Dans cette trilogie antique : Antoine et Cléopâtre, Jules César, Coriolan, Shakespeare semble avoir résumé le symbolisme de l'Histoire. Coriolan, mérite un travail à part, nous l'essayerons peut-être un jour ; c'est la lutte des plébéiens contre le patriciat. On ne peut pourtant dire tout, et clans notre étude sur Cléopâtre, nous avons dû bien souvent, à regret,. ne toucher que par allusion au grand drame qui sert de corollaire à l'Histoire. Jules César ferme la série ; ce combat de la république et de la monarchie, dont la Révolution française a fait revivre le spectacle aux yeux des générations modernes, et qui se poursuit devant nous sans que nous en sachions le dernier mot Shakespeare le met en action, le dénoue, le résume avec l'imposante simplicité d'un Eschyle. Ses personnages, quelle que soit la langue qu'ils parlent, la religion, les mœurs dont ils relèvent, le costume qu'ils portent — appartiennent à l'idéal humain — et nous intéressent, parce que les causes qu'ils agitent, après dix-huit cents ans, n'ont cessé de nous passionner. A la lecture, comme à la représentation de cette tragédie philosophique, et si haut montée sur le cothurne, le sentiment nous vient que les choses en réalité n'ont pu se faire autrement que nous le voyons-là ; et cependant, ces personnages sont des idées ; mais dans quelles figures vivantes, humaines, s'incarnent ces abstractions ! Chez César, c'est le prince de tous les temps qui se manifeste, et nul grand citoyen n'exista jamais qui n'ait eu l'âme de Brutus. Quelle force dans cette idée survivant au héros qui la représente, dans cette opiniâtre et démoniaque influence d'une action invisible sur les événements de la politique ! L'esprit de César crie vengeance par la bouche de ses vingt blessures ! et c'est cet esprit qui, plus encore que les armes d'Antoine et d'Octave, aura raison de Brutus en venant troubler sa conscience. Aucun de ces épisodes malencontreux, qui trop souvent se rencontrent dans Shakespeare, n'interrompt le cours solennel de la tragédie ; les femmes même, Porcia, Calpurnie, ont l'accent rigide, la virilité ; tout le monde parait n'avoir à cœur qu'un intérêt : l'État. Liberté ou servitude, que va-t-il retourner ? Tous sont à la partie, affairés, haletants, jouant leur tête. En dehors de la politique, un seul sentiment anime ces divers courages : l'amitié. Brutus et Cassius sont deux frères. Le plus noble trait du. caractère d'Antoine, est dans sa fidélité à son ami renversé, et c'est encore cette amitié pour César qui fait le plus douloureux du combat que les idées de vertu et de liberté se livrent dans le sein de Brutus. Jules César est le premier des trois drames antiques de Shakespeare. Il prend sa date en 1602. Antoine et Cléopâtre, et Coriolan, ne viennent ensuite qu'à plusieurs années de distance. L'évolution fut donc tout à l'inverse de ce que nous voyons se produire chez Voltaire, qui, né parmi les Grecs et les Romains de la tragédie classique, ne soupçonna que sur le tard, et vaguement, quel parti se pourrait tirer d'un genre procédant de l'Histoire nationale, et par là s'adressant à la conscience même du pays. Cette nouveauté pourrait être la source d'une espèce de tragédie qui, jusqu'à présent, nous a manqué, et dont le besoin se fait sentir. Shakespeare, avant d'aborder les Romains, avait épuisé la chronique d'Angleterre ; évoqué, dramatisé avec leurs conséquences nationales, toutes les grandes catastrophes ; recomposant le passé, incarnant les faits dans des figures tellement vivantes que ses tragédies resteront de l'histoire, non-seulement pour le peuple, mais pour quiconque étudie le jeu des passions et leur influence sur les événements. Jules César, comme les deux autres drames de cette série, fut emprunté au Plutarque de North. C'est à peine si l'on découvre trace d'invention dans la fable de ces drames plus étroitement encore rattachés à l'Histoire qu'aucune des pièces nationales. Shakespeare se contente d'organiser les matériaux, d'élever, par son dialogue, la simple narration au mouvement, à la couleur de la vie dramatique. Traits de mœurs, anecdotes, jusqu'aux moindres particularités, jusqu'aux mots, tout est là fondu, amalgamé de telle sorte qu'il arrive, aux plus connaisseurs, de prendre pour du Shakespeare ce qui est de Plutarque même. Les présages annonçant la fin du dictateur, les prédictions du devin et d'Artémidore, la superstition de César au sujet des femmes stériles qu'on effleure sur son chemin à la course des Lupercales, la défection de Cicéron, les rapports d'existence entre Brutus et sa femme, l'épreuve que s'inflige Porcia ; ses discours, ses angoisses, sa mort, pas un détail ne manque ; ces mouvements, ces phénomènes qui précèdent la catastrophe vous tiennent haletant : les artifices de Decimus Brutus pour engager César à sortir, les divers incidents de la scène du meurtre, et plus tard la discorde au camp des républicains , l'entretien des deux généraux sur le suicide, l'apparition à Brutus de son mauvais génie, les fautes commises pendant la bataille, incertaine d'abord, reprise ensuite et perdue, la fin tragique et volontaire des deux amis, ce Cassius qui se tue avec l'épée dont il a frappé César, l'Histoire vous déborde, et le poète n'en sera que plus merveilleux d'avoir su manipuler ces éléments de façon à produire une des pièces les plus virtuellement dramatiques qui se puissent jouer au théâtre. Dirai-je qu'au premier coup d'œil cet art parait n'en pas être un, tant les coupures et les adaptations sont pratiquées comme sans y toucher, tant les morceaux se rejoignent, adhèrent les uns aux autres, formant ce que j'appellerais l'Histoire libre dans le Drame libre[1]. L'action remplit un espace d'environ trois ans. Elle commence au milieu de cette fête des Lupercales, où Marc-Antoine offrait le diadème au dictateur. Plutarque observe que le caractère de César s'était, vers la fin, visiblement altéré. Shakespeare a tenu compte de l'indication, c'est pourquoi son Jules César ressemble si peu à celui des Commentaires. Le héros est relégué dans l'avant-scène ; il faut le chercher dans les entretiens de ses amis qui nous le montrent tel' qu'on l'a connu d'abord : simple, naturel, sociable, vivant avec ses légionnaires sur un pied d'égalité. De cette physionomie ouverte, sympathique, le César d'aujourd'hui n'a rien gardé, les victoires, le pouvoir, l'entourage l'ont gâté. Monté sur la cime, il hésite au seuil de l'usurpation. Adulé, applaudi, omnipotent, il n'a plus qu'à étendre la main pour saisir les insignes de cette royauté qu'il exerce de fait, et ce dernier acte l'effraie. Il en a toute l'ambition sans en avoir tout le courage. Il craint de s'être trahi pendant une attaque de haut-mal. En attendant, tous s'humilient à son passage, sa femme le traite en prince, le Sénat romain est son Sénat, et dans ses propres traits, dans ses discours, dans son costume, s'affirme la Majesté de l'homme qui se sent, ou plutôt, veut faire croire qu'il se sent inviolable. Un malheur, dit-on, ne vient jamais seul. Une faiblesse en amène une autre. Avec les soupçons, les troubles d'esprit, les irrésolutions, arrivent les superstitions. Son orgueil s'en indigne, il se redresse, les combat, et tombe presque aussitôt dans une extrémité de confiance qui le perd. De là ces airs affectés de sérénité absolue, d'imperturbable équilibre, cette prétendue fixité d'étoile polaire, sous laquelle se dérobent les désordres de son âme. César agrandit la puissance de Rome, et en même temps, à un égal degré, menace la liberté de l'État. Cet homme de génie, ce héros, il s'agit de le tuer ; question, au demeurant, fort controversable, et qui prête aux scrupules de conscience bien autrement que le fait dont Hamlet meurt accablé. Si terrible qu'il soit, l'acte exigé du jeune prince de Danemark répond à une idée de justice. Il ne l'invente pas, il en subit la loi fatale. Brutus, au contraire, agit volontairement, n'obéit qu'à son libre arbitre. Nulle voix de la tombe ne s'élève pour lui dicter sa conduite ; en tuant César, il se venge, non pas du mal qu'on lui a fait dans le passé, mais du mal qu'on lui pourrait faire dans l'avenir. Son meurtre est un acte simplement préventif, il le sent ; veut la fin, et renie le moyen, risque le premier, pas, puis recule devant le second et le troisième. Pour dire la vérité sur César, je ne me suis jamais aperçu que ses passions aient pris le pas sur sa raison. Mais c'est une chose bien connue que l'humilité est l'échelle de l'ambition à ses débuts, l'échelle que l'ambitieux grimpe la face de son côté, mais lorsqu'il a une fois atteint le faîte suprême, il tourne alors le dos à l'échelle, et regarde en haut les nuages, méprisant les vils degrés par lesquels il est monté. C'est ce que peut faire César ; pour qu'il ne le puisse, il faut donc le prévenir. La justice humaine eut-elle jamais ce droit de procédure psychologique ? Est-il permis à l'individu le plus honnête, le plus pur, de saisir et d'incriminer nos pensées, de frapper l'acte avant son accomplissement. Bacon a dit son mot là-dessus comme Shakespeare. Dans un banquet auquel assistent Brutus et Cassius, cet argument est discuté. A la demande : s'il est légitime de tuer les tyrans ? plusieurs ont répondu : Oui, par cette conviction que la servitude est le pire des maux ; d'autres, cependant, se plaisent à rechercher si, pour le bien de la patrie, ou quelque grand intérêt à venir, il peut être permis de s'écarter de la justice ? A quoi le thessalien Jason avait coutume de répondre qu'il faut savoir, au besoin, commettre l'injuste, quand le juste doit en résulter ; ce qui, de toutes les propositions, est la plus erronée. De ce qui est juste dans notre temps, nous en sommes juges ; mais qui peut se porter garant pour l'avenir ? C'est affaire aux hommes de se conduire selon la notion du bien et du juste qui règne dans le présent, et de laisser l'avenir à la Providence divine. Que Brutus n'attendait-il ? Qui sait ce que la destinée aurait fait de César avant peu ? Avec ce corps flétri, usé, ce tyran démasqué, la maladie, une révolution inattendue, pouvait en finir d'un jour à l'autre. Le crime — par combien d'exemples l'Histoire nous le montre — le crime tombe de son propre poids, et le gouffre où lui-même se rue aveuglément, rend inutiles et les conjurations et le coup de poignard d'un ami. Je tiens pour pure vérité,
dit Schiller, et je mets en fait que le plus
honnête, le plus pur, le plus noble des hommes, s'il se monte la tête pour un
certain type imaginaire de vertu et. de bonheur, en arrivera bientôt, par simple
enthousiasme pour son idéal, à commettre envers ses semblables des actes non
moins arbitraires que ceux du plus égoïste des despotes. Attendu que le sujet
de leur double aspiration réside en eux, et non point en dehors d'eux ; et
que l'homme qui modèle ses actions sur un type absolu qu'il nourrit au fond
de sa conscience, n'est pas moins dangereux pour la liberté d'autrui que
l'individu qui fait de son propre moi son dernier terme. D'Oreste
à Hamlet, de Brutus au marquis de Posa, à Guillaume Tell, vous retrouvez ce
conflit, élément d'un effet tragique si puissant. Chez Brutus, nature
énergique et résolue, la crise a bientôt fait, d'aboutir ; tout de suite la
pensée et la volonté sont d'accord. Chez Hamlet, c'est le côté négatif du
problème qui se développe, et nous assistons à la dissolution de l'individu
sous l'action d'un esprit non moins audacieux, non moins vaste dans la théorie
qu'il est impuissant dans la pratique. Brutus n'a pas eu le temps de se
reconnaître, que le torrent l'emporte sans retour : le dieu habite dans son
sein ; il ne s'appartient plus. 'Misère commune à tous ces Titans
réformateurs de mondes ; il tombe en proie aux influences du dehors, compte
avec les préjugés les plus infimes. Lui, le stoïcien imperturbable, il se
préoccupe tout à coup des ides de mars, prend, pour la voix de Rome elle-même,
d'anonymes avertissements. Il n'a plus dormi depuis
que Cassius l'éperonna contre César. Quel tableau de cette lutte dans
ce passage saisissant : Entre le premier mouvement
et la consommation d'un acte d'épouvante, le temps qui se passe est comme un
fantôme, un horrible rêve. Le génie et les organes physiques tiennent conseil
; et la constitution de l'homme est comme un royaume en état d'insurrection.
A ce cœur que le trouble enténèbre, l'ange de l'humanité vient frapper au nom
des pieux et calmes souvenirs d'une existence jusqu'alors sans reproche. Il
s'effraye du sinistre aspect de la conjuration à
laquelle la porte de sa maison va s'ouvrir, mauvais allié qu'un
penseur pour ceux qu'on appelle des hommes d'action ! Les conséquences du
fait qui roule ce désordre en lui-même, il ne se les déguise pas, c'est «
l'esprit de César qu'il voudrait pouvoir poignarder, et sofa cœur s'affecte à
l'idée que le sang de l'homme va couler pour le principe. Le moment où le
sacrifice vient d'être consommé nous montre la figure de Brutus dans toute sa
grandeur. La scène de la catastrophe n'est que bruit, orage, furie, mais par
quelles gradations le drame s'y achemine : l'inquiétude des conjurés, les
avis perdus, les augures inutiles, et, avant tout, l'attitude olympienne de
ce héros bien aimé fils des dieux, qu'il adjure alors que déjà la foudre
gronde. Je doute qu'une matière épique ait jamais été dramatisée
avec un tel éclat, et le livre des Psaumes, à l'endroit du détachement des
biens de ce monde, ne prêche pas plus haut que cette scène, qui nous
représente la plus magnifique existence, s'écroulant tout à coup dans la
pleine conscience des obstacles vaincus, des périls surmontés, du but atteint
; le poète, assurément, ne pouvait rencontrer thème plus digne de lui,
ajoutons qu'une part d'honneur revient à Plutarque, si admirable dans la peinture
de son héros à l'instant de la catastrophe : Lorsque
César eut pris place, les conjurés l'entourant, poussèrent vers lui un des
leurs qui, très-humblement, le supplia pour le rappel de son frère exilé.
Tous alors l'imitèrent, et, faisant mine de se joindre à sa supplique,
s'emparaient de la main de César, et le baisaient au front et à la poitrine.
César d'abord repoussa doucement leurs caresses et leurs prières ; mais enfin,
se voyant toujours pressé davantage, il les rejeta violemment. On comptait sur la liberté, c'est la guerre civile qui recommence. La ville, qui, tantôt, acclamait un idéal de liberté tombe aux mains de la démagogie. Et tandis que les chefs de la conspiration livrent les provinces de l'Ouest à la dévastation, les généraux, de complicité avec le neveu du tyran immolé, trafiquent dans Rome de la vie et du patrimoine des citoyens. Amis, ennemis, tout y passe. Brutus, l'homme de l'idée et du droit, regrette alors, mais trop tard, de s'être mis à la tête de ces spéculateurs politiques. Sous la force naturelle des choses, sans laquelle il avait compté, il voit l'échafaudage de ses rêves s'écrouler ; mais son caractère ne fléchit pas, et justifie ce mot fameux, suprême éloge dans la bouche d'un ennemi, et par lequel l'ouvrage se termine : C'était un homme ! Si Brutus est le porte-respect de la conjuration, Cassius en est l'âme. Cassius, écrit Plutarque, était un homme passionné et résolu, qui ne se gênait pas pour sacrifier le devoir à ses intérêts, et s'il faisait la guerre, voyageait, s'exposait au danger, c'était moins pour la liberté de ses concitoyens que pour le service de son ambition personnelle. La gloire de César, disons mieux, son avancement l'offusque. C'est entre lui et le maître du inonde une rivalité de corps de garde ; ils ont fait carrière ensemble, César l'a distancé, de là sa haine, haine de grand seigneur pourtant, et qu'on aurait tort de comparer aux bassesses de Iago. Cassius ne trahit pas, il se détache ouvertement, avoue son jeu. Brutus déteste la tyrannie, Cassius le tyran. Il n'admet pas que César, moins bon nageur que lui, César qu'il a vu malade dans son lit, et voit tout valétudinaire, puisse être ce colosse au pied duquel l'univers se prosterne. On se le figure de taille élancée, l'air hautain, amer, la lèvre sèche, l'œil captateur et dur. Les hommes le recherchent, un seul évite sa rencontre : César ;qui se délie de ce long visage amaigri, et selon le catéchisme des tyrans, aime mieux s'entourer de gens gros, à tête chauve, bien digérant et dormant bien. L'homme est presque toujours le maître de son propre destin ; ce n'est point la faute aux étoiles, cher Brutus, c'est la faute à nous si nous sommes des êtres sans volonté. Le démon de la vie publique le possède ; du repos, du. plaisir, il n'en fait cas ; n'aime ni le jeu, ni la musique, et lorsqu'il rit, c'est pour se moquer de lui-même. Aussi, rien ne le détourne de ses plans, et les moyens ne l'effraient guère. Antoine, s'il ne tenait qu'à lui, serait tout de suite sacrifié. L'esthétique magnanimité de Brutus exige le contraire. — Soit, que Marc-Antoine vive, mais souviens-toi que c'est par lui que finalement s'écroulera l'œuvre de la conjuration. Grand connaisseur de ses semblables, Cassius s'entend à jouer du cœur humain, il saisit la corde vibrante, la pince jusqu'au grincement. C'est le recruteur par excellence. Il prend Brutus par les beaux sentiments, Cicéron par la vanité, et le superstitieux Casca, pendant la tempête et les désordres de cette nuit effroyable, dont il attribue les épouvantes au nécroman César. La guerre civile a ses nécessités, Cassius les déplore et s'y résigne. En campagne, il prend l'argent où il le trouve, renvoie ses officiers, et subordonne les lois de la morale aux exigences pratiques du moment ; tandis que Brutus n'a foi qu'en la bonne cause, il ne compte, lui, que sur l'habileté de ses manœuvres. De là ces tiraillements, ces désaccords amenant la rupture, et, par suite, la réconciliation de cette admirable scène du Conseil de guerre, qui vient rétablir chacun des personnages dans la vraie grandeur de son caractère. La nouvelle de la mort de Porcia ajoute à cette fin une émotion profonde, et tout de suite Cassius réclame sa part d'affliction dans le sort de son ami. Cet élan chaleureux, attendri, vous remet en sympathie avec l'ambitieux agitateur. Comment ne m'avez-vous pas tué, s'écrie-t-il, moi qui ai dû si vivement vous exaspérer. La réconciliation, toutefois, n'a de beau que son côté moral, comme tactique, c'est une faute. Cassius, en épargnant la vie d'Antoine, a commencé par payer cher l'alliance de Brutus, et maintenant, c'est la défaite de Philippes que va lui coûter sa réconciliation avec Brutus. Il le sent et le dit : Rends-moi ce témoignage que j'ai la main forcée, et que de même que Pompée, autrefois, c'est contre mon gré que je vais jouer notre liberté dans le sort d'une bataille. Porcia est le reflet de Brutus ; le côté sentimental, féminin de cette organisation inflexible. Rapidement dessinée, enlevée en quelques touches, sa figure complète ce type de de superbe et dangereux idéaliste, et s'y rattache, non pas comme le lierre au chêne, mais comme un vigoureux rejeton d'égale souche. La femme de Brutus n'a rien d'une Juliette ; dans son amour tout intellectuel et moral, les ardeurs de jeunesse n'interviennent point. Ce n'est pas un tempérament, c'est an caractère. Pour le mieux retracer à l'antique, Shakespeare emprunte à l'historien l'anecdote de la blessure volontaire, dont la douleur virilement supportée mérite à l'épouse la confiance de l'époux. La voilà conjurée passive. Ici la femme reparaît. Elle, en se poussant de force dans le complot, lui en s'y laissant engager, se sont promis d'eux-mêmes plus qu'ils ne pouvaient tenir. Très-peu de rôles, étant si brefs, contiennent tant de vie ; tout dans cette nature est héroïque jusqu'à ses transes. Qu'on se rappelle l'émotion de Porcia, ses angoisses à l'heure décisive, lorsqu'elle envoie message sur message au Capitole, éperdue, haletante, sous le poids d'un secret qui l'étouffe. On la voit, on l'estime, on l'admire. Qui d'entre vous a vu la vertu pour oser prétendre ainsi qu'elle est toujours laide et repoussante ? disait le père Lemoine aux pharisiens de son temps. Contemplez Porcia, ce beau marbre. et voyez si le jésuite n'avait pas raison. Porcia se déconcerte, son cœur se brise, et c'est par le suicide qu'elle finit. Dès l'entrée en scène d'Antoine, Brutus a quitté Rome avec Cassius. Cette fuite cause le désespoir de la fille de Caton et sa mort, qui, par contre-coup, amène la ruine de Brutus. C'en est fait désormais pour le représentant d'un état politique à jamais disparu, — c'en est fait de tout retour possible vers les consolations de la vie de famille. Nous sommes tous mortels, Messala, bien souvent j'ai réfléchi qu'elle aussi devait mourir un jour, et c'est de là que me vient à cette heure ma force de résignation. Son chagrin réagit sur la marche des affaires ; il devient distrait, oublieux, fantasque, lui qui naguère déclamait contre le suicide de Caton, et jugeait avec rigueur les hommes assez lâches pour abréger le cours de leur existence par crainte de ce qui doit arriver, il n'a d'autre recours qu'une mort volontaire. Ainsi se déchire au contact du réel, ce voile nuageux dont s'enveloppaient les abstractions de l'idéologue, et Brutus reconnaît, trop tard, l'existence effective, l'objectivité d'un ordre de choses moral vis-à-vis duquel, si nos pensées et nos sentiments sont libres, nos actes ne le sont point, et que nul beau raisonnement n'a qualité pour ennoblir le crime et réduire à néant ses conséquences. Les conjurés ont recherché dans Brutus une sanction, un couvert d'honorabilité pour leurs projets, et Brutus, en donnant ce qu'on lui demande, perd l'entreprise, puisqu'avec le crédit de sa vertu il apporte son incapacité politique. Tout s'écroule. Les uns comme les autres roulent dans l'abîme ; mais ne croyons pas que Shakespeare en estime davantage ceux-là qui se sont abstenus. Son appréciation de Cicéron ne laisse aucun doute à ce sujet. De cette liberté, le peuple romain était-il digne à cette heure, et au point de dégradation où l'Histoire nous le représente ? Plutarque ne le pense pas, et Shakespeare semble adopter l'opinion de Plutarque. On a voulu faire de Shakespeare un monarchiste, comme on a essayé de faire de lui un catholique. Shakespeare est impartial. Il ouvre l'ère poétique moderne, mais en même temps, il a reçu du Moyen Age à débrouiller un immense héritage, dans lequel la foi monarchique entre pour beaucoup. Nous avons parlé déjà d'Antoine, et tout à notre aise ; sa figure ne saurait pourtant être absolument écartée de cette discussion. N'est-ce pas lui qui prononce la fameuse harangue ? Antoine est le plus radical des contrastes qui se puissent opposer à Brutus ; il représente la force intellectuelle joyeusement mise au service des sens. Le pouvoir, la gloire, ne viennent qu'en seconde ligne, ce ne sont là que des moyens. Le vrai but, l'unique, c'est jouir. Nous apprenons à le connaître, à la gauche de César qu'il accompagne en tous lieux, traduisant ses gestes, ses volontés, racontant. publiant, non point tant ce que le maître dit, que ce qu'il pourrait dire. Antoine est l'ami de César, tranchons le mot, son faiseur. Dans tout ce qui concerne la vie pratique, Brutus ne lui va pas à la cheville. Politique avisé, il possède aussi cette faculté d'émotion particulière aux hommes de plaisir. La mort infâme de son général le remue au fond du cœur ; et c'est cette pathétique indignation qui, mêlée aux efforts calculés de l'égoïste dont les plans semblent déjoués, aux hasards d'un tempérament rompu à. toutes les audaces, c'est ce mélange heureux de passion et d'hypocrisie qui prépare, enlève son triomphe au milieu du peuple dans, la grande scène du troisième acte. Que de fois n'ai-je pas entendu lord Brougham s'extasier devant cet admirable morceau ! Comme tous les grands politiques anglais, lord Brougham savait par cœur Shakespeare , il en était nourri, et prenait plaisir à le montrer. Vous aimez, nous disait-il souvent, à revenir sur les beautés poétiques de cette scène, et je vous approuve ; mais il est un point qui me semble vous trop échapper, et sur lequel j'ai, peut-être, moi, des raisons toutes particulières d'insister. Je veux parler de la somme énorme d'éloquence virtuelle que tout cela contient, de la merveilleuse habileté professionnelle que déploie Antoine dans ce plaidoyer. Chef-d'œuvre de littérature, je vous l'accorde, mais chef-d'œuvre aussi d'art oratoire, dont tout homme habitué à s'adresser aux foules, à les manier, devra éternellement se préoccuper. Parlerai-je du poète Cinna que la populace veut mettre à mal et comme complice et comme rimeur. Qu'on l'écharpe à cause de ses mauvais vers ! du conjuré Casca, un de ces humoristes aristocrates dont Shakespeare aime à reproduire le type, à ses seconds plans, et qui, sous un masque de rudesse et de gouaillerie, cachent beaucoup de cœur et de fermeté ? Ce que Shakespeare savait de le devait moins à un système d'études qu'à ses lectures constamment dirigées dans un sens poétique et moral. Un papier du temps de César, remarque Voltaire, à propos d'une phrase de Cassius, n'est point dans le costume, et il ajoute avec la tendre compassion du crocodile : Mais il n'y faut pas regarder de si près, il faut songer que Shakespeare n'avait point eu d'éducation. Voltaire se trompe, Shakespeare n'était rien moins qu'un ignorant ; il était, au contraire, au niveau de toutes les connaissances de son temps. Ses anachronismes, lorsqu'il en commet, ce qui lui arrive assez souvent, se perdent dans le courant du. dialogue sans intéresser l'action[2] ; le vrai qu'il représente, c'est le vrai humain. Prenons les personnages de Jules César, transportons-les dans la vie moderne, et nous reconnaîtrons en eux des contemporains. J'ai nommé tous les personnages, et j'allais oublier le peuple ! océan qui fait fond au tableau, le peuple,-partout le même, héroïque, humoriste, brutal, incapable d'une idée politique, masse d'individus où fermentent des appétits féroces, toujours prête à obéir à l'influence dominatrice qui lui insuffle d'en haut l'âme qui lui manque ; proie révolutionnaire aux mains de Brutus, et réactionnaire aux mains d'Antoine ; le peuple ! entraînement, furie, inconséquence : Bravo ! Brutus, ta main a frappé le tyran, tu. viens de nous rendre la liberté ; fais-toi empereur ! De cette liberté le peuple romain était-il cligne à cette heure et au point de dégradation où l'Histoire nous le représente ? Plutarque ni Shakespeare ne le pensent. Un peuple arrivé à cet abaissement ne méritait plus que la servitude. Quels hommes que les Romains de cette période ! Ils ont acclamé Pompée, et, quand César le jette à bas et triomphe sur ses dépouilles, ils acclament César, Brutus égorge César, ils ne se contentent pas d'applaudir Brutus, ils lui votent des statues, ils le veulent couronner : tant l'idée de victoire est déjà pour eux inséparable de l'idée de dictature. Brutus évidemment rêvait l'impossible, et Marc-Antoine est bien plus dans le vrai lorsque, parlant à cette vile multitude, il s'écrie : Quelle catastrophe, citoyens ! Avec lui, vous, moi, nous tombons tous ! Si dans ce ramas humain, la moindre étincelle eût survécue, la conception de Brutus se réalisait : tuer l'esprit de César sans tuer son corps ; mais rien n'a survécu, et la mort du tyran reste inefficace. On a tué le corps, et c'est l'esprit qui revient : le fantôme, plus puissant que César lui-même. Comme dans ses drames empruntés à la chronique d'Angleterre, Shakespeare voit les choses d'ensemble, les guerres civiles de Rome lui fournissent ses éléments, qu'il manipule avec la Puissance d'un Michel-Ange, ayant soin, pendant qu'il traite un épisode, que son tableau prenne vue de tous côtés sur la grande histoire. Nulle part n'éclate davantage cette idée de justice rétributive et de conséquence qui toujours le préoccupe. César a fait tomber Pompée, et le voilà qui tombe à son tour victime des événements auxquels il doit son élévation. C'est sous le portique de Pompée que les conjurés se rassemblent, c'est au pied de sa statue que César est immolé ; de la guerre civile, sa mort résulte, de sa mort renaît la guerre civile, et nous voyons la prophétie d'Antoine s'accomplir. L'esprit de César, chassant à la vengeance, sortira la javeline au poing, pour déchaîner le chœur de la guerre. Ensuite, dans Antoine et Cléopâtre, cette malédiction retombera sur Antoine en personne, juste châtiment de son ingratitude envers les républicains qui l'avaient épargné : Actium vengera Philippes ! Chasse à la vengeance, en effet, terrible et suprême revendication des clisses ! Le monde à cette heure nocturne est comme une forêt que la meute infernale emplirait de ses aboiements. Les mânes de Pompée hurlent après César, le spectre de César poursuit Brutus, qui tout sanglant, la torche des Euménides dans une main, de l'autre ressaisit Antoine. |
[1] Comment un pareil chef-d'œuvre ne figure-t-il pas au Théâtre-Français, alors qu'il en existe une traduction excellente de l'auteur des Iambes, et quand verrons-nous une administration supérieure, résolument intelligente, couper court une bonne fois aux éternelles objections de la spéculation et du mauvais vouloir, éludant toujours et se dérobant par des non possumus systématiques ? Le Théâtre-Français prétend avoir trouvé un tragédien ; après avoir tant bien que mal réussi dans Oreste et Néron, ce tragédien voudrait voir un peu à s'essayer dans Othello. Mais on ne connaît et ne goûte là que l'Othello de Ducis, et quant à reprendre celui d'Alfred de Vigny, ou ce qui vaudrait mieux, à monter une traduction absolument moderne, l'État qui paye pour qu'on fasse à Marion Delorme une mise en scène de grand opéra, n'entre point dans ces questions d'art.
[2] Une fois lancée sur cette piste, la critique n'a qu'à s'égayer, et des horloges qui sonnent, dans Jules César, et des Côtes de Bohème et de tant d'autres thèmes récréatifs. Voltaire en eut découvert bien davantage, s'il eût connu les comédies, qu'il n'ouvrit jamais ; et qui, à titres de féeries et de contes bleus, abondent plus que tout le reste en licences géographiques et chronologiques.