jeunesse sous les drapeaux, c’était obtenir un double résultat, insuffler une même âme à des populations diverses rapprochées dans cette obligation commune, et entretenir eu elles la pratique de ces vertus viriles sans lesquelles il n’y a pas d’Etat qui ne soit voué à la ruine. Ainsi l’on n’eût pas vu des multitudes immenses, déshabituées du métier des armes, trembler devant quelques bandes d’émeutiers et quelques hordes de Barbares.

Le rêve est beau, et sans doute on ne saurait marquer d’un trait plus juste les vices fondamentaux de l’institution impériale, ni imaginer d’une vue plus sûre les remèdes qui auraient pu guérir le mal et changer le cours du destin. Mais pour les appliquer, pour en concevoir même l’idée, pour éclairer le présent à la lumière d’un avenir inconnu, il eût fallu une prescience quasi-divine et, en tout cas, un homme de génie ou pour mieux dire, une succession d’hommes de génie tels que l’histoire n’en a pas, encore rencontrés. Les Antonins avaient tiré le meilleur parti de ce qui existait. Ils ne surent pas ou ne purent pas arrêter l’Empire sur la pente où l’entraînait la fatalité de ses origines, et il arriva ce qui devait arriver dans ce régime où, le souverain étant tout, il suffisait qu’il fût inférieur à sa tâche pour que tout périclitât.

Par un jeu cruel de la nature le fils de Marc Aurèle était un brutal, passionné pour les spectacles de l’amphithéâtre au point de s’exhiber lui-même comme gladiateur. De plus, né dans la pourpre, habitué dès l’enfance à considérer l’empire comme sa propriété, il eut, au même degré qu’un Caligula, le vertige de sa grandeur. Son orgueil était d’ailleurs d’une espèce trop basse pour se complaire dans l’exercice du pouvoir. Les affaires furent pendant cinq ans entre les mains de préfet du prétoire Perennis. Les appréciations diffèrent sur le compte de ce personnage, suivant les passions des contemporains. Ce qui est notoire, ce sont ses dispositions hostiles à l’égard du Sénat. Il en donna une preuve quand il osa substituer dams l’armée de Bretagne des officiers tirés de l’ordre équestre à ceux qui étaient de rang sénatorial. Cet acte, préludant à une mesure d’ordre général qui devait être prise plus tard, fut l’occasion de sa perte. Les légions bretonnes, froissées dans leur vanité, poussées sans doute par leurs anciens chefs, envoyèrent à, l’empereur une députation de quinze cents soldats qui, la. menace à la bouche, exigèrent la chute du favori, et l’empereur terrorisé le livra à leur vengeance avec tous les siens. Il avait été prévenu contre lui par l’affranchi Cleander, son grand chambellan (cubicularius) : cette charge de cour était devenue une puissance. Cleander., préfet à son tour, succomba lui aussi sous les haines accumulées par trois ans de rapines et de cruautés. Lâchement Commode le livra à l’émeute, comme il avait livré Perennis.

La frontière était gardée par de bons officiers dont quelques-uns devaient arriver à l’Empire ou y prétendre. Pourtant, dans le détraquement général, l’armée se désorganisait. Un certain Maternus, à la tète d’une troupe de déserteurs, put parcourir la Gaule et l’Espagne, massacrant et pillant. Se sachant incapable de résister à des forces régulières il conçut un plan audacieux. Avec ses compagnons, déguisés comme lui, il pénétra dans la capitale, espérant s’en emparer par un coup de main. La trahison le fit échouer.

Un complot avorté fut suivi d’exécutions nombreuses où périrent la plupart des amis de Marc-Aurèle, devenus odieux ii son indigne fils. Le Sénat n’osa plus bouger. Jamais il n’avait été plus avili. Ce fut dans l’entourage immédiat du tyran que se levèrent les vengeurs. Il avait frappé ses proches. Nul ne se sentait à l’abri de ses caprices sanguinaires. Sa concubine Marcia s’entendit avec le chambellan Electus et le préfet du prétoire Lætus. Les conjurés le firent égorger par un athlète (janvier 193).

Lætus présenta aux prétoriens un officier de fortune, arrivé par la force du poignet aux plus hautes dignités, Helvius Pertinax. Ils n’avaient personne et 1a gratification était alléchante. Mais le vieux soldat était ferme sur la discipline, économe, honnête. Il mit contre lui les soldats qu’il soumettait à la règle, la populace qu’il sevrait de ses plaisirs, et tout le personnel taré dont il débarrassa le palais. Au bout de quatre-vingt sept jours il fut assassiné. On vit alors une chose inouïe : l’empire aux enchères. Il trouva un acquéreur en la personne d’un riche sénateur, Didius Julianus, qui avait fourni jusque là une carrière honorable et dont l’ambition sénile ne résista pas à la tentation. Il régna moins longtemps encore que son prédécesseur et fut tué au bout de soixante jours : il avait trop promis pour pouvoir tenir. Cette fois on était tombé si bas qu’une réaction devait se produire. Comme en 69, elle partit des armées provinciales soulevées contre la tyrannie des prétoriens.

Le soulèvement éclata simultanément sur trois points. Les légions de Syrie proclamèrent Pescennius Niger, les légions de Bretagne Clodius Albinos, les légions d’Illyrie, bientôt suivies par celles de Germanie, Septimius Severus. Septime Sévère, placé au centre et profitant de l’avance, marcha sur Rome. Il n’eut qu’à se montrer. Puis il se tourna contre Niger, et ensuite contre Albinos qui furent défaits l’un et l’autre.

 

§ 2. — Septime Sévère et Caracalla (193-217). L’empire militaire, anti-sénatorial, anti-italien.

Il était dit que jamais, au moment où il semblait perdu, l’Empire ne manquerait d’hommes pour le retenir au bord de l’abîme. Le sauveur cette fois fut Septime Sévère. Mais il ne se borna pas à restaurer l’Empire. Il précipita sa transformation.

La lutte contre ses deux compétiteurs ne se réduisait pas à un simple conflit d’ambitions personnelles. Il y avait entre eux et lui une opposition de principe. Le peuple de Rome avait fait des vœux pour Niger, général et administrateur estimé, et Italien de naissance. Il en avait fait de plus vifs pour Albinus. Le Sénat surtout, ouvertement ou en secret, avait souhaité sa victoire. Il saluait en lui l’homme qui devait le rétablir dans ses droits. Bien que né en Afrique ; il appartenait à la haute noblesse dont il partageait les goûts et épousait les griefs. Septime Sévère au contraire apparaissait comme l’étranger, comme l’ennemi. Il avait contre lui, outre sa réputation de dureté, ses tendances bien connues. Africain, comme son rival, mais plus exclusivement, plus apparemment africain, il laissait entrevoir, sous le vernis de la culture latine, le fonds persistant de l’éducation indigène. On raillait son accent punique et l’on affectait de voir dans son avènement la revanche d’Hannibal auquel il éleva des statues. Son mariage avec la Syrienne Julia Domna semblait le détourner encore de la tradition nationale.

La vérité, c’est qu’il comprit et aima comme nul autre l’œuvre accomplie par le génie de Rome. Seulement il avait conscience qu’à cette œuvre les provinces maintenant, et depuis longtemps, contribuaient, alitant et plus que Rome elle-même. Il trouvait équitable qu’elles en eussent le bénéfice. S’il honorait le héros carthaginois, c’est qu’il revendiquait pour l’Empire et réconciliait dans son unité toutes les gloires du passé. Son gouvernement eut donc pour objet essentiel une sorte de nivellement général. Hadrien était entré dans cette voie : il y marcha plus avant, plus résolument. Mais une telle politique, entraînant avec la déchéance de l’Italie celle du Sénat, portait une nouvelle et profonde atteinte au système dualiste institué par Auguste, c’est-à-dire à tout ce qui subsistait encore du régime républicain. Septime Sévère ne mentait pas devant ces conséquences.

Il rentra à Rome au milieu d’un appareil formidable, décidé à achever son triomphe par l’écrasement du Sénat. Il avait cru prudent de le ménager avant la victoire ; il se montra terrible après : c’étaient là, dans la curie, qu’étaient les vrais vaincus. Un grand nombre de sénateurs payèrent de leur vie leur complicité avec Albinus, ou leurs sympathies pour le prétendant malheureux.

Il s’était posé dès le début en vengeur de Pertinax. Il ne se contenta pas de punir ses assassins et de faire à leur victime, des funérailles solennelles suivies de l’apothéose. Les prétoriens cernés, désarmés, furent renvoyés honteusement, sous les huées des légions. La garde fut reconstituée. Elle n’avait admis jusqu’alors que des Italiens, avec quelques recrues originaires de l’Espagne, de la Macédoine, du Norique. Elle s’ouvrit désormais à tous les légionnaires. Le Sénat n’avait guère eu à se louer de cette soldatesque. Néanmoins il sentit l’offense. Les anciens prétoriens du moins étaient des Romains, des compatriotes. Les nouveaux étaient des Barbares, tirés pour la plupart de ces légions illyriennes qui avaient porté leur chef à l’empire. Sa mesure avait un précédent : elle était renouvelée de Vitellius, mais cette fois elle fat définitive. On ne peut pas dire qu’elle fût mauvaise. Il était juste d’offrir aux plus valeureux la prime d’un service plus avantageux, et il y avait intérêt aussi à unifier l’armée en effaçant l’antagonisme entre ces deux éléments hostiles. En fait, on ne saisit plus la trace de leur opposition. Mais le despotisme militaire ne fut pas pour cela supprimé. Il fut déplacé et transféré aux armées provinciales. Les nouveaux empereurs, acclamés par leurs troupes ; n’eurent plus à se préoccuper de l’assentiment des prétoriens. Autre coup porté à la primauté de l’Italie.

Septime Sévère rompit avec la théorie constitutionnelle qui faisait de Rome et de l’Italie le domaine exclusif du Sénat. Ce n’était qu’une fiction, dont Auguste lui-même avait su s’affranchir dans la pratique, mais une fiction qui s’était imposée telle quelle à ses successeurs et à laquelle les conservateurs restaient attachés. Septime Sévère y coupa court. Le premier parmi les empereurs il introduisit dans sa titulature, même en Italie, ce titre de proconsul qu’ils s’étaient toujours abstenus d’y porter, affirmant par là, ostensiblement, l’extension de son imperium à la péninsule. Le premier encore il installa à demeure, en pleine paix, dans le voisinage de la capitale, sur le mont Albain, une légion, la II Parthica, composée elle aussi de Barbares, commandée comme les cohortes prétoriennes par un préfet de rang équestre, et formant comme un complément à ces dernières, en mesure, suivant les circonstances, de les renforcer ou de neutraliser leur action. Commode, dans l’excès de son orgueil, avait voulu faire de Rome sa chose, sa colonie, colonia Antoniniana Commodiana, prétention dont les monnaies portent témoignage. Septime Sévère n’alla pas aussi loin. Mais la formule de Roma sacra apparaît maintenant dans les documents officiels. Or, cette épithète sacer commence à désigner les objets appartenant en propre à la personne de l’empereur.

Les provinces furent comblées. Ce n’est pas que Septime Sévère ait négligé la capitale. Il la décora de monuments somptueux et s’appliqua à gagner la faveur populaire par des fêtes magnifiques et de larges distributions. Mais il ne fit pas moins pour les provinces, et de plus, dans la mesure où cela était alors possible, tendit à leur assurer l’égalité des droits. Il étendit aux villes provinciales l’exonération des frais du service postal concédée par Nerva aux villes italiennes. Il octroya à beaucoup de cités le droit colonial, et à plusieurs le jus italicum qui comportait l’exemption de l’impôt foncier et de la capitation personnelle, privilège réservé jusqu’alors à peu près exclusivement à l’Italie. Ses bienfaits touchèrent plus particulièrement l’Afrique, son pays natal, et cet Orient d’où l’impératrice Julia Domna était originaire et auquel elle conservait sa prédilection. La ville d’Alexandrie fut dotée du régime municipal, et pour la première fois on vit un Egyptien siéger dans le Sénat. L’honneur était grand, mais ce Sénat qui lui ouvrait ses portes n’était plus guère qu’une assemblée d’apparat.

Rien ne montre mieux son abaissement que le principe énoncé par les juristes de ce temps : Ce que le prince a décidé a force de loi.  Quod principi placuit, legis habet vigorem, utpote cum lege regia, quæ de imperio ejus lata est, populus ei et in eum omne suum imperium et protestatem con ferat. Plusieurs de ces juristes étaient Syriens, de mentalité orientale, et il n’est pas sûr que cette expression lege regia, qui nous semble au premier abord avoir été introduite au temps du Bas Empire, n’ait pas été dés lors employée par eux, comme répondant à la réalité telle qu’elle leur apparaissait, l’empereur étant à leurs yeux le roi, le βασιλεύς. Lorsque le préfet du prétoire Plautien, après avoir reçu les insignes consulaires, les ornamenta consularia, fut promu au consulat, il s’intitula cos. II, comme si la différence était devenue purement illusoire et négligeable entre la possession des insignes de la plus haute magistrature et son exercice effectif.

Septime Sévère conçut l’Etat comme reposant sur l’armée et sur l’ordre équestre, deux organismes solidaires qui devaient se prêter un mutuel appui.

L’heure n’était par venue d’éliminer les sénateurs des fonctions que leur réservait la tradition séculaire. Mais un nouveau pas fut fait dans ce sens. Le pouvoir fut de plus en plus concentré entre les mains du préfet du prétoire, du vice-empereur. La province reconquise de la Mésopotamie fut administrée par un, gouverneur de rang équestre. Les trois légions nouvellement créées, les trois Parthiques, furent confiées à des préfets du même rang, ainsi que Perennis avait tenté de le faire pour les légions de la Bretagne. Le sénateur légat censitaire des trois Gaules fut remplacé par un chevalier. Le fisc s’enrichit des revêtus de l’ærarium qui allait s’appauvrissant. Les fonctionnaires sénatoriens furent flanqués de procurateurs qui : devaient leur servir de collaborateurs et qui accaparèrent leur besogne.

Les faveurs furent prodiguées à l’armée. La solde fut relevée. Les gratifications se multiplièrent. Les soldats eurent l’autorisation de se marier et d’habiter avec leurs femmes en dehors du camp. Ils reçurent le droit de porter l’anneau d’or, ce qui releva leur dignité. Les centurions, du moins les plus élevés dans leur grade, les primipiles obtinrent la qualité de chevalier. Ils formèrent, avec les officiers déjà pourvus de ce titre, les tribuns légionnaires et les préfets d’aile et de cohorte, l’élite désignée sous le nom de a militiis, et ainsi les plus humbles soldats, introduits par le centurionat dans la deuxième classe de la noblesse, purent passer de là dans le service civil des procuratèles et parvenir par leur mérite aux plus hauts postes de la hiérarchie. L’armée devint la pépinière du personnel équestre et fournit à l’empereur des serviteurs dévoués, exacts, pénétrés de l’esprit militaire.

On prête à Septime Sévère mourant cette parole : Enrichissez le soldat et moquez-vous du reste. Il est douteux qu’il ait émis cet axiome sous cette forme brutale, mais au fond il rendait assez bien sa pensée. Hérodien d’autre part lui reproche d’avoir détruit la discipline, et cette accusation surprend tout d’abord portée contre ce maître inflexible. Elle est justifiée néanmoins. Le Sénat, dans sa décadence, représentait tout ce qui restait du pouvoir civil. S’attaquer au Sénat, consommer son discrédit et sa ruine, c’était supprimer le faible et dernier obstacle qui s’opposait à la toute-puissance de l’armée et, par une conséquence inévitable, c’était préparer la ruine de l’armée elle-même. Se considérant, avec raison, comme l’unique support de l’empire, le fonctionnarisme équestre n’étant qu’une émanation et un dédoublement de l’armée, elle se crut plus que jamais le droit d’en disposer à son gré, et l’abus croissant des largesses, du donativum, acheva de la corrompre en exaspérant ses convoitises. Le péril n’apparut pas tout de suite, mais il éclata dans toute son intensité quand disparut l’homme qui, assez imprudent pour le créer, s’était trouvé assez fort pour le contenir.

Septime Sévère voulut donner à sa dynastie une sorte de légitimité en la rattachant à la lignée glorieuse et populaire des Antonins. Il avait déjà pris le nom de Pertinax. Par une fiction légale sans précédent, par une adoption posthume dont il n’existe pas d’autre exemple, il se proclama le fils de Marc Aurèle, le petit fils d’Antonin, et ainsi de suite en remontant jusqu’à Nerva, Il devint ainsi le frère de Commode auquel, pour braver le Sénat, il fit accorder les honneurs divins que le Sénat avait refusés à sa mémoire. Son fils aîné Bassianus reçut le surnom d’ Antoninus. Pour l’avenir, il y pourvut en nommant Bassianus Auguste avec l’attribution de la puissance tribunicienne, en 198. Le nouvel Auguste n’avait que douze ans. Son cadet Geta qui n’en avait que neuf fut nommé César et placé, dix ans après, sur le même rang que son frère.

Sévère mourut en 211, à la tête de son armée, dans une expédition en Bretagne. De longtemps on ne devait plus voir un empereur mourant autrement que de mort violente, sous le fer des assassins.

Partager le pouvoir, à titre égal, entre deux frères à peu près da même Age et animés déjà l’un contre l’autre d’une haine mortelle, était une combinaison plus que risquée. Il n’est pas possible qu’un esprit aussi avisé n’ait pas vu le danger. Sans doute il avait pensé qu’il ne serait pas moindre s’il écartait le cadet au profit de l’aîné. Peut-être aussi s’était-il persuadé que l’influence de l’impératrice Julia Domna, que les conseils du préfet du prétoire, Papinien, l’illustre jurisconsulte, réussiraient à maintenir du moins l’apparence de la concorde. S’il s’était flatté de cet espoir, on ne tarda pas à reconnaître combien il était chimérique.

L’empereur M. Aurelius Severus Antoninus, plus connu sous le nom de Caracalla, était des deux, jeunes gens le plus intraitable. La violence de sa nature s’était manifestée déjà du vivant de son père, dans ses démêlés avec Plautien, un de ces préfets du prétoire dont la puissance était à peine inférieure à celle de l’empereur. Son crédit portait ombrage à la famille impériale. Au cours d’une altercation Caracalla s’était jeté sur le favori et l’avait fait tuer en présence de Sévère. On ne s’explique guère la faiblesse de ce dernier en cette circonstance, sinon par la raison d’Etat qui lui commandait d’éviter un éclat. Une scène plus atroce signala la première année du règne des deux frères. Ce fut le meurtre de Geta égorgé par Caracalla dans les bras de leur mère Julia Domna. Les âmes étaient si endurcies que le fratricide ne fit pas l’impression qu’on pourrait supposer. Le meurtrier prétexta d’un complot dont il essaya de démontrer la réalité en faisant mettre à mort un grand nombre de complices prétendus. La mère elle-même se résigna. Ambition ou, encore une fois, raison d’Etat, elle resta auprès du fils criminel, associée, tant qu’il vécut, au gouvernement. Seul Papinien fit entendre la protestation d’un honnête homme : il lui en coûta la vie.

Il n’y a pas entre Septime Sévère et son successeur le même contraste monstrueux qu’entre Marc Aurèle et Commode. C’est bien le type paternel qu’on retrouve dans le fils, grossi, dégénéré, déformé par des instincts brutaux et pervers. Ce sont les mêmes goûts, c’est la même politique : une prédilection marquée pour l’armée, pour la guerre, une aversion prononcée pour le Sénat. Et le fameux édit par lequel il étendit le droit de cité à tous les sujets de l’empire n’était que la mise en application définitive des principes professés sous le règne précédent.

. L’existence d’un empereur, au milieu de ses soldats, était devenue une chose si précaire qu’il suffisait d’un mécontentement léger, exploité par un ambitieux, pour faire la révolution. C’est ainsi que Caracalla fut assassiné par quelques émeutiers sous les excitations du préfet du prétoire Macrin.

Septime Sévère était fils d’un chevalier de Leptis, mais il comptait des consulaires dans sa famille, et il avait parcouru toutes les étapes de la carrière sénatoriale. Pertinax, malgré son humble origine, avait suivi la même filière. Macrin, M. Opellius Macrinus, de plus basse extraction encore, n’avait exercé que les fonctions équestres. Il fit effort pour satisfaire a la fois aux revendications du Sénat et aux exigences de l’armée, mais cet effort timide, incohérent, mal soutenu, n’aboutit qu’a le rendre suspect aux deux partis. Il tomba lui aussi, au bout d’un an, victime d’un mouvement militaire.

 

§ 3. — Elagabal (218-222). L’invasion des idées orientales. Alexandre Sévère. La réaction sénatoriale (222-235).

Septime Sévère avait épousé la fille d’un prêtre du dieu du Soleil, du dieu Elagabal, dans le grand centre religieux d’Émèse, en Syrie. Julia Domna, belle, intelligente, ambitieuse, ne s’était pas contentée de présider à une cour de littérateurs et de philosophes, elle avait prétendu exercer, sur les affaires publiques une action qui d’ailleurs avait été contrecarrée parle préfet du prétoire Plautien. Après le meurtre de Caracalla elle n’avait pas voulu survivre à la ruine de sa famille. Les princesses qui lui avaient fait cortège, sa sœur Julia Mæsa et les deux filles de cette dernière, Julia Sœmias et Julia Mammæa, s’étaient retirées dans leur patrie. Julia Mæsa était une femme de tète, non moins intelligente et non moins ambitieuse que la défunte impératrice. Elle conçut le projet de relever sa dynastie. Il ne lui fut pas difficile de réveiller par l’appât des récompenses et les prestiges de la superstition les sympathies de l’armée pour la maison des Sévères. Le fils de Sœmias fut proclamé empereur. Il prit les noms de M. Aurelius Antoninus. L’usage lui a laissé le sobriquet d’Elagabal, du nom du dieu dont il était le ministre.

Ce fut une chose extraordinaire : le triomphe des religions orientales prenant possession de Rome. Elagabal était un bel éphèbe de quatorze ans, corrompu dans les moelles par la sensualité effrénée des cultes syriens, religieux à sa manière, resté prêtre dévot de son dieu, de sa pierre noire d’Émèse, sous la pourpre impériale, pratiquant assidûment et avec conviction les rites bizarres et impudiques importés de son pays. Ses extravagances, ses vices, ses cruautés ne doivent pas nous faire méconnaître l’intérêt que ce règne étrange présente pour l’historien. Il y avait au fond de cette bacchanale cette pensée, de plus en plus répandue, qui groupait autour d’un être suprême, comme autant de satellites, les dieux de toutes les nations. Mais ce syncrétisme avait aux yeux des Romains, même les plus ouverts aux idées nouvelles, le tort inexpiable de subordonner à une divinité étrangère le vieux Jupiter Capitolin, et de plus il était déshonoré par l’infamie de l’empereur. Une réaction devait se produire. Elle fut précipitée par cette même Julia Mæsa qui avait élevé son petit fils à l’Empire, et qui maintenant s’inquiétait au spectacle de ses folies. Elle réussit à lui persuader d’adopter son cousin, le fils de Mammæa, adoption bientôt suivie du meurtre d’Élagabal et de sa mère Sœmias qui avait partagé son ivresse.

Cette dynastie des Sévères est riche en contrastes. De Septime Sévère et Caracalla à Elagabal, d’Elagabal à son successeur l’opposition est frappante. Et pourtant les deux derniers, nés d’une mère et d’un père syriens, se ressentent, chacun à sa façon, de leur commune origine. Tandis que chez l’un elle se traduit par un débordement furieux de passions ignobles, chez l’autre elle se manifeste par un syncrétisme, non plus grossier, mais épuré, associant et conciliant dans une sympathie égale toutes les formes de la piété, tous les bienfaiteurs de l’humanité, tous les saints du passé, Orphée et Jésus. Un nouveau Marc-Aurèle, plus mystique que philosophe, d’un esprit plus libre, avec une plus large compréhension des choses religieuses.

M. Aurelius Severus Alexander n’était âgé que de treize ans quand il fut proclamé Auguste. Son aïeule Mæsa mourut un an après son avènement, mais il lui restait, pour suppléer à son inexpérience, sa mère Mammæa. Elle l’avait élevé avec une tendresse vigilante, le tenant à l’écart des mauvais exemples, et il ne cessa de professer pour elle une déférence absolue. C’est un fait curieux dans l’histoire de ce troisième siècle que le rôle politique joué par les femmes. Nous verrons bientôt ce que furent dans la Gaule Victoria, et dans l’Orient Zénobie. A Rome les mœurs, non la loi, leur avaient interdit longtemps la participation au pouvoir suprême. Mais depuis longtemps elles y aspiraient, comme à un complément du titre d’Augusta. Tibère avait dû résister aux prétentions de Livie, Sénèque et Burrhus à celles d’Agrippine. Séjan avait promis de s’associer Livilla quand il aurait revêtu la pourpre. Caligula, dans sa folie, avait’ voulu faire de sa sœur Drusilla l’héritière de l’empire comme de ses biens. Maintenant les ambitions féminines étaient satisfaites. Mammæa Augusta, mère de la patrie, mère du Sénat, mère des camps, comme l’avait été Mæsa, put s’assurer, grâce à la jeunesse de son, fils, la haute main qu’elle conserva jusqu’à la fin et qu’elle exerça conjointement avec le grand ; Jurisconsulte Ulpien dont elle fit le préfet du prétoire. A eux deux ils furent l’âme du nouveau gouvernement.

Nouveau en effet, car il prenait exactement le contre-pied du système inauguré par le fondateur de la dynastie. Septime Sévère avait voulu faire reposer l’Etat sur l’armée appuyée sur l’ordre équestre. Le gouvernement d’Alexandre Sévère se proposa comme but la restauration du pouvoir civil. Aucune décision ne fut prise sans l’assentiment du Sénat, après avoir été soumise au préalable à une commission de seize sénateurs. Aucun magistrat, aucun fonctionnaire, aucun gouverneur de province, aucun sénateur ne fut nommé sans son approbation. La distinction entre l’ærarium et le fisc, tombée en désuétude, fut rétablie. La distinction entre les provinces sénatoriales et impériales fut observée. La police de Rome, confiée au préfet de la ville, fut transférée au Sénat, en ce sens que le préfet, désigné par cette assemblée, fut de plus assisté par quatorze curateurs consulaires. Si la situation du préfet du prétoire fut maintenue et même encore relevée, ce fut à l’avantage du Sénat, non à son détriment. Il put rendre des ordonnances générales, à condition de ne rien modifier au droit existant. C’était lui attribuer une part de l’initiative législative. Mais le vice-empereur dut, comme les autres fonctionnaires, être agréé par la haute assemblée et, contrairement, au principe établi par Auguste et resté après lui en vigueur, sauf quelques rares infractions, il dut lui-même être un sénateur. Par là semblait résolu, dans sa personne, le vieil antagonisme entre les deux ordres. Enfin, en mettant à la tète de la garde prétorienne, non plus un soldat, pénétré de l’esprit militaire, dans la mauvaise acception du mot, mais un juriste ferme sur la discipline, on espérait soustraire les pouvoirs légaux à la dépendance humiliante où les tenait cette soldatesque. L’empereur poussa les égards envers le Sénat jusqu’à renoncer en Italie au titre de proconsul, revendiqué par Septime Sévère, ce qui voulait dire qu’il entendait ne pas empiéter sur l’administration de la péninsule. Et on le vit prononcer des harangues au Forum, évoquant ainsi l’image de l’ancienne République.

Il était bien tard pour rendre son prestige à un corps discrédité, pour soumettre à la loi une armée corrompue par l’usage du donativum et habituée aux coups de force. Encore eût-il fallu, pour tenter cette œuvre surhumaine, une main de fer. Or le noble idéaliste que les événements avaient porté au trône était un faible, et sa mère, malgré ses grandes qualités, n’était pas, pour son autorité chancelante, un soutien. L’avarice qu’on lui reprochait n’était vraisemblablement qu’une sage économie, mais il est trop certain qu’impérieuse et accoutumée à tenir son fils en tutelle, elle obtenait de lui une obéissance  passive qui ne contribuait pas à former son caractère et n’ajoutait rien à sa considération. Il dut assister impuissant à une bataille de trois jours entre la population de la capitale et les prétoriens. Il dut abandonner à la vengeance de ces derniers Ulpien, massacré en sa présence. Il dut éloigner de Rome le consul Dion Cassius, rendu impopulaire par sa sévérité envers les troupes de Pannonie. Et l’épilogue ce fut son assassinat et celui de Mammæa par la garnison de Mayence. Il avait vingt-sept ans et en avait régné treize.

Sa politique avait échoué. Il faut dire que, même dans les milieux sénatoriens, elle n’avait pas rencontré que des approbateurs. Nous avons là-dessus un curieux document dans le discours que Dion Cassius prête à Mécène au cinquante-deuxième livre de son histoire. Le conseiller d’Auguste y expose tout, un plan de gouvernement qui est, à beaucoup d’égards, une critique indirecte des idées chères à Alexandre Sévère. Dion Cassius en veut à son maître de n’avoir pas su le défendre contre les rancunes des soldats, et il n’est pas douteux qu’il n’ait remanié ce morceau sous cette impression, alors que, du fond de sa retraite, il achevait son grand ouvrage commencé plusieurs années auparavant : C’est un mécontent, et qui n’en voit que mieux ce qu’il y avait de chimérique dans cette restauration du passé. Aristocrate de tempérament, et partisan décidé de l’autocratie, il veut conserver au Sénat la première place dans l’Etat, assurer sa dignité et sa sécurité, mais il ne veut pas que l’empereur lui livre une parcelle de son autorité. Les fonctionnaires doivent être nommés par lui, par son initiative exclusive et, pour rester dans son entière dépendance, tous salariés. Toutes les provinces doivent lui être soumises. Donc, plus de distinction entre les provinces sénatoriales et les impériales, entre l’ærarium et le fisc. L’Italie elle-même doit être assimilée aux provinces. Toutes les villes doivent être régies par les mêmes lois. Bref, un gouvernement despotique puissamment centralisé. A côté de cela, certaines suggestions se sentant de la réaction contre certains abus passés et présents. Ce maître tout-puissant est un homme. Il ne doit pas être un dieu. Entendez un Caligula, un Domitien, un Élagabale. Plus de vice-empereur : la préfecture du prétoire dédoublée, conformément à l’usage, et ramenée à n’être plus qu’une fonction équestre. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce programme une divergence profonde avec lès vues dominantes dans l’entourage impérial et, à divers points de vue, une orientation marquée vers les principes qui ne cesseront de s’affirmer par la suite, et finiront par prévaloir dans le système de Dioclétien.

 

§ 4. — Maximin (235-238). La revanche de l’armée. Papien et Balbin. La revanche du Sénat. Gordien, III (238-244). Les empereurs illyriens. Decius et la mêlée des prétendants (248-253). Faiblesse da Sénat.

Les légions rhénanes avaient proclamé Maximin. , Par ses’ défauts, comme par ses qualités, le nouvel : empereur était fait pour plaire à cette armée déjà à moitié barbare. Barbare lui-même de naissance, il s’était élevé des derniers rangs de la hiérarchie jusqu’au sommet. C’était une sorte de géant, à l’aspect terrible, à l’humeur violente et joviale, brave soldat d’ailleurs et officier capable. L’avènement de ce soudard, qui ne daigna même pas demander à Rome la confirmation du titre ramassé dans l’émeute, était pour le Sénat un affront auquel il dut d’abord se résigner. Mais il n’allait pas tarder à prendre sa revanche.

Tous les sénateurs n’étaient pas, il s’en faut, dans les sentiments de Dion Cassius. Tous ne considéraient pas la tentative d’Alexandre Sévère comme avortée et définitivement condamnée. Elle avait suscité des espoirs, elle avait réveillé des ambitions qui n’étaient pas à la merci d’un accident. Au surplus, elle répondait à un état de l’opinion qui tendait à devenir général. On était las du despotisme militaire et de ses conséquences néfastes. Il est remarquable que ces dispositions commençaient à devenir celles des chefs, et même, à certains moments, des soldats. Nous verrons des empereurs issus de la rébellion s’efforcer de réagir contre les mœurs auxquelles ils devaient la pourpre. Nous verrons l’armée elle-même, renonçant à ce qu’elle tenait pour son droit, réclamer et attendre du Sénat le chois d’un empereur. Car le Sénat restait, malgré tout, le point d’appui vers lequel se tournaient les regards. Son autorité avait grandi en raison du besoin qu’on en avait, et les circonstances, la marche des événements, avaient fortifié son action et étendu son influence. Il n’était pas seulement la tradition vivante, le symbole de l’unité romaine. Depuis qu’il s’était peuplé de provinciaux il représentait l’élite du monde civilisé, par la richesse et la culture. Et depuis que sur le Sénat, assemblée politique, s’était greffée une noblesse sénatoriale répandue par tout l’empire, il n’était plus isolé, il était soutenu dans ses prétentions par les aristocraties locales, et par la foule des clients répartis dans les immenses domaines que la concentration croissante de la propriété foncière avait partagés entre ses membres. C’étaient là les éléments d’une grande force morale. Malheureusement la force morale était impuissante contre la force matérielle et, dans la lutte qui allait s’engager, c’était la dernière qui finalement devait l’emporter.

Un incident local, une révolte de paysans africains, poussés à bout par les exactions du procurateur, aboutit à la proclamation du proconsul Gordien, un octogénaire, peu disposé à se lancer dans cette aventure, mais qui se laissa forcer la main, trop compromis pour reculer et ne voyant de salut pour lui que dans l’empire. Par sa grande fortune, par sa haute naissance, par ses goûts de lettré paisible, Gordien était un empereur selon le cœur du Sénat qui s’empressa de le reconnaître et de déclarer Maximin ennemi public. L’intervention du légat de la légion africaine, la III Augusta, motivée par des ressentiments personnels, mit fin en moins de trente jours à cette équipée. Le fils de Gordien, qu’il s’était associé, périt dans la première escarmouche, et Gordien lui-même se donna la mort.

Le Sénat ne perdit pas courage. Tout au contraire il déploya dans cette crise une énergie surprenante. L’empereur de son choix était mort ; Maximin était loin, le pouvoir était vacant. Il s’en empara résolument. Il ne pouvait être question de rétablir la République, mais il imagina comme une contrefaçon de l’ancien consulat dans la personne de deux empereurs, placés dans son étroite dépendance, Clodius Papienus et Calvinus Balbinus, le premier désigné par ses aptitudes militaires, le second plus spécialement compétent dans l’administration civile. Une commission de vingt consulaires, les vigintiviri reipublicæ curandæ, fut munie de pleins pouvoirs pour organiser la défense et chargée de présider aux levées par toute l’Italie. Des députations furent envoyées aux gouverneurs, des adresses furent expédiées aux principales cités. Les provinces en général répondirent à l’appel. Mais en Italie surtout l’adhésion fut enthousiaste. Les Italiens étaient conscients de leur solidarité avec la cause sénatoriale, et, comme au temps de Vitellius, ils se dressaient contre l’invasion barbare. Aussi quand Maximin se présenta sur la frontière, il se heurta à la résistance héroïque de la ville d’Aquilée, et comme le succès était la condition de sa popularité, il fut tué par ses soldats, humiliés de leur défaite.

La partie cette fois semblait gagnée, mais plus les circonstances se montraient favorables, plus s’accusait l’irrémédiable faiblesse du Sénat. Il était incapable de dominer la situation. Il n’avait pas su maîtriser la réaction violente contre les partisans de Maximin. Il ne sut pas davantage faire obstacle à la contre-réaction qui ne tarda pas à se produire de la part des impérialistes. Une bataille terrible entre les deux factions mit la capitale à feu et à sang. Elles se réconciliaient dans le pillage. Les dissentiments entre les deux empereurs ajoutaient au désordre. La combinaison dont était issu le collège impérial n’avait eu d’autre résultat que d’ouvrir un nouveau conflit. Les prétoriens se saisirent de l’arme que le hasard leur fournit. Un petit-fils de Gordien était demeuré à Rome pendant que son grand-père gouvernait l’Afrique avec son père pour lieutenant. Ce n’était guère qu’un enfant dont on fit un troisième empereur, M. Antonins Gordianus. Pupien et Mbin étant soupçonnés de vouloir se débarrasser de ce collègue imprévu, on les massacra.

On retombait dans le chaos. Avec un empereur de, treize ans, créature des soldats, on pouvait tout craindre. Par bonheur un homme se rencontra  dont  la sagesse et la fermeté prévinrent le mal. Ce fut le  préfet du prétoire Timésithée qui assuma la tutelle du jeune prince et en fit son gendre. Un nouveau Plautien, mais moralement très supérieur à l’autre. Evidemment, sous ce régime, c’en était fait des ambitions du Sénat. Il dut se contenter des égards qui d’ailleurs ne lui furent pas ménagés. Une mort prématurée enleva Timésithée au cours d’une campagne victorieuse contre les Perses, et la série des pronunctamientos recommença. Gordien, très aimé de l’armée, mais jugé trop inexpérimenté pour exercer le commandement, dut se laisser imposer comme préfet du prétoire et puis comme collègue l’officier réputé le plus habile, Julius Philippus, et Philippe réussit par ses intrigues à le renverser et à prendre sa place.

Philippe était un Arabe et c’est à lui qu’échut l’honneur de célébrer à Rome le millénaire de la ville éternelle. Tant de secousses n’avaient pas ébranlé la. foi dans les destinées de l’Empire, mais c’est un témoignage frappant de ses transformations que cet étranger venu de si loin pour présider à cette fête nationale. Philippe n’était pas un Maximin. Comme presque, tous les empereurs de cette période, il était pénétré de la nécessité de vivre en bons termes avec le Sénat. Mais les révolutions militaires n’avaient pas dit leur dernier mot.

On peut dire de Decius qu’il fut prétendant à son corps défendant. Placé à la tète de l’armée du Danube malgré ses résistances, car il prévoyait ce qui allait arriver, il parut à cette armée plus capable qu’un antre d’arrêter la poussée des Barbares et se vit contraint d’accepter la pourpre qu’elle lui offrait. En vain il écrivit à Philippe qu’aussitôt à Rome il la déposerait. Philippe n’en voulut rien croire, et la guerre s’en étant suivie, il succomba dans la bataille .de Vérone.

Decius, né à Sirmium, capitale de la Pannonie inférieure, est le premier de ces empereurs illyriens dont la vaillance et les talents maintinrent l’empire’ debout, malgré tous les maux qui le rongeaient et le j conduisaient à la raine. Ce sont eux maintenant qui, entrent en scène, après les empereurs espagnols ; gaulois, africains et syriens. Les armées dont ils sortaient étaient les plus nombreuses et les plus aguerries de la frontière depuis que le danger s’était déplacé et transporté du Rhin sur le Danube. Les régions dont ils étaient originaires étaient les plus récemment romanisées et les plus directement menacées, et devaient à cette double circonstance un caractère à part. Les populations y étaient habituées au métier des armes, et leur vigueur s’était conservée intacte, loin des raffinements de la civilisation.

Quand il partit pour la guerre contre les Goths Decius donna au Sénat une preuve éclatante de sa faveur en exhumant, pour le confier à un de ses membres les plus distingués et les plus recommandables, Licinius Valerianus, la vieille magistrature de la censure. Le nouveau censeur n’héritait pas seulement des attributions de l’ancien, surveillance des mœurs, recrutement du Sénat et de l’ordre équestre. Ses pouvoirs étaient infiniment étendus. Il avait l’initiative législative, la juridiction sur les plus hauts fonctionnaires, à l’exception — le fait est à noter — de ceux qui appartenaient à l’ordre sénatorial, le droit de fixer l’impôt, de nommer aux grades militaires. Somme toute, c’était un véritable collègue que l’empereur se donnait, un collègue sans le titre, et sans doute sans l’inamovibilité, mais concentrant dans ses mains une large part du gouvernement et appelé, on peut le supposer, à réaliser de profondes réformes administratives.

Ce qu’aurait donné cette conception, les événements ne permirent pas d’en juger. La trahison du gouverneur de la Mésie, Trebonianus Gallus, amena une défaite où Decius perdit la vie après deux ans de règne. Alors ce fut l’anarchie. Gallus était entré à Rome après avoir conclu une paix humiliante. L’armée irritée proclama à sa place Æmilianus, qui lui gavait succédé dans son gouvernement. Æmilianus aussitôt se mit en marche sur l’Italie. Une promesse d’argent suffit pour détacher les troupes de Gallus ?qui fut tué à la bataille de Terni. Mais Æmilianus lui-même tomba sous les coups de ses soldats, en expiation de ses avances au Sénat. Et enfin Valerianus, celui-là même que Decius avait choisi pour lui conférer les pouvoirs de la nouvelle censure, entra, lui troisième, dans la mêlée. Il apprit bientôt la disparition presque simultanée de ses deux compétiteurs et qu’il n’avait plus de rival à combattre.

 

§ 5. — Les invasions. Valérien et Gallien. La dislocation de l’empire. Les empereurs provinciaux (253-268).

Le conflit des prétendants avait accru l’audace des ennemis de Rome. Les Francs se précipitèrent sur la Gaule et poussèrent jusqu’en Espagne. Les Alamans jetèrent leurs bandes sur l’Italie du nord. Les Goths envahirent la Macédoine et l’Asie Mineure. Les Perses pénétrèrent en Syrie et s’emparèrent d’Antioche. Valérien jugea que la tache était trop lourde pour les épaules d’un seul. Il prit pour lui l’Orient et laissa l’Occident à son fils Gallien. Mais en 259 il fut fait prisonnier, par les Perses. Gallien resta seul pour dominer cette crise effroyable, sans précédent.

Les populations livrées à elles-mêmes durent pourvoir elles-mêmes à leur salut. Ce fut la cause qui fit surgir cette foule d’usurpateurs que l’on a appelés si étrangement les trente tyrans. C’étaient en général d’excellents officiers, et quelles que fussent leurs convoitises, d’excellents patriotes. La force des événements, autant que l’ambition, les avait portés à un poste de combat où beaucoup rendirent des services, où quelques-uns tirent preuve de qualités éminentes. Leur élévation était due aux armées, mais l’intervention des armées était légitime dans un péril  où elles apparaissaient comme la suprême ressourcé. Depuis longtemps elles ne faisaient qu’un avec les pays où elles étaient cantonnées et formées. Leur initiative ne pouvait guère se heurter à l’opposition, de l’élément civil, et le plus souvent elle entraîna son adhésion. Ainsi les empereurs des soldats furent en même temps ceux des provinces.

Quand on considère ce spectacle, il semble que, cette fois, mieux qu’après Néron, on assiste à la dissolution de l’unité romaine. Le fait est que des tendances séparatistes se manifestèrent, mais très différentes, aux deux extrémités de l’empire. L’antagonisme irréductible entre le monde latin et le monde gréco-oriental s’accusa avec une force singulière. Dans l’Occident au contraire, la pensée ne pouvait venir de répudier Rome et son héritage. C’était pour le sauver qu’on s’était réveillé et ressaisi. Mais puisque Rome se montrait incapable de le défendre, on se sentait en mesure de le préserver à — sa place. Et puisque, d’autre part, entre les divers pays, il n’y avait jamais eu de fusion réelle, il était permis à chacun de souhaiter son gouvernement propre, non pas indépendant, mais distinct du gouvernement central. Telles sont les idées, les aspirations vagues qu’on voit poindre dans le tumulte. Elles n’étaient pas tout à fait, chimériques. Qu’on attende une trentaine d’années, elles seront recueillies pour une bonne part et mises en œuvre dans la tétrarchie.

Les empereurs provinciaux avaient à soutenir un triple effort. Ils devaient tenir tête aux ennemis du dehors, se défendre contré l’empereur de Rome, et trop souvent ils se faisaient la guerre entre eux. Aussi les voit-on disparaître les uns après les autres dans une mêlée confuse. Parmi ces monarchies éphémères il en est deux plus durables et mieux connues : ce sont celles fondées en Gaule par Postume et en Orient par Zénobie.

C’est en l’an 257, lors d’une nouvelle invasion plus désastreuse encore que les précédentes, que Postume, M. Cassianus Latinius Postumus, se fit proclamer empereur pour le plus grand bien de la Gaule. Ce n’est pas sans raison qu’il s’intitula le restaurateur de ce pays. Pendant dix ans il lui assura un retour de prospérité, une tranquillité relative, toujours menacée et souvent troublée, qui n’en tranchait pas moins avec le désordre où étaient plongées d’autres parties de l’empire.

Il ne faut pas s’y tromper. La monarchie de Postume n’était rien moins que gauloise si l’on veut dire par la anti-romaine, se réclamant des vieilles traditions nationales et visant au rétablissement de l’antique indépendance. Deux cents ans plus tôt, on avait vu les druides intervenir, pour le tirer à eux, dans le mouvement suscité par la chute de Néron et prêcher la guerre sainte contre l’oppresseur étranger. Tout ce passé maintenant était bien mort. Postume empereur ne se distingue en rien de Gallien. Il est Auguste et souverain pontife. Il revêt le consulat et compte les années de son règne par le renouvellement de ses puissances tribuniciennes. Que voulait-il au juste ? Devenir seul empereur, maître unique du monde romain ? Rien n’autorise à lui prêter cette pensée. Il pouvait, comme tant d’autres, marcher sur l’Italie. Il ne l’essaya point et suborna à la défensive. Il était donc décidé à limiter ses ambitions et, s’il est permis de juger du présent par l’avenir, tout porte à croire qu’il se fût accommodé d’un partage, et que tel était le but où il tendait. Cette conception commençait à se faire jour, et elle ne devait pas tarder à se réaliser. Somme toute, abstraction faite du conflit avec Rome, et en supposant un rapport de subordination avec le gouvernement central, la situation de Postume ressemblait assez à celle qu’aura Constance dans le système de la tétrarchie. Ce qui achève la ressemblance, c’est que leur domination eut la même extension. Ils régnèrent tous deux sur les contrées dont le rapprochement devait survivre à la tétrarchie et qui continuèrent de former, jusqu’à la fin, le vaste ensemble désigné sous le nom de préfecture des Gaules. L’union de la Bretagne et de l’Espagne avec la Gaule, amorcée déjà par Albinus, le compétiteur de Septime Sévère, fut donc en réalité l’œuvre de Postume, et sur ce point encore il apparaît comme un précurseur.

On peut regretter que Gallien ne se soit pas prêté à une combinaison qui tenait compte des faits accomplis tout en sauvegardant l’unité de l’empire. La lutte engagée par lui avec l’usurpateur se prolongea plusieurs années sans résultat.

Depuis la capture de Valérien l’Orient était à l’abandon. Une famille princière de Palmyre, les Septimii Odenath, rêva de faire de cette ville le centre d’un nouvel empire des Séleucides. Odenath commença par se poser en allié de Rome. Il reçut le titre de dux Orientis, chef de toutes lés armées d’Orient, et bientôt après celui d’imperator qu’il fut autorisé à partager avec son fils aîné, ce qui le mettait presque au niveau de la puissance impériale. Cependant l’unité de l’empire était sauve, ou à. peu près, en théorie. En fait elle était déjà plus que compromise.

On en était là quand Gallien disparut. Les historiens anciens, et après eux les modernes l’ont jugé avec une sévérité qu’on peut trouver excessive. A s’en tenir aux faits, il ne semble pas avoir été l’homme méprisable, le souverain indolent et insouciant qu’un nous dépeint sur la foi des rancunes sénatoriales. Il avait vu avec déplaisir la vigoureuse initiative déployée par le Sénat lors de l’invasion des Alamans, et il lui avait témoigné son hostilité en décidant qu’à l’avenir aucun sénateur ne serait pourvu d’un commandement militaire ni même autorisé à se montrer dans les camps. Précaution contre les prétendants ? Il se peut, mais il y avait autre chose. Les généraux étrangers au Sénat n’étaient pas, l’expérience l’avait démontré et devait le démontrer encore, des prétendants moins redoutables que les sénateurs. Le vrai motif parait donc avoir été différent. Il était d’ordre militaire et d’ordre politique. D’ordre militaire : les officiers sortis du rang étaient mieux préparés à leur tâche que les fils dégénérés de la noblesse, plus instruits dans leur métier, et passionnés encore pour l’honneur du nom romain. D’ordre politique : à tort ou à raison il estimait que les circonstances réclamaient plus que jamais la concentration du pouvoir, et qu’elle ne pouvait s’opérer que par la mise à l’écart du Sénat, en quoi il procédait d’Hadrien et de Septime-Sévère et anticipait sur Dioclétien. Il faut croire pourtant qu’il y a quelque chose de fondé dans la version courante puisque les généraux les plus dévoués à l’empire jugèrent qu’il fallait, pour le sauver, un chef plus capable, en vertu de quoi ils se débarrassèrent de lui par l’assassinat (268).