HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SEPTIÈME

LIVRE HUITIÈME

 

CHAPITRE III. — LES THERMOPYLES DE LA FRANCE

 

 

Paris, le lendemain des journées de septembre. — Apparition de bandits. — Vol des diamants du garde-meuble. — Calomnies réciproques. — La vérité sur l'agate de Sergent. — Duport sauvé par Danton. — Dénonciations furieuses de Marat. — Lettre de Roland. — Tardive attaque de Vergniaud contre les septembriseurs. — Prodigieux élan militaire des Français. — La forêt d'Argonne. — Plan de campagne de Dumouriez. — Attitude du roi de Prusse, du duc de Brunswick, des émigrés. — Le cheval de bois de Thionville. — Déplorable situation des Prussiens. — Aspect du camp des Français. — Mouvements militaires. — Dumouriez, ses fautes, son génie. — Kellermann. — Gœthe dans l'armée des Prussiens. — Combat de Valmy.

 

Tout assassinat est un suicide. Dans la victime, le corps seul est tué ; mais ce qui est tué dans le meurtrier, c'est l'âme !

Après le massacre, Paris tomba dans une stupeur profonde, comme un homme qui, recouvrant tout à coup sa raison, se souvient de l'avoir perdue. Les passants se regardaient d'un air hébété. Le meurtre avait fini par se faire horreur à lui-même. Parmi les égorgeurs, quelques-uns donnèrent des signes de folie à faire supposer qu'au vin qu'ils avaient bu s'était trouvée mêlée quelque drogue mystérieuse et terrible[1]. Un portefaix, connu depuis vingt ans dans la rue Saint-Jean de Beauvais pour son irréprochable probité, mais que l'effroyable contagion avait enveloppé, fut rencontré, six jours après, à son poste ordinaire, dans un état de démence vraiment lugubre. Le malheureux tremblait de tous ses membres, et d'une bouche écumante demandait sans cesse à boire sans pouvoir jamais se désaltérer. J'ai bien travaillé, disait-il ; j'ai tué pour ma part plus de vingt prêtres. Et il se répandait en discours dont chaque phrase était interrompue par ces mots : J'ai soif[2].

Puis, vint le tour de l'anarchie, qui n'est qu'une forme de la tyrannie, et la pire de toutes. Profitant du prestige de terreur qui entourait la dictature de l'Hôtel de Ville des tyrans de rencontre se paraient hardiment de l'écharpe municipale, et mettaient au service de leurs passions un pouvoir qu'ils calomniaient en l'usurpant. C'est ainsi que furent lancés, au nom de la Commune, nombre de mandats d'arrêts dont elle n'avait jamais en connaissance[3]. Il y eut d'étranges scènes de désordre ; et, par exemple an Carrousel, à travers les décombres de quelques maisons démolies, l'ouverture d'une cave ayant été aperçue les assistants y descendirent et s'y enivrèrent, ces vins étant considérés comme de bonne prise parce qu'or avait persuadé au peuple qu'ils étaient destinés aux Suisses[4].

De leur côté, les malfaiteurs sortaient de leurs tanières. Des bandits groupés dans différents quartiers voulurent contraindre des citoyens à leur remettre chaines de montre et boucles de souliers, sous prétexte d'en faire offrande à la patrie[5]. Pour faire croire qu'ils étaient officiers municipaux, quelques-uns de ces misérables se présentaient décorés d'un ruban tricolore, tandis que d'autres les accompagnaient avec des balances, prêts à peser les bijoux et à donner reçu, le tout au nom de la France[6]. Averti à temps, Santerre envoya des patrouilles parcourir la ville ; et Roland, comme ministre de l'Intérieur, Pétion, comme maire de Paris, dénoncèrent à l'Assemblée l'audacieux brigandage. Mais déjà le peuple, indigné, en avait purgé la capitale, au moyen de cette justice sommaire à l'usage des temps de trouble. Trois des prétendus officiers municipaux eurent la tête coupée, et un quatrième périt, sur le Pont-Neuf, d'un coup de couteau parti de la main d'une femme[7].

Sur ces entrefaites, le bruit courut que les diamants du Garde-Meuble venaient d'être volés. Et en effet, dans les nuits des 15, 16, et plus particulièrement, dans celle du 16 au 17 septembre, tandis que de fausses patrouilles circulaient autour du Garde-Meuble pour faciliter le vol, des hommes armés escaladèrent le rez-de-chaussée et le premier étage, forcèrent les croisées, enfoncèrent les portes, et fracturant les armoires, en enlevèrent tout ce qu'elles contenaient en diamants, pierres fines et bijoux[8]. Dans les poches des deux premiers voleurs qu'on arrêta furent trouvés, entre autres bijoux d'une valeur immense, deux Renommées en or massif, un petit Bacchus à cheval sur un baril, le hochet du prince royal, tout garni de diamants avec grelots d'or, et les pierres précieuses que les Indiens étaient venus offrir en présent à Louis XVI, de la part de Tippoo-Saïb[9].

Les deux malfaiteurs arrêtés se nommaient Chambon et Douligny[10]. Condamnés à mort, ils obtinrent un sursis, au prix de révélations qui amenèrent la découverte, d'abord de plusieurs cachettes où étaient enfouies des valeurs considérables, et ensuite celle d'un grand nombre de coupables, qui tous furent successivement juges et exécutés[11].

Aucun nom politique ne fut compromis dans la procédure. Et cependant, avec leur mauvaise foi ordinaire, les partis adverses cherchèrent à se renvoyer l'un à l'autre la responsabilité de ce crime hardi.

Lors du procès des Girondins, après avoir raconté comment Lemoine-Crecy, garde général du Garde-Meuble, avait été remplace dans ce poste, presque à la veille du vol, par Restou, créature de Roland, Fabre d'Églantine n'eut pas honte de dire : J'appelle sur ce vol la responsabilité de Roland et de toute la coalition dont il faisait partie[12], insinuation odieuse que Vergniaud pulvérisa par ces paroles, où éclatait la méprisante indignation d'un cœur honnête : Je ne me crois pas réduit à l'humiliation de me justifier d'un vol[13].

Malheureusement, la Commune n'avait été traitée à son tour par ses ennemis ni avec plus de ménagement ni avec plus de justice. Les membres du Comité de surveillance furent, surtout, en butte à la malignité. On les accusa, dans l'ombre d'abord et à voix sourde, puis ouvertement quand la calomnie cessa d'être retenue par la peur, d'avoir détourné à leur profit les effets trouvés sur les victimes de septembre[14]. On imputa le vol d'un camée antique à Sergent, à ce Sergent qui, presque centenaire, écrivait : J'ai voulu être digne de posséder à jamais le cœur grand et noble d'une femme que j'ai adorée seule pendant plus de soixante ans. C'était la sœur consanguine de Marceau, devenu à l'âge de cinq ans son élève chéri. Sa sœur, qui l'adopta, a fait de lui un héros... Eussé-je pu, avec une telle amie, avoir des sentiments de basse cupidité ?[15] La vérité est que pour un besoin public, les membres du Comité imaginèrent de vendre aux enchères les dépouilles déposées entre leurs mains : déplorable vente assurément, mais qui fut publique du moins, et n'enrichit pas ceux qui la firent ! Quant au camée de Sergent, voici l'histoire : Lorsque les membres, dit-il, renouvelés deux fois, décidèrent sans moi (ils étaient seize), la vente des bijoux, j'achetai une agate, assez mal montée en or ; c'était un camée signé M***, nom d'un graveur français établi à Londres. Les bijoutiers priseurs l'avaient estimé deux louis. Le Conseil général de la Commune ayant désapprouvé cette vente, ainsi que toutes les autres, j'ai remis ma bague, comme tous les autres acheteurs[16]. Mais n'était-ce point déjà un tort assez grave que d'acheter, en vente publique, un de ces bijoux qui, selon l'énergique expression d'un historien moderne, sentaient le sang ?[17] Ah ! ce tort, Sergent eut à l'expier d'une manière bien cruelle ! Le flétrissant soupçon le suivit, étape par étape, le long d'une vie qui dura près d'un siècle ; des preuves répétées de désintéressement, le dépôt d'un million de fonds secrets noblement refusé par lui, le souvenir de la modeste indemnité dont il se contenta dans son heure de toute-puissance, l'honneur d'avoir été l'époux librement choisi et saintement aimé de celle qui forma l'âme héroïque de Marceau, rien ne put sauver l'ancien membre du Comité de surveillance de l'ombre que jetait sur sa carrière la bague fatale, et le surnom de Sergent l'agate descendit avec lui dans son tombeau !

C'est surtout quand la liberté passe à l'état de délire, que l'ordre apparaît comme un besoin : une confédération générale entre toutes les sections fut proposée, dans le but déterminé de garantir à chacun ses biens et sa vie ; et, chose digne de remarque, l'idée vint de cette même section de l'Abbaye qui avait fourni tant de recrues au massacre.

Aussi bien, la réaction contre le mouvement des premiers jours de septembre devenait de plus en plus manifeste. Danton commençait à être embarrassé de son coup d'État, et laissait aller son cœur à la pitié. Il sauva Duport, un des initiateurs de la Révolution, Duport suspect, maintenant, et qui venait d'être arbitrairement arrêté près de Nemours, au retour d'une promenade, ayant sa femme à son bras. Si la chaleureuse intervention de Danton, en cette circonstance, naquit de la crainte d'être compromis par quelque révélation du prisonnier, c'est ce que rien ne prouve. Il y avait chez Danton un fonds de générosité naturelle que même ses ennemis n'ont pu s'empêcher de reconnaître ; et certes, cette générosité n'avait pas attendu la fin des égorgements pour se faire jour. II est certain que plusieurs des prisonniers de septembre avaient dû la vie à une carte de délivrance envoyée du ministère de la Justice, et ce fut au moyen d'une de ces cartes, à lui remise par une main inconnue, que l'abbé Bérardier put sortir de sa prison, l'abbé Bérardier qui avait été le professeur de Camille Desmoulins à Louis-le-Grand, qui, depuis, l'avait marié, et dont il se souvint sans nul doute à l'heure du péril[18] !

Mais à la disposition nouvelle des esprits, un homme résistait, un seul, et cet homme ne s'était montré jamais aussi implacable. On l'a déjà nommé, c'était Marat. Oui, tandis que, poursuivies de tant d'images blêmes, fatiguées de tant d'émotions poignantes, les âmes imploraient un peu de repos, Marat, dont on avait si longtemps ignoré la retraite, que quelques-uns prenaient pour un effroyable mythe[19], et dont Camille Desmoulins n'avait trouvé moyen de peindre la ténébreuse existence qu'en lui faisant sortir un bras de terre[20], Marat prêchait à pleins poumons l'éternité de la fureur ; il couvrait les murs de Paris d'affiches homicides ; il transformait en un complot royaliste le vol des boucles de souliers et des chaines d'or[21] ; il demandait impérieusement au ministre de l'Intérieur quinze mille livres pour sa propagande[22] ; il écrivait à Danton, protecteur de Duport, qu'il le traînerait dans la boue[23], et Danton consentant à s'expliquer, il lui faisait dans un baiser l'outrageante aumône de son pardon ; il criait à madame Roland : Femme Roland, vous êtes priée de ne plus dilapider les biens de la nation[24] ; il déclarait que le cabinet de Roland était le foyer d'une conspiration dont le but était d'exterminer les patriotes[25] ; il sommait le peuple de dépouiller ses représentants du talisman funeste de l'inviolabilité[26], et il saluait la convocation prochaine de l'Assemblée qu'on attendait, par ces mots : Il importe que la Convention nationale soit sans cesse sous les yeux du peuple, pour qu'on puisse la lapider, si elle oublie ses devoirs[27].

Or, c'était à travers une atmosphère encore toute chargée de l'odeur du sang, que ces dénonciations volaient, comme autant de flèches empoisonnées. D'ailleurs, ce que les uns rapportaient, dans Marat, à un état habituel de démence, les autres l'attribuaient aux calculs d'une politique profonde ; en lui, à les entendre, la Révolution avait trouvé son Machiavel. Au club des Jacobins, Chabot ne craignait pas d'avancer, en recommandant la candidature de Marat, que c'était peut-être le seul homme politique qu'on aurait à la Convention[28]. De son côté, en réponse à Petion qui, au sein du Conseil général, avait traité l'Ami du peuple d'insensé, Panis comparait Marat à un prophète, à un autre saint Siméon Stylite. Sur quoi, les Révolutions de Paris, qui racontent le fait, ajoutent : MM. Pétion et Panis ne sont pas autant divisés d'opinion qu'on le croit bien au sujet de cet homme. Prophète n'était-il pas jadis synonyme de fou ?[29]

Ce qui est certain, c'est que Marat exerçait une influence avec laquelle il fallait compter, et le résultat des élections, qui avaient lieu alors, le prouva de reste : Robespierre, dont le nom était à la tête de toutes les listes, avait été élu le premier ; puis était venu Danton, puis Manuel, puis Camille Desmoulins : le cinquième député de Paris, ce fut Marat.

Comment, dès lors, ne se serait-on pas ému de ses attaques ? Roland, qu'il déchirait dans ses affiches, ne dédaigna point de se défendre publiquement, et fit paraître, le 13 septembre, sa Lettre aux Parisiens. Il y rappelait ses services, se plaignait d'un ton calme et noble de l'injustice de ses ennemis, mais laissait tomber de sa plume une phrase, trop oubliée de ses apologistes : J'ai admiré le 10 août, j'ai frémi sur les suites du 2 septembre ; j'ai bien jugé ce que la patience longue et trompée du peuple et ce que la justice avaient dû produire ; je n'ai point inconsidérément blâmé un terrible et premier mouvement ; j'ai cru qu'il fallait éviter sa continuité[30].

Quatre jours après, Vergniaud répondit à son tour, et avec son éloquence ordinaire, du haut de la tribune. Les prisonniers de Sainte-Pélagie avaient écrit à l'Assemblée pour la supplier de pourvoir à leur sûreté. Vergniaud, profitant de cette occasion, prit à partie le Comite de surveillance, dont il accusa en termes violents la cruauté systématique et la tyrannie. Quant aux dangers que lui-même il pouvait courir : Que m'importent, dit-il, des poignards et des sicaires ! qu'importe la vie aux représentants du peuple, quand il s'agit de son salut ! Lorsque Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu'un monstre avait placée sur la tête de son fils, il s'écriait : Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre ![31]

C'étaient là de belles paroles : elles remuèrent tous les cœurs, et les applaudissements réitérés des tribunes montrèrent bien quelle réaction d'humanité s'était opérée dans les esprits. Mais si Vergniaud croyait réellement, comme il l'insinua le premier et comme les Girondins ne le répétèrent que trop depuis, s'il croyait réellement que les massacres avaient été l'œuvre des satellites de Coblentz et de quelques scélérats soudoyés, pourquoi ne l'avait-il pas dit plus tôt ? pourquoi, au moment même où ces scélérats soudoyés étaient en train de gagner leur sanglant salaire, Vergniaud n'avait-il pas saisi la flèche de Tell ? Ah ! ce n'était pas le 17 septembre, devant des tombes fermées, c'était le 2, c'était le 3, devant des tombes ouvertes, qu'il aurait fallu monter à la tribune, et crier d'une voix que la terre entière eût entendue : Je demande que les membres de la Commune répondent sur leurs têtes de la sûreté de tous les prisonniers[32].

Malheureusement, l'esprit de parti mêlait déjà aux protestations les plus généreuses son imperceptible venin. Déjà, la Gironde, vaincue dans les élections de Paris et profondément humiliée, songeait à se faire une arme des journées de septembre contre ses ennemis et ses rivaux, elle qui avait voile d'une main si complaisante les horreurs de la Glacière, elle qui allait compter dans ses rangs l'un des Duprat et les Mainvielle !

Disons tout : le bruit s'était vaguement répandu qu'un nouveau massacre devait avoir lieu dans les prisons ; mais ce bruit correspondait si peu aux sentiments de la Commune, que le Conseil général prit texte de là pour casser, dans la soirée du 18 septembre, le Comité de surveillance, et déclarer qu'à l'avenir nul membre étranger au conseil ne pourrait faire partie de ce comité[33]. C'était exclure Marat.

Puis, pour qu'aucun nuage ne restât sur sa véritable pensée, ce même Conseil général de la Commune, que les historiens ont toujours et si mal à propos confondu avec le Comité de surveillance, publia une proclamation terminée en ces termes : Jurons tous, et n'oublions jamais ce serment sacré, jurons de maintenir la liberté et l'égalité, la sûreté des personnes et des propriétés ; jurons de protéger de tout notre pouvoir les personnes détenues maintenant en prison, ou de mourir à notre poste ; jurons de respecter et faire respecter le cours et l'activité de la loi[34].

A son tour, l'Assemblée, dans une adresse solennelle aux Français, défendit, contre Marat et ses menaces, l'inviolabilité des représentants du peuple[35] ; et, le lendemain, encouragée par l'attitude de la Commune, elle décréta une série de mesures vigoureuses pour le rétablissement de l'ordre et la sûreté individuelle des citoyens dans Paris[36].

Cependant, l'élan militaire multipliait ses prodiges. A la voix de la Commune[37], les églises s'étaient remplies de femmes venues là pour travailler aux effets de campement. On eût dit que les ouvriers songeaient moins à faire vivre la patrie qu'à l'empêcher de mourir, tant ils mettaient d'ardeur à courir vers le champ de bataille, en laissant l'atelier vide ! Un arrêté de la Commune[38], que nous avons déjà cité, constate ce fait sans exemple qu'il y eut un moment où Paris fut à la veille d'être abandonné par tous ceux sur qui reposait son existence de chaque jour : boulangers, bouchers, tailleurs, cordonniers, menuisiers, serruriers, charrons, etc., tous cherchant une épée, tous voulant aller défendre la frontière. Pour mieux protéger la poussière sacrée qu'ils contenaient, on prit jusqu'au fer, jusqu'au plomb qui garnissaient les cercueils, et l'on ne crut pas manquer au culte des aïeux, en les appelant à contribuer, du sein de la mort, au salut de la France ! Ah ! plus que les efforts du génie, cet irrésistible enthousiasme la sauva.

Nous avons laissé Dumouriez à Sedan, résistant au timide conseil de repasser la Marne, et, le doigt sur la carte, disant à un de ses officiers : Vous voyez cette forêt ? voilà les Thermopyles de la France. Il disait vrai.

La forêt d'Argonne se prolonge entre Sedan et Sainte-Menehould ; c'est une ramification des Ardennes qui s'étend dans une longueur de treize lieues sur une largeur inégale. Elle sépare la riche et fertile province des Trois-Évêchés de la Champagne pouilleuse, affreux pays dépourvu d'eau, d'arbres et de pâturages. Coupée par des montagnes, des rivières, des étangs, des marais, la forêt d'Argonne ne présente d'accessibles au passage d'une armée que cinq clairières : le Chêne-Populeux, la Croix-aux-Bois, Grand-Pré, la Chalade et les Islettes. Le premier de ces débouchés va de Sedan à Rethel ; le cinquième, de Verdun à Paris par Sainte-Menehould[39].

Voilà les passages qu'il s'agissait d'occuper d'abord, puis de garder. Dumouriez décida que le général Dillon occuperait avec cinq mille hommes la position des Islettes ; que celle de la Croix-au-Bois serait confiée à un corps détaché, sous les ordres du général Chazot. Lui-même se réservait le poste de Grand-Pré. Quant au Chêne-Populeux, force était de le laisser ouvert momentanément, faute de troupes suffisantes ; mais on attendait des renforts : le général Duval devait amener cinq mille hommes ; le général Beurnonville avait reçu ordre de faire avancer les troupes du camp de Maulde, et enfin la ville de Reims se tenait prête à envoyer, en même temps que quatre pièces de canon, dix-huit cents soldats, parfaitement équipés et armés[40].

Le plan était hardi, l'exécution difficile. Car le général autrichien Clairfayt ayant son avant-garde sur la rive gauche de la Meuse, les positions à occuper se trouvaient plus près de l'ennemi que de l'armée française. Il fallait donc parvenir à lui dérober le secret de la marche qu'on projetait, et le devancer. Ici Dumouriez fut admirable de promptitude, de coup d'œil, de précision et d'audace. Sachant que Clairfayt n'avait avec lui qu'une médiocre avant-garde, et ne doutant pas que si l'armée française faisait mine de lui passer sur le corps, il ne se hâtât de mettre la rivière entre lui et les assaillants, Dumouriez le fait vivement attaquer, le 31 août, par Dillon, à la tête de six mille hommes. Ce qui avait été prévu arrive. Clairfayt prend le change, il se rejette précipitamment sur l'autre rive de la Meuse, dont Dillon redescend alors le cours, tandis que, parti de Sedan le 1er septembre, Dumouriez allait, avec douze mille hommes, occuper le camp de Grand-Pré. Il y arriva le 4 septembre, et, le 7, la possession de tous les défilés de l'Argonne par nos troupes fermait, pour ainsi dire, sur l'ennemi les portes de l'invasion[41].

Deux jours auparavant, toute l'armée des alliés avait franchi la Meuse, et, marchant sur trois colonnes, était venue couvrir lentement les hauteurs de Fromerville, à une demi-lieue de Verdun. Elle ne s'élevait pas à moins de quatre-vingt mille combattants, auxquels Dumouriez, en attendant la jonction, encore incertaine, de Beurnonville, n'avait pas à opposer plus de vingt-cinq mille hommes[42].

Aussi le roi de Prusse se montrait-il plein de confiance et comme assuré de la victoire.

Le due de Brunswick, au contraire, laissait éclater sur son front le trouble de son cœur. Il y avait longtemps que la France l'avait enlacé de ses séductions, et il ressemblait à un amant auquel on demanderait de tuer sa maîtresse. Tant qu'il avait pu se flatter de l'espoir qu'une promenade militaire le conduirait à Paris, il s'était soumis de bonne grâce ; mais maintenant, l'idée d'y marcher sur des cadavres le glaçait. Le baron de Salis, raconte Mallet du Pan[43], m'a assure que lorsqu'on apprit à Trèves la prise de Sierck et quelques coups de fusil tirés des fenêtres sur les alliés, le due fut déconcerté, et lui parla avec la plus grande inquiétude de ces coups de fusil. M. de Salis lui dit qu'il suffisait de faire punir les tireurs et raser leurs maisons... Le duc, frappé, n'en revenait pas, hésita sur l'exemple, et fut totalement troublé.

A Fromerville, par un hasard singulier, il advint que le roi de Prusse prit son quartier général à Glorieux, tandis que le due prenait le sien à Regret : circonstance qu'on trouva piquante, parce qu'elle exprimait à merveille la disposition d'esprit du monarque et celle de son généralissime[44].

Quant aux émigrés, ils avaient établi leur quartier général à Hettange, où, du reste, on donnait moins de temps aux préoccupations militaires qu'aux intrigues. Monsieur aspirait violemment au titre de régent du royaume ; mais ce titre, que la Prusse n'eût pas fait difficulté de lui accorder, l'Autriche le lui refusait, cette dernière cour n'ignorant pas quelles étaient, à l'égard de Monsieur, les répugnances et les craintes de Marie-Antoinette. D'un autre côté, l'idée d'une régence se trouvait combattue avec beaucoup de vivacité par le baron de Breteuil, représentant de Louis XVI auprès des cabinets. Pour le gagner, les princes lui sacrifièrent Calonne, son rival, et ils lui envoyèrent à Luxembourg, où il était alors, un agent charge de le convaincre[45].

Mais à quoi pouvait-il servir que Monsieur fût déclaré régent ? Sur le véritable esprit de la France, l'illusion n'était déjà plus permise à personne, pas même aux émigrés. Ils avaient annoncé à leurs alliés d'outre-Rhin qu'on les recevrait à bras ouverts ; et voila que la résistance était partout. Dans chaque village, dans chaque hameau, on entendait un cri perçant poussé par les femmes : Mort aux étrangers ! et les hommes s'armaient de leurs faucilles. Les alliés n'eurent pas plutôt franchi la frontière, trainant l'ancien régime dans leurs bagages, qu'ils eurent contre eux : le bourgeois, fier de son importance nouvelle ; le propriétaire campagnard, enrichi par l'achat des domaines nationaux ; le paysan, délivré de la dime.

Il est vrai que la peur de quelques marchands aidant à la trahison de quelques royalistes, les envahisseurs avaient vu Longwy et Verdun ouvrir leurs portes ; mais le magnanime suicide de Beaurepaire leur prédisait ce qu'allait être en France le culte de la France, et quand le roi de Prusse avait demandé son nom au jeune officier qu'on força de porter la capitulation de Verdun, celui-ci avait répondu : Marceau, avec un regard et des larmes, désormais impossibles à oublier. L'attitude de Mézières, d'ailleurs, et celle de Sedan, prouvaient assez qu'il n'y avait de contagieux chez nous que la colère. A Thionville, que Wimpfen, d'un cœur indomptable, défendait contre des forces supérieures, les habitants avaient installé sur le rempart un cheval de bois, portant une botte de foin attachée à son cou, et cette inscription : Les Prussiens prendront Thionville, quand ce cheval mangera du foin[46].

Dumouriez, qui écrivit ses mémoires beaucoup moins en patriote qu'en soldat, s'est trop plu à dissimuler dans son livre, ce qu'il dut à l'élan des citoyens[47]. Il va jusqu'à prétendre, en rappelant ses proclamations aux paysans, que l'effet en fut combattu, non sans succès, par l'influence des gentilshommes verriers répandus dans le voisinage[48]. Mais il y a un fait qui parle plus haut que les réticences intéressées ou les atténuations de Dumouriez, c'est la détresse où tomba l'ennemi. Du bois vert, qui ne donnait que de la fumée ; des raisins verts, qui produisirent la dysenterie, voila tout ce que lui laissa l'hostilité du paysan ; et les cultivateurs apportèrent à serrer leurs grains un empressement si implacable, que bientôt les alliés eurent à compter avec la famine[49].

Pour comble, la pluie vint, une pluie horrible et obstinée, qui fit de tout le pays environnant un bourbier où les Prussiens enfonçaient jusqu'aux genoux. Il ne restait plus qu'une bataille à gagner, écrit Bertrand de Molleville, bataille que le mauvais temps empêchait de livrer ; mais je n'avais pas le moindre doute que, le jour où la pluie cesserait, l'armée de Dumouriez ne fût taillée en pièces L'impatience de voir arriver ce beau jour me réveillait, et me faisait lever plusieurs fois dans la nuit pour aller voir le temps qu'il faisait, et je quittais toujours ma fenêtre en maudissant cette pluie fatale, qui semblait ne devoir jamais finir[50].

Mais le ciel fut sourd à ces sacrilèges vœux des royalistes, et la faux du villageois resta suspendue sur la tête des trainards. On prit quelques paysans, on les pendit : rigueur inutile ! Que de pales visages de hulans ou de Hessois furent aperçus endormis pour jamais dans le lit agité des torrents[51] !

Ce n'est pas qu'on n'eût à souffrir aussi dans le camp de Dumouriez. Mais l'amour de la patrie était là, et les soldats supportaient tout avec la plus grande gaieté[52]. Seuls, les officiers supérieurs trouvaient dur de ne manger que du mauvais mouton ou des légumes, d'être réduits à boire de la bière en Champagne, et, quand le général les invitait- à sa table, de n'y pas avoir toujours du pain blanc[53].

Il faut avouer, d'autre part, que les fédérés amenés au camp par l'enthousiasme se montraient quelquefois peu maniables : témoin ceux qui, à peine arrivés de Châlons, annoncèrent qu'ils ne souffriraient ni épaulettes, ni croix de Saint-Louis, ni habits brodés, et qu'ils allaient mettre les généraux à la raison. Mais Dumouriez n'était pas homme à se laisser conduire ou étonner ; il avait d'ailleurs ce regard audacieux, ce geste décisif, cette parole ferme et vive qui plaisent tant aux Français. Informé de la mutinerie des volontaires de Châlons, il pousse droit à eux, suivi d'une escorte de cent hussards, et la main étendue vers quelques pièces de canon : Vous autres, dit-il, car je ne peux vous appeler ni citoyens, ni soldats, ni mes enfants, vous voyez devant vous cette artillerie, derrière vous cette cavalerie ?... Eh bien, je vous fais tailler en pièces à la moindre mutinerie. Si vous vous corrigez ; si vous vous conduisez comme cette brave armée dans laquelle vous avez l'honneur d'être admis, vous trouverez en moi un bon père[54]. On le crut sur parole. Un autre jour, il dit aux soldats, à propos du pain, qui manquait : Vous avez du lard, du riz, de la farine : faites des galettes, la liberté les assaisonnera[55]. Il menaçait ceux qui seraient assez lâches pour ne pas supporter la faim, de les dépouiller de leurs armes et de les chasser[56]. C'était bien connaître le soldat français. Tous se firent un point d'honneur de se passer de pain en riant. On avait si peur d'être privé du plaisir de se battre !

On était au 12 septembre, et le duc de Brunswick hésitait encore dans le choix de son point d'attaque. Il était plus que temps d'agir, cependant ; car, tandis que le général Beurnonville s'avançait de Rethel avec onze mille hommes, Kellermann, d'un autre côté, partait du camp de Frascati à la tête de vingt mille combattants ; sans compter que des renforts partiels accouraient de toutes parts derrière la Marne à la défense commune[57]. Si les Prussiens laissaient s'opérer la jonction de toutes ces troupes, ils allaient avoir devant eux une armée égale à la leur.

Le duc de Brunswick se mit donc en mouvement ; mais étant venu reconnaître, du haut de la montagne appelée le Pas-des-Vaches, près Clermont, la position des Islettes, il désespéra, chose étrange, de forcer, avec soixante mille hommes d'excellentes troupes, un poste que gardaient seulement cinq mille soldats ; et laissant devant ce poste un corps de Hessois, il alla camper à Landres avec le gros de son armée[58].

Mais pendant que les Prussiens opéraient ce mouvement sur la droite, Dumouriez commit une faute qui, selon le noble aveu qu'il en fait lui-même, mit la France à deux doigts de sa perte[59]. Trop confiant dans les rapports d'un subalterne, il avait négligé le passage de la Croix-aux-Bois, où cent hommes seulement figuraient une défense : averti par ses espions, le général Clairfayt, dès le matin du 13, envoie le prince Charles de Ligne attaquer les abatis. Ils ne consistaient que dans quelques arbres coupés et jetés, sans aucune liaison, en travers du chemin : les Impériaux n'eurent pas de peine à s'ouvrir un passage, et les cent hommes, trop faibles pour résister longtemps, s'enfoncèrent dans les bois. A cette nouvelle ; Dumouriez se hâte d'envoyer deux brigades sous les ordres du général Chazot, pour reprendre le poste, qui est effectivement enlevé. Mais faisant soutenir ses premières troupes, Clairfayt tourne le flanc droit des Français, s'empare une seconde fois du défilé, après un combat où le jeune prince de Ligne perdit la vie, et forçant Chazot à passer l'Aisne à Vouziers, le sépare entièrement du gros de l'armée française.

En même temps, une colonne d'émigrés assaillait le Chêne-Populeux, dont les défenseurs, coupés à leur tour du corps principal, se retiraient sur Châlons[60].

Réduit par cette double retraite à une armée de quinze mille hommes ; ayant quarante mille Prussiens devant lui, et derrière lui Clairfayt avec vingt-cinq mille combattants ; enfermé par les rivières de l'Aire et de l'Aisne et par la forêt ; dépourvu de vivres, presque sans munitions, dominé par sa gauche, Dumouriez se trouvait dans une position désespérée : il en sortit par un coup de génie. Je serai plus heureux que Léonidas[61], avait-il mandé fièrement à l'Assemblée. La prédiction se réalisa.

Sur-le-champ, avec cette rapidité de conception qui est le propre des grands capitaines, Dumouriez résolut de gagner le camp de Sainte-Menehould par une marche nocturne, d'y rassembler ses forces éparses, et de se maintenir de la sorte dans les défilés de l'Argonne, même avec les coalisés sur ses derrières. Il perdait ainsi la route de Châlons, la route de Paris, mais il conservait celles de Vitry et de Metz, ce qui assurait sa jonction avec le corps de Kellermann.

Il était en train de donner ses ordres et de faire ses dispositions pour l'exécution de ce plan, lorsque, dans la nuit du 14 au 15 septembre, traversant à cheval la rivière d'Aire, un parlementaire, parti du corps du prince de Hohenlohe, se présenta aux avant-postes. C'était le major Massenbach qui venait, de la part du duc de Brunswick, tenter la voie des négociations avec Dumouriez, au moment même où, pour le général français, tout semblait perdu[62] ! On banda les yeux au major, et six dragons le conduisirent au commandant d'avant-garde. Dumouriez était trop fin pour se prêter à une entrevue qu'on aurait pu si aisément lui imputer à trahison[63] : il fit recevoir le parlementaire par le vieux général Duval, lequel eut soin d'affecter, sur le résultat de la campagne, une confiance à laquelle donnaient beaucoup d'autorité son air vénérable, sa haute taille et sa chevelure blanche[64].

Le major Massenbach y fut trompé, et tandis qu'il retournait faire un rapport dont la présomption du roi de Prusse devait s'indigner, Dumouriez, laissant ses feux allumés, levait le camp de Grand-Pré, se mettait en marche à la faveur d'une nuit orageuse, passait l'Aisne à Senuc, et allait se mettre en bataille sur les hauteurs d'Autry. Le 17 septembre, il franchit la Bionne, et, par une marche sur trois colonnes, entra dans son camp de Sainte-Menehould. L'armée était sauvée.

Elle venait, au reste, dans ce mouvement furtif à la fois et hardi, d'échapper à deux grands périls, d'abord à celui d'une panique produite par une charge inattendue de quinze cents hussards prussiens, et ensuite à celui d'une très-vive alerte causée par des traîtres, qui se mirent à courir, jusqu'à trente ou quarante lieues, par Rethel, Reims, Châlons, Vitry, publiant partout que l'armée avait été trahie, qu'elle était anéantie, que Dumouriez et ses généraux étaient passés aux Prussiens. C'était là le cri des fuyards, et ils soutenaient au général lui-même qu'il avait déserté, pendant qu'il les accablait de coups de plat de sabre[65].

En ces circonstances critiques, Dillon, Stengel et Miranda déployèrent beaucoup de présence d'esprit et de fermeté. Quant à Dumouriez, il était resté lui-même. A son camp de Sainte-Menehould, vingt-huit fuyards lui ayant été amenés, il leur fit raser les cheveux et les sourcils, leur ôta leurs uniformes, et les renvoya comme des lâches[66].

Pendant ce temps, le duc de Brunswick entrait à Grand-Pré, débouchait par Vouziers et Autry, et faisait avancer son aile gauche en échelons comme pour envelopper Dumouriez.

Le 19, de la hauteur de Montrémoi, un grand mouvement fut remarqué dans le camp de ce dernier, par quelques soldats prussiens engagés dans une affaire d'avant-poste : les cavaliers étaient en selle, les fantassins allaient çà et là, l'aile droite détendait ses tentes, la gauche seule restait immobile. Sur le rapport qu'on lui en fit, le roi de Prusse crut que Dumouriez cherchait encore une fois à lui échapper, et, sans consulter Brunswick, il donna l'ordre de mettre toutes ses troupes en marche, de manière à achever de tourner l'armée française[67]. Il ne doutait point qu'il ne trouvât devant lui des colonnes en retraite ; mais il ne tarda pas à être détrompé : le mouvement aperçu dans le camp de Sainte-Menehould provenait, d'une part de la jonction de Beurnonville, et d'autre part de celle de Kellermann, ce qui portait l'armée française à cinquante-trois mille hommes[68].

Le camp de Dumouriez, ayant l'Aisne à sa droite, et à sa gauche des prairies marécageuses, occupait un plateau qu'une vallée étroite sépare de la hauteur de la Lune, restée fameuse dans l'histoire de ces temps : ce fut là que, le 20 septembre, à trois heures du matin, les Austro-Prussiens vinrent se déployer. En face d'eux, sur la hauteur du moulin de Valmy, était l'armée de Kellermann, qu'un épais brouillard leur déroba jusqu'à sept heures. Il y avait cela d'extraordinaire dans les positions respectives, que les Français faisaient face à la France, tandis que l'ennemi se trouvait avoir derrière lui le pays qu'il venait envahir[69].

Il semble que les lieux aient leurs destinées comme les hommes : une première fois déjà, ce même endroit avait vu une invasion formidable vaillamment repoussée ; oui, c'était dans ces mêmes champs catalauniens qu'en 441 Attila, vaincu par Aétius, Théodoric et Mérovée, avait perdu le quart des cinq cent mille barbares qu'il traînait au sac des Gaules.

Brunswick avait fait avancer cinquante-huit bouches à feu. Kellermann, de son côté, avait mis en ligne ses batteries. Parmi les jeunes guerriers qui se pressaient autour du vieux général, figurait le duc de Chartres, plus tard Louis-Philippe. Il avait alors le grade de lieutenant général, et le duc de Montpensier, son frère, lui servait d'aide de camp[70].

Bientôt l'air s'ébranla, les échos de la vallée mugirent, et le front des deux armées parut tout en feu. Gœthe était là, étudiant les effets de la canonnade : C'est un bruit singulier, écrivait-il au retour, un bruit qu'on dirait composé du bourdonnement de la toupie, du murmure des ondes et du sifflement des oiseaux. Par degrés, vous arrivez à éprouver une sensation extraordinaire, qui ne saurait être exprimée que par comparaison. C'est comme si vous étiez dans un endroit excessivement chaud, et dont la chaleur vous pénétrerait de toutes parts, de manière à vous faire sentir que vous vous trouvez parfaitement en harmonie avec l'élément qui vous entoure. La vue ne perd rien de sa force et de sa netteté ; mais il semble que chaque objet devient d'un rouge foncé, ce qui en rend l'impression plus vive[71].

Or, tandis que, la bride sur le cou de son cheval, Gœthe se laissait ainsi distraire, par le bruit du canon, de son Faust que précisément alors il méditait, les jeunes volontaires de l'armée de Kellermann déployaient, sous le feu, la fermeté de vieux soldats. Dumouriez, qui parle avec une violence où percent ses rancunes, de l'esprit d'insubordination[72] qu'apportaient avec eux les fédérés, ne va pas, du moins, jusqu'à nier ce que leur attitude eut d'héroïque. Elle fut telle, que Brunswick en resta comme saisi de stupeur. Au plus fort de la canonnade, ayant aperçu la cavalerie française à pied, et dont les chevaux non bridés mangeaient encore le foin, il se retourna vers ses officiers et leur dit : Voyez, messieurs, à quelles troupes nous avons affaire, qui attendent avec sang-froid que nous soyons sur elles pour monter à cheval et nous charger[73].

Vers dix heures, cependant, deux obus partis des batteries prussiennes causèrent un peu de confusion dans l'armée française, en faisant sauter des caissons près du moulin, et Kellermann eut son cheval tué sous lui. Le roi de Prusse croit le moment favorable pour l'attaque ; lui-même il ordonne à son infanterie de se forme sur trois colonnes, et de marcher en avant. De son côté, après avoir tout préparé en vue d'un choc décisif, Kellermann, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie : Vive la patrie ! allons vaincre pour elle ! Ce cri, qui remporta, depuis tant de victoires, retentit aussitôt sur toute la ligne d'une manière formidable. Les colonnes ennemies, qui s'avançaient en bon ordre, s'étonnent et commencent à flotter. Brunswick, son télescope à la main, examinait attentivement, du haut de sa position, la contenance des Français ; découragé, il laisse tomber ces mots : Nous ne nous battrons point ici. Deux fois, le roi de Prusse, qui frémissait de colère, voulut pousser ses soldats à l'attaque ; deux fois ils durent se replier. Vers sept heures, la canonnade cessa. La perte, de chaque côté, s'était élevée à environ neuf cents hommes tués ou blessés[74].

L'affaire de Valmy, sans être précisément une victoire, eut toute l'importance d'une grande bataille gagnée. Là venaient d'apparaître, la face éclairée par la lueur des canons, ces hommes au cœur indomptable, aux muscles d'airain, qu'on allait voir parcourir l'Europe au pas de charge, et chasser devant eux, comme autant de faibles troupeaux, les plus puissantes armées. Là, enfin, Gœthe put dire le soir, à ceux qui l'interrogeaient sur les résultats de la journée : De ce lieu et de ce jour date une nouvelle ère dans l'histoire du monde, et vous pourrez dire : J'y étais[75].

Dans la nuit même, Kellermann, craignant d'être tourné par sa droite, repassa la rivière d'Aire, de façon à couvrir le front de son armée, dont la droite, par cette conversion, se trouva appuyée au camp de Dumouriez ; et, deux jours après, les Prussiens prirent position sur l'Hyron, Clairfayt s'établissant, de son côté, sur les hauteurs de Valmy, et le prince de Hohenlohe, avec l'avant-garde, sur celles de Gizaucourt et de la Lune.

L'ennemi gardait ainsi la route de Châlons, et Frédéric-Guillaume insistait pour qu'on marchât sur cette ville sans plus de délai[76].

Mais le combat de Valmy n'avait fait que confirmer le duc de Brunswick dans ses dispositions pacifiques : il représenta vivement au roi de Prusse combien il serait dangereux de s'enfoncer davantage en France, lorsqu'on laissait derrière soi une nombreuse et vaillante armée. La voie des négociations était, selon lui, la meilleure à suivre, et c'est celle qu'il parvint à faire prévaloir[77].

Danton, instruit de ce qui se passait dans le camp prussien, ne demandait pas mieux, à son tour, que de traiter sur la base d'une prompte évacuation du territoire. Il avait déjà placé, auprès de Dumouriez, Westermann, un des héros du 10 août : apprenant qu'entre Dumouriez et Kellermann il existait une mésintelligence née de la jalousie du commandement, il envoya aux deux généraux, sous prétexte de les réconcilier, son confident Fabre d'Églantine. En réalité, Fabre avait mission de régler la marche à suivre pour amener, sans coup férir, la retraite de l'ennemi. Il y eut donc entre les deux camps des pourparlers, qu'on eut soin de voiler par certains arrangements convenus d'avance, tant on savait l'esprit de la Révolution soupçonneux !

Le 23 septembre, Manstein, envoyé par le roi de Prusse comme pour traiter d'un simple cartel d'échange, venait s'asseoir à la table de Dumouriez. Il était chargé de déclarer que le roi de Prusse et ses alliés désiraient un représentant de la nation française dans la personne de son roi, pour traiter avec lui ; qu'il s'agissait, non de remettre les choses sur l'ancien pied, mais de donner à la France un gouvernement propre au bien du royaume ; qu'il fallait, en outre, que toute propagande cessât, et que Louis XVI fût rendu à la liberté. Moyennant ces conditions, le monarque prussien offrait d'évacuer immédiatement le territoire[78].

Voilà en quels termes était conçue la note que Manstein remit à Dumouriez. Mais, en cet instant même, celui-ci recevait un bulletin qu'il tendit à Manstein, pour toute réponse. Le négociateur prussien y jeta les yeux et lut : Décret de la Convention nationale qui abolit la royauté et proclame la République !

 

 

 



[1] Les deux Amis, dans leur relation des 2 et 3 septembre, présentent le fait comme certain.

[2] Les deux Amis de la liberté, dans leur relation des 2 et 3 septembre.

[3] Déclaration de Pétion dans l'Assemblée nationale, séance du 17 septembre, six heures du soir.

[4] Lettre du maire de Paris, lue dans la séance du 17 septembre 1792.

[5] Ibid., lue dans la séance du 14.

[6] Moniteur du 15 septembre 1792.

[7] Moniteur du 15 septembre 1792.

[8] Bulletin du tribunal criminel du 17 août, n° 15.

[9] Bulletin du tribunal criminel du 17 août, n° 15.

[10] Bulletin du tribunal criminel du 17 août, n° 15.

[11] Voyez la série des numéros du Bulletin du tribunal criminel du 17 août, passim.

[12] Voyez le procès des Girondins, dans le t. XXX de l'Histoire parlementaire, p. 88.

[13] Voyez le procès des Girondins, dans le t. XXX de l'Histoire parlementaire, p. 88.

[14] C'est principalement au venimeux libelle publié par Roch Marcandier, sous le titre de Histoire des Hommes de proie, qu'il faut recourir, si on veut avoir une idée de la violence de ces accusations, que n'appuie, bien entendu, aucune preuve.

[15] Voyez, aux Pièces justificatives de l'Histoire de la Révolution, par M. Villiaumé, t. II, p. 376, une lettre de Sergent-Marceau à l'auteur.

[16] Pièces justificatives de l'Histoire de la Révolution, par M. Villiaumé, t. II, p. 376.

[17] M. Michelet, Histoire de la Révolution, t. IV, p. 222.

[18] Etudes révolutionnaires, par Ed. Fleury. — Camille Desmoulins, t. I, p. 278.

[19] J'avais quelquefois douté que Marat fût un être subsistant. Madame Roland. Voyez ses Mémoires, t. I., p. 115. Edition P. Faugère.

[20] Courrier des départements, du 6 septembre 1792.

[21] Voyez l'Ami du Peuple, n° DCLXXXII.

[22] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 114.

[23] M. Michelet, t. IV, p. 218.

[24] L'Ami du Peuple, n° DCLXXXIII.

[25] L'Ami du Peuple, n° DCLXXXIII.

[26] L'Ami du Peuple, n° DCLXXXIII.

[27] L'Ami du Peuple, n° DCLXXXIII.

[28] Journal du Club, n° CCLXI.

[29] Révolutions de Paris, n° CLXVII.

[30] Voyez le texte de cette lettre, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII p. 29.

[31] Voyez ce discours dans l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 467.

[32] Ce fut la conclusion du discours prononcé par Vergniaud le 17 septembre. Voyez l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 468.

[33] Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 42 et 45.

[34] Commune de Paris. — Proclamation du 19 septembre 1792.

[35] Voyez le texte dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 9-12.

[36] Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 44-49.

[37] La Commune de Paris aux bonnes citoyennes. Affiche du 5 septembre 1792.

[38] Procès-verbaux de la Commune, 8 septembre 1792.

[39] Voyez, pour une description plus détaillée, les Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. V, chap. VI, p. 392 et 393.

[40] Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 58.

[41] Voyez pour le détail des divers mouvements militaires, les Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. V, chap. VI, et t. III, liv. V, chap. VII.

[42] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 459.

[43] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XII, p. 324.

[44] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 452.

[45] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 453-457.

[46] Histoire parlementaire. t. XIX, p. 177.

[47] C'est ce que M. Michelet fait observer avec beaucoup de raison. Voyez son Histoire de la Révolution française, t. IV, chap. VIII, p. 238.

[48] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 7.

[49] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. XIII, p. 249.

[50] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. II, chap. XXXI, p. 224 et 225.

[51] Swoln torrents boil angrily round the foot of rocks, floating pale carcasses, of men. Carlyle, the French Revolution, vol. III, p. 62 et 63.

[52] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 12.

[53] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 12.

[54] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 55.

[55] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 54.

[56] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 54.

[57] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 459 et 460.

[58] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 460-463.

[59] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VII, p. 19.

[60] Voyez, pour les détails militaires, les Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. VIII, p. 21-23, et les Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 463-464.

[61] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 2.

[62] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 465.

[63] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 466.

[64] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 27.

[65] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 33.

[66] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 32.

[67] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 473.

[68] Mémoires, etc. — Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 66.

[69] Mémoires, etc. — Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 66.

[70] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 45. (Note des nouveaux éditeurs.)

[71] Campagne de France. — Œuvres de Gœthe. (Traduction J. Porchat), t. X, p. 45. — Paris, 1863.

[72] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 39.

[73] Mallet du Pan ne doute pas, en bon royaliste qu'il est, que cette cavalerie ne fût décidée à se rendre aux Prussiens, et il ose citer, à cet égard, le témoignage oral de Dumouriez lui même. Mais Dumouriez ne dit pas un mot de cela dans ses Mémoires, et l'événement ici pulvérise le commentaire. — Voyez les Mémoires de Mallet du Pan, t. I, p. 323 et 324.

[74] Voyez sur ce combat, en les rapprochant, les Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 477-480. — Les Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 40-44. — Et enfin le récit composé, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 66-68, sur le Tableau historique de la guerre de la Révolution, par Servan, et sur l'Histoire de la Révolution, par Toulongeon.

[75] Campagne de France. — Œuvres de Gœthe (Traduction J. Porchat), t. X, p. 46.

[76] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 480, 492 et 493.

[77] Mémoires d'un homme d'État, t. I, p. 493-496.

[78] Points essentiels pour trouver le moyen d'accommoder à l'amiable tout malentendu entre les deux royaumes de France et de Prusse.