HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE QUATORZIÈME

 

CHAPITRE III. — CHUTE DES ASSIGNATS

 

 

Services révolutionnaires de l'assignat. — Solidité de son gage. — Avantages particuliers attachés à l'emploi des métaux précieux comme intermédiaires des échanges. — Dangers inhérents à l'emploi du papier monnaie. — Ce que les financiers de la Révolution virent dans l'assignat. — A quel ordre social convient l'usage du papier-monnaie. — Chiffre des assignats en circulation trois mois après le 9 thermidor. — Chute des assignats déterminée par l'abolition du Maximum. — Autre cause de dépréciation. — Le Cabinet britannique et les assignats. — Fabrication de faux assignats tolérée en Angleterre par le gouvernement anglais. — Puisaye et Saint-Morys, fabricateurs de faux assignats. — Infâme théorie professée par Puisaye. — La fabrication des faux assignats sanctionnée par l'évêque de Dol. — Prêtres employés par Puisaye à la fabrication des faux assignats. — Prêtres suspendus, à cause de cela, de leurs fonctions ecclésiastiques par l'évêque de Léon. — Obstination des prêtres faussaires. — Curieuse entrevue de quelques-uns d'entre eux avec l'évêque de Léon. — La fille de Saint-Morys fait demander à M. Windham un ordre pour faire quarante livres d'encre. — Signes secrets de reconnaissance adoptés pour les faux assignats. — La France affligée d'une hydropisie de papier. — Résultat de ce fléau. — Invasion de la fortune publique par les agioteurs. — L'agiotage né de la réaction, devenu incoercible. — Vaines imprécations. . — Le Palais-Royal, temple immonde de l'agiotage. — Rapport de Boissy d'Anglas sur l'agiotage. — Impuissance des remèdes proposés. — Pourquoi le mal était irrémédiable. — Le numéraire rappelé. — Divers expédients pour relever l'assignat ; leur inefficacité. — Réouverture de la Bourse. — Les agioteurs pullulent. — Enchaînement logique des maux enfantés par la réaction.

 

Le 16 pluviôse an III (4 février 1795), la Révolution se trouvait avoir dépensé, depuis le 1er janvier 1790, c'est-à-dire dans l'espace d'environ quatre ans et demi, la somme de 9.500.000.000 livres en assignats[1].

En assignats ! que de tragédies dans ce mot ! Mais, en revanche, que de prodiges !

Si le gouvernement révolutionnaire parvint à nourrir et à équiper des armées de douze cent mille hommes — à créer des flottes — à extraire de la terre des quantités énormes de salpêtre — à couvrir la France de manufactures d'armes — à combattre la famine — à se passer de l'industrie, qui était paralysée, et du commerce, qui était mort — à étouffer la guerre civile — à chasser de nos frontières des nuées d'ennemis — à faire d'une nation de toutes parts assaillie une nation conquérante — à mettre la Coalition en lambeaux, et à remplir d'admiration le monde qu'il frappait d'épouvante, le moyen qui servit à l'accomplissement de ces choses fut un chiffon de papier que, plus tard, quand elles furent accomplies, un mendiant dédaignait de ramasser[2].

Qu'importe, après cela, que les économistes, pour l'honneur de la théorie, condamnent l'assignat ? Il est absous, puisque, associé à l'enthousiasme républicain, il a fait la Révolution et sauvé la France.

Au fond, il était naturel qu'ayant sous la main une masse considérable de domaines nationaux, la Révolution rendît leur valeur immédiatement disponible par leur mise en circulation au moyen d'un papier-monnaie. Comment les Américains avaient-ils fondé leur indépendance ? En créant des billets au porteur, payables en numéraire, mais qui n'étaient garantis que par des terres incultes dans un pays peu habité : que n'avait-on pas à attendre des assignats français, mandats payables en terres fertiles dans un pays couvert d'habitants ? Quel gage fut jamais plus réel et plus solide que celui sur lequel reposait le prix des assignats ? Les métaux précieux, l'or, l'argent, peuvent-ils avoir, après tout, une valeur intrinsèque supérieure à celle de la terre même du sein de laquelle on les tire ? et un papier convertible en champs, en prairies, en forêts, n'offre-t-il pas autant de garanties qu'une monnaie d'or ou d'argent convertible en lingots ? Les financiers de la Révolution étaient partis de là.

Non qu'ils se fissent illusion sur les avantages particuliers attachés à l'emploi des métaux précieux comme intermédiaires des échanges ; ils n'ignoraient certes pas qu'un des inconvénients du papier-monnaie, même lorsqu'il a un gage solide, est de ne pas porter ce gage avec lui partout où il se présente, et qu'un autre de ses inconvénients, plus sérieux encore, est de pouvoir se créer à très-peu de frais, presque à volonté, d'où résulte de la part des gouvernements une tendance funeste à le multiplier outre mesure, ce qui entraîne son avilissement et bouleverse les transactions. Ils n'ignoraient pas que, dans les métaux précieux, au contraire, la valeur idéale se montre toujours unie à la valeur réelle qui lui sert de base ; que, dans l'or et l'argent, le signe et le gage se confondent ; qu'on ne saurait avilir indéfiniment et arbitrairement la monnaie métallique par la surabondance, parce que sa quantité est limitée par la fécondité des mines et la difficulté de les exploiter ; qu'enfin les métaux précieux, conservant toujours comme lingots un prix équivalent aux frais de production, et pouvant s'offrir aux arts, à l'industrie, comme matière d'ornement, le jour où ils cesseraient d'être employés comme monnaie, cela même assigne à leur dépréciation, en tout état de cause, une limite nécessaire.

Oui, les financiers de la Révolution savaient tout cela ; mais ce qu'ils savaient aussi, c'est qu'avant de songer au danger possible d'émissions exagérées dans l'avenir, il fallait pourvoir aux exigences formidables du moment ; c'est qu'il y aurait eu folie, quand la France était à la veille d'être isolée dans le monde et enveloppée par la haine des rois, à ne pas tirer parti de la seule ressource qu'elle eût sous la main : les domaines nationaux ; c'est que, en un mot, la question était une question de vie ou de mort.

Un levier révolutionnaire, voilà ce que les hommes de la Révolution virent dans l'assignat, et l'événement prouve de reste que, sous ce rapport, ils ne se trompèrent pas.

Mais, nous l'avons déjà dit[3], au point de vue scientifique, et comme signe permanent des richesses, comme intermédiaire normal des échanges, le papier ne saurait convenir qu'à un ordre social basé sur l'intimité des relations, l'accord des intérêts et la convergence des efforts. Le papier, même couvert par un gage, se présente séparé de ce gage ; il fait donc appel à la bonne volonté, à la confiance de ceux qui ont à le recevoir ; il n'est, et ne peut être que la monnaie des promesses qu'on tient et auxquelles on croit. Et c'est ce qui le rend impropre à être employé comme instrument des échanges dans tout régime qui consacre la séparation des intérêts, sanctionne leur antagonisme et fait servir la défiance de contre-poids à la fraude.

Il était donc inévitable que la contre-révolution signalât son avènement sur la scène par la chute du papier-monnaie, et c'est ce qui eut lieu.

A l'époque du 9 thermidor, le chiffre des assignats émis était loin d'être hors de rapport avec la valeur des domaines nationaux contre lesquels ils pouvaient s'échanger ; car, même trois mois après, le chiffre des assignats en circulation ne s'élevait pas au-dessus de 6.400.000.000 livres[4], ayant pour gage des biens qui, vendus à raison du denier 40 de leur produit annuel, représentaient une valeur de 15.000.000.000 livres.

Il n'y aurait donc pas eu sujet de s'alarmer de l'insuffisance du gage, si, à mesure que le service public nécessitait des émissions nouvelles, on eût pu retirer de la circulation les assignats surabondants en donnant en échange aux possesseurs une portion correspondante des domaines nationaux. Par malheur, là était la difficulté, tant les scrupules religieux et les considérations politiques, la crainte d'un changement chez les uns, et chez les autres la peur de l'enfer, apportaient d'entraves à la vente de biens que les prêtres et les émigrés n'avaient cessé de regarder comme leurs !

Toutefois, tant que la loi du Maximum fut en vigueur, l'assignat se maintint, par la raison bien simple que le Maximum empêchait le prix des marchandises de s'élever au-dessus d'un niveau déterminé. Mais lorsque le Maximum fut aboli, chaque vendeur devenant libre d'exiger des acheteurs tout ce qu'il voulait, le renchérissement subit des marchandises eut lieu dans des proportions qu'on n'avait pas soupçonnées. La cupidité, longtemps arrêtée dans son essor, se hâta de faire usage des ailes de vautour qu'il lui était désormais permis de déployer sans contrainte ; pour la même quantité de marchandises, l'acheteur se vit obligé de donner en assignats une valeur décuple, et la chute du papier-monnaie fut effroyable.

Autre cause de dépréciation. Tant que la France, isolée dans le monde, avait dû se suffire à elle-même, elle n'avait pas senti aussi vivement la nécessité de donner pour base à ses stipulations de commerce ce qui sert de point de comparaison aux valeurs chez tous les peuples, c'est-à-dire le marc d'argent. Mais lorsque ses communications avec le dehors commencèrent à se rétablir, l'assignat ne put entrer en comparaison avec les valeurs étrangères, sans que son infériorité se manifestât par la baisse du change. Ce que les étrangers étaient naturellement portés à voir dans nos assignats, c'était, comme Johannot le fit très-bien remarquer dans son rapport du 25 germinal (14 avril) 1795[5], un engagement de vendre des biens qui ne leur étaient point nécessaires : rien de plus. L'assignat avait beau être une promesse, et une promesse portant sur un gage formel, sur un gage suffisant, il aurait fallu que sa réalisation fût exigible à vue pour que l'étranger y eût confiance.

Est-il vrai que Pitt ait entretenu à Paris des émissaires chargés de pousser à la baisse des assignats par d'indignes manœuvres ? C'est là un fait qui n'a jamais été prouvé, mais que la Convention tenait pour certain. Vernier, esprit sérieux et modéré, disait dans la séance du 17 floréal (16 mai) 1795 :

Le Cabinet de Saint-James est le principal agent de la baisse des assignats. Il opère ainsi : du moment que nos assignats prospèrent à l'étranger, il les fait répandre à profusion et vendre à vil prix. Quand le louis se vend 260 livres au Palais-Royal, ses émissaires le font monter à 400 livres. Ces hommes pervers, qui suivent le cours de nos opérations, annoncent que telles communes ont reçu des assignats du trésor national ; qu'il faut doubler le prix de l'or dont elles ont besoin pour avoir les subsistances. C'est ainsi que la bienfaisance nationale tourne au détriment de la nation, par les intrigues des émissaires de Pitt[6].

 

Il est difficile de concevoir comment nos assignats auraient pu, dans quelque circonstance que ce fût, prospérer à l'étranger ; et certes, pour expliquer les manœuvres infâmes dont le Palais-Royal était le théâtre, il n'était pas besoin de recourir à l'hypothèse d'émissaires envoyés par Pitt.

Mais ce qui n'est pas douteux, c'est que la fabrication des faux assignats était plus que tolérée en Angleterre par le gouvernement anglais[7]. Ce qui n'est pas douteux, c'est que, lorsque Puisaye arriva à Londres, il y trouva chez un M. de Saint-Morys, dont il fit depuis son homme de confiance et son intermédiaire auprès du comte d'Artois, toutes les planches et tous les ustensiles nécessaires pour la fabrication d'assignats revêtus des formes extérieures de ceux des assemblées nationales ![8] En outre, il existait à Londres dix-sept ou dix-huit fabriques particulières de faux assignats[9]. Puisaye, jugeant ces petites mesures tout à fait insuffisantes pour que la cause générale en pût retirer le moindre avantage, — ce sont ses propres paroles — eut l'idée de faire les choses en grand ; en d'autres termes, de mentir et de voler sur une immense échelle.

Les raisonnements au moyen desquels Puisaye transforme en acte de vertu le crime qui consiste à contrefaire les effets publics ou particuliers, crime subversif des fondements de toute société, ont un caractère de naïve impudence qui mérite une place dans l'histoire des forfaits enfantés par les discordes civiles.

Partant de cet étrange point de vue que la Convention était revêtue d'un pouvoir usurpé, et que, conséquemment, les assignats émis par elle représentaient une propriété appartenant aux princes français, Puisaye en concluait qu'il était légitime de les contrefaire, un propriétaire pouvant, lorsqu'il en a l'occasion et le moyen, reprendre son bien où il le trouve[10]. De sorte qu'il était parfaitement juste de porter un coup terrible à la valeur d'un papier dispersé entre les mains de tous, parce que, en élisant ceux par qui il lui avait plu d'être représentée, la nation avait disposé du pouvoir souverain, qui était la propriété des princes français !

Il est vrai que tes faux assignats fabriqués par Puisaye étaient déclarés remboursables, au lendemain de la victoire des royalistes, après avoir été rendus reconnaissables, par un signe secret[11]. Mais en quoi cela pouvait-il empêcher l'avilissement, résultat inévitable de la surabondance ? En quoi cela pouvait-il empêcher la ruine des porteurs actuels d'assignats ? Et les porteurs d'assignats, c'était tout le monde !

En outre, par qui auraient-ils été remboursés, sinon par la nation, en cas de succès des royalistes, ces assignats déclarés remboursables et qui ne répondaient à aucune valeur réelle, ces assignats qu'on créait pour les donner purement et simplement aux royalistes ? Supposons que, la cause du roi venant à triompher, Puisaye lui-même se trouvât en avoir gardé pour deux ou trois, ou dix millions qui ne lui avaient coûté que la peine de les faire fabriquer : il n'aurait donc eu qu'à se présenter au trésor et à faire reconnaître le signe secret, pour être plus riche de deux, de trois, de dix millions, que la nation aurait dû lui payer en numéraire ! En vérité, l'audace du crime est ici dépassée par l'imbécillité de l'aveu !

Il est vrai encore que Puisaye n'entendait pas opérer dans l'ombre. Mais quoi ! la publicité ici était une aggravation du mal ; car publier qu'une masse énorme d'assignats contrefaits allaient être lancés dans la circulation, et que la distinction entre ceux qui étaient remboursables et ceux qui ne l'étaient pas résidait dans un signe secret, c'était jeter dans toutes les transactions, rendues de la sorte incertaines, un trouble épouvantable.

Et si d'aventure ce succès, sur lequel Puisaye basait ses calculs, n'arrivait pas, les royalistes à qui l'on faisait cadeau de ces assignats menteurs, se seraient donc tirés d'affaire en les passant à d'autres, entre les mains desquels ils n'auraient plus été qu'un misérable chiffon de papier ! Encore une fois, c'était le mensonge réduit en système, c'était le vol organisé sur une immense échelle.

Or, chose monstrueuse ! l'évêque de Dol, le même que les récits royalistes qualifient de prélat vénérable, donna son plein assentiment à cette théorie de la spoliation. Comme le fait risquerait de n'être pas cru, il faut citer les propres paroles de Puisaye :

Je soumis à l'évêque de Dol la question des assignats, et lorsqu'il eut pesé les motifs d'autorité, de publicité et de garantie qui venaient à l'appui de l'intérêt politique, qui seul, n'eût été certes pour lui ni une justification ni une excuse, il n'hésita pas à y donner son entière approbation[12].

Un trait manquerait à ce hideux tableau, si nous négligions de dire qu'un grand nombre d'ecclésiastiques furent employés, en Angleterre, à la fabrication de la fausse monnaie. M. de Saint-Morys les avait réunis pour accélérer ce travail ![13]

Il faut dire, à l'honneur de l'évêque de Léon, que, bien différent en cela de l'évêque de Dol, son confrère, il eut horreur de la fabrication des faux assignats, et suspendit de leurs fonctions ecclésiastiques ceux des prêtres faussaires qui relevaient de son autorité. Une lettre manuscrite, que nous avons trouvée, au British Museum, parmi les Papiers de Puisaye, fournit à ce sujet des détails dont le caractère est si curieux et l'importance historique si grande, qu'il convient de la citer ici textuellement, sans en retrancher un mot. Elle montre comment certains prêtres, grands meneurs du parti royaliste, comprenaient les lois de la morale. C'est à confondre l'esprit.

LETTRE DE DOUDUIT, CURÉ DE LOURENAIS, À PUISAYE

Shadwell, 20, Great Spring Street.

14 mars 1795.

Mon général et cher bienfaiteur,

Encore un mot de l'évêque de Léon et je ne vous en parlerai plus. Jeudi dernier, M. Gaultier, mon intime ami, et moi, nous allâmes saluer Sa Grandeur et attendre le sermon paternel solennellement promis à cette époque. Il nous reçut d'une manière à nous faire juger qu'il éprouvait une certaine satisfaction en nous voyant soumis, mais qu'il avait en même temps envie de nous mordre. Il ne nous laissa pas longtemps sans nous faire connaître ses bonnes dispositions à notre égard.

— Messieurs, nous dit-il, comme vous avez contribué à cette association — pour la fabrication des faux assignats — qui m'a fait tant de peine, qui a scandalisé le clergé catholique, et même tous les anglicans de tout ordre et de toute condition, vous ne devez pas vous attendre à être relevés aussitôt que les autres.

Nous eûmes, mon ami et moi, bien de la peine à ne pas rire tout haut ; mais nous nous tûmes, et voici comment le bon évêque continua ses honnêtetés :

— Vous avez d'autant plus de tort, que vous, monsieur Douduit, avez fait venir tout le monde, et que vous, monsieur Gaultier, avez, par votre exemple, attaché au parti de Douduit tous ceux qui, ne s'en rapportant pas à sa tête enthousiaste, crurent tout ce que vous leur dîtes, parce que votre prudence, vos connaissances et votre mérite leur étaient plus connus. D'ailleurs, vous avez agi contre votre conscience, ou vous avez tout au moins suivi une conscience douteuse.

— Pardonnez-moi, monseigneur, lui répondis-je, nous savions faire le bien de notre païs, et je n'en ai jamais eu, n'en ai actuellement, ni jamais n'en aurai le moindre remords. Je n'ai fait, comme mes confrères, en rompant notre association, que me soumettre à l'autorité apostolique, mais je ne crois pas que jamais mon travail m'ait rendu coupable d'un seul péché véniel.

— Assurément, il faut, me répliqua l'évêque, que vous soyez fou ou étrangement trompé.

— Non, monseigneur, répondis-je, c'est vous.

— Comment ! vous me dites que je suis fou ! reprit vivement le prélat.

— Non, monseigneur, dis-je, mais trompé.

— Et par qui ?

— Par tous les cabaleurs qui vous assiègent et qui ne cherchent qu'à abuser de la confiance de Votre Grandeur.

— Mais, monsieur Douduit, pour qui me prenez-vous ? Des cabaleurs me tromper !

— Oui, monseigneur, des cabaleurs, que je nommerais bien si je voulais, vous trompent tous les jours. Un homme respectable comme vous, incapable de tromper, croit rarement que les autres cherchent à le surprendre et à lui en imposer.

— Apprenez, monsieur, qu'on peut m'en imposer un instant, mais pas toujours, et que le parti que j'ai pris contre vos opérations est le fruit d'un mûr examen et de longues considérations ; je crois avoir au moins plus d'expérience et de connaissances que vous.

— Assurément, je me ferais un devoir, en toute autre occasion, de recevoir des instructions de Votre Grandeur, mais je suis un peu mieux informé qu'elle sur ce que j'ai fait jusqu'ici.

— Je le sais bien, ce que vous avez fait… de faux assignats, et jamais il ne convient de faire un faux, même pour le plus grand bien.

— J'ose observer, monseigneur, soit que j'aie fait ou non des assignats, ce que je ne puis vous dire, que jamais je n'ai fait de faux assignats, vous devez m'entendre. Au reste, je soutiens qu'il n'en existe pas de véritables.

— Vous avez tort, monsieur, ceux de la Convention, quoiqu'elle soit coupable, sont les seuls vrais.

— Je ne crois pas, monseigneur, que le papier-monnoye des rebelles et des régicides puisse être autre chose qu'un faux, maintenu par la force, les violences et l'invasion de toutes les propriétés.

— Les princes, croyez-moi, monsieur Douduit, n'ont pas le droit de faire faire un faux. S'ils avaient, comme on dit, l'intention de rembourser les assignats fabriqués à Londres, ils auraient dû en émettre qui auraient porté leurs noms, leur empreinte. On dit qu'il y a une marque distinctive, un caractère de reconnaissance pour leur remboursement ; mais cette marque même doit les faire reconnaître pour faux, et c'est le moyen d'occasionner des massacres et des incarcérations. Il y en a eu déjà beaucoup à ce sujet, et cela a fait un grand scandale en Bretagne. C'est faire un grand tort au ministère français.

Comme il n'y avait pas dans toutes ces phrases un seul mot qui n'eût exigé une réponse directe, et que cela m'eût mené trop loin, je m'abstins d'y riposter. Il continua sa pointe, et me dit qu'il savait de la bouche des ministres de Sa Majesté Britannique qu'ils désapprouvaient notre association et notre travail. C'est, au reste, dit-il, affaire de politique. Je lui répondis froidement que je pensais, comme lui, que c'était par pure politique. Il me dit ensuite que le comte avait été trompé — j'ignore de quel comte il voulait parler — et ajouta que lui, évêque de Léon, avait eu entre les mains pour 50.000 fr. en assignats faux, mais de notre manufacture ; que s'il avait voulu en avoir d'autres, cela lui eût été facile. Alors, dit-il, s'il existe un caractère de reconnaissance, je pourrais, en France, dire à mes princes : Voilà vos assignats, remboursez-les-moi, et j'aurais une somme presque incalculable, pour trois ou quatre guinées !

— Mais, monseigneur, repartis-je, ces assignats ont donc été volés dans quelque manufacture, non pas dans notre prétendu atelier, je n'avoue pas qu'il en existe. L'évêque hésita, et à la fin il me dit qu'ils avaient été volés et qu'il les avait rendus à un ministre. Il me souhaita et à mon ami le bonjour, après nous avoir dit que, puisque nous nous obstinions à ne pas nous reconnaître coupables, jamais, pendant que nous serions dans de pareils sentiments, il ne nous accorderait aucuns pouvoirs. Ainsi, comme je ne puis, sans trahir mon honneur, la bonne cause et ma propre conscience, confesser que j'ai eu tort, me voilà suspens jusqu'à la vallée de Josaphat.

Nous n'avons plus que deux partis à prendre, mes confrères et moi. Nous vous supplions de vous décider, après que vous en aurez conféré avec Mgr l'évêque de Dol.

Le premier serait de nous retirer à Guernesey ou Jersey, pour y faire une espèce de quartier de séminaire, afin de mettre nos âmes en bon état, et d'être prêts à travailler pour vous, ou à mourir pour Dieu, le roi et vous. Nous serions là sous la juridiction de l'évêque de Coutances, qui pourrait bien nous réhabiliter.

Le deuxième parti serait, en cas que les émigrés soyent en peu obligés de se rendre en France, de continuer, s'il est nécessaire, le travail que tant d'agitations nous ont forcés d'abandonner.

Daignez m'honorer d'une réponse, ou m'assigner un lieu où je puisse recevoir vos bons avis. Nous nous y soumettrons tous avec le plus grand respect. Je puis vous le dire au nom de la très-grande majorité de mes associés, et surtout au nom de MM. Julien GAULTIER, prêtre, curé de Treffendel, diocèse de Saint-Malo ; Pierre FROBERT, prêtre de Moncontour, directeur des religieuses dudit Moncontour, évêché de Saint-Brieuc ; Étienne AMY, prêtre de la ville de Saint-Malo ; Julien BASLE, prêtre de Saint-Meloir, évêché de Saint-Malo, Pierre COGRANNE, prêtre de Tremblay, évêché de Rennes ; Marc-Antoine BOSCHUT, sous-diacre de la paroisse de Saint-Urian de Quintin, évêché de Saint-Brieuc.

J'ai l'honneur d'être, mon général et cher bienfaiteur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

J. DOUDUIT,

curé de Lourenais[14].

 

Voilà par quels hommes était dirigée la conscience des royalistes, et comment ils servaient la cause de la religion !

Le document qu'on vient de lire, outre l'intérêt qui s'attache à une pareille révélation, a cela de grave qu'il prouve que les ministres anglais connaissaient à merveille ce fait de la fabrication des faux assignats par Puisaye, le toléraient et n'avaient l'air de le désapprouver, en présence d'hommes du caractère de l'évêque de Léon, que par pure politique.

Mais ne furent-ils coupables que de tolérance ? Dans les Papiers de Puisaye nous lisons une lettre relative à la fabrication des faux assignats, par laquelle la fille de Saint-Morys prie le marquis Dumesnil d'obtenir un ordre de M. Windham pour faire 40 livres d'encre ![15]

Pour chaque variété de faux assignats il y avait un signe de reconnaissance particulier, qui était, d'après les Papiers de Puisaye :

Pour les assignats de 5 livres :

A la bande de droite, le premier azur en descendant le plus près du mât au bout du mot mort, un peu émoussé par un coup de burin dans la partie à droite, à côté du filet extérieur ;

Pour les assignats de 25 sols :

Dans le filet du rond à gauche, dans la partie inférieure dudit filet qui est dans la bande, une coupure de burin ;

Pour les assignats de 50 livres :

Au filet d'en bas, en dehors, sous le troisième chiffre de la série, un point rond[16].

Comme il n'en coûtait à Puisaye, pour avoir de l'argent, que de se déshonorer, il fut bientôt en état d'écrire au Comité central catholique-royal : Portez la solde à 40 sous : avant peu, vous aurez un million par jour, et deux dans quelque temps[17]... La fabrication est lente, mais elle prendra la plus grande activité. Les prêtres qui partent ont chacun mille livres dans leur poche[18]Je fais faire des assignats de 25, 10 et 15 sous, mais cela est horriblement volumineux. Néanmoins, il en faut de toute espèce pour compléter le système, que vous trouverez bon, et auquel il faut donner sur toute la surface du pays le plus d'étendue possible.

Puisaye, dans ses Mémoires, dit d'un ton de triomphe que les faux assignats sortis de sa manufacture étaient parfaitement imités et se donnaient pour rien aux officiers qui passaient en France[19]. Mais ces assignats qu'on leur donnait pour rien, eux les échangeaient, en France, contre des valeurs réelles, et qu'était-ce que cela, sinon un vol ?

Le fait est qu'au mois de mai 1795, on ne portait pas à moins de douze ou quinze milliards le nombre des faux assignats glissés dans la circulation. Vernier, à la vérité, nia du haut de la tribune l'exactitude de ce chiffre, et alla même jusqu'à prétendre que le nombre des faux assignats était très-petit ; mais il aurait fallu expliquer d'une manière un peu précise ces mots très-petit, et comment prendre la dénégation de Vernier au sérieux, quand on songe à l'immense intérêt qu'avaient les Thermidoriens à rassurer les esprits, à éviter une panique ?

Du reste, la surabondance des assignats, même vrais, n'était déjà que trop calamiteuse. La vente des biens nationaux ne s'opérant qu'avec beaucoup de lenteur, et les besoins du Trésor appelant sans cesse des émissions nouvelles, la circulation s'engorgeait d'une manière effrayante. D'après Vernier, se fondant sur un tableau publié par le Comité lui-même, le chiffre des assignats créés jusqu'au mois de floréal an III (mai 1795), ne s'élevait pas à moins de 11.855.851.623 liv., sur lesquels 8 milliards moins 140 millions étaient en circulation.

Nous avons une hydropisie de papier, s'écriait avec terreur Bourdon (de l'Oise) dans la séance du 28 floréal (17 mai 1795[20]). Et c'était vrai.

De là, une dépréciation continue dans la valeur du signe et de l'instrument des échanges ; de là, une horrible incertitude dans les transactions ; de là, dans les conventions publiques et privées, un désordre qui allait croissant et menaçait de devenir incurable. Tous ceux qui avaient des payements à recevoir étaient ruinés ; tous ceux qui avaient des payements à faire s'accoutumaient, comme s'en plaignit amèrement Johannot, à y porter une mauvaise foi qu'ils ne se reprochaient même plus, la rejetant sur les accidents de la Révolution[21] : de sorte que fortune publique et moralité publique semblaient à la veille de s'abîmer à la fois dans un gouffre sans fond. Le fonctionnaire public, qui recevait maintenant en une monnaie avilie un salaire qu'on n'avait point augmenté, descendait la pente du désespoir. Le rentier, qui avait vécu heureux avec une rente de 6.000 livres, laquelle n'en valait plus aujourd'hui que 1.200[22], se déclarait un homme perdu. Le propriétaire d'une ferme de 6.000 livres de rente, que son fermier payait avec le produit de la vente d'un cheval[23], criait à la spoliation. L'État, de son côté, perdait considérablement, parce que, dans le payement des impôts, il lui fallait recevoir l'assignat à sa valeur nominale, tandis que ses fournisseurs, depuis que les prix étaient libres, recevaient seulement l'assignat à la valeur que lui assignait le cours. Comment suppléer à ce déficit, qui se renouvelait sans cesse ? Le trésor n'avait d'autre ressource que de créer des assignats, encore des assignats, toujours des assignats. C'était essayer de remplir le tonneau des Danaïdes !

Autre fléau. De même que les vers naissent de la pourriture, de même l'agiotage naquit du vaste désordre moral qu'enfantèrent bientôt, et l'incertitude des transactions, et la tentation de pêcher en eau trouble. La mobilité des prix étant née de la hausse continue des marchandises par rapport aux assignats, la fureur du jeu n'eut garde de manquer une aussi belle occasion de se donner carrière. On acheta des marchandises qu'on n'entendait nullement posséder, et l'on vendit des marchandises qu'on ne possédait pas, selon la pratique bien connue des marchés à terme. Au terme échu, la marchandise se trouvait-elle avoir haussé, c'était l'acheteur qui bénéficiait de la différence ; se trouvait-elle avoir baissé, c'était le vendeur. On ne produisait pas, on spéculait. Le commerce était mort, le pari régnait à sa place. Bientôt, il y eut agiotage sur toute chose : sur les denrées, sur les subsistances, sur les métaux[24] ; et le royalisme s'alliant à l'agiotage, les manœuvres qui avaient pour but d'achever les assignats par le surhaussement systématique du prix des denrées, des subsistances et des métaux, eurent un succès déplorable. Elles ne furent pas indignes seulement, ces manœuvres : elles furent barbares ; car la spéculation, mariée à l'esprit de parti, n'eut pas même pitié de la faim. Lorsque, dans la séance du 25 floréal (12 mai) 1795, Pressavin dénonça ce fait qu'au Palais-Égalité (Palais-Royal), on exposait en vente du pain à vingt-deux francs la livre, un mouvement d'indignation éclata sur tous les bancs ; et de vifs applaudissements se firent entendre, quand Pressavin ajouta : Je demande que le  Comité de sûreté générale soit chargé de prendre des mesures pour atteindre ces voleurs-là[25].

Dans la même séance, Jean-Bon Saint-André s'exprimait en ces termes : Ces hommes trouvent dans les principes de douceur et de justice qui vous animent l'impunité et un moyen assuré d'assassiner le peuple sans courir de risques[26]. Sur quoi, Duroy s'écria : Il y a un mois que j'ai instruit le Comité de salut public du brigandage qu'on vient vous dénoncer aujourd'hui, mais nous n'avons pas de gouvernement[27].

Duroy se trompait : il y avait un gouvernement, mais qui n'était fort que contre. la Révolution qu'officiellement il représentait !

L'agiotage, d'ailleurs, a l'élasticité de l'anguille : il s'échappera toujours des mains qui essayeront de le saisir. Qu'avait fait la réaction en abolissant le Maximum, en absorbant l'intérêt social dans l'intérêt individuel, en proclamant comme l'inviolable loi du monde commercial la mobilité sans limites du prix des choses, et en dégageant de tout contrôle les rapports qui unissent la production, la circulation et la consommation des richesses ? Elle avait rendu la société à l'empire du principe de l'offre et de la demande, principe qui soumet nécessairement la vie de l'industrie et celle du commerce à des conditions aléatoires, à des fluctuations de chaque jour. Or, la spéculation ainsi déchaînée, son pouvoir, qu'elle fût productive ou non, devenait incoercible. Pour interdire efficacement les marchés à terme, pour empêcher par voie réglementaire les fureurs du jeu de se substituer à l'action du commerce, il aurait fallu sortir du système de l'offre et de la demande ; il aurait fallu revenir précisément à ce que les réactionnaires avaient détruit ; et cela même n'eût pas suffi ; car, au point de vue économique, l'œuvre révolutionnaire ayant été illogique, incomplète, il aurait fallu la compléter. Maudire les excès de la spéculation, après avoir inauguré un ordre social qui rendait ces excès inévitables, c'était de la part de la réaction, le comble de l'inconséquence.

Si, pour arrêter la spéculation dans son frénétique essor, il n'y eût eu qu'à la maudire, les meneurs du parti dominant eussent été bientôt délivrés des soucis qu'elle leur causait. Jamais on n'ouït pareil débordement d'anathèmes. Il ne se passait presque pas de séance que quelque membre des Comités ne vînt tonner contre l'audace avec laquelle des millionnaires en guenilles poursuivaient leurs plans de destruction et de famine[28]. Le Journal du Bonhomme Richard, feuille dont le rôle était de célébrer en langage ordurier la sagesse de la politique thermidorienne, s'écriait : Croirait-on bien qu'il y a de ces infâmes brocanteurs d'or qui jouent jusqu'à 10.000 livres la partie au domino, et qui se peignent ensuite comme des chiens qui sont las de manger la curée ?[29]

Imprécations vaines et vaines invectives ! La logique, l'indomptable logique de la situation que le triomphe des réactionnaires avait enfantée, donnait raison aux agioteurs et les couvrait d'une égide impénétrable à tous les traits.

Ils marchaient donc tête levée, en hommes qui se savaient les grands prêtres d'une société qui n'avait plus d'autre religion que l'individualisme.

Leur temple, c'était le Palais-Egalité, qui avait été et devait redevenir le Palais-Royal, temple bien digne du culte immonde qu'on y pratiquait. Là, en effet, s'étaient conservées les traditions de la corruption monarchique ; là, durant l'orage révolutionnaire, les libertins de la Jeunesse dorée avaient fait en silence leur éducation politique, à l'école des prostituées ou dans l'ombre des tripots. Les agioteurs ne pouvaient choisir un plus convenable repaire, ni un plus admirable lieu de rendez-vous pour leurs conférences avec la fraction gangrénée du parti royaliste. Ce fut dans ce monument bizarre, moitié palais, moitié bazar, dont le seul aspect indiquait l'alliance intime de la boutique et du trône, que la spéculation improductive et spoliatrice, en 1795, établit le siège de son empire.

C'est un spectacle dégoûtant, s'écriait Jean-Bon Saint-André, dans la séance du 25 floréal (12 mai), que celui que présentent les agioteurs qui siègent au Palais-Égalité. Ils portent empreinte sur leur figure toute l'immoralité des sentiments qui les animent. On les voit, les uns ayant à la main des tabatières d'or, les autres des échantillons d'étoffes ou d'autres marchandises, venir faire des opérations qui attestent en même temps la faiblesse du gouvernement et l'excès d'avilissement où la plus basse cupidité peut porter certains individus[30].

Ceux qui spéculaient sur les valeurs métalliques avaient coutume de se réunir au café de Chartres. Avoir l'air de vendre des louis ou des écus, avoir l'air d'en, acheter, en faire monter la valeur à volonté, et faire baisser les assignats dans la proportion de la valeur factice qu'ils donnaient entre eux à l'or et à l'argent, telle était l'occupation journalière de ces hommes que, du haut de la Tribune nationale, Lehardy appelait des sangsues politiques[31], et Bailleul des misérables[32]. Grâce à leurs manœuvres, la variabilité des prix était devenue quelque chose de fabuleux. Le louis, qui, à onze heures, par exemple, valait 200 livres en assignats, se trouvait en valoir 250 à midi. Après avoir fait monter le louis à 400 livres, puis à 100 pistoles, ils finirent par dire bien haut qu'il fallait qu'il montât à 1.500 livres[33].

Ainsi, tout contribuait à rendre la chute des assignats effroyable.

Et contre ce mal, quel remède ?

Le 13 ventôse (3 mars) 1795, Boissy d'Anglas avait présenté un rapport sur l'agiotage.

Il y attribuait cette fièvre de spéculation, qu'il était, du reste, le premier à déplorer, au découragement du commerce et de l'industrie, découragement produit, disait-il, par les réquisitions, les préemptions, les taxations arbitraires des prix et la législation insensée du Maximum[34]. Mais cette législation avait été abolie ; et c'était précisément à partir de ce jour que l'agiotage avait envahi la scène !

Il est simple, ajoutait Boissy d'Anglas, que les citoyens auxquels il reste des capitaux et qui craignent de les rendre ostensibles, de les exposer aux regards jaloux de la dénonciation et à la main rapace de la tyrannie, aiment mieux les jouer que d'en rien faire[35]. — Mais quand Boissy d'Anglas disait cela, il y avait déjà plus de sept mois que cette prétendue tyrannie à laquelle il faisait allusion avait cessé d'exister, et c'était précisément depuis cette époque que tout s'inclinait devant l'abjecte souveraineté de l'agiotage !

Le mal qu'il s'agissait de guérir. Boissy d'Anglas le décrivait en ces termes :

Le jeu de l'agiotage n'est pas précisément illicite, mais il est immoral, et c'est avec justice que les hommes le méprisent, qu'ils refusent leur estime aux égoïstes qui en font métier. La raison en est simple : c'est que la nation ne gagne rien au déplacement de fortune que l'agiotage peut occasionner ; c'est que l'industrie de l'agioteur ne produit aucune création réelle ; c'est que les capitaux qu'elle emploie sont faits pour salarier le travail, pour faire naître de nouvelles productions on fabriquer de nouveaux ouvrages ; en un mot, pour servir la société, et non pour être prodigués ou risqués dans des spéculations frivoles, où l'avantage de celui qui gagne n'est fondé que sur le malheur de celui qui perd, sans qu'il y ait pour personne aucun autre profit. L'agiotage tarit donc les sources naturelles de la richesse de l'Etat ; mais, en produisant une vicissitude excessive dans les fortunes, il tend à bannir encore la morale de la société ; il en chasse l'économie ; il en éloigne la frugalité ; il y fait naître le luxe et les vices inséparables d'une opulence promptement acquise et qui, souvent, doit être si promptement détruite ; il invite, par l'appât du gain, le père de famille, l'époux, le citoyen aisé, à livrer aux chances du hasard l'existence de ce qui l'entoure et les aliments de son industrie ; il substitue la cupidité à la bonne foi, la dissimulation à la franchise, et l'oisiveté criminelle à l'activité laborieuse[36].

 

Boissy d'Anglas aurait pu dire mieux encore ; il aurait pu dire que la spéculation improductive affecte, en mainte occasion, des formes qui ne sont pas seulement celles du pari ou du jeu ; il aurait pu dire que l'agiotage est lié à la propagation des fausses nouvelles, à l'abus des secrets d'État, à l'absence de tout patriotisme, à l'astuce, à la trahison. L'immoralité de l'agiotage ne vient pas de ce que l'avantage de celui qui gagne est fondé sur le malheur de celui qui perd — c'est là un fait inhérent à tous les genres de commerce sous l'empire de la concurrence — mais bien de ce que le mensonge, la fraude, et, tranchons le mot, le vol, sont au nombre des moyens qui font gagner.

Restait à savoir ce qu'on opposerait au fléau. Interdirait-on l'agiotage par des lois ? Mais, à supposer même que la répression n'eût pas entraîné un despotisme inquisitorial plus à craindre que le mal qu'on voulait extirper, quelle efficacité attendre d'un pareil remède dans un ordre social basé sur un principe dont l'agiotage était le résultat nécessaire ? Ainsi que Johannot en fit la remarque dans la séance du 25 germinal (14 avril) : On peut appliquer à l'agiotage ce que Montesquieu dit de l'usure défendue dans les pays mahométans : elle augmente à proportion de la défense, le prêteur s'indemnisant des périls de la contravention[37].

Cela étant, que faire ? Les économistes du Comité de salut public imaginèrent que, puisqu'il ne fallait pas songer à détruire l'agiotage, le mieux était de le régulariser. Dans la séance du 13 ventôse (3 mars) 1795, Boissy d'Anglas avait dit : Le tripot des joueurs restera livré à son ignominie quand on rouvrira le marché de la République commerçante, et, comme conclusion, il avait proposé un décret dont le premier article était : La Bourse de Paris sera rouverte[38]. C'est ce qui ne tarda pas à être décidé. Mais la création d'un tripot pour ainsi dire officiel n'arrêta rien, n'empêcha rien. Les agioteurs ne sont pas de pudiques jeunes filles qu'un mot vif fait rougir : ils s'amusèrent beaucoup de cette ignominie à laquelle Boissy d'Anglas prétendait les condamner ; et fiers de lui avoir arraché cet aveu qu'à leur égard toute loi de répression serait impuissante, ils continuèrent de se rassembler, non plus seulement au Palais-Royal, mais à la Halle au blé, au quai de la Ferraille, partout. On eut beau ouvrir la Bourse, les agioteurs se soucièrent si peu des expédients de Boissy d'Anglas et de son marché de la République commerçante, qu'il fallut en venir à les poursuivre de place en place comme des bêtes fauves, et que, cela ne suffisant pas encore, on dut mettre en discussion les moyens de faire rendre gorge à ces invincibles brigands[39]. Jamais la logique ne s'était montrée plus inexorable.

Une autre question qui donnait aux dominateurs du jour de cruels soucis était celle du numéraire.

Le 5 floréal (24 avril) 1795, Vernier disait : L'or et l'argent sont un point de comparaison auquel tout se doit rapporter. Ces métaux, par le consentement exprès ou tacite des peuples, sont reçus comme une estimation, comme une mesure de valeur, de même que la pinte est une mesure de contenance, de même que la toise et l'aune sont des mesures d'étendue, de même que la livre de poids est une mesure de pesanteur. Il est donc impossible de concevoir qu'une nation qui se livre au commerce, ou qui a des besoins qu'elle ne peut satisfaire que par l'étranger, puisse se priver de cette commune mesure, à moins qu'elle n'ait des moyens d'échange propres à tous les lieux et à tous les pays dont elle doit extraire ses marchandises[40].

Ces considérations étaient d'une justesse frappante, en tant qu'elles se rapportaient à l'ordre de relations internationales que la cessation du régime révolutionnaire tendait à faire prévaloir ; mais on conçoit qu'elles n'avaient pas dû agir avec beaucoup de force ou du moins d'une manière décisive sur l'esprit de ceux que la Révolution avait chargés du soin de ses destinées, alors que la France, presque isolée du monde entier, n'avait à se préoccuper que de se suffire à elle-même. Aussi avaient-ils tout sacrifié à la nécessité de faire de l'assignat, en France, la monnaie par excellence, la monnaie de la Révolution, la vraie monnaie républicaine ; et son rival naturel, le numéraire, ils l'avaient repoussé comme obstacle, ne pouvant pas s'en servir comme moyen. La vente de l'or et de l'argent avait donc été prohibée. Mais depuis que le triomphe de la réaction était venu encourager la violation de tout ce qui était loi ou défense révolutionnaire, la vente de l'or et de l'argent se pratiquait, sans qu'on se crût même obligé à beaucoup de mystère. D'autre part, la tendance, de jour en jour plus vivement accusée, à se procurer les objets de provenance étrangère, avait amené le trésor public à appeler à lui le numéraire. N'était-ce pas, d'ailleurs, en numéraire métallique ou en assignats au cours que les Comités étaient forcés de stipuler leurs marchés, depuis que la chute du papier-monnaie avait commencé ? Ajoutez à cela qu'une fois les besoins du trésor public à cet égard bien constatés, on n'avait pas manqué de s'en prévaloir pour lui vendre l'or et l'argent au plus haut prix[41].

Ainsi, la loi se trouvait violée, chaque jour, par le législateur lui-même ; et ses prohibitions, sans être respectées par les particuliers, nuisaient à l'État.

Cet état de choses conduisit la Convention à adopter le décret suivant, que Lesage (d'Eure-et-Loir) vint proposer, au nom du Comité de salut public et des finances, dans la séance du 5 floréal (24 avril) 1795, et qui fut vivement appuyé par Vernier, Jean-Bon Saint-André et Cambacérès :

L'article 1er du décret du 11 avril 1793, portant que le numéraire de la République en or ou en argent n'est pas marchandise, est rapporté.

Cette marchandise ne pourra être exportée qu'en donnant caution de faire rentrer pour sa valeur des denrées de première nécessité, conformément au décret du 13 nivôse.

Le gouvernement est autorisé à continuer à solder ce qui peut ou pourra être dû en or et en argent avec des assignats, à la concurrence de la valeur de cette marchandise, selon le cours.

Suivait un article ainsi conçu :

Tous les lieux connus sous le nom de Bourse, où se tenaient les assemblées pour la banque, le commerce et le change, seront ouverts[42].

 

Donner à l'agiotage, tout en le maudissant, une sorte de haute sanction ; ménager à la passion du jeu un sanctuaire, dans l'espoir de la dépayser, et, par la vente publique du numéraire, imprimer une nouvelle secousse à l'assignat, voilà tout ce que le génie des économistes de la réaction sut inventer en matière de finances. Mais cela ne sauvait du désespoir aucun de ceux que la dépréciation progressive du papier-monnaie menaçait d'une ruine complète. Quel parti prendre ?

Au point où en étaient les choses, la dépréciation de l'assignat consistait en ceci : que pour se procurer un objet quelconque, il fallait donner en assignats le décuple de la valeur nominale, le marchand n'ayant plus à subir l'empire du Maximum et étant libre d'exiger qu'on lui payât en assignats, pour le même objet, dix fois plus qu'il n'aurait demandé si on lui eût offert de l'argent. Mais, à côté de ce fait, il y avait celui du contribuable pouvant payer avec un assignat de 100 liv. ses 100 liv. d'impôt ; celui du fermier pouvant payer avec un assignat de 1.000 liv. les 1.000 liv. qui constituaient le prix de son fermage ; celui du débiteur pouvant, avec un assignat de 10.000 liv., éteindre une dette de pareille somme ; celui de l'acquéreur de biens nationaux pouvant se faire adjuger, avec 100.000 liv. d'assignats, un domaine national estimé à ce prix. Donc, tant que l'assignat était pris forcément à sa valeur nominale dans le payement des impôts, des fermages, des créances échues, des biens nationaux, cette valeur nominale répondait, du moins entre les mains du contribuable, du fermier, du débiteur, de l'acquéreur des biens nationaux, à une valeur parfaitement réelle, et il y avait une limite à la baisse. Mais supposons qu'on eût décrété tout à coup que, désormais, dans tous les payements sans exception, l'assignat ne serait reçu qu'au taux de sa valeur réelle, constatée par le cours du jour, et sans égard à sa valeur nominale, où eût été la limite ? Les causes qui avaient fait descendre l'assignat de 100 à 10, risquaient de le faire descendre de 10 à 1 et de 1 à zéro. La réduction de l'assignat au cours, c'était, pour peu que les choses suivissent leur pente, l'anéantissement de l'assignat.

Et, en outre, c'était une banqueroute, soit qu'on réduisît l'assignat au cours de l'argent, comme Johannot le proposa, soit qu'on le réduisît au cours du blé, comme Jean-Bon Saint-André le demandait[43].

Si, par exemple, après avoir constaté que l'assignat en était venu à ne plus valoir que le dixième de l'argent, on décrétait qu'il ne serait plus reçu qu'à ce taux dans tous les payements, c'est-à-dire que le débiteur d'une somme de 100 liv. aurait à donner à son créancier 1.000 liv. en assignats, et qu'il faudrait payer en assignats une somme décuple de celle qu'on payerait en argent, pour l'impôt, les fermages, l'acquisition des domaines nationaux, etc., à quoi revenait un pareil décret, sinon à faire perdre aux assignats 90 p. 100 ?

Que si, au lieu de l'argent, on adoptait le blé comme échelle des valeurs, conformément au plan de Jean-Bon Saint-André, c'était bien pis encore. Le prix du blé depuis 1790 avait subi une hausse tellement considérable, que, si l'assignat eût été réduit au cours du blé, celui qui devait 100 liv. en 1790 n'aurait pu s'acquitter en 1795 qu'avec 40.000 liv. d'assignats !

Cependant, cette banqueroute, que la Convention tremblait de décréter, elle était dans la situation même, hélas ! Mais c'est ce que la Convention hésitait à avouer et à s'avouer. Le 18 floréal (7 mai) Raffron ayant proposé de déclarer qu'à compter du 50 de ce mois, les assignats commenceraient à diminuer d'un pour cent, de violents murmures l'interrompirent. Je demande, s'écria impétueusement Bourdon (de l'Oise), qu'on interdise la parole à celui des membres qui, sous le nom de démonétisation, proposerait ce que j'appelle, moi, une banqueroute. La Convention nationale, en consentant à une pareille opération, se déshonorerait sans nécessité ; car il est constant que la valeur des biens nationaux s'élève, d'après l'estimation qui en a été faite en 1790 et 1791, à la somme de 15 milliards ; et il n'existe en circulation que 8 milliards d'assignats. A ces mots, toute l'assemblée se leva en signe d'approbation[44], tant l'émotion était vive chaque fois qu'on touchait à cette question brûlante !

Mais quoi ! était-il donc impossible de relever les assignats ? Ne pouvait-on trouver quelque moyen d'en retirer de la circulation la partie surabondante ? Sur ce point, tous les esprits étaient en éveil. Le 16 pluviôse (4 février) 1795, Cambon, comme moyen de retirer les assignats de la circulation, avait émis l'idée d'une loterie qui reposait sur un ensemble de combinaisons très-ingénieuses[45], mais ce projet n'avait pas eu de suites. Le 22 floréal (11 mai), Bourdon (de l'Oise) proposa un nouveau plan, qu'il exposa ainsi lui-même :

Un citoyen peu pisé, faisant des économies, possède, par exemple, 800 liv. d'assignats. Un décret l'oblige à porter au chef-lieu du district cette somme. On lui remet 500 liv. en bons portant intérêt d'un et demi pour cent, recevables en payement des biens nationaux. Les autres 300 liv. restant sont vérifiés, frappés d'un nouveau timbre, rendus au propriétaire, et rentrent dans la circulation. Par ce moyen bien simple, sur les 8 milliards en circulation, 5 sont retirés et les trois qui restent en circulation reprennent, par la suppression des autres, la valeur qu'une trop grande émission leur avait fait perdre[46].

Mais à ce système, Jean-Bon Saint-André opposa les objections que voici :

Tous les citoyens sont porteurs d'une quantité d'assignats plus ou moins grande. Le riche, qui a mis ses fonds dans le commerce, et qui ne se soucie pas d'acquérir des biens territoriaux, sera forcé de retirer ses assignats du commerce, de rompre ses engagements, de renoncer à ses spéculations et de vendre ses bons à celui qui veut acheter des biens nationaux. Le commerce sera donc entravé, et l'agiotage reprendra une vie nouvelle. Je suppose maintenant qu'un pauvre ouvrier ait devant lui une somme de 100 liv., fruit du travail de la décade ; il faut que les cinq huitièmes de cette somme soient annulés et convertis en bons : achètera-t-il avec ces bons un pré, une terre, une vigne ? Non, il ira chez l'usurier, son voisin, et lui dira : Ce bon m'est inutile ; donnez-moi en échange des assignats qui aient cours et m'aident à vivre. De là l'agiotage sur le pauvre[47].

 

La justesse de ces considérations frappa Bourdon (de l'Oise), qui se contenta de demander le renvoi de son plan au Comité des finances, pour qu'il y fût discuté et mûri[48].

Le résultat de cet examen, tel que Vernier le présenta dans la séance du 27 floréal (16 mai), fut qu'apposer un nouveau timbre sur une partie des assignats serait une mesure désastreuse, inutile, inexécutable : désastreuse, en ce que les assignats ne circuleraient plus qu'avec un type de proscription qui annoncerait une détresse totale ; inutile, en ce que le timbre pourrait être contrefait ; inexécutable, en ce qu'il faudrait faire venir tous les assignats dans une même caisse, pour y recevoir le timbre, ou envoyer des timbres dans tous les départements, ce qui occasionnerait des retards dispendieux et pourrait faire concevoir des craintes touchant la fidélité des personnes chargées des timbres[49]. Sur l'exposé de ces motifs, l'Assemblée rejeta le plan proposé par Bourdon (de l'Oise)[50].

Ce dernier s'avisa alors d'un autre expédient. Il imagina que le meilleur moyen de retirer de la circulation une quantité considérable d'assignats était d'activer la vente des biens nationaux, en créant à ceux qui seraient tentés de les acquérir un intérêt immense à le faire. Comme ces biens étaient vendus aux enchères, et que les offres se proportionnaient naturellement à la dépréciation des assignats, le prix en assignats auquel on les pouvait obtenir en 1795 excédait de beaucoup celui auquel on les eût obtenus en 1790. Pour se procurer une terre estimée 100.000 liv. en 1790, il ne fallait pas donner moins de 500.000 ou 600.000 liv. d'assignats en 1795. Or, suivant Bourdon (de l'Oise), l'État n'avait qu'à dire aux porteurs d'assignats :

Mes biens ont été estimés en 1790 à un taux raisonnable, sur le prix des baux. Alors l'assignat ne perdait point. Eh bien, donnez-moi trois fois la valeur de l'estimation du bien que vous désignerez, et vous pouvez en être les propriétaires, sans vous le faire adjuger par enchères[51].

De la sorte, ce qu'on avait à payer 6, on n'aurait plu eu à le payer que 3 : nul doute que ce ne fût là présenter aux acheteurs des biens nationaux un appât très-puissant, faciliter la vente de ces biens et, conséquemment, ouvrir la porte à la rentrée d'une partie des assignats en circulation. Mais, d'un autre côté, c'était enrichir un petit nombre de riches, aux dépens de la nation tout entière, à qui les domaines en question appartenaient ; c'était gaspiller une ressource qui n'avait pas encore cessé d'être pour l'État d'une importance suprême ; c'était, comme Balland le fit remarquer[52], gorger les agioteurs, qui, ayant acquis depuis peu des assignats à vil prix, s'en seraient servis pour s'emparer, sans qu'il leur en eût rien coûté, du patrimoine de la République.

On verra plus loin ce qui advint de ce projet ; mais si la Convention se montra hésitante, elle ne le fut guère à l'égard d'un autre projet qui, en même temps que l'agiotage, favorisait le royalisme.

On se rappelle que Cambon avait fait rendre un décret qui transformait les assignats à face royale en effets au porteur, et les déclarait, pendant un laps de temps déterminé, recevables, soit en payement des contributions, soit en payement des domaines nationaux[53].

Le but de cette mesure avait été de couper court, sans néanmoins dépouiller personne, à la concurrence ruineuse que faisait au papier émis depuis la chute de Louis XVI, celui qui, émis sous son règne, portait son effigie. La démonétisation des assignats à face royale avait donc un caractère financier aussi bien qu'un caractère politique ; elle visait à empêcher les porteurs de ces sortes d'assignats de s'en aller disant partout : Lorsque la Révolution aura succombé, seuls les assignats à effigie royale survivront. Langage si propre à décrier les assignats républicains !

Malheureusement, le décret obtenu par Cambon n'avait pas eu un succès complet. Bien qu'il frappât de déchéance ceux des assignats royaux qui, passé un certain délai, n'auraient pas été donnés en payement des contributions ou employés en acquisition des domaines nationaux, il en était resté dans la circulation près d'un milliard 25 millions[54], qui ne se trouvaient plus qu'entre les mains des agioteurs[55], sans excepter même les plus petits, même ceux de 5 livres, ceux qu'il était naturel de supposer entre les mains des citoyens pauvres. On a fait, disait Dubois-Crancé, on a fait de ces assignats un accaparement général ; on les a vendus à la porte des boulangers, et l'homme indigent à qui l'on offrait 8 livres pour un assignat de 5 livres à face royale, s'est empressé de vendre, parce qu'il satisfaisait également dans ce marché ses intérêts et son goût bien prononcé pour la République[56].

Cela étant, on ne pouvait rapporter le décret qui avait démonétisé les assignats à face royale, et les admettre en payement des biens nationaux, sans récompenser la violation de la loi, sans faire les affaires des agioteurs et des royalistes. Voilà pourtant ce que Bourdon (de l'Oise), dans la séance du 22 floréal (11 mai), ne craignit pas de demander, ce que Johannot appuya au nom du crédit, et ce que la Convention décréta, séance tenante, au milieu des plus vifs applaudissements[57] !

Ils prouvaient, ces applaudissements, la force croissante de la réaction, et quels progrès le royalisme faisait sourdement au sein de la Convention elle-même !

Le lendemain, toutefois, l'Assemblée, comme honteuse d'être allée si loin, adopta l'amendement suivant proposé par Monnot : pourvu que le porteur des assignats à face royale les ait fait enregistrer en son nom, suivant la loi, ou qu'il prouve au Comité des finances qu'il en a été empêché par quelque événement de force majeure[58].

Ainsi se développaient les conséquences de la crise que le 9 thermidor avait produite. L'assignat ne pouvait pas plus survivre à la Révolution, que l'effet ne peut survivre à la cause ; et, quant à l'agiotage, c'était la robe de Nessus attachée aux flancs de la société, telle que la réaction l'avait voulue : cette société n'avait plus qu'à s'arranger de son mieux dans les plis de la tunique empoisonnée !

 

 

 



[1] Y compris un milliard qu'avait coûté le remboursement de la dette ancienne. Voyez le rapport de Cambon, du 16 pluviôse an III. (Moniteur, an III, n° 140.)

[2] Nous avons déjà rappelé ce trait, consigné dans le Nouveau Paris, de Mercier.

[3] Dans le tome IV de cet ouvrage, livre IV, chap. VI.

[4] Déclaration de Cambon. (Moniteur, an III, n° 46.)

[5] Moniteur, an III, n° 216.

[6] Moniteur, an III, n° 231.

[7] On en verra plus loin la preuve.

[8] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 376.

[9] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 376-377.

[10] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 374-375.

[11] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 374-375.

[12] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 402.

[13] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 42.

[14] Papiers de Puisaye, vol. CI. Manuscrits du British Museum.

[15] Papiers de Puisaye, vol. CI. Manuscrits du British Museum.

[16] Papiers de Puisaye, vol. CI. Manuscrits du British Museum.

[17] Correspondance secrète de Charette, Stofflet, Puisaye et autres, t. I, p. 110.

[18] Correspondance secrète de Charette, Stofflet, Puisaye et autres, t. I, p. 111.

[19] Mémoires de Puisaye, t. III, p. 393.

[20] Moniteur, an III, n° 241.

[21] Séance du 25 germinal (14 avril) 1795. (Moniteur, an III, n° 216.)

[22] Discours de Bourdon (de l'Oise), dans la séance du 17 floréal (6 mai) 1795. (Moniteur, an III, n° 231.)

[23] Discours de Bourdon (de l'Oise), Moniteur, an III, n° 231.

[24] Discours de Lehardy, séance du 22 floréal (12 mai) 1795. (Moniteur, an III, n° 236.)

[25] Moniteur, an III, n° 237.

[26] Moniteur, an III, n° 237.

[27] Moniteur, an III, n° 237.

[28] Discours de Bailleul, au nom des Comités. (Moniteur, an III n° 346.)

[29] Journal du Bonhomme Richard, n° 3.

[30] Moniteur, an III, n° 237.

[31] Moniteur, an III, n° 236.

[32] Moniteur, an III, n° 246.

[33] Moniteur, an III, n° 346.

[34] Moniteur, an III, n° 166.

[35] Moniteur, an III, n° 166.

[36] Moniteur, an III, n° 166.

[37] Moniteur, an III, n° 216.

[38] Moniteur, an III, n° 166.

[39] Voyez le Moniteur, an III, n° 303, 346, 349.

[40] Moniteur, an III, n° 219.

[41] Discours de Vernier. (Moniteur, an III, n° 219.)

[42] Moniteur, an III, n° 219.

[43] Voyez le discours de Jean-Bon Saint-André. (Moniteur, an III, n° 239.)

[44] Moniteur, an III, n° 231.

[45] Moniteur, an III, n° 140.

[46] Voyez le Moniteur, an III, n° 236.

[47] Moniteur, an III, n° 236.

[48] Moniteur, an III, n° 236.

[49] Moniteur, an III, n° 240.

[50] Moniteur, an III, n° 240.

[51] Moniteur, an III, n° 241.

[52] Moniteur, an III, n° 241.

[53] Voyez le onzième volume de cet ouvrage, livre XIII, chap. IV,

[54] Voyez le discours de Vernier, dans la séance du 27 floréal (16 mai) 1795. (Moniteur, an III, n° 240.)

[55] C'est ce qui fut constaté par Dubois-Crancé, dans la séance du 25 floréal (12 mai) 1795. (Moniteur, an III, n° 236.)

[56] Moniteur, an III, n° 236.

[57] Voyez le Moniteur, an III, n° 236.

[58] Moniteur, an III, n° 236.