HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE IX. — NOUVELLE ORGANISATION DU ROYAUME (1789-1790).

 

 

Travaux organiques de l'Assemblée constituante. — Anciennes divisions du royaume. — Plan conçu par Sieyès, exposé et développé par Thouret. — Plan proposé par Mirabeau. — Débats entre Mirabeau et Thouret. — Observations de Bengy de Puy-Vallée. — Système de division territoriale et électorale adopté par l'Assemblée constituante. — Citoyens actifs, citoyens passifs ; soulèvement de l'opinion. — Division administrative du royaume : administrations de département, administrations de district. — Système municipal adopté par l'Assemblée constituante. — Côtés défectueux de son œuvre ; importance et nouveauté de ses travaux. — Influence morale et intellectuelle de la place publique ; Paris inspirateur. Club des Jacobins ; ses colonies. — L'unité de l'administration et des lois ; l'unité de la Révolution.

 

Cependant, l'Assemblée poursuivait le cours de ses travaux. Car détruire ne suffisait pas : il fallait réédifier.

En renversant la féodalité, en mettant le principe électif face à face avec le principe héréditaire, en subalternisant le trône, en proclamant le droit du peuple à voter les impôts, en chassant de la scène les parlements, l'Assemblée constituante avait contracté envers la nation et envers elle-même l'héroïque obligation de créer tout un monde nouveau. Et, dès lors, comment conserver, soit sous le rapport territorial, soit sous le rapport politique et administratif, l'ancienne division du royaume ?

Pour bien mesurer la portée des grandes choses que la Révolution française vint accomplir, il est indispensable de se rappeler quel avait été jusqu'alors l'état de notre pays.

Il se divisait :

Dans l'ordre politique, en provinces ;

Dans l'ordre financier, en généralités ;

Dans l'ordre civil, en intendances ;

Dans l'ordre militaire, en gouvernements ;

Dans l'ordre ecclésiastique, en diocèses ;

Dans l'ordre judiciaire, en bailliages et sénéchaussées.

Du reste, nulle hiérarchie constituée régulièrement ; nulle harmonie entre les divers pouvoirs ; entre les différentes parties de ce corps immense nul accord ; partout le désordre ou la confusion, nulle part l'unité.

J'ai dit la France ! Mais laquelle ? Car il y avait :

La France de la langue d'oc ou du droit romain, et la France de la langue d'oïl ou du droit coutumier ;

La France des gabelles, et la France rédimée ;

La France du Concordat papal, et la France des pays d'obédience ;

La France des pays d'élection, c'est-à-dire celle qui payait l'impôt des aides, et la France des pays d'état, c'est-à-dire celle qui était soumise au régime des dons gratuits. Quelle anarchie, et combien de ressources elle offrait à tous les genres de despotisme, depuis celui du premier ministre jusqu'à celui du dernier suppôt de la maltôte !

Il n'y a pas à s'en étonner, si l'on songe qu'en vertu du principe féodal la souveraineté avait été primitivement attachée à la possession du sol, ce qui rendait chaque seigneur maître dans les limites de son fief. Il est vrai que la royauté n'avait cessé de lutter contre le fédéralisme seigneurial, et ce ne fut point sans succès. Mais cette lutte même se trouvait n'avoir produit, quand la Révolution éclata, qu'une sorte de mélange bizarre et confus de deux principes opposés. L'unité monarchique était loin d'être installée, et la logique du régime féodal avait disparu.

Il ne faut pas non plus oublier que le domaine de la couronne s'était agrandi peu à peu ; qu'il se composait d'une série d'acquisitions successives.

Or, pas un traité, pas une donation, pas un testament, pas un contrat de mariage, qui, en donnant au fief royal une province nouvelle, n'eût stipulé pour condition que cette province garderait ses usages traditionnels, ses lois particulières, son mode d'administration indépendant.

La Bourgogne, par exemple, avait son contrat, dressé le 29 janvier 1477, accepté par les commissaires de Louis XI et scellé de leur sceau.

La Flandre, devenue française en 1667, conservait ses droits et privilèges soigneusement consignés dans sa capitulation.

Un des contrats passés entre les états de Bretagne et le roi portait qu'aucun édit n'aurait effet s'il n'était consenti par les états et vérifié par les cours souveraines de la province, alors même qu'il serait rendu pour le général du royaume.

On comprendra combien l'esprit de fédéralisme était difficile à dompter, au profit de l'unité nationale, pour peu qu'on fasse le compte de toutes les puissances tyranniques qu'il servait : nobles, parlementaires, intendants, maltôtiers.... Heureusement, et par je ne sais quel phénomène, le plus extraordinaire et le plus touchant que puisse présenter l'histoire, il y eut une heure, une heure d'inspiration divine, où, l'unité fraternelle apparaissant tout à coup au peuple comme le moyen suprême de la liberté, on vit les opprimés de la Bretagne et ceux de la Bourgogne, les opprimés de la Franche-Comté et ceux de la Flandre, se tendre de loin les bras. Les villes allèrent en quelque sorte à la rencontre des villes, les villages à la rencontre des villages. Dans cette France si morcelée, si désunie, si disparate, il y avait un peuple généreux et souffrant : ce peuple n'eut qu'une âme, et cette âme fit la patrie.

Toutefois, l'élan qui produisit les fédérations ne s'était manifesté que par quelques symptômes partiels, quand fut entreprise l'œuvre de reconstruction qui va nous montrer les travaux de l'Assemblée constituante sous leur plus glorieux aspect.

Saper dans leur base les résistances provinciales, effacer toutes les anciennes démarcations qui avaient donné naissance à une foule de petites souverainetés rivales, ôter au privilège ses derniers refuges, fonder à la fois l'unité territoriale du royaume et son unité administrative, établir une égalité proportionnelle de représentation, substituer aux états l'Etat, substituer à la juxtaposition d'un certain nombre de provinces la France…, voilà ce qu'il s'agissait de faire.

Disons maintenant quel fut le plan qui, conçu par Sieyès, exposé et développé par Thouret, au nom du comité de constitution, fut le pivot de ces solennels débats.

1° En prenant Paris pour centre d'opération et en s'étendant de là jusqu'aux frontières, on aurait divisé :

Tout le royaume en quatre-vingts départements d'à peu près égale étendue ;

Chaque département en neuf districts ;

Chaque district en neuf cantons ;

Chaque canton en assemblées primaires.

2° La réunion des électeurs nommés par les assemblées primaires aurait formé les assemblées de district ;

La réunion des électeurs nommés par les assemblées de district aurait formé les assemblées de département ;

La réunion des députés nommés par les assemblées de département aurait formé l'Assemblée nationale,

3° Le nombre des députés envoyés à l'Assemblée nationale par chaque département aurait été calculé en raison composée du territoire, de la population et des contributions directes.

4° On aurait établi dans chaque département une administration supérieure, et dans chaque district une administration inférieure, correspondante : électives l'une et l'autre, et l'une et l'autre partagées en deux sections, la première décidant, sous le nom de conseil, la seconde exécutant, sous le nom de directoire.

Telles furent les principales données du système de Sieyès.

Très-simple en apparence et parfaitement symétrique, il n'en soulevait pas moins des problèmes d'une difficulté immense.

Et d'abord, la forme de division qui consistait à prendre Paris pour point de départ en s'étendant de là jusqu'aux frontières n'avait-elle rien de vicieux ? Ne conduisait-elle pas à un démembrement aveugle, brutal, inflexible, par suite duquel le tiers de telle province, le quart de telle autre, le cinquième de celle-ci, la moitié de celle-là se trouveraient composer un département ?

Convenait-il de partager la France comme on eût pu faire d'une pièce de drap, sans tenir compte des habitudes, des coutumes, des mœurs, des productions, du langage ? Irait-on, pour rester fidèle à la partie mathématique d'un pareil système, irait-on jusqu'à couper les maisons ou les clochers ? Mais quoi ! à cela l'inconvénient eût été moindre encore qu'à briser tout d'un coup tant de liens moraux noués en quelque sorte par la main des siècles.

Cette objection fut la première que Mirabeau fit valoir contre le plan proposé. Il n'approuvait pas non plus l'égalité d'étendue territoriale qu'on voulait donner aux départements, cette égalité prétendue lui paraissant constituer une inégalité monstrueuse. La même étendue, en effet, peut être couverte de forêts et de cités ; la même superficie présente tantôt des landes, tantôt des champs fertiles ; ici des montagnes inhabitées, là un entassement d'hommes, et il n'est point vrai que, sur des territoires d'égale étendue, villes, hameaux et déserts se compensent[1]. J'ai pris, disait Mirabeau, des cartes géographiques, j'ai tracé des surfaces égales de trois cent vingt-quatre lieues carrées, et qu'ai-je aperçu ?... Partout, j'avais le même territoire, mais je n'avais nulle part ni la même population, ni la même valeur, ni la même importance, et je me disais : si on a voulu faire des départements inégaux, il ne valait pas la peine de leur donner une égale surface ; si on a voulu les rendre égaux, comment se fait-il qu'on ait choisi précisément la mesure la plus inégale ?[2]

En conséquence, Mirabeau demandait qu'au lieu de procéder par la division du royaume, abstraction faite des anciennes lignes de démarcation, on procédât par la division de chaque province, de manière à éviter le plus possible des démembrements qu'il jugeait douloureux et des résistances qu'il croyait inévitables. Il demandait aussi qu'au lieu de partager le royaume en fractions d'égale étendue, on le partageât en fractions d'égale importance, c'est-à-dire qu'on prît pour base de l'opération projetée la population et non le territoire[3].

A un athlète de la vigueur de Mirabeau il fallait un vigoureux adversaire : Thouret n'hésita pas à se lever, et il soutint la lutte avec un remarquable talent.

Il affirma que ce serait précisément la gloire de la Révolution et le signe de sa force souveraine d'avoir rompu les unités provinciales. Et quand donc viendrait, s'il n'était pas encore venu, le jour où, réunis en une seule famille, le jour où, abjurant les préjugés de l'esprit local, les Français ne reconnaîtraient plus qu'une loi et feraient saluer par le monde l'idée française ? Que craignait-on ? Est-ce que nul symptôme n'annonçait la tendance des âmes à se confondre, la tendance des intérêts à s'identifier dans une vaste et sainte alliance ? C'était là un mouvement admirable qu'il importait de comprendre, de faciliter, de mettre à profit. Quant à cette égalité d'étendue territoriale que le comte de Mirabeau combattait si vivement, au nom de ce qu'il appelait l'égalité véritable, celle qui relève, non du géomètre, mais de l'homme d'État, M. de Mirabeau oubliait une chose importante dans sa critique : c'est que le plan proposé ne donnait en aucune sorte le territoire pour mesure exclusive à la représentation ; après avoir fait les départements à peu près égaux en étendue, on ne concluait pas à leur assigner à tous un nombre égal de députés ; tout au contraire, on concluait à ce que ce nombre fût réglé sur le chiffre de la population combiné avec celui des impôts : calcul essentiellement politique, qui était de l'homme d'État et non du géomètre ! Après tout, de quoi s'agissait-il ? M. de Mirabeau voulait-il attribuer l'influence politique à la population ? Eh bien, il y avait deux moyens d'atteindre ce but : l'un était d'avoir des espaces égaux inégalement peuplés, qui influeraient d'une manière inégale ; l'autre était d'avoir des espaces inégaux également peuplés, qui influeraient d'une manière égale. De ces deux systèmes, M. de Mirabeau adoptait le second et repoussait le premier : avait-il de son côté, en cela, la politique et la logique ? Comment ne voyait-il pas que, s'il était raisonnable de donner la population pour mesure à la représentation des intérêts, il ne l'était pas de la donner pour mesure à la division matérielle du territoire ? Comment pouvait-il lui échapper que la population est un élément variable ; que deux départements également peuplés aujourd'hui cesseront d'être également peuplés demain ? Si l'on s'avisait de partager la masse entière des habitants en fractions égales, et si, de chaque portion de territoire habitée par chacune de ces fractions, on faisait un département, il n'y avait plus qu'à se résigner à l'inconvénient ridicule de changer chaque matin la carte de la France ; et la division territoriale du royaume, en ce cas, devenait la toile de Pénélope.

Ces considérations, que nous avons essayé de résumer sous une forme assez vive pour en déguiser un peu la sécheresse, furent développées par Thouret sans éclat oratoire, mais avec beaucoup de précision et de force[4]. Elles prévalurent.

Thouret l'emporta aussi relativement à la question de savoir si le nombre des départements serait environ de quatre-vingts, comme le proposait le comité de constitution, ou de cent vingt, comme le proposait Mirabeau.

Les motifs de Mirabeau pour préférer le chiffre cent vingt étaient :

Qu'en multipliant les départements et en les rendant de la sorte plus petits, on rapprocherait de l'administration centrale les hommes et les choses ;

Qu'on offrirait à un plus grand nombre de villes la satisfaction de devenir chef-lieu ;

Qu'on appellerait à prendre part aux affaires du département un plus grand nombre de citoyens ;

Qu'on se mettrait en état de se passer des assemblées de district et des assemblées de canton, intermédiaires onéreux, rouages qui ne servaient qu'à compliquer le jeu de la machine administrative et n'établissaient pas moins de trois degrés d'élection[5].

Thouret répondit :

Que se propose M. de Mirabeau ?

De rapprocher davantage des assemblées administratives les citoyens administrés ? Un département plus grand d'un tiers, avec des assemblées de district, produit plus complètement cet effet qu'un département moindre sans assemblées intermédiaires ;

De faire concourir plus de sujets à l'administration publique ? Certainement, cet objet sera mieux rempli s'il existe des administrations de district que si on les supprime ;

De se passer d'intermédiaires ? Et pourquoi ? Les deux premiers avantages disparaissant, celui-ci disparaît[6].

 

L'opinion de Thouret fut celle de l'Assemblée ; mais, en parlant des trois degrés d'élection, Mirabeau avait signalé, dans le projet du comité de constitution, un vice impossible à voiler : le comité, par l'organe de Thouret et de Target, déclara qu'il abandonnait les électeurs de district. C'était trop peu. Car, qu'elle soit à trois degrés ou à deux seulement, l'élection, dans l'un ou l'autre cas, cesse d'être directe, et toute élection indirecte risque d'être illusoire.

Les deux derniers mois de l'année 1789 furent consacrés à ces importants débats, qui ne furent pas, du reste, resserrés entre Mirabeau et Thouret, mais auxquels prirent part une foule d'orateurs fournis à la tribune par toutes les parties de l'Assemblée : Barnave, Robespierre, Maury, de Fermont, La Rochefoucauld, Garat, Barère, Dupont de Nemours et beaucoup d'autres moins connus. Parmi ceux-ci, il est juste de citer un député du Berry, nommé de Bengy de Puy-Vallée. Nul n'attaqua le plan du comité de constitution par de plus sérieux arguments, par des considérations puisées dans une connaissance plus exacte de la situation géographique du pays, et ce fut probablement sous l'impression de ses paroles qu'on renonça à la division uniforme, invariable, fixée d'avance, de chaque département en neuf districts et de chaque district en neuf cantons[7].

Par rapport à cette division et au régime électoral qui s'y devait rattacher, on décida, après un long et laborieux examen :

Que le nombre des départements serait de soixante-quinze à quatre-vingt-cinq ;

Que chacun d'eux serait subdivisé en trois, six ou neuf districts, selon les convenances locales ;

Que chaque district serait à son tour subdivisé en cantons de quatre lieues carrées environ ;

Qu'il y aurait une assemblée primaire dans chaque canton où le nombre des citoyens actifs ne s'élèverait pas à neuf cents, et qu'il y en aurait deux de quatre cent cinquante membres au moins, si le canton comprenait plus de neuf cents citoyens actifs ;

Qu'un seul degré intermédiaire d'élection serait placé entre les assemblées primaires et les assemblées administratives ;

Que le nombre des députés à l'Assemblée nationale, par chaque département, serait déterminé selon la proportion du territoire, de la population et de la contribution directe ;

Que les électeurs nommés par les assemblées primaires se réuniraient en une seule assemblée de département pour nommer les députés à l'Assemblée nationale ;

Que les assemblées primaires choisiraient, à raison d'un sur cent habitants, les électeurs parmi tous les citoyens actifs du canton ;

Que les électeurs choisiraient les membres de l'administration du département parmi les éligibles de tous les districts et les députés à l'Assemblée nationale parmi les éligibles du département électeur[8].

Avant d'aller plus loin, avant de passer à l'organisation administrative qui, avec celle des municipalités, compléta le vaste travail de l'Assemblée constituante, arrêtons-nous ici un instant pour indiquer les défauts de la partie qui vient d'être exposée, et en signaler l'esprit.

Quels étaient ces citoyens actifs qui seuls avaient droit de vote ? L'Assemblée constituante appela de ce nom ceux qui, âgés de vingt-cinq ans accomplis et domiciliés dans le canton au moins depuis un an, étaient en état de payer une contribution directe de la valeur locale de trois journées de travail. Ces conditions remplies, quiconque n'était pas serviteur à gages eut droit de suffrage dans les assemblées primaires. Pour être électeur du second degré, il fallut payer une contribution égale à la valeur de dix journées, et une contribution d'un marc d'argent ou de cinquante-quatre livres, fut exigée de tout citoyen qui prétendait aux honneurs de la représentation nationale.

Si le comité de constitution avait cru que de semblables dispositions passeraient inaperçues, il s'était étrangement trompé : le soulèvement de l'opinion publique fut terrible.

Les journaux protestèrent, les clubs tonnèrent. Loustalot fit entendre des plaintes douloureuses et graves auxquelles se mêla le cri perçant de Camille Desmoulins. Ainsi, au mépris de la déclaration des droits de l'homme, on créait deux nations dans la nation ! C'était bien la peine d'abattre l'aristocratie des nobles, si on la devait remplacer par celle des riches ! La confiance du mandataire ne suffisait donc pas pour la validité du mandat ? Quand le pauvre était appelé à la défense des frontières, lui demandait-on ce qu'il payait d'impôt, et ces citoyens qu'on déclarait passifs quand il y avait à voter, les déclarerait-on passifs quand il y aurait à mourir[9] ! Oh ! prêtres stupides ! s'écriait violemment Camille Desmoulins, prêtres fourbes qui avez voté cette loi, ne voyez-vous pas que Jésus-Christ aurait été inéligible, et que vous reléguez votre Dieu parmi la canaille !

Le comité de constitution, effrayé de ces clameurs, voulut revenir un peu sur ses pas. Dans la séance du 3 décembre, Target vint proposer, comme article oublié, une disposition ainsi conçue : La condition d'éligibilité, relative à la contribution directe, déclarée nécessaire pour être citoyen actif, électeur ou éligible, sera censée remplie par tout citoyen qui, pendant deux ans consécutifs, aura payé volontairement un tribut civique égal à la valeur de cette contribution, et qui aura pris l'engagement de le continuer. C'était diminuer le nombre des exclus. Mais, sur ce point, la majorité se montra intraitable. Target, Desmeuniers, Milscent, Pétion, Carat essayèrent successivement, et tous en vain, de lutter contre une véritable tempête d'interruptions et de murmures. Il fallut à Mirabeau lui-même des efforts extraordinaires pour faire monter à travers le bruit sa voix dominatrice. Enfin l'article fut rejeté à une majorité de quelques voix, après une première épreuve proclamée douteuse et au milieu de l'anxiété universelle[10].

Le suffrage universel, à cette époque, pouvait donner six millions de voix : le chiffre des votants se trouva réduit à quatre millions deux cent mille environ.

Encore si à ce peuple de citoyens actifs on avait accordé le bénéfice de l'élection directe. Mais non : les assemblées primaires, on l'a vu, n'étaient admises à se choisir des délégués que par ambassadeurs.

Ce n'est pas tout. Des sept cent quarante-cinq membres qui, d'après les bases adoptées, durent composer à l'avenir l'Assemblée nationale, élue pour deux ans et permanente, deux cent quarante-sept étaient attribués au territoire, deux cent quarante-neuf à la population, et un pareil nombre à la contribution directe.

Cette combinaison était-elle équitable ? Était-elle conforme aux principes de la démocratie, ou seulement avouable au tribunal du bon sens ? Quoi ! on attribuait un droit de représentation à des plaines, à des pierres, à des arbres, quand il y avait à représenter des hommes ! Car c'était bien là ce que signifiait le territoire compté comme une des bases à donner à la représentation. Et que dire de l'importance assignée à cet autre élément : la contribution directe ? Si l'on examine, avait dit Bengy de Puy-Vallée, l'intérêt que chaque division du royaume peut avoir à la représentation nationale, il semble au premier coup d'œil que plus un département contribue à l'entretien de la chose publique, plus il doit avoir d'influence sur la législation. Mais on ne fait pas attention que plus un pays est fertile, plus il a de richesses, plus ses habitants ont de jouissances, et plus ils sont redevables à la puissance qui les défend, à la force publique qui protège leurs propriétés. Le tribut qu'ils payent à la patrie est proportionné à l'avantage qu'ils en retirent et à la protection qu'ils en reçoivent ; la contribution qu'ils acquittent est de leur part un devoir de justice rigoureux. Mais un devoir ne constitue pas un droit exclusif. La représentation nationale ne peut donc avoir pour base la contribution. Quand il s'agit de défendre la patrie, chaque homme est soldat et doit payer de sa personne ; de même, lorsqu'il s'agit de représenter la nation, tout homme est citoyen et a le droit de faire représenter son suffrage. C'est donc par le nombre des citoyens qu'il faut calculer la représentation nationale. La population en est la base véritable[11]. Mais l'Assemblée constituante fut sourde à ce langage de la raison, dominée qu'elle était par le culte bourgeois de l'or, substitué au culte féodal du fer.

Un autre vice du système qu'on adopta était celui qui consistait à renfermer le choix des électeurs départementaux dans les étroites limites de leurs départements respectifs, au lieu de lui permettre d'aller, par toute la France, chercher et désigner le plus digne. Le comité de constitution ne s'était pas rendu coupable de cette atteinte au droit électoral ; elle résulta d'un amendement de d'Ambli, que combattirent avec vivacité, mais bien en vain, Garat, Rewbell, La Rochefoucauld, Le Chapelier, Mirabeau. Desmeuniers avait fait, des arguments divers produits dans le débat, l'énergique résumé que voici : Premièrement, tout député représente la totalité de la nation. — Secondement, la confiance des électeurs est le premier titre pour être élu. — Troisièmement, restreindre la faculté d'élire, c'est peut-être, dans quelques circonstances, empêcher les électeurs de faire de bons choix. Qui le croirait ? L'homme qui fit pencher la balance du côté de la restriction du droit, ce fut un des orateurs qu'on réputait alors appartenir au parti populaire, ce fut Barnave. Soit absence de foi démocratique, soit jalousie secrète à l'égard de Mirabeau, Barnave s'écria : Adoptez la motion de M. d'Ambli : vous attirerez les villes dans les campagnes. Et l'amendement fut voté[12].

Ainsi, on avait procédé à une nouvelle organisation du royaume, afin de porter coup à l'esprit de province, et voilà qu'on adoptait une mesure qui semblait appeler des députés de département là où étaient attendus les députés de la France !

Maintenant, pour donner une idée fidèle de l'organisation administrative que reçut le royaume, nous ne saurions mieux faire que de reproduire, dans leur ordre logique, les dispositions principales décrétées par l'Assemblée constituante.

Chaque administration, soit de département, soit de district, sera permanente, et les membres en seront renouvelés tous les deux ans, la première fois au sort, après les deux premières années d'exercice, et ensuite à tour d'ancienneté.

Les membres des assemblées administratives seront en fonctions pendant quatre ans, à l'exception de ceux qui sortiront par le premier renouvellement au sort, à l'expiration des deux premières années.

Après avoir choisi les députés de l'Assemblée nationale, les mêmes électeurs de chaque département choisiront ensuite les membres à élire pour l'administration de leur district.

L'Assemblée de département sera composée de trente-six membres et celle de district de douze.

Chaque administration de département sera divisée en deux sections : l'une, sous le titre de conseil de département, tiendra annuellement une session pendant un mois au plus, si la nécessité des affaires l'exige, pour fixer les règles de chaque partie d'administration, ordonner les travaux et les dépenses ; l'autre, sous le titre de directoire de département, sera toujours en activité pour l'expédition des affaires et rendra compte de sa gestion au conseil de département.

Les membres du directoire seront au nombre de huit, pris dans le sein de l'administration de département et renouvelés tous les deux ans par moitié.

Chaque administration de district sera subordonnée à celle de département et se composera pareillement d'un conseil et d'un directoire.

Les assemblées administratives, dépositaires de l'autorité du roi, agiront en son nom, sous ses ordres, et lui seront subordonnées.

Tout citoyen élu sera considéré comme représentant, non pas telle ou telle partie de la France, mais la France, et par suite il ne pourra ni être révoqué, ni être frappé de destitution, si ce n'est dans le cas de forfaiture jugée[13].

 

La discussion avait glissé très-rapidement sur ces divers articles. Partant de l'avantage qu'il y avait à multiplier les soutiens et les défenseurs du peuple, Robespierre aurait voulu que, de trente-six, le nombre des administrateurs fût porté à quatre-vingts : cette proposition fut rejetée[14] par des motifs d'économie derrière lesquels quelques-uns se hâtèrent d'abriter leurs répugnances politiques.

On ne tint pas compte davantage des réflexions présentées par Bengy de Puy-Vallée sur l'inconvénient d'attribuer à des départements fort inégaux, soit en population, soit en richesses, un nombre égal d'administrateurs.

Le département de Berry, avait dit l'orateur, serait à celui de Flandre, égal en superficie, comme deux cent mille est à un million. Or, des frais d'administration qui, répartis sur un million d'hommes, peuvent être fort supportables, deviennent, répartis sur deux cent mille, un fardeau accablant[15].

Mais il y avait un reproche plus grave à adresser à l'Assemblée constituante. Enlever aux électeurs le droit de révoquer l'élu, n'était-ce pas désarmer le souverain ? Et le désarmer sous prétexte que l'élu d'une simple commune représente la France entière, n'était-ce pas enter sur un sophisme la violation d'un principe ? Car enfin, si une partie de la nation est supposée agir au nom de toute la nation quand elle choisit, pourquoi ne serait-elle pas supposée agir de même quand elle révoque ?

Les fonctions des administrations de département et celles des administrations de district, sous l'autorité des premières, furent :

De régler, en exécution des décrets de l'Assemblée nationale, la répartition par les départements entre les districts et par les districts entre les communautés, de toutes les contributions directes ;

De surveiller, sous les ordres du roi, mais toujours d'après les décrets de l'Assemblée, l'éducation publique, l'enseignement politique et moral, la police des eaux et forêts, celle des chemins et rivières, celle des canaux et travaux publics de toute espèce relatifs aux besoins du département ;

De pourvoir à la salubrité, sûreté et tranquillité publiques, à l'entretien des églises et presbytères, à tout ce qui concernait enfin le soulagement des pauvres ou la répression des délits : maisons et ateliers de charité, maisons d'arrêt, prisons, police des vagabonds et des mendiants[16].

La loi portait, on vient de le voir, que les assemblées administratives seraient subordonnées au roi. Mais de quelle manière ? c'est ce qu'on avait oublié de préciser. Plus tard, on répara l'omission en investissant le monarque du droit de suspendre toute administration qui n'exécuterait pas ses ordres, à charge d'en informer le corps législatif qui confirmerait ou lèverait la suspension. Quelle anarchie ! s'écrie ce sujet un historien moderne[17]. Sans doute, l'anarchie risquait d'éclater tant que la société aurait deux têtes, tant qu'on laisserait face à face une assemblée et un roi. Mais que fallait-il, pour que, dans les données du nouveau système, l'ordre se fît ? que la royauté disparût. Or, le peuple, à défaut du comité de constitution, sut bien tirer la conséquence !

Nous n'aurions donné au lecteur qu'une idée bien incomplète des vues organiques de l'Assemblée constituante, si à ce qui précède nous n'ajoutions pas l'analyse du plan des municipalités, tel que l'adopta cette Assemblée célèbre.

L'homme en société a, pour ainsi dire, deux vies : celle qui s'étend au loin, par laquelle il entre en rapport avec des choses qu'il lui est difficile de bien apprécier, avec des hommes qu'il ne verra peut-être jamais, et celle qui se passe dans un certain cercle borné dont il connaît à merveille la surface et embrasse les limites. De ces deux vies, la première pourrait être appelée vie nationale et la seconde vie communale.

Or, par les lois dont nous venons de présenter le tableau, l'Assemblée constituante avait réglé la première, il lui restait à se préoccuper de la seconde.

En décidant que, dans un pays de l'étendue du nôtre, et pour tout ce qui se rapportait aux intérêts généraux, à la vie nationale, les fonctions législatives seraient remplies, non pas indistinctement et au hasard par tous les citoyens, mais par ceux que la nation aurait désignés comme les plus capables et les plus dignes, les constituants n'avaient rien fait que de très-raisonnable ; ils avaient appliqué à la politique le grand principe de la division du travail, basé sur l'accord des fonctions avec les aptitudes, et ils avaient détourné de la France les maux, les périls, qui seraient inévitablement sortis de la doctrine contraire.

Supposons, en effet, qu'au lieu d'une assemblée unique et imposante, siégeant à Paris, sur ces hauteurs qu'on aperçoit des extrémités du monde : écho sonore formé par la rencontre de toutes les voix, point radieux formé par la convergence de tous les rayons, phare étincelant allumé pour le compte et à l'usage de tout l'univers, il y eût eu en France près de quarante mille petites assemblées éparses, obscures, délibérant dans leur coin, sans débat solennel entre elles, sans échange possible de leurs idées diverses ; près de quarante mille petites assemblées soumises à l'empire des préjugés locaux, et agitées, tourmentées, égarées, quant à la solution de problèmes trop vastes et trop compliqués pour être de la compétence de tous, par l'ambition, l'ambition, de quelques meneurs de village... quel aurait été l'avenir de la Révolution ? La République en lambeaux ; le souverain mutilé ; mainte minorité, gardienne du progrès, accablée sous le poids d'un chiffre qu'auraient fourni l'ignorance et la routine ; les communes transformées en arènes tumultueuses où l'on aurait combattu pour ou contre toute chose ; les ennemis du peuple réunis en force là où n'auraient pu se rendre ni le cultivateur enchaîné au travail des champs, ni l'artisan retenu à l'atelier ; en cas de guerre, les meilleurs citoyens courant aux frontières, tandis que les hommes corrompus, les reptiles de la chicane, seraient restés maîtres de la lice, et le désaccord probable de tant d'assemblées couvant, au plus fort de la guerre étrangère, la guerre civile, voilà l'énergique peinture que fit, plus tard, Robespierre des dangers de l'intervention directe des citoyens pris séparément, dans ce qui est du ressort de la vie nationale et quand il s'agit d'une nation disséminée sur un territoire d'une immense étendue[18].

Mais qu'on y regarde de près, et l'on verra que de ces objections si vives, si puissantes, si décisives, aucune ne trouve son application, dès qu'il ne s'agit plus que de la vie communale. D'une part, les intérêts communaux sont de leur nature très-peu compliqués et aisément appréciables, puisqu'ils ont leur source dans des relations journalières ; d'autre part, les habitants d'une commune se connaissent, ils n'ont pas de peine à se rassembler, ils ne sont qu'une famille agrandie. Pourquoi, dès lors, ne seraient-ils pas admis à décider directement, par eux-mêmes ? Pourquoi imposerait-on à la commune, sous le nom de municipalité, des législateurs locaux dont il lui est possible de se passer ?

Loustalot posa la question en termes d'une éloquente amertume[19] ; et s'il se trompa en rejetant l'idée de délégation là où elle est nécessaire, c'est-à-dire dans la vie de la nation, il eut raison de la combattre là où elle est inutile, c'est-à-dire dans la vie de la commune. Mais ses cris ne touchèrent pas l'Assemblée. Le comité de constitution avait proposé la formation de municipalités qui, élues par tous les citoyens actifs de la commune réunis, décideraient des affaires du lieu, achats, octrois, aliénations, etc. la double attribution des pouvoirs législatif et exécutif aux corps municipaux fut votée.

Le chef du corps municipal reçut le nom de maire, et on appela procureur syndic un fonctionnaire, électif aussi, dont la mission fut de défendre les intérêts de la commune.

Une autre difficulté se présentait.

Le but de l'Assemblée constituante était de rattacher tous les mouvements de la machine politique à l'action d'un seul ressort principal ; elle voulait établir l'unité, la centralisation ; et c'est pour cela qu'elle avait subordonné les administrations de district à celles de département, celles de département au pouvoir exécutif suprême, et enfin les agents de ce pouvoir exécutif suprême à la puissance législative. Était-il bon que les municipalités fissent partie intégrante de ce mécanisme ? Les assujettirait-on aux administrations de district, comme celles-ci avaient été assujetties aux administrations de département, et comme ces dernières l'étaient au pouvoir central ? Ou bien, eu égard à la différence qui existe entre les intérêts particuliers et les intérêts généraux, entre la vie communale et la vie nationale, consacrerait-on l'indépendance des municipalités ?

N'osant se prononcer d'une manière exclusive pour aucun de ces deux systèmes, l'Assemblée constituante prit le parti de les combiner. Elle déclara certaines fonctions propres au pouvoir municipal, et elle arrêta que, quant aux autres, il relèverait du corps administratif supérieur.

Les attributions reconnues propres au pouvoir municipal — et celles-là même ne devaient pas échapper à toute surveillance — furent :

De régir les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et communautés ;

De régler et acquitter la partie des dépenses locales à payer des deniers communs ;

De diriger et faire exécuter les travaux publics à la charge de la communauté ;

D'administrer les établissements appartenant à la commune ;

D'assurer aux habitants les avantages d'une bonne police.

Les fonctions dans l'exercice desquelles le pouvoir municipal resta soumis aux corps administratifs, furent :

La répartition des contributions directes entre les citoyens, membres de la communauté ;

La perception de ces contributions et leur versement dans les caisses du district ;

La régie des établissements consacrés à l'utilité générale ;

La surveillance et l'agence nécessaires à la conservation des propriétés publiques ;

L'inspection directe des travaux de réparation ou de reconstruction des églises, presbytères et autres objets relatifs au service du culte religieux.

De la sorte, le pouvoir municipal se trouva avoir un caractère double et contradictoire : ce fut un pouvoir hermaphrodite. On aurait dû prévoir qu'apercevant sans cesse au-dessus de sa tète une autorité de nature différente toujours prête à peser sur lui, il céderait souvent à la tentation de résister, et que de là naîtraient des déchirements funestes, quand il n'y aurait pas oppression. Mais l'Assemblée constituante fut dupe d'une erreur qui, aujourd'hui encore, est loin d'être dissipée. Elle supposa faussement qu'entre les intérêts particuliers et les intérêts généraux, il existe une hostilité fatale, nécessaire, contre laquelle il importait de se précautionner avant tout ; elle ne comprit pas que l'État et la Commune sont deux aspects d'une même idée ; que, si l'État correspond à l'idée d'unité politique, la Commune correspond à l'idée, non moins essentielle, d'unité sociale. Une commune n'est pas une réunion d'individus juxtaposés, c'est une association, et qui aura d'autant plus ce caractère qu'on la laissera plus complètement libre de régler les intérêts qui naissent des rapports fréquents, journaliers, immédiats, dont se compose son existence.

Tels furent, en 1789, les travaux organiques de l'Assemblée constituante.

Ils donnaient prise à de sérieuses critiques, et nous n'avons pas dissimulé que l'esprit bourgeois les marqua souvent d'une empreinte funeste. Et cependant, quand on les considère dans leur ensemble ; quand surtout on compare ce qu'ils produisirent avec ce qui avait existé jusqu'alors, il est impossible de ne leur pas reconnaître, au moins sous certains rapports, un caractère d'audace, de nouveauté et de grandeur. Non, non, ce n'était pas une médiocre entreprise que de refaire, à un point de vue vraiment national, la carte d'un vaste pays ; que de ramener l'autorité vers sa source ; que de généraliser, sinon d'universaliser l'action élective, cette circulation du sang dans le corps politique ; que de substituer les serviteurs de la nation aux officiers du roi, les départements aux intendants, les districts aux subdélégués, des municipalités représentatives à des municipalités vénales ; que de créer enfin ce puissant système de centralisation qui ne respecta pas assez peut-être le principe des libertés communales, mais qui mit fin pour jamais aux privilèges provinciaux, facilita au plus haut degré l'expédition des affaires, rendit uniforme l'administration de la justice, désarma l'arbitraire local, permit l'unité de législation et fit la France si forte que, plus tard, elle put porter sans fléchir l'énorme poids de l'Europe armée.

Avec quelle rapidité, d'ailleurs, avec quelle triomphante énergie elle fut conduite, cette gigantesque opération qui semblait devoir être l'ouvrage de plusieurs années ! En moins de trois mois l'ancienne France géographique disparut, emportant avec elle jusqu'aux noms d'autrefois. Les noms dont les départements furent baptisés, on les demanda aux mers, aux fleuves, aux montagnes ; on les demanda à la terre, nourrice commune des hommes.

Ajoutons que la nouvelle organisation du royaume ne fut ni l'unique souci de l'Assemblée constituante, ni la seule réforme qui occupa ses journées fécondes. Car, pendant ce temps :

Elle s'occupait de la vente des biens du clergé ;

Elle soutenait contre les parlements la lutte que nous avons décrite ;

Elle châtiait les États du Cambrésis, soulevés ;

Elle agitait les idées de banque nationale et de crédit ;

Elle abordait la réforme de la justice criminelle, chargeait le jury de l'instruction et du jugement, établissait la publicité des débats, abolissait la question, défendait de retarder au delà de vingt-quatre heures l'interrogatoire de l'accusé[20] ;

Elle décidait, sur la proposition de Guillotin, que les délits du même genre seraient punis du même genre de peine, quels que fussent le rang et l'état du coupable[21] ;

Elle décrétait l'enrôlement volontaire[22] ;

Elle créait quatre cents millions d'assignats, papier-monnaie destiné à être reçu en payement des domaines nationaux, et de la sorte elle jetait les bases d'une théorie de finances toute révolutionnaire[23] ;

Elle déclarait les non-catholiques admissibles à tous les emplois, tant militaires que civils[24], et donnait vie, en ce qui touchait les protestants, les juifs, les comédiens, aux principes consignés dans la déclaration des droits de l'homme.

Grandes choses, d'immortelle mémoire, et dont néanmoins l'Assemblée constituante n'a pas à revendiquer le principal mérite aux yeux des générations futures ! Elle fut un étincelant foyer, c'est vrai ; mais un foyer qu'entretint et que fut obligé de rallumer le vent qui soufflait alors de la place publique. L'émeute même, en ces jours incomparables, faisait sortir de son tumulte de si sages inspirations ! Chaque sédition était si pleine de pensées ! Et Paris, la ville sainte, Paris n'était-il point là, toujours là, avec son impétueuse vigilance, ses conseils sous forme d'agitations, et son souffle embrasé ?

Les frères prêcheurs dominicains, qu'on avait coutume d'appeler jacobins parce que leur maison principale était rue Saint-Jacques, possédaient rue Saint-Honoré une salle longue, rectangulaire, garnie de quatre rangs de stalles et pouvant servir à des réunions nombreuses. Cette salle, toute pleine des souvenirs tragiques de la Ligue et qui, autrefois, avait entendu des prêtres prêcher l'assassinat des rois, les membres du Club Breton, aussitôt après la translation de l'Assemblée à Paris, l'avaient louée ; ils s'y étaient installés sous le nom de Club des Amis de la constitution. Ils y avaient préparé une tribune populaire, rivale de l'autre tribune : on juge de quelle énergie d'impulsion Paris se trouva doué, quand il eut ce moyen de concentrer ses sentiments et de faire parler ses volontés !

Car, ce club, Paris le fit sien pour le donner à l'instant même à la Révolution. Ce fut Paris qui l'appela Club des Jacobins ; ce fut Paris qui en força les portes, ouvertes d'abord aux seuls députés ; ce fut Paris qui, secouant l'influence malsaine des Lameth et de Barnave, courut y saluer la vertu de Robespierre. Et d'un autre côté, ce fut grâce au Club des Jacobins, grâce à ses colonies dans les principales villes du royaume, que Paris put se répandre partout et faire vivre de sa vie brûlante la France entière.

Ainsi, pendant que l'Assemblée s'étudiait à fonder l'unité de l'administration et des lois, ce que la force des choses préparait invinciblement, c'était un résultat bien plus import bien plus merveilleux : l'unité de la Révolution.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Moniteur, séance du 3 novembre 1789.

[2] Moniteur, séance du 10 novembre.

[3] Moniteur, séances du 3 et du 10 novembre.

[4] Séances des 9 et 11 novembre, passim.

[5] Séances des 5 et 10 novembre.

[6] Séance du 11 novembre.

[7] Voyez le discours de Bengy de Puy-Vallée, dans le Moniteur, séance du 5 novembre 1789.

[8] Moniteur, séances des 11,12, 16,17 et 18 novembre 1789.

[9] Révolutions de France et de Brabant.

[10] Voyez dans le Moniteur la séance du 3 décembre 1789.

[11] Séance du 5 novembre 1789.

[12] Séance du 18 novembre 1789.

[13] Épars dans le Moniteur, les articles du décret relatif à l'organisation administrative se trouvent rassemblés dans les Révolutions de Paris, n° XX.

[14] Moniteur, séance du 19 novembre 1789.

[15] Moniteur, séance du 5 novembre.

[16] Révolutions de Paris, n° XXI.

[17] Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. III, appendice, p. 129.

[18] Cette grave question a été aussi soulevée de nos jours, et j'ai eu occasion de la traiter dans deux brochures, dont la première est intitulée : Plus de Girondins, et la seconde : La République une et indivisible.

[19] Révolutions de Paris, n° XXI.

[20] Séance du 9 octobre 1789.

[21] Séance du 1er décembre 1789.

[22] Décret du 16 décembre 1789.

[23] Décret du 19 décembre 1789.

[24] Décret du 24 décembre 1789.