HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE SEIZIÈME

 

CHAPITRE IV. — FIN DE LA CONVENTION

 

 

Effet des journées de vendémiaire. — Efforts de la Montagne pour ressaisir son influence. — Les vaincus ménagés par les vainqueurs. — Barras recommande Bonaparte à la Convention. — Scène violente chez Formalaguez. — Correspondance de Lemaitre lue à la tribune. — Rapport de Delaunay (d'Angers) sur les complots royalistes. — Tallien va reprendre sa place sur les bancs de la Montagne. — Ses dénonciations contre Lanjuinais et Boissy d'Anglas repoussées. — Rovère et Saladin sont décrétés d'arrestation. — Situation tragique de Tallien. — Découverte de documents qui le compromettent. — Pièces mystérieuses déposées au Comité de salut public ; on les fait disparaître. — Tableau de la France à cette époque, tracé par Barras lui-même. — Nomination de cinq membres chargés de présenter des mesures de salut public. — Violente sortie de Thibaudeau contre Tallien. — Décret contre les parents des émigrés, présenté par Tallien et adopté. — Dernière séance de la Convention. — Jugement porté sur cette assemblée célèbre.

 

La victoire remportée par les Thermidoriens, le 13 vendémiaire, eut pour effet immédiat, comme on devait s'y attendre, de consterner les royalistes ; mais leur abattement fut de courte durée, l'attitude de leurs alliés dans le sein même de la Convention n'ayant pas tardé à leur rendre l'espérance.

A l'extérieur, l'impression produite fut profonde : elle explique le ridicule dénouement de l'expédition du comte d'Artois, beaucoup mieux que les instructions remises plus tard par ce prince aux chevaliers d'Autichamp et de la Béraudière, instructions qui assignaient pour motifs à l'évacuation de l'Ile-Dieu l'impossibilité de profiter de la position prise, les dangers du mouillage pendant l'hiver, la difficulté de nourrir les troupes[1] ; et elle explique aussi le surcroît d'importance qu'attachèrent, dès ce moment, à la trahison de Pichegru ceux qui en discutaient avec lui les termes. Ni le prince de Condé, ni Wickham, qui se trouvait alors à Mulheim, où il s'était rendu dans l'espoir que Huningue allait ouvrir ses portes, ne voulurent croire à la défaite des royalistes, lorsqu'on leur en apporta la première nouvelle ; mais lorsque le doute ne leur fut plus permis, ils jugèrent l'événement si grave, qu'ils se jetèrent tout à fait dans les bras de Pichegru et le pressèrent d'éclater sans perdre un moment[2].

De leur côté, les partisans de la Révolution avaient repris courage. Les Montagnards, dans l'Assemblée, relevèrent la tête. Pérard fut applaudi quand il s'écria : Il faut que tout ce qui combattit la patrie et versa le sang des patriotes soit puni. Il proposait la formation, séance tenante, d'une commission de trois membres chargés de proposer des mesures de gouvernement relatives au passé et au présent. Mais le vague menaçant de cette proposition effraya ; des murmures retentirent, et la motion, que Chénier combattit, fut rejetée[3].

A leur tour, Quirot et Gourdan demandèrent qu'on rapportât la loi du 12 fructidor (29 août), relative aux révolutionnaires détenus, parce que, dit Gourdan, cette loi ne portait que sur des patriotes arrêtés la plupart pour cause de patriotisme. Thibaudeau fit renvoyer cette proposition au Comité de sûreté générale[4].

Chaque jour, c'était, de la part des Montagnards, un nouvel effort pour ressaisir leur influence. L'un voulait qu'on cassât les nominations d'électeurs faites, à Paris, par les sections ; un autre, que les prévenus d'émigration fussent contraints de se constituer prisonniers ; un troisième, qu'on réintégrât les militaires destitués depuis le 9 thermidor[5]. Mais ce que la Montagne désirait surtout avec ardeur, c'était une décision qui ramenât sur ses bancs dégarnis les députés qui, tels que Thirion, tels que Lacoste, avaient été décrétés d'arrestation. Sur ce point, précisément parce qu'il était pour le côté gauche d'un intérêt suprême, le côté droit se montra résolu à ne point céder. Par l'organe d'André Dumont, il invoqua les décrets des 5 et 13 fructidor qui avaient déclaré ces députés inéligibles. Le peuple avait accepté les décrets des 5 et 13 fructidor : entendait-on fouler aux pieds la volonté du peuple ? Ainsi parla Tallien lui-même, qui était au moment d'aller reprendre son ancienne place sur la Montagne, mais qui hésitait encore. La question fut écartée par les ennemis de la république, au cri de : Vive la République ![6]

Le premier soin des Comités, après la victoire du 13 vendémiaire, avait été de reconnaître la dette contractée par la Convention envers ses défenseurs. Dans un rapport, présenté le 14, Merlin (de Douai) venait de rendre un hommage éclatant à l'humanité déployée, après le combat, par ces soldats de 89 que les sections, avant le combat, dénonçaient comme des égorgeurs à gages ; il venait de constater avec orgueil que pas un désordre n'avait été commis par ces troupes qui, à entendre les meneurs de la section Lepelletier, comptaient sur deux heures de pillage ; enfin, sur sa proposition, l'Assemblée venait de décréter que les vainqueurs du royalisme avaient bien mérité de la patrie[7] : restait à savoir quel rôle on réservait aux vaincus. Garrau s'était écrié amèrement : Le règne des Thermidoriens n'a comprimé que les patriotes[8] : allait-on lui donner raison jusqu'au bout, en refusant le lendemain d'une révolte à main armée, de comprimer les royalistes ?

Tout d'abord, l'Assemblée prit une attitude menaçante, jusque-là que, foulant aux pieds la justice, elle institua pour juger, pour punir de mort, les auteurs, fauteurs ou instigateurs de la sédition, trois conseils militaires qui ne devaient durer que dix jours[9].

C'était proclamer le règne affreux des juridictions exceptionnelles ; c'était annoncer qu'on avait soif du sang des vaincus ; c'était changer en lois ces odieuses paroles de Jean Debry : On parle de formes : sans doute il en faut, mais seulement pour reconnaître l'identité des personnes[10].

Dérisoire affectation de tyrannie ! La Convention, si farouche, en prairial, à l'égard du peuple, n'entendait pas même être strictement juste, en vendémiaire, à l'égard des royalistes. Au moment où elle adoptait les procédés sommaires à l'usage de tous les pouvoirs oppresseurs, elle ne rêvait que clémence. Les poursuites furent dirigées avec une mollesse systématique. On tint toute grande ouverte la porte par où les plus compromis pouvaient s'échapper. Le gouvernement était si décidé à fermer les yeux, et les royalistes le savaient si bien, que le comte de Castellane, condamné à mort par contumace, ne prit pas la peine de quitter Paris et poussa l'assurance jusqu'à se montrer en public. Un soir, rencontré par une patrouille, il répondit au cri de : Qui vive ? Eh parbleu ! c'est moi, Castellane, contumace[11]. Ce trait est caractéristique.

Seul, parmi les chefs militaires, Lafond périt. Il s'était battu avec courage, il se défendit avec noblesse. Mais on ne crut pas possible de l'acquitter : il avait été pris les armes à la main. Le 21 vendémiaire, sa tête tombait en place de Grève[12].

Lebois, président du tribunal criminel de la Seine, avait soufflé la sédition dans les communes de Passy, Choisy, Ivry, Bourg-l'Égalité : il fut condamné par contumace. Découvert le lendemain, il se donne plusieurs coups de baïonnette, est conduit à l'hospice, jugé de nouveau, condamné à mort, exécuté[13].

Ce fut tout. Le général Menou ne parut devant un conseil de guerre que pour y être acquitté. Est-il vrai que Napoléon le sauva, en disant que, si Menou méritait la mort, les trois représentants qui avaient dirigé les opérations et parlementé avec les sectionnaires la méritaient aussi ? C'est ce qu'on lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène[14]. Mais les souvenirs du prisonnier de Sainte-Hélène veulent être passés au crible d'une critique sévère. Que dit-il, par exemple, à propos de l'accueil que lui fit la Convention, après la victoire de vendémiaire ?

Le Mémorial porte : Lorsque, après ce grand événement, les officiers de l'armée de l'intérieur furent présentés en corps à la Convention, celle-ci, par acclamation, nomma Napoléon général en chef de cette armée, Barras ne pouvant cumuler plus longtemps le titre de représentant avec les fonctions militaires[15].

Le Moniteur, dans le compte rendu officiel de la séance, s'exprime tout autrement. Voici en quels termes Barras présenta Bonaparte à l'Assemblée : J'appellerai l'attention de la Convention nationale sur le général Buonaparte : c'est à lui, c'est à ses dispositions savantes et promptes qu'on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait distribué des postes avec beaucoup d'habileté. Je demande que la Convention confirme la nomination de Buonaparte à la place de général en second de l'armée de l'intérieur[16]. Cela fut décrété[17].

Quoi qu'il en soit, les royalistes crurent, en se voyant ménagés, que la Convention avait peur de son propre triomphe. Ils se disposèrent donc à recommencer la lutte. Ils ne se cachèrent pas pour appeler la République une chimère, et leur récente défaite un abominable égorgement. On attribua des propos de ce genre à Lanjuinais lui-même, qui les nia[18]. Et toutefois, il lui échappa un jour de qualifier de massacre la journée de vendémiaire, dans un dîner auquel assistait Tallien. La scène, telle que Thibaudeau, un des convives, la raconte, est frappante ; elle mérite d'être conservée.

Il y avait à Paris une sorte de personnage mystérieux, nommé Formalaguez, dont le rôle consistait à recevoir de temps en temps dans un logement modeste situé à un troisième étage, et à réunir autour d'une table servie sans luxe, ceux des députés de la Convention entre lesquels une conciliation était possible ou désirée. Là vinrent se concerter, tant que leur alliance dura, les Thermidoriens et les 73. On a vu plus haut comment, par des attaques violentes dirigées contre les premiers et d'ardents éloges prodigués aux seconds, le parti royaliste était parvenu à relâcher insensiblement les nœuds de cette alliance. Le 17 vendémiaire, à la suite d'un dîner donné par Formalaguez à Boissy d'Anglas, Lanjuinais, Larivière, Lesage, Legendre, Thibaudeau et Tallien, il arriva que Lanjuinais, en parlant du 13 vendémiaire, prononça le mot massacre. Tallien tressaillit. Peut-être ne cherchait-il qu'un prétexte pour rompre avec les 73. Ce qui est certain, c'est qu'il éclata contre Lanjuinais en accusations furieuses. Il voulait l'aller dénoncer sur-le-champ à la Convention comme complice des rebelles. On se jette au-devant de lui, on ferme les portes, on essaye de le calmer. Lui, insiste, menace et gronde. Sa colère était au comble. S'il veut absolument sortir, dit tranquillement Thibaudeau, ouvrez-lui la fenêtre. Enfin, Lanjuinais put s'expliquer : il déclara s'être servi d'un mot qui ne rendait pas sa pensée. Tallien se radoucit ; et, quand on se sépara, la réconciliation semblait accomplie. Mais il n'en était rien : la suite ne tarda pas à le montrer.

Le conspirateur Lemaître avait été arrêté, immédiatement après la défaite des royalistes[19]. Beaulieu, qui faisait cause commune avec les meneurs des sections et travaillait à quelques-uns de leurs journaux, assure qu'il n'avait jamais entendu parler de Lemaître avant le bruit qu'on fit de ce dernier, à la Convention ; et il ajoute que Louis-Stanislas-Xavier, qu'il appelle par anticipation Louis XVIII, fut étranger à l'événement du 13 vendémiaire[20]. Il est possible que Beaulieu et les hommes de son entourage n'aient pas été mis, à cette époque, dans le secret des intrigues ourdies par Lemaître, avec lequel Brottier lui-même, ainsi qu'on l'a vu, ne marchait pas d'accord[21]. Le fait est que le parti royaliste se divisait et se subdivisait en coteries qui n'avaient de commun qu'un violent désir de remplacer, par un régime monarchique quelconque, le régime de la Convention, les uns appelant de leurs vœux Louis XVIII, et les autres un prince de la maison d'Orléans. Laharpe, par exemple, Lacretelle et Sérizy passaient pour appartenir au parti du duc de Chartres[22]. Le grand complot contre-révolutionnaire n'était, en réalité, qu'un croisement de complots. Ainsi s'explique l'ignorance de Beaulieu, relativement aux menées de Lemaître ; mais sur l'importance de ces menées et le lien qui les rattachait aux projets du prétendant, les papiers de Puisaye lèvent tous les doutes, alors même que le rapport d'Ysabeau dans la séance du 25 vendémiaire ne serait pas là.

Les lignes apparentes des lettres trouvées chez Lemaître étaient tracées avec de l'encre très-noire et destinées à donner le change au lecteur, non initié, sur la correspondance véritable, laquelle était écrite dans les interlignes avec une composition de nature à noircir par l'action des acides[23]. On lut toute cette correspondance à la tribune. Condé y était désigné par le chiffre de 77 ; le comte d'Artois, par le chiffre de 29, et le prétendant, par celui de 49[24].

Mais, deux jours auparavant, Delaunay (d'Angers) avait présenté, au sujet de la découverte de la conspiration Lemaître, un rapport où était dénoncée l'entente secrète de plusieurs des principaux sectionnaires de Paris avec un comité d'émigrés établi à Bâle[25]. Ce fut cette occasion que Tallien choisit pour rompre publiquement, violemment, avec les 73. A peine la lecture du rapport était-elle achevée, qu'on le vit se lever au haut de la Montagne, où il venait de reprendre sa place, laissée vide depuis le 9 thermidor. Son discours fut d'une véhémence extrême. Il demanda pourquoi ils étaient encore libres au milieu de Paris, les hommes qui avaient dirigé les rebelles contre la représentation nationale. Il flétrit du nom de repaire l'assemblée électorale du département de la Seine. Avec un mélange d'étonnement et d'indignation, il signala les efforts faits pour paralyser l'énergie de ceux qui avaient voulu détruire ce repaire. Il se reprocha d'avoir été lui-même indulgent, quand il fallait être ferme. J'ai consenti à me taire, dit-il : j'ai eu tort ; je m'en accuse devant les amis de la liberté. J'aurais dû dénoncer ceux qui conspiraient avec les factieux de Paris ; ceux que les sections avaient pris sous leur protection spéciale et qui, par une réciprocité facile à concevoir, prenaient sous leur protection les sections de Paris ; ceux pour qui des chevaux étaient prêts, non loin d'ici ; ceux auxquels les sections faisaient des appels et disaient : Dormez-vous ? Non sans doute, ils ne dormaient pas ; ils conspiraient le renversement de la République ![26]

Des cris s'élevant : Nommez-les ! nommez-les ! Je les démasquerai à l'instant, dit Tallien. Et il demande que la Convention se forme en comité secret. L'Assemblée aussitôt se lève en signe d'adhésion. Le public des tribunes crie : Vive la République ! A bas les royalistes ! Sauvez la patrie ! et il se retire[27].

Les noms que Tallien prononça furent ceux de Lanjuinais, Boissy-d'Anglas, Henri Larivière, Lesage (d'Eure-et-Loir). Appuyé par Barras, encouragé par les applaudissements de la Montagne frémissante, il espérait l'emporter. Illusion de son orgueil ! La majorité, qui tremblait d'avoir à remonter la pente révolutionnaire, résista. Il était minuit lorsque, sentant le sol se dérober sous lui, Tallien invoqua le grand jour de la séance publique. Il ne put rien obtenir, et, malgré ses clameurs, l'Assemblée décida qu'il n'y avait pas lieu à inculpation contre les quatre députés dénoncés[28].

Mais Rovère, ce héros de la Terreur rouge, devenu le héros de la Terreur blanche ! Mais Saladin qui, membre de la Convention, avait été des premiers à sonner le tocsin contre elle, à propos des décrets des 5 et 13 fructidor ! Fallait-il, ceux-là aussi, les proclamer innocents ? Leur arrestation, demandée par Louvet, dans la séance du 24 vendémiaire, fut décrétée[29].

Tallien et Barras, investis d'une sorte de dictature, qu'ils se partageaient[30] et qu'ils sentaient leur échapper, réunirent leurs efforts pour obtenir l'arrestation d'Aubry, de Lomont, de Gau et du général Miranda. Aubry et Lomont, l'un et l'autre membres de l'Assemblée, venaient d'être réélus ; mais cette circonstance ne les protégea point, parce que les papiers de Lemaître désignaient dans le second un complice des intrigues du royalisme, et que le premier avait cherché à introduire la réaction dans l'armée[31], en frappant les officiers franchement républicains : c'était comme tel qu'il avait frappé Bonaparte !

Ces succès partiels attestaient l'influence momentanée des Thermidoriens sans en garantir la durée. Ils le comprenaient bien. Ils tremblaient que la fin de la Convention ne marquât le terme de leur pouvoir. Aussi ne laissaient-ils échapper aucune occasion de disposer les esprits à un coup d'État : l'annulation des assemblées électorales. Daunou, républicain ferme, austère, et incapable de faire passer les expédients avant les principes, voulait qu'on respectât les élections. Tallien, Barras, Chénier, Louvet, ne voyaient que l'obstacle et brûlaient de l'écarter[32]. Ils rappelaient amèrement avec quel art perfide les ennemis de la Révolution, après le 9 thermidor, avaient fait servir la haine de la Terreur à l'établissement d'une Terreur en sens inverse, et ils oubliaient jusqu'à quel point ce crime avait été le leur ! Ils s'étonnaient, ils s'indignaient, de n'avoir pas recueilli plus de fruit de la journée du 13 vendémiaire, comme si les fantômes de prairial ne se dressaient pas entre eux et le peuple, c'est-à-dire entre eux et la seule puissance qui leur eût été un sûr appui contre les royalistes ! Le mot qui résumait toutes les plaintes, toutes les colères de Tallien était celui-ci : La victoire n'a été utile qu'aux vaincus. Qu'avons-nous fait pour détruire les conspirateurs ? Rien. Qu'avons-nous fait pour les encourager ? Tout[33]. Comme si lui-même n'avait eu aucune part dans l'enchaînement des faits qui avaient rendu ce résultat inévitable !

Du reste, la position de Tallien, à cette époque, avait quelque chose de singulièrement tragique. Il s'était vu amené par la fatalité d'une alliance hypocrite et impossible, non-seulement à se détourner des royalistes, mais à les combattre avec fureur. Un moment compromis par ses rapports secrets avec eux, il avait dû se poser comme leur ennemi le plus implacable, précisément pour échapper à l'accusation d'avoir presque été leur complice. Malheureusement, on avait découvert des pièces qui témoignaient contre lui d'une manière terrible, et, par exemple, une lettre de M. d'Entraigues, dans laquelle ce grand organisateur de complots disait : La conduite de Tallien à Quiberon a prouvé quelle foi on doit lui accorder[34]. Le paquebot anglais la Princesse Royale ayant été pris dans sa traversée de Hambourg à Londres, on avait trouvé sur ce bâtiment une lettre du prétendant au duc d'Harcourt, datée de Vérone, 3 janvier 1795, et l'on y avait lu : Je ne peux pas douter que Tallien ne penche vers la royauté, mais j'ai peine à croire que ce soit la royauté véritable[35]. De plus, Rewbel et Sieyès, à leur retour de Hollande, avaient dit bien haut qu'ils rapportaient du nord contre Tallien des renseignements précieux. Boissy d'Anglas, sachant que des pièces redoutables pour le héros du 9 thermidor étaient en la possession de Sieyès, demanda à ce dernier ce qu'elles étaient devenues. Je les ai communiquées à Tallien, par ordre du Comité, répondit Sieyès, qui, brouillé d'abord avec Tallien, s'était réconcilié avec lui. Communiquer n'est pas donner, répondit Boissy d'Anglas. Les pièces ne se retrouvèrent plus[36]. Vainement un décret de la Convention ordonna-t-il que les papiers de Lemaître fussent imprimés en totalité ; vainement le Comité de sûreté générale insista-t-il, à diverses reprises, sur la nécessité d'exécuter ce décret : d'obscures manœuvres mirent si bien obstacle à cette impression, qu'il fut impossible de l'obtenir[37].

Le 30 vendémiaire (22 octobre), Barras fit un rapport sur la récente défaite des royalistes dans Paris. C'était un violent manifeste. Les émigrés en force sur tous les points de la République, dix mille d'entre eux dominant Marseille, leurs sicaires organisés en compagnies, les commissions exécutives infestées de mauvais citoyens, Toulon de nouveau promis aux Anglais, la trahison sous le drapeau, la trahison partout, la cocarde tricolore devenue dans le Midi, pour quiconque la portait, un arrêt de mort, les patriotes couverts d'opprobre ou poursuivis à coups de poignard, voilà quel sombre tableau Barras traça[38] d'une situation que lui et ses pareils avaient tant contribué à produire. Sa conclusion fut menaçante. Songez, dit-il, que la mollesse des gens de bien encourage le crime et laisse opprimer le peuple[39].

A la suite de ce rapport, l'Assemblée, cédant une fois encore à l'ascendant des Thermidoriens, nomma une commission de cinq membres chargée de présenter des mesures de salut public. Les Cinq furent : Tallien, Dubois-Crancé, Florent-Guyot, Roux (de la Marne) et Pons (de Verdun)[40].

Ce vote inquiéta Thibaudeau. Le 15 vendémiaire, il avait été nommé membre du Comité de salut public[41] ; mais que devenait le pouvoir de ce Comité, dès que, pour remplir les fonctions qui lui étaient propres, on créait une commission spéciale ? Thibaudeau avait applaudi à la défaite des royalistes ; il ne marchait pas dans les rangs des 73, mais les airs dominateurs qu'affectaient les chefs du parti thermidorien lui déplaisaient, et il n'avait dans Tallien aucune confiance. En outre, il s'effrayait des progrès de la Montagne, voyait avec appréhension et colère l'appareil guerrier qui, depuis le 13 vendémiaire, environnait la Convention, et tremblait qu'on ne prolongeât son existence, pour rejeter la France, suivant ses propres expressions, dans l'océan révolutionnaire[42].

Le 1er brumaire, il se rend à l'Assemblée, bien décidé à attaquer Tallien. C'est, en effet, Tallien qu'il nomme tout d'abord, après avoir tonné contre les dictateurs et les ambitieux. Lesage-Senault l'interrompt, s'écrie que c'est Thibaudeau lui-même qu'il faut dénoncer, et est bruyamment applaudi par les tribunes. Une vive agitation se répand dans l'Assemblée. La Montagne frémit. Leyris fait observer que celui qu'on attaque n'est pas là. Attends donc qu'il soit présent, crie-t-il à l'orateur ; et Pélissier ajoute, aux applaudissements de la gauche : C'est de la plus grande lâcheté. On sort pour aller avertir Tallien. Mais Thibaudeau, que l'Assemblée autorise à continuer, continue. Il reproche à son collègue absent d'avoir été l'apologiste des massacres de septembre ; d'avoir, plus que personne, poussé à la réaction royaliste, après le 9 thermidor ; d'avoir protégé les compagnies de jeunes gens qui portaient le trouble dans les spectacles et violaient les décrets de la Convention jusque dans la cour du Palais-National, pendant que leurs complices couvraient le Midi d'assassinats. Il lui convenait bien à lui sur qui les émigrés avaient fondé de si grandes espérances, à lui qu'avaient cherché et rencontré les manœuvres du prétendant, il lui convenait bien, à lui Tallien, d'accuser les autres de royalisme ! D'où lui était venue, depuis peu, sa tendresse pour la Montagne ? Fallait-il lui rappeler avec quel insultant dédain il la traitait naguère encore ? Fallait-il lui rappeler que quelqu'un lui disant un jour : La Montagne se relève, il répondit : Bah ! c'est la faction des mâchoires ! Le crime de cette faction des mâchoires était, à ses yeux, de n'avoir pas d'orateur. Et c'était le lendemain qu'il se constituait le leur ! Tout à coup Tallien entre dans la salle, précédé par quelques personnes qui applaudissent. Les tribunes et la gauche éclatent en transports. Thibaudeau, poursuivant, invite Tallien à comparer ce qu'il est aujourd'hui à ce qu'il était autrefois : autrefois dans la médiocrité, aujourd'hui gorgé de richesses ! Il lui demande ce qu'ont gagné à la Révolution les hommes qu'il accuse. N'était-ce donc pas assez que, pendant dix-huit mois, ils eussent erré de caverne en caverne, abreuvés d'opprobre et ne vivant que pour l'échafaud ? On parlait de la nécessité de recourir à des mesures énergiques : eh ! quelles mesures de salut public, proposées par Tallien, la Convention avait-elle donc rejetées ? Entendait-il donc qu'on fît, après la victoire de vendémiaire sur les royalistes, ce qu'il avait proposé, après la victoire de prairial sur le peuple ? Entendait-il qu'on incendiât un quartier de Paris, qu'on égorgeât les vaincus ? Je demande, dit Thibaudeau en terminant, que la Commission des Cinq nous fasse son rapport, séance tenante ; qu'on discute les projets qu'elle proposera, et qu'elle soit dissoute[43].

La ressource suprême de Tallien, quand il sentait venir le danger, c'était d'évoquer les souvenirs du 9 thermidor. Il commença donc en ces termes : Quand j'attaquai Robespierre, il était là, et moi j'étais à cette tribune, où je suis encore pour combattre ceux qui voudraient détruire la liberté. Il déclara ensuite ne pas connaître les faits articulés contre lui. Que son dénonciateur signât la dénonciation : il répondrait, non pas en Comité général, mais en public ; et le public jugerait. Il conclut en proposant, au nom de la Commission des Cinq, la permanence de la Convention jusqu'au 5 brumaire, époque déterminée pour l'organisation du Corps législatif[44].

Thibaudeau combattit cette proposition, affirmant que décréter la permanence de la Convention, c'était décréter la permanence de l'anarchie dans le gouvernement[45]. La Réveillère-Lépeaux demanda la question préalable, et Bentabolle l'ajournement. Chénier lui-même opina pour le rejet de la permanence, dans un discours où il s'efforça de défendre Tallien : J'eus un instant, dit-il, des soupçons sur l'indulgence que Tallien montrait pour le royalisme. Mais, à son retour de Quiberon, il s'aperçut qu'on marchait à grands pas vers la contre-révolution, et sa conduite, depuis ce temps, a été irréprochable[46].

C'était assez dire qu'elle ne l'avait pas toujours été.

L'Assemblée ayant chargé la Commission des Cinq de lui présenter, le lendemain, les moyens d'adoucir les maux du peuple et de sauver la République, Tallien, dans la séance du 2 brumaire (24 octobre), fit un long rapport qui n'était qu'une répétition de toutes les plaintes dont la tribune, depuis un mois, n'avait cessé de retentir sur les menées du royalisme et ses progrès. Pour remède, il proposa de décréter, et l'Assemblée décréta :

Que les individus qui, dans les assemblées primaires ou les assemblées électorales, auraient provoqué ou signé des mesures séditieuses, ne pourraient, jusqu'à la paix générale, exercer aucune fonction législative, municipale et judiciaire ;

Que la même exclusion frapperait les émigrés et les parents d'émigrés, à l'exception de ceux qui auraient été membres des trois assemblées nationales, ou auraient rempli sans interruption des fonctions publiques au choix du peuple, ou auraient, obtenu leur radiation définitive ;

Que tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la République et s'y conformer, seraient autorisés à quitter le territoire, à la charge d'en faire la déclaration à la municipalité dans le délai d'un mois ;

Qu'ils pourraient toucher leurs revenus, même réaliser leur fortune, mais qu'il ne leur serait permis d'emporter ni numéraire, ni métaux, ni aucune des marchandises dont l'exportation était prohibée par les lois ;

Enfin, que les lois de 1792 et 1793 contre les prêtres sujets à la déportation et à la réclusion seraient exécutées dans les vingt-quatre heures après la publication du décret[47].

Ces dispositions étaient sanctionnées par des peines sévères. Thibaudeau s'opposa au décret, mais en vain : il fut adopté à une grande majorité[48].

Ce fut dans cette séance qu'Ysabeau donna lecture de la lettre qui contenait les mots déjà cités : La conduite de Tallien à Quiberon a prouvé quelle foi on lui doit accorder[49].

La même lettre portait : Je ne suis nullement étonné que Cambacérès soit du nombre de ceux qui voudraient le retour de la royauté[50].

Cambacérès se défendit par l'exposé des faits qui, selon lui, mettaient hors de doute la pureté et l'ardeur de son républicanisme. Quant à Tallien, il n'eut pas même occasion de se défendre, la discussion ayant été étouffée par l'ordre du jour[51]. D'un discours de Boudin, il résultait que d'autres députés étaient compromis : ce fut là probablement le motif qui fit étrangler le débat.

La séance du 4 brumaire (26 octobre) fut la dernière de la Convention. Au moment où la discussion allait s'ouvrir, Philippe Delleville demanda : Quelle heure est-il ? Un membre répondit : L'heure de la justice. A quoi Delleville répliqua : L'heure de la Constitution[52].

La veille, en rendant un décret qui formait un Institut des sciences et des arts, la Convention avait montré qu'elle avait à cœur d'honorer par des actes utiles les derniers moments de son existence ; et c'est ce qu'elle montra bien mieux encore en essayant de cicatriser, avant de se dissoudre, ces grandes plaies de la patrie qui avaient saigné si longtemps. Elle décréta l'abolition de la peine de mort, à dater de la paix générale. Elle décida que la place de la Révolution porterait désormais le nom de place de la Concorde. Enfin, pour tous les délits, poursuites ou jugements relatifs aux faits révolutionnaires, elle prononça une amnistie, dont furent exceptés, toutefois, les rebelles de vendémiaire, les prêtres sujets à la déportation, les émigrés[53].

Il était deux heures et demie, lorsque Génissieux, qui présidait, se leva, et, d'une voix solennelle, dit : La Convention nationale déclare que sa mission est remplie et que sa session est terminée.

L'adieu de l'Assemblée à la France fut ce cri, qui avait dominé le bruit de tant d'orages : Vive la République ![54]

La Convention avait duré trois ans, un mois et quatre jours.

 

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CONCLUSION HISTORIQUE.

JUGEMENT PORTÉ SUR LA CONVENTION

 

Pascal a dit en parlant de l'homme : S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante. La même chose se pourrait dire de la Convention. Jamais assemblée ne s'éleva aussi haut et ne descendit aussi bas. Non-seulement elle représenta d'une manière complète, mais elle outra tout ce que la nature de l'homme a de contradictoire. Grande et misérable, sanguinaire et miséricordieuse, héroïque et servile, elle fut tout cela. Elle eut des aspirations sublimes, elle eut des colères à faire frémir, elle eut des frayeurs d'enfant. Quelle majesté sauvage elle déploya, et comme elle mania la force ! Mais combien elle se montra faible quand elle fut fatiguée de sa toute-puissance ! Il est difficile d'affirmer si elle exagéra le crime plus que la vertu, ou la vertu plus que le crime. Devant elle, le monde trembla, et elle finit par trembler. Quand elle n'eut plus la terre entière à frapper d'épouvante, elle se fit peur.

C'est qu'en effet la Convention n'eut pas d'existence propre. Elle vécut d'une vie d'emprunt. Elle fut ce que la Révolution la fit. Elle devint un cadavre, dès que la Révolution ne fut plus là pour lui souffler une âme.

Depuis la fin de 1792 jusque vers le milieu de 1794, un esprit mystérieux, indéfinissable, passa sur la France comme un vent d'orage : tous les prodiges qui marquèrent cette époque sans égale vinrent de là. Certains hommes qui furent grands pendant la Révolution ne le furent que par elle, et parce qu'elle dut les créer à son image. Ce fut elle qui fit du frivole et sensuel auteur d'Organt l'âpre Saint-Just ; ce fut elle qui donna un terne avocat, nommé Robespierre, d'une éloquence telle, que ses ennemis, lorsqu'ils voulurent le tuer, se jugèrent perdus s'il parlait ; ce fut elle enfin qui à des gens d'habitudes et de mœurs paisibles, donna le courage et le pouvoir d'aller faire pâlir les capitaines à la tête de leurs bataillons.

L'exécution de Louis XVI, volée par Vergniaud comme par Saint-Just, fut le premier acte par lequel la Convention, fit, suivant un mot demeuré célèbre, un pacte avec la mort. Si, en tuant un homme, elle eût cru tuer une idée, son erreur certes eût été profonde ; mais il semble que son but, en jetant, comme défi, aux rois qui la menaçaient, une tête de roi, fut de rendre son propre salut impossible en cas de défaite et de se créer ainsi l'absolue nécessité de vaincre. Farouche calcul et formidable, mais où l'audace de la Convention puisa, au début même de sa lutte avec l'Europe, quelque chose de la puissance irrévocable du destin !

J'ai dit, après avoir raconté la proscription des Girondins : La Révolution, qu'ils condamnèrent à les tuer, portera leur deuil à jamais. Rien de plus vrai, hélas ! Nobles esprits, âmes intrépides, que ne perdait pas la Révolution en les perdant ! Le jour où la Convention laissa Paris en délire arracher de leurs bancs profanés tant de républicains illustres, on put croire que, par cette large blessure creusée aux flancs de la Convention, tout son sang allait couler. Et pourtant, chose imprévue ! chose inexplicable ! jamais l'Assemblée n'apparut plus terrible qu'en ce moment, et plus calme, et plus sûre d'elle-même. Ce fut en montrant aux rois ses entrailles entrouvertes, qu'elle jura de les accabler.

Quel spectacle que celui de la France, après la funeste journée du 2 juin, au commencement du mois d'août 1793 !

L'Angleterre a déclaré les côtes de France en état de blocus. Le territoire est envahi. Les Autrichiens sont entrés dans Condé et vont entrer dans Valenciennes. L'armée du Nord, chassée du camp de Famars, s'est vue refoulée derrière la Scarpe. Depuis Bâle jusqu'à Ostende, trois cent mille baïonnettes étincellent, tournées contre nous. Cent quatre-vingt mille combattants, sous Cobourg, tiennent la frontière, à quarante lieues de Paris. Les Piémontais descendent à pas pressés du haut des Alpes. Les Espagnols, maîtres du fort de Bellegarde, ont la main sur la clef du Roussillon. Toulon appelle les Anglais. Les prêtres conspirent. Les Girondins échappés à la proscription, soulèvent le Midi. Lyon est en pleine révolte. Toute la Vendée frémit sous les armes. La France étouffe dans les étreintes de la guerre étrangère, pendant que la guerre civile, immense incendie, la consume.

Voilà ses périls. Et ses ressources ? Nulles. Le travail, arrêté partout. Le commerce, mort. L'industrie, morte. Dans les campagnes, l'extrême misère. Dans Paris, la famine. L'infâme industrie des accapareurs tenant le peuple à la gorge. Pour toute monnaie, des chiffons de papier hypothéqués sur des domaines nationaux dont personne ne veut, et combattus par l'art meurtrier des faussaires. Pour armées, des cohues de volontaires indisciplinés. Le désordre dans les camps. La trahison sous le drapeau. Des hôpitaux sans médicaments. La cavalerie sans fourrages. Les soldats sans pain et sans souliers. Pas assez de fer. Pas de poudre.

A quelle époque, dans quel pays, trouver quelque chose de comparable à ce qui se vit en ce sombre moment ? Ne demandez pas, écrit le club des Jacobins à la Convention, ne demandez pas cent mille hommes : vous ne les aurez pas. Demandez des millions de républicains : vous les aurez. Allons ! qu'à une heure fixe, le tocsin sonne sur toute la surface de la République ! C'est le cri de Paris, c'est le cri de la France. En ces heures suprêmes, le peuple français sort, on peut le dire, de l'Histoire, pour entrer dans les régions de l'Épopée. Voici ce que le Comité de salut public propose, et ce que la Convention décrète :

Tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. — Les jeunes gens iront au combat. — Les hommes mariés forgeront des armes, — les femmes feront des tentes et serviront dans les hôpitaux, — les enfants mettront le vieux linge en charpie, — les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. — Les maisons nationales seront converties en casernes et les places publiques en ateliers d'armes. — Le sol des caves sera lessivé pour fournir du salpêtre. — La levée sera générale. — Les citoyens non mariés ou veufs marcheront les premiers. — Les bannières porteront : Le peuple français, debout contre les tyrans !

 

Alors se déroula un tableau d'une étonnante grandeur ; alors se révélèrent, dans cette France qu'on croyait aux abois, une énergie de volonté, une fécondité de ressources, une dédaigneuse certitude de vaincre, presque impossibles à concevoir et impossibles à expliquer. Le peuple transforma ses passions en moyens de salut public. Il crut à la toute-puissance de la Révolution d'une manière furieuse. Il y eut des carêmes civiques, et les hommes d'alors jeûnèrent pour la patrie avec plus de ferveur qu'on n'avait jamais, avant eux, jeûné pour le ciel. Le maximum, employé déjà comme arme contre les accapareurs, fut généralisé comme moyen de soutenir les assignats. On ne cria plus, ainsi qu'en 1792 : La patrie est en danger. Le danger, il était pour l'Europe ! Telle que la Rome de Pompée, la Révolution frappa du pied le sol, et il en sortit des légions. Les manufactures d'armes d'Amboise, de Rives, de Souppes, de Chantilly, déployèrent une activité formidable. A Paris, deux cent cinquante-huit forges s'allumèrent en un instant. Les horlogers laissèrent là leurs travaux ordinaires pour le travail libérateur que réclamait la République. Mettre les canons en calibre, les blanchir, forger les culasses, forer les lumières, souder les tenons, fabriquer, limer, tremper, ajuster et monter les platines, fut l'occupation favorite de Paris. Les cellules de l'ancien couvent des Chartreux se remplirent d'ouvriers, et il s'y fit un bruit de marteaux à réveiller les moines endormis depuis cent ans. On fabriqua mille fusils par jour. On fabriqua par an sept cents bouches à feu en bronze, et treize mille bouches à feu en fer. Tout ce qui était métal devint canon, mousquet ou épée. Il fallait de la poudre : on fouilla le terrain des caves, on retourna les pavés des cuisines, on enleva les cendres des foyers, on gratta les murs, on les aurait léchés si c'eût été nécessaire. Un sol qui fournissait à peine un million de salpêtre en une année put en fournir douze millions en neuf mois. La poudre abonda. Mais le temps pressait. Les volontaires affluaient. Ceux à qui l'on ne put donner des fusils, saisirent des piques ; ceux à qui l'on ne put donner des épées, prirent des bâtons ; et tous, le sourire du triomphe sur les lèvres, le défi dans les yeux, partirent en chantant.

Qu'arriva-t-il ? En moins de cinq mois, l'Europe fut bouleversée. Les Anglais, les Hanovriens, les Hollandais sont écrasés à Hondschoote. Les Autrichiens sont écrasés à Wattignies. Dunkerque voit fuir le duc d'York. Le bruit a couru que le prince de Cobourg, campé sur les hauteurs de Wattignies, a juré de se faire républicain si les républicains le débusquaient ; et les républicains jurent qu'ils lui feront porter le bonnet rouge. La ligne du Rhin est défendue, le Midi protégé contre les Piémontais, le Roussillon contre les Espagnols. Les lignes de Weissembourg sont reprises. Les soldats courent dégager Landau, en criant : Landau ou la mort ! L'Alsace est rendue à la France. En même temps, Couthon paraissait devant Lyon avec une cohue frémissante de rudes paysans, rochers d'Auvergne qu'il menaçait de précipiter dans le faubourg de Vaize, si Lyon hésitait à demander grâce, et Lyon demandait grâce. Carteaux avait occupé Marseille. Pas de province révoltée qui ne fût soumise. Les conspirateurs étaient en fuite. Les prêtres renonçaient à être martyrs. Toulon était arraché aux Anglais. La grande armée catholique et royale, battue à Tremblaye, battue à Cholet, poussée jusqu'à la Loire, rejetée sur la rive droite du fleuve, errante, décimée, poursuivie sans relâche, se traînait jusqu'à Savenay pour y recevoir le coup mortel. La Vendée n'était plus. Du vaste incendie qui, au mois d'août, dévorait le cœur de la France, il ne restait que des cendres fumantes.

Et ces choses, il avait fallu moins de cinq mois pour les accomplir !

Des résultats aussi prodigieux satisfirent-ils les Jacobins, la Convention, le Comité de salut public ? Non. Tel était l'orgueil des hommes possédés du démon révolutionnaire, telle était leur foi dans le pouvoir sans bornes de leur principe, qu'ils s'étonnèrent d'avoir encore des coups à frapper. Ils s'indignèrent de ce qu'à une longue série de triomphes se fussent mêlés quelques revers. Est-ce que, dans la Flandre occidentale, on n'avait pas abandonné Menin, emporté d'abord au pas de charge ? Est-ce qu'à Pirmasens les Français n'avaient pas été repoussés ? Pourquoi Mayence était-il au pouvoir des Prussiens ? Pourquoi les Espagnols possédaient-ils encore le fort de Bellegarde ? Au représentant en mission, Briez, se justifiant de n'avoir pas conservé la ville de Valenciennes, sur l'impossibilité absolue de la défendre, Robespierre avait adressé cette question terrible : Êtes-vous mort ? C'était l'esprit de ces temps. La trahison était la seule hypothèse par laquelle on jugeât possible d'expliquer ce mystère : la victoire a hésité où la République combattait. Custine paya de sa tête la perte de Mayence ; et l'infortuné Houchard fut envoyé à l'échafaud, parce qu'il avait vaincu les Anglais sans les jeter à la mer.

Rien de plus caractéristique que le décret du 16 messidor (4 juillet) : ordre aux garnisons étrangères de Condé, Valenciennes, Landrecies et du Quesnoy, de se rendre à discrétion vingt-quatre heures après sommation, sinon elles ne seront pas admises à capituler et seront passées au fil de l'épée.

On se rappelle ce qui eut lieu : les villes de Landrecies, de Valenciennes, de Condé se rendirent dans le délai prescrit, après notification du décret farouche. Le commandant de la ville du Quesnoy ayant laissé passer sans se rendre le délai fatal, demanda grâce pour ses soldats, affirmant qu'il ne leur avait pas communiqué l'ordre, et offrant sa tête en expiation. La manière dont le Comité de salut public fit grâce est plus caractéristique encore que le décret : La garnison du Quesnoy n'a obtenu la vie qu'en se rendant à la merci de la nation française, et parce que les chefs ont offert de payer de leurs têtes leur résistance aux décrets de la Convention.

Depuis qu'il y avait des guerres dans le monde, c'était la première fois qu'une assemblée ordonnait à l'ennemi de se reconnaître vaincu d'avance, sous peine de mort.

Et c'était la première fois aussi, depuis qu'il y avait dans le monde des assemblées délibérantes, qu'on voyait une assemblée publier des décrets de ce genre : A tel moment, telle ville sera prise, — à telle date, telle bataille aura été gagnée. — L'ennemi occupe encore un point de notre territoire, et l'anniversaire de la fondation de la République approche : la Convention décrète qu'avant ce jour solennel le fort de Bellegarde aura été emporté.

L'orgueil de la politique romaine ne s'éleva pas à cette hauteur. Il était réservé à la Convention de décréter littéralement la victoire : insolence qui eût touché à la bouffonnerie, si les actes n'eussent répondu au langage, et si en effet la victoire n'eût pas été forcée d'obéir.

L'incomparable campagne de 1794 prouva de reste que la Convention n'avait pas trop présumé d'elle-même lorsque, l'âme de la France palpitant pour ainsi dire en elle et lui dictant ses décrets, elle avait ordonné aux soldats républicains de franchir les Pyrénées, d'escalader les Alpes, de traverser le Rhin, de passer la Roër, de passer le Wahal, de faire en quelques mois d'une nation à la veille d'être conquise une nation conquérante, et d'aller planter partout le drapeau tricolore sur le territoire de la Coalition mise en lambeaux.

Affaire de gens d'épée ! ont dit à l'envi les détracteurs systématiques de la Révolution. Mais l'Histoire ne parlera pas ainsi. Comment nier la part qu'eut dans les triomphes de la République française cet enthousiasme brûlant qui, allumé au sein du peuple, entretenu par les sections révolutionnaires, exalté par la Commune, propagé par les Jacobins et formulé en lois par la Convention, fut mis en mouvement parle Comité de salut public ?

Et d'ailleurs, si jamais la politique domina la guerre ; si jamais l'esprit civil maîtrisa l'esprit militaire, ce fut alors. Qu'on nomme une campagne dont Carnot et ses collègues n'aient pas dirigé souverainement les opérations, du haut du Comité de salut public, ainsi que du sommet d'une montagne élevée. On ne citera pas une grande bataille où la Convention n'ait assisté ou même commandé dans la personne de ses commissaires. Delbrel, Robespierre jeune, Goujon, Ricord, Salicetti, Bourbotte, n'étaient pas des soldats ; et pourtant, quelle ne fut pas leur influence sur la vie des camps, et quel soldat ne les contempla point avec stupeur courant à l'assaut des citadelles ou se plongeant dans la mêlée ? Les Allemands surnommèrent Merlin (de Thionville) Feuer-Teufel, Diable de feu. Le même surnom aurait pu être donné à Levasseur. Quant à Saint-Just, il se montra devant la gueule des canons ce qu'il était à la tribune : un homme de granit.

Où se manifesta surtout l'ascendant du génie civil, ce fut dans la soumission absolue des armées au pouvoir central. De tant de hardis capitaines, pas un n'osa essayer de répondre par un coup d'épée à la menace d'un coup de hache. Dumouriez, au milieu de son camp, eut peine à soutenir le regard du jurisconsulte Camus. L'intrépide cœur de Jourdan eut un instant de trouble en présence de Saint-Just. Lorsque les quarante mille hommes qu'avait commandés Custine se soulevèrent, le redemandèrent avec d'horribles clameurs, jurèrent qu'ils l'iraient chercher à Paris, le chirurgien Levasseur, pour dompter la révolte, n'eut qu'à paraître, à froncer le sourcil, et à parcourir les rangs, la pointe du sabre basse, en disant : Il n'y a de chef que moi ici : malheur à qui en doute !

De là le ressentiment dont témoignent, à l'égard des représentants en mission, tous les livres militaires. Mais ce ressentiment même prouve que l'épée, à cette époque, n'eut de puissance que contre l'ennemi. La Révolution avait depuis longtemps quitté la scène quand le 18 brumaire eut lieu. Robespierre aurait rendu impossible Napoléon.

Et une chose importante à remarquer, c'est qu'en faisant dépendre le gain des batailles d'un mobile étranger à la vieille routine des camps, la Révolution fut amenée à découvrir la vraie science de la guerre. Car, plus complètement que Frédéric II, et avant Napoléon, le Comité de salut public, éclairé par Carnot, pratiqua l'art de manier les grandes masses d'hommes ; de les porter vivement sur le point décisif, sans s'arrêter aux opérations secondaires ; de déjouer les calculs de l'esprit de méthode par la rapidité des mouvements et l'imprévu de l'attaque ; de diviser l'ennemi, enfin, de manière à pouvoir opposer, partout et toujours, le poids du nombre à ses forces détachées. De sorte que les progrès de la science militaire naquirent précisément de la nécessité de laisser tout son ressort à l'élan des vertus civiques.

Il est difficile de fixer la limite à laquelle la Révolution se serait arrêtée dans la carrière de ses succès, si elle n'eût malheureusement apporté avec elle une cause active de ruine : la Terreur.

Croire que la Terreur fut un système engendré par quelques cerveaux en délire est le comble de la puérilité. La Terreur, préparée par une oppression de plusieurs siècles et provoquée par des périls inouïs, était au fond même de la situation. La Révolution déchira les flancs de la liberté, par qui elle fut engendrée, aussi fatalement que l'enfant, à son entrée dans la vie, déchire les flancs de sa mère. Mais il n'en est pas moins vrai que là fut l'écueil suprême.

Non-seulement il est faux que la Terreur ait sauvé la France, mais on peut affirmer qu'elle éreinta la Révolution. Si l'on doute, qu'on fasse le compte des républicains que tua la République, depuis Vergniaud jusqu'à Camille Desmoulins, depuis Camille Desmoulins jusqu'à Danton, depuis Danton jusqu'à Robespierre ! Le tribunal révolutionnaire avait été institué contre le parti des nobles conspirateurs, mais ce fut le parti des révolutionnaires qu'il mit en coupe réglée. L'affreuse loi des suspects étendit sur la France une nuit que le soupçon ne tarda pas à peupler de fantômes. Dans cette nuit sanglante, où l'on n'entendait que le bruit de la foudre et où l'on ne distinguait les visages qu'à la lueur des éclairs, la Révolution frappa indistinctement amis et ennemis, les premiers surtout, parce qu'ils se trouvaient plus près d'elle.

Il faut bien le dire, d'ailleurs, ce qui était le résultat, inévitable d'une situation exceptionnelle, c'était que la vigilance devint soupçonneuse à l'excès, et que la répression fût inexorable ; mais le régime né de cette nécessité s'aggrava de tout ce qui y fut accidentellement ajouté par les passions individuelles, par l'envie, la haine, la vengeance, une exaltation malsaine, des instincts féroces. Le salut public, fanatisme des âmes sincères, fut le prétexte dont se couvrirent d'ignobles fureurs. Ce qui était le but des uns, servit de masque aux autres. A côté de ceux qui se donnèrent un cœur implacable, parce qu'ils se crurent des soldats lancés dans une guerre à mort contre le mensonge et le mal, il y eut ceux qui étaient nés pour avoir des caprices et savourer des joies de tyran. A côté de Saint-Just, il y eut des Fouché, des Collot-d'Herbois, des Vadier, des Amar, des Carrier, des Fouquier-Tinville : Nérons de la plèbe en démence, Caligulas du sans-culottisme. La confusion fut effroyable.

Qu'à l'abri de cette confusion, des iniquités aient été commises, sciemment et froidement, on le conçoit de reste. Et toutefois, il est juste de reconnaître que, si des innocents périrent, ce fut, en thèse générale, parce que l'atmosphère de feu qu'on respirait, la fièvre de combat, le tourbillon qui, comme toutes choses alors, emportait la justice, les firent croire coupables. Car jamais, à aucune époque, l'innocence, une fois constatée, ne reçut des hommages aussi solennels. Ce livre en a fourni mille exemples. Un décret que la postérité n'oubliera pas est celui qui assurait aux gens acquittés une indemnité proportionnée à la durée de leur détention. Les hommes de la Révolution sont les seuls qui aient compris qu'un dédommagement est dû aux victimes des poursuites injustes.

Certes, ils péchèrent, et d'une manière lamentable, contre la philosophie dont ils proclamaient l'empire, lorsque, ne tenant compte ni des influences de l'éducation, ni de la force des préjugés et des habitudes, ils transformèrent en crime le refus de croire à l'égalité. Mais furent-ils donc moins absurdes, moins farouches ou plus sincères, tous ces monarques et tous ces prêtres par qui tant d'hommes furent tués, torturés, écartelés, brûlés vifs, égorgés en masse, pour avoir refusé de croire à la sainteté du droit héréditaire d'oppression ou au dogme de la présence réelle ?

N'importe ! les révolutionnaires de 1793 et 1794 furent, eux aussi, des fanatiques. Ils en ont porté la peine, et qui sait combien de temps encore elle pèsera sur leurs descendants !

La Terreur est ce qui a fait perdre en partie au monde le sens de la Révolution.

La liberté parut un mensonge, le jour où on l'invoqua, une hache à la main. L'égalité donna le frisson, même à ses amants, quand elle fut l'égalité devant l'échafaud. La fraternité ? Quelle énigme, quand on vit les hommes s'entr'égorger en son nom ! La captivité infligée au fils de Louis XVI ne fut pas seulement un acte inique et cruel : ce fut un crime imbécile. Que devenait, après cela, le principe essentiellement révolutionnaire et républicain qui refuse une couronne à un fils de roi, et sauve de l'opprobre un honnête homme, fils d'un forçat ? Ou la fraternité humaine n'était qu'un mot, ou elle signifiait devoir de protection, devoir de tolérance, tout au moins, de la part du plus fort à l'égard du plus faible, et l'on faisait tomber sous le couteau des têtes de femmes ! Ici, l'inconséquence se produisait sous les formes de la lâcheté, et la Révolution ne pouvait se porter un coup plus terri ble, puisqu'elle mettait contre elle les âmes généreuses.

Elle arma de la sorte ses ennemis du pouvoir de traîner dans la boue, avec succès, jusqu'aux idées dont elle avait poursuivi le triomphe. L'horreur des moyens employés pour atteindre le but cacha aux intelligences myopes ce que ce but avait de sublime ; et beaucoup d'hommes, plus sincères que clairvoyants, après avoir fixé les yeux sur la place des exécutions, devinrent incapables d'apercevoir autre chose, le côté horriblement dramatique du tableau ayant trompé leur attention en la fascinant.

Et, néanmoins, elle avait une force d'attraction telle, cette Révolution inconcevable, que rien ne put arrêter le mouvement qui attirait les peuples dans son fatidique tourbillon. Il retentira d'âge en âge, ce cri que des milliers de voix poussèrent un jour sur la roche de Dons et que tant d'échos, depuis, répétèrent : Plutôt mourir que de n'être pas Français. Qu'avaient-ils donc à demander à la France, dans ce temps-là, ceux qui brûlaient ainsi de lui appartenir ? Ils lui demandèrent le bonheur de vivre de ses héroïques angoisses et de mourir sous son drapeau ! Burke avait dit : La France n'est plus qu'un vide sur la carte de l'Europe, et Mirabeau avait ajouté : Ce vide est un volcan. Eh bien, des nations entières, les bras étendus, coururent vers ce gouffre de feu, impatientes de s'y précipiter. Qui expliquera ce mystère ? Le comte de Metternich avait, certes, raison, lorsque, saisi de stupeur et d'effroi, il signalait comme un phénomène incompréhensible le spectacle de peuples se donnant à la France en chantant le Ça ira ; mais un phénomène plus extraordinaire encore ce fut celui de la musique prussienne jouant la Carmagnole, au bruit du canon républicain.

A ceux mêmes de ses adorateurs que la Révolution tua, ne pas l'aimer jusqu'à la fin fut impossible. L'Histoire ne présentera jamais rien d'aussi grand que le tableau de madame Roland, saluant, sur l'échafaud, la statue de la liberté, au moment de mourir pour la liberté, et de mourir par elle !

Ah ! c'est qu'en effet la Révolution avait apporté aux hommes des idées dont l'éclat souverain brilla jusque dans l'ombre épaisse que jetait autour d'elle la guillotine. On aurait rougi, à cette époque, de parler des Droits du Français. On souffrait, on se battait, on mourait, pour la déclaration des Droits de l'homme. La Constitution de 1793 fut le premier pacte social qui, depuis l'origine du monde, eût fait un dogme de la fraternité humaine.

Et tout ne se borna pas à une vaine proclamation de principes. L'organisation de l'Institut national des aveugles ; — celle de l'Institut des sourds-muets ; — les améliorations introduites dans le service des hôpitaux ; — la restitution des petits engagements, au profit des plus pauvres tributaires des monts-de-piété ; — les nombreux décrets pour secours aux enfants et aux vieillards, aux défenseurs de la patrie et à leurs familles, aux indigents, aux réfugiés, aux propriétaires des biens ravagés par la guerre, aux victimes d'une accusation reconnue injuste ; — l'institution des comités de santé ; — la tendre protection étendue par l'État aux enfants abandonnés dès le berceau ; — l'adoption des orphelins par la patrie ; — l'établissement de maisons destinées aux infirmes[55]... Que d'actes prouvèrent combien elle était humaine, au fond, cette Révolution terrible !

Mais il lui était réservé de léguer aux générations futures un exemple à jamais mémorable du danger de ce sophisme, plein de meurtres : Le salut du peuple est la suprême loi.

Je dis sophisme ; car le salut du peuple, en fait, signifie toujours le salut de telle ou telle nation dans telle ou telle circonstance, et certes il n'est pas de nation dont le salut vaille qu'on lui sacrifie un seul des principes qui sont, pour l'humanité, d'un intérêt permanent, invariable, éternel.

Je dis danger, parce que les routes ténébreuses où l'on s'enfonce pour arriver au salut, mènent à l'abîme.

On le vit bien par les résultats de la Terreur, qui eût été le suicide de la Révolution, si la Révolution n'avait pas été d'essence immortelle.

Le moment vint où, effrayée elle-même de tout le sang qu'elle avait fait répandre, épuisée par tout le sang qu'elle avait perdu, elle quitta la scène, s'affaissa, voulut être oubliée.

La Réaction alors s'empara de l'Histoire, et ce qui suivit fut hideux.

Il est des étoiles dont nous apercevons la lumière un an après qu'elles ont disparu. La boule qu'une main vigoureuse a lancée roule longtemps, après l'impulsion reçue. Ainsi s'expliquent, et les succès diplomatiques, qui, rendus inévitables par les triomphes précédents, marquèrent la période thermidorienne, et les succès militaires obtenus pendant le temps qu'il fallut à la réaction pour gagner les camps et s'accroupir sous les drapeaux. Cela fait, tout changea de face. Qu'on mesure l'intervalle qui sépare la campagne de 1795 de la campagne de 1794 !

Pour ce qui est de l'intérieur, il s'opéra, dès le lendemain du 9 thermidor, une métamorphose qui ne se vit jamais, ni à aucune époque, ni chez aucun peuple. Il y eut comme une autre France, ayant un autre cœur, un autre esprit, et parlant une autre langue. Jusqu'à l'expression des visages parut changée. Devenue carthaginoise, de romaine qu'elle était, la politique ne fut plus qu'un commerce de mensonges. L'ère des vils compromis s'était ouverte. Les Montagnards corrompus et les royalistes cachés marchèrent un instant de concert, épiant l'occasion de se tromper les uns les autres. Par suite de ce mariage adultère, la Convention devint lâche sans cesser d'être violente. Une poignée de voleurs de grand chemin, les Chouans, fit passer sous les fourches caudines une assemblée qui avait été l'effroi de la terre. Quelques hommes, Soubrany, Goujon, Romme, restaient encore, veillant sur l'héritage des vertus fortes : ils furent envoyés à la guillotine. C'étaient les derniers des Romains. Enfin, cette monstrueuse alliance qui, baptisée dans le sang des vaincus de thermidor, avait été cimentée dans le sang même des républicains en prairial, fut noyée dans le sang des royalistes en vendémiaire.

Pendant ce temps, fut-il, du moins, coupé court à la Terreur ? Non. Elle s'exerça en sens inverse. On fut terroriste contre les terroristes, et l'on appela tels tous ceux qu'on voulait tuer. A Paris, le bourreau fut moins employé qu'auparavant ; mais, dans les provinces, on cria partout : Place aux assassins ! Là, on trouva moyen de renchérir sur les procédés sommaires de Fouquier-Tinville : un coup de poignard, ce fut la justice. Il ne s'agissait plus d'atteindre un but héroïque, le but était désormais de revenir au régime des privilèges, le couteau à la main ; il ne s'agissait plus de sauver la patrie : la Coalition était en poussière. On se mit donc à tuer par vengeance, par modération aussi… Cela s'appela le retour à l'humanité ! Pour bien marquer qu'on n'était pas du parti des égorgeurs, on égorgeait. Qui aurait jamais rêvé quelque chose de plus affreux que les journées de septembre ? Eh bien, à Lyon, à Aix, à Tarascon, à Marseille, il se passa des scènes à faire oublier les massacres de l'Abbaye. Seulement, certains procès-verbaux constatèrent que les prisonniers, dans telle prison, manquaient, tant le langage avait gagné en délicatesse ! Et la pudeur avait si bien repris son empire sur les âmes, qu'il y eut des prisons où les assassins firent leur besogne, avec un masque sur le visage !

Détournons la vue.

Nous venons de dire, sans rien voiler, ce qui amena fatalement la Révolution à l'état de lassitude qui rendit possibles tant de barbaries en sens contraire. Mais ceux-là s'imaginent-ils la connaître, qui font tenir toute son histoire dans l'histoire de la Terreur ?

Ah ! ce qu'il y eut de vraiment admirable dans la Révolution est précisément ce que la plupart de ses historiens se sont étudiés à taire. Comme si elle n'avait pas remué toutes les idées et abordé tous les problèmes ! Comme si elle n'avait pas agrandi d'une manière surprenante les horizons de l'esprit humain !

La liberté de conscience ; — les franchises de la pensée ; — l'inviolabilité du foyer domestique ; — l'égalité devant la loi ; — la proportionnalité entre les délits et les peines ; — la vertu et le talent mis au-dessus des privilèges de la naissance ; — en un mot, tout ce qui constitue le DROIT INDIVIDUEL, telle fut la religion pour laquelle vécurent et moururent les Girondins.

La liberté définie par le pouvoir donné au faible de devenir libre ; — la justice assignée pour règle à la liberté ; — le droit au travail reconnu comme droit corollaire du droit à la vie ; — la richesse de chacun considérée comme une dette envers tous ; — les fonctions transformées en devoirs ; — le lien qui unit les citoyens d'un même Etat étendu aux diverses nations qui peuplent la terre ; — l'obligation prescrite à tous les peuples libres de se dévouer à la défense de tous les peuples opprimés ; — en un mot, l'ensemble des idées qui constituent le DROIT SOCIAL, telle fut la religion pour laquelle vécurent et moururent les Montagnards.

Ces deux conceptions, loin d'être contradictoires, étaient de nature à se compléter l'une l'autre, et elles renferment tous les éléments de la vérité.

Le point précis où elles s'harmonisent fut-il trouvé, soit par les Girondins, soit par les Montagnards ? Non, sans doute. Et pourquoi s'en étonner ? La Révolution ne pouvait pas être et n'a pas été le point d'arrêt de l'esprit humain ; elle n'a pas subitement rendu immuable ce monde moral qui, de même que le monde physique, se meut d'un mouvement éternel ; elle nous a laissé en héritage un sol, indéfiniment fertile, à agrandir. Mais n'est-ce rien que de l'avoir remué aussi profondément et ensemencé avec tant d'intelligence ?

Selon l'écrivain royaliste Beaulieu, la Convention rendit onze mille deux cent dix décrets, activité qui peint l'époque : on vivait alors un siècle dans une année. Et combien elle fut féconde cette activité si prodigieuse !

La Convention ne se contenta pas de poser le principe que toute société doit à ses membres le pain de l'âme comme celui du corps ; passant de la théorie à la pratique, elle décréta :

Qu'il serait ouvert des maisons nationales où tous les enfants seraient nourris, logés et instruits gratuitement ;

Que des ÉCOLES PRIMAIRES seraient fondées d'un bout à l'autre de la République ;

Qu'il serait établi trois degrés progressifs d'instruction, embrassant tout ce qu'il importe à l'homme et au citoyen de savoir ;

Que chaque département posséderait une ÉCOLE CENTRALE ;

Qu'une ÉCOLE NORMALE, à Paris, enseignerait l'art d'enseigner ;

Qu'il y aurait des ÉCOLES SPÉCIALES pour l'étude de l'astronomie, de la géométrie, de la mécanique, des langues orientales, de l'art vétérinaire, de l'économie rurale, des antiquités[56].

En même temps, la Convention nommait un jury chargé de prononcer sur les ouvrages relatifs à l'éducation physique et morale des enfants ;

Elle ouvrait un concours pour la confection des livres élémentaires ;

Elle généralisait l'enseignement de la langue française ;

Elle faisait publier le recueil des actions héroïques des républicains français ;

Elle faisait inventorier les collections précieuses ;

Elle fulminait des décrets sévères contre la dégradation des monuments ;

Elle veillait à la conservation des objets d'art trouvés sur des bâtiments pris par des corsaires français ;

Elle instituait des récompenses nationales pour les grandes découvertes ;

Elle prodiguait les secours aux savants et aux artistes ;

Elle poussait la sollicitude à l'égard de tout ce qui est utile jusqu'à proposer un prix pour le perfectionnement de la filature au fuseau ;

Elle poussait le respect à l'égard des œuvres qui honorent l'esprit humain jusqu'à ordonner la publication de la traduction des ouvrages de Bacon, trouvée dans les papiers d'un condamné du 9 thermidor ;

Elle décidait que des voyages scientifiques seraient entrepris aux frais de l'État, et que la République serait chargée de l'entretien des artistes envoyés à Rome ;

Elle décrétait l'adoption, commençait la discussion et votait les articles les plus importants du CODE CIVIL ;

Elle mettait en mouvement le TÉLÉGRAPHE ;

Elle inaugurait le SYSTÈME DÉCIMAL ;

Elle établissait L'UNIFORMITÉ DES POIDS ET MESURES ;

Elle fondait le BUREAU DES LONGITUDES ;

Elle réformait le CALENDRIER ;

Elle instituait le GRAND-LIVRE ;

Elle agrandissait et complétait le MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE ;

Elle ouvrait le MUSÉE DU LOUVRE ;

Elle créait le CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS ;

Elle créait le CONSERVATOIRE DE MUSIQUE ;

Elle créait l'ÉCOLE POLYTECHNIQUE ;

Elle créait l'INSTITUT[57].

L'esprit reste confondu quand on songe aux tragédies contemporaines de ce grand enfantement. De quel pouvoir étrange ne fallait-il donc pas qu'elle fût douée, cette révolution qui produisit tant de tribuns studieux, tant d'athlètes méditatifs, et fit sortir du déchaînement de toutes les passions en délire, les calmes triomphes de la pensée ? Ah ! que les hommes de la génération présente la maudissent s'ils veulent, eux qui profitent de ses travaux : leurs anathèmes ne feront pas qu'elle n'ait pris souverainement possession d'eux, en dépit d'eux-mêmes ; qu'elle n'ait marqué leur intelligence de son empreinte brûlante ; qu'elle n'ait, à leur insu, fait passer dans leur âme une partie de son âme. Non, Saint-Just ne disait pas assez lorsqu'il disait : La Révolution est une lampe qui brûle au fond d'un tombeau : il aurait dû dire : La Révolution est un grand phare allumé sur des tombeaux.

 

FIN DU DOUZIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Instructions du comte d'Artois, remises à MM. les chevaliers d'Autichamp et de la Béraudière pour les généraux Stofflet et Scépeaux, en date du 17 novembre 1795. Voyez Correspondance secrète de Charette, Stofflet, Puisaye et autres, t. I, p. 39.

[2] M. R. de Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, Paris, an XII.

[3] Histoire parlementaire, t. XXXVII, p. 62, et Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 216-217.

[4] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 217 et 218.

[5] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 218.

[6] Thibaudeau, dans ses Mémoires, t. I, p. 220, dit que trente membres de la Montagne s'abstinrent de prendre part à la délibération.

[7] Voyez le rapport de Merlin (de Douai) dans le Moniteur (séance du 14 vendémiaire), an IV, n° 18.

[8] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 218.

[9] Moniteur, an IV, n° 19 et 20. — Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 233.

[10] Moniteur, an IV, n° 19.

[11] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 234.

[12] Moniteur, an IV, n° 29.

[13] Moniteur, an IV, n° 29.

[14] Chap. V, p. 316.

[15] Mémorial de Sainte-Hélène, chap. V, p. 316.

[16] Moniteur, an IV, n° 23, séance du 18 vendémiaire (10 octobre 1795).

[17] Moniteur, an IV, n° 23.

[18] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 222.

[19] Moniteur, an IV, n° 28.

[20] Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution de France, t. IV, p. 230.

[21] Voyez plus haut le chapitre intitulé : les Agents de Paris.

[22] Voyez le rapport d'Ysabeau, dans le Moniteur, an IV, n° 30, séance du 25 vendémiaire (17 octobre 1795).

[23] Moniteur, an IV, n° 30

[24] Moniteur, an IV, n° 30

[25] Voyez le Moniteur, an IV, n° 28, séance du 25 vendémiaire (15 octobre 1795).

[26] Moniteur, an IV, n° 28.

[27] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 225-226.

[28] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 225 et 226.

[29] Moniteur, an IV, n° 29. Ils furent, plus tard, rendus à la liberté par le Conseil des Cinq-Cents. Voyez le Moniteur, an IV, n° 48.

[30] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 244.

[31] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 244.

[32] Voyez ce que dit à ce sujet Thibaudeau, Mémoires, t. I, p. 243.

[33] Voyez le Moniteur, an IV, n° 36.

[34] Moniteur, an IV, n° 38.

[35] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 229-230.

[36] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 252-255.

[37] Voyez la discussion qui eut lieu à ce sujet dans le Conseil des Cinq-Cents, séance du 16 brumaire an IV. — Moniteur, an IV, n° 19.

[38] Voyez ce rapport dans l'Histoire parlementaire, t. XXXVII, p. 46-61.

[39] Histoire parlementaire, t. XXXVII, p. 46-61.

[40] Moniteur, an IV, n° 36.

[41] Voyez ses Mémoires, t. I, p. 220.

[42] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 246-247.

[43] Voyez le Moniteur, an IV, n° 37, et les Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 247-249.

[44] Moniteur, an IV, n° 37.

[45] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 258.

[46] Moniteur, an IV, n° 37.

[47] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXXVII, p. 74 à 87.

[48] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 262.

[49] Moniteur, an IV, n° 38.

[50] Moniteur, an IV, n° 38.

[51] Moniteur, an IV, n° 38.

[52] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXXVII, p. 88.

[53] Moniteur, an IV, n° 44.

[54] Moniteur, an IV, n° 44.

[55] Voyez le Moniteur, an III, 1795, n° 274 ; — an III, 1795, n° 108 ; — an II, 1794, n° 126 ; — an Ier, 1793, n° 185, 186 ; — an II, 1794, n° 110 ; — an II, 1794, n°135 ; — an II, 1794, n° 249 ; — an II, 1794, n° 165 ; — an II, 1794, n° 304 ; — an II, 1794, n° 154 ; — an III, 1794, n° 76 ; — an II, 1794, n° 185 ; — an III, 1795, n° 243 ; — an Ier, 1793, n° 165, etc., etc.

[56] Voyez le Moniteur, an Ier, 1793, n° 198, 227, 151, 262, 160, 164 ; — an IV, 1795, n° 41 ; — an III, 1794, n° 42.

[57] Voyez le Moniteur, an II, 1794, n° 289,131, 152, 104 ; — an Ier, 1793, nos 143, 118, 58, 106,107, 77 ; — an III, 1794, n° 57 ; — an IV, 1795, n° 41 ; — an Ier, 1793, n° 224, 235, 236, 238, 244 ; — an II, 1793, n° 37 ; — an Ier, 1793, n° 94 ; — an Ier, 1793, n° 216 et 257 ; — an III, 1795, n° 281 ; — an Ier, 1793, n° 265 ; — an II, 1794, n° 280 ; et an II, 1793, n° 18, 48, 87, 88 ; — an III, 1794, n° 84 ; — an Ier, 1793, n° 211 ; — an III, 1794, n° 22 ; et an III, 1795, n° 316 ; — an IV, 1795, n° 35 et 41.