L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

PREMIÈRE PARTIE — LES EMPEREURS

CHAPITRE I. — Auguste et la fondation de l’Empire. - Le compromis entre la République et la Monarchie (27 av. J.-C. - 14 ap. J.-C.).

 

 

§ 1. — La politique d’Auguste.

Lorsque la dernière armée de la République eut succombé avec Brutus et Cassius, lorsque la défaite de Sextus Pompée, l’abaissement de Lépide, la mort d’Antoine n’eut laissé au parti Césarien d’autre chef qu’Octave, toute résistance tomba. Les plus intraitables avaient péri par la guerre ou la proscription. Les autres, parmi les nobles, préféraient le présent avec sa sécurité au passé avec ses périls. Et combien, dans les générations plus jeunes, en restait-il qui avaient vu la liberté ?

C’est en ces termes que Tacite décrit la situation au lendemain d’Actium (30 av. J.-C.). Après tant de désastres publics et privés, les circonstances étaient favorables pour reprendre à nouveaux frais l’œuvre interrompue de César, et c’est en effet ce que fit son héritier et son vengeur, mais ce fut dans un autre esprit, par d’autres moyens, détournés et plus sûrs. Dans la politique qu’il adopta, la prudence entra pour beaucoup. La leçon des Ides de Mars l’avait instruit et,  malgré l’universelle lassitude, le danger d’un deuxième attentat ne lui paraissait pas conjuré, mais la suite des événements, la force même des choses suffisaient pour lui montrer la voie où il devait s’engager et qui cette fois aboutit à l’établissement définitif de la monarchie.

Les triumvirs avaient commencé par se partager l’empire en coupures arbitrairement et bizarrement enchevêtrées. Puis ils avaient procédé à une répartition plus rationnelle. Antoine se replia sur l’Orient, Octave eut l’Italie avec l’Occident. A Lépide qu’on peut ne mentionner que pour mémoire, car il disparut très vite de la scène, on attribua l’Afrique.

Le lot d’Octave semblait au premier abord le moins avantageux. Il trouvait l’Italie dans un état enrayant, affamée par la flotte de Sextus Pompée, bouleversée par les proscriptions et les confiscations, couverte de populations fugitives, en proie aux excès d’une soldatesque sans frein. Pour triompher de ces difficultés, un tout jeune homme à l’extérieur chétif, médiocre soldat, de petite et récente noblesse, sans autre titre que son adoption par César, n’ayant encore à sois actif que les proscriptions ordonnées avec ses deux collègues et la victoire de Philippes, qui n’était pas la sienne et où il avait fait assez piètre figure. Avec une habileté au-dessus de son âge, il fit face à  tout. Il étouffa la révolte italienne à Pérouse avec une énergie sauvage où l’on retrouva l’homme qui avait signé l’arrêt de mort de milliers de Romains (41). Mais ce fut son dernier acte de cruauté. A partir de ce moment, se dégageant de son passé sanglant, il inaugura ce gouvernement réparateur qui, de maudit qu’il était, devait finir par rendre son nom populaire. Il s’efforçait de concilier les revendications contradictoires des soldats et des citoyens en atténuant pour .les uns la rigueur de la loi d’expropriation, en multipliant pour les autres les colonies en dehors de la péninsule, et encore une fois au dedans. Il écartait le danger d’une nouvelle guerre civile par le traité de Brindes (40), bientôt suivi du traité de Misène (39) contresigné par Sextus Pompée. Ainsi était garantie la liberté des subsistances qui, trois ans plus tard, en 36, se trouva assurée une fois pour toutes par l’élimination définitive du roi des mers, du a fils de Neptune n, après une série de campagnes laborieuses, heureusement terminées grâce aux talents d’Agrippa. En même temps les travaux de la paix reprenaient, rehaussés par un rayon de gloire militaire. Des expéditions brillamment conduites contre les peuplades alpestres, les Illyriens ; les Dalmates (35-33), rectifiaient la frontière et la mettaient à l’abri des incursions des Barbares. En 33 Agrippa, aussi capable comme administrateur que comme général, prenait possession de l’édilité et entamait la Brande œuvre de la restauration et de l’embellissement de Rome. On respirait comme on ne l’avait pas fait depuis de longues années, et à l’auteur de la tranquillité rétablie, de la prospérité renaissante, on ne ménageait pas les témoignages de gratitude. L’églogue de Virgile, en 41, l’année même des horreurs du siège de Pérouse, n’est encore qu’un remerciement pour un bienfait individuel. Mais en 37 ou 36 il commençait les Géorgiques qui ne sont pas seulement un admirable poème rustique, mais une sorte de manifeste, la glorification de la terre d’Italie et de l’homme providentiel qui la relève de ses ruines.

Le contraste était frappant avec Antoine. De plus en plus il apparaissait qu’il reprenait à son compte le projet prêté, faussement ou non, à César, la constitution d’un empire universel dont le centre de gravité eût été en Orient, l’Italie et Rome étant réduites à l’état dei’ simples dépendances. Il le reprenait en l’accusant, en l’amplifiant, en le déformant avec une franchise brutale, une impudence cynique. Comme César il attendait d’une victoire sur les champs de bataille parthiques la réalisation définitive de ses espérances. Son premier échec, en 34, ne l’avait pas détourné d’une entreprise où le succès ne pouvait manquer de le couronner nouvel Alexandre. Son point d’appui était l’Égypte. Cléopâtre régnait toujours, exécrée des Romains depuis qu’on l’accusait d’avoir tourné de son côté les ambitions de son premier amant, méprisée aussi pour ses mœurs dont le désordre révoltait ce qui subsistait encore de prud’homie dans les âmes latines. Maintenant elle avait pris Antoine dans ses filets. Pour lui plaire il avait adopté les habitudes, le costume d’un Grec. Pour se l’attacher par un lien indissoluble, il osa ce que n’avait pas osé le tout puissant dictateur : il l’épousa, répudiant la sœur d’Octave, la noble et vertueuse Octavie, ajoutant par là une injure personnelle aux griefs qui divisaient Ces deux hommes. Époux de Cléopâtre, il se faisait adorer avec elle sous le nom du dieu Osiris. Et ce n’était pas là une vaine parade. Déjà le triomphe célébré à Alexandrie avec tout le cérémonial romain attestait la déchéance de la capitale italienne. D’autres actes suivaient, plus odieux encore. Il faisait reconnaître comme légitime le fils de César, issu de ses amours avec l’Egyptienne, le jeune Césarion. Il le proclamait rois des rois, collègue de sa mère reine des reines. Il lui faisait don des provinces de Cilicie, de Syrie, de Chypre, de Cyrénaïque, dépouilles arrachées à l’empire de Rome au profit de cette nouvelle royauté.

Une réaction violente se produisit, savamment exploitée par Octave. Pour mettre le comble à d’indignation générale, il fit ouvrir et lire en plein Sénat le testament d’Antoine déposé entre les mains des Vestales. La lecture de ce document n’apprenait que des faits connus, mais il précisait et confirmait ce qu’on ne savait encore que vaguement, par ouï-dire, et il contenait en plus une disposition qui complétait le scandale. Antoine demandait, s’il mourait à Rome, que son corps fût transporté à Alexandrie et enseveli dans le même tombeau que Cléopâtre, suivant le rite égyptien. Dès lors le mouvement se déchaîna et se propagea avec une force extrême. L’un après l’autre les municipes italiens se prononcèrent pour Octave, et les provinces occidentales, la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, la Sicile, la Sardaigne suivirent cet exemple.

Ainsi contre un rival asservi à une reine étrangère, il avait cette chance de se poser en champion de la tradition nationale. Ici encore les témoignages littéraires sont à citer. Ils traduisent avec une éloquence saisissante le caractère qu’il a su donner à cette guerre. Horace, au lendemain d’Actium, dans une ode délirante de joie, maudit la reine qui, en sa fureur, rêvait la ruine du Capitole et les funérailles de l’Empire. Mais le morceau le plus significatif est la description de la bataille, dans l’Enéide. D’un côté Antoine et Cléopâtre, avec leur armée barbare, formée d’éléments disparates empruntés à tous les peuples de l’Orient, avec les divinités immondes, aboyantes et grouillantes du Nil. De l’autre Octave, ou plutôt par une anticipation du poète, Auguste, avec sa physionomie sévère, debout sur la poupe de son navire, entraînant au combat l’Italie, entouré du Sénat et du peuple, sous l’œil protecteur des dieux de la patrie :

Hinc Augustus agens Italos in prælia Cæsar,

Cum patribus populoque, penatibus et magnis dis.

Tradition nationale et tradition républicaine, c’était tout un. Donner des gages à l’une c’était en donner à l’autre. Ainsi Octave fut amené à indiquer comme son but final la restauration de la République. Le Triumvirat, à vrai dire, n’avait jamais été présenté que comme un régime d’exception, imposé par les circonstances et destiné à ne pas leur survivre, mais c’était Octave qui, par ses paroles et ses actes, avait manifesté le plus nettement son intention de le considérer comme tel. L’accord conclu en 43, renouvelé en 37, expirait le 31 Décembre de l’année 33. Ce n’était plus, depuis la déposition de Lépide en 36, qu’un duumvirat, et les rapports entre les deux associés subsistants rendaient une nouvelle entente impossible. Octave restait sans titre légal. II se fit décerner le consulat en 31, et c’est en qualité de consul qu’il fit la campagne d’Actium. Il lui convenait d’opposer en la personne au renégat, traître à sa patrie, la plus haute des magistratures romaines. Mais les pouvoirs du consulat n’étaient rien auprès des pouvoirs illimités qu’il s’était attribués. Ce fut, comme il a soin de nous l’apprendre lui-même, dans ce récit de sa vie qu’on appelle son testament ou le monument d’Ancyre, à la suite d’un mouvement d’opinion spontané et unanime, en vertu d’une conjuratio, c’est-à-dire du serment militaire prêté en masse, ainsi qu’il était d’usage en cas de danger pressant, quand le temps faisait défaut pour procéder aux levées dans la forme, régulière. Par là il était proclamé chef suprême, absolu. La situation demeurait donc toute révolutionnaire, et elle le resta quatre ans encore après sa victoire, deux ans après son retour à Rome, jusqu’à cette date fameuse de janvier 27 où l’Empire entra définitivement dans sa période organique.

Le 13 janvier de cette année Octave se présenta devant le Sénat et lui tint en substance le discours suivant. Sa tâche est remplie. Son père est vengé. L’ordre est rétabli, la grandeur romaine restaurée. La République doit redevenir une réalité. Pour lui il demande à rentrer dans le repos, dans la vie privée. Sur les supplications de l’assemblée il consent à se charger de la moitié du fardeau, et alors est signé le contrat qui devint comme une sorte de charte fondamentale de la monarchie.

Était-il sincère ? Croira-t-on que, après tant d’efforts, d’attentats, de crimes, et juste au moment d’en recueillir le fruit, il ait volontairement renoncé à tout ? Et peut-on supposer qu’il ait voulu se livrer désarmé, en simple particulier, aux haines qu’il sentait gronder autour de lui ? Car il avait beau se savoir soutenu par l’immense majorité, il se sentait toujours menacé, et la preuve en est dans les précautions dont il s’était entouré l’année précédente, et dont il s’entoura encore plus tard pour procéder à la réorganisation du Sénat. On n’objectera pas qu’il s’était fait conférer dès l’année 36 l’inviolabilité tribunicienne. Que valait, pour le couvrir, la protection dérisoire d’un texte de loi ? On ne dira pas non plus que, comme Sylla, il avait ses vétérans. Il n’avait pas dans l’armée le prestige de Sylla. Et enfin, quand Sylla avait abdiqué ; il avait tout préparé pour remettre en vigueur la constitution, et cependant à peine avait-il rendu le dernier soupir qu’elle tombait en poussière. Octave n’avait rien préparé, et la constitution était plus usée que jamais. Son abdication c’était le chaos. Devant l’abîme entrevu, tout le monde recula.

Pourtant il fallait faire semblant. Il avait trop souvent répété qu’il n’attendait que la pacification générale pour prendre ce parti. Le moment venu il lui fallait s’exécuter. Aussi bien était-il bon que la renonciation offerte, elle apparût et fût proclamée par tous impossible. Tel fut le sens de cette démarche dans laquelle on n’a pas tort de voir une comédie où tout avait été convenu d’avance entre les principaux acteurs.

La constatation faite, il fallait organiser un gouvernement qui ne pouvait être que la monarchie. Mais la monarchie qui sortit de là n’eut rien de commun avec celle qu’avait rêvée César. César avait rompu avec la tradition. Octave eut la prétention de la renouer, de la continuer. L’eût-il voulu, il n’eut pu résister au mouvement qu’il avait lui-même déchaîné et dont les traces se retrouvent partout, dans la littérature comme dans la politique. Nous avons nommé les Géorgiques où le culte de la vieille Rome s’associe à la ferveur du patriotisme italien. Le même sentiment inspire l’Énéide, commencée aussitôt après, l’histoire de Tite-Live, le troisième livre des Odes d’Horace, le quatrième livre des Élégies de Properce, toutes œuvres de la même époque, entre 29 et 16. Mais Octave ne songeait nullement à, remonter le courant. Il connaissait le peuple romain, et il savait que le nouveau régime n’aurait d’avenir qu’autant qu’il plongerait par ses racines au plus profond du passé. Sa monarchie fut traditionaliste dans son principe, dans sa forme, dans ses actes, au dedans et au dehors.

Sur ce régime fondé au début de l’année 27, il y a deux versions contradictoires : la version officielle, consignée par Octave lui-même dans son testament et acceptée par les écrivains du temps, d’après laquelle en cette année la République aurait été rétablie ; celle des historiens postérieurs, plus libres dans leur juge ment et voyant les choses de plus loin, dans la suite de leur développement, qui font dater de cette même année l’établissement du despotisme. Tout n’est pas faux dans la première version. La génération qui avait connu la dictature de César et l’arbitraire effréné des triumvirs pouvait, avec quelque complaisance, se faire illusion en voyant reparaître, dans son jeu à peu près normal, l’organisme aboli depuis vingt ans. Mais il ne fallait pas beaucoup de réflexion pour se rendre compte que tout cela était subordonné à la volonté d’un homme. En réalité nous nous trouvons en présence d’un compromis, d’une conception hybride, contradictoire, équivoque, difficile à analyser et à démêler dans sa complexité, dans le dédale des subtilités constitutionnelles, parce qu’elle ne comporte pas un point de vue qui, pour être tout à fait exact, ne doive cotre aussitôt plus ou moins rectifié par son contraire.

 

§ 2. — Les pouvoirs de l’Empereur.

Le principe fondamental du droit public était la souveraineté da peuple s’incarnant dans les comices et dans le Sénat. Les comices et le Sénat reprirent leur activité, les comices élisant les magistrats et votant les lois, le Sénat dirigeant les comices et présidant à l’administration générale. Les comices, il est vrai, n’étaient plus qu’un vain simulacre depuis qu’ils étaient tombés entre les mains de la populace urbaine et, malgré ce regain de vitalité, plus apparent que réel, leur histoire touche à sa fin. Il en était autrement du Sénat. Il avait mal rempli sa fonction, mais il n’avait pas cessé d’y paraître propre. Il était toujours le plus vénérable débris de la Rome antique, comprenant tout ce qu’elle comptait d’illustre, par la naissance, par les magistratures exercées, par les compétences et les talents. A tous ces titres il resta debout, dans l’effondrement des comices, véritable dépositaire de la souveraineté échappée à leur indignité. Le cursus honorum, remis en vigueur et soumis à des règles rigoureuses, lui rendait son indépendance. On y entrait, comme auparavant, par la porte de la questure, devenue accessible à vingt-cinq ans, et l’on s’élevait par échelons, après un intervalle minimum de deux ans, à l’édilité ou au tribunat] à la préture, au consulat, et comme les titulaires des magistratures supérieures n’étaient pas beaucoup moins nombreux que ceux de la questure on était à peu près sir, une fois pris dans la filière, de la parcourir, jusqu’au bout, ou du moins jusqu’à la préture inclusivement. De là une double conséquence : le Sénat demeura une émanation de l’élection populaire, et rien n’arrêta le sénateur dans la suite régulière de sa carrière.

Ainsi le principe fut respecté. Seulement il y eut dans l’Etat un premier, un princeps. C’est le titre que le maître aimait à porter, citoyen, mais le premier de tous, premier par la dignité, premier par la puissance, et dont la volonté intervenait omnipotente, toutes les fois qu’il le jugeait à propos.

La souveraineté se déléguait, elle ne s’aliénait pas. Auguste — nous l’appellerons ainsi dorénavant, puisque c’est à cette date de janvier 27 qu’il reçut ce nom — ne fut donc qu’un délégué, régulièrement investi de ses pouvoirs en vertu de sénatus-consultes passés à l’état de lois, un magistrat, et il en fut de même pour ses successeurs, car la théorie survécut à la réalité, et nous la trouvons, encore professée en tête du Digeste, sous Justinien. L’antagonisme que nous établissons entre la notion de la respublica et la notion de la monarchie n’a jamais été nettement formulé par les Romains.

Auguste, dans son testament, s’est vanté de n’avoir jamais, dans aucune de ses magistratures, eu &e pouvoirs supérieurs à ceux de ses collègues. C’était beaucoup compter sur la crédulité de’ ses lecteurs. Il est vrai qu’il a exercé ses pouvoirs sous le couvert des anciennes magistratures, mais de ces magistratures il ne subsistait plus que l’étiquette, et pour le fond, elles étaient prodigieusement amplifiées et complètement dénaturées.

Ce n’est pas du premier coup que s’est constitué l’ensemble de ses pouvoirs. Il y a eu, dans la première période de son règne ou, pour parler plus exactement, de son principat, une série de tâtonnements qui se poursuivent pendant une dizaine d’années, de 27 à 18.

Le point de départ est le partage consenti avec le Sénat en cette séance du 13 Janvier 9-7. Auguste lui laissait le gouvernement de la moitié environ des provinces et gardait pour lui les autres. Les gouverneurs des provinces sénatoriales, les proconsuls, devaient être, comme sous la République, des sénateurs, ex-consuls ou ex-préteurs, suivant l’importance de la province, tirés au sort chaque année, cinq ans après l’exercice de leur magistrature et nommés pour un an, conformément aux dispositions de la plus récente loi sur la matière, la loi de Pompée de 52. Les provinces d’Auguste devaient être administrées en son nom par ses lieutenants ou légats, choisis eux aussi parmi les sénateurs de rang consulaire ou prétorien, mais nommés et révoqués par lui. A ce dualisme administratif correspondit, comme il était juste. -un double Trésor, avec des revenus différents : pour le Sénat l’ancien Trésor de la République, l’ærarium Saturni, déposé dans le temple de Saturne ; pour Auguste, un Trésor de création nouvelle, le fisc. Tout cela dd reste n’était donné que comme provisoire. Auguste n’a cédé aux sollicitations de l’assemblée que pour un temps, pour une période de dix ans, après quoi il se démettra encore une fois. Et, en effet, après chaque intervalle décennal, il renouvellera sa démarche de l’an 27, laquelle naturellement passera à l’état de formalité pour n’être plus que l’occasion de fêtes célébrées en commémoration du dixième anniversaire de l’avènement des empereurs.

Auguste, affectant de se réserver la partie la plus lourde de la tâche, avait laissé au Sénat les provinces les plus faciles à administrer, les plus pacifiées au dedans et les moins menacées par le dehors. L’Italie, qui n’était pas une province, qui se distinguait des provinces, parce qu’elle ne comprenait que des citoyens, qu’elle ne payait pas l’impôt foncier et qu’elle relevait, non d’un promagistrat, mais des magistrats en exercice, resta sous l’administration directe des consuls et fut considérée comme le domaine exclusif et intangible du Sénat.

Parmi les provinces d’Auguste, l’Égypte eut une situation à part. L’Égypte, habituée de temps immémorial au régime monarchique, ne pouvait concevoir que sous cette forme l’autorité suprême. Elle avait été de plus la propriété privée de ses rois, des Ptolémées comme des Pharaons. Il fallait qu’elle devint la propriété privée d’Auguste pour qu’il y fit figure de souverain. C’est pourquoi il s’y fit représenter par une sorte de vice-roi, par un intendant, un præfectus, un préfet. Il n’eut pas le titre de légat parce que ce titre l’eût assimilé aux gouverneurs des autres provinces. Il ne l’eut pas non plus parce que les légats étaient des sénateurs, et qu’en tant que sénateur il n’eût pas été considéré et ne se fût pas considéré lui-même comme un agent personnel du maître, entièrement sous sa main. Auguste, tout en ménageant le Sénat, tout en lui faisant sa place dans son gouvernement, se méfiait de lui, non sans raison. Or l’Égypte était un pays puissamment organisé, immensément riche, stratégiquement isolé, et qui, par-dessus le marché, fournissant à l’Italie la majeure partie de son alimentation, la tenait dans sa dépendance. Un opposant, un rebelle pouvait s’y rendre redoutable. C’est bien pour cela que, dans les dernières ansées de la République, les conservateurs avaient toujours reculé devant cette annexion, craignant le parti qu’en tirerait un général ambitieux. Les fonctions de préfet furent donc confiées à. un simple chevalier, l’ordre équestre ne prêtant pas aux mêmes suspicions, et, par surcroît de précaution, l’accès même de l’Égypte fat interdit aux, sénateurs.

En assumant dans ces conditions le gouvernement de l’Égypte, Auguste assurait à sa cassette privée des ressources illimitées. C’est de là que sortit ce flot d’or qui incessamment se déversait en fondations utiles et en libéralités de toute sorte. De même, eu se dévouant pour se réserver les provinces frontière ou insuffisamment soumises, il se réservait par le fait le commandement des armées, ces provinces, dans la nouvelle organisation de l’armée, étant les seules qui fussent occupées militairement, tandis qu’en général les provinces sénatoriales étaient dépourvues de garnison.

Cela ne veut pas dire que les troupes fussent soustraites à son autorité quand elles se trouvaient opérer en dehors de ces provinces. Il était le grand chef, l’empereur, l’imperator. L’histoire de ce mot est curieuse. En principe l’imperator était l’homme revêtu de l’imperium, et par là on entendait L’ensemble des pouvoirs qui formaient chez les Romains un faisceau indivisible et dans lesquels nous distinguons les pouvoirs militaires, civils, judiciaires. Puis le mot prit un sens plus spécialement militaire, sans doute parce que l’imperium, mutilé dans la ville, ne se maintenait plus avec toute sa force que dans les camps. Enfin, l’imperator fut le général victorieux, salué comme tel par les soldats. Avec César, le mot revint, sinon à son extension primitive, du moins à son acception seconde, plus large que la dernière. Acclamé imperator sur tant de champs de bataille, il fut autorisé en 45, après Munda, à conserver ce titre sa vie durant, contrairement à la règle qui voulait qu’on le déposât après le triomphe, et même à le léguer à ses descendants. En vertu de quoi le titre prit place à la suite du cognonem ou surnom César (C. Julius Cæsar Imperator), si bien qu’on ne sut plus exactement s’il était encore un titre ou s’il était devenu un deuxième surnom. Octave, fils adoptif de César, hérita du surnom comme des autres noms et hardiment, se prévalant d’un usage qui commençait à s’introduire et qui permettait ce déplacement, il le transporta en tête de la série, le substituant à son prénom Caïus qui s’effaça, Le Sénat en 29, après le triomphe qui suivit Actium, ratifia San initiative, et ainsi le prénom d’imperator s’incorpora, si l’on peut dire, à sa personne et à celle de ses successeurs. Ce prénom évidemment ne ressemblait pas aux autres. Le titre d’imperator, dans le sens de général victorieux, subsista, attribué maintenant à l’empereur seul, avec un numéro d’ordre correspondant à la répétition des salutations impériales, mais il se distingua du même mot employé comme prénom et dont la signification n’en fut que mieux accusée. Il exprima désormais l’idée même de la souveraineté, ou tout au moins du haut commandement militaire. Les contemporains ne s’y trompèrent point, et la preuve en est dans la traduction αύτοκράτωρ qu’en donnèrent tout de suite les Grecs. Ce fut de la part d’Auguste comme une supercherie géniale. On peut juger par là de sa sincérité quand, deux ans plus tard, il offrit de se démettre. L’homme qui s’était fait conférer pour la vie ce nom d’imperator s’était condamné à rester le maître jusqu’à la fin.

Si nul ne pouvait se méprendre sur la portée de ce prénom imperator, pourtant, en droit strict, l’imperium devait être attaché à une magistrature ou à une promagistrature, et Auguste affichait trop le respect de la légalité pour s’en écarter sur ce point, ou sur aucun antre, quand il n’était pas nécessaire. Mais il était consul depuis l’an 31, et il paraissait décidé à le rester indéfiniment. Son imperium était donc un imperium consulaire. A la possession du consulat il trouvait un grand avantage. Les consuls avaient sur les proconsuls ce que les Romains appelaient l’imperium in finitum majus, c’est-à-dire un imperium de qualité supérieure et d’extension illimitée, et sans doute cette supériorité Avait toujours été plutôt théorique, mais on comprend qu’avec Auguste elle n’ait pu manquer d’être effective. Ainsi, indépendamment des provinces qui lui étaient attribuées, en tant que consul il ne gouvernait pas seulement l’Italie, mais il avait l’autorité suprême sur les provinces du Sénat.

A la fin de l’année 27, après avoir réglé de la sorte ses pouvoirs, il quitta Rome pour la Gaule où il s’occupa d’organiser sur place la conquête de César, puis de là il passa en Espagne où il présida, plutôt qu’il ne la conduisit, fi une guerre très dure contre les Astures et les Cantabres. Pendant ce temps une certaine agitation se manifestait dans la capitale. Les deux partis aristocratique et démocratique semblaient disposés à relever la tête. Pour maintenir l’ordre en son absence il avait imaginé de ressusciter l’ancienne magistrature de la préfecture urbaine, et il l’avait confiée à un ami de Brutus, un rallié qui d’ailleurs avait eu le courage de ne pas renier son passé, Valerius Messala Corvinus. Messala accepta, mais au bout de quelques jours il se démit, sous prétexte que ses fonctions lui avaient été conférées illégalement. C’était un acte d’opposition, discret, mais où l’on reconnaît les suggestions de ses amis politiques. D’autre part un certain Egnatius Rufus, étant édile, se créait par ses libéralités une popularité qui parut inquiétante. Tout cela n’était pas bien grave, mais l’opinion publique s’énervait et réclamait le retour du sauveur. Il rentra en 24, après une absence de trois ans, et fut accueilli par des transports de joie qui redoublèrent quand, au début de l’année 23, il releva d’une maladie pour laquelle on avait craint une issue fatale. Aussitôt rétabli, sans attendre que le terme fixé eu 27 fût atteint, alléguant sa mauvaise santé, il offrit encore une fois sa démission, démarche aussi peu sincère que la précédente, et par laquelle il, préparait le remaniement constitutionnel dont l’expérience lui avait fait sentir la nécessité.

Le remaniement consista en ceci. Il déposa le consulat qu’il avait exercé pendant neuf années consécutives de 31 à 23. En revanche il reçut la puissance tribunicienne à vie, plus l’imperium proconsulaire, étendu à l’intérieur du pomerium, avec l’autorité sur les gouverneurs des provinces sénatoriales.

Il n’est pas douteux qu’il n’ait considéré d’abord le consulat comme devant être le support de sa souveraineté. Pourquoi a-t-il renoncé à cette idée ? On en a donné diverses raisons dans chacune desquelles peut entrer une part de vérité, mais qui n’eurent pas toutes la même force. On a prétendu qu’il était gêné par l’obligation de partager le consulat, n’osant pas d’ailleurs le revendiquer pour lui seul, à l’exemple de Pompée, ce qui eût été rentrer dans la voie révolutionnaire. Il se peut, bien qu’autan texte, aucun fait ne nous laisse entrevoir qu’aucun embarras lui soit jamais venu de la part de son collègue. On a supposé aussi qu’en cessant de se perpétuer dans cette magistrature contrairement à la règle, il entendait revenir à la tradition républicaine et donner un gage à cette opposition aristocratique dont le réveil commençait à l’inquiéter, et cela non plus n’est pas impossible. Mais il avait encore un autre motif, plus élevé. Il s’était donné comme tache essentielle la réforme de l’administration provinciale, l’organisation du monde romain, et cette tache il ne pouvait la mener à bien que sur les lieux. Après son long voyage en Gaule et en Espagne, il préparait maintenant une grande tournée en Orient. Comment, de si loin, administrer Rome et l’Italie, les administrer directement, par le détail, ainsi qu’il appartenait au consul ? Il avait pu se rendre compte de la difficulté pendant sa première .absence. Il eut soin de la lever pour la seconde en se soulageant d’un cumul écrasant, irréalisable dans la pratique. Mais en même temps il prit ses précautions en se réservant un droit d’intervention efficace par la prise de possession de la puissance tribunicienne et de l’imperium proconsulaire, cet imperium comportant maintenant une extension qu’il n’avait jamais connue auparavant.

En 67, les comices tributes avaient conféré à Pompée, avec le commandement de la Méditerranée un imperium æquum, de valeur égale à celui de tous les gouverneurs des provinces situées sur cette mer, jusqu’à une distance de 50 milles de la côte. En 43 le Sénat, dans la lutte suprême pour la défense de la République, avait conféré de même à Brutus, gouverneur de la Macédoine, le commandement supérieur (imperium majus) sur l’Illyrie et l’Achaïe, à Cassius, gouverneur de la Syrie, sur toute l’Asie. C’étaient des précédents pour l’imperium supérieur illimité (infinitum majus) maintenant reconnu à Auguste. Par là il retrouvait sur les provinces ; sur toutes les provinces, c’est-à-dire sur les provinces dépendant du Sénat, l’autorité qu’il perdait en abdiquant le consulat. Il était spécifié de plus que cet imperium s’étendrait à l’Italie et à Rome même, jusqu’à l’intérieur de l’enceinte sacrée du pomerium, et c’était là une grave innovation. L’Italie ne relevait pas de l’imperium proconsulaire. A plus forte raison la capitale où, de temps immémorial, le chef d’armée, le proconsul, sitôt qu’il avait franchi le pomerium, était, par le fait même, dessaisi de son imperium, de son commandement. Enfreindre ce double principe, c’était s’attaquer à la prérogative du Sénat et à ce qu’on appelait, à ce qu’il appelait, en cherchant à se faire illusion à lui-même, la liberté de l’Italie. Mais ni en Italie, ni à Rome Auguste ne se souciait de rester désarmé. Il s’attacha toutefois à ménager les susceptibilités de la haute assemblée, tout en se réservant les moyens et le droit de n’en pas tenir compte, à l’occasion. Pour cela il usa, comme il faisait volontiers, d’un biais. Il était imperator, et l’imperator transportait partout avec lui son quartier général, son prætorium, avec la garde, la cohors prætoria attachée à sa personne. De là les neuf cohortes prétoriennes auxquelles s’ajoutaient les sept cohortes des vigiles, préposées au service de la police nocturne et des incendies et faisant suite aux précédentes, les trois cohortes urbaines, chargées dé maintenir l’ordre sous le commandement du préfet de la ville, plus des corps de pérégrins, composés principalement de Germains, de Bataves qui, faisant partie de la domesticité impériale, n’étaient pas considérés comme rentrant dans l’armée mais qui n’en constituaient pas moins un important appoint. Tout cela faisait, indépendamment de ces derniers, une garnison de dix-neuf mille hommes qui s’accrut plus tard par l’augmentation du nombre des cohortes prétoriennes. Il est vrai qu’Auguste, sur ces neuf cohortes prétoriennes, en dispersa six à travers l’Italie pour n’en établir à Rome que trois, et encore eut-il soin de ne pas les installer dans un camp retranché comme il était d’usage pour tout établissement militaire permanent, affectant ainsi de maintenir à cette occupation un caractère provisoire. A côté de ces diverses troupes il faut mentionner encore les équipages des deux flottes de guerre stationnant à Ravenne et à Misène, appelées plus tard flottes prétoriennes, p6ùr justifier leur présence sur la côte italienne et le service éventuel des matelots sur terre, à l’intérieur, mais qui, dès lors, bien que n’étant pas ainsi .qualifiées, furent considérées comme la garde prétorienne navale. Quant aux légions, qui furent toujours très nettement distinguées du prætorium, aucune d’entre elles n’eut son cantonnement en Italie, et cela dura, sauf les périodes de guerre civile, jusqu’à Septime Sévère.

La puissance tribunicienne représente la souveraineté impériale sous un autre aspect, dans sa fonction civile. De toutes les magistratures, le tribunat est la seule qui soit devenue un attribut formel et permanent de cette souveraineté. C’est qu’il était entre toutes la plus populaire et aussi la plus énergique dans ses moyens d’action. Son nom évoquait l’image des Gracques et de tous ceux qui, avant ou après, avaient lutté et souffert pour la cause démocratique, et tous les ménagements d’Auguste envers le Sénat n’empêchaient pas qu’il ne voulût se parer de ce souvenir. Il n’ignorait pas d’autre part, il avait appris à l’école de ces grands maîtres ce que le tribunat pouvait être entre les trains de qui savait s’en servir. Sa pensée sur ce point est exactement rendue par Tacite : C’est le titre qu’il avait attaché au rang suprême, alors que, sans prendre celui de roi ou de dictateur, il en voulait un néanmoins par lequel il dominât tous les autres pouvoirs. Il ne faisait d’ailleurs en cela que suivre l’exemple de César, sauf que, pour César dictateur et aspirant à la royauté, le titre ne pouvait avoir qu’une importance secondaire. Dès l’année 36, il s’était fait reconnaître la prérogative de l’inviolabilité qui conférait au tribunat, en raison de ses origines, an caractère quasi religieux, soit, comme nous l’avons vu, pour mettre sa personne à l’abri dans l’éventualité de son abdication future, soit plutôt, car il ne pouvait se faire illusion sur la vanité de cette sauvegarde, pour annoncer, par cette précaution même, cette abdication comme décidée dans son esprit et prochaine. Six ans plus tard, en 30, ayant déposé le titre de triumvir et pris possession du consulat, il avait franchi une nouvelle étape en détachant du tribunat une autre de. ses prérogatives,- la prérogative essentielle qui avait été sa raison d’être et qui demeurait dans l’histoire et la légende la plus glorieuse de toutes, le jus auxilii, le droit de protection des citoyens à l’encontre des magistrats. Manifestation un peu vide sana doute, appréciée en ces termes par Tacite qu’il faut citer encore une fois : Ne voulant se prévaloir que du titre de consul, et déclarant qu’il lui suffisait pour protéger la plèbe, des droits que possédaient à cet effet les tribuns... Mais cette manifestation rentrait dans sa politique et était destinée à frapper les imaginations. Maintenant enfin, en 23, visant au solide, il se faisait attribuer la puissance tribunicienne dans sa plénitude. Par là il récupérait, et au delà, ce qu’il perdait en renonçant au consulat. Il ne pouvait plus en qualité de consul convoquer le peuple et le Sénat, proposer des lois et des sénatus-consultes, mais il le pouvait en vertu de sa puissance tribunicienne, les tribuns ayant acquis ce droit au cours de l’évolution qui, de chefs plébéiens, les avait transformés en magistrats du peuple romain. Il y a plus. Le jus auxilii, devenu d’individuel général et de consécutif préventif, avait abouti à l’intercessio ou veto par lequel ils pouvaient s’opposer a toute décision et mesure quelconque des magistrats et suspendre d’un mot tout le jeu gouvernemental. Ainsi la puissance tribunicienne impliquait un ensemble de droits positifs et négatifs qui faisait de l’empereur l’arbitre souverain de la vie publique.

Auguste eut la puissance tribunicienne, mais il ne fut pas tribun, ni lui ni aucun de ses successeurs. Les Jules étaient patriciens, ainsi que les Claudes, et les empereurs qui ne devaient pas ce titre à la naissance, l’obtenaient par le fait de leur élévation à l’empire. Or les tribuns devaient être plébéiens. Pieusement les Romains avaient maintenu cette règle que rien depuis longtemps ne justifiait plus, mais qui fut heureusement utilisée par Auguste. Il eut tous les droits du tribun sans lès partager avec des collègues. Son seul collègue ce fut l’homme qu’il associa à sa puissance tribunicienne, Agrippa, puis Tibère, sur un pied qui très évidemment ne pouvait pas être celui de l’égalité, encore que nous ignorions si cette infériorité était purement morale ou spécifiée par la loi. Nous ignorons de même ce qu’elle décidait en ce qui concernait le collège des dix tribuns. Ce qui est certain c’est que, légalement ou en fait, il importe peu, la puissance tribunicienne des tribuns, en face de celle de l’empereur, ayant été réduite à zéro, et non pas seulement dans les cas on elle aurait voulu entrer en conflit avec cette dernière. Les empereurs, qui n’aimaient les souvenirs révolutionnaires que pour les exploiter à leur profit ; surent très mauvais gré aux tribuns qui prétendirent user de leurs droits. C’est pourquoi, de toutes les anciennes magistratures, le tribunat est celle qui est tombée dans la plus complète insignifiance. La puissance tribunicienne impériale se distinguait encore de celle des tribuns par ces deux traits : elle n’était pas confinée dans la ville, mais pouvait s’exercer dans toute l’étendue de l’empire, et enfin nous avons vu qu’elle était à vie, ce qui n’empêcha pas d’ailleurs, par une de ces contradictions où se complaisait le génie retors du fondateur de la monarchie, qu’elle ne fut renouvelée tous les ans, de telle sorte que le chiffre accompagnant la mention de cette puissance dans les inscriptions officielles correspond à l’année du règne où elles ont été gravées. Etait-ce une manière de sauver la face en ayant l’air de conserver à la magistrature son caractère annuel ? Ou bien y eut-il là une tentative pour transférer à l’empereur le privilège de l’éponymie ? La proposition formelle en fut faite sous Tibère, mais elle n’eut pas de suite, et l’on ne cessa pas, à aucun moment, de compter les années par la succession des collèges consulaires.

L’imperium conféré à l’empereur était soustrait aux lois de provocatione qui, de longue date, en instituant pour les condamnés à la peine !capitale la faculté d’en appeler au peuple, avaient mutilé l’imperium des consuls, dans la ville et plus tard dans l’Italie, de manière à ne lui laisser tonte sa force que dans les camps et dans les provinces, à l’égard des non citoyens. II ressuscitait maintenant sans restrictions, sans limites, tel qu’il avait existé aux temps lointains de la royauté et des premières années de la République, assurant à l’homme qui en était investi le droit de vie et de mort, en dehors des tribunaux ordinaires. Les tribuns d’autre part avaient eu, en vertu de leur caractère sacro-saint et comme garantie de leur inviolabilité, le droit de faire mettre à mort quiconque, en portant atteinte à leur personne, s’était par là même déclaré sacer, voué aux dieux vengeurs. Ce droit, comme celui des consuls, s’était atténué dans la pratique, les tribuns ayant consenti à soumettre de leur côté leur sentence à la ratification populaire, et du reste la peine de mort avait été supprimée par le fait en matière politique, mais ce droit reparaissait lui aussi dans son énergie primitive, impliqué dans la puissance tribunicienne. Ainsi cette puissance et l’imperium convergeaient, si l’on peut s’exprimer de là sorte, pour assurer aux empereurs la juridiction criminelle sans contrôle, une juridiction dont les meilleurs n’ont fait qu’un usage modéré, se bornant à évoquer les causes devant leur tribunal suivant une procédure régulière, mais dont les autres se sont servis trop souvent arbitrairement, comme d’une arme malfaisante et terrible.

En renonçant au consulat perpétuel Auguste avait espéré alléger son fardeau en se désintéressant de Rome et de l’Italie. Sans doute il ne s’en désintéressait pas complètement. Il veillait de haut. Il s’était réservé le droit d’intervenir, soit militairement en vertu de son imperium proconsulaire, soit en vertu de sa puissance tribunicienne, pour prendre l’initiative législative ou s’opposer à toute mesure qu’il aurait jugée nuisible. Mais ni l’imperium proconsulaire ni la puissance tribunicienne ne lui attribuaient le gouvernement direct, laissé au Sénat, aux consuls, aux magistrats dont c’était l’office depuis des siècles. Il n’allait pas tarder à s’apercevoir qu’il ne dépendait plus de lui de limiter ses devoirs et ses droits. Il était l’homme nécessaire vers lequel tout le monde se tournait sitôt que les affaires allaient mal, et elles allaient mal sitôt qu’il cessait de s’en occuper. L’incapacité du gouvernement sénatorial, attestée par l’histoire des dernières années de la République, était notoire. Elle tenait, et à l’insuffisance de la machine administrative, restée la même qu’autrefois, malgré la multiplication et la complexité croissante des besoins, et au mauvais esprit d’une aristocratie confinée dans sa routine, indolente et égoïste et, dans sa ruine, s’abandonnant elle-même. Aussi n’était-ce pas sans inquiétude qu’on avait vu Auguste déposer le consulat. L’appréhension parut justifiée dès l’année suivante ; en 22, quand reparurent la disette, la peste, les inondations, tous les fléaux qui régulièrement désolaient la ville et dont on rendait responsables, non sans quelque raison, le Sénat et ses agents. Une émeute éclata. Le Sénat ; assiégé dans la curie, fut invité à proclamer Auguste dictateur à vie, mais Auguste refusa avec une extrême énergie. Il restait fidèle obstinément à sa politique : ni royauté, ni dictature ; rien qui pût choquer, dans les mots, les sentiments des conservateurs. Cependant il voulut bien se charger du service de l’annone. Ce fut le premier des empiétements successifs de la compétence impériale sur le domaine administratif du Sénat. On doit reconnaître qu’il s’y résigna à contrecœur. En même temps il y eut des troubles d’une autre nature sur lesquels nous sommes mal renseignés. Le procès intenté au gouverneur de la Macédoine, un certain Primus, pour avoir fait une guerre sans autorisation, mit aux prises les partis ou les coteries. L’agitation fut assez vive pour aboutir à un complot qui amena des condamnations capitales.

Quand il fut rassuré ou crut pouvoir l’être sur l’état des choses à Rome, vers le milieu de cette année 22, il partit pour son inspection dans les provinces gréco-orientales. Il était à peine rendu en Sicile qu’une députation arriva qui le suppliait de rentrer. La compétition entre les deux candidats au consulat pour l’an 21 avait amené des scènes dont le retour avait paru conjuré à jamais. Le sang avait coulé. Il ne voulut pas interrompre son voyage, mais ayant constaté l’impuissance du pouvoir consulaire, il décida d’avoir à Rome un représentant personnel. Il revenait ainsi au parti qu’il avait pris en 25, lorsqu’il avait nommé préfet de la ville Valerius Messala, ce qui d’ailleurs lui avait mal réussi. Cette fois son choix fut plus heureux. Il se porta sur le plus énergique de ses collaborateurs, et le plus intime de ses confidents, sur Agrippa. Agrippa n’eut pourtant pas le titre de préfet, dont il pouvait se passer, en tant qu’associé depuis 23 à l’imperium proconsulaire. Tant qu’il fut là, l’ordre régna, mais en l’an 19 il fut appelé en Gaule, et tout de suite les désordres recommencèrent. Ce fut encore à propos des élections consulaires qui décidément redevenaient, comme par le passé, un champ de bataille. Nous retrouvons ici ce même Egnatius Rufus dont les menées avaient déjà suscité l’agitation démocratique de l’an 25. Il était préteur, et prétendait se présenter au consulat sans attendre l’intervalle réglementaire, contrairement aux prescriptions du cursus honorum, rétablies récemment dans toute leur rigueur. Pour l’écarter, on n’imagina rien de mieux que d’offrir encore une fois le consulat à Auguste qui refusa encore. La conséquence fut qu’un seul candidat fut élu, chargé de s’opposer à la candidature illégale d’Egnatius. Cela dura près de six mois pendant lesquels l’émeute reprit possession de la rue. Heureusement Auguste était sur le chemin du retour. Il rentra à Rome le 12 octobre, rapportant les drapeaux de Crassus restitués par les Parthes. L’enthousiasme fut très vif, et sa situation s’en trouva plus forte que jamais. Il nomma ou plutôt fit nommer, son autorité pour cela était suffisante, le deuxième consul, Lucretius Vespillo, un ancien proscrit, rallié comme tant d’autres, mais resté une des notabilités du parti conservateur. Nouveau témoignage de ses efforts pour complaire à ce parti et rechercher ses suffrages. Quant à Egnatius, qui s’était mis à la tête d’un complot, il fut condamné à mort.

En janvier 18, la période décennale ouverte en 27 arrivait à son terme. La confirmation de ses pouvoirs fournit à Auguste une occasion favorable pour procéder à la nouvelle réforme constitutionnelle motivée par les derniers événements.

Il pouvait, en vertu de son imperium proconsulaire, faire intervenir la troupe. Il pouvait, en vertu de sa puissance tribunicienne, prendre l’initiative législative et suspendre l’action des pouvoirs publics. Il pouvait, en vertu de cette puissance et de cet imperium exercer la juridiction criminelle. Mais il ne pouvait pas administrer, présider aux élections des magistrats non plébéiens, des consuls, des préteurs, publier des édits ayant force de loi. Il ne revint pas au système du consulat permanent, mais, de même qu’il s’était fait conférer la puissance tribunicienne qui le plaçait au-dessus des tribuns tout en l’investissant de leurs attributions, de même il se fit conférer, pour la vie également, le pouvoir consulaire qui l’investissait à un degré supérieur des attributions des consuls. Il fut comme un consul en puissance qui laissait aller les choses quand elles suivaient leur cours normal, mais qui pouvait passer à l’acte quand il le jugeait nécessaire. Et enfin le droit de rendre des édits, le jus edicendi, fut élargi dans des proportions qui, cette fois, aboutissaient à la monarchie absolue, armée de pouvoirs discrétionnaires illimités. L’édit du magistrat était restreint à la sphère de ses attributions et ne demeurait obligatoire que durant sa magistrature. Non seulement l’édit de -l’empereur avait un caractère viager comme son pouvoir, mais il avait une portée universelle. Un sénatus-consulte ratifié par le peuple spécifia qu’il serait autorisé à accomplir tous les actes qu’il estimerait utiles à la république, dignes de la majesté des choses divines et humaines, publiques et privées. De là est sortie la constitution impériale, c’est-à-dire l’ordonnance rendue par l’empereur, en dehors de toute consultation du peuple ou du Sénat et devenue une des sources du droit, à l’égal des sénatus-consultes, des lois et des plébiscites.

La formule reproduite ci-dessus est empruntée à un fragment d’inscription relatant quelques-unes des dispositions du sénatus-consulte ou, plus exactement, de la loi consécutive au sénatus-consulte qui conféra l’empire à Vespasien. Les articles se réfèrent, lorsqu’il y a lieu, aux précédents sur lesquels ils peuvent s’appuyer. C’est ainsi que notre formule est suivie des mots : comme il a été permis à Auguste, à Tibère, à Claude. Les noms omis sont ceux des empereurs dont la mémoire a été condamnée et dont les actes ont été abolis. De ce texte malheureusement incomplet, énigmatique à beaucoup d’égards et qui a suggéré des interprétations diverses et contradictoires, on peut dégager toutefois certaines observations importantes.

Les éléments constitutifs, les supports de la souveraineté impériale sont l’imperium proconsulaire et la puissance tribunicienne, tous deux mentionnés dans la titulature officielle, la puissance tribunicienne expressément, l’imperium proconsulaire, moins nettement, pour sauver les apparences et ménager les susceptibilités du Sénat, mais néanmoins très clairement impliqué dans le prénom imperator. Ils sont d’ailleurs conférés successivement, l’imperium par le Sénat, en même temps et par le fait qu’il conférait l’empire, et cela était conforme à l’ancien droit, puisque c’était le Sénat qui, de tout temps, avait décidé de la répartition des commandements militaires, la puissance tribunicienne par le Sénat aussi, mais sous le bénéfice de la ratification populaire, et c’est pourquoi la collation de la puissance tribunicienne suivait celle de l’imperium, car il était correct de laisser entre le vote du Sénat et celui des comices l’intervalle de trente jours, le trinundinum requis par la loi. Il est presque inutile d’ajouter que le vote des comices était une formalité dont on finit par se passer, et que l’intervalle entre les deux actes fut aussi arbitrairement abrégé ou prolongé, mais il subsista, et toujours la collation de l’imperium précéda celle de la puissance tribunicienne. Or l’on remarque qu’il n’est question de l’une ni de l’autre dans là pièce qui nous intéresse, ce qui, à la rigueur, peut s’expliquer par l’état de mutilation où elle nous est parvenue, mais de plus, outre qu’il n’y a pas de lien apparent entre ces deux attributs essentiels et les divers pouvoirs énumérés dans les divers articles, il en est qui logiquement ne peuvent se déduire d’aucun des deux. Si en effet le droit de présider le Sénat est compris dans la puissance tribunicienne, si le droit de paix et de guerre peut être considéré comme une extension de l’imperium, s’autorisant des abus et des illégalités du dernier siècle de la République, on n’en saurait dire autant du droit reconnu à l’empereur d’intervenir dans les élections des magistrats en imposant les candidats de son choix.

Que conclure delà sinon que toute cette titulature, tout ce formulaire évoquant des souvenirs chers encore aux Romains, n’est qu’un vain décor, une étiquette décente pour masquer à leurs yeux la réalité de la monarchie absolue, formellement et brutalement affirmée par une loi fixant, en dehors de toutes ces déductions, les pouvoirs impériaux dans leur ensemble et dans leur plénitude ? Cette loi par laquelle le peuple transfère à l’empereur toute sa puissance est mentionnée à diverses reprises par les historiens et les juristes. Ces derniers l’appellent la loi royale, une expression qui n’a rien de romain et qui n’a pu être imaginée que sur le tard, sous l’influence byzantine, mais peu importe le nom. Ce qu’il faudrait savoir, c’est à quel moment elle a été conçue et promulguée pour la première fois. Une hypothèse assez vraisemblable en fait remonter l’origine à cette année 18 où la monarchie absolue a été définitivement organisée au profit d’Auguste. C’est à cette date qu’il faudrait reporter le premier type de ce document dont l’inscription relative à Vespasien nous fait connaître, tout au moins partiellement, un exemplaire.

Nous avons signalé le droit d’intervention de l’empereur dans les élections des magistrats. Encore un droit qui a son point de départ dans les institutions ou plutôt dans les usages de l’époque républicaine. Dans cette société profondément hiérarchisée la recommandation accordée aux candidats par les hauts personnages était d’un très grand poids aux yeux des électeurs. Sous l’empire la recommandation, la commendatio par l’empereur acquit une force obligatoire. Les candidats de l’empereur étaient élus d’avance et ne pouvaient pas ne pas l’être. Il est à remarquer pourtant que l’article de notre loi mentionnant ce droit n’invoque pas, comme les autres, de précédents, d’où il résulte qu’il n’a pas été reconnu aux empereurs antérieurs à Vespasien, du moins avec cette extension, car il est certain qu’ils l’ont, possédé dans une large mesure. Déjà César l’avait obtenu, en 44, pour la moitié des places, à l’exclusion du consulat, et il n’est pas douteux qu’il n’en ait été de même, avec cette restriction, pour Auguste. Nous ne voyons pas en effet qu’il s’en soit jamais prévalu pour une élection consulaire, et d’autre part Tibère en usa dans la  première année de son principat pour des candidats à la préture, sans que rien nous autorise à supposer qu’il y ait là une innovation datant de son avènement.

Le Sénat étant composé lies anciens magistrats et les sénateurs occupant dans la hiérarchie une place plus ou moins élevée suivant la magistrature qu’ils avaient exercée, par la commendatio Auguste disposait de la nomination et de la promotion des sénateurs, au moins de la plupart d’entre eux. Et comme il fallait, avant la questure qui ouvrait l’accès du Sénat, passer par le noviciat civil et militaire du vigintivirat et du tribunat légionnaire, il était libre d’écarter préventivement qui il voulait de la dignité sénatoriale, la nomination des tribuns légionnaires, sinon des vigintivirs, lui appartenant en sa qualité de chef de l’armée. Il n’était lié que par les règles du cursus honorum, car il ne semble pas que la dérogation légitimée pour Vespasien par la loi qui l’élevait à l’empire l’ait été pour ses prédécesseurs. En tout cas il ne s’en est affranchi, à notre connaissance, que pour les membres de sa famille, ainsi qu’on le verra par la suite. D’un autre côté, s’il n’était pas maître tout à fait d’introduire dans le Sénat qui il lui plaisait, il l’était d’en exclure quiconque avait encouru sa disgrâce. Il avait hérité, en tant que consul, puis en tant que revêtu de la puissance consulaire, de la lectio senatus, c’est-à-dire du droit de composer la liste des sénateurs, l’album senatorium, un droit qui avait passé jadis du consulat à la censure et qui revenait maintenant, la censure étant abolie, à son premier titulaire. C’est en cette qualité qu’il procéda soit aux épurations extraordinaires des années 28, 18, 13, 11 av. J.-C., et 4 après, soit à la publication annuelle et régulière de la liste, car la lectio, rendue quinquennale alors qu’elle s’associait aux opérations du cens, n’en dépendait pas nécessairement et pouvait en être détachée. Or le magistrat chargé de la lectio était autorisé à rayer de la liste tous ceux qu’il jugeait indignes d’y figurer.

La réforme constitutionnelle de 13 est la dernière du règne qui devait se prolonger encore pendant trente-deux ans. Mais on se ferait une idée insuffisante des pouvoirs d’Auguste et de son prestige si on ne le considérait encore à un autre point de vue, dans son autorité spirituelle et dans le culte rendu à sa personne par la gratitude sincère ou par l’adulation servile de ses contemporains, deux sentiments qui se combinèrent en des proportions difficiles à mesurer pour l’élever à une hauteur d’où il dominait et dépassait l’humanité.

Il faisait partie depuis longtemps, dès avant Actium, des quatre grands collèges sacerdotaux, pontifes, augures, quindecemviri sacris faciundis, septemviri epulonum. Plus tard il devint membre des confréries pieuses qu’il réorganisa ou pour mieux dire qu’il ressuscita, les sodales Titii, les frères Arvales, et dont il fit, à l’exemple des collèges, des corps éminemment aristocratiques. Il reçut même, pour les uns et les autres, le droit de pourvoir aux vacances, en intervenant dans la cooptation par un procédé analogue à celui qui lui permettait d’agir sur les élections des magistrats. Tout cela, il est vrai, était de pur apparat et n’ajoutait pas grand chose à sa puissance réelle. Il en fut autrement du grand pontificat’ qui devint un des instruments et un des attributs essentiels et permanents de la souveraineté.

Le grand pontificat était à vie. Il était occupé depuis 44 par Lépide. Bien qu’il s’en fût emparé illégalement, Auguste ne voulut pas l’en déposséder après l’avoir évincé du triumvirat et fait rentrer dans la vie privée. Il n’aimait pas enfreindre la loi religieuse, et il ne lui convenait pas de discréditer une dignité dont il entendait se réserver l’héritage. Il attendit jusqu’à la mort de Lépide, en 13, et se porta alors candidat, la nomination du grand pontife ayant été, depuis la chute de la constitution de Sylla, restituée au suffrage populaire. Ce fut l’occasion d’une manifestation imposante, témoignant de sa popularité dans les couches profondes de la nation. Les électeurs affluèrent de toutes les parties de l’Italie. Le grand pontife était le chef suprême de la religion nationale. Il avait pour mission d’en maintenir la pureté. A ce titre il intervenait avec un droit de surveillance dans les cérémonies du culte public et privé, et jusque dans les actes juridiques intéressant l’entretien du culte familial. Sans doute son action n’eut pas le caractère oppressif qu’elle eût présenté avec une religion professant une théologie arrêtée et intolérante. Devant l’invasion croissante des superstitions étrangères elle se borna à la défensive. Elle ne fut et ne put être directe que dans le domaine de la religion proprement romaine. Mais précisément il entrait dans les plans d’Auguste de rendre à cette antique religion quelque chose de sa vitalité, et bien que l’œuvre flat déjà entamée et avancée, la prise de possession du grand pontificat en était comme une consécration solennelle. Il ne tenait pas non plus à laisser à quelque autre le bénéfice de ce titre vénérable. Et enfin il n’oubliait pas que ce titre avait été attaché jadis à la royauté, et ainsi l’union du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel réalisée de nouveau en sa personne acquérait par ce souvenir une haute portée. C’est pourquoi les empereurs ses successeurs ne manquèrent pas de se faire proclamer grands pontifes peu de jours après leur avènement, et tandis que dans leurs inscriptions ils ne mentionnaient pas leurs autres prêtrises, ils n’avaient garde d’omettre celle-là, et même ils la plaçaient en tête, avant la mention de la puissance tribunicienne. Ils ne la partageaient avec personne. Il vint un moment où il y eut deux Augustes. Il n’y eut jamais qu’un grand pontife.

Chef de la religion l’empereur était lui-même l’objet d’une religion, un être surhumain, sacré, divin.

D’abord il s’appelait Auguste. Le Sénat l’avait appelé ainsi trois jours après la séance du 13 janvier de l’année 27. Il s’agissait de lui trouver un nom qui fait un symbole. On choisit le nom d’Auguste. C’était un adjectif emprunté à la langue sacerdotale, s’appliquant aux objets consacrés. Il était synonyme de sanctus, et conférait donc à l’empereur la sainteté qui l’égalait aux dieux, ou peu s’en faut, qui commandait les mêmes hommages, la même dévotion. Si ce n’était pas précisément l’apothéose, c’était quelque chose d’approchant et, comme dit l’historien Florus, un avant-goût de la divinisation sur terre en attendant qu’elle se réalisât dans les cieux.

Déjà pourtant elle était venue, même sur la terre, cette divinisation anticipant sur la consécration définitive après la mort. Déjà la religion impériale était née,-dans la force de son principe et dans la multiplicité de ses formes variées. Auguste sur ce point, qu’il le voulût ou non, dut revenir au système de César, tout en s’ingéniant pour l’adapter aux traditions et au tempérament des populations diverses éparses à travers le monde romain.

 

§ 3. — La religion impériale.

Il faut faire effort ici pour entrer dans la pensée des anciens. Ils ne croyaient pas, comme nous, qu’il y eût une différence de nature, un abîme infranchissable entre l’humain et le divin. La divinité polir eux c’était l’humanité à la suprême puissance. Dès lors il n’était pas impossible que les hommes devinssent des dieux. Ils le devenaient après la mort. Il y avait dans leur être un élément subtil, participant de l’essence divine, un génie (genius), qui, détaché du corps, devenait l’objet d’un culte. C’est le culte des héros chez les Grecs, des Manes chez les Romains, dii Manes. Chaque famille avait ainsi ses dieux, ses génies tutélaires qui étaient ses ancêtres. La cité de même adorait ses ancêtres, ou ceux qu’elle pouvait considérer comme tels, ceux qui l’avaient fondée, servie, illustrée. Thésée était adoré à Athènes et Romulus à Rome. Il y a plus. Si les hommes devenaient dieux après leur mort, rien n’empêchait qu’ils fussent présumés dieux de leur vivant. Car cet élément divin qui était en eux, la mort le libérait, elle ne le créait pas.

Longtemps le culte public ne s’attacha qu’aux figures fabuleuses perdues dans le vague de la légende. Comment, dans une cité libre, eût-on fait un dieu de Périclès ou de Scipion ? Pour qu’il en fût autrement, il fallut une profonde transformation morale, le déclin des sentiments qui avaient été l’âme des vieilles républiques, le goût du despotisme avec la tendance à l’adulation qui en était la suite. Mais cela même n’aurait pas suffi sans le contact avec ces pays d’Orient, façonnés depuis des siècles à l’idolâtrie monarchique.

La contagion se communiqua des Orientaux aux Grecs et des Grecs aux Romains. Quand ces derniers se montrèrent, ils héritèrent des hommages rendus aux diadoques comme de leur puissance. Alors apparat chez les Grecs d’Asie le culte de la déesse Rome. Comme ils se trouvèrent en présence, non plus d’une monarchie, mais d’une république, leur adoration se porta sur cette abstraction personnifiée. Il n’y avait là rien qui ne fût conforme aux principes des religions antiques, dans leur complexité. On réalisait, on divinisait les grandes forces qui régissent l’univers, et parmi ces forces Rome avait pris place, bienfaisante et redoutable. Cela n’empêcha pas d’ailleurs un autre culte rendu à des personnalités réelles, aux proconsuls. On déifiait les rois. On pouvait bien déifier les proconsuls qui faisaient trembler les rois. Nous en connaissons plusieurs qui, à l’imitation des rois de Pergame, se trouvèrent associés à une divinité hellénique ou à la déesse Rome.

Le seul Romain qui fut l’objet d’un culte exclusivement personnel fut César. Ce fut aussi le premier qui transféra ces pratiques à Rome. Identification avec Jupiter, institution en l’honneur du Jupiter Julius de la confrérie des Luperci Juliani, d’un prêtre spécial dit flamine, comme pour les plus grandes divinités latines, fondation de jeux quinquennaux, consécration d’un temple, substitution du nom de Julius au mot Quintilis pour désigner le mois que nous appelons encore juillet, tout cela sans doute n’était nouveau que pour les Romains, mais la nouveauté parut trop forte encore, et elle amena, pour une large part, la riposte des ides de Mars.

Sur ce terrain, comme sur beaucoup d’autres, Auguste fit un pas en arrière. Il ne renonça pas aux avantages que lui promettait la nouvelle religion monarchique. Mais il procéda avec sa prudence ordinaire, éclairée par une connaissance approfondie de l’immense empire et la juste appréciation de ce qui était commandé ou possible suivant les milieux.

Il ne pouvait en Orient répudier les honneurs divins sans compromettre son prestige. Dés l’an 29, alors que, après Actium, il parcourait et organisait les pays conquis sur Antoine, il autorisa l’érection à Pergame ; capitale de la province d’Asie, et à Nicomédie, capitale de la Bithynie, de deux temples dédiés à sa personne, mais en même temps à la déesse Rome. Par cette association, il avait l’air de s’effacer en se plaçant au second plan : ‘Ρώμη καί Σεβαστώ, Romæ et Augusto, mais en réalité il apparaissait aux populations comme incarnant la puissance et la majesté romaines, ce qui valait mieux que l’identification usée à une figure quelconque de l’Olympe hellénique. Il ne voulut pas, en principe, que les citoyens romains établis dans ces contrées connussent d’autre culte que celui de Rome et de César, mais il ne se montra pas intransigeant sur ce point. Dans le serment d’obéissance prêté à l’empereur par les habitants de la Paphlagonie, après l’annexion de ce petit royaume, en 6, Auguste I est reconnu dieu, non pas seulement par les indigènes, mais aussi par les Romains domiciliés. Leur abstention ; chez ce peuple peu familiarisé avec les subtilités constitutionnelles des Grecs et des Latins, eût paru toucher à la sédition.

L’impulsion donnée par les provinces d’Asie et de Bithynie se propagea à travers l’Orient et la Grèce, mais ne s’étendit à l’Occident que dix-neuf ans plus tard, en 10, quand fut érigé au confluent du Rhône et de la Saône, au nom des trois provinces gauloises, l’autel de Rome et d’Auguste. Pour lui faire pendant, sur les confins de cette grande Germanie qui elle-même devait faire pendant à la Gaule de César et dont l’idée fut définitivement abandonnée par Tibère, un autre autel, avec la même dédicace, s’éleva sur les bords du Rhin, sur le territoire des Ubiens, sur l’emplacement actuel de Cologne, à une date qui n’est pas postérieure à l’an 9. Un troisième autel fut consacré en 2 sur les bords de l’Elbe, dans le temps olé l’on espérait pousser jusqu’à ce fleuve la frontière de l’empire. Ce fut le début d’un mouvement qui ne devait pas s’arrêter. Pourquoi il eut son point de départ dans le monde barbare, c’est ce qu’on verra plus loin.

Auguste ne songea pas à renier la divinité de son père adoptif. De très bonne heure, au contraire, il se préoccupa d’organiser son culte. Dès l’an 42, il avait entrepris, de concert avec les deux autres triumvirs, la construction en son honneur d’un temple qui se trouva achevé treize ans plus tard, en 29. La même année César fut proclamé divus par un décret du peuple et du Sénat. Ce mot, qui ne paraît avoir pris qu’à ce moment son sens spécifique, désigna, non pas un dieu par essence, deus, mais un homme divinisé. La distinction n’était pas sans importance. Elle attestait une régression vers la conception purement latine. Le nom de César ouvre la liste des divi, des empereurs successivement reconnus comme tels, chacun étant, comme le premier titulaire, pourvu d’un prêtre spécial, flamine, ainsi que d’une sodalité ou confrérie pieuse, composée des plus illustres représentants de la noblesse.

Pour lui Auguste ne voulut avoir à Rome aucun autel, aucun temple qui lui fût consacré, et son exemple fit loi pour ses successeurs jusqu’à Aurélien qui, le premier, s’intitula officiellement deux.

Toutefois il n’alla pas jusqu’à récuser certains hommages exclusivement réservés à la divinité. Dès l’an 29 son nom était inséré dans les prières des prêtres saliens. En 11 on institua des jeux annuels appelés Augustales. En 8 on donna au mois de Sextilis le nom d’Augustus (août), comme on avait donné à celui de Quintilis le nom de Julius (juillet). Et enfin c’est cette année que, par un détour ingénieux, un véritable culte d’Auguste fut installé dans la capitale.

Il s’occupait alors de la réorganisation administrative de la villé. A cet effet il la divisa en quatorze régions subdivisées en deux cent soixante-cinq vici ou quartiers. Ces vici eurent pour centre de vieux sanctuaires qu’on restaura et qui étaient consacrés aux Lares compitales, Lares des carrefours. Le Lare était le dieu protecteur du foyer, dédoublé pour s’être identifié aux Penates, et plus ou moins confondu avec la divinité tutélaire des Manes. Et, comme le quartier, le vicus, était une sorte de foyer agrandi, on avait vu naître le culte des Lares compitales, succédané du culte des Lares domestiques. Ce culte des Lares des carrefours était, de temps immémorial, très cher au petit peuple de Rome. Pour le célébrer il s’était formé des groupements ; des collèges (collegia compitalicia) qui, petit à petit, dans l’exaspération des luttes politiques, étaient devenus des espèces de clubs, des foyers d’agitation électorale et d’émeute et, pour cette raison, avaient été dissous à plusieurs reprises. Auguste les rétablit dans la Rome pacifiée et, non content de les avoir rendus inoffensifs, sut les faire servir à ses fins. La restitution au peuple de ses fêtes, l’importance nouvelle conférée à ses représentants, les chefs des quartiers, les magistri vicorum, des humbles, des affranchis, devenus tout à coup des personnages et comme des magistrats au petit pied, avec le droit de présider à leurs cérémonies, à leurs jeux, revêtus de la prétexte, à l’instar des préteurs et des consuls, tout cela déjà était d’une souveraine habileté, mais le chef-d’œuvre fut d’enter sur ces vieilles dévotions la dévotion à l’empereur. Il ne devait recevoir que six ans plus tard, en 2, officiellement, le titre de père de la patrie. Mais n’était-il pas dès à présent, pour tous les citoyens, le père, comme le pater familias pour les siens ? Or, il était d’usage, dans le rituel familial, d’associer au culte des Lares domestiques celui du père de famille, ou plutôt de son génie. S’il en était ainsi, il paraissait naturel d’accoupler aux Lares des carrefours le génie d’Auguste, Genio Augusti et Laribus. Puis, par un phénomène d’identification dont les religions antiques étaient coutumières, les Lares eux-mêmes devinrent les Lares Augustes, Lares Augusti. Par ce biais les apparences étaient sauvées, mais nul assurément ne songeait à, la distinction entre la personne actuelle, réelle d’Auguste et son génie ?

On se tromperait si dans ces fondations on ne voulait voir que contrainte d’une part, et de l’autre une basse complaisance. Il est difficile assurément de mesurer ce qui revient à l’initiative des gouvernants et à celle des peuples, et il y aurait quelque naïveté à réduire trop strictement l’action des premiers. Il n’est pas plus aisé d’évaluer la force des résistances dans les classes supérieures. Les documents ne nous en disent rien, et nous ne pouvons que les entrevoir à travers les précautions prises contre elles. Il est à croire pourtant qu’elles ne furent pas inexpugnables. Les progrès de ridée monarchique avaient familiarisé les esprits avec cette conception religieuse de la monarchie. César avait été dieu. Antoine avait été Dionysos. Sextus Pompée, le roi des mers, s’était proclamé fils de Neptune. Pourquoi refuser la même satisfaction au fils et à l’héritier de César, au vainqueur de Sextus Pompée et d’Antoine ? Chez la plupart leur scepticisme même les aidait à surmonter leurs répugnances. Indifférents à toutes les religions, ils acceptaient celle-là comme une institution toute politique, comme la formule du loyalisme. Il en était autrement dans les masses. Etrangères aux théories philosophiques et demeurées profondément superstitieuses, très détachées de la tradition républicaine, chère surtout aux débris de l’oligarchie sénatoriale, de plus très mélangées, non seulement à Rome, mais en Italie, d’éléments exotiques et, pour une bonne part, orientaux, elles étaient conquises d’avance, et c’est dans un élan du cœur qu’elles acclamèrent comme un dieu l’homme dont la puissance et les bienfaits réalisaient sur la terre l’image de la divinité.

Les poètes faisaient écho à la voix populaire : C’est un dieu, s’écrie le berger de Virgile, rétabli dans son petit domaine par la faveur d’Octave, c’est un dieu qui nous a fait ces loisirs. Oui, il sera toujours pour moi un dieu. Souvent un tendre agneau de nos bergeries arrosera de sang son autel. Neuf ans plus tard il reprend le même thème dans la préface de ses Géorgiques. Mais, plus docile à l’inspiration officielle, il ne fait pas encore d’Auguste un dieu : il annonce qu’il en sera une et il se demande quel dieu il voudra être. Même note chez Horace, dans la deuxième ode du premier livre, vers l’an 27. Ah ! ne te hâte pas de retourner aux cieux, reste longtemps encore parmi nous, pour le bonheur des enfants de Quirinus. Elle est plus hardie dans la cinquième ode du livre trois, à peu près à la même date : La foudre nous atteste que Jupiter règne aux cieux. Comment douter ici bas de la divinité présente d’Auguste ? Cette fois il ne s’agit pas de l’apothéose future. C’est l’affirmation de la divinité actuelle d’Auguste vivant.

Si nous n’avions que le témoignage de cette littérature qu’on peut assez justement qualifier de courtisanesque, on serait en droit de le récuser, mais il est confirmé par les faits.

Il n’a été question, jusqu’à présent, que des cultes provinciaux encore en petit nombre et oïl, pour le moment, l’unité de méthode, en attendant les diversités qui ne devaient point tarder, dénonce, quand elle n’est pas apparente par elle-même, l’intervention décisive du pouvoir. Cette unité s’efface dans les cultes locaux institués par les villes agissant avec la liberté d’allures que leur assure leur autonomie. Ils y comportent des modes variés, mais ce qui les distingue en général, c’est leur caractère plus personnel, plus dynastique. En beaucoup d’endroits ils s’adressent, non plus exclusivement à l’empereur, mais à des membres de sa famille qui ne sont pas ou ne seront jamais déifiés. On voit encore, à Nîmes, le temple consacré aux deux petits-fils d’Auguste, Caïus et Lucius Cæsar. Sa femme Livie, sa fille Julie reçurent également les honneurs divins dans plusieurs villes grecques. Ces excès ne se produisirent pas ou ne furent pas tolérés en Italie, mais les raisons qui interdisaient le culte direct de l’empereur à Rome ne valaient pas pour le reste de la péninsule, et nombreuses furent les villes italiennes où il s’installa. C’est dans le même sentiment que, l’an 11 après J : C., la plèbe de Narbonne, pour le remercier de l’avoir admise à la judicature au même titre que l’aristocratie des décurions, décida qu’il lui serait élevé un autel sur le Forum où six plébéiens viendraient régulièrement offrir des sacrifices.

L’initiative prise par la plèbe de Narbonne peut être considérée comme rentrant dans les manifestations privées émanant soit de collectivités, soit d’individus. Nulle part ne se montre mieux ce qu’il y eut de spontané dans le mouvement. De tout côté, en Italie et dans les provinces, nous voyons surgir des confréries en vue de célébrer les rites de la religion impériale, confréries recrutées dans les classes moyennes et inférieures, pour une bonne partie dans celle des affranchis. Si les inscriptions des particuliers se dévouant à la divinité de l’empereur sont encore clairsemées, ce qui peut tenir à la pénurie relative de la matière épigraphique au début de l’empire, nous avons cependant quelques textes significatifs, et nous savons, d’autre part, par Tacite, qu’il existait dans chaque demeure, à côté des autres effigies divines, une statue d’Auguste. On peut donc croire qu’Horace n’exagère pas trop quand, suppliant le maître de rentrer après une longue absence, il rappelle en ces termes, les motifs et les témoignages de la piété publique : Chacun aujourd’hui est sûr d’achever le jour sur sa colline et dans son champ. Le cultivateur, après avoir marié la vigne à l’ormeau, s’en revient joyeux fêter son vin au repas du soir, et il ne le finit pas sans t’inviter comme un dieu à sa table ; il élève vers toi ses prières ; il t’offre, en libation, le vin répandu de sa coupe, il associe ta divinité à celle de ses Lares : ainsi fit jadis, pour Castor et le grand Hercule, la Grèce reconnaissante.

Évidemment tous ces pauvres gens ne se flattaient pas d’attirer sur eux les regards du souverain. Ils n’attendaient de lui que ce que tout le monde en attendait. L’humilité de leur condition nous est une garantie de leur sincérité.

 

§ 4. — La réforme religieuse et morale.

Le retour à la tradition ne se bornait pas au domaine de la politique. La vieille religion romaine était aussi une des forces du passé sur lesquelles Auguste entendait appuyer son gouvernement. Elle avait beaucoup perdu de son empire dans les deux derniers siècles. La solidarité des institutions et des croyances s’était accusée dans leur déclin respectif. Elles s’étayaient réciproquement : il était fatal qu’elles succombassent en même temps. La philosophie avait fait son œuvre dans les hautes classes. La littérature depuis Plaute, depuis Ennius, était sceptique. Les décisions des pontifes, les interprétations des augures n’étaient plus que des manœuvres à l’usage des partis. Ce n’est pas que l’incrédulité fût sans mélange, purement rationaliste. Mais la superstition n’avait rien de commun avec la religion officielle. Elle était naturellement plus répandue dans les milieux populaires. Déjà elle cherchait son aliment au dehors de Rome, dans les régions orientales, dans leur mysticisme sensuel.

Sous ces influences diverses, le culte était entré dans une décadence profonde. Les collèges sacerdotaux avaient peine à se recruter. Les cérémonies étaient délaissées. Les confréries remontant aux origines de Rome disparaissaient les unes après les autres. Les sanctuaires les plus vénérables, faute d’entretien, se délabraient et tombaient en raines.

Une réaction pourtant se produisait. C’est un fait constant que les calamités publiques ont cet effet de tourner les âmes vers les puissances d’en haut. Et puis, après’ les convulsions qui avaient déchiré et failli perdre la République, on se disait qu’elle avait été prospère et paisible tant qu’elle était restée fidèle à ses dieux et digne de leur protection. Ceux mêmes qui ne croyaient pas à leur existence estimaient bon qu’on y crût, comme à un frein salutaire. Il y eut là un état d’esprit assez analogue à celui de nos pères après les orages de notre Révolution. Il suscita d’intéressantes recherches et inspira des pages éloquentes. On se prit de passion pour les antiquités nationales où naturellement les antiquités sacrées tenaient la première place. Le grammairien archéologue Verrius Flaccus continuait les études inaugurées par Varron. Tite-Live bâtissait sa grande Histoire, monument élevé aux gloires d’autrefois. Virgile composait son poème pieusement patriotique. Properce devenait sérieux en évoquant l’image de Rome à son berceau, et Ovide lui-même dressait, dans un calendrier poétique, le tableau des fêtes et des légendes se rattachant à ces souvenirs.

Fondateur et restaurateur de nos temples, c’est ainsi que Tite-Live appelle Auguste. En même temps il remettait en honneur les vieilles cérémonies. Il reconstituait les vieilles confréries et s’y faisait inscrire, et les plus illustres personnages avec lui. Comme il y avait des sacerdoces qui n’étaient accessibles qu’aux patriciens, il se fit autoriser à remplir les vides de cette noblesse décimée par les siècles. César l’avait fait avant lui, ne visant, très probablement, qu’à multiplier ses créatures par la multiplication de ses faveurs, et il est clair que cette pensée ne fut pas étrangère à son successeur, mais il est certain aussi qu’elle ne fut pas la seule. Lui-même il affectait de pratiquer tous les rites, de se soumettre à toutes leurs exigences. Il fut un grand pontife très strict, et, jusqu’à la fin, se montra assidu aux séances des nombreux collèges sacerdotaux et confréries dont il faisait partie.

La restauration pure et simple des anciens cultes ne pouvait être l’unique, ni même le véritable objet d’Auguste. S’il rendait une apparence de vie aux institutions républicaines, c’était pour les adapter au nouveau régime, pour le consolider ainsi et le fortifier. S’il favorisa la renaissance religieuse et y poussa de toutes ses forces, ce ne fut pas seulement parce qu’il, y voyait une garantie du bon ordre social, mais aussi, et surtout pour l’exploiter au profit de sa personne et de sa dynastie. Le lien étroit établi par Virgile dans son Énéide entre les destinées de Rome et celles de la maison des Jules devait apparaître également dans les actes de la dévotion publique. Pour cela, il fallait tirer à soi les cultes anciens, et faire passer au premier plan ceux qui, moins reluisants jusqu’alors, paraissaient les plus aptes à recevoir l’empreinte impériale.

Vénus, primitivement une simple déesse rustique, identifiée plus tard à l’Aphrodite grecque et considérée par les érudits, depuis l’introduction de la légende d’Enée, comme la mère du peuple romain, ne tenait pourtant dans son Panthéon qu’une place secondaire. Mais elle était aussi plus spécialement la mère des Jules et elle dut à leur avènement un nouvel éclat. César aimait à se glorifier de cette origine : il en pouvait sourire en son particulier, mais elle flattait son orgueil et elle était un moyen de popularité. Il avait voué à cette divine aïeule, avant Pharsale, un temple qu’il dédia après la victoire. Il s’élevait sur un Forum annexé par le dictateur à l’ancien et qui porta son nom.

Il parut naturel d’associer au culte de Vénus celui de Afars, identifié à l’Arès grec comme Vénus à Aphrodite, et qui formait avec la déesse latine un couple dont l’union était depuis longtemps consacrée dans le rituel romain. Mais Mars était en même temps le père de Romulus, et il devint, de plus, le patron des Jules, depuis qu’il était devenu le Mars Ultor, vengeur du forfait des Ides de Mars. C’est à ce titre et’ sous ce nom qu’Auguste lui érigea un autre temple placé au centre d’un deuxième Forum, le Forum d’Auguste, prolongement du Forum Julium. C’était, comme le temple de Vénus, un édifice d’une rare magnificence. Ainsi les embellissements de Rome marchaient du même pas que les progrès de la religion nouvelle. Le vieux Forum de la République était relégué dans l’ombre au profit des Forums impériaux, de même que les vieilles divinités s’éclipsaient devant les divinités amies de la maison souveraine. Le temple capitolin resta vénérable aux yeux de tous, mais il eut un rival. C’est dans le temple de Mars vengeur que s’accomplirent désormais quelques-unes des cérémonies réservées jadis au sanctuaire de Jupiter Optimus Maximus.

Apollon avait, sur le littoral d’Actium, un sanctuaire d’où il était censé avoir contemplé la bataille et coopéré à la victoire. Il fut dès lors pour le vainqueur le dieu tutélaire, préposé et, si l’on peut dire, attaché à sa personne. Auguste lui bâtit un temple sur le Palatin, sur un emplacement contigu à sa maison qui fut élargie à cet effet. Ce temple somptueux fut donc en même temps comme une chapelle privée. Une mesure plus hardie et plus significative fut celle qui installa, dans la même demeure, un succédané du culte de Vesta. Il n’y avait eu, jusqu’alors, qu’au temple consacré à cette déesse, l’antique temple de Vesta, sur le Forum, foyer de la cité, symbole de son unité. Mais il était de règle que, le grand pontife, père spirituel des Vestales, habitât dans un édifice annexe, ou du moins y eût son domicile officiel. Auguste, quand il eut revêtu ce sacerdoce, ne descendit pas là où l’appelait sa nouvelle dignité. Il décida au contraire de transférer le sanctuaire jusqu’à lui, en faisant une dépendance de l’habitation impériale, agrandie et sanctifiée. Il n’alla pas jusqu’à déposséder l’ancien temple, mais c’était un fait grave que ce dédoublement. L’empereur trônait désormais entre le dieu protecteur de la dynastie et la déesse protectrice du peuple romain, et Ovide pouvait écrire : Phœbus occupe une partie du palais, une autre appartient à Vesta, la troisième à César. Une seule enceinte enferme trois dieux éternels.

La restauration religieuse n’était qu’un aspect de la vaste réforme morale méditée par Auguste et poursuivie par lui, avec un effort inlassable, durant tout son principat. Tout se tenait dans cette solide ossature de la société romaine, et la même action délétère qui s’était attaquée aux croyances avait dû ruiner les mœurs dont elles étaient le fondement.

La forte organisation de la famille avait tenu cette société debout. Elle reposait sur la subordination de la femme, sur l’indissolubilité du mariage. Petit à petit ces appuis s’étaient écroulés. Maintenant la femme soustraite à la puissance maritale depuis l’abolition de la manus, affranchie de l’autorité de ses tuteurs depuis qu’elle les choisissait elle-même, libre enfla de réclamer le divorce avec la restitution de sa dot, tenait son mari sous la menace de cette confiscation. Elle était parvenue ainsi à une autonomie financière absolue, et, qui pis est, à une indépendance complète en ce qui concernait les mœurs.

La moralité publique était profondément atteinte. Il y avait encore, dans le monde aristocratique et dans la bourgeoisie des ménages exemplaires — nous en connaissons — où l’affection mutuelle, le sentiment du devoir suppléaient à la contrainte légale, et l’on peut dire que dans ces milieux la condition plus relevée de l’épouse avait cet effet de l’associer plus étroitement à la pensée et à la vie de son époux. Mais les faits sont là, et les mesures prises pour guérir le mal en attestent la gravité. Le divorce, plusieurs fois répété, pour les motifs les plus futiles ou les moins avouables, était devenu chose courante. Et alors comment aurait-on pris au sérieux ces unions libres où l’on passait de l’un à l’autre, sans obstacle et indéfiniment ? Le vice élégant, chanté par les poètes érotiques, l’adultère toléré par l’insouciance indulgente du mari, favorisé par là basse cupidité, s’étalaient sans pudeur. Pour l’adultère de l’homme, il n’y avait point de répression. Celui de la femme, qui introduisait dans la famille un sang étranger, relevait de la vengeance privée. Puni de mort séance tenante, en cas de flagrant délit, il était passible, autrement, de la peine prononcée par le tribunal domestique. Mais cette législation, héritage de la rudesse primitive, s’était fort adoucie dans la pratique. A la peine de mort s’était substituée la relégation à la campagne avec l’attribution de la dot au plaignant, en toutou en partie. Le tribunal domestique était d’ailleurs une arme émoussée qui ne faisait plus peur à personne et dont on avait renoncé à se servir. Trop de gens, dont le mari lui-même, avaient des raisons pour fermer Ies yeux.

La conséquence, c’est qu’on se mariait de moins en moins. Le mariage était devenu pécuniairement d’un profit si médiocre, et en outre si précaire qu’on se détournait de ses charges, de ses tracas et de ses risques. Mieux valait le célibat avec les avantages qu’il assurait. L’égoïste qui avait pris ce parti n’avait pas besoin, s’il était riche, pour être entouré et choyé, d’une femme, d’enfants ou d’amis. Une cour de flagorneurs avides se pressait autour de lui, le comblant de prévenances et de cadeaux, escomptant, en retour, ses libéralités d’outre-tombe. La chasse à la dot, d’un bénéfice si aléatoire, était remplacée par la chasse au testament. Elle était devenue une industrie savante, une sorte de stratégie dont Horace nous décrit les artifices.

Par le célibat s’éclaircissaient les rangs dans l’aristocratie. Les mariages mêmes étaient stériles ou peu prolifiques. A Rome, comme ailleurs, le goût excessif du bien-être, se combinant avec l’affaiblissement du sens patriotique, aboutissait au malthusianisme. Les femmes, de leur côté, se refusaient à la maternité pour ne pas altérer leur beauté. Ajoutez le plaisir contre nature dont on ne se cachait plus guère et dont les joies et les douleurs étaient devenues un thème littéraire.

Ce n’est pas que le célibataire fût ordinairement sans compagne et sans postérité. Très souvent il s’éprenait d’une belle esclave avec laquelle il vivait comme en état de mariage après l’avoir affranchie. Mais ces unions n’étaient pas reconnues par la loi, les justes noces n’étant autorisées qu’entre ingénus, personnes libres de naissance. L’homme restait le patron avec une femme intéressée à garder sa faveur, et dont la soumission nécessaire contrastait agréablement avec les allures d’une épouse légitime. Les enfants, des bâtards, suivaient la condition de la mère, à moins qu’il ne plût au père de les adopter, ce qui ne parait pas avoir été très fréquent. Ce n’était donc pas par cette voie que se comblaient les vides du peuple romain, du pays légal, encore moins des classes supérieures.

Depuis longtemps on réclamait une réforme. Déjà Cicéron en avait esquissé quelques traits en traçant à César le plan d’un gouvernement réparateur. Hanté par les mêmes préoccupations, Auguste se mit à la besogne avec une sorte de précipitation. Dès l’année 28, il publia, en tant que consul, un édit obligeant les citoyens à se marier. La mesure insuffisamment préparée, trop directe d’ailleurs et trop violente, fut retirée. Néanmoins l’opinion se faisait de plus en plus pressante. C’est pour lui donner satisfaction qu’en 22 il crut devoir rétablir la censure. Mais l’institution était morte, et ce fut la dernière tentative pour la rappeler à la vie. Seul il avait l’autorité nécessaire pour la grande œuvre à laquelle on le conviait. A trois reprises, on lui offrit la surveillance des mœurs, la cura morum, une magistrature nouvelle, imaginée à son intention, dont nous ne pouvons définir les attributions et dont nous pouvons supposer seulement qu’elle lui conférait, dans ce domaine, une action indéfiniment étendue et souveraine. Il refusa obstinément, toujours fidèle à sa politique qui excluait tout titre ne portant pas l’étiquette républicaine. Il n’avait du reste aucun besoin de ce surcroît de pouvoirs. Précisément, en 18, il avait reçu le droit de promulguer, en toute matière, des ordonnances ayant force de loi. Mais il aima mieux procéder régulièrement, et c’est en vertu de sa puissance tribunicienne, qu’il proposa au peuple, en cette meure année, les lois fameuses qui devaient régénérer la Rome impériale et rendre à ce corps épuisé la santé et la vigueur d’autrefois.

Contraindre les citoyens à se marier par une obligation légale, l’expérience avait démontré qu’il n’y fallait pas songer. Mais on pouvait tendre au même but en attachant certains avantages au mariage, et plus encore au mariage fécond, et en frappant de certaines infériorités le célibat et l’union stérile. Ce fut l’idée maîtresse de la loi Julia de maritandis ordinibus. On créa des inégalités dans le droit public et privé, on essaya d’agir sur la femme en décrétant pour la maternité trois fois répétée des primes honorifiques, et d’autres plus positives. On facilita le mariage et on rendit plus difficile le divorce. On sévit contre les célibataires et les orbi, c’est-à-dire les mariés sans enfants. On les atteignit dans leur amour-propre et dans purs intérêts en les excluant des fêtes et spectacles et en leur interdisant de recueillir les legs autres que ceux justifiés par une proche parenté. Etaient assimilées aux célibataires les veuves après un an de cuvage et les divorcées après six mois.

Si Auguste avait voulu multiplier le nombre des citoyens, il lui eût été facile d’obtenir ce résultat en ouvrant toutes larges aux provinciaux les portes de la naturalisation. Mais il était conservateur sur ce point comme sur tant d’autres et en réaction décidée contre César. Sans aller jusqu’à arrêter les concessions du droit de cité il s’en montra plutôt avare, et une de ses recommandations à son successeur fut de suivre cet exemple. Le peuple romain devait rester une élite, à part et au-dessus de la foule des sujets, et une élite gouvernée elle-même par une aristocratie investie de privilèges spéciaux, les justifiant par sa vitalité renaissante et ses services. Sa pensée se manifeste clairement dans le titre même de la loi sur le mariage des ordres. Non seulement elle ne visait pas les pérégrins, mais elle distinguait entre les classes dirigeantes et les autres. Il interdit pour les membres de l’ordre sénatorial ce qu’il autorisa dans les rangs subalternes, le mariage entre ingénus et affranchies. Il ne convenait pas qu’un futur sénateur pût être issu d’une mère étrangère et, qui pis est, ancienne esclave. S’il consentit à cette concession c’est qu’il valait mieux, pour le bon ordre, légitimer ces unions irrégulières, et puis il y avait à en tirer parti pour la repopulation, et c’est un intérêt auquel il n’était indifférent pas plus dans les couches inférieures que dans les régions élevées de la société. Il fixa des récompenses pour la maternité des affranchies, comme il l’avait fait pour les ingénues, et relâcha pour les affranchis devenus pères les liens envers le patron. Mais sa principale préoccupation fut toujours le relèvement du niveau moral dans les classes aristocratiques.

La loi de maritandis ordinibus n’était qu’un commencement. Il n’eût servi de rien de rendre les mariages fréquenta et féconds si la maison était dévorée par le luxe et souillée par les mauvaises mœurs. De là la loi somptuaire et la loi sur l’adultère. De ta première nous ne savons pas grand chose, sinon qu’elle réduisit les frais des jeux, des banquets, de la toilette féminine. Tentative avortée vraisemblablement, comme toutes celles du même genre qui l’avaient précédée. La loi de adulteriis coercendis nous est mieux connue. Elle contenait une grande nouveauté. A l’impuissance constatée de la juridiction domestique elle substituait la juridiction publique. Le mari ou le père conservait le droit de tuer la femme avec son complice en cas de flagrant délit, sinon ils devaient, l’un ou l’autre, après répudiation, et dans un délai de soixante jours, déférer les coupables au tribunal compétent, et s’ils manquaient à ce devoir, comme l’action criminelle était ouverte à tous, tout citoyen pouvait le remplir à leur place, dans les quatre mois qui suivaient. La pénalité était rigoureuse. La femme était condamnée à la relégation à perpétuité dans une lie, avec interdiction de convoler en justes noces et confiscation de la moitié de sa dot et du tiers de son patrimoine. L’amant était déporté dans un autre lieu et son patrimoine était confisqué pour la moitié. Le mari complaisant était assimilé à l’entremetteur, leno, qui avait prêté sa maison pour la consommation du délit, et tous deux étaient frappés des mêmes peines. Et enfla était assimilé à l’adultère le stuprum ou relations illicites avec une femme non mariée de naissance et de condition honnêtes. L’épouse cependant n’avait comme recours contre l’infidèle qu’une action en divorce visant la restitution intégrale de la dot, en vue de quoi Auguste avait institué l’inaliénabilité du fonds dotal.

Le régime était à son apogée. Auguste, rentré dans la capitale après une longue absence et accueilli avec des transports de joie, venait de contracter un nouveau bail qui assurait l’avenir en consolidant et en amplifiant ses pouvoirs. L’Empire paraissait plus fort, plus prospère que jamais. Des ambassades arrivaient des pays lointains, du fond de l’Orient, de la Bactriane, de l’Inde, pour rendre hommage à la majesté du nom romain. La restitution des étendards de Crassus était une revanche pacifique qui faisait tressaillir d’orgueil le cœur des patriotes. Et voilà maintenant que les antiques vertus allaient refleurir sur le geste impérial. L’auteur de tant de biens voulut saisir ce moment pour le consacrer dans une fête grandiose, destinée à frapper les imaginations. Il célébra les jeux séculaires (17).

On appelait siècle une portion de la durée, découpée à la mesure présumée de la plus longue vie humaine, mal définie par conséquent et finalement évaluée, après diverses fluctuations, à une centaine d’années. Le retour du siècle avait donné lieu en 249 à une fête expiatoire, consacrée aux dieux souterrains Dis Pater et Proserpine. Cette fête, d’importance secondaire, ne parait avoir été répétée qu’une fois au cours de la République. Mais à la notion du siècle s’étaient associées peu à peu les croyances relatives aux alternances de décadence et de régénération qui étaient censées gouverner l’évolution de l’humanité, et l’on sait, parla quatrième églogue de Virgile, l’empire que ces spéculations avaient pris sur les âmes, au lendemain des guerres civiles, au seuil de l’ère nouvelle. Ces aspirations ardentes et confuses vers un âge meilleur, un deuxième âge d’or, Auguste s’en empara pour les fixer à son profit. Il fallait que son principat apparût comme l’aurore de la palingénésie universelle. Pour cela il utilisa la solennité depuis longtemps oubliée des jeux séculaires, et comme le point de départ de ces périodes successives était aussi incertain que leur extension, il put sans difficulté, avec le concours des quindécemvirs dont il était le chef, la placer à la date qu’il avait jugé convenir le mieux à son but.

Une inscription, découverte en 1890, nous retrace le détail des cérémonies compliquées qui se continuèrent pendant trois nuits et trois jours, du 29 au 31 mai, avec une magnificence exceptionnelle, au milieu d’une énorme affluence, dans l’émotion générale. Elles offrent ce mélange d’archaïsme et de nouveauté qui caractérisait toutes les institutions d’Auguste, et particulièrement ses institutions religieuses. Les cérémonies nocturnes, tout en excluant les idées funèbres qui en avaient fait le fond, retenaient quelque chose de la gravité triste dont elles avaient été empreintes autrefois. Celles du jour, coupées de spectacles, sereines et joyeuses, furent un élan de confiance et d’amour vers les dieux de la lumière, protecteurs de Rome. Le troisième jour, le point culminant fut voué au dieu dynastique, Apollon, avec ses deux parèdres, Latone sa mère et Diane sa sœur, se juxtaposant et s’opposant à la vieille triade capitoline. Cette fois, aux sèches formules de l’ancien rituel, se mêlèrent des accents d’une merveilleuse beauté. Le plus grand poète vivant, — Virgile était mort depuis deux ans, — Horace, avait été chargé de composer le chœur dont les strophes, lancées alternativement par vingt-sept jeunes gens et vingt-sept jeunes filles, scandèrent la procession qui se déroulait, allant et revenant, du Palatin au Capitole. Il pria pour la patrie, il chanta ses victoires, ses destinées éternelles, les mœurs du passé renaissant dans la gloire présente, l’abondance, la paix, la bonne foi, la fécondité, la chasteté ramenées dans la cité de Romulus.

Le croyait-il vraiment, lui qui écrivait : Que peuvent les lois sans les mœurs ? C’est la même note découragée que nous trouvons déjà dans la préface de Tite-Live, peu après l’échec de la première loi de l’an 28 : Nous en sommes arrivés au point où nous ne pouvons supporter ni nos vices, ni leurs remèdes. Et en effet, la réforme rencontrait des adversaires dans les deux camps, chez ceux dont elle contrariait les goûts et chez ceux qui l’avaient appelée de leurs vœux. Contre l’impérial moraliste les premiers avaient beau jeu. Il leur était trop facile d’opposer ses principes et ses actes. Auguste vivait simplement, mais sa jeunesse avait été très dissolue, et il ne s’était pas beaucoup corrigé en vieillissant. Il avait de plus divorcé trois fois, et son mariage avec sa quatrième femme Livie avait été particulièrement scandaleux. Ses conseillers, les hommes d’Etat qui travaillaient avec lui à son dessein, les écrivains qui y applaudissaient en vers et en prose ne donnaient pas un meilleur exemple. Tous sincères sans doute, comme il l’était lui-même, mais comme lui trop asservis à leur genre de vie pour y rien changer. Ainsi la réforme était discréditée par l’indignité de ses auteurs. L’opposition était vire également de l’autre côté. Pour arriver à ses fins par des moyens détournés, les seuls qu’il jugeât pratiques, Auguste avait dû recourir à des mesures révolutionnaires, attentatoires aux principes fondamentaux de l’ancien droit. Il avait porté à l’extrême l’émancipation de la femme, il avait fait une obligation des, secondes noces, réprouvées par la coutume, il avait ébranlé l’autorité du patron, il avait achevé de ruiner ce qui subsistait encore de celle du mari, du père. Autant d’hérésies aux yeux des traditionalistes. Ils s’étaient flattés de voir restaurer l’antique idéal familial, et ils constataient qu’on s’en écartait plus que jamais.

Auguste fit des concessions. Il n’en fit point aux traditionalistes. Le retour en arrière qu’ils souhaitaient était une chimère, et une tentative en ce sens n’eût abouti qu’à abolir ou à énerver les mesures prises sans y rien substituer d’efficace. Mais il dut accorder quelque chose aux criailleries du parti adverse, .ainsi qu’à des protestations mieux justifiées, contre certains articles par trop draconiens.

On se demandera quel a été finalement le résultat de ce grand effort. Il n’est pas douteux que les vieux cultes nationaux n’aient eu un renouveau de popularité et d’activité dû à la fois à l’impulsion officielle et au réveil du sentiment religieux, mais pourtant de ce réveil ce n’est pas eux qui bénéficièrent le plus. Ils restèrent debout comme un décor pompeux et vénérable, avec leurs institutions séculaires, leurs rites compliqués, leurs cérémonies surannées, mais nomme un décor vide d’où la vie, d’où l’âme se retirait peu à peu. C’est vers la philosophie, vers la philosophie stoïcienne surtout, devenue elle aussi une religion, que se portaient les natures d’élite, tandis ,que les autres étaient sollicitées de plus en plus par les influences étrangères. Les lois sociales subsistèrent elles aussi pendant plusieurs siècles, et l’on peut dire jusqu’à la fin de l’Empire. Révisées sans cesse et mises à jour, tantôt pour en combler les lacunes, tantôt pour en corriger les abus, elles formèrent un chapitre important de la législation et fournirent un thème inépuisable aux commentaires des jurisconsultes. On ne peut pas dire pourtant qu’elles aient réussi à arrêter l’extinction progressive de l’ancienne noblesse. Nous verrons qu’au bout d’un siècle et moins ce qui en restait avait fait place à une aristocratie nouvelle. Sans doute ce phénomène doit s’expliquer en partie par la guerre qui ne tarda pas à éclater entre les empereurs et le Sénat, par les exécutions qui décimèrent ses rangs, mais il faut tenir compte aussi des habitudes enracinées. Déjà sous Tibère, Tacite en fait foi, on constatait que ni les mariages ni les naissances ne s’étaient multipliés. Toutefois, si les gouvernants n’ont pas cru devoir abolir ces lois dont on ressentait si vivement les contraintes tyranniques, si au contraire ils n’ont rien négligé pour en imposer et même en renforcer l’application, il faut bien admettre qu’elles ne leur ont pas paru tout à fait inutiles. Et comme, d’autre part, ils ont visé à en élargir la portée en les étendant -sur toute la surface du monde romain, et notamment aux classes moyennes et inférieures, ainsi qu’on le voit par l’exemption des corvées et prestations accordées aux familles les plus prolifiques quand ces services furent devenus un des principaux rouages du système administratif, il est évident que c’est de ce côté qu’ils ont cherché à obtenir le meilleur et le plus sûr rendement. Ont-ils mieux réussi sur ce terrain ? Il est bien difficile de le dire, dans la pénurie de nos documents. La population a pu gagner en densité grâce à l’ère de paix et de prospérité qui s’ouvrit au deuxième siècle, mais la dépopulation qui suivit eut des causes trop diverses et trop puissantes pour ne pas échapper à l’action du législateur. Vint enfin, à partir de Constantin, le christianisme avec ses tendances ascétiques qui commencèrent à battre en brèche l’œuvre laborieusement édifiée par le fondateur de l’empire et définitivement ruinée par Justinien.

 

§ 5. — Le Sénat et l’ordre équestre.

Des deuz organes essentiels du gouvernement de la République, les comices et le Sénat, le plus usé étaient les comices. Tels quels, néanmoins, ils incarnaient le principe de la souveraineté populaire et Auguste, en les rétablissant, après une longue interruption sous le régime autocratique du triumvirat, pat, avec une apparence de raison, se vanter de revenir à l’ancien ordre de choses, et se poser, auprès de ceux qui aimaient à se faire illusion, en restaurateur des libertés publiques. Le fait est qu’ils recommencèrent à fonctionner assez régulièrement, et même avec quelque indépendance, à en juger par la vivacité de certaines compétitions électorales et par les désordres qu’elles suscitèrent, comme aux beaux jours d’autrefois. Il savait bien qu’au fond il n’avait rien à redouter : il était armé. Il avait le droit d’initiative et le veto. Il pouvait imposer ses candidats. parla commendatio, et au besoin intervenir souverainement en vertu du droit de haute police impliqué dans son imperium et en application des pouvoirs illimités conférés par l’acte de l’an i8. C’est ce qu’il fit en l’an 7 ap. J.-C. quand, pour cause de troubles, il nomma lui-même tous les magistrats.

Ce qu’était le Sénat, ce qu’il conservait encore de prestige, par quels moyens et dans quelle mesure Auguste s’était rendu maître de son recrutement et de ses délibérations, quel prix il attachait très sincèrement à sa collaboration, nous l’avons montré précédemment. Il nous reste à définir ses rapports avec le Sénat.

L’état où il se trouvait se ressentait de ces vingt années de guerre civile, d’anarchie et de despotisme. César et les triumvirs, y avaient introduit en foule, en en dehors de toute règle, des éléments indignes ou réputés tels, des gens de basse extraction, des affranchis, sans compter les provinciaux dont l’invasion n’était pas aux yeux des Romains un moindre scandale. Qu’importait à ces intrus la dignité de l’antique assemblée républicaine ? Auguste, qui maintenant l’avait à cœur, se préoccupa de la rétablir dans son ancien lustre, et aussi de ramener cette nasse mêlée à des proportions normales.

Il s’y prit à plusieurs reprises, en 28, en 18, en 11 et encore une fois en 4 ap. J.-C., c’est-à-dire dans tout le cours de son long principat, employant des procédés variés, tantôt sollicitant des démissions ou les arrachant par la menace, tantôt invitant l’assemblée à se reconstituer elle-même par une série de cooptations successives. Ces efforts répétés échouèrent. Les sénateurs disqualifiés protestaient, et ceux qu’il cherchait à attirer ne répondaient pas à rappel. Cela était contradictoire, et au fond très humain. On pouvait ne pas se soucier d’entrer au Sénat, et tout de même se révolter à l’idée d’en être chassé. En fait, on distingue deux catégories, ceux qui voulaient en être et dont l’empereur ne voulait pas, et ceux dont il voulait et qui se dérobaient, ces derniers appartenant aux vieilles familles, jugées les plus aptes à recruter la haute aristocratie des magistrats, et des officiers supérieurs, en possession de l’autorité morale et entraînées par une tradition héréditaire. Et c’était parmi ceux-là que se rencontraient les récalcitrants. Grave symptôme de la décadence de l’esprit public. Tout conspirait à les écarter des tracas et des dangers de la politique, le souvenir, cuisant encore, des épreuves passées, la lassitude, le goût de l’existence facile à l’ombre d’un gouvernement tutélaire, l’influence combinée des deux doctrines à la mode, l’épicurisme et le stoïcisme, prêchant l’une et l’autre, chacune à sa manière, l’abstention. Une autre raison encore, les frais des magistratures, les obligations qu’elles imposaient, fêtes et spectacles, tout cela n’étant compensé ni par les profits de l’administration provinciale soumise à un contrôle plus sévère, ni par les satisfactions du pouvoir, car un magistrat, un consul, un préteur était peu de chose, en comparaison de ce qu’il avait été autrefois. Lorsque Auguste, pour relever la considération du Sénat, imagina d’établir un cens sénatorial supérieur à celui de la première classe, d’abord 400.000 sesterces (100.000 francs environ), puis un million (250.000 francs), beaucoup de sénateurs essayèrent de s’échapper sous prétexte qu’ils ne possédaient pas le capital requis. C’est en vain qu’il s’ingénia à combler de sa bourse les déficits réels ou prétendus. Ce fut une désertion générale, une’ sorte de grève contre laquelle il fallut recourir à la contrainte.

En présence de cette mauvaise volonté persistante, il prit, quatre ans environ avant sa mort, une mesure qui devait avoir des conséquences durables et à longue portée, car de là sortit l’institution du conseil du prince (consilium principis), devenu dans le système du Bas Empire le consistoire. Il créa comme un Sénat au petit pied composé de vingt membres renouvelables au sort tous les six mois, avec lequel il délibérait sur les affaires qui devaient être ensuite portées devant le Sénat tout entier. Tacite l’accuse d’avoir manœuvré sournoisement pour attirer à lui les attributions du Sénat. Les faits ne confirment pas cette appréciation. Ce n’est pas contre un excès d’activité qu’il eut à lutter de la part du Sénat. En tout cas, s’il eut cette pensée, il faut reconnaître que l’exécution lui en fut singulièrement facilitée par les défaillances de cette assemblée.

Et pourtant, — c’est une autre contradiction, et elle aussi s’explique, — ce Sénat dégénéré ne se résignait pas à sa déchéance. II conservait les ambitions qu’il ne justifiait plus. Il avait trop perdu à l’établissement du nouveau régime pour le considérer d’un œil favorable. Et puis, si les circonstances exigeaient le gouvernement d’un seul, pourquoi pas un de ces grands noms historiques au lieu de ce parvenu, avec sa noblesse d’emprunt ? Ajoutez les haines mal étouffées contre le proscripteur. Sans doute Auguste n’était plus l’homme des proscriptions. A l’exemple de César il pratiquait une large politique de conciliation. Il faisait place dans son gouvernement à d’anciens adversaires, plus ou moins ralliés. Malgré tout il se sentait au Sénat dans un milieu hostile. Au cours de ses tentatives d’épuration, il ne se présentait dans la curie que revêtu d’une cuirasse et entouré d’une garde d’amis dévoués. Ces précautions n’étaient pas de trop. L’opération de l’an 18 aboutit à des complots qui amenèrent des condamnations à mort. Nous sommes mal renseignés sur cet épisode, comme sur certains autres du même genre et dont le plus célèbre est la conspiration de Cinna, un petit-fils de Pompée, dans les dernières années du règne. Une opposition plus anodine se traduisait en libelles glorifiant les champions de la liberté et mêlant à ce thème des outrages à la personne de l’empereur et à son entourage. Longtemps Auguste laissa dire. Puis il commença par réprimer les pamphlets anonymes. Finalement il se décida à sévir. Il exila le virulent satirique Cassius Severus et fit briller les écrits injurieux de Labienus. Précédent funeste dont ses successeurs devaient s’emparer.

C’est malgré lui, on peut l’en croire, qu’Auguste fut amené à ouvrir les premières brèches dans son système. Bien qu’il eût pris soin de s’assurer, là comme ailleurs, la haute main sur le gouvernement de Rome et de l’Italie, la péninsule n’en restait pas moins, en principe, le domaine exclusif du Sénat, et c’est à lui qu’étaient confiées, dans la pratique, les diverses branches de l’administration. Malheureusement c’était une fonction dont il s’acquittait mal, à Rome notamment, avec son personnel restreint, ses habitudes routinières, son manque de décision et d’initiative. La première question qui se posa fut celle de l’alimentation. Lorsque, en 22, sous le coup d’une violente émeute provoquée par la famine, Auguste fut contraint de se charger de ce soin, il y pourvut d’abord par l’intermédiaire de deux préfets portés bientôt à quatre, puis vingt-quatre ans plus tard, cette organisation ayant été elle-même démontrée insuffisante, par l’institution d’un haut fonctionnaire, le préfet de l’annone. C’était la dépossession des édiles auxquels fut soustrait encore, en 6 ap. J.-C., par l’institution du préfet des vigiles, le service de la police nocturne et des incendies. L’administration des travaux, publics était assez mal répartie entre les édiles et là censure, et d’autant plus en souffrance que la censure en fait n’existait plus. Dès l’année 33, avant Actium, Auguste, ou plutôt Octave, avait aidé à l’édilité Agrippa, le plus illustre de ses collaborateurs. C’était une magistrature fort au-dessous du renom et de la dignité du personnage, mais elle lui permettait d’amorcer les vastes projets formés pour la salubrité et l’embellissement de la capitale. Il attendit vingt-deux ans pour déléguer à un curateur spécial, le curator aquarum, le service important des aqueducs. Vers la fin du règne furent créés deux curateurs chargés de la surveillance des édifices publics profanes et sacrés (curatores ædium sacrarum et operum locorumque publicorum). Mais les empiétements d’Auguste sur le domaine administratif du Sénat ne se limitèrent pas à la ville de Rome. En 20, il avait nommé des curateurs pour chacune des grandes routes italiennes.

Les nouveaux fonctionnaires, nommés par l’empereur et dépendant de lui, n’avaient des magistrats ni le caractère ni le titre. Ils se partageaient en deux catégories distinctes. Les curateurs étaient des sénateurs du plus haut rang, prétoriens ou consulaires. Ainsi le Sénat qui perdait la direction de ces services fournissait du moins ceux qui étaient appelés à les diriger. De même la préfecture de la ville, se rattachant à la plus ancienne tradition républicaine, ne pouvait guère être gérée que par un consulaire. Le préfet de l’annone et le préfet des vigiles appartenaient à l’ordre équestre. Par là, on entrait dans une voie qui devait s’ouvrir de plus en plus large et qui devait mener loin.

L’ordre équestre, placé dans la hiérarchie sociale immédiatement au-dessous de l’ordre sénatorial, était une noblesse du second degré, une sorte de haute bourgeoisie, empruntant son nom au rôle qui avait été assigné jadis & ses membres dans l’ancienne armée. Il était devenu à la longue une classe de financiers, de traitants, formant un parti politique dont la lutte avec l’ordre sénatorial n’avait pas été une des moindres causes de la chute de la République.

La tradition républicaine était aristocratique, sénatoriale. Si l’empire devait rencontrer une opposition, c’était dans le Sénat. L’ordre équestre, n’entretenant pas les mêmes regrets ni les mêmes rancunes, n’autorisait pas les mêmes méfiances. Il s’était jeté dans l’arène politique pour la défense de ses intérêts matériels, et ces intérêts n’étaient pas lésés par le régime nouveau, ou du moins ne l’étaient pas sans compensation. Il est vrai que la puissance des grandes compagnies, adjudicataires des services publics, organisées et dirigées par les chefs de l’ordre, fut brisée. Un gouvernement solide ne pouvait s’accommoder de ces organismes constituant autant d’Etats dans l’Etat. Un des éléments de leur force avait été leur unité d’action, la concentration à Rome d’une direction rayonnant sur les provinces. Cette centralisation n’eut plus de raison d’être du jour où les adjudications, transférées sur place, se morcelaient en opérations locales, partielles, d’ailleurs plus étroitement surveillées. En revanche les chevaliers voyaient s’ouvrir devant eux des perspectives séduisantes, l’accès au fonctionnarisme où ils pouvaient employer avec profit et honneur, leurs capacités d’hommes d’affaires et leur dévouement.

Il est intéressant de noter la part prise par certains membres de l’ordre équestre à la fondation de l’empire. Oppius et Balbus, les deux agents de César, eurent la réalité du pouvoir dont un consul n’avait plus que le titre et les insignes. On sait l’action prépondérante de Mécène qui, simple chevalier, fut avec Agrippa, le principal collaborateur d’Auguste.

L’ordre équestre fut réorganisé par Auguste. Il l’avait trouvé distribué en deux catégories. Au sommet, les dix-huit centuries dont les membres étaient triés par le censeur. Plus bas, l’ordre équestre au sens large, comprenant les hommes de la première classe du cens, désignés automatiquement sur l’évaluation de leur fortune. Ces derniers, equites censu, avaient formé dans l’ancienne armée, la cavalerie légionnaire. Les autres, dits equites equo publico, parce qu’ils recevaient leur cheval de l’Etat, avaient figuré une sorte d’aristocratie militaire, un état-major. Toutes dénominations qui n’avaient plus que la valeur d’un souvenir.

L’ordre équestre au sens large subsista, composé de tous ceux qui justifiaient d’un capital de 400.000 sesterces (100.000 francs). C’est le corps des chevaliers equo publico qui fut transformé et en même temps élargi. Les dix-huit centuries firent place à six escadrons ou turmes rappelant, par une de ces fantaisies d’archaïsme chères à Auguste, les six centuries patriciennes auxquelles le corps s’était limité dans la Rome primitive. Elles comprirent elles-mêmes deux catégories de chevaliers, les chevaliers de famille sénatoriale décorés du laticlave, considérés par droit de naissance, comme des candidats aux magistratures, les autres portant l’insigne proprement équestre, l’angusticlave, qui pouvaient nourrir la même ambition et qui pouvaient aussi s’en désintéresser. Les termes comptèrent un effectif minimum de cinq mille chevaliers, nommés ou maintenus chaque année par l’empereur. Cet effectif alla croissant par l’appel de nouvelles recrues et parce que les pères transmettaient leur titre à leurs fils, à moins de déchéance ou d’indignité. Elles étaient commandées chacune par un sevir renouvelé annuellement. A la tête du corps entier fut placé un prince de la famille impériale, celui que l’on tenait pour l’héritier présomptif. Le précédent fat créé pour les deux petits-fils d’Auguste, Caïus et Lucius Cæsar. Il s’intitulait prince de la jeunesse, en attendant qu’il devint le prince tout court. Les turmes étaient formées en effet en grande majorité de jeunes gens, les Romains âgés de plus de trente-cinq ans ayant été, non pas précisément obligés, mais autorisés à restituer le cheval fourni par l’État.

Le corps des chevaliers equo publico ainsi constitué devait être une pépinière, non seulement de sénateurs, mais d’officiers et d’administrateurs. Le commandement de la légion restait réservé aux sénateurs, aux anciens préteurs. Les grades inférieurs, le tribunat légionnaire, les préfectures d’ailes de cavalerie et de cohortes d’infanterie auxiliaires étaient confiées aux chevaliers laticlaves ou angusticlaves. Il en avait été de même au temps de la République. La nouveauté n’était pas là. Elle était dans les hauts commandements militaires et dans les fonctions publiques attribués aux chevaliers.

Leur titre, dans ces deux emplois, était préfet et procurateur. Le titre de préfet, le plus relevé, avait toujours été usité pour désigner le délégué personnel du magistrat dans l’exercice de son autorité militaire, administrative ou judiciaire. Nous avons vu comment, en vertu d’une antique tradition, le préfet de la ville ne pouvait être qu’un sénateur. Mais le préfet du prétoire, le préfet des vigiles, les préfets des deux flottes de Ravenne et de Misène furent des chevaliers. C’étaient des hommes sûrs qu’Auguste préposait aux forces concentrées à Rome et en Italie. Le préfet chargé du service si important de l’annone appartint aussi à l’ordre équestre.

Le titre de procurateur avait toujours eu un caractère exclusivement privé. Il se disait de l’intendant gérant les biens des maisons riches. Rigoureusement il garda cette acception, et là précisément était la gravité du fait. Il accusait la tendance à confondre le domaine privé de l’empereur et celui de l’Etat.

Les procurateurs furent essentiellement des agents financiers. Le partage réalisé en 27 ayant eu pour conséquence la création, en opposition avec le trésor du Sénat, d’un trésor impérial, le fisc, les procurateurs impériaux furent chargés d’administrer ce trésor, de percevoir les recettes et de faire face aux dépenses. De même que dans les provinces sénatoriales le proconsul continua d’être assisté par un questeur, de même le gouverneur de la province impériale, le légat d’Auguste, eut à ses côtés un procurateur. Il y eut en outre des procurateurs relevant du précédent dans les divers services où ils étaient spécialisés, sans compter ceux qui, conformément à la tradition, étaient attachés à la maison de l’empereur et faisaient partie, en quelque sorte, de sa domesticité.

Une innovation non moins grave fut l’attribution de certaines provinces à des membres de l’ordre équestre. Nous avons vu comment l’Égypte fut confiée à un préfet, et pour quels motifs. Le préfet de l’Égypte devint, en raison de l’importance de son gouvernement, un des plus hauts personnages de l’empire, placé immédiatement au-dessous du préfet du prétoire. A l’exemple de l’Égypte d’autres territoires, moins considérables reçurent des préfets, naturellement de dignité très inférieure. C’étaient, sauf la Sardaigne, des pays récemment annexés et tous, la Sardaigne comprise, habités par des peuplades barbares et belliqueuses. Les raisons qui leur firent imposer ce régime spécial sont assez mal connues et peuvent avoir été de nature diverse. Les Alpes Maritimes, les Alpes Cottiennes, la Rhétie et le Norique formaient autour de l’Italie une barrière de districts très inégalement étendus et, comme ils exigeaient de fortes garnisons, on peut supposer qu’Auguste ne se soucia pas d’installer trop près de lui un ou plusieurs commandants appartenant au Sénat. Comme d’autre part les légions ne pouvaient être commandées que par un légat de rang prétorien, ce furent des troupes auxiliaires qui occupèrent ces provinces sous les ordres de chefs de rang équestre. Quoi qu’il en soit, les provinces dites équestres se trouvèrent assimilées à l’Égypte en ce sens qu’elles furent considérées comme rentrant dans le domaine privé de l’empereur, et d’ailleurs, à partir de Claude, les préfets furent remplacés par des procurateurs faisant fonction de gouverneurs.

Ainsi s’ébaucha une carrière équestre parallèle à la carrière sénatoriale. Ce fut le point de départ, non plus d’un conflit comme autrefois, mais d’une concurrence qui accéléra l’évolution vers la monarchie.

 

§ 6. — La question de la transmission du pouvoir.

Les historiens modernes ont souvent reproché à Auguste de n’avoir pas installé franchement la monarchie héréditaire. Il eût prévenu par là, nous dit-on, bien des catastrophes, compétitions de prétendants, intrigues de palais, émeutes de caserne. Il se peut, encore que l’hérédité n’ait jamais été un obstacle insurmontable aux tentatives révolutionnaires. Ce qui est certain, c’est que le principe de l’hérédité ne s’improvise pas. Pour qu’il ait toute sa vertu, il faut qu’il soit entré profondément dans les esprits et les cœurs, qu’il soit passé à l’état de dogme, devenu une sorte de foi mystique dans la mission providentielle d’une famille prédestinée, dont le sort apparaisse comme étroitement lié à la fortune de la patrie. A cette condition seulement il fait taire les jalousies et plier les résistances. Ce sentiment, familier aux hommes du Moyen Age et d’où sont sorties nos maisons royales, était étranger aux Romains pour qui l’autorité n’était légitime que procédant de la délégation populaire. La souveraineté, pour être déléguée, ne perdait rien de sa force. Elle avait pu se morceler entre plusieurs titulaires s’opposant au besoin les uns aux autres dans un savant équilibre, mais chacun, dans la limite de ses attributions et pendant la durée de son mandat, la détenait tout entière, tout puissant irresponsable, comme le peuple lui-même, dont il était l’incarnation passagère. On comprend comment cette conception pouvait aboutir à la monarchie absolue. Il suffisait pour cela que ces pouvoirs dispersés fussent concentrés en une main, et pour la vie. Mais elle n’impliquait en aucune façon, elle excluait plutôt l’idée de monarchie héréditaire.. Si donc Auguste n’affirma pas ouvertement le principe de l’hérédité, c’est sans doute qu’il ne le pouvait pas.

Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas voulu fonder une dynastie. Mais il s’y prit, conformément à. sa politique ordinaire, par des moyens détournés, comblant d’honneurs prématurés celui qu’il considérait comme devant être son héritier, de manière à ne laisser aucun doute sur ses intentions, et l’armant par avance de pouvoirs tels qu’il ne pouvait manquer, au moment de la vacance, d’être le maître en fait, la ratification du peuple, représenté par le Sénat, et réduisant à une simple formalité. Cette méthode, dont il donna l’exemple, devint de règle par la suite.

Comme il n’avait pas de fils, il jeta les yeux sur son neveu Marcellus, un jeune homme de belle espérance que, de très bonne heure il s’efforça de mettre en lumière. A peine âgé de quinze ans, dès 27, il l’emmena faire ses premières armes dans la campagne contre les Cantabres. Deux ans après il lui fit épouser sa fille Julie, qui elle-même n’était âgée alors que de quinze ans. Puis il le fit entrer dans le Sénat, lui conférant, par une fiction légale, le, titre d’ancien questeur, avec le droit de siéger et de voter parmi les anciens préteurs. Pour l’année suivante il devait exercer l’édilité curule qui lui fournit l’occasion de consacrer sa popularité par des jeux magnifiques. En même temps il fut autorisé à se présenter au consulat dix ans avant l’âge requis.

Il avait en la personne d’Agrippa un rival, de naissance inférieure, mais possédant la supériorité de l’âge, des talents,, des services rendus, des dignités exercées, le premier personnage de l’Empire après l’empereur, et jugé seul apte à en recueillir le fardeau. Agrippa dépité se retira dans un exil volontaire dont il sortit en 23, rappelé par la mort inopinée de Marcellus.

De retour à Rome il hérita de sa situation ainsi que de sa veuve qu’il dut épouser, la main de la fille de l’empereur devenant ainsi le gage de la succession à l’Empire. Il avait déjà été associé en sous-ordre à l’imperium proconsulaire. Il le fut maintenant à la puissance tribunicienne qui faisait de lui comme un collègue en second de l’empereur, son héritier éventuel. Toutefois cette dernière perspective était subordonnée à la naissance d’un enfant mâle issu de son mariage avec Julie, car Auguste était bien décidé, s’il le pouvait, à maintenir la souveraineté dans sa descendance. Quand naquirent en 20 et en 17 Caïus et Lucius ce fut pour lui une grande joie. Il adopta immédiatement les deux enfants, ses petits-fils, et accumula les honneurs sur leur tête. Agrippa dès !ors ne devait plus être que le guide futur de ses fils. Il mourut d’ailleurs avant de les avoir vu grandit’. L’avenir néanmoins paraissait réglé quand, encore une fois, tout fut remis en question par leur mort prématurée en 2 et en 4 ap. J.-C.

Alors apparut au premier plan la famille de Livie, la quatrième femme d’Auguste, la seule qu’il eût aimée. Très belle, très intelligente, très ambitieuse, elle avait eu de son premier mariage avec Tib. Claudius Nero, deux fils, Tibère et Drusus. Elle visait pour eux à l’Empire et poursuivait de sa jalousie la branche julienne au profit des deux Claudii. Il est vrai qu’ils justifiaient l’un et l’autre, par leur haute valeur, les rêves où se complaisait son orgueil maternel.

Le cadet, Drusus, disparut jeune, après une série de brillantes campagnes en Germanie, laissant une réputation sans tache et d’universels regrets. Il avait obtenu, à vingt-trois ans, le droit de se présenter aux magistratures avant l’âge légal. Tibère son aîné avait un égal renom. Lui aussi avait pu devancer l’âge dans l’accès aux magistratures. Il restait maintenant le plus grand homme de guerre, la plus forte tête que Rome possédât, depuis Agrippa.

Il n’avait ni la séduction de son frère ni sa popularité. Auguste ne l’aimait pas. Pourtant il avait fallu recourir à lui après la mort de Drusus en 15 et d’Agrippa en 12. Comme elle avait passé de Marcellus à Agrippa, Julie passa d’Agrippa à Tibère. Etrange commentaire aux lois de l’an 18, et non moins étrange leçon de morale pour une jeune femme naturellement portée au plaisir. En 6 il fut associé pour cinq ans à la puissance tribunicienne. Mais Caïus et Lucius vivaient encore, et il n’avait d’autre office que de préparer les voies à leur avènement. Ce rôle dont Agrippa s’était accommodé quand il s’agissait de ses fils, on ne pouvait lui demander de s’y résigner avec la même abnégation dans l’intérêt de deux étrangers. Comme Agrippa quand il avait dei céder le pas à Marcellus, il se retira pour aller vivre en Orient en simple particulier.

La mort de Lucius et de Caïus ne laissa plus au vieil empereur d’autre ressource que de faire appel une dernière fois à Tibère. Il le replaça à la tête des armées où il s’illustra par de nouveaux exploits. Il lui renouvela sa puissance tribunicienne. Enfin il l’adopta en lui imposant pour condition d’adopter à son tour son neveu, le fils de son frère Drusus, héritier des talents paternels comme il l’était du surnom de Germanicus rappelant les victoires remportées sur les Germains. Germanicus était, par sa mère Antonia, petit-fils d’Octavie, la sœur bien aimée d’Auguste. Par là il ne déshéritait pas tout à fait sa propre famille. Une idée moins heureuse fut celle qui consista à adopter, en même temps que Tibère, le dernier survivant des fils d’Agrippa et de Julie, Agrippa Postume, alors âgé -de seize ans. Cette double adoption ne pouvait aboutir qu’à un conflit. Mais une tendresse sénile l’emporta sur la sagesse de l’homme d’Etat. Il ne tarda pas d’ailleurs à regretter r-on imprudence. On apprit en 7 ap. J.-C. que le jeune homme était déporté dans l’île de Planasia. Les raisons de cette mesure, à laquelle il est vraisemblable que les intrigues de Livie ne turent pas étrangères, demeurent obscures : Agrippa Postume aurait fait preuve d’un naturel violent et vicieux.

Le dernier obstacle était écarté du chemin de Tibère. En 13 ap. J.-C., à la suite de nouvelles victoires sur les Germains, il rentra à Rome où il célébra son triomphe. La puissance tribunicienne et l’imperium proconsulaire lui furent renouvelés encore pour dix ans. Ayant pris ces dispositions Auguste pouvait mourir en se flattant d’avoir assuré la durée de son œuvre et ménagé, autant que possible, la transmission régulière, et en quelque sorte automatique, du pouvoir. Il termina l’année suivante, en 14, à soixante-seize ans, sa longue et laborieuse carrière, commencée dans le crime et continuée, somme toute, par d’incontestables bienfaits.