HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE TREIZIÈME

 

CHAPITRE II. — FIN DE LA CAMPAGNE DE 1794

 

 

Impulsion révolutionnaire, prodiges militaires qu'elle enfante en se prolongeant ; succession de victoires sur la frontière des Pyrénées ; les républicains s'emparent de Fontarabie, du. port le Passage, de Saint-Sébastien. — Les idées de la France triomphent en même temps que ses armes. — Victoire de la Montagne noire ; mort de Dugommier. — Capitulation de Figuières ; prise de Roses. — La cour de Madrid atterrée ; vaine tentative pour pousser le peuple espagnol à une levée en masse. — Le système de la levée en masse échoue aussi en Italie. — Les Autrichiens et les Piémontais réduits à la défensive en Italie. — Opérations de l'armée de Pichegru et de celle de Jourdan sur la frontière du nord. — Prise de Mons. — Prise d'Ostende. — Occupation de Bruxelles par les deux armées réunies. — Prise de Malines. — Prise d'Anvers. — Prise de Liège. — Le prince de Cobourg est remplacé par Clairfayt dans le commandement en chef de l'armée autrichienne. — Décret qui condamne à être passée au fil de l'épée toute garnison ennemie qui, occupant une ville française, ne se rendra pas à discrétion dans les vingt-quatre heures ; motifs qui dictent ce décret terrible ; détails relatifs à sa notification et à ses effets. — Schérer reprend Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé. — Prise de Nieuport ; Choudieu sauve la vie aux Anglais qui en composaient la garnison. — Prise de Trêves. — Victoire remportée à Boxtel sur les Hessois et les Anglais. — Victoire de l'Ourthe et de l'Aivaille. — Les républicains entrent dans Aix-la-Chapelle. — Défaite du général autrichien Latour ; passage de la Roër. — Prise de Maëstricht. — Les républicains français partout victorieux. — La Prusse penche vers la paix. — La Carmagnole jouée par la musique prussienne ; le Ça ira chanté dans les Pays-Bas. — Le duc d'York retourne en Angleterre. — Prise de Nimègue. — L'invasion de la Hollande prescrite à Pichegru par le Comité de Salut public ; ce général résiste, pourquoi ? il reçoit l'ordre formel de marcher en avant et obéit. — Passage du Waal. — Découragement des alliés ; ils reculent de toutes parts. — Le prince d'Orange s'embarque pour l'Angleterre. — Les républicains français entrent dans Amsterdam. — Flotte hollandaise prise sur la glace par des hussards français. — Conquête de tout le pays. — Traité entre la République française et les Provinces-Unies ; abolition du stathoudérat. — Contraste entre la Russie, la Prusse, l'Autriche, se partageant les lambeaux ensanglantés de la Pologne, et la France républicaine sauvant sa nationalité à force d'héroïsme et de prodiges. — Stupéfaction de l'Europe.

 

Pendant ce temps, la République armée poursuivait, d'un irrésistible élan, le cours de ses triomphes.

Avant le 9 thermidor, la Convention, non encore divisée, avait déclaré au monde, avec une fierté toute romaine, qu'elle n'ouvrirait l'oreille à aucune ouverture de paix de la part de quelque nation que ce fût, tant qu'un soldat de cette nation serait sur le sol français ; et il arriva effectivement, comme on va le voir, que le fameux Comité de Salut public auquel échut l'honneur périlleux de donner suite à cette déclaration, ne fut remplacé que lorsque déjà nos armées étaient sur le sol étranger[1]. Il est certain que les victoires qui consacrèrent l'indépendance nationale étaient remportées, ainsi que le fait remarquer Levasseur, avant le renouvellement du Comité qui, né de l'époque antérieure au 9 thermidor, en représenta l'esprit[2]. La fabuleuse campagne de 1794, dont nous allons achever le tableau, fut le produit de l'impulsion donnée aux armées par cet esprit, terrible mais héroïque.

Quand, par l'effet de la réaction, et au bout de quelques mois, on le vit s'affaiblir, on put prédire qu'à l'ère des victoires allait succéder celle des combats diplomatiques.

Dans le manuscrit du maréchal Jourdan, qui est sous nos yeux, nous trouvons, relativement au début de la campagne de 1795, ce passage remarquable : On n'apercevait plus les traces de cette sévère discipline par laquelle l'armée s'était fait admirer dans la campagne précédente. Les soldats se livraient au pillage et à l'insubordination ; et les tribunaux militaires, mal organisés, acquittaient les coupables, de peur d'être accusés de Terrorisme, qualification justement odieuse, mais qu'un certain parti en était venu à prodiguer indistinctement à tous les hommes énergiques[3].

Heureusement, il eût été contraire à la nature des choses que ces résultats se produisissent du jour au lendemain. Il fallut un certain temps à la réaction pour remplacer par une impulsion contraire celle qui avait enfanté tant de prodiges guerriers : là fut le salut de la France.

Douze millions de salpêtre extraits, en neuf mois, d'un sol qui, avant la Révolution, en fournissait à peine un million par année ; — quinze fonderies en activité pour la fabrication des bouches à feu en bronze, donnant, comme produit annuel, sept cents pièces ; — trente fonderies pour les bouches à feu en fer, donnant treize mille canons par année ; — vingt nouvelles manufactures d'armes blanches dirigées d'après des procédés nouveaux ; — une immense fabrique d'armes à feu, créée tout à coup dans Paris même, et fournissant chaque année cent quarante mille fusils : plus que toutes les anciennes fabriques ensemble ; l'aérostat et le télégraphe mis au service des batailles[4]... C'est avec ces ressources et quatorze armées que la Révolution française avait défié tous les rois conjurés contre elle. Mais c'eût été trop peu encore si elle n'eût porté en elle la source d'un enthousiasme sacré. Pour oublier qu'ils étaient à jeun, les soldats républicains en marche n'avaient qu'à entonner la Marseillaise, et des chroniqueurs anglais rappellent avec admiration que la musique de nos régiments, à une époque où ils manquaient de souliers, était la meilleure musique militaire qu'il y eût en Europe[5].

Nous avons raconté la bataille de Fleurus : avant de dérouler la brillante chaîne des succès qui, au Nord, suivirent et complétèrent cette victoire, nous ferons, d'un pas rapide, le tour des frontières, en commençant par les Pyrénées occidentales.

Après leur défaite à Saint-Jean de Luz, au commencement de la campagne, les Espagnols, impatients de ramener à eux la victoire, avaient rassemblé au même endroit des forces considérables ; mais leur camp ayant été forcé par les républicains français vers la fin de juillet, cet effort n'avait servi qu'à livrer à ceux-ci, outre un grand nombre de prisonniers, quantité de munitions de guerre et des provisions de toute espèce[6]. Ce succès en prépara un second d'un caractère encore plus décisif. Le 14 thermidor (1er août), les Français, dont le chiffre ne dépassait pas six mille, tombent sur les Espagnols avec tant de furie qu'ils les jettent dans une horrible confusion, et les forcent à abandonner précipitamment leurs magasins, deux cents pièces de canon, et des tentes pour vingt mille hommes. Le soir, les vainqueurs sont devant les murs de Fontarabie, qui se rend aussitôt. Le lendemain, ils s'emparent du port le Passage. Le surlendemain, ils envahissent Saint-Sébastien, et l'occupent le jour suivant. Ainsi, écrivent des auteurs dont on peut croire le témoignage quand ils saluent la grandeur de la France républicaine, ainsi, les républicains se trouvèrent accomplir en quatre jours ce qui, autrefois, avait demandé plusieurs mois d'opérations laborieuses, coûté la vie à des milliers d'hommes, et mis à une rude épreuve le génie des plus illustres capitaines[7].

L'ouvrage d'où ces lignes sont tirées — et nous le citons de préférence parce qu'il fut rédigé par d'implacables ennemis de la Révolution — ajoute que la prise de Saint-Sébastien réconcilia les habitants avec leur destinée ; que des ordres sévères, émanés du gouvernement français, mirent les propriétés des Espagnols à l'abri de toute déprédation, et la religion établie dans le pays à l'abri de toute insulte ; que, du reste, les maximes politiques adoptées par la France avaient fait des convertis au delà des Pyrénées, et qu'au changement qui s'était introduit dans les idées du peuple espagnol fut due en partie la rapidité de nos conquêtes[8]. De semblables faits, dans l'histoire de l'humanité, sont un peu plus importants à constater que des marches et contre-marches, et les triomphes de la pensée valent bien ceux de la force !

Au commencement de septembre, un corps de mille Français mettait en déroute six mille Espagnols[9] ; la garde wallonne du roi d'Espagne passait volontairement sous le drapeau de la France[10] ; et, le 17 octobre, le général Moncey, s'ouvrant l'entrée de la Navarre, s'emparait des belles fonderies d'Orbaïzeta et d'Eguy, estimées trente millions[11], ainsi que de la mâture royale d'Yraty, qui fut brûlée. Son intention était de poursuivre l'ennemi, de lui livrer bataille sous les murs de Pampelune ; mais un ouragan épouvantable, survenant tout à. coup, l'arrêta. Une pluie battante, accompagnée de vent et de grêle, en rendant impossible le transport des malades et celui des vivres[12], détermina la retraite de l'armée sur la Bidassoa, et mit fin, de ce côté, aux opérations de la campagne.

Aux Pyrénées orientales, les Espagnols avaient perdu, dans le fort de Bellegarde, repris par Dugommier, vers le milieu de septembre, la dernière position qu'ils occupassent en France : le moment approchait où les puissances alliées allaient avoir à s'occuper, non plus d'envahir, mais de n'être pas envahies. La bataille de la Montagne noire, qui commença le 27 brumaire (17 novembre) et se termina le 30 brumaire (20 novembre), fut l'éclatant exploit qui ouvrit les portes de l'Espagne aux républicains.

Les Espagnols avaient disposé sur une double ligne, depuis Espola jusqu'à Saint-Laurent de la Muga, soixante dix-sept redoutes ou batteries, armées de deux cent cinquante pièces de canon, et présentant un front formidable. De plus, ils avaient pour refuge, en cas de malheur, le camp des Figuières[13]. Le comte de La Union les commandait. Découragé, ce général avait, peu de temps auparavant, demandé sa retraite sans l'obtenir. Le gouvernement espagnol lui-même, frappé des mauvaises dispositions du soldat, s'était montré enclin à reconnaître la République, pourvu qu'elle rendît les deux enfants de Louis XVI et formât au Dauphin un établissement princier dans les provinces limitrophes de l'Espagne : pour toute réponse, le Comité de Salut public manda aux représentants en mission sur cette frontière : Disposez tout et frappez[14]. Il fut fait ainsi.

Dans la nuit du 26-27 brumaire (16-17 novembre), les colonnes françaises s'ébranlent. Au lieu de porter tout l'effort de l'attaque sur la droite, où l'on avait le plus de chances de succès, Dugommier avait commis la faute d'étendre ses troupes le long d'une ligne parallèle[15] ; et c'est ce qui retarda la victoire. L'attaque de gauche, commandée par le général Sauret, fut repoussée, malgré les batteries de gros calibre établies, pour la faciliter, sur la Montagne noire. Au centre, la mort de Dugommier, tué par un obus, jeta dans les opérations une incertitude fâcheuse. Heureusement, à la droite, Augereau battait le général qui lui faisait face, et ce succès préliminaire prépara le succès définitif. Pérignon, nommé sur-le-champ successeur de Dugommier par les représentants, reconnait la faute commise et prend des dispositions nouvelles. Une circonstance affreuse vint ajouter l'aiguillon de la rage à l'irrésistible impétuosité des Républicains. Les Espagnols avaient miné les redoutes de la Magdeleine et de Salud : le 29 brumaire (19 novembre), ils en sortirent, après avoir préparé, au moyen de mèches dont ils avaient calculé avec précision l'effet lent et inévitable, une explosion de nature à changer soudain ces redoutes en tombeaux[16]. Cette ruse barbare eut le résultat qu'on s'en était promis, mais non sans amener une expiation sanglante. Le lendemain, le signal de l'attaque décisive est donné. L'adjudant Bon, avec ses chasseurs, défile par des sentiers presque impraticables, passe plusieurs fois la Muga, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, gravit la Montagne d'Escaulas sous un feu terrible, enlève à la baïonnette une redoute du centre jugée imprenable ; puis, de concert avec le général Guillot, s'élance sur une autre redoute armée de vingt-cinq pièces de canon, celle de Notre-Dame du Roure. La Union, qui était resté à Figuières, accourt au moment où la redoute est assaillie, veut tenter une sortie, et tombe mort. Les Espagnols prirent la fuite.

La déroute était au centre, la déroute était à la gauche, la déroute fut partout. Les Français, vainqueurs et furieux, firent un grand carnage, dans lequel périrent enveloppés nombre d'émigrés[17] dont la bravoure venait de se déshonorer au service de l'étranger en armes. Dix mille ennemis, tués ou blessés ; huit mille prisonniers, trente pièces de canon enlevées ou recueillies, telle fut cette victoire. Elle étonna les Espagnols et l'Europe, tant les retranchements qu'il s'agissait d'enlever avaient paru propres à défier l'audace des plus intrépides[18] ! En revanche, Dugommier était mort. La Convention décréta que le nom de ce noble guerrier serait inscrit sur une colonne dans le Panthéon[19].

Dans la nuit du 3-4 frimaire (23-24 novembre), le général Pérignon ayant poussé une reconnaissance à Figuières, les acclamations des habitants en faveur des Français[20] attestèrent l'énorme puissance de séduction que portait en elle la Révolution française. Il fallut que la garnison se renfermât dans le fort. Sommée de se rendre, cette garnison, qui ne s'élevait pas à moins de neuf mille quatre cents hommes, remit, après deux jours de pourparlers, à un corps à peine deux fois plus nombreux, la place réputée la plus forte de l'Espagne[21]. Au moment où la capitulation venait d'être arrêtée à Pont-de-Moulins, le conventionnel Delbrel demanda à l'un des parlementaires espagnols : Que vous manquait-il donc pour vous défendre ?Cela ! répondit le parlementaire, en mettant la main sur son cœur ; — si j'avais eu sous mes ordres trois mille hommes de vos troupes, vous n'auriez jamais été maîtres du fort[22]. La vérité est que ce qui manquait aux Espagnols, peuple brave s'il en fut jamais, c'était, non le cœur, mais la conscience de leur droit. Beaucoup d'entre eux sentaient qu'en combattant pour le despotisme, ils combattaient contre eux-mêmes. Jomini avoue, quoique d'assez mauvaise grâce, que, suivant quelques-uns, la capitulation de Figuières fut le résultat de la propagande démocratique française parmi les soldats espagnols[23].

Après le fort de Figuières, ce fut la ville de Roses qui succomba. Bâtie sur le bord du golfe auquel elle a donné son nom, elle était entourée seulement d'une double muraille, sans fossé ni chemin couvert ; mais une garnison de quatre mille huit cents hommes la défendait, et elle avait l'avantage de pouvoir être ravitaillée et secourue par l'escadre espagnole. Entrepris avec résolution, le siège fut poussé vivement au milieu des frimas et des neiges. Valdès, gouverneur de Figuières, avait été condamné à mort[24] ; Izquierdo, gouverneur de Roses, mérita mieux de son pays ; et, si la place finit par être prise, ce ne fut du moins qu'après soixante-dix jours d'une résistance glorieuse[25].

Le Cabinet de Madrid, atterré, voyait de jour en jour grossir un torrent contre lequel aucune digue ne semblait assez solide ; il voulut essayer d'une levée en masse, mais cette tentative échoua misérablement[26] : à la France seule, qu'une grande idée conduisait, l'enthousiasme offrait une ressource suprême.

Aussi la tentative d'une levée en masse ne réussit-elle pas mieux à la Cour de Turin qu'à celle de Madrid. Ce fut tout au plus si, sur cette frontière, les efforts du clergé et les exhortations des moines parvinrent à rassembler, en juillet, une dizaine de mille hommes, qui se dispersèrent au premier choc de quelques régiments républicains[27]. Quel changement, depuis que cette terre d'Italie, engraissée de notre sang, avait reçu le nom de Cimetière des Français ! Aujourd'hui, rien qui ne présageât un facile triomphe. Le mois de septembre n'avait pas achevé son cours, que déjà Autrichiens et Piémontais étaient réduits à la défensive[28].

Au nord, pendant ce temps, Pichegru, vers la mer, et Jourdan, vers la Meuse, chassaient devant eux : d'une part, l'armée anglo-hollandaise commandée par le duc d'York et le prince d'Orange ; d'autre part, les masses autrichiennes que dirigeait le prince de Cobourg, général en chef des forces coalisées.

Ce dernier, en s'éloignant de Fleurus, avait posté son armée : la gauche, sous le général Beaulieu, à Gembloux ; le centre à Mont-Saint-Jean ; et la droite, sous le prince d'Orange, à Mons. Quant au duc d'York, la gauche de son armée occupait Tournay, et la droite Oudenarde. De là, la ligne des alliés suivait l'Escaut jusqu'à Gand, où, après la capitulation d'Ypres, Clairfayt s'était retiré[29].

Pour isoler Clairfayt du duc d'York, et lier l'armée du Nord à celle de Sambre-et-Meuse, Pichegru avait eu l'idée de venir passer l'Escaut à Oudenarde ; et déjà ses troupes étaient en mouvement, lorsqu'un ordre du Comité de Salut public lui prescrivit de marcher sur Ostende[30]. Il obéit ; et Jourdan, craignant que le prince de Cobourg ne profitât de cette circonstance pour appeler à lui les troupes du duc d'York et accabler l'armée de Sambre-et-Meuse, crut devoir s'abstenir d'avancer, jusqu'à ce que l'armée du Nord, abandonnant la direction qu'elle avait prise, se rapprochât. Toutefois, comme il importait de couper toute communication entre les alliés et les garnisons laissées par eux dans les places en leur pouvoir, Jourdan résolut de déposter de Mons le prince d'Orange[31].

Kléber, ayant sous ses ordres sa division, celle des généraux Montaigu et Schérer, celle du général Lefebvre et la réserve de cavalerie, fut chargé de conduire l'attaque. Le général ennemi Davidowich étant campé sur les hauteurs de Bracquignies, et le prince d'Orange sur le mont Palissel, Kléber se dispose à attaquer de front le premier, et envoie Schérer et Montaigu contre le second, pendant qu'à la tête de la garnison de Maubeuge, le général Favereau s'approchait de Mons. Ces dispositions eurent un plein succès. Au moment où l'infanterie de Kléber, sous les ordres de Duhem et de Bernadotte, s'ébranlait pour charger Davidowich, ce dernier, que Lefebvre menaçait de tourner, abandonne sa position, et, poursuivi l'épée dans les reins, est contraint de se replier sur Soignies. De leur côté, Montaigu et Schérer s'emparaient du bois d'Havre défendu par une artillerie nombreuse, et, tandis qu'ils gravissaient le mont Palissel, Favereau entrait dans la ville. Forcé sur tous les points, le prince d'Orange s'enfuit en désordre sur Hal, laissant derrière lui deux pièces de canon, plusieurs caissons, un drapeau et près de douze cents prisonniers[32].

Ceci se passait le 13 messidor (1er juillet), et ce jour-là même Ostende tombait au pouvoir de Pichegru, qui, aussitôt après, marcha sur Gand.

A cette nouvelle, impatient de lier son armée de Sambre-et-Meuse à l'armée du Nord, commandée par Pichegru, Jourdan envoie son aile droite resserrer le général autrichien dans la position de Gembloux, fait prendre à la troisième division de son aile gauche la direction de Nivelle, et donne ordre à Kléber de suivre, avec deux divisions, la grande route de Mons à Bruxelles[33].

Divers combats partiels, qui ne retardèrent que pour l'ensanglanter la retraite de Cobourg, conduisirent jusqu'aux portes de la capitale du Brabant les Français, partout victorieux. Dès le 21 messidor (9 juillet), le général Leval, chargé de fouiller la forêt de Soignies, vit arriver les magistrats de Bruxelles qui lui venaient apporter les clefs de la ville. Jourdan aurait pu y entrer aussitôt ; mais, comme les ennemis s'étaient repliés en masse dans une position avantageuse[34], il jugea plus prudent d'attendre Pichegru. Il craignait, d'ailleurs, qu'un séjour trop prolongé dans une ville telle que Bruxelles ne fît naître parmi ses troupes les mêmes désordres qui s'étaient introduits parmi celles de Dumouriez[35]. Quant à Pichegru, il devança son armée, impatient qu'il était de se montrer dans Bruxelles, où il parut le 22 messidor (10 juillet), sous l'escorte d'un faible détachement. Il se rendit presque immédiatement après à Hal, et ce fut là qu'en présence des commissaires de la Convention, les deux généraux en chef eurent leur première entrevue[36]. On y concerta les mesures politiques à prendre et les opérations militaires à suivre. En ce qui concernait les premières, il fut convenu que, le peuple de Bruxelles ayant toujours résisté à l'ordre de s'armer contre les Français, on traiterait la ville avec ménagement[37] ; et en ce qui concernait les secondes, le plan arrêté consista à rejeter les Autrichiens derrière la Meuse, de manière à les séparer des Anglais et des Hollandais, qu'on supposait, avec raison, animés du désir de couvrir, avant tout, les Provinces Unies. Jourdan fut, en conséquence, chargé de suivre le prince de Cobourg, tandis que Pichegru serrerait de près le duc d'York et le prince d'Orange[38].

Ce plan fut exécuté avec autant de précision et de rapidité que de bonheur.

Dès le 27 messidor (15 juillet), Pichegru forçait le passage du canal de Louvain, s'emparait de Malines, et obligeait le prince d'Orange à se retirer précipitamment derrière la Nethe ; le 29 messidor (17 juillet), les Hollandais étaient en pleine retraite sur Bréda ; le 4 thermidor (22 juillet), les Anglais prenaient la même route, et, le lendemain, Pichegru entrait dans Anvers[39].

D'un autre côté, la gauche de Jourdan, conduite par Kléber, culbutait, près de Louvain, la droite du prince de Cobourg ; et, deux jours après, le 29 messidor (17 juillet), le commandant de Namur ouvrait les portes de la forteresse, où les Français trouvèrent cinquante et une pièces de canon et des magasins considérables[40].

Serré de près, Cobourg repassa la Meuse à Maëstricht et Liège, né laissant sur la rive gauche que deux corps d'arrière-garde pour couvrir ces deux places.

Une date fameuse marque l'occupation de la seconde. Le 9 thermidor (27 juillet), pendant que la gauche et le centre de l'armée de Jourdan exécutaient un mouvement très-bien conçu et très-bien conduit, le général Hatry, qui marchait sur Liège, chargeait impétueusement les avant-postes ennemis et les culbutait. Liège aimait la France républicaine, et elle le prouva en cette occasion. Au moment où les Autrichiens battaient en retraite, lé peuple s'ameute et leur barre le passage, d'où il résulta que trois cents d'entre eux restèrent prisonniers. Le général autrichien, furieux, fit lancer sur la ville une telle quantité d'obus, qu'elle eût été entièrement détruite si Jourdan ne l'eût sauvée en menaçant le prince de Cobourg de brûler, par manière de représailles, toutes les propriétés des généraux autrichiens en Belgique[41].

C'est vers cette époque que Cobourg fut rappelé par l'empereur d'Autriche. Il avait un partisan zélé dans le ministre Thugut, mais un adversaire puissant dans l'Angleterre, qui voulait l'armée aux mains de l'archiduc Charles, avec Clairfayt et Beaulieu pour conseils. Son crédit, miné par les insinuations du comte Spencer, ne put résister à l'impression produite par ses revers ; Thugut dut l'abandonner, et Clairfayt le remplaça dans le commandement en chef de l'armée impériale[42].

Pendant ce temps, le Comité de salut public s'était activement occupé des moyens de reconquérir celles de nos places encore au pouvoir de l'ennemi ; c'est-à-dire Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé.

Le mouvement général qui avait poussé nos troupes en avant n'avait pu s'exécuter sans laisser à l'ennemi le temps et l'occasion de s'approvisionner dans les places qu'il occupait, en ravageant le plat pays et en prenant aux campagnes environnantes grains, fourrages et bestiaux. De là, impossibilité de les recouvrer sans réunir des munitions énormes qui manquaient, et sans détacher des troupes considérables de la masse armée qui avait à balayer les frontières, ce qui, en l'affaiblissant, risquait de la compromettre. Même en supposant que ces places se fussent rendues, après un siège d'une durée ordinaire, en quel état nous seraient-elles revenues ? Démantelées. De sorte que, la frontière restant ouverte, il eût suffi d'une défaite pour remettre en question l'indépendance du territoire[43].

En de pareilles conjonctures, le Comité de salut public pensa qu'il fallait, en frappant l'ennemi de terreur, l'obliger à se dessaisir de nos possessions, où, vu l'éloignement et l'abandon de ses armées, il ne pouvait plus se considérer que comme un voleur détaché de sa bande[44]. Ces considérations déterminèrent le fameux décret du 16 messidor (4 juillet). En voici le texte :

Toutes les troupes des tyrans coalisés renfermées dans les places du territoire français envahies par l'ennemi sur la frontière du Nord, et qui ne se seront pas rendues à discrétion vingt-quatre heures après la sommation qui leur en aura été faite par les généraux de la République, ne seront admises à aucune capitulation et seront passées au fil de l'épée[45].

Il est à remarquer que, sur l'esprit qui dicta ce décret inhumain, le langage de Barère, dans la séance du 16 messidor, fut tout autre que celui de Carnot trois mois plus tard. Dans son rapport du 1er vendémiaire (22 septembre), Carnot dit, en s'adressant à la majorité, alors thermidorienne : La grande latitude que vous aviez laissée à votre Comité sur le mode d'exécution des mesures militaires, lui donnait la facilité de diriger l'effet de celle-ci. Il savait que ce n'était pas un décret de carnage que vous aviez voulu rendre[46]. Mais Barère, à qui le Comité de salut public avait confié le rapport du décret proposé, qu'avait-il dit à la Convention le 16 messidor (4 juillet) ? Il avait prononcé ces paroles pleines de sang, et qui, bien qu'à l'adresse des ennemis de l'intérieur, figuraient comme venant à l'appui des conclusions du rapport : Transigez ; ils vous attaqueront demain, et vous massacreront sans pitié. Non, non ; que les ennemis périssent. Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas[47].

Restait à savoir si la générosité du soldat français ne mettrait pas obstacle à l'exécution d'une mesure vraiment sauvage, et c'est ce qui ne tarda point à paraître.

A peine le décret rendu, les représentants du peuple près l'armée de Sambre-et-Meuse avaient reçu l'ordre de le faire notifier aux villes de Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé. En même temps il avait été décidé qu'un corps de trente mille hommes, tiré des forces disponibles des divisions de droite de l'armée du Nord et des garnisons de Maubeuge, Avesnes, Cambrai et Douai, serait chargé, sous le commandement du général Schérer, de la réduction des quatre places[48]. Le 23 messidor (11 juillet), Jourdan écrivait à Schérer :

Tu as connaissance, mon camarade, du décret de la Convention. Tu voudras donc bien le signifier à la garnison de Landrecies, lorsque tu seras en mesure d'appuyer la sommation par de bonnes batteries[49].

C'était sauver au commandant de Landrecies l'horrible alternative, ou d'exposer la garnison à un égorgement en masse, ou de se déshonorer par une capitulation trop hâtive. Coup hardi de la part de Jourdan ; car l'ordre du Comité de salut public de sommer les quatre places à la fois et sur-le-champ était formel[50]. Schérer, garanti par la lettre qui vient d'être citée, crut pouvoir retarder la formidable notification jusqu'au 28 messidor (16 juillet), jour où les batteries se trouvèrent en état d'intimider le canon de la place, et elle se rendit à discrétion, avant l'expiration du délai fatal[51].

Après cette conquête, Schérer se porta sur le Quesnoy. La tranchée ayant été ouverte le 7 thermidor (25 juillet), et les batteries ayant commencé à tirer le 13 thermidor (31 juillet), ce fut le 16 seulement que Schérer, s'apercevant que le feu des assiégés était fort affaibli, leur signifia le décret de la Convention. Très-noble et très-belle fut la réponse du commandant : Une nation n'a pas le droit de décréter le déshonneur d'une autre nation[52]. Les assiégeants reprirent donc leurs travaux, et les poussèrent avec tant de vivacité, que le commandant de la ville frissonna à la vue de l'abîme qui s'ouvrait. Le 24 thermidor (11 août), il envoie comme parlementaire à Schérer deux officiers et un tambour ; le général français refuse de les recevoir[53]. Nouvelle députation, et, cette fois, suppliante. Le commandant offrait de se rendre à discrétion ; il assurait avoir regardé le décret notifié comme une simple sommation, accompagnée des menaces ordinaires en pareil cas ; il demandait grâce pour ses soldats, auxquels, disait-il, il n'avait rien communiqué, et offrait sa tête en expiation[54]. Duquesnoy, commissaire de la Convention près l'armée de siège, et Schérer, expédient aussitôt un courrier au Comité de salut public pour prendre ses ordres et l'informer que, s'il persiste à vouloir qu'on passe la garnison au fil de l'épée, il doit s'attendre à voir les soldats désobéir[55].

Le Comité recula-t-il devant cette crainte, comme Jourdan l'a affirmé, ou, comme l'a affirmé Carnot, devant l'horreur d'une exécution portant sur des hommes seulement coupables d'ignorance ? Il est probable que ces deux motifs agirent sur lui. Toujours est-il qu'il borna l'accomplissement de ses ordres à la recherche de ceux qui auraient résisté en connaissance de cause, et à l'insertion de la déclaration suivante dans les articles de la reddition de la place : La garnison du Quesnoy n'a obtenu la vie qu'en se rendant à la merci de la nation française, et parce que les chefs ont offert de payer de leurs têtes leur résistance aux décrets de la Convention[56].

Deux villes restaient à reprendre : Valenciennes et Condé. Duquesnoy demanda qu'on revînt sur le décret du 16 messidor, et Schérer, qu'on lui permît, du moins, de ne le notifier qu'après avoir suffisamment poussé les travaux[57]. Le Comité de salut public fut inflexible, se croyant trop engagé aux yeux de l'Europe pour reculer. Il ordonna donc que, sans aucun délai, la place de Valenciennes serait sommée, conformément à la teneur du décret, et que la plus grande publicité serait donnée à la sommation, afin que militaires et citoyens ne pussent, ainsi qu'au Quesnoy, alléguer leur ignorance[58].

Le commandant de Valenciennes, sommé de se rendre à discrétion, proposa de remettre la place, à condition que la garnison rentrerait en Autriche prisonnière de guerre sur parole et ne porterait les armes qu'après avoir été échangée. Cet arrangement ne cadrait point avec l'exécution stricte du décret du 16 messidor ; néanmoins, le Comité de salut public s'y prêta ; et, le 10 fructidor (27 août), les Français prirent possession de Valenciennes, où les Autrichiens laissaient deux cent vingt-sept bouches à feu, huit cents milliers de poudre, une immense quantité de fers coulés, et nombre d'objets précieux[59].

Cette capitulation ayant été signifiée au commandant de Condé, il ouvrit ses portes aux mêmes conditions, livrant aux républicains cent soixante et une bouches à feu, six mille fusils, et trois cents milliers de poudre[60].

Ce fut le 13 fructidor (30 août) que Condé se rendit ; et, ce jour-là même, le télégraphe en fit parvenir la nouvelle à la Convention, qui, pour consacrer l'indépendance du territoire reconquise, substitua au nom de Condé celui de Nord-Libre[61].

Tandis que Schérer, avec quelques divisions de l'armée de Sambre-et-Meuse, délivrait ainsi le sol de la présence de l'ennemi, Moreau, à la tête d'un détachement de l'armée du Nord, entrait dans Nieuport, s'emparait de l'île de Cassandria, et forçait la ville de l'Écluse à capituler[62].

Un fait qui mérite d'être mentionné signala l'occupation de Nieuport. Cinq cents émigrés s'y étaient réunis à deux mille Anglais. Les émigrés furent impitoyablement fusillés comme traîtres ; et, quant aux Anglais, leur sort dépendait de la question de savoir si l'on exécuterait le décret de la Convention qui défendait de faire quartier aux soldats de cette nation. Moreau, sachant que sa tête répondait de son obéissance, n'osait rien prendre sur lui : il en référa au commissaire de la Convention Choudieu, qui, après une nuit de réflexion, prit le parti d'interpréter le terrible décret de manière à sauver la garnison de Nieuport. Il motiva son arrêté sur ce que la Convention n'avait pu entendre parler que des Anglais trouvés sur le champ de bataille et les armes à la main[63].

Dans l'intervalle qui s'écoula entre la prise de Nieuport et celle de l'Écluse par Moreau, c'est-à-dire dans les premiers jours du mois d'août, un autre général du même nom, celui qui, à la tête de l'armée de Moselle, tenait tête aux Prussiens, s'était emparé de Trèves : succès de nature à favoriser les opérations ultérieures de Jourdan sur la Meuse. Le général Kalkreuth avait charge de marcher, avec un corps de vingt-trois mille hommes, à. la défense de Trèves ; mais il se laissa prévenir par Moreau ; et la perte d'une ville réputée importante au point de vue militaire, mit le comble à l'indignation qu'excitait en Allemagne la conduite incertaine de la Prusse ; on disait qu'elle sacrifiait patrie et alliés[64].

Le temps que Schérer avait employé à la conquête de Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Condé, Pichegru et Jourdan l'avaient passé dans une inaction circonspecte, pensant qu'il serait téméraire d'envahir des provinces lointaines avant d'avoir expulsé entièrement l'ennemi du territoire. Une fois libres d'inquiétude sur ce point, ils reprirent l'offensive, conformément à l'ordre qu'ils en reçurent du Comité de Salut public. Les deux généraux s'étant concertés, il fut convenu entre eux qu'ils s'attacheraient à rejeter : Pichegru, l'armée anglo-batave en Hollande, et Jourdan, l'armée autrichienne au delà du Rhin.

L'armée du Nord, en exécution de ce plan, s'étant portée sur Hoogstraten, le duc d'York, informé de l'approche des Français, se replia en arrière de Bois-le-Duc et prit poste sur l'Aa, laissant une avant-garde à Boxtel, sur la Dommel. Pour ce qui est du prince d'Orange, il se retira sur Gorcum et ne reparut plus en campagne[65].

Ces mouvements livraient aux coups de Pichegru les places de Bréda et de Berg-op-Zoom ; mais il fut détourné d'en faire le siège par un soin plus pressant, celui d'empêcher la jonction des Anglais aux Autrichiens. Il s'avance donc vers la Dommel, et, le 28 fructidor (14 septembre), il rencontre à Boxtel le général Hammerstein[66]. Il y avait à Boxtel une chaîne de postes hessois et hanovriens hors de portée d'être soutenus par l'armée alliée, mais couverts par la Dommel, ruisseau très-profond, dont tous les ponts étaient rompus. Ces obstacles ne font qu'enflammer l'ardeur des soldats français : les uns passent le ruisseau à la nage, les autres sur des madriers ; les Hessois reculent en désordre ; deux bataillons, qui veulent opposer quelque résistance, sont enveloppés, et, le lendemain, le général Abercromby, accouru avec dix bataillons et quelques escadrons, est battu à son tour[67]. Le duc d'York, alors, repassa la Meuse, et alla camper à Wichem entre Grave et Nimègue, pendant que l'armée du Nord s'avançait jusqu'à Dinter, au delà de l'Aa, et que Schérer rejoignait avec vingt-quatre bataillons et dix escadrons[68], l'armée de Sambre-et-Meuse, qui, au moyen de ce renfort, compta cent seize mille combattants[69].

L'armée autrichienne, dans le commandement de laquelle Clairfayt avait remplacé le prince de Cobourg, était postée en arrière de Liège et de Maëstricht, tenant la Meuse par des détachements jusqu'à Ruremonde, et prolongeant sur les rivières de l'Ourthe et de l'Aivaille sa gauche, placée sous les ordres du général Latour. La position occupée par Latour semblait inabordable, l'Ourthe et l'Aivaille coulant dans des ravins très-profonds, et les bords de la rive qu'il s'agissait d'atteindre étant extraordinairement escarpés. Jourdan se décida néanmoins à tenter l'attaque, tant il comptait sur l'expérience des officiers et l'intrépidité du soldat ! Le 18 septembre[70], il donne le signal, après avoir assigné aux généraux Moreau, Mayer, Haquin et Bonnet les divers points où doit se porter leur effort. L'élan des républicains fut irrésistible. La rivière est partout franchie ; les escarpements de la rive opposée sont comme emportés d'assaut ; le corps du général Latour, suivi de près par la cavalerie française, est forcé de se retirer, partie sur Herve, partie sur la hauteur de la chartreuse de Liège, laissant aux mains des Français victorieux trente-quatre pièces de canon, autant de caissons, six drapeaux et deux mille prisonniers. Selon l'affirmation de Jourdan, le nombre des hommes tués ou blessés dépassa quatre mille du côté des Autrichiens ; la perte des républicains fut insignifiante[71].

Comme la droite des Français menaçait la base d'opérations des Autrichiens, Clairfayt, battant en retraite dès la nuit suivante, se porta au delà de la Roër, son centre suivant la route de Juliers par Aix-la-Chapelle. Hatry, lancé sur cette route avec sa division et celle de Championnet, atteignit l'arrière-garde des ennemis sur les hauteurs de Clermont, la rejeta sur Henri-Chapelle, après lui avoir tué huit cents hommes ; et l'armée, continuant son mouvement offensif, entra dans Aix-la-Chapelle[72].

Le 3 vendémiaire (24 septembre), les Français avaient leur avant-garde à Bastweiler, leur aile droite à Eschwiller, leur centre à Newhausen, et leur gauche autour de Maëstricht. Le siège de cette dernière place avait été résolu et confié à Kléber. Mais Jourdan, informé que les Autrichiens se disposaient à rester sur la Roër, pensa que le plus pressé était de les rejeter au delà du Rhin ; et, remarquant que l'armée de Clairfayt, disséminée sur la rive droite de la Roër, de Ruremonde à Dueren, présentait une ligne facile à percer sur plusieurs points, il résolut de l'attaquer en même temps aux deux ailes et au centre. En conséquence, le 11 vendémiaire (2 octobre), l'armée française s'ébranla sur quatre colonnes, l'aile droite poussant droit à Dueren, le centre à Aldenhoven, le général Lefebvre à Linnich, et Kléber à Randeradt[73].

Dans un rapport fortement empreint de l'esprit de l'époque et qui en fait revivre le langage, Kléber a raconté lui-même le succès de l'attaque dont il fut chargé.

Laissons-lui la parole :

Les deux divisions sous mes ordres ayant pris position entre Heinsberg et Drennen, j'ai envoyé l'avant-garde, aux ordres du général Bernadotte, vers la rive gauche de la Roër, pour forcer le passage de cette rivière sur Rathem. L'infanterie légère, soutenue par quatre compagnies de grenadiers, s'avança pour l'éclairer, et aussitôt un feu terrible de mousqueterie se fit entendre. L'ennemi avait non-seulement dégradé tous les gués, mais hérissé ses redoutes de chevaux de frise, et rendu l'abord de ses retranchements inaccessible par des doubles fossés ; une ligne d'infanterie derrière des marais impraticables, soutenue par des batteries établies à fleur de terre, défendait tous ces ouvrages, et un feu continuel de quantité de pièces de gros calibre aurait enlevé l'espérance de la victoire à tous autres qu'à des républicains. On essaya d'établir nos batteries : le feu de l'ennemi s'y opposa avec une fureur extraordinaire, mais l'intrépidité de nos canonniers l'emporta. L'infanterie s'avance au pas de charge, elle fait une fusillade meurtrière, et l'ennemi fuit dans ses retranchements. La canonnade commence de part et d'autre pour ne finir qu'avec le jour. Partout l'ennemi montre l'opiniâtreté la plus soutenue à défendre le passage de la rivière. J'avais fait construire un pont la veille, et, s'il avait été possible de le jeter sur la Roër, le courage bouillant du soldat me présageait sur-le-champ un succès complet. Malheureusement, ce pont se trouve trop court. Mais tous ces obstacles irritent d'autant l'ardeur de nos soldats ; ils veulent se servir de la baïonnette et enlever de vive force un poste que des esclaves osaient leur disputer. Les citoyens Hometinay et Vinch, capitaines, Gérard et Grommand, lieutenants, se jettent à l'eau ; les soldats de la 71e demi-brigade, fiers d'être commandés par de tels officiers, les suivent avec les quatre compagnies de grenadiers ; tous se mettent en devoir de passer la rivière ; une vingtaine, frappés par la mitraille, se noient ; les autres, loin de s'arrêter, s'avancent plus précipitamment, impatients de venger leurs frères. Plusieurs canonniers s'occupent à sauver la vie à ceux que les flots entraînent, ils arrachent les prolonges des pièces, et les offrent à ceux qui vont périr. Eux-mêmes passent sur la rive droite. Voyant alors la nécessité de battre en brèche pour donner à ces braves la possibilité d'exécuter leurs desseins, je fais venir sur-le-champ toutes les pièces de position des divisions et les fais établir sur la rive. Le feu redouble ; nos soldats s'avancent sur les retranchements ; l'ennemi se met en déroute et les abandonne[74].

 

Si Kléber avait pu porter l'artillerie et la cavalerie sur la rive droite, plusieurs bataillons ennemis et leurs canons tombaient au pouvoir des républicains ; mais le jour était trop avancé, le pont construit la veille se trouvait trop court, et on n'avait aucun moyen d'en construire un autre[75].

Jourdan, maître de plusieurs points de passage, se préparait à livrer une seconde bataille le lendemain ; mais Clairfayt, n'osant point en courir les hasards, se retira pendant la nuit derrière l'Erft, et, continuant sa retraite les jours suivants, alla passer le Rhin à Bonn, Cologne et Dusseldorf. Les Français le suivaient de si près, qu'au moment où sa dernière division passait le fleuve, elle put les entendre qui criaient, par manière de bravade : Ceci n'est pas la route de Paris[76].

La journée du 11 vendémiaire (2 octobre) et celles qui suivirent ne coûtèrent pas aux Autrichiens moins de six mille hommes, tués, blessés, prisonniers et déserteurs ; la perle des Français fut d'environ douze cents[77].

Le 12 vendémiaire (3 octobre), la place de Juliers ouvrit ses portes ; et, le 15 vendémiaire, les républicains entrèrent à Cologne, qui les vit aussi modérés dans la victoire qu'ils avaient été intrépides dans le combat[78].

Jourdan ayant envoyé le corps de Kléber rejoindre les quinze mille hommes qui, sous les ordres de Duhem, avaient été laissés autour de Maëstricht pour l'investir, il jugeait téméraire de prolonger sa droite jusqu'à Coblentz, que l'ennemi occupait encore ; et, comme l'armée de la Moselle s'avançait de Trèves, il pensait que c'était à elle d'occuper ce point[79]. Mais les émigrés avaient donné à Coblentz un genre de célébrité qui rendait le Comité de Salut public très-impatient de couronner par la prise de cette ville les triomphes de la République. Sur les injonctions formelles qui à cet égard lui furent envoyées de Paris, Jourdan confia l'expédition ordonnée au général Marceau, qui, après avoir taillé en pièces quelques escadrons de hussards venus à sa rencontre et emporté les retranchements élevés en avant de Coblentz, contraignit les défenseurs de cette ville à battre précipitamment en retraite au delà du Rhin. Ce même jour, 2 brumaire (23 octobre), des troupes appartenant à l'aile gauche de l'armée de la Moselle s'approchèrent de Coblentz et opérèrent la jonction des deux armées[80].

La prise de Maëstricht par Kléber, après onze jours de tranchée ouverte, mit le dernier sceau à la gloire dont l'armée de Sambre-et-Meuse s'était couverte. Le 14 brumaire (4 novembre), les assiégés, entourés des ruines de plus de deux mille maisons ou bâtiments publics[81], capitulèrent, à condition que la garnison, — elle s'élevait au chiffre de dix mille hommes, — sortirait avec les honneurs de la guerre, déposerait ses armes sur les glacis, et serait conduite sur le territoire des alliés, réputée prisonnière, c'est-à-dire dépouillée du droit de porter les armes contre la France avant d'avoir été échangée. Les officiers du génie, et particulièrement le général Marescot, déployèrent à ce siège des talents et une activité admirables. Voici les propres paroles de Jourdan : La beauté et l'immense développement des tranchées que ces officiers ouvrirent durant la première nuit étonnèrent à ce point les assiégés, que, lors de la capitulation, ils avouèrent qu'ils avaient cru l'armée assiégeante forte de quatre-vingt mille hommes. Elle n'en comptait pas plus de trente-sept mille, y compris deux mille hommes de cavalerie[82].

Dans Maëstricht, la Hollande perdait un de ses principaux boulevards. Aussi l'Europe, dès ce moment, regarda-t-elle l'invasion de ce pays comme inévitable[83].

Et il était bien naturel que la pensée du Comité de Salut public se tournât désormais de ce côté, là étant le point vulnérable où l'on pouvait atteindre l'Angleterre, le seul ennemi qui restât encore à redouter, après tant de coups frappés à la fois, et d'une main toujours victorieuse, sur l'Espagne, sur le Piémont, sur l'Autriche. Quant à la Prusse, elle n'aspirait qu'à la paix ; et comment en douter ? Le 14 octobre, Mœllendorf, d'après des instructions qu'il venait de recevoir de Berlin, avait fait publier à l'ordre : que, le traité de subsides avec l'Angleterre ayant cessé, tout ce qui se faisait n'était plus que pour soutenir l'honneur des armes prussiennes et leur ancienne gloire[84]. Le Comité de Salut public, instruit de ces dispositions, s'empressa d'envoyer Merlin (de Thionville) présider lui-même à un semi-blocus de Mayence, avec mission d'épier le moment d'en venir à des ouvertures de paix. Un fait montrera quelle invincible force de propagande il y avait au fond des idées dont la Révolution française était venue inaugurer le règne. Un aide de camp du maréchal Mœllendorf ayant été fait prisonnier, Merlin (de Thionville) le renvoya au général prussien, en exprimant sa surprise de ce qu'on balançait à ouvrir les voies à la paix entre les deux nations, alors que la musique prussienne faisait entendre l'air de la Carmagnole[85].

Oui, telle était la puissante contagion de la Révolution française, et cela, non-seulement sur la frontière des Pyrénées ou du côté de la Prusse, mais d'un bout à l'autre des Pays-Bas, à l'occasion desquels le comte de Metternich disait un jour à lord Cornwallis : Un peuple engoué des principes jacobins et qui se présente au joug de l'étranger en chantant Ça ira est un phénomène réservé à nos jours de désolation[86]. Il ne pouvait guère en effet y avoir de phénomène plus désolant pour des hommes de la trempe de M. de Metternich !

Tandis que l'armée de Sambre-et-Meuse gagnait les deux batailles qui arrachèrent aux troupes autrichiennes la rive gauche du Rhin, l'armée du Nord, après s'être fait successivement ouvrir les portes de Crèvecœur et de Bois-le-Duc, passait la Meuse sur un pont de bateaux[87], non loin de l'avant-garde des Anglais, postée entre la Meuse et le Waal. La position était couverte de canaux profonds et de digues élevées sur lesquelles on avait placé une nombreuse artillerie : tout fut inutile. Attaqués sur chaque point avec une irrésistible furie, les Anglais furent partout culbutés ; et le duc d'York, qui, pendant l'action, était resté sous les murs de Nimègue, dut se replier au delà du Waal[88].

Cantonnée entre le Waal et le Leck, son armée, forte de quarante mille hommes[89], communiquait avec la garnison de Nimègue, au moyen d'un pont de bateaux et d'un pont volant. De plus, vingt mille Autrichiens à la solde de l'Angleterre tenaient la rive droite du Rhin, depuis Arnheim jusqu'au Wesel, et étaient à portée de se joindre au duc d'York. Des forces aussi considérables semblaient défier toute agression[90]. Aussi l'Europe fondait-elle le plus grand espoir sur le pouvoir de résistance que possédait Nimègue[91]. Néanmoins, l'armée du Nord s'avança hardiment vers cette ville. Pichegru s'étant retiré à Bruxelles pour cause de maladie, Moreau prend le commandement en chef[92], et fait ses préparatifs d'attaque.

Dès le 13 brumaire (3 novembre), le général Walmoden avait fait repasser le fleuve à la moitié de son corps, laissant le commandement du reste au général anglais de Burgh, et, le lendemain, les assiégés avaient tenté une sortie qui fut repoussée : un accident auquel la terreur que les Français inspiraient vint donner une importance décisive, précipita le dénouement. Une batterie française placée sur les bords du Waal, à l'extrémité de la ligne d'envahissement, ayant coulé quelques pontons, le général de Burgh se trouble ; il croit déjà voir ses troupes compromises, fait à la hâte réparer les dégâts, se retire précipitamment sur la rive droite du fleuve dans la nuit du 18 au 19 brumaire (8-9 novembre), et brûle le pont, abandonnant ainsi dans la ville le général Haack avec trois mille Hollandais. Arrive un ordre du Stathouder enjoignant au général Haack de se retirer. Celui-ci encloue ses canons et passe le fleuve un des premiers. Alors, impatients d'atteindre le bord opposé, ses soldats s'élancent sur le pont volant au milieu d'une confusion extrême ; mais, le câble s'étant rompu, ils sont entraînés par le courant sur un banc de sable, d'où, le lendemain, des bateaux envoyés par le général Souham les ramenèrent prisonniers[93].

Pendant ce temps, Vandamme, avec les troupes qui venaient d'assiéger et de prendre Venloo, rejetait de l'autre côté du Rhin un corps d'Autrichiens chargé d'opérer une diversion en venant déboucher sur la rive gauche contre le flanc droit de l'armée du Nord. Encore les vaincus eurent-ils quelque peine à mettre le fleuve entre eux et les Républicains, parce qu'on n'avait pas établi de pont, la question de savoir si les frais seraient supportés par l'Autriche ou par l'Angleterre n'ayant pas encore été décidée[94] !

La rive gauche du Rhin et celle du Waal ainsi balayées, les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse opérèrent une seconde fois leur jonction[95].

La prise de Nimègue fut pour les puissances alliées un coup d'autant plus sensible qu'il était moins attendu, et leur enlevait tout espoir de sauver la Hollande d'une invasion[96].

L'envahissement immédiat de ce pays, telle était en effet la pensée bien arrêtée du Comité de Salut public.

On eut beau lui représenter que, les autres armées ayant pris des cantonnements, celle du Nord réclamait les mêmes avantages ; que les troupes, après tant de fatigues héroïques, avaient besoin de repos ; qu'elles étaient demi-nues ; qu'il y avait pénurie de subsistances[97] : le mot du Comité de Salut public était : En avant ! en avant ! Le 12 frimaire (2 décembre), le duc d'York était parti pour l'Angleterre, laissant le commandement au général Walmoden : enorgueilli par ce départ, qui ressemblait à du découragement, et informé de la haine sourde qui menaçait le pouvoir du Stathouder, le Comité de Salut public envoie aux généraux l'ordre formel de tenter le passage du Waal. Les moyens qu'exigeait une entreprise de ce genre manquaient : elle échoua ; et un moment l'on put croire que l'armée du Nord, elle aussi, allait entrer dans ses quartiers d'hiver.

C'était le désir ardent de Pichegru, qui avait repris le commandement en chef. Pourquoi ? Pour des raisons qui, si on les eût alors soupçonnées, lui auraient probablement coûté la vie. Car il agitait déjà dans son esprit le projet de rétablir la maison de Bourbon, et il en avait fait passer au prince qui fut depuis Louis XVIII l'assurance secrète. De là sa résistance aux prescriptions du Comité de Salut public, résistance qu'il fondait sur ce que son armée courait risque d'être anéantie, dans le cas où les Hollandais rompraient les digues. Un froid rigoureux ayant gelé les rivières, Pichegru se rabattit sur ce que le dégel pouvait survenir d'un instant à l'autre. Il fallut que les représentants du peuple en mission à l'armée du Nord, Roberjot, Alquier et Bellegarde, en vinssent à appuyer par la menace l'ordre de marcher en avant[98].

Ce fut le 8 nivôse (28 décembre) que les républicains passèrent la Meuse et s'emparèrent de l'île de Bommel. Ce même jour, le général Bonnaud, dont les troupes cantonnaient autour de Bréda, ayant vivement attaqué la droite des Hollandais, la brigade du général hollandais Butzlard n'eut que le temps de se jeter dans Willemstadt ; celle du général Haack fut coupée et contrainte de capituler en rase campagne[99].

Le froid continuait à être très-vif : les alliés se replièrent au delà du Leck, la double ligne du Waal et de la Ling ne leur paraissant pas un rempart suffisant. Or, dans les premiers jours de janvier 1795, le Waal se trouva gelé de manière à offrir un passage. Les républicains franchissent aussitôt ce fleuve ; et, dès ce moment, il devint manifeste qu'une bataille seule pouvait sauver la Hollande.

Les alliés étaient-ils en mesure de la livrer ? Voici à cet égard l'opinion de Jourdan : Le prince d'Orange avait son quartier général à Gorcum ; les Anglais et les Hanovriens tenaient la rive du Leck depuis Arnheim jusqu'à Vianen, et le général Alvinzi, avec vingt mille Autrichiens, celle du Rhin, depuis Emerick jusqu'à Arnheim. Les alliés auraient donc pu, par un mouvement de leurs ailes sur leur centre, rassembler soixante ou soixante-dix mille hommes sur Rhenen ou Arnheim, et courir les chances d'une affaire générale. Mais, au lieu d'opérer de la sorte, les troupes de chaque nation restèrent isolées[100].

C'est qu'un découragement profond s'était emparé des alliés. Tant de victoires, remportées, pour ainsi dire, au pas de course par ces républicains aux vêtements usés, dont la plupart manquaient de souliers et qui souvent se battirent à jeun, avaient fini par frapper l'ennemi d'une sorte d'effroi superstitieux. Nous avons devant nous une lettre adressée par Schérer à Jourdan, à la suite d'un des combats sanglants qui marquèrent le passage de la Roër, et nous y lisons : Si ton intention est de faire attaquer demain, je te prie de ne m'ordonner l'attaque qu'après la soupe ; car la moitié des divisions — et elles venaient de courir au feu avec transport — n'a pu avoir son pain aujourd'hui[101]. De quels prodiges n'étaient point capables des soldats auxquels l'enthousiasme républicain tenait ainsi lieu de tout ? Pendant cette campagne, ils s'étaient montrés invincibles, et l'Europe les crut tels. Ce qui est certain, c'est que l'ennemi se fondit en quelque sorte devant eux. Walmoden, qui commandait l'armée anglaise depuis le départ du duc d'York, ayant passé l'Yssel, et s'étant replié derrière l'Ems, tandis que, de son côté, le général Alvinzi se retirait sur Wesel, et que le prince d'Orange s'embarquait pour l'Angleterre, Pichegru n'eut qu'à pousser droit à la capitale des sept Provinces-Unies. Quelques jours s'étaient à peine écoulés depuis le passage du Waal, que l'avant-garde de l'armée entrait à Amsterdam. Ceci avait lieu le 30 nivôse (19 janvier) 1795 ; et, le lendemain, des hussards français allaient prendre sur la glace, dans le Texel, la flotte hollandaise.

La conquête terminée, il fut signé entre la République française et les Provinces-Unies un traité portant abolition du Stathoudérat, alliance offensive et défensive contre l'Angleterre, cession de la Flandre hollandaise, de Maëstricht, de Venloo ; jouissance en commun du port de Flessingue, et, pour les deux nations, navigation libre du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, du Hondt et de leurs branches.

La coalition était vaincue : elle se déshonora. Car ce fut au moment même où ses armées reculaient de toutes parts devant la République triomphante, que les cours d'Autriche, de Russie et de Prusse accomplirent, et que le cabinet de Saint-James laissa accomplir ce grand attentat : le dernier démembrement de la Pologne.

Comme le remarque fort bien le prince de Hardenberg[102], la Révolution française, toute nationale, n'avait nul besoin de la dictature militaire pour se maintenir ; au contraire, la Pologne, où la masse de la nation était encore dans le servage, ne se pouvait soutenir que par un chef unique. Aussi l'insurrection de Pologne fut-elle sans espérance le jour où elle fut sans chef, c'est-à-dire le jour où la fortune du général russe Fersen l'emporta sur l'héroïque génie de Kosciuszko. Kosciuszko le sentait si bien lui-même, que lorsque, à la bataille de Macijowice[103], il tomba couvert de blessures, on l'entendit s'écrier : Finis Poloniæ. Il n'était que trop vrai : un mois plus tard, Suwarow prenait d'assaut Praga, faubourg de Varsovie, et, renouvelant les horreurs de la prise d'Ismaïl, faisait massacrer de sang-froid des milliers de malheureux sans distinction d'âge ni de sexe. Les suites de cet exploit furent dignes de la barbarie qui le caractérisa. Les cours de Pétersbourg et de Berlin partagèrent avec celle de Vienne ce qui restait de la proie sanglante dont déjà en 1793 elles s'étaient approprié les lambeaux. Stanislas-Auguste fut envoyé en Lithuanie, avec une pension de l'impératrice de Russie, tandis que le prince Repnin, nommé gouverneur du pays usurpé, y déployait l'arrogance d'un maître ; et Kosciuszko fut transporté à Saint-Pétersbourg, où on lui fit expier dans un donjon le crime d'avoir combattu pour son pays, pour la justice, et contre une politique de brigands. Puis, afin que rien ne manquât à l'infamie de cette spoliation, l'impératrice de Russie, qui, lors du premier partage, s'était qualifiée, dans un manifeste, de tendre mère, uniquement occupée du bonheur de ses enfants[104], l'impératrice de Russie, cette fois, n'eut pas honte d'ordonner aux Polonais de rendre, en chaque église, des actions de grâce à Dieu ! Cette tendre mère décida, de plus, qu'en confirmation du serment de fidélité qu'elle imposait à ses nouveaux sujets, ils seraient tenus de baiser le crucifix[105].

De pareils traits nous ont paru fournir un contraste qui complète bien le tableau de la campagne de 1794, campagne si étonnante et si belle, qu'elle arracha un cri d'admiration aux détracteurs les plus passionnés de la République. Qu'un peuple entouré de tant d'obstacles, pressé par tant d'ennemis, eût trouvé en lui la force d'accomplir des choses qui, mettant en défaut toutes les règles de la probabilité, déjouant tous les calculs de l'humaine sagesse et démentant l'expérience des siècles, s'étaient à peine arrêtées aux limites de l'impossible, voilà sur quoi l'Europe ne put s'empêcher de méditer avec stupeur[106] !...

 

 

 



[1] Mémoires de René Levasseur, t. IV, chap. III.

[2] Mémoires de René Levasseur, t. IV, chap. III.

[3] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan, t. II, chap. Ier.

[4] Montgaillard, t. IV, p. 288 et 289.

[5] The power of the Marseillaise is well known. It is a fact that while the French soldiers were sometimes without shoes, the army was always furnished with the best bands of music in Europe. Annual Register, vol. XXXVI, p. 52.

[6] Annual Register, vol. XXXVI, p. 66.

[7] Annual Register, vol. XXXVI, p. 66.

[8] Annual Register, p. 67. Jomini, dans son histoire, beaucoup trop vantée, des Guerres de la Révolution, n'a garde de mentionner ceci. Animé contre le génie civil de la Révolution, de la haine qui perce à chaque page des livres militaires écrits sur cette époque, il ne parle, au sujet des mêmes événements, que de la sévérité féroce des représentants, digne du régime de terreur qui pesait alors sur la France. Voyez son livre, t. VI, liv. VII, chap. XLI.

[9] Annual Register, vol. XXXVI, p. 68.

[10] Annual Register, vol. XXXVI, p. 68.

[11] Montgaillard, t. IV. p. 295.

[12] Jomini, Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 164.

[13] Jomini, Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 125.

[14] Jomini, Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 124.

[15] Jomini, Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, ch. XLI p. 130-131.

[16] Jomini, Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, ch. XLI p. 137.

[17] Annual Register, vol. XXXVI, p. 65.

[18] Annual Register, vol. XXXVI, p. 65.

[19] Annual Register, vol. XXXVI, p. 65.

[20] Jomini, t. VI, liv. VII, ch. XLI, p. 139.

[21] Jomini, t. VI, liv. VII, ch. XLI, p. 139.

[22] Montgaillard, t. IV, p. 298.

[23] Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 139.

[24] Sa peine fut ensuite commuée en une détention perpétuelle. Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 139.

[25] Histoire des Guerres de la Révolution, t. VI, liv. VII, chap. XLI, p. 141, 142.

[26] Annual Register, vol. XXXVI, p. 69.

[27] Annual Register, vol. XXXVI, p. 73-74.

[28] Annual Register, vol. XXXVI, p. 75.

[29] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[30] Dans le manuscrit sous nos yeux, Jourdan critique cet ordre qui, à ce qu'il assure, arrêta un mouvement de nature à entraîner la perte des alliés.

[31] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[32] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[33] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[34] Lettre du représentant Gillet au Comité de Salut public, en date du 23 messidor (11 juillet) 1794.

[35] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[36] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[37] Lettre de Gillet au Comité de salut public.

[38] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[39] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[40] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[41] Manuscrit inédit du maréchal Jourdan.

[42] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 69-71.

[43] Voyez le rapport présenté par Carnot au nom du Comité de Salut public, dans la séance de la Convention du 1er vendémiaire (22 septembre) 1794.

[44] Rapport de Carnot au Comité de Salut public.

[45] Rapport de Carnot au Comité de Salut public.

[46] Rapport de Carnot au Comité de Salut public.

[47] Rapport de Barère dans la séance du 16 messidor (4 juillet). Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 326.

[48] Arrêté des représentants du peuple près l'armée de Sambre-et-Meuse, en date du 19 messidor (7 juillet). — Parmi les pièces justificatives à la suite du manuscrit du maréchal Jourdan.

[49] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[50] Voyez le rapport de Carnot, en date du 1er vendémiaire (22 septembre) 1794.

[51] Rapport de Carnot. — Manuscrit du maréchal Jourdan.

[52] Rapport de Carnot. — Manuscrit du maréchal Jourdan.

[53] Ce fait, affirmé dans le rapport de Carnot, ne figure pas dans le récit de Jourdan.

[54] Voyez la note précédente.

[55] Carnot, dans son rapport, passe sous silence cet important détail, qui est affirmé dans le manuscrit du maréchal Jourdan.

[56] Rapport de Carnot sus-mentionné.

[57] Rapport de Carnot.

[58] Rapport de Carnot.

[59] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[60] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[61] Rapport de Carnot.

[62] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[63] Voyez le tome XXXIII de l'Histoire parlementaire, p. 310. — Ce qui n'empêche pas les historiens militaires, tels que le girondin Servan et l'auteur du manuscrit qui est sous nos yeux, de rapporter tout l'honneur de la décision dont il s'agit au général Moreau, et cela sans même nommer Choudieu !

[64] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 61.

[65] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[66] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[67] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[68] Jomini, t. VI, liv. VII, chap. XXXII.

[69] Voyez le tableau annexé au 2e volume du manuscrit du maréchal Jourdan.

[70] Correspondant au 2e sans-culottide.

[71] Manuscrit du maréchal Jourdan. — On lit dans le compte rendu de ce brillant fait d'armes par l'Annual Register, t. XXXVI, p. 48 : Two expert engineers had been sent up by the French in an air balloon From this machine, they perceived whatever was transacting in the Austrian camp, and gave continual notice of what they saw by notes which they threw down among their own people. Il n'est pas dit un mot de cette anecdote du ballon dans le récit de Jourdan. Peut-être les rédacteurs de l'Annual Register sont-ils tombés dans une confusion qui leur aura fait rapporter au combat de l'Aivaille ce qui n'est vrai que de la bataille de Fleurus.

[72] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[73] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[74] Rapport du général Kléber sur la journée du 11 vendémiaire (2 octobre).

[75] Rapport du général Kléber sur la journée du 11 vendémiaire (2 octobre).

[76] Annual Register, vol. XXXVI, p. 54.

[77] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[78] The people experienced so much good behavior on their part, that few of them left the city, as they found their persons and possessions in no danger of being molested. Annual Register, vol. XXXVI, p. 54.

[79] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[80] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[81] Annual Register, vol. XXXVI, p. 60.

[82] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[83] Annual Register, vol. XXXVI, p. 61.

[84] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 83-84.

[85] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 97.

[86] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 31-32.

[87] 27 et 28 vendémiaire (18 et 19 octobre).

[88] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[89] Selon Jomini, t. VI, livre VII, chap. XLII, l'armée, cantonnée entre le Waal et le Leck, était de cinquante mille hommes.

[90] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[91] Annual Register, vol. XXXVI, p. 58.

[92] Jomini, t. VI, liv. VII, chap. XLII, p. 171.

[93] Manuscrit du maréchal Jourdan. — Jomini, t. VI, liv. VII, chap. XLII, p. 177. — Annual Register, vol. XXXVI, p. 57.

[94] Manuscrit du maréchal Jourdan

[95] Manuscrit du maréchal Jourdan

[96] Annual Register, vol. XXXVI, p. 57.

[97] Jomini, t. VI, p. 179-181.

[98] Montgaillard écrit à ce sujet, t. IV, p. 307 : Nous garantissons le fait, Roberjot ayant donné, dans le temps, communication du rapport fait au Comité de Salut public par les trois représentants du peuple, rapport officiel qui existait aux archives secrètes du gouvernement, à l'époque de la Restauration.

Dans les Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, Charles Nodier, qui avait été lié avec Pichegru, s'est étudié à le laver du crime de trahison, tout en avouant qu'il était royaliste. Mais cette défense de Pichegru par Charles Nodier est beaucoup plus éloquente que concluante. Nous aurons à revenir sur ce point historique. En attendant, ce que nous pouvons dire, c'est que, dans le manuscrit qui est sous nos yeux, Jourdan ne met point en doute les rapports secrets de Pichegru avec les émigrés.

[99] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[100] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[101] Lettre écrite par le général Schérer au général en chef Jourdan. Gretznitch, 2 octobre 1794.

[102] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t, III, p. 98.

[103] Gagnée par Fersen le 4 octobre 1794.

[104] Voyez Annual Register, vol. XXXVII, p. 33.

[105] Thus sporting equally with things human and divine, dit avec raison l'Annual Register, vol. XXXVII, p. 31.

[106] On n'a qu'à lire, pour s'en convaincre, les Mémoires du prince de Hardenberg. L'impression d'étonnement et d'admiration produite en Angleterre par la campagne de 1794 n'est pas moins vivement accusée dans les pages de l'Annual Register.