Débat sur l'appel au peuple. — Lutte oratoire entre Robespierre et Vergniaud. — Opinion de Marat sur l'appel au peuple. — Barrère fait pencher la balance du côté de la Montagne. — Les Girondins accusés d'avoir correspondu avec le roi. — L'accusation avorte. — Intérieur de la Convention. — Violentes attaques contre Robespierre. — L'existence des sections mise en péril. — Troubles religieux dans Paris.Louis XVI était occupé à lire Tacite quand, pour la première fois, Malesherbes parut au Temple. Il quitta aussitôt le volume ouvert devant lui sur une petite table, et courant tout ému au-devant du vénérable vieillard dont les yeux étaient baignés de larmes, il le serra tendrement dans ses bras. Votre sacrifice, lui dit-il, est d'autant plus généreux, que vous exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne[1]. Bien que ces paroles semblassent témoigner d'un découragement profond, Louis XVI mit une remarquable ardeur à préparer sa défense. Depuis le 14 décembre jusqu'au 26, il eut des conférences régulières avec ses conseils, qui venaient au Temple à cinq heures et se retiraient à neuf. Tous les matins, Malesherbes apportait, soit les papiers-nouvelles, soit les opinions imprimées des députés, relatives au procès ; et jamais le roi ne se couchait sans avoir lu ces différentes pièces, qu'il avait soin de brûler ensuite lui-même dans le poêle de son cabinet pour ne pas compromettre ses défenseurs[2]. Le 17, Malesherbes et Tronchet écrivirent à la Convention : Nous avons appris avec douleur que l'Assemblée a fixé à un terme très-prochain (le 26) le jour où Louis et son conseil paraîtront à la barre. Il est impossible à deux hommes, l'un plus que sexagénaire, l'autre plus que septuagénaire, de préparer une défense contre une accusation divisée en plus de quarante chefs, au soutien de laquelle on présente cent cinquante-huit cotes. Nous avons le plus grand besoin d'être secourus par le travail d'un troisième conseil, et celui que nous avons à défendre a choisi M. Desèze, homme de loi. La Convention admit sur-le-champ cette demande[3], et Desèze, jeune avocat de Bordeaux, fut chargé du plaidoyer, On lit dans le journal de Malesherbes que ce plaidoyer, tel que Desèze le rédigea d'abord, se terminait par une péroraison si pathétique qu'elle fit fondre en larmes ses deux collègues quand il la leur communiqua. Mais Louis XVI désira qu'elle fût supprimée : Je ne veux pas les attendrir, dit-il[4]. Malesherbes raconte aussi que son maître lui exprimant un jour son regret de ne pouvoir récompenser le zèle de Tronchet et de Desèze, il lui dit : Sire, leur conscience et la postérité se chargeront de leur récompense ; mais vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera. — Laquelle ? — Embrassez-les, sire. Louis XVI les embrassa en effet le lendemain, et ils se prirent à pleurer[5]. Quelque active que fût la surveillance des municipaux ; elle ne l'était pas au point d'empêcher le roi de communiquer mystérieusement avec sa famille. C'est Cléry qui nous l'apprend : Turgy me prévint que Madame Élisabeth, en lui rendant sa serviette après le dîner, y avait glissé un petit billet écrit avec des piqûres d'épingle... Je remis une lettre du roi à Turgy, qui me rapporta la réponse dans un peloton de fil qu'il jeta sous mon lit en passant près de la porte de ma chambre... La bougie que me donnaient les commissaires était en paquets ficelés... Je faisais passer une partie de cette ficelle à Madame Élisabeth, qui était logée au-dessus de moi et dont la fenêtre répondait perpendiculairement à celle d'un petit corridor communiquant à ma chambre. La princesse pouvait pendant la nuit attacher ses lettres à la ficelle et les laisser glisser jusqu'à la fenêtre qui était au-dessous de la sienne, un abat-jour en forme de hotte ne permettant pas de craindre que les lettres tombassent dans le jardin[6]. Le 19 décembre, le déjeuner ayant été apporté, Louis XVI dit : Je ne déjeune pas aujourd'hui ; ce sont les Quatre-Temps. Ce jour-là, Dorat-Cubières, de service à la tour, lui avait vu prendre, au sortir du lit, un livre qu'il s'était mis à lire d'un air pénétré. Tout à coup, allant aux commissaires : Avez-vous un couteau à me prêter, leur demanda-t-il, pour couper ces feuillets ? Dorat-Cubières s'approcha : le livre était un bréviaire. Ces circonstances, lorsqu'on en rendit compte à la Commune, y ayant excité des murmures, peut-être parce qu'elles parurent puériles, le rapporteur s'excusa de les avoir consignées dans son travail. Il faut que vous sachiez que Louis est dévot ; ce n'est pas une bonne qualité pour un roi. Charles IX et Henri III étaient aussi dévots, et c'étaient des monstres[7]. Le même jour, 19, le roi dit à Cléry, en présence de quelques officiers municipaux : Il y a quatorze ans que vous avez été plus matinal qu'aujourd'hui. Cléry comprit que Louis XVI pensait à sa fille. C'est son jour de naissance, ajouta d'une voix attendrie le prince captif, et être privé de la voir !... Il y eut un moment de silence[8]. Le 22, statuant sur une demande du prisonnier, que fatiguait la longueur de sa barbe et qui montrait de la répugnance à se laisser raser, la Commune arrêta qu'on lui confierait des rasoirs, à condition qu'il ne s'en servirait que sous les yeux de deux officiers municipaux[9]. Il se plaignait d'une fluxion et avait témoigné le désir de consulter un dentiste ; ce désir fut satisfait ; et c'est faussement que certains écrivains royalistes[10] accusent la Commune d'avoir refusé à Marie-Antoinette, à sa fille, à sa belle-sœur, jusqu'à des ciseaux pour se couper les ongles[11]. Louis XVI termina, le 25 décembre, un travail cher à son cœur et auquel il travaillait assidûment depuis trois jours. C'était son testament. Dans un style simple, noble, empreint d'humilité chrétienne et qui était comme l'écho plaintif d'une âme douce, celui qu'avait environné une cour brillante, et qui maintenant, selon ses propres expressions, n'avait plus que Dieu pour témoin de ses pensées, recommandait au ciel sa femme, ses enfants et sa sœur ; il pardonnait à ses ennemis, sollicitait le pardon de ceux qu'il pouvait avoir offensés, bénissait ses serviteurs fidèles, et léguait l'oubli des injures à son fils... s'il avait le malheur de devenir roi ![12] Jusqu'alors, la résignation du monarque déchu avait été mêlée de quelque trouble. Son testament fait, il parut plus tranquille, et le témoigna en ces termes à Malesherbes : J'ai arrangé mes petites affaires : à présent, ils peuvent faire de moi ce qu'ils voudront. C'était le lendemain de la fête de Noël, 26 décembre, que Louis XVI devait être traduit pour la seconde fois à la barre de la Convention nationale : quand le maire, le procureur de la Commune, les commissaires de service et le commandant général vinrent l'avertir que l'Assemblée l'attendait, son visage exprima le sentiment de l'impatience satisfaite, et il descendit sur-le-champ. Il était alors neuf heures et demie[13]. Son calme, durant le trajet, fut si grand et si soutenu, qu'il frappa d'étonnement ceux qui avaient mission de l'accompagner[14]. Pendant que la voiture roulait entre deux longues lignes d'hommes armés, tous immobiles, tous silencieux et sombres, l'ex-monarque s'entretenait familièrement avec l'un de ses conseils, assis à côté de lui, parlant littérature, histoire, et comparant le style de Tite Live à celui de Tacite. Quelqu'un ayant dit de Sénèque que ses richesses contrastaient fort avec sa prétendue philosophie, et qu'il était impardonnable d'avoir cherché à pallier en plein sénat les crimes de Néron, Louis XVI demeura muet, impassible[15]. Comme il pleuvait beaucoup, et que le vent soufflait avec violence, il demanda qu'on fermât les portières ; mais c'est ce qu'on n'osa faire, de crainte d'irriter les spectateurs[16]. Lorsqu'il parut à la barre de l'Assemblée, Defermon, qui présidait, prit la parole et dit : Louis, la Convention a décrété que vous seriez entendu aujourd'hui[17]. Desèze alors commença sa plaidoirie. Louis n'était plus qu'un homme, et un homme accusé, il n'exerçait plus de prestige, il ne pouvait plus ni inspirer la crainte ni éveiller l'espérance ; on lui devait donc quelque chose de mieux que la justice : ce fut par cet appel aux sentiments généreux de l'Assemblée que Desèze débuta. Passant ensuite à la discussion de l'inviolabilité, considérée comme principe, il essaya d'établir que, si les peuples avaient admis ce principe, c'était pour eux-mêmes, et non pour les rois, l'inviolabilité étant le meilleur moyen de protéger contre l'essor désordonné des ambitions la première place de l'État, c'est-à-dire la plus enviée, celle autour de laquelle se pourraient former, sans cela, les plus dangereuses tempêtes. L'inviolabilité monarchique reposait sur une fiction, sans doute ; mais pourquoi la déclarer contraire à la nature des choses, dès qu'elle était favorable à l'ordre des sociétés ? Desèze n'admettait donc pas qu'en stipulant l'inviolabilité, la Constitution eût consacré un privilège monstrueux ; et il réclamait en faveur de son client, qui n'avait plus d'auguste que l'excès de son malheur, le bénéfice d'une stipulation solennellement consentie. Que portait le pacte constitutionnel ? que la personne du roi était inviolable et sacrée ; mais que s'il refusait de prêter serment, ou le rétractait après l'avoir prêté, il serait censé avoir abdiqué la royauté ; qu'il en irait de même dans le cas où il se mettrait à la tête d'une armée et en dirigerait les forces contre la nation. Ainsi, faisait observer le défenseur de Louis XVI, le seul châtiment que le pacte constitutionnel eût suspendu sur la tête du roi, même dans l'hypothèse du plus noir des crimes, c'était l'abdication de fait, après quoi, aux termes du contrat national, le monarque ne pouvait être accusé et jugé que pour les actes postérieurs à son abdication. Que si l'on s'obstinait à dépouiller Louis de son inviolabilité de roi, au moins fallait-il lui laisser ses droits de citoyen ! Or, où étaient les garanties dont la loi accorde à tous l'indispensable sauvegarde ? Si Louis devait courber sous le niveau son front désormais sans couronne, que ne lui assurait-on, à lui aussi, le bienfait de ces formes conservatrices que peuvent réclamer, au dernier échelon de la hiérarchie sociale, l'innocence en péril ou le crime en discussion : deux jurys, l'un qui accuse, l'autre qui juge ; la faculté de récusation, la majorité des deux tiers, le vote secret ? Quoi ! du même coup, on enlevait à Louis, et ses prérogatives de roi, afin de le mieux frapper, et ses droits de simple citoyen, de peur d'avoir à l'absoudre. Je cherche, s'écriait ici Desèze avec beaucoup d'amertume et de courage, je cherche parmi vous des juges, et je ne vois que des accusateurs. Contre Louis XVI, quelques-uns avaient invoqué l'unique droit de l'insurrection ! Ah ! malheur aux sociétés assez folles pour bâtir sur ce sable mouvant l'édifice de leur avenir ! et bien imprudent le peuple qui abandonne ses destinées aux caprices de ses propres colères ! D'autres avaient proclamé la royauté un crime, par cela seul qu'elle était la royauté ! Mais alors la Constitution qu'on avait fait jurer à Louis XVI n'était donc qu'un piège affreux qui lui avait été tendu ! Mais alors la nation, lorsqu'elle lui avait dit : Je t'offre la couronne, s'était dit à elle-même : Je le punirai de l'avoir reçue ! Abordant avec hardiesse les faits dont on avait présenté la redoutable série, Desèze les divisait en deux classes : — faits antérieurs à la Constitution ; et ceux-là, il les déclarait couverts par l'acceptation du pacte ; — faits postérieurs à la Constitution ; et ceux-là il les déclarait couverts par l'inviolabilité dont ce même pacte avait formellement consacré le principe. Rien de plus habile. Malheureusement pour lui, en voulant épuiser les moyens de justification, en prétendant prouver l'innocence de Louis XVI, à propos de chaque imputation, le défenseur risquait de s'égarer dans un labyrinthe sans issue. C'est ce qui lui arriva. Il est bien vrai que les rédacteurs de l'acte énonciatif se trouvaient y avoir mêlé à certains points capitaux dont la preuve était acquise plusieurs chefs d'accusation qui n'étaient ni démontrés péremptoirement ni même déterminés d'une manière précise : Marat en avait fait la remarque, il s'en était plaint, et avait pressenti avec beaucoup de sagacité le parti que la défense pourrait tirer de cette maladroite confusion[18]. Mais que de l'ensemble résultât la certitude d'un complot permanent contre la Révolution et l'idée nouvelle, complot servi par les actes personnels de Louis XVI aussi bien que par ceux dont ses ministres étaient légalement responsables, voilà ce qui ne pouvait être nié sans insulte à la conscience publique. Où Desèze fut mieux inspiré, ce fut lorsque, s'élevant au-dessus des chicanes du palais, et ramenant les esprits au point de départ de ce règne si tragique, il dit pour terminer : Louis était monté sur le trône à vingt ans, et à vingt ans il donna sur le trône l'exemple des mœurs ; il n'y porta aucune faiblesse coupable ni aucune passion corruptrice ; il fut économe, juste, sévère ; il s'y montra toujours l'ami constant du peuple. Le peuple désirait la destruction d'un impôt désastreux qui pesait sur lui, il le détruisit. Le peuple demandait l'abolition de la servitude, il commença par l'abolir lui-même dans ses domaines. Le peuple sollicitait des réformes dans la législation criminelle pour l'adoucissement du sort des accusés, il fit ces réformes. Le peuple voulait que des milliers de Français, privés jusqu'alors de leurs droits, les acquissent ou les recouvrassent, il les en fit jouir par ses lois. Le peuple voulut la liberté, il la lui donna. Il vint même au-devant de lui par ses sacrifices ; et cependant c'est au nom de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui... Citoyens, je n'achève pas... Je m'arrête devant l'histoire. Songez qu'elle jugera votre jugement, et que le sien sera celui des siècles ![19] Louis XVI prit la parole immédiatement après son défenseur, et lut le discours suivant : On vient de vous exposer mes moyens de défense ; je ne les renouvellerai point. En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien, et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité. Je n'ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement ; mais mon cœur est déchiré de trouver dans l'acte d'accusation l'imputation d'avoir voulu faire répandre le sang du peuple, et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués ! J'avoue que les preuves multipliées que j'avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple et la manière dont je m'étais conduit me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m'exposer pour épargner son sang et éloigner à jamais de moi une pareille imputation[20]. Ce discours toucha faiblement la Convention. Indisposée déjà par quelques mots imprudents de Desèze, et notamment par cette phrase, qu'on dut retrancher du manuscrit : Louis donna la liberté au peuple, elle s'offensa de l'assurance avec laquelle Louis XVI se proclamait absous à son propre tribunal ; dans ces paroles : Mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité, elle retrouva le défaut de franchise qui avait fait renier à Louis son écriture ; et quand il témoigna de son horreur à la seule idée de répandre le sang du peuple, les esprits se reportèrent naturellement à la lettre qu'il écrivait à Bouillé, le lendemain du massacre de Nancy, pour lui exprimer son extrême satisfaction de cette affaire affligeante mais nécessaire. Une circonstance imprévue contribua à affaiblir l'effet de la défense. On se rappelle que, dans son interrogatoire, Louis XVI avait affirmé n'avoir aucune connaissance de l'armoire de fer. Or, depuis, on avait découvert aux Tuileries, dans l'appartement de son valet de chambre Thierry, un trousseau de clefs dont une ouvrait l'armoire de fer, avec cette note de la main de Thierry lui-même : Clefs que le roi m'a remises aux Feuillants, le 12 août 1792. Interrogé sur ce point par le président, Louis XVI affecta d'ignorer ce que signifiait la note en question ; et comme on lui présentait les clefs, il répondit : Depuis le temps, je ne puis les reconnaître. Je me souviens d'en avoir vu plusieurs[21]. Le président n'insista pas davantage. Vous pouvez vous retirer, dit-il. Louis XVI et ses trois défenseurs passèrent alors dans une pièce voisine. Là, prenant entre ses bras M. Desèze, le roi le tint étroitement embrassé ; après quoi, il chauffa pour lui une chemise et lui rendit tous les soins d'un ami[22]. Son attitude, pendant qu'on le ramenait au Temple, fut moins d'une nature forte et fière que d'une âme sans fiel. Il parla de mille choses diverses : de Puffendorf, du mesmérisme, des hôpitaux, de la dépense de ces établissements, de la nécessité d'en créer dans chaque section, de son goût pour les voyages ; il désira savoir de quel pays était Chaumette, et lui adressa sur sa famille toutes sortes de questions empreintes de bonhomie. Remarquant que la tabatière du maire de Paris était ornée d'un portrait, il la lui prit des mains : Est-ce là le portrait de votre femme ? — Oui. — Je vous en fais mon compliment ; elle est jolie. A un des commissaires, qui avait son chapeau sur la tête, il dit en plaisantant, et avec une secrète intention de reproche peut-être : La dernière fois que vous êtes venu, vous aviez oublié votre chapeau, vous avez été plus soigneux aujourd'hui. Il sentait si peu la gravité de sa situation, ou il en vint à la perdre si complètement de vue, qu'il parla aussi de ses projets d'avenir, et notamment de l'intention où il était de faire en deux années le tour de France[23]. Cinq heures sonnaient lorsque Louis XVI rentra au Temple. Il avait montré le plus grand calme, sa con- science de roi et de dévot ne lui reprochant rien, pas même d'avoir, pour sa défense, trahi la vérité à la face de tout un peuple. Pendant ce temps, un effroyable orage éclatait dans l'Assemblée. Duhem et Bazire avaient demandé qu'on jugeât Louis XVI sans désemparer : l'intrépide Lanjuinais déclara que, même contre le plus abominable des tyrans, les formes ne devaient pas être violées ; il dénonça comme un sentiment féroce cette grande impatience de frapper ; il contesta la qualité de juges à des législateurs ; il adjura la Convention de décréter, non qu'elle jugerait Louis XVI, mais que, par mesure de sûreté générale, elle prononcerait sur son sort. Les conspirateurs du 10 août, avait-il dit dans l'élan d'une improvisation passionnée : à ces mots, explosion de fureurs sur les bancs de la Montagne. Lui, la main étendue vers l'image de Brutus, qui décorait la salle : Voilà un de ces illustres et saints conspirateurs. Il se fit aussitôt un profond silence[24]. Des écrivains royalistes[25] racontent que Lanjuinais ayant quitté la tribune, on entendit sortir de la bouche de Legendre ces paroles atroces : Qu'on dépèce le tyran en quatre-vingt-trois morceaux pour envoyer à chaque département. Pas de rapport officiel qui justifie cette imputation. Ce qui est vrai, c'est que Legendre fut un de ceux qui, dans cette séance, se signalèrent par de déplorables emportements. Les passions étaient à ce point excitées que la majorité ayant paru se lever pour l'ajournement du procès de Louis XVI, on vit une soixantaine de membres de la gauche, parmi lesquels Duhem, Thuriot, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, s'élancer tumultueusement au milieu de la salle, et d'un air de menace courir vers le président, accusé par eux d'avoir brusqué la délibération d'une manière déloyale. Julien s'écria : J'habite les hauteurs qu'on désigne insolemment sous le nom de la Montagne, mais je les habite sans insolence. Ce passage, qu'on attaque, deviendra celui des Thermopyles. Et la Montagne de se lever presque tout entière, en poussant ce cri ; Oui, oui, nous y mourrons ! Robespierre contemplait en silence et d'une âme profondément attristée ces scènes de violence[26]. Couthon, son ami, parvint à calmer un moment les esprits par de sages paroles, et proposa le décret suivant, qu'il fit adopter à l'unanimité : La Convention décrète que la discussion est ouverte sur le jugement de Louis Capet, et qu'elle sera continuée, toute affaire cessante, jusqu'à la prononciation de son jugement[27]. Tout semblait ainsi terminé. Mais Lanjuinais, en dépit de ce décret, revenant sur sa rédaction avec l'obstination et la roideur d'un janséniste, Salles l'appuyant, et Pétion demandant qu'on ne préjugeât point cette seconde opinion, quoiqu'il se déclarât, lui, de la première, le tumulte recommence. Quoi ! Pétion prenait la parole après la clôture de la discussion, formellement votée ? Et il insistait ! Et il prenait dictatorialement possession de la tribune ! Parbleu ! lui crie un membre de la gauche en l'apostrophant, vous n'introduirez pas ici un privilège. Ce membre, c'est Marat. D'autres se répandaient en exclamations amères et ironiques : Ah ! ah ! le roi Pétion ! Un vote qui confirmait la proposition de Couthon, avec la réserve demandée par l'ancien maire de Paris mit enfin un terme au scandale[28]. Ce jour-là, répondant à ceux qui disputaient aux représentants du peuple le droit de juger Louis XVI, parce que le peuple, suivant eux, était partie intéressée, Amar avait dit : Et où faudra-t-il donc en appeler ? Aux planètes sans doute[29] ; le lendemain, 27 décembre, Saint-Just alla plus loin. Comme Lanjuinais, il protesta contre la transformation de l'Assemblée en tribunal judiciaire, mais dans un tout autre sens, et pour des motifs tout autres. S'il ne voulait pas, lui, qu'on jugeât Louis XVI, c'est qu'il ne pouvait concevoir qu'on hésitât à le frapper. Traiter en justiciable un ennemi ! Voilà ce que sa sauvage logique proclamait insensé, inique, intolérable. Dans son style, tranchant et froid comme l'acier, il leur disait : Entendez-vous donc garder votre rigueur pour les peuples, votre sensibilité pour les rois ? — La faiblesse ne nous est plus permise. — Vous, ses juges ? vous avez laissé changer l'état de la question : Louis est accusateur, et le peuple accusé. La révolution ne commence que quand le tyran finit. Se plaignant du silence de tant de gens qui avaient conscience de la vérité, mais la renfermaient lâchement en eux-mêmes, il ajoutait : La vérité brûle dans tous les cœurs comme une lampe dans un tombeau[30]. Cependant, les Girondins étaient secrètement animés du désir d'arracher Louis XVI à la mort. Un sentiment de compassion généreuse les y poussait ; la crainte de jeter leur popularité aux vents les retenait : à quelle manœuvre recourir ? ils imaginèrent de s'en remettre au peuple du soin de déterminer la peine. Pour préparer les esprits à cet appel, Roland fit distribuer, sur papier superbe, écrit Marat, les deux questions que voici : N'est-il pas incontestable que le peuple comme souverain a le droit de faire grâce à Louis Capet ? — Et comment pourra-t-il exercer ce droit, s'il n'est pas consulté ?[31] Marat prouva fort bien qu'il n'était pas de criminel qui ne pût réclamer le bénéfice d'un semblable raisonnement ; et prompt à lancer au monarque déchu l'injure du plus dégradant des parallèles, il invita le premier voleur de mouchoirs venu à invoquer à son tour, ne fût-ce que pour gagner du temps, l'intervention de la souveraineté du peuple[32] ! D'autres firent remarquer combien était tardif ce respect religieux des Girondins pour le suffrage universel. Car enfin, que ne s'étaient-ils avisés de tomber respectueusement à genoux devant les urnes, quand il avait été question de décréter la déchéance du roi, ou de proclamer la République, ou d'envoyer Louis XVI au Temple ? Se réserver à soi-même le droit d'affirmer le crime, et n'abandonner au peuple souverain que le droit d'appliquer le châtiment, c'était tomber dans une contradiction par où ne se révélaient que trop les incertitudes de la Gironde et le trouble de ses pensées. Ce fut Salles qui, le premier, dans la séance du 27, posa la question de l'appel au peuple. Il fit observer à la Convention qu'elle ne pouvait reconnaître sa propre compétence, sans affronter une alternative redoutable. Absoudrait-elle Louis XVI ? Quelle source de discordes ! Quelle carrière ouverte aux commentaires des âmes soupçonneuses, aux reproches des esprits ardents ! Quel prétexte fourni aux fauteurs de révoltes populaires ! Et dans le seul fait de l'impunité, quel scandale ! La Convention condamnerait-elle Louis XVI ? Il fallait alors s'attendre à voir sa mémoire honorée comme celle d'un martyr, ses prétentions léguées à des princes plus dangereux que lui, et la haine due au crime tôt ou tard remplacée dans les cœurs par la pitié qui se marierait au souvenir du supplice. Le plus sûr était donc de renvoyer au peuple le choix entre les deux peines suivantes : la mort, ou l'exil à la paix générale[33]. A ces considérations, Salles en ajouta une qui mérite
d'être pesée : N'est-ce pas une chose bien
surprenante, dit-il, que le silence des rois
dans des circonstances si graves ? Croirons-nous, parce qu'ils se taisent,
qu'ils sont indifférents sur le sort d'un de leurs semblables ? Non, ils ont
des vues plus profondes. Ce n'est pas Louis qu'ils veulent sauver, c'est la
royauté. Le supplice de Louis est nécessaire à leur système. Ils veulent sa
mort ![34] Rien d'aussi frappant n'avait encore été dit contre l'application de la peine capitale à Louis XVI. Et ce qui prouvait bien la justesse de cette observation, digne du pénétrant génie de Machiavel, c'était le mot que Cazalès avait prononcé dans l'Assemblée constituante : Le roi n'est pas ce qui importe ici. De leur côté, quel langage les émigrés tenaient-ils publiquement à Coblentz ? Sauvons la royauté, aux dépens même du roi[35]. Le prince de Hardenberg avoue, dans ses Mémoires, que Louis fut faiblement réclamé par très-peu de puissances, encore neutres[36]. Il ne dissimule pas que tout se borna, en Angleterre, à quelques démonstrations vaines ; et que si les principaux chefs de l'opposition, Fox, Sheridan, Grey, sommèrent Pitt d'intervenir, au nom de l'humanité, ils eurent moins en vue de sauver le monarque français que d'embarrasser la marche du ministère[37]. Leur démarche, au surplus, et une adresse qu'ils firent voter aux Communes pour la soutenir, furent sans effet sur l'égoïste et froide politique de Pitt, de ce Pitt qui, plus tard, en 1794, disait : Le sort des individus de la maison de Bourbon n'intéresse l'Angleterre que fort secondairement ; c'est la France révolutionnaire qu'elle combat[38]. La vérité est donc que l'infortuné Louis XVI fut abandonné si complètement par ses confrères couronnés, qu'on les put soupçonner d'avoir fait entrer dans leurs calculs contre-révolutionnaires l'impression de pitié ou d'effroi que sa mort produirait en Europe. Seul, le roi d'Espagne fit une tentative, très-directe, mais d'une timidité extrême. Le chevalier Ocaritz, son chargé d'affaires, fut chargé de signifier à la Convention, en termes aussi mesurés que possible, qu'un tel procès ne pouvait être étranger au roi son maître. Sa Majesté catholique, dit-il, ne saurait être accusée de vouloir se mêler des affaires intérieures de la France, lorsqu'elle vient faire entendre sa voix en faveur d'un parent, d'un allié, d'un prince malheureux, du chef de sa famille. Mais la Convention, en qui revivait à l'égard des rois l'orgueil indomptable et les grands airs du sénat romain, ne répondit à ces supplications que par un décret interdisant aux agents français de traiter avec toutes les têtes couronnées qui n'auraient pas, d'une manière solennelle, reconnu la République. Nous ne traiterons plus avec les rois, nous traiterons avec les peuples, dit un membre de l'Assemblée ; et la majorité poussa le dédain jusqu'à ne vouloir point permettre la lecture de la lettre de l'envoyé d'Espagne[39]. Ainsi repoussée, la cour de Madrid tenta les voies souterraines. L'unique chance qui désormais restât à Louis XVI, c'était l'appel au peuple : Ocaritz reçoit secrètement mission de pousser au vote de ce système en achetant des voix, et, à cet effet, deux millions sont mis à sa disposition. Chabot, qui était en rapport avec l'envoyé espagnol, ne tarde pas à être mis dans la confidence ; il promet son concours et celui de quatre des principaux meneurs de son parti. Mais le rusé capucin n'avait paru se prêter à l'intrigue que pour mieux la déjouer. Le plan manqua[40]. Les orateurs qui, après Salles, plaidèrent l'appel au peuple, furent Buzot et Rabaud-Saint-Étienne. Comme Salles, Buzot appelait l'intervention des assemblées primaires, mais seulement pour sanctionner le jugement, qui, selon lui, devait être prononcé par la Convention elle-même. Quant à Rabaud-Saint-Étienne, il dit, entre autres paroles remarquables : Je suis las de ma portion de despotisme ; je suis fatigué, harcelé, bourrelé de la tyrannie que j'exerce pour ma part, et je soupire après le moment où vous aurez créé un tribunal qui me fasse perdre les formes et la contenance d'un tyran[41]. Prenant la parole à son tour, Robespierre fit entendre contre l'appel au peuple, un des plus puissants discours qui soient tombés de ses lèvres. Il commença en ces termes : ... Je partage avec le plus faible d'entre nous toutes les affections particulières qui peuvent l'intéresser au sort de l'accusé. Inexorable quand il s'agit de calculer d'une manière abstraite le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les ennemis de l'humanité, j'ai senti chanceler dans mon cœur la nature républicaine en présence du coupable, humilié devant la puissance souveraine. Mais, citoyens, la dernière preuve de dévouement due à la patrie, c'est d'immoler ces premiers mouvements de la sensibilité naturelle au salut d'un grand peuple et de l'humanité opprimée. La clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. Descendant ensuite dans les profondeurs du sujet, Robespierre traça un formidable et vivant tableau des suites de l'appel au peuple, de ses inconvénients, de ses périls ; il montra toutes les sections des villes transformées en lices orageuses ; la République remise en question ; les Feuillants, les aristocrates, courant aux assemblées primaires, d'où seraient éloignés et le cultivateur enchaîné au travail des champs, et l'artisan pauvre retenu par celui de l'atelier ; les âmes simples livrées sans défense, dans les campagnes encore couvertes de ténèbres, au pouvoir des hommes d'intrigue ou au charme des paroles empoisonnées ; la faiblesse de l'assemblée centrale servant à rallier dans les assemblées de village les royalistes, revenus, après la crise révolutionnaire, de leur accablement et de leur stupeur ; la guerre ; et, aux premiers coups de canon tirés, les meilleurs citoyens courant aux frontières, pendant que la lice resterait abandonnée aux reptiles de la chicane, aux avocats bavards, à la corruption servie soit par le talent soit par l'influence des richesses ; ou bien, la France en pleine tour de Babel, discourant, discutant, disputant, lisant le code pénal, quand l'ennemi serait là ; enfin, des délais sans fin à propos d'une question brûlante, une incalculable anarchie, et, dans le trop probable antagonisme de quarante mille petits parlements rivaux... la guerre civile ! Allant au-devant de ce dilemme : — Ou le peuple veut la mort du tyran, ou il ne la veut pas. S'il la veut, quel inconvénient de recourir à lui ? S'il ne la veut pas, de quel droit l'ordonner ? Robespierre disait : Qu'entendez-vous donc par ce mot peuple ? Est-ce la majorité, sans en excepter la portion la plus nombreuse, la plus infortunée et la plus pure de la société, celle sur qui pèsent tous les crimes de l'égoïsme et de la tyrannie ?... Elle ne saurait être, cette majorité-là, dans vos assemblées politiques, quand elle est dans ses ateliers ; elle ne saurait passer son temps à juger Louis XVI, quand elle nourrit, à la sueur de son front, les robustes enfants qu'elle donne à la patrie. Et ce n'était pas seulement au point de vue du juge- ment
de Louis XVI que Robespierre combattait la thèse des Girondins ; non : bien
convaincu qu'il n'y avait pas de raison pour qu'acceptée dans un cas
particulier, cette thèse ne fût étendue à la décision de toutes les affaires
: Ne voyez-vous pas, s'écriait-il, que votre projet tend à détruire la Convention elle-même ?
Ne voyez-vous pas que les assemblées primaires une fois convoquées,
l'intrigue et le feuillantisme les détermineront à délibérer sur TOUTES LES PROPOSITIONS de nature à servir leurs vues perfides ? Or, dans cette intervention permanente, confuse, sans limites, dont on a, de nos jours, fait revivre la théorie sous le nom trompeur de gouvernement direct du peuple par lui-même, Robespierre apercevait le désordre et la mort. Demander si un tel système était profitable ou nuisible à la nation, c'était demander — il le sentait bien — si, comme nous avons eu nous-même occasion de le dire dans de plus récentes polémiques, il était profitable ou nuisible : Que toute centralisation des intérêts communs disparût ; Qu'à la place de la grande République une et indivisible, on n'eût plus que trente ou quarante mille tronçons épars de république ; Qu'en tout ce qui exigerait vigueur d'action et promptitude, la célérité du dénouement dépendît des intrigues qui travailleraient chaque section, ensuite de l'activité ou de la lenteur avec laquelle les suffrages seraient recueillis, puis de la négligence ou du zèle, de la fidélité ou de la partialité, avec lesquels ils seraient recensés et transmis au centre ; Qu'on inaugurât, en pleine guerre étrangère, la guerre civile de quelque quarante mille petits sénats ; Que, d'un bout de la France à l'autre, partout et à propos de tout, les rivalités de commune à commune fussent déchaînées ; Qu'on proclamât la déchéance intellectuelle de Paris et de ces villes pleines d'hommes qu'habitent les idées neuves ; Que la Révolution enfin fût débattue là où, par la nature des choses, les oppresseurs du peuple seraient toujours présents, quand serait absent le peuple opprimé. Beau système, d'ailleurs, que la solution des questions sociales, même de celles qui fatiguent les intelligences d'élite ou les épouvantent, mise à la merci des influences de clocher, de l'astuce parlant aux préjugés, de l'habileté sans foi agissant sur la sincérité sans lumières ! Voulait-on que le suffrage universel devînt le babélisme universel ? Voulait-on que les aspirations de la France, ses croyances nouvelles, son énergie, son génie, s'épuisassent en efforts incohérents, fussent dissipés en obscurs débats, au lieu de se concentrer sur un seul point, but de tous les regards, pour y former un étincelant foyer et rayonner sur le monde ? Voilà ce que Robespierre eut soin, sinon de développer avec autant d'étendue que nous venons de le faire, au moins d'entrevoir et d'indiquer. Si vous avez un respect si scrupuleux pour la volonté souveraine du peuple, disait-il aux Girondins, remplissez la mission qu'il vous a confiée ; c'est se jouer de la majesté du souverain que de lui renvoyer une affaire qu'il vous a chargés de terminer promptement. Si le peuple avait le temps de s'assembler pour juger des procès et résoudre des questions d'État, il ne vous eût point confié le soin de ses intérêts. La meilleure manière de lui témoigner votre fidélité, c'est de faire des lois justes, et non de lui donner la guerre civile[42]. Ainsi, sur la souveraineté du peuple, son vrai caractère, ses formes, son étendue, Robespierre effleurait en homme politique les vastes questions que, dans le Contrat social, Rousseau avait si vigoureusement agitées, et qui sont un des tourments de notre siècle pensif. Et il les aborda aussi en philosophe. Nous écrivions, il n'y a pas longtemps encore : Le droit du plus fort est un acte ; le droit des plus nombreux est une convention. Gouvernement du peuple par lui-même, dites-vous ? Prenez garde ! Vous aurez, ce qui est bien différent, le gouvernement du plus petit nombre par le plus grand nombre, et qui sait ? dans bien des cas, celui de la majorité moins un par la minorité plus deux. Et ce serait là le peuple ! Et le souverain, dont la notion est invinciblement liée à celle d'universalité, ne serait qu'un chiffre plus ou moins fort ! et ce chiffre, vous le déclareriez tout-puissant ! Le despotisme d'un nombre vous paraît-il donc moins redoutable ou plus raisonnable que le despotisme d'un coup de massue ? Dans une assemblée, formée d'hommes élus qui sont censés se valoir, ou quand il s'agit de les élire, qu'on parle de cette présomption que la minorité a tort, il le faut bien ; mais appeler au hasard tout le monde à décider souverainement de toute chose, et supposer que les plus nombreux ont raison, n'est-ce pas asservir brutalement, irrévocablement, sans espoir et sans recours, la sainte phalange des cœurs dévoués, des nobles intelligences, des mortels nés pour être les martyrs de la vérité à conquérir ou à venger, au nombre toujours plus considérable, hélas ! en nos sociétés imparfaites, de ceux qu'opprime le poids de l'ignorance, des préjugés, de la routine, de l'égoïsme. Que la majorité m'ordonne d'éteindre en moi ces deux flambeaux : l'évidence, lumière de l'esprit, et la conscience, lumière du cœur, j'en jure, je nie le droit de la majorité sous sa force qui m'écrase, et je la maudis en mourant ! Cette doctrine[43] était si bien
celle de Robespierre, que, dans sa lutte contre les Girondins, on l'entendit
s'écrier : La minorité a partout un droit éternel, celui
de proclamer la vérité ou ce qu'elle regarde comme tel. La vertu fut toujours
en minorité sur la terre. Sans cela, celle-ci serait-elle peuplée de tyrans
et d'esclaves ? Hampden et Sidney étaient de la minorité, car ils expirèrent
sur un échafaud ; les Critias, les Anitus, les César, les Clodius étaient de
la majorité. Mais Socrate était de la minorité, car il avala la ciguë ; Caton
était de la minorité, car il se déchira les entrailles. Je connais ici des
hommes qui serviront, s'il le faut, la liberté, à la manière de Sidney et de
Hampden[44]... Ô pouvoir merveilleux de la vérité à de certaines heures ! Robespierre n'eut pas plutôt, au risque de sa popularité, dit ces courageuses paroles : la vertu fut toujours en minorité sur la terre, que le peuple des tribunes éclata en applaudissements. La sensation fut immense, irrésistible. Pour rétablir le silence, le président dut se couvrir[45] ! A Robespierre, la Gironde n'avait à opposer, avec quelque chance de succès, qu'un seul homme : le 31 décembre, Vergniaud prit la parole. Il prit la parole, et jamais son éloquence n'eût été mieux servie par l'émotion de son cœur, si cette éloquence n'eût été semblable à l'esprit-de-vin, qui brûle sans éclairer. Il dit : Que le peuple, en se nommant des représentants, n'avait pas entendu se donner des despotes : comme s'il n'y avait pas de milieu entre le despotisme et le chaos ! Qu'au peuple seul il appartenait de ne pas tenir sa promesse, en dépouillant Louis XVI de l'inviolabilité promise : comme si le manque de foi était un acte légitime de la souveraineté ! Que l'anarchie autour des urnes n'était pas à craindre, parce que les agitateurs n'exerçaient qu'à Paris leur empire usurpé : comme s'il avait été question dans le discours de Robespierre des agitateurs jacobins ! Qu'on n'avait pas témoigné cette grande frayeur, quand on avait appelé les assemblées primaires à sanctionner la Constitution : comme s'il était raisonnable de comparer la rédaction de principes généralement consentis, à cette question de la mort du roi, qui pouvait troubler tant d'âmes incertaines, faire redouter tant de vengeances, mettre aux prises la colère et la pitié, répandre enfin sur toute la surface de la France l'incendie déjà si violemment allumé dans la Convention ! Rien de plus indigent qu'une pareille logique ; et malheureusement, au défaut de logique se joignit le défaut de sincérité. Vergniaud, il faut bien le dire, manqua de respect à son propre génie, en accusant son rival d'avoir présenté la majorité de la nation comme composée d'intrigants, tandis que, au contraire, l'argumentation de Robespierre portait sur le danger de voir cette majorité, qu'il déclarait honnête mais ignorante, devenir dupe de quelques intrigants habiles. Et il n'y avait pas moins de mauvaise foi à prétendre que Robespierre diffamait, calomniait l'espèce humaine, parce qu'il ne voulait pas qu'on égarât le suffrage universel hors de ses limites naturelles ; qu'on lui donnât à rendre des arrêts contradictoires ou aveugles, propres à le décrier ; qu'on en fit, en un mot, le portevoix de la guerre civile. Le peuple a besoin d'être servi, et non d'être flatté : reprocher à Robespierre d'être un contempteur du peuple, parce qu'il l'aimait assez pour ne pas se faire son courtisan, c'était trouver matière à insulte dans ce qui avait droit à l'admiration ! Où Vergniaud fut lui-même, ce fut lorsque, repoussant bien loin l'imputation de faiblesse adressée à ceux qui n'oseraient pas frapper Louis sans prendre l'avis du peuple, il s'écria : Il fallait du courage, le 10 août, pour attaquer Louis dans sa toute-puissance : en faut-il tant pour envoyer à l'échafaud Louis vaincu et désarmé ? Un Cimbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger : effrayé à l'aspect de sa victime, il s'enfuit sans oser le frapper. Si ce soldat eût été membre d'un sénat, doutez-vous qu'il eût hésité à voter la mort du tyran ? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable ?[46] Les passions de parti, quand elles sont excitées outre mesure, ramènent tout à leur objet : les Montagnards et les Girondins avaient été conduits à envisager la mort de Louis XVI au point de vue des haines qui les animaient les uns contre les autres, et, chose horrible ! en discutant le sort de ce malheureux prince, ils parurent se battre sur son cadavre ! Robespierre avait dit : On marche par la calomnie à la dissolution de l'Assemblée nationale. En faut-il d'autre preuve que cette discussion ? Quel autre objet semble-t-elle avoir maintenant que de fortifier les préventions sinistres dont la calomnie a empoisonné tous les esprits ? Est-ce contre la tyrannie de Louis XVI qu'on s'élève ? Non, c'est contre la tyrannie prétendue de quelques patriotes opprimés. Sont-ce les complots de l'aristocratie qu'on dénonce ? Non, c'est la dictature de je ne sais quels députés du peuple, qui sont là tout prêts à le remplacer. On veut conserver le tyran pour l'opposer à des patriotes sans pouvoir. Les perfides ! ils disposent de toute la puissance publique, de tous les trésors de l'État, et ils nous accusent de despotisme ! Il n'est pas un hameau de la République où ils ne nous aient diffamés ; pour multiplier leurs calomnies, ils violent le secret de la poste, au mépris de la foi publique, et c'est nous qu'ils traitent de calomniateurs ! Ils nous ravissent jusqu'au droit de suffrage, et ils nous dénoncent comme des tyrans ! Et ce sanctuaire, ils le remplissent des cris de la vengeance ![47] C'étaient là certainement des paroles pleines de colère ; mais du moins Robespierre avait eu la sagesse, en terminant son discours, de revenir sur ses pas, d'invoquer l'esprit de concorde : Unissons-nous pour sauver la patrie, et que cette délibération prenne enfin un caractère plus digne de nous et de la cause que nous défendons. Bannissons ces incidents déplorables qui la déshonorent. Ne mettons pas à nous persécuter plus de temps qu'il n'en faut pour juger Louis... La nature de nos débats agite et aigrit l'opinion publique, et cette opinion réagit douloureusement contre nous. La défiance des représentants du peuple semble croître avec les alarmes des citoyens. Un propos, le plus petit événement, que nous devrions entendre de sang-froid, nous irrite ; la malveillance exagère, on imagine, on fait naître chaque jour des anecdotes dont le but est de fortifier les préventions, et la seule expression un peu vive des sentiments du public, si facile à réprimer, devient le prétexte des mesures les plus dangereuses ! Peuple, épargne-nous au moins cette espèce de disgrâce. Garde tes applaudissements pour le jour où nous aurons fait une loi utile à l'humanité. Plutôt que de violer ces règles sévères, fuis le spectacle de nos débats. Loin de tes yeux, nous n'en combattrons pas moins ; et quand le dernier de tes défenseurs aura péri, alors venge-les, si tu veux[48]. Oui, ainsi avait parlé Robespierre, et rappelant au peuple le ruban protecteur naguère étendu par lui autour d'un palais, il l'avait adjuré de ne pas faire moins en faveur d'une prison ; il l'avait adjuré de ne point violer, par l'émeute, un dépôt qui appartenait à la justice et non pas à la fureur : Citoyens, qui que vous soyez, veillez autour du Temple[49]. A ce langage si modéré, Vergniaud ne répondit qu'en invoquant une fois encore, contre Robespierre, le vain fantôme de la dictature, et en lui jetant à la face, avec une violence inouïe, avec une injustice flagrante, le sang des victimes de septembre : N'avez-vous pas entendu, dans cette enceinte et ailleurs, des hommes crier avec fureur : Si le pain est cher, la cause en est au Temple ; si nous avons à souffrir chaque jour du spectacle de l'indigence, la cause en est au Temple. Ceux qui tiennent ce langage n'ignorent pas cependant que la cherté du pain, le défaut de circulation dans les subsistances, la mauvaise administration dans les armées, et l'indigence dont le spectacle nous afflige, tiennent à d'autres causes que celle du Temple. Quels sont donc leurs projets ? Qui garantira que ces hommes, qui s'efforcent continuellement d'avilir la Convention, et qui peut-être y auraient réussi si la majesté du peuple qui réside en elle pouvait dépendre de leurs perfidies ; que ces mêmes hommes qui proclament partout qu'une nouvelle révolution est nécessaire, qui font déclarer telle ou telle section en état d'insurrection permanente, qui disent à la Commune que lorsque la Convention a succédé à Louis, on n'a fait que changer de tyran, qu'il faut une autre journée du 10 août ; que ces mêmes hommes qui publient dans les assemblées de section et dans leurs écrits qu'il faut nommer un défenseur à la République, qu'il n'y a qu'un chef qui puisse la sauver ; qui me garantira, dis-je, que ces mêmes hommes ne crieront, après la mort de Louis, avec la plus grande violence : Si le pain est cher, la cause en est dans la Convention ; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est dans la Convention ; si la machine du gouvernement se traîne avec peine, la cause en est dans la Convention, chargée de la diriger ; si les calamités de la guerre se sont accrues par la déclaration de l'Angleterre et de l'Espagne, la cause en est dans la Convention, qui a provoqué ces déclarations par la condamnation précipitée de Louis ? Qui me garantira qu'à ces cris séditieux de la turbulence anarchique ne viendront pas se rallier l'aristocratie avide de vengeance, la misère avide de changement, et jusqu'à la pitié que des préjugés invétérés auront excitée sur la mort de Louis ? Qui me garantira que dans cette nouvelle tempête, où l'on verra ressortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous présentera pas, tout couvert de sang, et comme un libérateur, ce défenseur, ce chef que l'on dit être devenu si nécessaire ? Un chef ! Ah ! si telle était leur audace, il ne paraîtrait que pour être à l'instant percé de mille coups. Avant de dire quelle fut, sur ce point d'une importance si haute, l'opinion de Marat, il est bon de noter que la société des Jacobins venait de rendre à son égard un arrêté singulier. Reconnaissant, avec Robert et Bourdon (de l'Oise), qui les premiers avaient soulevé cette question délicate, que Marat, écrivain patriote mais exagéré, esprit sincère mais sans mesure, ne devait pas être confondu avec Robespierre, dont le patriotisme était caractérisé par tant de modération, tant de sagesse, et qu'il y avait danger en une telle confusion, si propre à égarer les départements, à leur faire peur, le club des Jacobins avait arrêté : Marat ne sera point rayé du tableau des membres de la société — Bourdon était allé jusqu'à en faire la proposition formelle ; — mais il sera adressé à toutes les sociétés de province ayant droit de fraternisation une circulaire dans laquelle on détaillera les rapports, ressemblances et dissemblances qui peuvent se trouver entre Robespierre et Marat, afin que tous ceux qui fraternisent avec les Jacobins puissent se prononcer en connaissance de cause entre ces deux défenseurs du peuple, et apprennent enfin à séparer deux noms qu'à tort ils croient devoir être éternellement unis[50]. Mais Marat ne tarda point à prouver qu'en dehors de ses violences de polémiste, il était homme à avoir des idées fort saines, témoin celles qu'il émit à propos de la question débattue entre Vergniaud et Robespierre. Prenant parti contre la thèse des Girondins : Ils disent que la souveraineté est inaliénable, écrivait-il ; qui en doute ? Mais appellent-ils donc aliénation de la souveraineté du peuple faire usage des pouvoirs qu'il a délégués, remplir une mission qu'il a donnée ? Dans un gouvernement où leurs maximes seraient admises, le concours de tous à toute chose serait indispensable ; et pour délibérer définitivement sur le don d'une épée, la création d'une charge d'huissier, la vente d'une chaumière nationale, il faudrait convoquer les assemblées primaires ! Qui ne sent que ces maximes sont destructives de tout gouvernement représentatif, et que, dans un État de quelque étendue, elles ne peuvent qu'établir la plus affreuse anarchie ? — Il est vrai que la loi doit être l'expression de la volonté générale, mais de la volonté éclairée et fondée sur les règles de l'éternelle raison ; car un décret évidemment injuste, fût-il sanctionné par la nation entière, n'est pas une loi. — Le gouvernement représentatif est la seule forme possible dans un grand État qui veut unité de gouvernement. — Quoi de plus ridicule qu'une grande nation sans cesse convoquée et assemblée pour délibérer sur les arrêtés de ses représentants, quelque mince qu'en fût l'objet ! La massue d'Hercule, mise en mouvement pour tuer une mouche, en serait une faible image. — Chaque membre de l'association politique étant appelé à statuer sur tout ce qui regarde l'association entière, chaque point de l'État en deviendrait le centre, chaque individu serait métamorphosé en législateur, chaque assemblée primaire en sénat national. Voilà donc tout père de famille, tout marchand, tout artisan, tout laboureur, tout manœuvre, forcé d'abandonner le soin de ses affaires, sa charrue, ses ateliers, son métier, pour ne plus s'occuper que de questions politiques, économiques, militaires, auxquelles il n'entend rien ! Réalisez quelques mois le système de l'appel au peuple, et bientôt la terre se couvrira de ronces, l'espèce humaine périra d'inanition, l'État ne sera plus qu'un désert. — Je suis le premier parmi les écrivains politiques de la Révolution qui ait établi le principe de la sanction des lois par le peuple ; mais j'ai restreint ce droit aux lois constitutionnelles, et je me suis bien gardé de donner dans le système exagéré et ridicule des suppôts de Louis[51]. Ainsi, cette doctrine des Girondins, reprise de nos jours sous le nom séduisant mais trompeur de gouvernement du peuple par lui-même, Marat la combattait comme Robespierre, par des raisons presque identiques, et sa conclusion était : C'est au peuple à appeler les sages dans le sénat de la nation, et c'est aux sages à régler les intérêts du peuple, à consacrer ses droits[52]. De ce débat célèbre, la plupart de nos devanciers n'ont guère fait que détacher, pour les reproduire, quelques passages brillants, quelques phrases à effet. Ceux qui songeront à la portée de la question nous pardonneront aisément d'en avoir donné la substance, et pour ainsi dire la moelle. On ne saurait trop le répéter, dans l'histoire de la Révolution française, il y a autre chose que la série de ses actes, il y a le mouvement de ses pensées ! Le renvoi aux assemblées primaires, combattu par Moreau et
Dubois-Crancé, fut soutenu vivement par Petit, Brissot, Gensonné. Dans un
long discours, où la logique de l'esprit paraissait moins que celle des
passions, ce der- nier se répandit contre Robespierre en invectives que
colorait un faux dédain : Tranquillisez-vous,
Robespierre, lui criait-il, vous ne serez pas
égorgé, et vous n'égorgerez personne[53]. A son tour,
Barrère intervint. Il y avait désormais peu d'arguments nouveaux à produire ;
mais en faisant de ceux qu'on avait déjà présentés un résumé habile et
incisif, en traçant un tableau animé des désordres, des périls
qu'entraîneraient toute hésitation pusillanime et tout délai, en s'armant
contre Louis XVI des raisons très-diverses, mais savamment groupées, que
pouvaient fournir les principes, les faits, les lois, les nécessités de la
situation, les exigences de la politique, Barrère ébranla la Gironde,
entraîna le Centre, et fit passer la victoire du côté de la Montagne[54]. La discussion dura encore trois jours ; mais, le sujet se trouvant épuisé, le débat fut clos, et la position des questions fixée au 14 janvier. Grande avait été, dans l'intervalle, l'excitation des esprits. On se rappelle qu'avant le 10 août, un peintre nommé Boze avait transmis au roi, par l'intermédiaire du valet de chambre Thierry, une lettre signée de Vergniaud, Guadet, Brissot et Gensonné. Boze en instruisit Gasparin, qui demeurait chez lui, et, le 3 janvier 1795, ce dernier dénonça les quatre Girondins à la tribune de la Convention. Les partis sont soupçonneux, ils l'étaient surtout dans ce temps-là. Boze est mandé à la barre ; on l'interroge. Il déclare qu'effectivement il s'était fait écrire par les quatre représentants désignés une lettre destinée à passer sous les yeux du roi ; que cette lettre, dont Thierry s'était chargé, avait pour objet d'obtenir de Louis XVI l'éloignement des armées ennemies, la réduction de la liste civile, le rappel des ministres patriotes ; que le roi avait lu la missive, et abandonné à Thierry le soin de notifier une réponse conçue de façon à éluder la première demande et à repousser les deux autres. Les inculpés ne nièrent rien. Mais Vergniaud demanda, sur le ton de l'indignation la plus véhémente, où était le crime ; et d'accusé devenant accusateur, l'âpre Guadet, au milieu d'une tempête de clameurs hostiles et d'injures qui se heurtaient à ses injures, s'excusa de ne pouvoir retracer, tant il en éprouvait de dégoût, la conduite de ses ennemis et l'histoire de leurs forfaits trop connus. La vérité est que la démarche dénoncée n'attestait que l'ambition du pouvoir unie à des vues patriotiques ; et le refus du roi suffisait ici pour amnistier les Girondins. Ce fut donc en vain que Bentabole les appela des intrigants et Marat des conspirateurs ; en vain que Thuriot stigmatisa leur rage d'être nommés ministres ; l'Assemblée ne voulut pas en entendre davantage[55]. Elle fit plus : à quelques jours de là, elle prenait dans la Gironde le nouveau conseil de surveillance, et élevait Vergniaud à la dignité de président. La Convention présentait alors un spectacle terrible : celui des convictions en délire et de la foi changée en fureur. Tantôt, c'étaient les Girondins Barbaroux, Serres, Rebecqui, Duperret et cent des leurs, qui s'élançaient de leurs places, et l'œil en feu, la menace à la bouche, le bras levé, couraient vers la gauche, comme pour lui livrer bataille[56] ; tantôt, c'était le montagnard Bentabole donnant aux tribunes le signal d'applaudissements que le président de l'Assemblée venait d'interdire[57]. Les dénonciations se croisaient en l'air : à Chambon, qui flétrissait l'administration de Pache[58], les Montagnards répondaient par des sorties ardentes contre celle de Roland. Au pied de la tribune, d'où le repoussaient des malédictions systématiques, Marat, traité de bête fauve, finissait par rugir. Quelquefois, des spectacles inattendus, formidables, faisaient succéder aux scènes de tumulte des mouvements d'horreur, comme le soir où, dans la salle éclairée aux flambeaux, on vit tout à coup se précipiter à la barre les parents des victimes du 10 août, criant vengeance contre Louis XVI et agitant des habits troués par les balles, des lambeaux de chemises couverts de sang[59]. Là, d'ailleurs, était l'écho tragique, où venaient se répercuter les mille anathèmes contradictoires de la France entière. Une ville écrivait : Malheur à qui parlerait de pardon ! Vous jugerez aussi Antoinette ; une autre : Nous vous réitérons la demande de punir le traître détrôné ! que faire de cet être malfaisant ? une troisième, inspirée par la Gironde : Des ruines du trône brisé semble s'élever un monstre — quel monstre ? Robespierre ? — : qu'il périsse ![60] Dans la séance du 5 janvier, on lut une affiche du conseil départemental de la Haute-Loire, qui invitait les citoyens à se porter au secours de la Convention, à l'entourer, à l'escorter où il lui plairait de se rendre pour fuir l'oppression de Paris. Représentants, disait une adresse du conseil départemental du Finistère, nos plus grands ennemis sont dans votre sein. Les Marat, les Robespierre, les Danton, les Chabot, les Bazire, les Merlin, et leurs complices, voilà les vrais contre-révolutionnaires : chassez-les[61]. Et comme si ces missives n'eussent pas été de nature à souffler assez activement l'incendie, la Gironde, dont l'esprit se reconnaissait si bien au style et aux conclusions des deux dernières, l'imprudente Gironde laissait percer son assentiment ! que dis-je ? l'émotion produite sur les bancs de la Montagne par la sommation factieuse des Girondins du Finistère n'était pas encore calmée, quand soudain Richaud se lève, et visant droit au cœur des Jacobins, propose la suppression de la permanence des sections. Que la motion passât, la Révolution était licenciée à Paris. Le côté gauche en eut le frisson, tandis que ceux du parti contraire brûlaient d'impatience, et entendaient voter à l'instant même. Point d'ajournement ! tel fut l'arrêt de la majorité, consultée dans le tumulte. Violentes protestations à la Montagne. Elle réclame avec véhémence l'appel nominal, comme moyen de marquer au front les intrigants, les ennemis ténébreux de Paris, les fauteurs de discordes. L'appel nominal, ou la guerre civile ! s'écrie le peintre David. Au milieu de ce déchaînement des passions, Robespierre veut essayer l'empire de quelques paroles graves. Mais aussitôt, de la droite, qui redoute son intervention, partent comme une nuée de dards, les apostrophes et les injures. Lui, indigné : La liberté des opinions n'existe-t-elle donc que pour les calomniateurs et les ministres factieux ? De virulentes exclamations lui répondent : Le scélérat ! — L'impudent ! — Il se croit au 2 septembre, il veut dominer ! — Va, Robespierre, nous ne craignons pas tes poignards ! Robespierre demeurait silencieux et sombre ; mais Marat, hors de lui, criait : Misérable faction rolandine, gredins éhontés, vous trahissez impudemment la patrie. Les citoyens étaient debout dans les tribunes. Barrère, au fauteuil, implorait et commandait le silence tour à tour, multipliait les gestes, agitait sa sonnette de président. Elle se brisa dans ses mains. Les huissiers alors se répandent dans la salle. Le président s'était couvert ; ils l'annoncent solennellement. Il n'en fallait pas moins pour couper court à tant de désordre. Les membres regagnent enfin leurs places un à un, le calme se rétablit ; et comme si Robespierre, qui avait été l'occasion du bruit, en eût été la cause, Barrère le rappelle à l'ordre, tout en lui accordant la parole. Il s'en servit pour défendre la permanence des sections, ce qu'il fit dans un style mesuré, sans emportement, mais non sans amertume. Quant à la censure dont on l'avait frappé, il s'était contenté de dire, en commençant : La censure n'est point déshonorante, quand elle n'est point méritée. Sur celui-là seul qui l'exerce injustement doit porter le mépris de la nation[62]. Voilà comment, de ses propres mains, la Convention se déchirait les entrailles ; et cela au centre de Paris, livré lui-même aux mouvements les plus orageux. Car, pendant ce temps, la crise du travail se développait ; le pauvre, à qui les contre-révolutionnaires refusaient systématiquement de l'ouvrage[63], se débattait dans un morne désespoir ; et les misères de l'ordre social centuplaient l'aigreur des passions politiques. Au foyer de toutes les familles sans pain était assis le soupçon, hôte farouche, donneur d'homicides conseils. On ne le vit que trop à la tragédie qui, dans le faubourg Saint-Antoine, marqua le dernier jour de l'année 1792. Un nommé Louvain, désigné comme espion de Lafayette, fut massacré, et telle était la fureur des meurtriers, que ne voulant pas d'un brancard pour le transport de leur victime, ils traînèrent le cadavre depuis le faubourg jusqu'à la Morgue[64]. Ajoutez à cela les scènes résultant du fanatisme aux prises avec l'impiété. Les amis du trône et de l'autel s'étaient bornés d'abord à se rassembler la nuit dans des galetas, pour y chanter des hymnes, y brûler de la cire ou de l'encens en l'honneur du roi, de la reine, du dauphin[65] ; mais bientôt, poussés à bout par un arrêté de la Commune portant défense d'ouvrir les églises pendant la nuit de Noël, ils parvinrent, sous la conduite des prêtres, à mettre toute la ville en rumeur. A la tête d'attroupements formés à la porte de plusieurs églises, on remarqua des personnages qui ordinairement n'allaient guère à la messe, des gens à breloques et chargés d'or[66]. Il y a dans un sentiment vif de la liberté et de ses droits des susceptibilités dont les habiles profitent aisément : ces susceptibilités tournèrent, en quelques quartiers de Paris, au profit de la superstition ; et, par exemple, tandis que la section des Gravilliers faisait fermer, selon le mot de Chaumette, toutes les boutiques à prêtres, la section de l'Arsenal, au contraire, députait à la Commune pour lui notifier que : les hommes du 10 août voulaient aller à la messe[67] ; et à Saint-Germain, des femmes furent au moment d'accrocher à la lanterne un passant qu'elles prenaient pour Manuel[68], parce que, dans la séance du 50 décembre, Manuel avait proposé d'abolir la Fête des Rois. Tel apparaît le tableau des troubles qui précédèrent le dénouement du procès de Louis XVI. |
[1] Extrait du Journal de Malesherbes. Voyez aussi, à la page 99, le Journal de Cléry.
[2] Journal de Cléry, p. 103 et 104.
[3] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 311.
[4] Extrait du Journal de Malesherbes, dans les éclaircissements historiques à la suite du Journal de Cléry, note (J).
[5] Journal de Cléry, note (J).
[6] Journal de Cléry, p. 104 et 105.
[7] Rapport de Dorat-Cubières, de service à la tour, séance de la Commune du 21 décembre 1792.
[8] Journal de Cléry, p. 109.
[9] Journal de Cléry, p. 110.
[10] Montgaillard, par exemple, dans son Histoire de France, t. III, p. 512.
[11] Voyez à ce sujet, l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 339.
[12] Voyez le texte reproduit in extenso dans le Journal de Cléry, p. 111-118.
[13] Supplément au Journal de Cléry, par un ami du trône, p. 117.
[14] Rapport à la Commune sur la seconde translation de Louis XVI.
[15] Rapport à la Commune sur la seconde translation de Louis XVI.
[16] Autre rapport.
[17] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 2.
[18] Journal de la République française, n° 85.
[19] Voyez cette défense. Histoire Parlementaire, t. XXII, p. 57.
[20] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 57 et 58. — La version que le Moniteur donne de ce discours est légèrement modifiée.
[21] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 58 et 59. — C'est ce que, dans son Histoire de la Convention, t. II, p. 153, édition de Bruxelles, M. de Barante rend ainsi : Après quelques explications sans importance !... Voilà comment, quelquefois, de simples omissions équivalent aux altérations les plus formelles de la vérité.
[22] Mémoires de M. Huë, voyez le Journal de Cléry, note (J), aux éclaircissements historiques.
[23] Mercier, le Nouveau Paris, t. III, chap. CLXV. Voyez aussi, sur ces détails, le compte rendu au conseil général de la Commune, cité dans le Supplément au Journal de Cléry, par un ami du trône, p. 121 et 122.
[24] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 62.
[25] M. de Barante, par exemple, dans son Histoire de la Convention, t. II, p. 155, édition de Bruxelles.
[26] Voyez plus bas ce qu'il en dit dans son discours sur l'appel au peuple.
[27] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 76.
[28] Voyez les détails de cette séance dans l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 59-81.
[29] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 65.
[30] Voyez les détails de cette séance dans l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 84.
[31] Journal de la République française, n° 77.
[32] Journal de la République française, n° 77. — Voyez en outre, Marat l'ami du peuple, par Alfred Bougeart, t. II, p. 164-165. — Paris, 1865.
[33] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 85.
[34] Séance du 27 décembre 1792.
[35] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 333.
[36] Mémoires d'un homme d'État, t. II, p. 163.
[37] Mémoires d'un homme d'État, t. II, p. 163.
[38] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 333.
[39] Séance du 28 décembre 1792.
[40] Mémoires d'un homme d'État, t. II, p. 167 et 168.
[41] Séance du 28 décembre 1792.
[42] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 115.
[43] Nous l'avons développée dans deux brochures intitulées : Plus de Girondins, et La République une et indivisible.
[44] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 122.
[45] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 122.
[46] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 148.
[47] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 120 et 121.
[48] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 120 et 121.
[49] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 120 et 121.
[50] Séance du club des Jacobins du 25 décembre 1792.
[51] Journal de la République française, n° 94.
[52] Journal de la République française, n° 94.
[53] Séance du 2 janvier 1793.
[54] Séance du 4 janvier 1793.
[55] Voyez les détails de cette séance dans l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 396-410.
[56] Séance du 26 décembre 1792.
[57] Séance du 27 décembre 1792.
[58] Séance du 30 décembre 1792.
[59] Séance du 30 décembre 1792.
[60] Adresses des départements, lues par Féraud, au nom du comité des pétitions, dans la séance du 4 janvier 1795.
[61] Adresse lue dans la séance du 6 janvier 1793.
[62] Voyez les détails de cette séance, du 6 janvier 1793, dans l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 457-472.
[63] Voyez le rapport de Jean Debry sur la situation de la République, présenté dans la séance du 24 décembre 1792.
[64] Moniteur du 6 janvier 1795.
[65] Révolutions de Paris, n° 181.
[66] Révolutions de Paris, n° 181.
[67] Révolutions de Paris, n° 181.
[68] Révolutions de Paris, n° 181.