La Terreur change de mains. — Sieyès rentre en scène. — Rapport de Courtois sur les papiers de Robespierre ; vol fait à l'histoire. — Portrait de la Jeunesse dorée. — Appels farouches de Fréron. — Le buste de Marat dans un égout. — Gossec et l'Institut national de musique. — On décrète une fête commémorative du 9 thermidor. — Arrestation de Billaud, Collot, Barère et Vadier, sur la motion de Legendre. — Les vingt-deux Girondins rappelés dans l'Assemblée. — Les Thermidoriens votent leur propre flétrissure. — Ils cachent la honte de leur défection sous le désir de venger Danton. — Agitation en sens inverse. — Changements introduits dans les mœurs et les usages. — Parures lascives. — Énervement des caractères. — Affectations niaises ; leur importance comme symptômes d'abâtardissement. — Le faste en haut, et en bas la faim. — Lecointre demande le rétablissement de la Constitution de 1793. — Émotion dans les faubourgs. — Sieyès fait adopter la peine de déportation. — Rapport de Saladin sur les membres inculpés. — Discussion. — Noble attitude de Robert Lindet défendant ses anciens collègues. — Carnot les défend aussi, mais avec moins d'élévation. — Attitude des inculpés. — Fermentation dans le peuple. — Composition du Comité de Salut public à cette époque. — André Dumont. — Dubois-Crancé. — Séance du 12 germinal ; invasion de l'Assemblée par le peuple ; scènes tumultueuses ; quel était le cri du peuple ; fuite de la droite ; indécision de la gauche ; le peuple est dispersé. — Décrets proscripteurs. — Les proscrits et ceux qui les frappent. — La contre-révolution s'assure la possession du champ de bataille. — Motion de Fréron touchant l'abolition de la peine de mort pour délits contre-révolutionnaires. — Le bourreau jugé nécessaire par la contre-révolution. — Procès de Fouquier-Tinville ; caractère de ce procès, animosité des Dantonistes contre les accusés, contenance des accusés : jugement ; exécution.Mieux vaut être Charette que représentant du peuple, s'écria un jour, en pleine Convention Ruamps, désespéré ; et, comme on murmurait, il reprit : Grâce à l'amnistie accordée aux Vendéens, Charette ne sera pas inquiété, tandis qu'il n'y a ni paix ni trêve à espérer pour certains représentants du peuple 1[1]. Ceci se passait dans la séance du 30 nivôse (20 décembre) 1794. C'était le moment où les meneurs de la réaction thermidorienne faisaient offrir des honneurs, du pouvoir et de l'argent à Charette, tout couvert du sang des républicains ; et le cri de Ruamps venait d'être provoqué par une motion de Clauzel, concluant à l'examen du passé de Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère et Vadier. Ces hommes avaient eux aussi, sans nul doute, beaucoup de sang sur les mains ; mais la Convention, à qui on demandait de les juger, s'était, par ses votes, associée à leurs fureurs ; mais il y avait quelques mois à peine que leurs accusateurs, alors leurs complices, les félicitaient d'avoir sauvé la patrie en frappant Robespierre ; mais l'accusation dirigée aujourd'hui contre eux avait déjà été solennellement déclarée calomnieuse[2], dans la bouche de Lecointre ; mais si Barère, Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois s'étaient rendus coupables de grands excès, on ne pouvait nier que, comme membres du Comité de Salut public, ils n'eussent fait de grandes choses, et c'était le comble de la dérision que des hommes se disant républicains frappassent, au nom de la République, ceux qui l'avaient si longtemps représentée aux yeux du monde, alors qu'on faisait plus qu'amnistier ceux par qui elle avait été combattue à outrance ! La terreur a passé en d'autres mains, dit le député Noël Pointe dans la séance du 4 nivôse (24 décembre)[3]. C'était la vérité même. Le 6 nivôse, il fut décrété qu'on examinerait la conduite des anciens membres du Comité de Salut public, et, le 7, vingt et un membres furent désignés à cet effet[4]. La veille, une scène violente avait eu lieu. Clauzel ayant dit de Duhem qu'il était en correspondance avec les émigrés, celui-ci s'était écrié, hors de lui, et après avoir arraché sa cravate : Si tu ne prouves ton accusation, je t'assassine[5]. Car c'est à ce point de délire que les passions étaient arrivées. Alors reparut sur la scène politique un de ces hommes en qui une taciturnité systématique n'est que le charlatanisme de l'impuissance, qui passent leur vie à ruminer de brèves sentences, s'assurent une renommée de philosophes profonds, rien qu'en s'abstenant de dépenser les trésors intellectuels qu'ils n'ont pas, et, à force de parler peu, font croire qu'ils pensent beaucoup. L'homme en question était Sieyès. Représentant du peuple, et tenu, en cette qualité, de combattre le mal, sauf à périr dans la lutte, il n'avait eu pendant la Terreur d'autre souci que de se faire oublier ; et des écrivains pour qui l'égoïsme c'est la sagesse, ont admiré sa réponse à ceux qui lui demandaient à quoi il s'était employé durant les heures orageuses : J'ai vécu. Ces deux mots contenaient toute l'histoire de ses vertus civiques ; tandis que tant d'autres mouraient, qu'il eût fallu imiter ou défendre, il avait vécu ! Quand le péril ne fut plus qu'à couvrir de son corps la Révolution violemment assaillie, il recouvra soudain la parole et s'empressa de courtiser le bruit. Sa rentrée en scène, il l'annonça lui-même dans une espèce d'histoire de sa vie, où il donnait comme justification décisive de son long mutisme cette assertion tranchante et sentencieuse : L'opinion publique alors était dans le silence[6]. Il paraît, du reste, que ce prudent personnage était bien décidé à ne jouer sa partie qu'à coup sûr. Désigné comme membre de la Commission des vingt et un, il sembla craindre que, pour lui, le moment de reparaître ne fût pas encore venu. Le 9 nivôse (29 décembre) 1794, il écrivait à l'Assemblée que son nom n'aurait pas dû être mis dans l'urne, parce que l'absence d'un de ses collègues l'avait appelé au Comité de législation. Cette réclamation fut mal accueillie. Bernard (de Saintes) déclara rudement qu'il y avait inconvenance à employer des subterfuges pour éluder l'accomplissement d'un devoir. Clauzel ajouta : Il est temps que Sieyès soit plus exact à son poste ; et la Convention décréta qu'il aurait à remplir les fonctions de membre de la Commission des vingt et un[7]. Le 16 nivôse (5 janvier) 1795, Courtois lut son rapport sur les papiers de Robespierre : pièce de rhétorique, très-déclamatoire, dont la rédaction fut généralement attribuée à Laya, auteur de l'Ami des lois[8], et dont la conclusion était que les Thermidoriens avaient sauvé la République. Les papiers de Robespierre comprenaient une foule de
lettres et de documents d'où résultait la preuve que ceux qui, après l'avoir
tué, calomniaient sa mémoire, avaient été les plus ardents, quand il vivait,
à vanter sa vertu ou son génie : quelles révélations accablantes n'allaient
pas sortir de la publication des pièces trouvées chez Robespierre, si l'on
permettait cette publication ! L'émotion fut vive, elle fut générale, dès
qu'on posa cette question brûlante. André Dumont, un des adulateurs de
Robespierre et un de ses meurtriers, s'écria, saisi d'épouvante : On veut assassiner tous les patriotes égarés qui ont écrit
au tyran dans le temps de sa popularité[9]. Courtois et ses amis ne rougirent pas de s'opposer aussi à l'impression. Mais comment persister dans ce refus scandaleux sans avouer qu'on se savait coupable et qu'on craignait la lumière ? Un véhément discours de Choudieu emporta le vote. L'impression fut décrétée, non pas l'impression intégrale, mais celle des lettres écrites à Robespierre par ses collègues[10]. Si du moins ce vote avait fait loi ! Malheureusement, l'exécution dépendait des hommes aux mains de qui les documents se trouvaient. Membres du parti dominant et bien sûrs de n'avoir pas à rendre compte de leurs manœuvres pour le servir, ils se livrèrent à un triage dont le bénéfice était immense, l'impunité certaine ; et, parmi les pièces publiées on ne vit figurer ni celles qui auraient pu compromettre les Thermidoriens, ni celles qui auraient honoré leurs victimes : vol à jamais odieux fait à la justice, à la vérité et à l'histoire[11] ! Pendant ce temps, les bandes de mauvais sujets qu'on désigna sous le nom de jeunesse dorée, par allusion à la mollesse et au luxe de l'ancien régime tout à coup substitués aux mœurs républicaines, continuaient à remplir Paris de désordres. Le Réveil du peuple, hymne de discorde, était le chant de guerre de cette armée en lunettes ; car ces tumultueux soldats de l'ordre nouveau portaient constamment des lunettes, comme si leur vue eût été affaiblie. Leurs armes consistaient dans un bâton court et plombé, d'une égale grosseur aux deux extrémités, et qu'on eût dit destiné à remplir l'office du contre-poids nécessaire aux danseurs de corde. Un habit carré, très-court, et boutonné très-serré ; une cravate verte monstrueuse où le menton disparaissait et qui menaçait de masquer le nez ; un gilet de panne chamoise à dix-huit boulons de nacre ; de longs cheveux poudrés, flottant des deux côtés sur les épaules et qu'on appelait des oreilles de chiens ; les culottes descendant jusqu'aux mollets ; les souliers à la pointe du pied et aussi minces qu'une feuille de carton ; du linge fin comme de la batiste, et, pour en faire ressortir la blancheur, une aiguille d'or en forme d'étoile ou de papillon, tel était le costume des héros du bon ton ressuscité[12]. Ils assaillaient les patriotes quand ils se trouvaient six contre un, dit Mercier ; et son témoignage est confirmé par celui de Levasseur[13]. Nous avons déjà nommé l'homme qui s'était donné la mission de pousser aux violences de la rue : c'était celui que, plus tard, Isnard peignait en ces termes : Il est demeuré tout nu et couvert de la lèpre du crime[14] ; c'était Fréron. A l'entendre, le retour de l'ordre ne pouvait être mieux célébré que par le massacre des massacreurs. Le 23 nivôse (12 janvier) 1795, il criait, dans son journal, à la jeunesse dorée : Vous avez déjà fermé les Jacobins, vous les anéantirez[15]. Une émeute répondit à cet appel ; mais, cette fois, tout se borna heureusement à une invasion tumultueuse des cafés connus pour être le rendez-vous habituel des Jacobins[16]. Où la jeunesse dorée triomphait, c'était dans les théâtres, dont elle ne manquait jamais de prendre d'avance possession à prix d'or. Au commencement du mois de février 1795, elle signala son empire sur le parterre en renversant, le même soir, au théâtre Feydeau, au théâtre de la République et au théâtre Montansier, le buste de Marat, que des enfants coururent, immédiatement après, jeter dans un égout de la rue Montmartre. L'Assemblée laissa faire. Et moins de cinq mois auparavant, elle était allée en corps porter les cendres de Marat au Panthéon[17] ! Une chose à remarquer, c'est l'affectation que mettaient les contre-révolutionnaires à se placer sous les auspices de la Révolution, tout en travaillant à sa ruine. C'est ainsi qu'au théâtre Feydeau, on les vit remplacer le buste de Marat par celui de Jean-Jacques, au milieu des plus vifs applaudissements[18]. Quelquefois aussi, la réaction semblait s'arrêter soudain et se demander avec inquiétude si elle poursuivrait sa marche ; témoin l'étrange scène à laquelle donna lieu, le 2 pluviôse (21 janvier) 1795, la fête commémorative de la mort de Louis XVI. L'Institut national de musique, réuni dans la salle des séances, ayant fait entendre un morceau dont le caractère était d'une extrême douceur, des murmures éclatèrent. Que signifiaient ces accents presque plaintifs ? Était-ce par des soupirs qu'on entendait célébrer l'anniversaire du 21 janvier ? Interpellant les musiciens d'une voix menaçante, un député les somme de déclarer s'ils déplorent la mort du tyran. Pour toute réponse, ceux-ci se mettent à jouer le Ça ira ! Puis Gossec, prenant la parole, repousse d'un air ému un doute dont l'injure semble avoir pénétré fort avant son cœur : L'intention de ma musique, dit-il, était d'exprimer le bonheur d'être délivré d'un tyran. Et l'Assemblée d'applaudir, sans qu'une voix, une seule voix, s'élevât pour protester[19]. Il est vrai qu'en revanche l'Assemblée, à peine rentrée en séance, institua une fête commémorative du 9 thermidor, associant ainsi dans les malédictions auxquelles elle invitait les générations futures la mémoire du tyran Robespierre et celle du tyran Louis XVI ! Cependant, la Commission des vingt et un préparait des matériaux à la proscription, mais trop lentement au gré de certains Thermidoriens. Merlin (de Thionville), dans la séance du 5 ventôse (23 février), s'en plaignit avec fureur : Vous avez chargé, s'écria-t-il, votre Commission des vingt et un d'examiner la conduite de Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère et Vadier. Qu'aviez-vous besoin de ces formes lentes ? Brutus les employa-t-il, avant d'assassiner César ? Pourquoi le peuple français, que vous représentez, aurait-il besoin d'un tribunal ?[20] Cette justice est due à l'Assemblée, qu'elle murmura. Legendre lui-même, entraîné cette fois par un mouvement généreux, ne put s'empêcher de répondre à Merlin (de Thionville) : Lorsqu'on a été opprimé, il ne faut pas devenir oppresseur[21]. Quelques jours après, le 12 ventôse (2 mars), Saladin, au nom de la Commission des vingt et un, présentait son rapport contre Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère et Vadier. A peine a-t-il achevé, que Legendre demande l'arrestation des prévenus séance tenante. De vifs applaudissements accueillent cette proposition, que personne ne combat, et elle est décrétée à une majorité immense[22]. Il y avait dans cette
dénonciation, écrit amèrement Levasseur, une
grande audace de crime. Les accusateurs comprenaient Fouché, Barras, Fréron,
les plus féroces proconsuls. Les votes de la Convention étaient attaqués par
des hommes qui avaient toujours fait partie de sa majorité. Pas une
accusation qui ne retombât sur la tête des accusateurs[23]. La remarque est vraie ; mais Levasseur aurait dû ajouter que les trois anciens membres du Comité de Salut public ne faisaient ici que subir le juste châtiment du rôle indigne, du rôle insensé qu'ils avaient joué le 9 thermidor : il était dans la logique des passions humaines que les victimes de Billaud-Varenne eussent ses alliés pour vengeurs, comme Danton avait eu pour vengeurs, en ce qui concernait sa mort, les alliés de Robespierre. Dès qu'on se préparait à proscrire les anciens Montagnards, il était naturel que les anciens Girondins reprissent leur ascendant. On a vu que l'Assemblée avait rappelé dans son sein les soixante-treize signataires de la protestation contre le 31 mai, mais non les vingt-deux membres de la Gironde qui, tels que Lanjuinais, Pontécoulant, Defermon, Henri Larivière, étaient hors la loi. Quant à ceux-ci, la Convention avait cru faire beaucoup en décrétant qu'ils ne seraient point inquiétés. Mais, depuis, le mouvement de la réaction avait été si rapide, que le rapport du décret du 27 frimaire était devenu presque une des nécessités de la situation. Aussi personne ne fut-il étonné lorsque, le 18 ventôse (8 mars), un député bien connu, montant à la tribune, y prononça ces paroles : Recevons sur le vaisseau de la République ceux de nos compagnons qui, sauvés sur une planche fragile, ont survécu au commun naufrage[24]. L'homme qui appelait la Révolution un naufrage était le poète Marie-Joseph Chénier, le même qui, six mois auparavant, avait proposé de porter les cendres de Marat au Panthéon[25], Chénier concluait à ce qu'on rappelât les vingt-deux au sein de la Convention nationale[26]. C'était répudier la journée du 31 mai, à laquelle les Thermidoriens avaient pris tant de part ; et le doute à cet égard leur était si peu permis que, Bentabolle ayant crié de sa place : Est-ce le 31 mai qu'on veut attaquer ? un très-grand nombre de voix répondirent : Oui, oui ! ce qui excita de vifs applaudissements[27]. D'un autre côté, quelques membres de l'extrême gauche ayant essayé de défendre cette journée fameuse, Sieyès les traita d'insensés et de factieux[28]. Il fallait donc, ou que les Thermidoriens se réunissent à l'extrême gauche pour combattre leurs anciens ennemis, ou bien que, déclarant criminelle leur participation au 31 mai, ils volassent leur déshonneur devant l'histoire : c'est ce dernier parti qu'ils préférèrent, et la motion passa aux cris de : Vive la République ! répétés avec violence par ceux que ces cris flétrissaient[29]. Le rapport du décret qui ordonnait la célébration du 31 mai était la conséquence inévitable de ce vote. Mais il y eut cela de scandaleux que le décret en question fut aboli sur la proposition d'un des hommes qui y avaient le plus applaudi, André Dumont[30]. Il avait fallu deux mois seulement pour qu'une fête glorieuse devînt une fête impie[31]. La rentrée des vingt-deux, faisant suite à celle des soixante-treize, donnait une force écrasante à la majorité dont le vote allait décider du sort des anciens membres du Comité de Salut public, incriminés. Sans cette adjonction, le résultat n'eût pas été certain ; car le centre ne paraissait point disposé à appuyer la poursuite[32] ; et les Montagnards de l'extrême gauche avaient, en un tel débat, cet avantage que, dans les accusés, ce qu'ils paraissaient défendre, c'était moins leurs personnes ou leurs actes, que le passé même de la Révolution, mis en cause par le royalisme. Mais l'admission des Girondins ne pouvait manquer de faire pencher la balance. Et toutefois, quoique très-animés contre les prévenus, ils furent loin de déployer l'acharnement par où éclata, chez les Thermidoriens, le désir de venger Danton[33], dont Billaud-Varenne se vantait d'avoir le premier demandé la mort. Les Thermidoriens, en ceci, étaient-ils parfaitement sincères, ou cette soif de vengeance n'était-elle qu'un prétexte sous lequel ils s'étudiaient à cacher la honte de leur défection ? Ce qui est sûr, c'est qu'ils avaient sans cesse le nom de Danton à la bouche, et le hurlaient, dans les moments décisifs, avec une sorte de rage[34]. Legendre, qui avait si lâchement abandonné son ami quand il aurait pu le sauver, peut-être, en montrant du courage, espérait-il, par une fureur rétrospective, apaiser les mânes de Danton ? Tout annonçait donc qu'un coup violent allait être frappé ; et, pour y préparer les esprits, la réaction répandait mille rumeurs sinistres. On ne parlait que de noirs projets conçus par les Terroristes, appellation meurtrière dirigée indistinctement, depuis le 9 thermidor, contre tous les vrais patriotes, quelle que fût leur modération. En pluviôse, Cadroy, le Carrier de la contre-révolution, avait écrit de Marseille : Les factieux disent qu'ils n'ont eu du sang que jusqu'à la cheville, mais qu'ils en auront bientôt jusqu'aux genoux[35] : les feuilles royalistes étaient autant d'échos qui répétaient, en les grossissant encore, ces prédictions lugubres. On jetait en pâture à la crédulité de la peur et à la crédulité de la haine des fables dont la stupidité seule égalait l'horreur, celle-ci, par exemple, qu'à Meudon il y avait eu un établissement où l'on tannait, pour en faire des cuirs, les peaux des guillotinés. Il fallut que les représentants chargés de surveiller à Meudon le parc d'artillerie vinssent gravement démentir en pleine assemblée ce mensonge des Euménides[36]. La tactique, qui consistait à employer le nom de Robespierre comme aliment de l'esprit de vengeance et comme épouvantail, enfanta des milliers de pamphlets, caractérisés en général par des titres dont la grossièreté allait jusqu'à l'indécence, et dont l'invariable conclusion était que Robespierre n'était pas assez mort[37]. La vérité est que la marche imprimée aux affaires depuis le 9 thermidor amenait de plus en plus les amis sincères de la Révolution à comprendre l'immensité de la perte qu'ils avaient faite dans la personne de cet homme extraordinaire. Ils se rappelaient que, lui par terre, le pouls de la République avait, à l'instant même, cessé de battre. Ils mesuraient d'un œil d'effroi l'étendue de la route qu'en quelques mois l'on avait parcourue à reculons. Du glaive que la Révolution avait manié ils n'apercevaient plus que la pointe, et voilà qu'on brûlait de la leur plonger dans le cœur. Aussi Tallien avait-il raison de s'écrier : Nous ne pouvons nous dissimuler que l'ombre de Robespierre plane encore sur le sol de la République[38]. Et il semblait se désoler qu'un coup de hache n'eût pas suffi pour tuer le génie infernal de ce tyran de l'opinion. Le peuple, de son côté, se souvenait de celui dont la doctrine était que la société pèche par la base là, où l'existence du pauvre est abandonnée à la merci du hasard. A cette doctrine les Thermidoriens avaient substitué celle du laissez-faire ; ils avaient prouvé très-doctement que la théorie des lois sur le Maximum était condamnée par l'économie politique. Mais, à l'abolition de ces lois, à leur abolition brusque, à leur abolition pure et simple, qu'avait gagné le peuple ? De n'avoir plus entre les mains, en guise d'assignats, que des chiffons de papier et de mourir littéralement de faim[39]. En revanche, au-dessus de lui, les représentants de son réveil se livraient à toutes sortes de fantaisies fastueuses et de raffinements voluptueux. Des gens, qui s'étaient prétendus ruinés par les impôts révolutionnaires et les réquisitions, affichèrent subitement une opulence que nul n'aurait soupçonnée[40]. Ce fut par le relâchement des mœurs, combiné avec une élégance de convention, qu'on prépara les voies au retour de la monarchie. Les fleurs de lis revinrent peu à peu cachées à demi dans un pli d'éventail. Les enseignes proscrites de la royauté trouvèrent asile, en attendant mieux, au fond des bonbonnières. On se plut à saluer comme arbitres souverains du goût certains hommes qui avaient fait leur éducation morale dans les boudoirs de madame du Barry[41]. En matière de parure, toutefois, les formes républicaines de l'antiquité durent à leur attrait voluptueux d'être adoptées par les déesses de la réaction. On ne vit plus dans les bals que des Aspasies aux bras nus, au sein découvert, aux pieds chaussés de sandales, aux cheveux tournés en natte autour de la tête. Un coiffeur n'eût pas été à la mode s'il n'eût achevé son ouvrage devant un buste antique. La chemise fut bannie comme hostile à la pureté des contours, et le corset en tricot de soie couleur de chair, collant sur la taille, livra au premier venu le secret des charmes qu'en d'autres temps la pudeur avait protégés. Selon les idées quintessenciées du moment, une poche étant quelque chose d'affreusement vulgaire, et le mouchoir quelque chose d'ignoble, les danseuses enfonçaient leur éventail dans leur ceinture, logeaient leur petite bourse dans leur sein, et avaient leur mouchoir dans la poche d'un amoureux, qui le leur passait en cas de besoin[42]. Inutile de remarquer combien il était ridicule de porter, dans une ville aussi froide que Paris en hiver, et aussi souvent visitée par la pluie, ces tuniques athéniennes dont la forme se justifiait, en Grèce, par la douceur du climat. Et cependant, pas de petite-maîtresse qui, le dimanche, ne se montrât parée d'une robe athénienne de linon, et n'en ramenât sur le bras droit les plis pendants, de manière à se dessiner à l'antique et à laisser voir sa jambe à travers sa robe entr'ouverte[43]. La réaction, par madame Tallien et les autres souveraines du moment, encourageait ces modes, si propres à produire l'énervement des caractères. Et cet énervement, en effet, ne tarda pas à se révéler par des signes non équivoques, quelques-uns d'une singularité risible. Non contents de se parfumer à la façon des femmes[44], les merveilleux faisant partie de la jeunesse dorée, imaginèrent de désosser en quelque sorte la langue, comme si, pour eux, parler eût été une fatigue. Ayant soin d'éviter en parlant toutes les touches mâles de la prononciation, c'est à peine s'ils consentaient à ouvrir leurs lèvres quand ils avaient quelque chose à dire ; et ce qui s'en échappait alors, selon le témoignage d'un journal du temps, c'était une sorte de bruit confus semblable au pz, pz, pz, par lequel on appelle un petit chien de dame[45]. La prononciation de la lettre r exigeant d'eux sans doute un effort trop viril, ils disaient : paole d'honneu, supême, incoyable, etc., affectations niaises qu'il importe, à cause de cela même, de relever, parce qu'elles montrent vers quel état d'abâtardissement les mœurs se précipitaient. C'est à cette époque qu'on voit certaines femmes adopter l'usage des pantalons de couleur de chair, dans le but d'irriter l'imagination des jeunes gens[46]. Jamais il n'y eut plus de bals lascifs, jamais ils n'attirèrent une foule plus ardente, jamais ils ne se prolongèrent plus avant dans la nuit. Un chiffre résume les résultats de ces tendances nouvelles : dans l'espace de dix-huit mois, le nombre des enfants trouvés s'accrut du double[47]. Or, tandis qu'il n'était bruit que de tables offrant des arbres qui ployaient sous les fruits de toutes les saisons, et de fontaines versant à profusion l'orgeat, la limonade, la liqueur des îles[48] ; tandis qu'en des salons resplendissant de lumières, tourbillonnaient tant de beautés aux pieds nus, la chute effroyable des assignats, provenant du brusque retrait des lois sur le Maximum, forçait le pauvre rentier à vendre ses meubles pièce à pièce ; et le pain destiné au pauvre était devenu si rare, que les distributions avaient dû être réduites à deux onces par jour[49]. Une situation semblable présageait une catastrophe. Le 27 ventôse (17 mars), il y eut un grand rassemblement qu'occasionnait la disette. Une foule immense vint assiéger les portes de la Convention. Des députations envoyées par les sections du Finistère et de l'Observatoire entrèrent dans la salle. Le cri était : Du pain ! du pain ! On apprit qu'au faubourg Saint-Marceau, l'agitation était extrême ; que des groupes d'affamés s'y étaient formés, au bruit d'une sonnette[50], — ce qui semblait indiquer un projet d'insurrection. Boissy d'Anglas ayant annoncé que mille huit cent quatre-vingt-dix-sept sacs de farine avaient été distribués, l'émotion populaire se calma pour le moment ; mais un palliatif n'est pas un remède, et, d'ailleurs, à la disette se joignaient bien d'autres causes d'irritation. Nous avons déjà dit combien Lecointre, esprit malheureusement très-peu éclairé, était sincère, énergique et probe. Conduit d'abord par un sentiment d'humanité à servir la réaction, il s'était éloigné d'elle avec une espèce d'horreur, aussitôt qu'elle lui était apparue vindicative, cruelle et prête à passer toutes les bornes. Chose étrange ! écrit Levasseur[51], il avait le premier demandé la mise en jugement des anciens comités, et quand cet acte de vengeance fut repris, sur la motion de Legendre, il en conçut autant de chagrin que nous. Convaincu enfin que c'était, non pas tel ou tel révolutionnaire, mais la Révolution, que ses alliés de la veille travaillaient à renverser, il vint jeter tout d'un coup, au milieu des préoccupations publiques[52], l'idée du rétablissement de la constitution de 1793. C'était une étincelle sur un amas de poudre. La motion fut repoussée par l'Assemblée, mais accueillie par le peuple avec un sombre enthousiasme. Du pain et la constitution de 1793 devint, à partir de ce moment, le cri populaire ; et ce double vœu, où l'expression des besoins physiques du peuple s'associait à celle de ses besoins moraux, fut porté à la Convention, dès le 1er germinal (21 mars), par des députations du faubourg Saint-Antoine. Thibaudeau, qui présidait, ayant déclaré d'un ton ferme que la Convention remplirait courageusement ses devoirs, malgré les murmures et les dangers[53], cette fois encore on put croire que l'orage était détourné. Mais les Thermidoriens ne comptaient pas assez sur la
permanence du résultat pour affronter tranquillement de nouveaux troubles.
Feignant d'attribuer les attroupements dont Paris venait d'être le théâtre au
seul désir de délivrer Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère, ils se
hâtèrent de décréter une grande loi de police
dont l'objet spécial était la répression des attroupements séditieux[54]. Ce fut Sieyès
qui présenta le rapport. La peine qu'il proposa et qui fut votée était la déportation.
Châles s'écria : Les nouveaux Terroristes savent que
le moyen de la guillotine est usé ; c'est pourquoi ils inventent la
déportation. On déportera par centaines les citoyens, sans que personne en
sache rien. Les journaux même n'en parleront pas. Si cela passe, il faut se
donner la mort[55]. La discussion du rapport de Saladin contre les membres inculpés des anciens Comités de Salut public et de Sûreté générale s'ouvrit le 2 germinal (22 mars). Dès huit heures du matin, les tribunes de la Convention étaient remplies de jeunes gens qui, en attendant l'ouverture de la séance, chantaient d'un air animé le Réveil du peuple. La jeunesse dorée était là, tumultueuse, menaçante, implacable. Duroy, un des membres de l'extrême gauche, montrant du doigt les tribunes, déclara d'une voix indignée qu'elles étaient remplies d'assassins[56]. Le bruit courait que les spectateurs étaient armés de poignards. Ce qui est certain, c'est que les femmes n'avaient pas été admises, bien que cette exclusion ne fût fondée ni sur l'usage ni sur la loi. Lecointre, interpellé par Duroy de faire connaître ce dont il avait été témoin en entrant dans l'Assemblée, n'hésita point à dire qu'il avait effectivement vu les gardes repousser les femmes ; que les portes devaient être ouvertes à tout le monde ; que, quant à lui, il était contre les prévenus, mais pour la liberté. On passa outre[57]. Robert Lindet prit alors la parole, en faveur de ses anciens collègues accusés, et il éleva la défense à une hauteur digne de la position qu'eux et lui avaient occupée. Ce qu'il affirma qu'il allait défendre devant la Convention, c'était la Convention. Eh ! qu'avaient donc fait Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère, que la Convention n'eût sanctionné, applaudi, consacré ou même converti en décret ? Ce 31 mai, qu'on trouvait bon de flétrir aujourd'hui, qu'avait-il donc été, sinon le triomphe d'une majorité patriote sur une minorité contre-révolutionnaire ? Ah ! l'on s'y prenait un peu tard pour découvrir l'innocence de ceux qui, frères d'armes de Wimpfen, avaient pactisé avec le royalisme en armes et demandé à la guerre civile de les venger ! Avec quelle complaisance on rappelait tout ce qui avait tenu au malheur des temps, à une situation sur laquelle le contrôle humain si souvent n'eut pas de prise ; et avec quelle ingratitude on oubliait tant de services rendus, tant de grandes choses accomplies ! L'ancien Comité de Salut public avait manié le pouvoir d'une main nerveuse : lui reprochait-on d'avoir sauvé la France, vaincu l'Europe et étonné la terre ? Il avait eu recours au système des réquisitions ; mais ce système avait assuré les approvisionnements. Il avait fait régner la loi du Maximum, mais l'aisance du peuple en était résultée. La République se montrait-elle au monde sous un plus imposant aspect, depuis que les artisans de sa grandeur étaient vilipendés ou menacés ? Les affaires allaient-elles mieux depuis que le change, sous l'empire de la réaction, était tombé de quarante à treize livres ? Le peuple était-il plus heureux, depuis que l'abolition du Maximum avait tué l'assignat, et que la liberté de l'agiotage était venue encourager les accapareurs à saisir le pauvre à la gorge ? Au surplus, si tout ce qui s'était fait jusqu'alors méritait condamnation, que l'Assemblée, l'Assemblée tout entière, baissât la tête et se préparât à recevoir son châtiment. Car elle représentait le souverain, et rien ne s'était fait en dehors d'elle. Oui, continuait Lindet, vous êtes jugés, et n'avez plus qu'à marcher à l'échafaud. Vos ennemis n'attendent que le moment favorable. Ils choisissent trois d'entre vous aujourd'hui ; ils se réservent de désigner les autres. Il finissait en déclarant avec une fierté dédaigneuse et intrépide que le rapport de la Commission était insuffisant ; qu'il était injuste d'isoler du gouvernement quelques-uns de ses membres ; que, s'ils n'étaient pas tous innocents, ils étaient tous coupables, lui le premier ; que jamais on ne lui arracherait un désaveu dégradant, une rétractation qui n'était point dans son cœur ; qu'on pouvait chercher, si l'on voulait, dans les vingt mille signatures qu'il avait données un texte d'accusation contre lui. J'ai voulu conserver Lyon à la République ; j'ai conjuré le fédéralisme ; j'ai pacifié le Calvados ; j'ai arrêté ceux qui voulaient se porter contre Paris : c'est assez pour que je périsse[58]. A ce noble et puissant discours, qu'avaient à répondre les Thermidoriens ? Si le 31 mai était un crime, était-ce aux Dantonistes à en tirer vengeance, eux dont il était en si grande partie l'ouvrage ? Si Lanjuinais avait à se plaindre, Legendre pouvait nommer l'homme brutal qui, un jour, prenant Lanjuinais au collet, avait cherché à le précipiter de la tribune ! Si la Gironde avait une accusation à lancer, sur qui cette accusation devait-elle tomber plutôt que sur Tallien, membre de l'ancienne Commune, et, de tous les ennemis de la Gironde, le plus furieux ? Les meneurs de la réaction étaient mal venus à flétrir ce régime de la Terreur, dont les uns avaient été les agents, que les autres avaient approuvé bien haut, et contre lequel nul d'entre eux n'avait élevé la voix ? Nous avions peur, alors, disaient-ils ; de sorte qu'ils aimaient mieux se proclamer lâches que manquer leur proie[59]. Le lendemain du jour où Robert Lindet avait déployé une éloquence si haute et un si fier caractère, Carnot parut à son tour dans la lice. Mais sa manière de défendre ses anciens collègues n'eut ni la même élévation ni la même force. Au lieu d'invoquer hardiment le principe de la solidarité commune, il partit du fait de la distribution du travail entre les membres du Comité, pour prétendre que chacun d'eux n'était comptable que des actes relatifs à son département. Il rejeta tout sur Saint-Just et Robespierre, qui n'étaient plus là pour lui répondre, et dont il était habile, mais peu généreux, d'insulter en ce moment la mémoire[60]. Quant aux accusés, ce fut derrière un système analogue à celui qu'avait développé Carnot qu'ils cherchèrent à s'abriter. Ils se justifièrent en attaquant les morts. Collot-d'Herbois, néanmoins, trouva dans l'extrême émotion de son cœur quelques paroles dignes d'être retenues : Nous avons fait trembler les rois sur leurs trônes, terrassé le royalisme à l'intérieur, préparé la paix par la victoire : qu'on nous condamne, Pitt et Cobourg auront seuls à s'en féliciter[61]. Au reste, ainsi qu'il arrive dans toutes les luttes politiques, l'opinion de la Convention était faite d'avance. Selon l'aveu de Thibaudeau, on ne jugeait pas, on combattait[62]. Les débats durèrent plusieurs jours, pendant lesquels la fermentation ne fit qu'aller croissant. Des femmes couraient les faubourgs, assemblant les citoyens au son d'une cloche ; beaucoup d'entre elles se rendirent à la Convention, gémissantes, désespérées, demandant du pain à grands cris[63] : Du pain ! du pain ! du pain ! Ces mots formidables remplissaient en quelque sorte Paris. Du pain et la Constitution de 93 ! criaient des milliers de voix ; et quelques-unes ajoutaient : La liberté des patriotes incarcérés ! Pendant ces heures d'orage, immense était l'anxiété des Montagnards restés fidèles à la Révolution. Leur pouls battait à l'unisson de celui du peuple ; mais entre le peuple et eux les moyens de communication habituelle manquaient depuis que le club des Jacobins avait été dispersé et le pouvoir de la Commune abattu. Nous ne voulions pas donner nos têtes, écrit Levasseur[64], mais nous voulions bien les risquer contre le succès. Ainsi partagés entre la crainte et l'espérance, ils résolurent d'attendre les événements, sauf à se décider aussitôt qu'une chance favorable semblerait se présenter. Le 11 germinal (31 mars), ils crurent toucher au moment qui leur apporterait le succès dans le péril. La journée avait été singulièrement trouble parmi le peuple des faubourgs : le soir, durant la séance, les députés de l'extrême gauche se concertèrent et résolurent de se mêler, le lendemain, au mouvement, s'il prenait des proportions imposantes[65]. Le Comité de Salut public, au milieu de cette crise, se trouvait composé des personnages suivants : Boissy d'Anglas, André Dumont, Marec, Bréard, Merlin (de Douai), Fourcroy, Chazal, Lacombe Saint-Michel, Dubois-Crancé, Laporte, Sieyès et Rewbell, les trois derniers ayant été appelés depuis peu à faire partie du Comité[66] en remplacement de Cambacérès, Carnot et Pelet (de la Lozère). Cette liste, on le voit, comprenait plusieurs noms qui avaient brillé d'un éclat sinistre. André Dumont, par exemple, était le même qui, chargé d'aller établir à Beauvais le régime de la Terreur, avait écrit à la Convention : Je vais mettre cette ville au bouillon maigre, avant de lui faire prendre médecine[67] ; c'était le même qui avait dit, en arrivant à Beauvais : Ce que vous ne pourrez pas poignarder, il faut l'incendier[68]. Dubois-Crancé, sans avoir été aussi loin dans les voies de la Terreur, avait un passé qui expliquait mal sa présence au sein d'un pouvoir émané de la réaction. C'était lui qui, aux Jacobins, avait demandé qu'avant d'être maintenu comme membre du club, chaque assistant fût tenu de répondre d'une manière satisfaisante à cette question : Qu'as-tu fait pour être pendu[69] ? Mais les temps étaient bien changés. Aujourd'hui, Dubois-Crancé et André Dumont figuraient à l'avant-garde des royalistes ; et ceux-ci avaient trop d'intérêt à les y laisser pour se souvenir que le premier avait assiégé Lyon, et que le second s'était vanté d'avoir saisi des gravures représentant, disait-il, la figure ignoble des deux raccourcis, Capet d'exécrable mémoire et la scélérate Marie-Antoinette[70]. C'est ainsi que s'exprimait, avant que la réaction l'eût emporté, le modéré André Dumont. Le 12 germinal (1er avril), l'Assemblée se réunit sous l'empire d'une sombre inquiétude. Paris était fort agité. Un cri de Ruamps annonça qu'une tempête approchait. Montrant du doigt ceux de la droite, il leur lança cette menace : Je dirai à toute la France que vous êtes des tyrans. J'ai vu ce matin le royalisme au bois de Boulogne. Ces mots excitent sur les bancs de la droite une violente colère et des murmures prolongés. Les deux partis semblaient se mesurer des yeux. Bourgeois s'étant précipité à la tribune, le poing fermé, l'œil en feu, Tallien et Bourdon (de l'Oise) s'y élancent de leur côté. Toute la salle frémit. Le président se couvre. Enfin, Boissy d'Anglas obtient d'être entendu et commence un long rapport sur les subsistances. Mais voilà que soudain un mugissement redoutable apprend à l'Assemblée que le peuple approche. Bientôt, en effet, les portes sont forcées, et un torrent d'hommes, de femmes et d'enfants pénètre dans la salle. Ils agitaient leurs bonnets, ils criaient avec passion : Du pain ! du pain ! La gauche se répandit en applaudissements. La majorité, calme d'abord, s'émut peu à peu. Tout à coup elle se lève en criant : Vive la République ! Legendre veut parler, mais la foule l'interrompt : Nous n'avons pas de pain ! Merlin (de Thionville) s'est mêlé parmi les envahisseurs ; il cherche à les apaiser, il leur prend la main, il les embrasse. De retour à sa place, et voyant les mots : Constitution de 1793 ! écrits sur plusieurs bonnets : Personne plus que nous, dit-il d'une voix forte, ne veut la Constitution de 1793. — Oui, oui ! répondent tous les membres de l'Assemblée. En ce moment, nouveau torrent de peuple. Dans les tribunes, c'était toujours ce refrain lugubre : Du pain ! du pain ! Il y eut un moment de silence, lorsqu'un nommé Vaneck, orateur des faubourgs, prit la parole pour protester contre l'incarcération des patriotes, se plaindre du discrédit des assignats et de la famine, dénoncer ces divisions de l'Assemblée qui laissaient la patrie saignante, et demander justice des messieurs à bâtons. Une longue interruption suivit. Thibaudeau, qui présidait, était sorti dans le jardin, abandonnant au hasard le dénouement de ce drame ; et André Dumont, appelé au fauteuil, ne cessait d'assurer que la Convention s'occupait des subsistances. Le flot populaire croissant de minute en minute, on étouffait. Deux membres de la gauche, Gaston et Duroy, furent vus suppliant le peuple de se retirer ; mais en vain. Une partie du côté droit prit la fuite. Si, profitant de cette inspiration de la peur, la minorité eût adopté alors quelque mesure énergique, peut-être avait-elle la partie entre ses mains. Mais elle ne fit rien qu'assister, incertaine et comme éperdue, au tumultueux défilé des faubourgs. Un plan arrêté d'avance eût été nécessaire, et elle n'en avait pas. Or, à mesure que le temps s'écoulait, les dépositaires du pouvoir s'occupaient des moyens d'écraser le mouvement ; la jeunesse dorée se formait en bataillons ; la générale, battue dans tous les quartiers, appelait la garde nationale au secours de la majorité de la Convention. Les sections du Bonnet de la Liberté et de Bonne-Nouvelle entrèrent : elles venaient encourager l'Assemblée à rester ferme à son poste. Encore quelques instants, et la chance tournait évidemment en faveur de la réaction. André Dumont, rendu à toute sa violence, déclara que le mouvement était l'œuvre des assassins et des royalistes. Le royalisme ! répliqua Choudieu, il est là ; et il étendait la main vers le fauteuil du président. André Dumont reprit : Ils bravent l'orage : ils ignorent que la foudre tombera sur leurs têtes. La foule continuait à crier : Du pain ! du pain ! du pain ! Informés que la garde nationale allait arriver, les membres de la gauche commencèrent à presser la foule de se retirer. Mais les exhortations des uns se perdaient dans le tumulte, et aux exhortations des autres le peuple répondait par d'âpres refus. Nous sommes ici chez nous ! dit une femme à Choudieu, qui la suppliait de sortir. De leur côté, s'apercevant combien était inoffensive cette multitude grondante et combien peu leurs adversaires étaient préparés à tirer parti du mouvement, les réactionnaires désiraient maintenant qu'il se prolongeât assez pour leur ménager le bénéfice d'une victoire éclatante. Duhem ne put obtenir d'André Dumont qu'en sa qualité de président il donnât l'ordre à la foule d'évacuer la salle. Le désordre diminuait cependant, et Boissy d'Anglas avait repris son rapport sur les subsistances, quand Ysabeau, s'élançant à la tribune, vint raconter que son collègue Auguis avait été blessé au moment où il parcourait Paris pour y ramener la paix. Il n'y eut qu'un cri parmi ceux de la droite, qui un à un étaient revenus à leurs places : Ah ! grand Dieu ! Et, affectant une douleur immense, ils éclatèrent en anathèmes sur ce que la représentation nationale était entourée d'attentats. Thibaudeau, qui avait reparu, fulmina alors contre la gauche un discours dont la fermeté fut trouvée tardive et qui lui attira, de la part d'un membre de la gauche, le reproche d'avoir déserté son poste. Pendant ce temps, les bataillons du centre de la garde nationale et la jeunesse dorée de Fréron avaient cerné la Convention. Des grenadiers, conduits par Legendre, Kervélégan et Tallien, entrent dans les couloirs, la baïonnette au bout du fusil ; le peuple se disperse, et un implacable cri de vengeance, poussé par la majorité, annonce la réouverture de la séance[71]. Les forces dirigées sur la Convention venaient d'être placées sous le commandement du général Pichegru, arrivé à Paris dans ces entrefaites, et auquel on avait donné pour adjoints Merlin (de Thionville) et Barras. D'un côté, le peuple sans direction et sans armes ; d'un autre côté, la bourgeoisie armée jusqu'aux dents et bien commandée. A chaque porte des sentinelles. Sur la place du Carrousel, les canonniers de la garde nationale, prêts à mettre le feu à leurs pièces, et les muscadins chantant le Réveil du peuple[72]. Une pareille situation offrait à la réaction un triomphe facile et sûr : elle en profita. André Dumont dénonce Châles et Choudieu pour avoir dit : Le royalisme est là ! il dénonce Foussedoire pour avoir accusé la garde nationale de vouloir un roi ; et, sur la proposition de Bourdon (de l'Oise), l'arrestation de Châles, celle de Choudieu, celle de Foussedoire, sont décrétées. Ainsi qu'il arrive toujours en de telles circonstances, les nouvelles propres à enflammer ou à justifier l'explosion des colères ne manquèrent pas ; et la fureur de la majorité ne connut plus de bornes lorsque Ysabeau s'écria : Encore un attentat ! on a fait feu sur Pénières, et probablement il est mort. Aussitôt, et sans se donner le temps de vérifier l'assertion, la majorité se hâte de proscrire. André Dumont fait arrêter son collègue Huguet, afin, dit-il, que la journée soit complète. Fréron fait arrêter Léonard Bourdon, son allié du 9 thermidor. Choudieu, désigné comme l'assassin de Philippeaux, pour avoir réfuté les erreurs de Philippeaux touchant la Vendée, Choudieu essaye de se défendre : on étouffe sa voix : Tais-toi, assassin ![73] Demander, en un tel moment, la déportation immédiate de Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère, c'était l'obtenir. Sur la motion d'André Dumont, on la vota d'enthousiasme[74]. A quoi bon délibérer ? dit Merlin (de Thionville) ; l'opinion publique les a jugés ; il ne reste plus qu'à prendre le poignard et à frapper. Une vive indignation éclate sur les bancs de la Montagne. On crie avec force : A bas le bourreau ! Alors, le visage tourné vers la gauche, et accompagnant sa voix d'un geste menaçant, Merlin (de Thionville) prononce ces paroles : Il y a quarante scélérats sur cette Montagne qui méritent le même sort. Levasseur laissa échapper ce cri : Suis-je du nombre ? expression malheureuse, qui pouvait prêter et prêta à une interprétation défavorable. Oh ! non, répondit Merlin, nous te connaissons, toi[75]. Laissons Levasseur lui-même ajouter le dernier trait à ce sinistre tableau : Je réclamai l'appel nominal, et une foule de députés signèrent avec moi ma motion. Aux termes du règlement, il fallait cinquante signatures : nous en eûmes plus de cent. Mais Tallien, qui présidait, nia impudemment qu'il y eût un nombre suffisant de signatures. Duhem, Choudieu et moi, nous réclamâmes la lecture de la liste : Tallien s'y refusa. La Montagne, atterrée, se tut. Tout fut consommé[76]. La séance du 12 germinal se prolongea jusqu'au 13 et ne fut levée qu'à six heures du matin. Ce fut pendant la nuit que la majorité décréta la déportation immédiate de Billaud-Varenne, de Collot-d'Herbois, de Barère, de Vadier, et la translation, au château de Ham, de Duhem, Choudieu, Châles, Léonard Bourdon, Huguet, Amar, Foussedoire et Ruamps, membres de la minorité[77]. Thibaudeau, après avoir confessé qu'on les condamna en masse sans examen, ajoute : Telle était la fatalité des circonstances ![78] Il paraît, cependant, que même les plus emportés ne furent pas sans avoir conscience de ce qu'une telle conduite avait d'inique. Le Moniteur nous a conservé ces mots de Merlin (de Thionville), prononcés au sein de l'orage : Je désire qu'on oublie les haines particulières[79]. Noble langage, auquel ne répondit pas, malheureusement, la modération de son attitude ! Le 13 germinal, dans la soirée, les bancs de la Montagne étaient déserts. On avait fait prévenir Levasseur et ses amis de ne pas se rendre à la séance, où l'on affectait de craindre qu'ils ne fussent arrêtés : artifice indigne dont le but était de les amener à se dénoncer eux-mêmes par leur absence. C'est ce qui arriva. Louvet, montrant le côté gauche de l'Assemblée, s'écria : Voyez-vous cette place, siège ordinaire des factieux : où sont-ils ?[80] Trois jours après, Pénières, qu'Ysabeau, on l'a vu, avait présenté comme probablement mort, paraissait à la tribune, le visage rayonnant de santé, mais animé du feu de la colère, et pressait l'Assemblée de déclarer coupables du crime d'avoir voulu égorger la Convention ceux de ses membres qui avaient protesté contre les décrets proscripteurs. Tant d'injustice excita quelques réclamations. Legendre n'osa appuyer la motion, mais il s'en dédommagea en désignant aux haines de la majorité, lui Dantoniste, le Dantoniste Thuriot. Il est vrai que Thuriot, après le 9 thermidor, avait eu peur de ses propres complices et s'était étudié à calmer des ressentiments qui perdaient la République ; il avait prêché la concorde[81] ; voilà ce que ne-lui pouvaient pardonner des hommes qui, au moment même où ils suaient la violence par tous les pores, osaient se parer du beau nom de modérés. Entre autres noirs forfaits, Thuriot avait commis celui-ci ; il avait dit un jour à plusieurs membres de l'Assemblée : Comment ! vous souffrez de pareilles choses ? C'est de là que Legendre partait pour conclure à ce qu'on mît Thuriot au nombre des proscrit[82], ainsi que Levasseur, Grassous et Maignet[83]. Thuriot ne trouva pas dans Merlin (de Thionville) un accusateur moins emporté[84]. Une voix nomma Moïse Bayle. Aussitôt son nom est inscrit sur la liste fatale. Vainement Gaston fait-il observer que c'est la première fois qu'on accuse Moïse Bayle, et qu'avant de le condamner, il est juste de l'entendre : Barras, craignant que l'Assemblée ne se laisse toucher, s'empresse d'informer la Convention que les factieux avaient déjà préparé une nouvelle Commune de Paris. Il faut prouver cela ! lui crie Guyton-Morveau. Et Barras de répondre : Je le prouverai, et je demande que Guyton prouve le contraire. Cette réponse fut applaudie[85] ! Louvet sollicitait la parole pour prouver qu'il ne fallait pas du moins frapper à la hâte ceux des députés contre lesquels il n'existait pas de pièces : on ne lui permit pas d'ouvrir la bouche. Le décret proscripteur fut voté ; et les hommes qui venaient de fouler aux pieds tous les principes d'un véritable gouvernement républicain se séparèrent au cri de : Vive la République ![86] Les jours suivants, l'on continua de frapper. Malheur à quiconque refusait de renier son passé devant la contre-révolution victorieuse ! Pache, Rossignol, furent envoyés au château de Ham[87]. Et il était certes bien naturel que la politique qui avait conduit Charette à Nantes en triomphe jetât Rossignol dans les fers. Seulement, c'était le comble du scandale que tout cela se fît au nom de la République. Ainsi que Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère, le vieux Vadier avait été condamné à la déportation : il parvint à s'échapper[88]. Il ne restait plus à la contre-révolution qu'une chose à faire : s'assurer la possession du champ de bataille. Tel fut l'objet du décret rendu le 21 germinal (10 avril). Ce décret chargeait le Comité de Sûreté générale de faire désarmer sans délai les hommes connus dans leurs sections comme ayant participé aux horreurs commises sous la tyrannie qui avait précédé le 8 thermidor[89]. Jamais loi d'un vague plus menaçant n'avait été portée. En quoi consistait la tyrannie qui avait précédé le 8 thermidor ? et en quoi consistait le crime d'y avoir participé ? Il fallut s'en remettre au zèle des sections contre-révolutionnaires du soin de procéder au désarmement d'une nouvelle catégorie de suspects[90]. Carrière sans bornes ouverte à l'arbitraire, se mettant au service de la vengeance, et à l'anarchie se mettant au service de l'oppression ! Il faut dire ici, à l'honneur de Fréron, que, dans la séance du 17 germinal (6 avril), il proposa la substitution de la peine de la déportation à la peine de mort pour les délits révolutionnaires, excepté ceux d'émigration, d'intelligence criminelle et prouvée avec l'étranger, de fabrication de faux assignats, de trahison militaire et de provocation au rétablissement de la royauté[91]. Cette dernière exception est remarquable : elle montre jusqu'où allait l'aveuglement des Thermidoriens, qui ne voulaient pas de roi et le déclaraient bien haut, alors qu'ils ne faisaient point un seul pas qui ne tendit à ramener au régime monarchique. Les royalistes le sentaient bien ; aussi n'attachaient-ils aucune importance au mot, pour ne pas effaroucher avant l'heure des alliés qui, si follement, leur livraient la chose. Le discours de Fréron contenait cette phrase : Vous répondrez à quiconque jettera un cri en faveur de la royauté par un cri de mort ; et cette phrase fut applaudie. Quant à l'abolition de la peine de mort en principe, on renvoya l'examen de la question aux comités, qui n'eurent garde de la résoudre dans le sens de l'humanité. La contre-révolution avait besoin du bourreau. Ce jour-là même, en effet, le nouveau Tribunal criminel s'occupait de juger Fouquier-Tinville et, avec lui, l'ancien administrateur de police Hermann ; son adjoint, Lanne ; les juges de l'ancien tribunal révolutionnaire, Garnier-Delaunay, Naulin, Félix, Bravet, Barbier, Liendon, Sellier, Deliège, Maire, Harny, Foucault ; les ex-jurés, Trinchard, Leroy, Renaudin, Pigeot, Aubry, Vilate, Prieur, Chatelet, Brochet, Chrétien, Didier, Gauthier, Girard, Trey, Ganney et Duplay[92]. Ce procès fut la vengeance que les Dantonistes tirèrent de la mort de leur chef. L'acharnement qu'ils déployèrent contre les accusés fut sans bornes, et ils s'étudièrent à charger un tableau, qui n'était déjà que trop sombre, de toutes les couleurs propres à le rendre effrayant et à assurer de la sorte le triomphe de leur animosité. Mais comme ils ne pouvaient évoquer les noirs souvenirs de la Terreur sans porter coup à la Révolution qui l'avait enfantée, ils se trouvèrent fournir ainsi aux royalistes un spectacle dont ceux-ci savourèrent l'horreur avec délices. Delà l'immense développement qu'on se plut à donner à la procédure ; de là l'immense solennité dont on l'entoura. Le procès ne dura pas moins de quarante et un jours, et quatre cent dix-neuf témoins furent entendus. Ce qui résulta de leurs dépositions, nous l'avons déjà exposé en détail[93]. Les exagérations de la haine en délire, et des mensonges que nous avons signalés, s'y mêlèrent à des révélations d'une vérité effroyable. D'un autre côté, ce que des témoins graves vinrent raconter de l'esprit de justice qui animait Naulin, de l'humanité de Sellier quand il n'exerçait pas ses fonctions redoutables, de la sensibilité de Harny et de Maire, des vertus privées de Chatelet[94], et le témoignage éclatant que Réal rendit à l'intégrité courageuse dont Fouquier-Tinville lui-même avait, en certaines circonstances, donné des preuves : quelle source de méditations pour le philosophe ! Voilà donc l'effet que peut produire sur des hommes naturellement humains, comme l'étaient Harny et Maire, l'atmosphère que les circonstances les forcent à respirer ! Et il n'est pas jusqu'aux natures féroces comme celle d'un Fouquier-Tinville qui ne soient capables de l'acte que Réal, depuis préfet de police sous l'Empire, rappela. Au mois d'avril 1793, les généraux Harville, Boucher, Froissac, ayant été décrétés d'accusation par la Convention, Fouquier-Tinville, après un examen attentif du dossier, reconnut qu'il n'y avait pas lieu à les poursuivre, décida qu'en dépit du décret il s'abstiendrait, et eut le courage de le déclarer dans une lettre publique[95]. Le trait suivant mérite aussi d'être mentionné. Dans une biographie de Fouquier-Tinville, par M. Frédéric Fayot, on lit : Un de mes vieux amis, brave officier de l'armée des Pyrénées-Orientales, étant accouru à Paris pour rendre compte de faits dont on accusait son général, alla aussitôt chez Robespierre, qui ne put le recevoir, mais qui lui fit dire de se rendre dans la soirée aux Jacobins. Il s'y rendit à l'heure indiquée. Robespierre s'y trouvait déjà. Il était assis au bas du fauteuil du président. Il écouta l'officier avec soin et lui dit qu'il regrettait vivement d'être sans influence depuis un mois, parce qu'il aurait fait examiner cette affaire sans désemparer. Allez voir demain Fouquier-Tinville, de grand matin ; allez-y de ma part ; dites-lui de revoir les pièces ; qu'il y a là dedans quelque erreur. Mon ami — c'est M. Pirolle, le savant botaniste — courut au point du jour chez l'accusateur public, qu'il trouva habillé et fort calme, jouant avec un petit enfant posé sur un fauteuil. Fouquier l'écouta poliment et lui dit que, la veille, il avait examiné ce dossier, et qu'en lisant plusieurs pièces il avait eu les mêmes doutes, La dénonciation fut examinée, l'accusé sauvé[96]. Et cependant, que Fouquier-Tinville, ainsi que nous l'avons dit, ait été le représentant du génie exterminateur qui se personnifia dans Collot-d'Herbois et Fouché à Lyon, et dans Carrier à Nantes, c'est ce que son procès démontra de reste. La lumière de la justice ne traversa jamais qu'à la façon des éclairs cet esprit farouche, et il ne lui manqua que deux choses pour faire revivre en lui, dans toute sa hideuse vérité, la figure de Jeffreys : l'intempérance et une âme vénale ; car lui, du moins, ne mêla pas, comme le Fouquier-Tinville de l'absolutisme, l'amour du vin à celui du sang, l'amour du sang à celui de l'or. Il sortit de la Révolution plus pauvre qu'il n'y était entré ; et sa famille était son unique patrimoine, lorsque, à la veille de mourir, il s'écria : Je lègue aux vrais patriotes ma femme et mes six enfants[97]. L'attitude de la plupart des accusés fut très-ferme. Le Moniteur, quoique rédigé alors sous l'influence du parti vainqueur, avoue que quelques-uns firent de leur vie des tableaux assez touchants, qui furent néanmoins très-mal accueillis du public[98]. Renaudin se défendit sans préparation, avec une modération et une simplicité qui étonnèrent. En parlant de sa moralité privée, de sa fidélité à remplir les devoirs de la piété filiale, de son attachement pour sa femme, il fut pris d'une émotion si vive, que les sanglots étouffèrent sa voix. Et l'auditoire éclata en murmures[99], composé qu'il était selon l'esprit du moment. Hermann se défendit aussi avec beaucoup d'éloquence et prononça un discours dont le Moniteur lui-même dit qu'il renfermait des observations pleines d'une philosophie profonde[100]. Mais, les Dantonistes étaient là qui avaient soif de son sang. Il leur fut livré, à la majorité d'une voix. Il est à remarquer que, de tous les accusés, le seul contre lequel on ne put trouver aucune charge fut Duplay, l'hôte de Robespierre. Il fut donc acquitté purement et simplement[101], après une instruction qui ne servit qu'à mettre en relief la douceur de son caractère, la bonté de son cœur et son inaltérable probité[102]. Furent acquittés aussi, mais sur l'intention seulement, non sur le fait : Maire, Harny, Deliège, Naulin, Delaporte, Lohier, Trinchart, Brochet, Chrétien, Ganney, Trey, Guyard et Valagnos[103]. Ceux que le tribunal condamna — et la condamnation portait peine de mort — furent : Fouquier-Tinville, Foucault, Sellier, Garnier-Delaunay, Leroy, surnommé Dix Août, Renaudin, Vilate, Prieur, Chatelet, Gérard, Boyenval, Benoît, Lanne, Verney, Dupaumier, Hermann[104]. Sellier, en faveur duquel s'étaient produits des témoignages favorables et importants[105], s'attendait à être acquitté : le prononcé du jugement le jeta hors de lui. Quand on lut la déclaration du jury qui lui imputait d'avoir agi avec mauvaise intention, il s'écria, furieux : Ils en ont menti ! Plusieurs voix s'élevèrent des bancs des accuses : Nous pensons tous de même. Sellier s'était couvert : un gendarme voulant le contraindre à se découvrir, il jeta son chapeau par la fenêtre avec un mouvement de rage. Affaibli par un état continuel de maladie, il recueillait ce qui lui restait de forces pour éclater en malédictions, et ne cessait de répéter : Votre tour viendra ! votre tour viendra ![106] Hermann, sans proférer un mot, lança un livre à la tête du président[107]. Je meurs, dit Renaudin, pour avoir aimé mon pays[108]. Vilate se plaignant d'avoir été accolé à Fouquier-Tinville, celui-ci se contenta de le regarder avec une indifférence méprisante. S'adressant aux juges : Tout ce que je demande, c'est qu'on me fasse mourir sur-le-champ, et je vous souhaite de montrer autant de courage que j'en ai[109]. Ceci avait lieu le 17 floréal (6 mai) : le lendemain, les condamnés furent menés en place de Grève dans trois charrettes, au milieu des clameurs d'usage. A sa figure pâle, à ses muscles contractés et à la colère qui étincelait dans ses yeux, on distinguait Fouquier-Tinville. Entendant la foule lui crier ironiquement : Tu n'as pas la parole ! il répliqua : Et toi, canaille imbécile, tu n'as pas de pain ![110] faisant allusion à la disette qui troublait en ce moment les fêtes de la guillotine. On l'exécuta le dernier. Puis, le bourreau saisit la tête sanglante et la montra au peuple[111]. ——————————————— Les Thermidoriens ne se sont pas bornés à supprimer, dans leur publication des Papiers trouvés chez Robespierre, les pièces qui auraient pu les compromettre ; ils y intercalèrent tout ce qui leur parut propre à rendre odieux ce grand citoyen. Ainsi, à l'appui de cette assertion, — absurde à l'égard d'un homme dont le frère avait demandé à partager le sort, — Robespierre se fût teint sans scrupule du sang de ses proches, puisqu'il avait déjà menacé de sa fureur une de ses sœurs, Courtois citait et publiait une lettre de Charlotte Robespierre, adressée, suivant lui, à Maximilien. (Rapport, etc., p. 25 et 178.) Or, voici ce qu'à cet égard Charlotte Robespierre elle-même écrit dans ses Mémoires (p. 459) : Robespierre jeune revint à Paris il ne vint pas loger dans l'appartement que nous occupions en commun. Il semblait fuir ma présence. Je l'avoue, j'étais indignée contre lui. C'est alors que je lui écrivis la lettre que Levasseur a rapportée dans ses Mémoires. Seulement, je dois dire qu'elle n'était point aussi acerbe et aussi violente, et que très-certainement les ennemis de mes frères y ont ajouté plusieurs phrases et en ont exagéré d'autres pour rendre odieux Maximilien, à qui ils ont supposé que je l'avais écrite. Je dois donc déclarer, premièrement, que cette lettre a été adressée à mon jeune frère et non à Maximilien ; secondement, qu'elle renferme des phrases apocryphes que je ne reconnais pas pour les miennes. FIN DU ONZIÈME VOLUME |
[1] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 209.
[2] Dans la séance du 13 fructidor (30 août) 1794.
[3] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 209.
[4] Moniteur, an III (1794), numéro 99.
[5] Séance du 16 nivôse (26 décembre).
[6] On trouve de longs extraits de cette brochure de Sieyès dans le Moniteur du 27 pluviôse (15 février) 1795.
[7] Moniteur, an III (1794), numéro 101.
[8] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 211.
[9] Séance du 29 pluviôse (17 février) 1795.
[10] Séance du 29 pluviôse (17 février) 1795.
[11] Voyez à ce sujet les Mémoires de Levasseur, t. IV, ch. IV, p. 134, l'Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 212 et la note critique placée à la suite de ce chapitre.
[12] Mercier, le Nouveau Paris, chap. CCXVIII. — Charles Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, t. I, p. 113. — Journal de Paris, numéro 23. — On peut voir aussi, à ce sujet, les spirituelles caricatures de Carle Vernet.
[13] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. III, p. 53-54.
[14] Ch. Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, t. I, p. 114.
[15] Orateur du Peuple, numéro du 23 nivôse.
[16] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 221.
[17] Cette translation, ainsi que nous l'avons raconté, avait eu lieu le 26 fructidor (12 septembre) 1794.
[18] Moniteur du 16 pluviôse (4 février).
[19] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 224-225.
[20] Moniteur, an III (1795), numéro 159.
[21] Moniteur, an III (1795), numéro 159.
[22] Moniteur, an III, numéro 164.
[23] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VII, p. 216.
[24] Moniteur, an III (1795), numéro 170.
[25] Moniteur, an II (1794), numéro 367.
[26] Moniteur, an III (1795), numéro 170.
[27] Moniteur, an III (1795), numéro 170.
[28] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VI, p. 195.
[29] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VI, p. 200.
[30] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 192.
[31] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VI, p. 200-201.
[32] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VII, p. 239.
[33] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VII, p. 239.
[34] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VII, p. 239.
[35] Nougaret, Histoire abrégée, liv. XXIV, p. 459.
[36] Voyez la séance du 12 ventôse (2 mars 1795).
[37] Au British Museum, on trouve dans le dossier de Robespierre une multitude de ces pamphlets. Ils n'ont de frappant que le titre, et on ne saurait imaginer rien de plus vide, de plus misérable que leur contenu. Mais ils sont curieux comme indiquant le genre d'impulsion que les meneurs s'étudiaient à donner aux esprits.
[38] Moniteur, an II (1794), numéro 343.
[39] Voyez le chapitre précédent.
[40] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. I, p. 15.
[41] Charles Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, t. I, p. 112 et 113.
[42] Mercier, le Nouveau Paris, chap. LXXXIII.
[43] Mercier, le Nouveau Paris, chap. CCXVIII.
[44] Mercier, le Nouveau Paris, chap. CCXVIII.
[45] Journal de Paris, numéro 23.
[46] Mercier, le Nouveau Paris, chap. XCII.
[47] Mercier, le Nouveau Paris, chap. XCII.
[48] Mercier, le Nouveau Paris, chap. LXXXIII.
[49] Ce fait est donné par Toulongeon lui-même comme une conséquence de l'abolition du Maximum.
[50] Boissy d'Anglas parla de cette circonstance dans son discours du 27 ventôse.
[51] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VIII, p. 242.
[52] Dans la séance du 29 ventôse (19 mars).
[53] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 147.
[54] Moniteur, an III (1795), séance du 1er germinal.
[55] Moniteur, an III (1795), séance du 1er germinal.
[56] Moniteur, an III (1795), numéro 186.
[57] Moniteur, an III (1795), numéro 186.
[58] Voyez la séance du 2 germinal (22 mars) 1795.
[59] C'est ce que Thibaudeau, dans ses Mémoires, chap. XII, p. 151, présente ainsi : On aimait mieux être entaché de faiblesse que de cruauté. Misérable excuse, et d'autant plus misérable que la réaction surpassa, comme nous le prouverons, les Terroristes en cruauté, à moins que la cruauté ne change de caractère en changeant de victimes !
[60] Thibaudeau dit dans ses Mémoires, t. I, p. 151 : Il n'y eut pour ainsi dire que Carnot qui, dans tout le cours du procès, déploya un noble et grand caractère. On n'a qu'à comparer le discours de Carnot et celui de Robert Lindet pour voir jusqu'à quel point, à l'égard du dernier, l'appréciation de Thibaudeau est injuste.
[61] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VII, p. 217.
[62] Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 151.
[63] Voyez la séance du 7 germinal (24 mars).
[64] Mémoires de Levasseur, t. IV, p. 248.
[65] Mémoires de Levasseur, t. IV, p. 249.
[66] Le dernier renouvellement avait eu lieu le 15 ventôse (15 mars).
[67] Prudhomme, t. I, p. 174.
[68] Prudhomme, t. I, p. 175.
[69] Prudhomme, t. I, p. 92.
[70] Moniteur, an II (1794), numéro 175.
[71] Voyez pour cette séance le Moniteur, an III (1795), numéros 194 et 195. — Les Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. XII, p. 153 et suiv. — Les Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VIII, p. 249.
[72] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VIII, p. 257.
[73] Moniteur, an III (1795), numéro 195.
[74] Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. XII, p. 153
[75] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VIII, p. 253 et 254.
[76] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. VIII, p. 255.
[77] Moniteur, an III (1795), numéro 194.
[78] Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. XII, p. 153.
[79] Moniteur, an III (1795), numéro 196.
[80] Thibaudeau, t. I, chap. XII, p.
157-158.
[81] Dussault, Fragment pour servir à l'histoire de la Convention nationale.
[82] Voyez le Moniteur, an III (1795), numéro 199.
[83] Moniteur, an III (1795), numéro 199.
[84] Moniteur, an III (1795), numéro 199.
[85] Moniteur, an III (1795), numéro 199.
[86] Voyez dans le Moniteur, an III (1795), numéro 199, le compte rendu circonstancié de cette scandaleuse séance.
[87] Nougaret, Histoire abrégée, liv. XXIV, p. 461.
[88] Nougaret, Histoire abrégée, liv. XXIV, p. 461.
[89] Moniteur, an III (1795), numéro 204.
[90] Moniteur, an III (1795), numéros 226, 246, 250, 253.
[91] Moniteur, an III (1795), numéro 200.
[92] Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 291.
[93] Voyez dans le précédent volume, le chapitre intitulé Régime de la Terreur, et, dans le présent volume, le chapitre intitulé la Terreur à son apogée.
[94] Voyez le procès de Fouquier dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 354, 398, 411, 412, 458, et t. XXXV, p. 5, 6 et 13.
[95] Voyez cette déposition de Réal, dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 397 et 398.
[96] Frédéric Fayot, Biographie de Fouquier-Tinville, dans le Dictionnaire de la Conversation.
[97] Moniteur, an III (1795), numéro 231.
[98] Moniteur, an III (1795), numéro 230.
[99] Moniteur, an III (1795), numéro 230.
[100] Moniteur, an III (1795), numéro 230.
[101] Beausire fut acquitté de la même manière, mais non sans que des charges sérieuses se fussent produites contre lui dans le cours des débats.
[102] Voyez la déposition de d'Aubigny, l'un des plus fougueux adversaires du parti auquel Duplay appartenait. Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 412.
[103] Voyez le procès de Fouquier, Histoire parlementaire, t. XXXV, p. 146.
[104] Voyez le procès de Fouquier, Histoire parlementaire, t. XXXV, p. 146.
[105] Celui de Réal, par exemple.
[106] Moniteur, an III (1795), numéro 231.
[107] Moniteur, an III (1795), numéro 231.
[108] Moniteur, an III (1795), numéro 231.
[109] Moniteur, an III (1795), numéro 231.
[110] Frédéric Fayot, Dictionnaire de la Conversation.
[111] Moniteur, an III (1795), numéro 231.