HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TREIZIÈME

 

CHAPITRE IV. — HISTOIRE DU MAXIMUM

 

 

Nouveauté et importance du sujet. — Les assignats. — Solidité de leur gage. — Fabrication systématique de faux assignats. — Obstacles à vaincre. — Comment ils furent combattus. — Renchérissement produit par la surabondance des assignats. — La liberté du commerce des blés ; objections de Galiani ; objections de Necker ; influence des idées de Galiani et de Necker sur ce point. — L'accaparement. — Danger, dans une guerre qui isolait la France. — Infâmes manœuvres pour affamer le peuple. — Théorie des économistes en lutte avec les besoins et les souffrances de la multitude. — Débats sur l'établissement d'un Maximum du prix des grains. — Décret qui l'établit. — Effets extraordinaires de cette mesure. — Son principe en opposition avec celui sur lequel reposait la puissance de la bourgeoisie ; résistances. — Établissement d'un Maximum uniforme du prix des grains ; motifs qui déterminent ce second décret. — Enchaînement de conséquences qui conduisent à étendre le Maximum à tous les objets de première nécessité. — Énumération de ces objets, et détermination des prix qui y correspondent. — La loi du rapport de l'offre à la demande méconnue ; pourquoi. — La résistance redouble ; moyens violents pris pour la dompter. — Désaccord entre les mesures adoptées et l'ordre social inauguré en 1789. — Effort pour échapper à la loi du rapport de l'offre à la demande, comme fait régulateur des prix. — Tableau du Maximum, œuvre gigantesque de statistique ; comme quoi ce ne pouvait être alors rien de plus. — Barère compare le commerçant qui entrave la Révolution à un enfant ingrat qui battrait sa nourrice. — Les assignats presque toujours au pair jusqu'au 9 thermidor ; le Maximum les soutient. — Les Thermidoriens attaquent le Maximum. — Réforme proposée par Robert Lindet. — Foudroyante sortie de Cambon contre Tallien. — Abrogation du Maximum. — Elle entraîne une effroyable chute des assignats. — Tableau des résultats de cette chute ; détresse du peuple. — Boissy d'Anglas cherche à rassurer Paris ; il est surnommé Boissy-Famine. — Hideux aspect du Palais-Royal. — Le Maximum considéré comme expédient révolutionnaire et comme mesure économique. — Conclusion.

 

L'abolition du Maximum fut un des traits caractéristiques de la réaction thermidorienne. Mais avant de retracer les circonstances qui se lient à cette abolition, de quelque manière qu'on l'apprécie, il convient de raconter quelles causes rendirent le Maximum nécessaire, comment il naquit, comment il se développa, et quels furent ses effets, soit comme innovation économique, soit comme mesure révolutionnaire.

Jusqu'à ce jour, par une négligence à peine concevable, les historiens de la Révolution se sont abstenus d'écrire l'histoire du Maximum : nous essayerons de remplir cette lacune, en rassemblant dans un même tableau tout ce qui se rapporte à un sujet qui est à coup sûr un des plus intéressants, un des plus vastes, auxquels se puissent arrêter la pensée du philosophe et celle de l'homme d'État.

La création du Maximum ayant été en partie déterminée par l'émission d'un papier-monnaie, nous décrirons d'abord en quelques mots le mouvement des assignats.

L'établissement des assignats ne fut point, comme beaucoup d'esprits superficiels l'imaginent, le fait de joueurs audacieux, prêts à mettre les destinées du monde au hasard d'un coup de dé ; non : cette grande mesure, fille de la nécessité, présenta tout d'abord un caractère de sagesse qui en justifiait la hardiesse. D'une évaluation basée sur les revenus effectifs des biens nationaux, tels que ces revenus rentrèrent au trésor public, il résulte que le gage des assignats était d'une valeur de plus de quinze milliards[1]. Nul doute qu'un papier aussi solidement garanti ne se fût soutenu, si un ensemble de circonstances extraordinaires, presque fabuleuses, n'eût donné à tout ce qui pouvait être une cause d'ébranlement l'intensité la plus meurtrière.

Au premier rang des obstacles que les assignats eurent à vaincre, figure la contrefaçon, hideusement réduite en système par la coalition et ses suppôts.

Dans un précédent volume, nous avons mis au jour le document infâme contenant les propositions de l'Écossais Playfair au gouvernement anglais, et développant cette théorie que, contre la Révolution française, l'emploi du faux, non moins moral que celui de l'épée, avait l'avantage d'être beaucoup plus homicide. Et en effet, la fabrication des faux assignats comme instrument de guerre fut un levier que nos ennemis manièrent avec un énorme succès, parce que, contre des ressources de ce genre, le courage et le dévouement ne pouvaient rien ! A Londres[2], en Hollande[3], en Suisse[4], une odieuse activité signala le noir génie des faussaires. Le mal certes n'eût pas été fort grand, si les royalistes s'étaient bornés à faire circuler des assignats tels que ceux qui furent saisis sur les bords du Rhin, signés Calonne, et payables au retour du roi[5] ; mais leur haine trouva d'autres armes. Comment se défendre d'un sentiment d'horreur à la lecture de l'arrêté royaliste, dont la teneur suit :

Le Conseil militaire de l'armée catholique et royale de Bretagne, autorisé par monseigneur comte d'Artois, lieutenant général du royaume, en vertu des pouvoirs à lui confiés par Monsieur, régent de France :

Pénétré de la nécessité de pourvoir aux frais immenses qu'exigent l'équipement, l'habillement, l'armement, la subsistance et la solde des hommes qui se réunissent en foule sous les drapeaux de la religion et du roi... ;

Considérant que le meilleur moyen d'y parvenir est la création d'un papier-monnaie légitimement émis et dont le remboursement soit assuré ;

Qu'au souverain seul il appartient de mettre une telle monnaie en circulation ;

Que, néanmoins, dans la crise terrible qui agite la France, la confiance des peuples étant ou forcée ou trompée, un papier-monnaie qui ne porterait pas tous les signes apparents d'une ressemblance parfaite avec celui que les rebelles répandent... n'atteindrait pas le but qu'il se propose,

Arrête :

Il sera établi une manufacture d'assignats, en tout semblables à ceux qui ont été émis, ou le seront, par la soi-disant Convention nationale.

Ces assignats porteront un caractère secret de reconnaissance, pour que le remboursement en soit fait à bureau ouvert aussitôt que les circonstances le permettront, etc.

Fait et arrêté ce 20 septembre 1794, l'an II du règne de Louis XVII.

Signé le comte Joseph de PUISAYE,

Lieutenant général des armées du roi ;

Le chevalier de TINTÉNIAC,

Maréchal de camp, etc.[6].

 

Ainsi, jeter sur la place des masses d'assignats contrefaits qui ne répondaient à aucune hypothèque ; pousser de la sorte à une dépréciation soudaine, terrible, de l'instrument des échanges, aux mains de ceux qui s'en trouvaient alors pourvus ; ruiner d'un coup des milliers de familles ; en un mot, mentir pour voler... Voilà ce qui, dans la grammaire royaliste, s'appelait servir légitimement la cause de la religion et du roi !

Aussi il faut voir sur quel ton de triomphe le comte de Puisaye écrivait au Comité central, catholique et royal :

Ma manufacture sera bientôt en pleine activité. J'ai déjà soixante-dix ouvriers, et, avant peu, vous aurez un million par jour, ensuite deux, et ainsi de suite. Vous sentez combien ce moyen est puissant, sous tous les rapports. Employez-le utilement ; enrichissez les campagnes ; gagnez les villes ; ne ménagez pas les assignats, que tout le monde en ait ![7]

 

Et, pour que la postérité n'en ignore, l'auteur de cette lettre se vante, en ces termes, du succès de ses manœuvres, dans le livre où il en a lui-même consigné l'exécrable souvenir :

Les assignats de la Convention ne pouvant résister à cette mise en circulation d'une immense quantité d'effets qui encombraient les villes, les campagnes et les marchés publics, tout le monde sait que les ennemis de l'espèce humaine furent privés, en un instant, de cet effrayant aliment de leurs crimes[8].

 

Abrégeons ces détails affreux. Dans la séance de la Chambre des Communes d'Angleterre du 21 mars 1794[9], Sheridan, d'une voix indignée, s'écriait : Croiriez-vous, messieurs, qu'il existe en Angleterre un moulin employé pour une manufacture de papiers qui servent à la fabrication de faux assignats français ?[10] Sur quoi, M. Taylor déclara qu'il pouvait nommer de tels moulins, et qu'il avait vu, de ses yeux vu, les faux assignats[11]. Les généreuses dénonciations de Sheridan jetaient sur la politique de Pitt plus de jour qu'elle n'était capable d'en supporter : on étouffa la discussion[12].

Un autre levier entre les mains des royalistes fut l'assignat royal. La partie des assignats qui avait été émise sous le gouvernement de Louis XVI portant l'effigie royale, les contre-révolutionnaires prirent avantage de là pour opposer au papier émis depuis la chute de Louis XVI une concurrence ruineuse. Ils affectèrent de croire et ne se cachèrent pas pour dire que, si la Révolution succombait, seuls les assignats à effigie royale lui survivraient.

Rien de si prompt à s'effaroucher que le crédit. Cette idée une fois répandue, les assignats royaux obtinrent sur les assignats républicains une préférence si marquée, qu'ils gagnaient jusqu'à dix ou quinze pour cent[13].

Les diverses créances sur l'État, dont la date était antérieure à l'établissement de la République, et qu'elle avait loyalement reconnues, formaient aussi une espèce de papier-monnaie dont le crédit, appuyé sur les espérances royalistes, nuisait au succès du papier républicain.

Ce n'est pas tout : les contre-révolutionnaires, porteurs d'assignats, avaient à les avilir un intérêt politique manifeste. Ils en offraient donc des masses considérables contre des lettres de change sur les diverses places de l'Europe ; et ces lettres de change, qu'ils se passaient l'un à l'autre, constituaient, à l'intérieur, un papier qu'on recherchait de préférence aux assignats, parce qu'il était garanti par l'étranger, tandis que ces derniers se trouvaient discrédités par l'empressement même que les royalistes mettaient à s'en défaire. L'efficacité de ce moyen parut telle, que Pitt engagea les banquiers anglais à s'y prêter de leur mieux[14].

Si la vente des biens nationaux qui servaient de gage au papier-monnaie révolutionnaire se fût effectuée avec la rapidité désirable, elle eût permis au gouvernement de retirer de la circulation une grande quantité d'assignats, et d'en soutenir de la sorte la valeur ; mais ici encore la politique intervenait pour altérer la justesse des calculs financiers. Les biens nationaux se composant de ce que les royalistes appelaient la dépouille du clergé, les acquérir n'était-ce pas pécher contre toutes les lois divines ?

Et comment imaginer que, si jamais la royauté avait le dessus, elle sanctionnât la légalité de transactions semblables ? Voilà les craintes que les partisans du régime renversé et les prêtres avaient soin d'alimenter par leurs discours ; et, comme la Révolution, malgré la prodigieuse puissance qu'elle déployait, était encore dans une situation militante, l'incertitude de l'avenir tenait à l'écart les acheteurs.

Donc, sans parler du rival naturel de tout papier-monnaie, le numéraire, les assignats républicains eurent à lutter, dès l'origine, contre :

1° Le faux, réduit en système ;

2° Les assignats à face royale ;

3° Les anciennes créances sur l'État ;

4° Le papier étranger ;

5° Les obstacles apportés par le fanatisme religieux et les ressentiments de parti à la vente des biens nationaux.

De ce qui précède, il suit que, pour être appréciée sainement, la conception économique des assignats ne doit pas être séparée des circonstances politiques qui en entravèrent le succès. Et si le gouvernement révolutionnaire ne parvint pas à maîtriser d'une manière absolue ces circonstances fatales, ce ne fut certes ni faute d'habileté et de vigueur, ni faute de génie.

Au crime du faux en matière d'assignats, il opposa... la mort.

Il fit rendre un décret qui transformait les assignats à face royale en effets au porteur, et les déclarait, pendant un laps de temps déterminé, recevables soit en payement des contributions, soit en payement de domaines nationaux ; moyen sûr de les faire disparaître de la circulation sans dépouiller personne[15].

Par la création du Grand-Livre, il fondit toutes les anciennes dettes royales en une seule dette républicaine, et mit fin de la sorte à la préférence qui leur était accordée sur les assignats[16].

Il fit proclamer traîtres à la patrie les Français qui plaçaient leurs fonds sur les banques ou comptoirs des pays en guerre avec la République.

Enfin, sur la proposition de Cambon, décrétée par l'Assemblée nationale, il frappa un emprunt forcé d'un milliard en assignats, remboursable en bons d'acquisition de domaines nationaux : mesure dont le but était de faciliter la vente de ces domaines, et, conséquemment de faire rentrer au Trésor, pour être brûlés, les assignats donnés en payement[17].

Tout cela sans doute n'était pas exempt de violence. Mais quelle question fut jamais plus intimement liée au salut public ? Quelle situation fut jamais plus formidable ? Quel gouvernement eut jamais à combattre des manœuvres plus criminelles ?

Aussi arriva-t-il que, même par des mesures de cette espèce, les nécessités d'une lutte à laquelle l'histoire des tragédies humaines n'offre rien de comparable ne purent être entièrement dominées. La question eût été de pouvoir limiter les émissions d'assignats sous l'empire d'une prudence qui ne fût, en aucune occasion, prise en défaut. O., c'était là précisément la chose impossible, avec quatorze armées à entretenir, avec sept guerres à soutenir à la fois : guerre contre l'Angleterre, guerre contre la Hollande, guerre contre l'Autriche, guerre contre la Prusse, guerre contre le Piémont, guerre contre l'Espagne, guerre contre la Vendée ; et alors que, par la cessation de tout commerce, de toute industrie, les sources ordinaires de la richesse étaient à sec.

La surabondance des assignats fut donc le résultat d'un vaste ensemble de faits inouïs, et, à son tour, elle enfanta des conséquences qu'il est puéril de prétendre mesurer avec l'étroit compas des économistes.

De ces conséquences, la première fut le renchérissement des divers objets de consommation, renchérissement qui prit les proportions d'une question d'État, dès qu'il en vint à affecter les objets de première nécessité.

Dans ses fameux et admirables Dialogues sur le commerce des blés, Galiani avait eu grandement raison de dire que si le blé, en tant que production du sol, peut être considéré comme appartenant à la législation économique et au commerce, il relève de la politique à un point de vue supérieur, et constitue, en tant que nourriture essentielle du peuple, le but suprême de la sollicitude du gouvernement, dans certaines situations données. Lorsque vous approvisionnez une place frontière, lorsque vous faites marcher une armée, lorsque vous équipez un vaisseau, ne pensez-vous pas autant, et même plus, au blé, au pain, au biscuit, qu'à la poudre et au canon ? Ce que je dis est si vrai que, dans tous les traités de paix, vous trouverez que les vivres sont contrebande de guerre, et qu'il est défendu aux puissances neutres d'en porter à l'ennemi, avec la même sévérité qu'il leur est défendu de lui porter des armes et des munitions de guerre[18].

Quand Galiani s'exprimait de la sorte, — ce Galiani en qui un corps d'arlequin soutenait une tête de Machiavel[19], — il ne se doutait pas de l'importance souveraine que la Révolution française allait donner à ses paroles, en faisant de la France entière — et ceci à la lettre — une place assiégée.

Vainement Turgot, Morellet et les économistes de cette école avaient-ils posé ce qu'ils appelaient la liberté du commerce comme un principe absolu, inflexible, applicable dans tous les temps et tous les lieux, applicable à tout ce qui se peut vendre et acheter : la Révolution était là, qui, préférant son salut à la satisfaction intellectuelle de quelques beaux esprits, allait profiter de ces sages remarques du philosophe italien : En fait d'économie politique, un seul changement détermine une différence immense. Si vous avez une terre sur une colline formée en pain de sucre et une source d'eau sur le sommet, au milieu de votre terre, laissez cette eau courir librement, elle arrosera votre champ d'une manière parfaite. Si vous voyez qu'il s'en écoule hors de vos limites, soyez tranquille : c'est un superflu dont votre terre, pleinement arrosée, n'a plus besoin. Mais si, au contraire, la fontaine est placée au bas de la colline sur le bord de votre terre, prenez-y garde : l'eau s'écoulera suivant sa pente, et jamais elle n'arrosera votre champ. Il vous faudra alors des chaussées, des écluses, des pompes pour forcer la nature et combattre son niveau... En Espagne, la province à blé est la Vieille-Castille. Cette province occupe à peu près le milieu d'un royaume presque rond. Or, vous ne courez aucun risque à permettre l'exportation des blés de la Castille hors des ports de la monarchie ; car, de quelque côté qu'on aille de la Castille à la mer, le blé doit traverser les provinces de l'Espagne avant d'arriver aux ports. Et si quelqu'une de ces provinces est dans la disette, le blé s'arrêtera où il trouvera le besoin, le haut prix, et n'ira pas plus loin. Mais si la France avait malheureusement ses provinces à blé placées sur les frontières telles que la Flandre, la Picardie, la Normandie, vous courez un grand risque avec votre liberté ; car, si, dans la même année, la Flandre autrichienne et l'Angleterre d'un côté, et, de l'autre, le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, se trouvent dans la disette, votre blé ira nourrir l'étranger, l'ennemi de la nation peut-être, et les sujets du roi mourront de faim[20].

Il eût été difficile de faire ressortir avec plus de vivacité, de grâce et de force le danger d'abandonner, partout et toujours, à l'égoïsme de l'intérêt privé la subsistance du peuple.

Et Galiani n'avait pas montré avec moins d'éclat que le blé, par sa nature, est peu propre au commerce, parce qu'étant matière encombrante, il exige des frais de transport comparativement énormes ; parce qu'il est difficile à transporter à cause de l'humidité qui le pourrit, de la chaleur qui le fait germer, des rats et des insectes qui le mangent ; parce qu'il est difficile à garder, étant sujet à se gâter dans les magasins ; parce qu'il vient au monde au beau milieu de l'été, n'arrive à être battu et mis en grange que vers le milieu de l'automne, et a, pour entrer en mouvement, la saison la plus contraire de l'année ; mer orageuse, rivières prises par les glaces ou débordées, chemins couverts de neige ou de boue[21], journées courtes, temps affreux. Non omnis fert omnia tellus, voilà le fait qui sert de base au commerce : comment servirait-il de base au commerce des grains ? Le blé ne croît-il pas, plus ou moins, partout ? Il peut y avoir ici insuffisance, là superflu ; mais, comme les envois doivent atteindre leur destination à point nommé, c'est miracle si, à de grandes distances, le besoin et le superflu parviennent à se rencontrer. D'où la conclusion que le commerce du blé demande de vastes moyens d'information, beaucoup de précision dans les calculs, le pouvoir de subir de grandes pertes en vue de grands bénéfices, de larges mains, en un mot, et de longs bras. Et c'est pourquoi Galiani n'avait pas hésité à dire : Le commerce du blé est le commerce de la spéculation et du monopole par excellence[22].

Restait à savoir si, devant la spéculation et le monopole, la sollicitude publique devait rester désarmée, le jour où il s'agirait de défendre, contre la cupidité de quelques gros spéculateurs, le pain du pauvre, la vie du peuple ?

Ce jour, la Révolution l'amena ; mais il ne fallut rien moins que la force des choses, attestée par les clameurs d'une multitude aux abois, pour provoquer l'intervention de l'Etat, tant la doctrine des économistes avait, en dépit de Galiani et de Necker, prit possession des esprits ! Et quoi de surprenant à cela ? Le lendemain de la chute du régime féodal, la bourgeoisie, en qui résidait la double puissance de l'intelligence et des richesses, s'était sentie dans la position d'un jeune homme qui, plein de vigueur et fier de son émancipation récente, a horreur de tout ce qui ressemble à une tutelle. Quant à la masse du peuple, ignorante et pauvre, elle avait besoin d'être protégée, au contraire ; mais ce n'était pas elle qui disposait en général des plumes savantes, de la popularité des salons et des ressources de la publicité. Quel que fût le mérite intrinsèque des livres de Galiani et de Necker, il est douteux qu'ils eussent obtenu le succès de vogue qui les couronna, si, dans le monde des lettrés, on ne les eût salués comme de brillants paradoxes dont on n'avait nullement à prendre souci.

Cependant, elle ne tarda pas à porter ses fruits, cette théorie du Laissez-faire dont les économistes avaient tant vanté l'excellence. Le peuple remarqua, d'abord avec étonnement, puis avec effroi, que les années de mauvaise récolte, en provoquant la hausse du prix des grains, remplissaient les coffres du cultivateur, tandis qu'en produisant une baisse, les années d'abondance tendaient à le ruiner. Système singulier que celui qui intéressait la classe des producteurs de blé à l'avènement de la disette ! Et s'il arrivait que ceux qu'une famine réelle aurait enrichis songeassent à créer une famine artificielle !

Ce danger était d'autant plus à craindre, qu'entre le producteur et le consommateur, l'intervention des capitalistes tendait de jour en jour à se généraliser davantage, et à donner de la sorte à l'élément de la spéculation, là où il semble le moins admissible, une prépondérance redoutable.

Necker avait dénoncé, dans un langage plein d'une grave émotion, l'inconvénient de cette pratique. Lorsque par l'intervention des négociants, avait-il dit, les blés passent dans les mains de la partie de la nation qui dispose de la plus grande quantité d'argent, il s'élève tout à coup, vis-à-vis des consommateurs, une classe de contractants qui ont une force nouvelle jusqu'alors inconnue. Ceux-là ne vendront pas, comme les propriétaires ou les fermiers, pour dépenser ou acquitter les impôts, puisque les blés dans les magasins des négociants ne représentent plus un revenu, mais un capital qu'ils peuvent garder aussi longtemps que leur intérêt ou une spéculation bien ou mal combinée les y engage... Je conviens qu'au commencement d'une nouvelle récolte ordinaire, il y a pour plus d'un milliard de grains en France, et qu'alors les manœuvres des marchands, abandonnés à la plus grande liberté, ne pourraient mouvoir l'opinion que faiblement ; car les moyens des spéculateurs ne sont pas proportionnés à la somme des blés amassés de toutes parts dans les granges et les greniers. Mais, vers la fin de l'année, le blé nécessaire à la subsistance des habitants du royaume n'est plus qu'un petit objet, comparé à deux milliards d'argent monnayé qui circulent en France, et à l'étendue du crédit, qui augmente encore les moyens des spéculateurs. La subsistance en blé nécessaire à cinq cent mille hommes pendant quinze jours ne vaut qu'un million : or, combien de millions ne sont pas au pouvoir des hommes de commerce et de finance ?... Qu'on ait assez de crédit seulement pour obtenir cent mille francs sur ses engagements ; qu'on distribue ensuite cette somme par forme d'arrhes entre les mains des propriétaires de blé ; on pourra se rendre maître pendant quelque temps d'une valeur en denrées dix fois plus grande. La force du détenteur de blé contre celui qui en a besoin pour vivre est telle, qu'il est difficile de se faire une idée des abus qui pourraient naître d'une liberté illimitée dans l'intérieur du royaume, même lorsque l'exportation serait interdite[23].

De fait, les abus prévus par Necker ne tardèrent pas à se produire. Pour s'enrichir dans le commerce des blés, que fallait-il ? Vendre cher. — Et pour vendre cher, que fallait-il ? Créer une disette ou la peur d'une disette. — Et le secret ? L'accaparement.

Dans les circonstances ordinaires, la liberté du commerce, si elle est logique et complète, peut fournir un correctif aux abus mêmes qu'elle entraîne. Là, par exemple, où la libre importation des blés étrangers n'est sujette à aucune entrave, le pouvoir d'accaparer est naturellement paralysé entre les mains des spéculateurs du dedans par la concurrence des spéculateurs du dehors, toujours à l'affût des besoins et prêts à mettre l'offre au service de la demande. Mais la Révolution française n'avait à compter sur rien de semblable, la France se trouvant alors isolée dans le monde, que dis-je ? en guerre avec le monde entier. Pour elle, conséquemment, la liberté du commerce des blés n'avait aucun des avantages qui, dans le cours ordinaire des choses, en tempèrent les inconvénients ou en détournent les périls.

Encore est-il à remarquer que le système de l'accaparement, calcul de la cupidité chez les uns, fut alors, de la part des autres, une manœuvre de contre-révolution, un moyen de lier, dans l'esprit de la multitude, l'idée du régime nouveau à celle de la famine. Il est certain qu'on eut recours, dans ce but, à des menées infâmes : ici, on cachait les grains sous la paille, dans les écuries ; là, on laissait pourrir les meules de blé, ou bien on les abandonnait à la voracité des rats. Puis on disait au peuple à jeun : Voilà ce que vous valent les idées nouvelles ![24]

On ne sait vraiment ce que serait devenue la Révolution, si, conformément à la théorie des économistes, et de peur de toucher à la liberté comme ils l'entendaient, on eût proclamé inviolable la liberté d'affamer le peuple ! Mais, c'était trop attendre de sa débonnaireté. Un estomac vide n'a pas de ces complaisances. Le marquis et le chevalier que Galiani met en jeu dans ses Dialogues poussent vivement le débat jusqu'au moment du dîner. Arrivés là, ils vont gaiement se mettre à table, et, après avoir fait honneur à un bon repas, ils reprennent ainsi la discussion. — Le marquis au chevalier : Nous voici à présent en état d'accorder l'exportation de tout le pain du monde... au moins jusqu'au souper[25]. Terrible sarcasme, à l'adresse de ces beaux, esprits qui, devant une table bien garnie, exigeaient de gens en peine de leur pain de chaque jour qu'ils jeunassent patiemment en l'honneur de la théorie, et haussaient les épaules lorsqu'ils entendaient ces pauvres ignorants crier : A bas les accapareurs !

Cette justice est due aux économistes, qu'ils avaient prévu quelques-uns des inconvénients de leur système : ils ne se dissimulaient point, par exemple, que, quand il y aurait menace de disette, des spéculateurs pourraient bien être tentés de s'emparer du marché, de manière à réaliser sur les ventes d'exorbitants profits, et, suivant la forte parole d'un Père de l'Église, à s'enrichir par les larmes. Mais la science économique avait réponse à tout.

Ce qu'elle répondait ici, c'est que les hauts prix ont du bon, plus de bon qu'on ne croit, parce qu'ils forcent la consommation à se restreindre, lorsque la production n'a pas été abondante, c'est-à-dire précisément lorsqu'il est utile que la société s'impose les privations de la prudence, les spéculateurs jouant, dans ce cas, le rôle d'un capitaine de vaisseau qui, craignant de manquer de vivres, réduit les rations journalières de biscuit distribuées à l'équipage, de façon à faire durer sa provision jusqu'au moment où le navire touche terre.

La comparaison eût été juste, appliquée l'État, dont la fonction est précisément de prendre soin de l'équipage et de pourvoir à son salut, aux heures de détresse. Mais l'affaire du spéculateur est de s'enrichir, non de veiller à ce que chacun reçoive sa ration journalière. Le moyen de croire qu'en temps de disette, et sous l'empire de ce régime du laissez-faire qui supprime le capitaine de vaisseau, il sera donné à la spéculation de distribuer équitablement, par portions égales, la quantité de vivres dont elle dispose aux divers membres d'un équipage de plusieurs millions d'hommes, les uns riches, les autres pauvres ! Les riches, même en temps de disette, sont toujours sûrs d'avoir le nécessaire, tandis que les pauvres, dont le pain cependant est à peu près l'unique nourriture, risquent absolument d'en manquer. Et ce besoin du pain, il n'est pas seulement impérieux, il est pressant : On peut, comme le dit fort bien Galiani, faire traîner une paire de souliers vingt jours de plus ; mais comment faire traîner vingt jours de plus un morceau de pain ?[26] Il est vrai que, lorsque l'équilibre est rompu, la mort des surnuméraires est là pour le rétablir ! Cruel remède, et sur lequel, d'ailleurs, il est dangereux de compter en temps de révolution ! D'où cet effroyable mot de Chaumette : Prenez garde ! quand le pauvre n'aura plus rien à manger, il mangera le riche ! Ce qui est certain, c'est que, dans certaines circonstances données, la puissance du spéculateur en blé serait écrasante, si, par le mouvement qu'elle imprime à l'indignation populaire, la grandeur même de l'abus ne servait à en arrêter le développement.

C'est ce qui avait eu lieu quand la Révolution française était à la veille d'éclater[27], et c'est ce qui eut lieu quand elle eut éclaté. La discussion du sujet brûlant qui avait mis aux prises Galiani et Morellet, Necker et Turgot, descendit, grâce à la disette, sur la place publique ; et alors, qu'on le voulût ou non, il fallut compter avec l'anxiété du peuple, avec ses terreurs, avec ses souffrances, avec ses colères.

Soit calcul de la cupidité, soit machiavélisme de l'esprit de parti, les marchands ou propriétaires de blé en recélaient des quantités considérables : on demanda que les ressources de la nation cessassent d'être un mystère.

La concurrence des marchands de blé, très-utile aux propriétaires, parce qu'à leur égard les marchands sont acheteurs, était, au contraire, très-défavorable au peuple, parce qu'elle diminuait le nombre des vendeurs avec lesquels les consommateurs avaient à traiter[28] : pour obvier à cet inconvénient, rapprocher le producteur du consommateur et empêcher les grains d'aller s'enfouir dans les magasins des accapareurs, on demanda que les fermiers fussent obligés de paraître dans les marchés.

La malveillance ou la défiance faisaient obstacle à ce que les marchés fussent approvisionnés suffisamment : on demanda que les autorités administratives eussent à requérir l'apport indispensable.

La surabondance des assignats, jointe aux manœuvres des accapareurs, menaçait d'un renchérissement sans limites : on demanda qu'une limite fût posée, ou, en d'autres termes, que le prix des grains dans chaque département ne pût point s'élever au-dessus d'un Maximum déterminé par la loi.

Bientôt, l'opinion populaire se prononça sur ces divers points avec tant de fougue, que, le 16 avril 1793, ils furent l'objet d'une pétition en forme, adressée à l'Assemblée nationale par le Département de Paris[29].

Quelques jours après, le débat s'ouvrit, et la part violente qu'y prirent les tribunes montra de reste combien grave était l'intérêt mis en jeu. Ducos ayant déclaré que, si l'on établissait un Maximum, les fermiers refuseraient de vendre à un prix inférieur à la taxation ; qu'en fixant le prix des grains, il fallait faire figurer dans ce prix, comme données, les avances de la semence et de la culture, l'achat des bestiaux, l'acquisition des instruments aratoires, le salaire du laboureur : faute de quoi, la culture s'arrêterait, la terre resterait en friche et le peuple mourrait de faim... un frémissement passionné courut parmi la foule qui remplissait les tribunes. L'orateur fut interrompu. L'orage entra dans la salle[30].

Ducos avait certes raison de dire qu'il fallait tenir compte des avances de la semence et de la culture, mais personne ne prétendait le contraire, et là n'était pas la question. Les avances dont l'orateur parlait étant choses parfaitement évaluables, rien n'empêchait de les évaluer et par conséquent d'assigner au Maximum une base équitable. C'est ce que Philippeaux, avant que Ducos montât à la tribune, avait très-bien établi, et même il était allé jusqu'à proposer qu'on fixât d'abord le Maximum à un taux fort supérieur à celui que les chances du commerce pouvaient faire espérer au cultivateur quand il avait pris la ferme[31].

Le Maximum une fois déterminé de manière à ôter au cultivateur tout légitime sujet de plainte, Philippeaux insistait pour qu'on décrétât sa décroissance de mois en mois, de telle sorte que les fermiers eussent intérêt à bien garnir les marchés dès le premier mois, et que les accapareurs fussent amenés à vider leurs magasins, sous peine de se ruiner[32].

Mais si ce système de taxation décroissante prévalait, le marchand ne s'abstiendrait-il pas d'acheter des grains qu'il serait exposé à vendre au bout d'un mois à un prix moindre que celui de l'achat ? Cette objection, qui fut présentée par Réal[33], fit peu d'effet, parce que, loin de paraître désirable, une intervention trop active des marchands dans la question de distribution du blé paraissait dangereuse. Le but qu'on se proposait était, non d'encourager les achats des marchands, mais, au contraire, de se passer, autant que possible, de leur intermédiaire, en appelant le fermier et le consommateur à traiter directement dans les marchés publics.

Thirion appuya vivement la proposition de Philippeaux, relative à un Maximum décroissant. Selon lui, le langage à tenir aux accapareurs était celui-ci : Plus vous garderez votre grain, moins vous gagnerez[34].

Le résultat de cette discussion fut un décret dont voici la teneur :

Tout marchand ou propriétaire de grains et farines sera tenu de faire à la municipalité du lieu de son domicile déclaration de la quantité et nature de grains qu'il possède.

On ne pourra vendre des grains ou de la farine que dans les marchés publics établis à cet effet. — Toutefois, il sera loisible aux particuliers de s'approvisionner chez les cultivateurs, marchands ou propriétaires de leur canton, moyennant certificat de la municipalité, qu'ils ne font pas commerce de grains, et que ce qu'ils achètent est nécessaire pour leur consommation d'un mois.

Les directoires de département sont autorisés à établir des marchés où cela sera nécessaire.

Les corps administratifs sont autorisés à requérir l'apport nécessaire dans les marchés.

Pour parvenir à fixer le Maximum du prix des grains dans chaque département, les directoires de district seront tenus d'adresser à celui de leur département le tableau des mercuriales des marchés depuis le 1er janvier dernier jusqu'au 1er mai présent mois. Le prix moyen résultant de ces tableaux, auquel chaque espèce de grain aura été vendue entre les deux époques ci-déterminées, sera le Maximum au-dessus duquel le prix des grains ne pourra s'élever.

Le Maximum, ainsi fixé, décroîtra dans les proportions suivantes : au 1er juin, il sera réduit d'un dixième ; plus, d'un vingtième sur le prix restant, au 1er juillet ; d'un trentième, au 1er août ; et, enfin, d'un quarantième, au 1er septembre.

Quiconque aura vendu ou acheté au delà du Maximum sera puni d'une amende de 300 à 1.000 francs, et les grains ou farines encore en sa possession seront confisqués.

Pour ceux qui seraient convaincus d'avoir méchamment et à dessein gâté ou enfoui farines ou grains, la mort[35].

 

Ce décret, ainsi que tous ceux dont l'exécution réclame l'emploi de la force, donna lieu à une surveillance très-importune, à des actes vexatoires, mais il pourvut à des nécessités qu'il eût été impossible autrement d'éluder, et servit à écarter des périls dont la seule image fait frémir. Sa date est remarquable : 3 mai 1793. La France, à cette époque, s'élançait tête baissée dans cette lutte titanique, où elle se montra disposant à son gré de la victoire, chassant devant elle, comme autant de faibles troupeaux, au nord, au midi, à l'est, à l'ouest, partout, des légions innombrables d'ennemis, et forçant en quelque sorte le monde entier à reculer d'étonnement à son approche ! Ce n'est point par des moyens ordinaires que s'opèrent de semblables prodiges. Entretenir quatorze armées à la fois sur les frontières d'un pays que rongeait au dedans la guerre civile, qu'agitaient les complots, et où toutes les sources de la richesse se trouvaient taries, était un problème dont il est au moins douteux que la science économique de l'abbé Morellet eût fourni la solution, et l'on a quelque peine à condamner l'assignat soutenu par le Maximum, quand on songe aux choses miraculeuses qui alors furent accomplies.

Il est très-vrai que l'établissement du Maximum, même borné à la vente des grains, était en opposition flagrante avec le principe d'individualisme et de laissez-faire, fondement naturel de la puissance bourgeoise, depuis que le régime féodal avait succombé ; et là fut en effet le grand obstacle. L'intérêt privé résista de son mieux aux exigences du salut public, et la contre-révolution encouragea, tant qu'elle put, cette résistance. Parmi les cultivateurs, il y en eut qui se prêtèrent si peu à l'approvisionnement des marchés, que, pour obtenir d'eux la vente du blé qu'ils entassaient dans leurs magasins, il fallut recourir à la force armée[36]. La malveillance de certains propriétaires fut poussée jusque-là, qu'ils accordèrent à leurs fermiers tout le temps que ceux-ci voulurent pour payer le prix de leur ferme, afin de les mettre en état de garder leur blé et d'imiter les agioteurs[37]. De leur côté, plusieurs administrations locales négligèrent de fixer le Maximum[38], composées qu'elles étaient en partie d'hommes dont il contrariait les spéculations. Autre inconvénient : le Maximum, tel que l'avait établi la loi du 3 mai 1793, n'étant pas uniforme, les grains tendaient naturellement à sortir des départements où il était moins élevé, pour aller se vendre dans ceux où il l'était davantage.

Comment obvier au mal ? Devait-on interdire le commerce des grains ? Devait-on décider qu'il y aurait un Maximum uniforme du prix des grains pour toute la République ? C'est ce que Thuriot et Danton demandèrent[39].

Mais que deviendraient, dans ce cas, les départements qui ne produisent pas de blé ou en produisent peu ? Charlier répondit que les administrations de ces départements enverraient des commissaires faire des achats dans les lieux de production[40]. Mais il était à craindre que la détermination d'un prix général n'arrêtât la circulation tout court, le blé qu'on aurait acheté en Picardie, par exemple, ne pouvant se vendre au même prix à Paris, à cause des frais de transport[41]. Cette objection, quelque péremptoire qu'elle parût, n'arrêta point l'assemblée, la sollicitude publique prenant la circulation des grains à sa charge, et rien n'empêchant les administrations locales qui auraient à ordonner des achats de tenir compte des frais de transport dans leurs calculs. Nous verrons, dans la suite de ce récit, que le système présentait une autre difficulté qui ne fut point prévue alors, et dont la Convention eut plus tard à se préoccuper. L'idée d'un Maximum uniforme l'emporta donc ; et, le 4 septembre 1793, le décret suivant fut adopté : A dater de ce jour, le quintal de blé de froment ne pourra excéder, jusqu'au 1er octobre 1794, dans toute l'étendue de la République, la somme de 14 livres[42].

Le vice d'un pareil décret était d'introduire violemment dans la société l'action d'un principe en désaccord avec l'ensemble des relations sociales auxquelles le régime féodal, en tombant, avait fait place. Ce principe supposait un ordre social bien différent de celui qui existait alors, et son application conduisait, par une pente inévitable, à des conséquences très-graves, qui, en effet, ne tardèrent pas à se développer. Dès qu'on fixait un Maximum pour le prix du blé, pourquoi n'en pas fixer un pour tous les objets de première nécessité ? Si la société, représentée par l'État, avait à protéger la vie du pauvre, pourquoi ne pas lui demander de la protéger sous ses divers aspects ? D'un autre côté, entre régler la vente des objets de consommation et s'occuper de la détermination des salaires, il n'y avait qu'un pas. De cet enchaînement logique d'idées résulta le décret du 29 septembre 1793, portant en substance :

Les objets jugés de première nécessité, et dont la Convention a cru devoir fixer le Maximum, sont : la viande fraîche, la viande salée, le lard, le beurre, l'huile douce, le bétail, le poisson salé, le vin, l'eau-de-vie, le vinaigre, le cidre, la bière, le bois à brûler, le charbon, la chandelle, l'huile à brûler, le sel, la soude, le savon, la potasse, le sucre, le miel, le papier blanc, les cuirs, les fers, la fonte, le plomb, l'acier, le cuivre, le chanvre, le lin, les laines, les étoffes, les toiles, les matières premières qui servent aux fabriques, les sabots, les souliers, les colza et rabette, le tabac.

Le Maximum du prix du bois à brûler, de première qualité, celui du charbon de bois et du charbon de terre, est le même qu'en 1790, plus le vingtième de ce prix.

Le Maximum ou le plus haut prix du tabac en carotte est de vingt sous la livre, poids de marc ; celui de la livre de sel est de deux sous ; celui du savon, de vingt-cinq sous.

Le Maximum du prix de toutes les autres denrées et marchandises énoncées dans l'article 1er sera, pour toute l'étendue de la République, jusqu'au mois de septembre prochain, le prix que chacune d'elles avait en 1790, tel qu'il est constaté par les mercuriales, ou le prix courant de chaque département, et le tiers en sus, déduction faite des droits fiscaux et autres auxquels elles étaient alors soumises.

Le Maximum, ou le plus haut prix respectif des salaires, gages, main-d'œuvre, et journées de travail sera fixé, jusqu'en septembre prochain, par les conseils généraux des communes, au même taux qu'en 1790, avec la moitié de ce prix en sus[43].

 

Ce système de réglementation entraînait l'établissement de pénalités sévères à l'égard des contrevenants : il fut décrété que toutes personnes achetant ou vendant au delà du Maximum seraient condamnées à une amende solidaire double de la valeur de l'objet vendu, et inscrites sur la liste des suspects[44].

Ainsi, les hommes qui avaient en main les destinées de la Révolution se roidissaient de plus en plus, et contre le régime du laisser-faire, et contre cette théorie des économistes en vertu de laquelle l'unique régulateur du prix du travail devait être le rapport de l'offre à la demande.

Non qu'ils fussent disposés à nier la souveraine influence de ce rapport dans toute société soumise à l'action de la concurrence illimitée ; mais il leur semblait que les économistes, en donnant le rapport de l'offre à la demande pour nécessaire pivot à la science des richesses, avaient mis l'absolu à la place du relatif, et élevé aux proportions d'un principe ce qui n'était qu'un fait, et un fait résultant d'une organisation sociale susceptible d'être améliorée, ou même changée. Ils ne niaient pas que l'effet naturel de la concurrence illimitée ne fût de faire dépendre les salaires de la proportion qui existe entre le nombre des ouvriers à employer et la quantité de cette portion de la richesse qui, sous le nom de capital, sert à acheter le travail ; mais ils se demandaient si le bien-être général, les droits légitimes du travail et la justice trouvaient leur compte à un résultat semblable.

Car, en y regardant de près, ils voyaient :

Que la concurrence illimitée n'offre aucun moyen de maintenir au niveau convenable la proportion indiquée ;

Qu'il n'est en aucune sorte au pouvoir du travailleur, soit d'arrêter l'accroissement de la population et d'empêcher ainsi l'abaissement des salaires, soit de diriger vers la production une portion plus considérable du capital national, et, par là, de pousser à l'élévation des salaires ;

Que, conséquemment, le travailleur n'a pas le moindre contrôle sur des circonstances auxquelles, néanmoins, sont suspendues, comme à un fil, son existence, celle de sa femme et celle de ses enfants ;

Que, d'autre part, l'action de l'offre et la demande est une action confuse, aveugle, fille du hasard et de la nuit, nul producteur individuel ne pouvant connaître l'étendue, même approximative, du marché, et le système du laisser-faire provoquant chacun à s'y élancer les yeux fermés, sans s'inquiéter s'il y a place ou non pour de nouveaux venus, et dans l'espoir d'en chasser, en-tout cas, quelques-uns de ceux qui l'ont précédé, au risque d'un engorgement, d'une déperdition énorme de capital, et de la mise en coupe réglée de pauvres travailleurs privés soudainement de leur pain de chaque jour. Si le nombre de ceux qui ont besoin de travailler pour vivre croissait en général moins vite que le capital destiné à acheter leur travail, le rapport de l'offre à la demande n'aurait rien de meurtrier pour le travailleur ; mais, comme c'est précisément le contraire qui a toujours lieu, c'est sur le travailleur que pèse, d'un poids écrasant, le fait que les économistes avaient si pompeusement érigé en principe[45]. Ce fait, inhérent au régime du laisser-faire et de la concurrence, était-il immuable de sa nature ? La société avait-elle enfin rencontré dans l'ordre particulier de relations industrielles et commerciales qui, seul, le rendait nécessaire, sa forme absolue, inflexible, définitive ? Il était naturel que l'instinct démocratique protestât énergiquement contre cette conclusion, et que le peuple trouvât peu consolant ce prétendu axiome de Turgot : Dans chaque branche de travail, il arrive et il doit arriver que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui est indispensable au soutien de son existence !

Mais si, dans l'antagonisme absurde où le régime du laisser faire place le travail et le capital, le rapport de l'offre à la demande comme régulateur des prix est défavorable au premier, il est en revanche très-favorable au second, de la part duquel, par conséquent, toute mesure destinée à le gêner ou à le limiter appelait une résistance proportionnée au pouvoir dont l'ensemble des capitalistes disposaient. Cette résistance ne manqua pas de se produire. Lors de la proclamation du Maximum des denrées, on vit plusieurs marchands fermer leurs boutiques, et on les entendit déclarer qu'ils n'avaient plus ni sucre, ni huile, ni chandelles[46]. Des fabricants menacèrent d'arrêter la production[47]. De son côté, l'aristocratie songea tout d'abord à profiter seule de la baisse des marchandises : ce que le marchand rassemblait, les riches malveillants s'empressaient de l'acheter en bloc, de manière à vider subitement les boutiques, et à faire pousser les hauts cris à ceux qui achètent et vivent au jour le jour[48]. Les choses en vinrent à ce point, que la police municipale dut mettre une borne à ces achats en masse, surveiller les ventes quotidiennes, défendre aux marchands de livrer, d'une certaine marchandise, plus à un citoyen qu'à un autre[49]. C'était le temps où à l'Hôtel de Ville, Chaumette tonnait contre les manœuvres employées pour réduire le peuple au désespoir, et parlait, tantôt de mettre les matières premières en réquisition, tantôt de punir les fabricants qui seraient convaincus de réduire l'inactivité en système[50].

Rien certainement — les nécessités d'une situation tout à fait exceptionnelle mises à part — n'était plus propre à montrer le côté défectueux des mesures prises ; elles avaient le tort de ne pouvoir cadrer qu'à l'aide de la violence avec un ordre social fondé sur le principe de l'individualisme, principe opposé à celui d'où elles tiraient leur origine ; elles étaient trop ou trop peu ; et l'intervention du gouvernement une fois en jeu par la fixation des prix, chaque pas dans cette voie rendait un pas de plus indispensable.

C'est ainsi que, bientôt, la Convention fut amenée à reconnaître que, pour être équitable et logique, la loi du Maximum aurait dû embrasser tous les agents, directs ou indirects, de la production, depuis celui qui fournit les matières premières jusqu'au marchand détaillant qui les vend manufacturées à chaque citoyen. S'en tenir à la première loi, dit Barère dans la séance du 11 brumaire 1793, c'est blesser la justice quant aux marchands détaillants, auxquels la loi ne donne aucun dédommagement d'une perte énorme ; c'est favoriser exclusivement le marchand en gros et l'entrepreneur de fabrique, celui qui tient les magasins, et ne rien statuer à l'égard du fabricant-ouvrier, presque toujours dans la classe pauvre ; c'est épuiser les petites boutiques et ménager les grandes. En faisant la loi qui taxe les denrées chez le marchand ordinaire, nous avons ressemblé à ce financier qui porterait la perception des droits à l'embouchure de la rivière, au lieu de la porter à la source. C'est à la source que le Maximum doit commencer[51].

Comme conclusion, Barère proposait l'application du Maximum :

1° Aux magasins de matières premières ;

2° A la fabrique ;

3° Au marchand en gros ;

4° Au marchand détaillant.

Un prix fixe par lieue devait, en outre, être déterminé pour le transport des marchandises de la fabrique au magasin.

Par là, disait Barère, on bannira l'arbitraire des prix, qui est à la fortune des citoyens ce que l'arbitraire de l'autorité est à la liberté civile[52].

A la suite de ce rapport, la Convention décréta qu'il serait fait un tableau portant :

1° Le prix que chaque genre de marchandises comprises dans la loi du Maximum valait dans leur lieu de production en fabrique, en 1790, augmenté d'un tiers ;

2° Cinq pour cent de bénéfice pour le marchand en gros ;

3° Cinq pour cent de bénéfice pour le marchand en détail ;

4° Un prix fixe par lieue pour le transport[53].

Sur ces quatre bases devait être établi le prix de chaque marchandise dans toute l'étendue de la République[54].

A ceux qui justifieraient avoir perdu leur fortune par l'effet du Maximum une indemnité était assurée[55].

C'était un travail véritablement gigantesque et d'une imposante nouveauté que celui-là ; et Barère eut certes droit de s'écrier plus tard : Quel despote eût osé s'engager dans un tel labyrinthe ? Quels esclaves auraient osé lui dévoiler les secrets de leurs richesses ?[56]

L'ardeur et le succès qui marquèrent cette grande opération ont été constatés dans un précédent chapitre[57].

Tous les mystères de la production furent explorés ; le jour pénétra au fond de tous les laboratoires où sont rassemblés les matériaux de l'activité humaine ; l'industrie, interrogée par des commissaires aussi infatigables que savants, ne laissa aucune question sans réponse ; et d'une enquête, qui n'eut peut-être jamais d'exemple, sortit un immense ouvrage de statistique : nous disons de statistique, car le Tableau du Maximum ne pouvait être rien de plus. Dans une société où l'unique lien des divers intérêts individuels est l'échange, la valeur d'un objet dépend, non de son utilité intrinsèque, mais de l'empressement qu'on met à l'acquérir, empressement qui lui-même dépend de mille circonstances changeantes : abondance ou rareté de l'objet dont il s'agit, fluctuation de la mode, modifications apportées aux habitudes ou aux goûts, mouvement de la population, tendance du capital à se placer en telle branche de l'industrie plutôt qu'en telle autre, etc. ; il est donc clair que dans une société ainsi faite on ne saurait donner pour base tant soit peu durable au prix de vente des choses la détermination de leur prix de revient : elles y vaudront, non pas en raison de ce qu'elles peuvent avoir coûté à produire, mais en raison de ce qu'on offrira pour les posséder.

Au fond, l'idée de remplacer l'action du rapport de l'offre à la demande par une constatation scientifique du prix de revient de chaque marchandise, sauf à suivre dans leurs variations successives les éléments variables dont ce prix se compose, impliquait une vaste révolution sociale ; et les auteurs du Maximum y marchaient, sans bien savoir jusqu'où menait la roule que la Révolution avait ouverte devant eux.

Il en résulta qu'ils eurent à lutter contre une foule de difficultés, sinon tout à fait imprévues, du moins entrevues d'une manière confuse ; et, quelquefois, ce qu'ils attribuèrent à des manœuvres criminelles ne fut que l'effet naturel de la résistance opposée à leurs mesures par l'ensemble d'un ordre social dont elles contrariaient la loi.

Il y avait néanmoins du vrai dans ces mots amers de Barère : La liberté avait délivré l'agriculture des liens de la féodalité et de la rouille seigneuriale qui dévorait les terres ; elle avait affranchi le commerce des péages, des corporations, des maîtrises, des douanes provinciales ? Et qu'a fait l'agriculture pour la liberté ? Elle n'a songé qu'à grossir ses profils, à affamer les marchés, à faire hausser le prix de tous les besoins de la vie. Et le commerce ? Il a tari la source de la circulation par des exportations clandestines ; il a tenté d'affamer la liberté, qui ne pensait qu'à l'élever et à l'enrichir : enfant mal élevé et ingrat qui bat sa nourrice ![58]

Ces plaintes n'étaient justes qu'à demi ; mais leur amertume même explique les rigueurs qui, à cette époque de transformation douloureuse, furent jugées nécessaires contre l'excès de la cupidité prise en flagrant délit, ou contre les menées politiques auxquelles les résistances industrielles servaient de voile.

Quoi qu'il en soit, ce qui ne saurait être trop remarqué, c'est que, jusqu'au 9 thermidor, les assignats restèrent presque toujours au pair[59] ! Le Maximum soutint l'assignat, lui donna la vie ; et l'assignat, ainsi appuyé, confondit tous les raisonnements timides, créa des ressources à peine croyables, nourrit quatorze armées, et rendit la République assez forte pour mettre le pied sur l'Europe des rois[60]. Ce fut après le 9 thermidor seulement que la dépréciation présenta les caractères que les détracteurs de la Révolution n'ont pas manqué de reporter à une époque antérieure : confusion de dates plus habile que loyale ! La vérité est que la multiplication excessive des assignats appartient à la période réactionnaire ; et en voici la preuve : la quantité d'assignats en circulation le 13 brumaire (3 novembre) 1794 était de six milliards quatre cents millions[61] ; et le 25 messidor (13 juillet) 1795, en moins de neuf mois, elle s'était élevée au chiffre de douze milliards[62], presque au double !

D'autre part, c'était, nous l'avons dit, le Maximum qui soutenait l'assignat. Or, les Thermidoriens, récemment convertis à la domination des intérêts bourgeois, et ardents à détruire tout ce que la Révolution avait fondé, se mirent à attaquer le Maximum avec un acharnement extrême. Les hommes qui, tels que Robert Lindet et Cambon, avaient conservé leur foi, purent alors mesurer la portée de la faute qu'ils avaient commise en abandonnant Robespierre : ils essayèrent de lutter contre le torrent ; mais ils avaient souffert qu'on leur enlevât leur point d'appui, et il était maintenant trop tard pour se repentir.

Dans la loi qui établissait un Maximum uniforme, l'expérience était venue révéler un inconvénient très-grave : la nature ayant divisé la France en deux parties bien distinctes quant au sol et aux productions, parties dont l'une présente une culture aisée, et l'autre une culture difficile, il était arrivé que, dans quarante départements, le prix réel des grains avait été au-dessus du Maximum, et dans quarante autres, au-dessous. Ce résultat, qu'on avait eu le tort de ne pas prévoir, Robert Lindet lui-même le signala, mais pour en conclure seulement que la loi voulait être améliorée, non qu'il fallût la détruire. Qu'on calquât le Maximum sur la nature du sol et les productions, Robert Lindet, loin d'y contredire, le proposait formellement[63]. Mais devait-on conserver la fixation du prix des grains ? Il n'hésitait pas à répondre : Oui, à cause des manœuvres de l'agiotage, des spéculations de l'avarice, des fraudes de la malveillance et des combinaisons perfides de l'aristocratie[64].

Tallien et ceux de son parti ne l'entendaient pas de la sorte : la lutte s'envenima. Tallien, à qui Cambon avait fait dire qu'il ne l'attaquerait pas s'il n'était pas attaqué, Tallien eut l'imprudence de provoquer un adversaire dont la vie politique avait l'avantage d'être sans tache.

Cambon fut terrible. Dans la séance du 18 brumaire (8 novembre) 1794, il s'écria, le visage tourné vers l'ex-proconsul de Bordeaux : Viens m'accuser, Tallien. Je n'ai rien manié, je n'ai fait que surveiller. Nous verrons si, dans tes opérations particulières, tu as porté le même désintéressement ; nous verrons si, au mois de septembre, lorsque tu étais à la Commune, tu n'as pas donné La griffe pour faire payer une somme de un million cinq cent mille livres, dont la destination te fera rougir. C'est moi qui t'accuse, monstre sanguinaire ; je t'accuse d'avoir trempé dans les massacres commis dans les cachots de Paris. Je t'accuse d'être venu dire ici que le brigandage était nécessaire : cette motion est écrite. Je t'accuse d'avoir méconnu l'Assemblée en disant : Vous avez beau décréter, la Commune n'exécutera pas. Ces mots sont consignés dans les procès-verbaux. Tu as administré à Bordeaux, et tu n'as pas rendu compte[65]... Tallien, comme foudroyé, répondit : Je ne m'occupe point ici des injures ; mais lorsque la Convention voudra entendre les dénonciations, je prends l'engagement de répondre à tout[66]. Qui l'empêchait de répondre sur-le-champ ?

Ceci se passait le 18 brumaire (8 novembre) 1794 ; et, le 3 nivôse (25 décembre), les lois sur le Maximum étaient abrogées[67].

Cette abrogation porta un coup mortel aux assignats, qui finirent par tomber dans un avilissement tel, qu'il fallut 24.000 livres tournois pour payer une mesure commune de bois à brûler[68]. Une course en fiacre, au plus fort de la crise, coûta 600 livres, 10 livres par minute. Mercier cite un particulier qui, rentrant chez lui le soir, demanda au cocher : Combien ? et, sur la réponse de celui-ci : 6.000 livres, tira son portefeuille sans mot dire et paya[69].

La surabondance des assignats ne fut pas d'abord sans produire une excitation qui ressemblait à la vie. Un esprit de spéculation maladif, et qui eut son côté comique, se répandit d'un bout à l'autre de la société. On vit des ex-religieuses trafiquer en perruques blondes ; à côté d'anciennes comtesses devenues ravaudeuses, on vit d'anciennes marquises vendre des souliers d'homme. Chacun ne parlant plus que par millions, le moindre marché, ainsi que Mercier le fait observer, semblait être une transaction importante. L'idée décevante que ce qui valait peu aujourd'hui pouvait valoir beaucoup demain ouvrait aux natures ardentes et faibles les portes du pays des songes. Une marchande d'herbes se croyait sur le chemin de la fortune, lorsque, à la fin de sa journée, elle serrait dans son portefeuille les 20.000 livres qu'elle venait de gagner. Il y eut un instant où tout le monde fut riche en imagination ; on ne fut malheureux que lorsqu'on fut détrompé[70].

Et comment l'illusion aurait-elle pu durer ? Bientôt il n'y eut plus possibilité d'obtenir que les marchands livrassent leurs produits contre du papier. Payer en argent, ou se passer de ce qu'on désirait, telle fut l'alternative.

L'agiotage, qui avait maintenant ses coudées franches, profita seul de ce désastre public. Des spéculateurs se mirent à recueillir à vil prix des masses considérables d'assignats, au moyen desquels ils se rendirent acquéreurs de biens nationaux[71], sans que cela produisît un mouvement sensible de hausse, tant la chute était profonde ; de sorte que ces mêmes assignats qui n'étaient qu'une valeur idéale dans les mains du pauvre servirent à enrichir des riches. Ce n'est pas tout : comme la trésorerie continuait ses engagements en assignats à leur taux nominal, et que cette valeur avait toujours cours forcé, les fraudes allèrent se multipliant, et maint débiteur prit avantage du cours forcé pour payer ses dettes en monnaie imaginaire[72].

Un trait qui caractérise l'administration thermidorienne, c'est que, dans cette situation déplorable, dont elle avait à répondre, une mesure fut votée, d'un égoïsme tel, qu'il touchait au scandale. Le 23 nivôse (12 janvier) 1795, Thibault proposa, au nom des trois Comités, que l'indemnité des représentants du peuple fût portée de 18 à 36 livres par jour, à dater du 1er vendémiaire[73]. Le motif mis en avant était que la dépréciation des assignats rendait le salaire des députés insuffisant ; et cela était vrai. Mais, sous ce rapport, la condition des députés n'était certes pas pire que celle des rentiers, que celle des divers employés du gouvernement. Et puis, était-il tolérable que ceux-là se dérobassent exceptionnellement aux lamentables effets de l'abrogation du Maximum, par qui cette abrogation avait été votée ? La chute des assignats et une hausse exorbitante dans le prix de toutes les denrées de première nécessité, voilà ce qu'avait produit la science économique des Thermidoriens, et quand les conséquences éclataient dans toute leur horreur, à la face du peuple affamé, désespéré, leur préoccupation était de doubler leurs appointements ! Duhem, Levasseur, tous les héritiers de la grande tradition révolutionnaire, élevèrent une voix indignée. Protestations vaines ! Les thermidoriens se répandirent en injures contre les opposants[74] ; et cette religion républicaine du dévouement qui avait enfanté tant de miracles était déjà si fort affaiblie, que le décret passa[75].

Cependant le peuple luttait contre les étreintes de la famine. Il y a dans le livre de Galiani un mot d'une vérité poignante, c'est celui-ci : Un homme peut consommer trois fois moins sans que sa santé paraisse altérée. Mais le résultat ne se produit pas moins au bout de certain temps[76]... Ce résultat, c'est la mort. Le peuple mourait donc du renchérissement subit que l'abrogation du Maximum avait naturellement provoqué. Et, pour comble, la disette exerçait ses ravages au sein de l'abondance. Car, pas plus que les marchands, les propriétaires n'étaient disposés à recevoir du papier en échange de leur blé, qu'ils préféraient garder dans leurs magasins[77] ; et cela, ils le faisaient tout à leur aise, depuis qu'il était convenu que la rigueur n'était bonne à employer que contre les révolutionnaires fidèles à la Révolution !

Les alarmes croissant avec les souffrances, il fallut créer une Commission des approvisionnements[78] ; et Boissy d'Anglas fut l'homme chargé de prouver à des estomacs à jeun qu'on avait tort de s'inquiéter[79]. Il annonça même formellement le 25 nivôse (14 janvier) 1795, que les subsistances de Paris étaient assurées[80]. Mais plus il s'étudiait à rassurer les esprits, plus les appréhensions devenaient vives. Les paroles de Boissy d'Anglas, écrit Mercier à ce sujet, rappelaient ce médecin qui, consulté sur l'état d'un malade en danger répondit : Demain il n'y paraîtra pas. Et le malade mourut le lendemain[81]. Le fait est que le rapporteur de la Commission des approvisionnements reçut, pour prix de ses assurances, le surnom de Boissy-Famine[82]. On se fera une idée du sort de l'ouvrier en 1795, si l'on songe que son salaire étant de 40 francs, un plat de haricots, en octobre, ne coûtait pas moins de 38 francs, et une paire de souliers pas moins de 200 livres. Le café valait 10 fr. la tasse[83]. Et ce qu'il y a de curieux, c'est que jamais les spectacles ne furent plus suivis qu'en ces temps de disette. On y mangeait des noix ou des noisettes, et l'on disait en sortant : J'ai épargné le bois et la chandelle[84].

Il est vrai que, par cette route, on arriva enfin à l'âge d'or des agioteurs et au culte pratiqué dans les arcades du Palais-Royal, serres chaudes de toutes les plantes empoisonnées[85]. Là, les marchands d'argent eurent leur domicile, leur laboratoire, leur table, leur promenade ; là, on avait rapproché, pour leur usage, boutiques de bijoutiers aussi resplendissantes que s'il n'y eût pas eu de misère ; tripots de jeu soutenant des repaires de prostituées ; étalages de livres lubriques et de gravures obscènes ; magasins où s'entassaient les pâtés de perdrix, les cerises au petit panier, les pois dans leur primeur, et les hures de sanglier[86] ; là vint se presser une immonde cohue de joueurs de bas étage, d'entrepreneurs d'affaires louches, de filles de mauvaise vie et d'élégants escrocs.

Les dominateurs du lieu, en ces jours si durs au pauvre, ont été décrits en ces termes par un observateur contemporain : Les voyez-vous marcher par bandes, la tête haute, le regard effronté, toujours un cure-dents à la bouche, et la main au gousset pour faire résonner leurs louis ? Ils bravent les regards de l'homme de bien, et les patrouilles, qui les séparent sans les diviser ; ils se rejoignent en groupes comme des globules de vif argent ; ils vont, viennent, s'accostent, se partagent en pelotons qui, un instant après, font masse ; celui qui se trouve au milieu donne le mot d'ordre : un geste, un demi-mot, qui change à toute heure ; et soudain ils se passent le cours du louis, crayonné rapidement sur un chiffon de papier. On les distingue à leur bonnet de poil à queue de renard. Parmi eux, des femmes. Ce n'est point là qu'on vole les portefeuilles ; on y pompe ce qui est dedans[87].

Telle se présente aux méditations du philosophe et de l'homme d'État l'histoire du Maximum.

Comme expédient révolutionnaire suggéré par un ensemble de circonstances inouïes, le Maximum concourut très-certainement au salut de la France ; et il est aussi absurde de le maudire, qu'il le serait de maudire l'ordre donné par le capitaine d'un vaisseau qui enfonce, de jeter à la mer une certaine quantité de marchandises pour alléger le navire.

Comme mesure économique, le Maximum supposait une organisation sociale fondée sur une intime association de tous les intérêts. Appliqué à une organisation sociale fondée sur leur antagonisme, et qui, à cause de cela même, ne pouvait admettre d'autre loi des relations commerciales, d'autre régulateur des prix, que le rapport de l'offre à la demande, comment le Maximum n'aurait-il pas succombé ? Il était dans la nature des choses que les moyens violents qu'il fallut employer pour le soutenir le décriassent et rendissent, au bout de peu de temps, sa chute inévitable.

Toutefois, si l'on se place au point de vue des changements dont est susceptible la constitution des sociétés humaines, on sera bien vite amené à reconnaître qu'il y avait une grande portée dans la tentative qui vient d'être décrite. En réalité, elle consistait à chercher une base scientifique aux relations commerciales, et elle conduisait à soustraire la vie du pauvre au despotisme du hasard. Si la Révolution avait pu durer davantage, ceux qui avaient établi le Maximum sans en prévoir les développements logiques, eussent été amenés, de déduction en déduction, jusqu'à l'accomplissement d'une révolution sociale dont eux-mêmes, en ce temps-là, ne pouvaient guère soupçonner la profondeur.

 

 

 



[1] Rapport de Johannot, au nom des comités, dans la séance du 2 nivôse (22 décembre) 1794. Voyez le Moniteur, an III (1794), numéro 95.

[2] Voyez le Moniteur, an Ier (1792), numéro 54, et an II (1794), numéro 203.

[3] Moniteur, an Ier (1793), numéro 141.

[4] Moniteur, an II (1793), numéro 95.

[5] Voyez le Moniteur, an II (1794), numéro 129.

[6] Correspondance secrète de Charette, Stofflet, Puisaye et autres, imprimée sur pièces originales saisies par les armées de la République, t. I, p. 97-99.

La parfaite authenticité de cette correspondance est reconnue en termes formels par Puisaye dans ses Mémoires.

[7] Correspondance secrète de Charette, etc., t. I, p. 122.

[8] Mémoires du comte Joseph de Puisaye, t. III, p. 396.

[9] Le Moniteur dit à tort 19 mars.

[10] Moniteur, an II (1794), numéro 203.

[11] Moniteur, an II (1794), numéro 203 ; Morning Chronicle, n° 7739 ; Star, n° 1806 ; Lloyd Evening Post, n° 5733 ; Oracle public Advertiser, n° 18651.

[12] Il est remarquable que le compte rendu de cette séance mentionné dans les journaux anglais précités se trouve omis dans la collection des Parliamentary Debates.

[13] Voyez, pour ce qui concerne la démonétisation des assignats à face royale, le Moniteur, an Ier (1795), numéro 213.

[14] Il faut savoir gré à M. Thiers de n'avoir pas oublié ce trait dans le tableau, très-incomplet d'ailleurs, qu'il trace de la chute des assignats. Voyez son Histoire de la Révolution, t. V, p. 159-160.

[15] Voyez le Moniteur, an Ier (1793), numéro 213.

[16] Moniteur, an Ier (1793), numéro 273.

[17] Moniteur, an Ier (1793), numéro 141 et 142.

[18] Dialogues sur le commerce des blés, p. 30-31, Londres, MDCCLXX.

[19] C'est ainsi que le définissait, avec un mélange de mauvaise humeur et d'admiration profonde, l'abbé Morellet, son antagoniste.

[20] Dialogues sur le commerce des blés, p. 15 et 16.

[21] Ce qui était vrai du temps de Galiani ne l'est plus autant aujourd'hui, il faut l'avouer ; et, par exemple, l'établissement des chemins de fer a fait disparaître en grande partie l'inconvénient des routes couvertes de neige et de boue.

[22] Dialogues sur le commerce des blés, p. 169 et suiv.

[23] Necker, sur la Législation et le Commerce des grains, p. 287-289. Collection des principaux économistes. 13e livraison.

[24] Voyez Bibl. hist. de la Révol., Subsistances, 473, 4-5. (British Museum.)

[25] Dialogues sur le commerce des blés, p. 26

[26] Dialogues sur le commerce des blés.

[27] Voyez le premier tome de cet ouvrage.

[28] C'est ce que Necker avait exposé avec beaucoup de force dans son livre sur la Législation et le Commerce des grains, p. 284 et 285, Collection des principaux économistes.

[29] Moniteur, an Ier (1793) numéro 110.

[30] Séance du 28 avril 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 122.

[31] Séance du 28 avril 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 122.

[32] Séance du 28 avril 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 122.

[33] Séance du 2 mai 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 125.

[34] Séance du 2 mai 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 125.

[35] Séance du 5 mai 1793. Voyez le Moniteur, an II (1795), numéro 126.

[36] Discours de Thuriot, dans la séance du 4 septembre 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[37] Discours de Thuriot, dans la séance du 4 septembre 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[38] Séance du 4 septembre 1793. Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[39] Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[40] Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[41] Necker l'avait prévu, et avait déclaré la détermination d'un prix fixe et général une mesure impraticable. Voyez son livre sur la Législation et le Commerce des grains, p. 312.

[42] Moniteur, an II (1793), numéro 248.

[43] Moniteur, an II (1793), numéro 274.

[44] Moniteur, an II (1793), numéro 274.

[45] Et c'est ce résultat certain et funeste de l'accroissement de la population, là où la vie du pauvre est livrée à l'action du rapport de l'offre à la demande, qui conduit M. John Stuart Mill à penser que l'obligation de ne pas faire trop d'enfants devait être rangée au nombre des plus importants devoirs sociaux, et que la société devait, au besoin, intervenir pour veiller à ce qu'un tel devoir ne fût pas violé. Il est remarquable que la théorie de la liberté économique ait poussé à cette conséquence celui de tous les économistes modernes qui a déployé le plus de profondeur dans ses vues, s'est le plus rapproché du socialisme de nos jours, et a le plus aimé le peuple.

[46] Séance du conseil général du 23 du 1er mois. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 25.

[47] Moniteur an II (1793), numéro 25.

[48] Rapport de Barère dans la séance de la Convention du 11 brumaire 1793. Voyez le Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[49] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[50] Séance du Conseil général du 23 du 1er mois. Voyez le Moniteur an II (1793), numéro 25.

[51] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[52] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[53] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[54] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[55] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[56] Moniteur, an II (1794), numéro 154-155.

[57] Voyez le tome X, chap. intitulé l'Hiver de 1794.

[58] Moniteur, an II (1793), numéro 43.

[59] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. IV, p. 110. Levasseur ajoute : Et, soit dit en passant, c'est à cette époque qu'on reporte habituellement leur dépréciation, tant on a l'habitude de mentir à notre égard, sans crainte d'être dévoilé !

[60] Voyez Mercier, le Nouveau Paris, chap. LXXXV.

[61] Déclaration de Cambon, dans la séance du 13 brumaire 1794. Voyez le Moniteur, an III (1794), numéro 46.

[62] Rapport de Savary au nom du Comité de législation, séance du 25 messidor 1795. Voyez le Moniteur, an III (1795), numéro 300.

[63] Séance du 13 brumaire (3 novembre) 1794. Voyez le Moniteur, an III, (1794) numéro 46.

[64] Moniteur, an III, (1794) numéro 46.

[65] Séance du 18 brumaire (8 novembre) 1794. Voyez le Moniteur, an III (1794), numéro 50.

[66] Séance du 18 brumaire (8 novembre) 1794. Voyez le Moniteur, an III (1794), numéro 50.

[67] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 207.

[68] Toulongeon le déclare en termes formels.

[69] Le Nouveau Paris, chap. XLIV.

[70] Mercier, Nouveau Paris, chap. LXXXV.

[71] Mémoires de Levasseur, t. IV, ch. IV, p. 111-112.

[72] Mémoires de Levasseur, t. IV, ch. IV, p. 111-112.

[73] Mémoires de Levasseur, t. IV, ch. IV, p. 114.

[74] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. IV, p. 114.

[75] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 207 et suiv.

[76] Dialogue sur le commerce des blés, p. 28.

[77] Mémoires de Levasseur, t. IV, chap. IV, p. 111-112.

[78] Moniteur, an III (1795), numéro 109.

[79] Voyez le discours de Boissy d'Anglas dans la séance du 8 nivôse (28 décembre) 1794. Moniteur, an III (1794), numéro 100.

[80] Moniteur, an III (1795), numéro 117.

[81] Le Nouveau Paris, chap. XLIV.

[82] Le Nouveau Paris, chap. CXXIV. — Mercier prétend (chap. XLIV) qu'après Barère, Boissy d'Anglas était le menteur le plus intrépide de son temps. Mais Mercier avait contre Boissy d'Anglas des motifs d'animosité personnelle qui doivent mettre en garde contre les passages où il l'injurie.

[83] Le Nouveau Paris, chap. CCLXIV.

[84] Le Nouveau Paris, chap. XLIV.

[85] Le Nouveau Paris, chap. XCI.

[86] Le Nouveau Paris, chap. XCI.

[87] Le Nouveau Paris, chap. XCI.