Débats sur les biens ecclésiastiques ; brochure de Sieyès ; réponse de Servan. — Motion de Talleyrand, évêque d'Autun. — Discussion dans l'assemblée. — Tragédie de Charles IX ; son effet sur les esprits. — Menées du clergé. — Modèle de protestation à faire pour les pauvres. — Mandement de l'évêque de Tréguier. — Reprise de la discussion sur les biens ecclésiastiques. — Diversion tentée par l'abbé Maury. — Habile motion de Mirabeau. — Les biens ecclésiastiques mis à la disposition de la nation. — Voltaire et les moines. — La Religieuse de Diderot. — Influence des couvents : le bien, le mal. — Règle de Saint-Benoît. — Notre sol et notre littérature défrichés par des moines. — L'art dans les monastères. — Superstitions indécentes et barbaries cachées. — Débats sur la suppression des vœux monastiques ; elle est décrétée.La suppression des dîmes n'était qu'un premier pas vers l'abolition complète de la propriété cléricale : le signal d'une polémique ardente avait été donné. Pendant deux mois, des brochures qui, sous l'initiale ou l'anonyme, trahissaient les meilleurs esprits du temps, tinrent l'opinion publique éveillée et vinrent éclairer d'une lumière inattendue les principes sur lesquels repose la société elle-même. On s'indignait de voir le clergé si riche. On recherchait à travers l'histoire l'origine des biens ecclésiastiques. On rappela que le code théodosien avait défendu aux prêtres d'acquérir et surtout d'employer le masque religieux pour dépouiller les crédules ; que saint Jérôme, dans une lettre à Eustachie, avait dit, en parlant de cette prohibition d'acquérir : Je ne me plains pas d'une telle loi ; je me plains seulement que nous ayons mérité qu'on nous l'imposât ; qu'après l'ère de la communauté chrétienne, les biens de l'Église, dont les évêques commençaient à s'emparer, avaient dû être divisés en quatre portions : une destinée aux pauvres, une à la réparation des autels, une autre à l'entretien des clercs, et la quatrième à l'évêque, mais à charge par lui de venir en aide aux étrangers, aux voyageurs, aux captifs ; que le pape Gélase n'avait pas expliqué autrement la division de ces biens et leur emploi ; qu'au huitième siècle Grégoire II en avait renouvelé le décret ; qu'enfin les saints docteurs et les bons papes avaient consacré le droit de la nation à demander aux prêtres, dans les jours malheureux, même le sacrifice des vases sacrés[1]… Ainsi cette bourgeoisie dont l'Encyclopédie de Diderot avait rédigé les croyances, qui avait passé sa vie à lire Voltaire et à répéter son sourire, on la voyait maintenant étaler tout à coup une vaste érudition en matière religieuse, invoquer les décisions des conciles, citer les Pères de l'Église, parler avec onction de la pauvreté du Christ et montrer l'Évangile. De tous les écrits qui parurent alors en faveur du clergé, le plus remarquable fut celui que l'abbé Sieyès publia sous ce titre : Observations sommaires sur les biens ecclésiastiques[2]. Tant que Sieyès s'était borné à combattre, pour le compte des non-propriétaires, la suppression des dîmes sans rachat, il avait eu de son côté la justice, et nous n'en avons pas fait mystère[3] ; mais ici il allait plus loin : c'était comme légitimes possesseurs du sol qu'il défendait les prêtres, A ceux qui voyaient dans le clergé un corps moral qu'en cette qualité la nation avait le droit de détruire, il répondait : Un corps moral ? et la nation est-elle donc autre chose ? Avec une amertume mal dissimulée il ajoutait : Vous aurez beau faire déclarer à la nation que les biens dits ecclésiastiques appartiennent à la nation, je ne sais ce que c'est que de déclarer un fait qui n'est pas vrai. Lors même que, saisissant le moment favorable, vous feriez déclarer que les biens du Languedoc appartiennent à la Guienne, je ne conçois pas comment une simple déclaration pourrait changer la nature des droits. Seulement, je conviens que si les Gascons étaient armés et s'ils voulaient ou pouvaient par une grande supériorité de forces exécuter la prétendue sentence, je conviens, dis-je, qu'ils envahiraient la propriété d'autrui. Le fait suivrait la déclaration, mais le droit ne suivrait ni l'un ni l'autre. Voulant ensuite intéresser le peuple à la querelle par des chiffres qu'il avait soin d'enfler outre mesure, Sieyès lui faisait entendre que les fondateurs de bénéfices l'avaient dispensé de payer un impôt de cent vingt millions nécessaire pour salarier, à douze cents livres par an, les cent mille prêtres qui desservaient les quarante-quatre mille paroisses du royaume. Que n'avait-on songé à fonder de même le service de la magistrature sur le produit net de quelques terres ? Le peuple aurait obtenu de la sorte une justice gratuite ! Poussant sa pointe : Par quel étrange renversement d'idées, s'écriait-il, les ecclésiastiques vous paraîtraient-ils supportables si vous les aviez à votre charge et ne les pouvez-vous souffrir parce qu'ils ne sont à la charge de personne ? Il en concluait que le fond d'une telle logique, c'était la haine. Mais lui-même en ceci se laissait aveugler par la passion. Il était bien vrai que les dîmes abolies sans rachat et remplacées par un impôt général constituaient un superbe cadeau fait à ceux qui avaient jusqu'alors payé la dîme, aux dépens de ceux qui, n'ayant pas de terres, n'avaient pas eu à la payer ; mais, relativement à la vente des biens-fonds du clergé, la question changeait de face, pour peu que le produit de cette vente fût employé au profit de tous et servît, par exemple, à la diminution des charges publiques en accroissant les ressources du trésor. Grever d'une main les contribuables, afin de les dégrever de l'autre main, dans une proportion plus forte, était-ce donc les accabler ? Quoi qu'il en soit, la brochure de Sieyès fit sensation, sans approcher néanmoins du succès qu'avait atteint le fameux pamphlet sur le tiers-état ; car une nation — nous l'avons déjà dit — ne salue grands que ceux dont la renommée lui est nécessaire. Ce qui ne manqua point à Sieyès, ce fut la gratitude bruyante des nobles, ce fut l'encens des prêtres. Logicien de la démocratie dans l'affaire du rachat des dîmes, il se montrait, dans celle de la propriété des biens-fonds, le sophiste d'un vieux monde qui croulait : la distinction ne fut pas faite, et il eut contre lui des éloges plus meurtriers que toutes les attaques. L'ayant rencontré, M. de Montlosier lui demanda, après l'avoir fort complimenté sur sa brochure, ce qu'il pensait de l'assemblée. Sieyès hésita un moment ; puis, baissant la tête : Caverne, dit-il, s'y jeter, y demeurer[4]. L'avocat général Servan prit la plume à son tour, et l'on s'étonnera peut-être de trouver dans un écrivain du dix-huitième siècle quelque chose des hardiesses du dix-neuvième. Les corps politiques, disait Servan, doivent leur existence à la nation, comme les individus doivent la leur à la nature. Ce n'est pas pour eux que la nation les crée, c'est pour elle. De même que la nature a droit de vie et de mort sur nous, de même la nation a droit de vie et de mort sur tout corps moral et politique. Vous convenez que le clergé est soumis à la volonté nationale ; mais si cette volonté peut ôter la vie au clergé, à plus forte raison peut-elle lui ôter la possession. Quelle espèce de propriété reconnaître à un corps qui n'est pas même propriétaire de son existence ? Ceux qui ont donné leurs biens au clergé avaient en vue d'épargner à la nation les frais du culte. C'est donc à la nation qu'ils ont donné, et non au clergé, puisqu'une donation est toujours censée faite à celui à qui elle profite. Le sol d'une nation appartient au peuple qui l'habite. Mais la nation ne peut se passer de service public. Les individus ou les corps chargés de ce service sont donc les serviteurs de la nation qui leur doit un salaire, parce que tout service est un travail et que le travail est une propriété personnelle dont l'usurpation serait une injustice. Le salaire est de rigueur, le mode de salarier ne l'est pas..... On regarderait comme souverainement ridicule la demande d'un domestique qui, entrant dans une maison, exigerait que son maître lui donnât pour salaire la propriété de ses capitaux et de ses biens-fonds. Et pourquoi cette demande serait-elle ridicule ? Parce que le maître ne pourrait l'accorder sans cesser d'être le maître..... De même, la nation ne saurait payer ses serviteurs en propriétés territoriales, sans anéantir les rapports mutuels et nécessaires qui doivent exister entre elle et ceux qui la servent. Il faut donc qu'elle choisisse un mode conservateur de sa supériorité et de leur dépendance[5]. Il est aisé de voir où conduisaient ces maximes. Car, si le sol appartient au peuple qui l'habite, et si la nation n'en doit pas donner la propriété comme salaire à ses serviteurs, militaires, prêtres ou magistrats, pourquoi cette propriété l'abandonnerait-elle à des hommes qui ne se croient pas tenus de la servir ? Ne pourrait-il pas arriver, dans ce cas, suivant les paroles de Servan, que devenus maîtres de la nation par sa propre imbécillité, ils ne la forçassent à mourir de faim ou à ne vivre que de leurs aumônes ?[6] L'opinion était donc toute préparée par la presse haletante des brochures, lorsque s'ouvrit à l'Assemblée la discussion sur la propriété des biens ecclésiastiques. Les adversaires du clergé avaient pensé avec raison qu'il serait d'un bon effet de mettre en avant un prélat : l'évêque d'Autun s'offrit. Abbé sceptique, déjà connu par quelques mots galants et lins, corrompu de bonne heure et trop vicieux pour n'être pas aimé des gens de cour, Talleyrand convenait, néanmoins, au rôle qu'il accepta, parce que sa qualité de prêtre faisait paraître sa défection désintéressée et que sa haute position la rendait éclatante. Le 10 octobre, avant que l'Assemblée eût quitté Versailles, il était venu apporter à la tribune, au grand scandale de son ordre, le plan que voici : La nation deviendra propriétaire de la totalité des fonds du clergé et des dîmes dont cet ordre a fait le sacrifice ; elle assurera au clergé les deux tiers des revenus de ces biens. Le produit des fonds monte à soixante-dix millions au moins, celui des dîmes à quatre-vingts millions, ce qui fait cent cinquante millions[7], et, pour les deux tiers, cent millions, qui, par les bonifications nécessaires, par les vacances, etc., peuvent se réduire dans la suite à quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq millions. Ces cent millions seront assurés au clergé par privilège spécial ; chaque titulaire sera payé par quartier et d'avance, au lieu de son domicile, et la nation se chargera de toutes les dettes de l'ordre. Il existe en France quatre-vingt mille ecclésiastiques dont il faut assurer l'existence, et parmi eux on compte quarante mille pasteurs qui ont trop mérité des hommes, qui sont trop utiles à la société, pour que la nation ne s'empresse pas d'assurer et d'améliorer leur sort ; ils doivent avoir en général au moins douze cents livres chacun, sans y comprendre le logement. D'autres doivent recevoir davantage[8]. L'évêque d'Autun proposait ensuite de vendre les biens-fonds appartenant au clergé et dont la valeur, en capital, n'allait pas à moins de deux milliards cent millions, le produit de cette vente devant servir au remboursement d'une partie de la dette publique et à l'exécution d'un plan financier, dont Talleyrand récapitulait ainsi les avantages, après en avoir exposé les détails : Le clergé sera suffisamment doté ; Cinquante millions de rentes viagères et soixante millions de rentes perpétuelles seront éteints ; Le déficit sera comblé ; Le reste de la gabelle détruit ; La vénalité des charges supprimée ; Une caisse d'amortissement établie ; La nouvelle quantité de biens-fonds rendus au commerce retiendra un grand nombre de propriétaires dans les campagnes. Les laboureurs ne craindront plus d'être inopinément dépossédés de leurs fermes, comme ils l'étaient par la mutation des bénéfices, et l'agriculteur sera encouragé par cette sécurité[9]. Trop compliquée, trop chargée de chiffres pour être aisément saisie par une assemblée, la motion de l'évêque d'Autun avait en outre l'inconvénient d'ouvrir carrière à des débats sans fin : Mirabeau, qui avait un sens pratique admirable, comprit qu'il fallait être plus simple ; il demanda que tout se réduisît à déclarer : 1° que les biens ecclésiastiques étaient la propriété de la nation, à la charge de pourvoir au service des autels et à l'entretien des ministres ; 2° que la dotation des curés ne pourrait être moindre de douze cent livres par an, le logement non compris[10]. Le 13 octobre, la discussion commença. M. de Montlosier reconnut que les biens ecclésiastiques n'appartenaient pas, à proprement parler, au clergé, mais il nia qu'ils appartinssent à la nation. Suivant lui, ces biens étaient la propriété des institutions et établissements auxquels ils avaient été donnés. La nation, s'écriait-il, peut-elle disposer des biens du clergé ? Oui. Est-elle propriétaire ? Non. Le clergé peut-il être dépossédé ? Oui. Les titulaires peuvent-ils l'être ? Non, à moins qu'ils ne soient indemnisés et dédommagés par la nation[11]. Le janséniste Camus, l'abbé d'Eymar, l'abbé Maury se présentèrent tour à tour pour soutenir les droits du clergé. Si les corps s'éloignent de leur destination, dit Camus, il faut les y rappeler, non les détruire. L'abbé d'Eymar affirma que l'Eglise ne se laisserait pas dépouiller ; mais qu'elle offrirait volontiers la moitié ou même les trois quarts d'une année de son revenu net. Quant à l'abbé Maury, audacieux et brusque, il prit le rôle de l'attaque. Quoi ! c'était dans une assemblée où l'on n'avait pas sondé les sources impures de la fortune des traitants qu'on proposait de spolier les prêtres ! On demandait à la religion des comptes qu'on se gardait bien de demander à l'agiotage ! Et, touchant le vrai point, le point, enflammé de la question, il adjurait ces législateurs de la propriété de prendre garde aux suites : Vous nous conduisez à la loi agraire ! Toutes les fois, sachez-le, que vous remonterez à l'origine des propriétés, la nation y remontera avec vous[12]. L'appel que l'abbé Maury faisait aux alarmes de l'égoïsme, Malouet, pour un but semblable, le vint faire à l'émotion des âmes généreuses : Tant qu'il y aura en France des hommes qui ont faim et soif, les biens de l'Église leur sont substitués par l'intention des testateurs, avant d'être réversibles au domaine national. Ainsi la nation, même en détruisant le clergé et avant de s'emparer de ses biens pour toute autre destination, doit assurer, par hypothèque spéciale sur ces biens, la subsistance des pauvres. Nobles paroles, et qu'on aurait en vain combattues ! La vraie langue de la Révolution, c'était Malouet qui la parlait en ce moment. Mais combien la conclusion de son discours différa des prémisses ! Déclarer les biens du clergé propriété nationale ; en régler l'emploi conformément à leur destination : service des autels, entretien des ministres, soulagement des pauvres, et, ces objets remplis, consacrer l'excédant aux besoins de l'État, à la décharge de la classe la moins aisée des citoyens, voilà ce que proposa Malouet. Mais cet excédant disponible et applicable aux besoins publics, à qui l'orateur voulait-il qu'on abandonnât le soin de le constater ? A une commission ecclésiastique. Or, cette commission aurait déterminé le nombre des évêchés, cures, chapitres, monastères à conserver ; et par elle aurait été déterminée aussi la quantité de biens-fonds, maisons, revenus à assigner à chacun de ces établissements[13] ! C'était s'en rapporter, pour la destruction de l'abus, à l'abus lui-même. La motion de Mirabeau fut vivement appuyée par Barnave,
par l'abbé Dillon, par l'abbé Gouttes. Ce dernier prononça des paroles
vraiment évangéliques : Les richesses sont plus
nuisibles qu'avantageuses à l'Église. Elles excitent l'ambition de plusieurs
ecclésiastiques dont les mœurs déshonorent la religion plus que de saints
personnages ne l'ont servie. La nation a droit de supprimer tous les
bénéfices sans fonctions, d'en employer les fonds aux besoins publics, et
d'appliquer à cet usage commun tout ce qui n'est pas nécessaire à la dignité
du culte ou au soulagement des pauvres[14]. Cet important débat fut interrompu par celui que nous avons déjà vu aboutir à la proclamation de la loi martiale. Mais, un moment calmée dans l'arène parlementaire, la lutte continua au dehors avec un redoublement de violence. Le faste des évêques, l'incontinence des moines, la voluptueuse paresse des abbés, rien n'échappa aux coups de l'esprit philosophique. L'idée de la banqueroute évitée par la vente des biens du clergé enchanta les créanciers de l'État ; le nom de calotin, substitué au mot ecclésiastique, plut aux disciples rieurs de Voltaire, et le théâtre évoqua, devant le peuple épouvanté, les sanglantes images de la Saint-Barthélemy. Les auteurs du temps constatent l'impression terrible que laissa la tragédie de Charles IX, jouée alors sur le Théâtre-Français. Lorsqu'à la fin du quatrième acte une cloche lugubre annonçait le moment du massacre, on voyait le peuple se recueillir avec un sombre rugissement et crier d'un ton de fureur : Silence ! silence ! comme s'il eût craint que les sons de cette cloche de mort n'eussent pas retenti assez fortement dans son cœur[15]. De leur côté, les prêtres poussaient de toutes leurs forces à une agitation en sens inverse, et, chose curieuse, c'était à la misère du prolétariat en haillons qu'ils demandaient de défendre leur opulence discutée. On fit circuler la pièce suivante, chef-d'œuvre d'artificieuse habileté MODÈLE DE PROTESTATION À FAIRE POUR LES PAUVRES. Attendu : 1° que les biens ecclésiastiques n'ont point été donnés à la nation et qu'ils ne lui appartenaient pas, parce qu'ils ne formaient pas, au moment de la donation, des propriétés communales et indivises dans sa main, mais des propriétés individuelles et détachées du patrimoine public dans celle des donateurs, qui, par cela même, , étaient les maîtres absolus d'en disposer à leur gré ; 2° que c'est aux églises et à la religion, pour l'entretien de ses ministres, que ces biens ont été donnés à perpétuité et dans toute la plénitude du droit, suivant l'expression des chartes, pour en jouir par elle et les ministres du culte, comme les fondateurs en jouissaient eux-mêmes ; 3° que ces biens étant encore le patrimoine des pauvres dans la main des titulaires, à qui les fondateurs, d'accord avec l'Église et l'État, ont abandonné le soin des aumônes, les ecclésiastiques se trouvent, par leur expoliation, privés de cette partie si essentielle de leur ministère, et les pauvres, par la vente qui serait faite de ces biens, frustrés à jamais des secours qu'ils avaient droit d'en attendre... Par ces motifs : Nous, les pauvres de telle paroisse, département de, protestons contre toute vente des biens appartenant au clergé et tendant à nous dépouiller des droits incontestables que nous avons à ces biens. Fait à, .......... ce ..........[16]. En même temps, Lemintier, évêque de Tréguier, en appelait par un mandement à la guerre civile. Les princes du sang royal en fuite, le soldat énervé, le citoyen furieux ou inquiet, le commerce épuisé, le crédit perdu, les lois sans force et leurs interprètes muets, le pouvoir égaré dans la multitude, la vengeance prête et appuyant déjà ses poignards sur la poitrine de ses victimes, voilà le lugubre et irritant tableau que l'évêque de Tréguier présentait aux esprits. Sa pensée fut comprise ; un projet de soulèvement fut arrêté. Le chevalier de Kéralio, un gentilhomme du nom de Kergué et Trogoff, fils d'un conseiller au parlement de Rennes, se concertent pour la levée d'un corps de volontaires, et l'évêque ose bénir ce recrutement de la révolte. Je ferai sonner le tocsin, leur disait-il, pour appeler à votre secours les habitants de la campagne. Mais le tocsin se tut, grâce à l'énergie de la municipalité de Tréguier, dont l'action fut prompte et décisive. Elle déclara traître aux communes quiconque pousserait à l'enrôlement ; interrogea les coupables, qui nièrent tout, et envoya le dossier à l'Assemblée, qui renvoya le mandement factieux au tribunal chargé de juger les crimes de lèse-nation[17]. Ce fut le 23 octobre seulement que fut reprise la discussion sur les biens ecclésiastiques. Dans l'intervalle, l'Assemblée avait quitté Versailles et était venue s'installer à Paris dans le palais de l'archevêché. Pour donner aux prêtres l'exemple des sacrifices, Dupont de Nemours offrit solennellement à la nation la finance de son office de conseiller au parlement[18]. Garat descendit dans la lice, armé d'une érudition redoutable. Thouret, jurisconsulte constitutionnel, orateur froid et subtil, établit entre les individus et les corps des distinctions spécieuses. Les individus, selon lui, avaient des droits naturels, indépendants de la loi, tels que la liberté et la propriété ; ils ne s'associaient pas pour les acquérir, mais pour leur donner un plein exercice. Les corps moraux, au contraire, ne jouissaient que d'une existence fictive ; ils n'avaient point de droits avant la loi qui les leur assurait ; ils dépendaient d'elle à tous égards et ils étaient dissous dès qu'elle l'avait ordonné. De même que supprimer les corps n'était pas un homicide, de même leur interdire de posséder n'était pas une spoliation[19]. Treilhard fit l'étrange et scandaleux raisonnement que voici[20] : La propriété est le droit d'user et d'abuser : le clergé ne peut abuser ; il n'est donc pas propriétaire. Heureux les prêtres, si on n'avait pas eu d'autres arguments à leur opposer ! Un des plus âpres défenseurs de l'Église, le vicomte de Mirabeau, s'étant échappé jusqu'à dire qu'il ne voulait point examiner la question au point de vue du juste et de l'injuste, de peur d'un piège : Eh bien, s'écria rudement celui que la nature lui avait donné pour contradicteur éternel, son frère, en ce cas, je suis un grand dresseur de pièges ; et Mirabeau ajouta avec un mélange de gravité et d'ironie : J'ai l'honneur de vous déclarer, pour le reste de ma vie entière, que j'examinerai toujours si le principe d'une chose est juste ou injuste. Toutefois, il insista fort, dans son discours, sur l'utilité de la mesure proposée : L'utilité publique est la loi suprême, et ne doit être balancée ni. par un respect superstitieux pour ce qu'on appelle intention des fondateurs, comme si des particuliers ignorants et bornés avaient eu le droit d'enchaîner à leur volonté capricieuse les générations, qui n'étaient point encore, ni par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l'Etat… Mais les corps particuliers n'existent ni par eux-mêmes ni pour eux ; ils ont été formés par la société, et ils doivent cesser d'être au moment où ils cessent, d'être utiles. Concluons qu'aucun ouvrage des hommes n'est fait pour l'immortalité. Puisque les fondations, multipliées par la vanité, absorberaient à la longue toutes les propriétés particulières, il faut bien qu'on puisse à la fin les détruire. Si tous les hommes qui ont vécu avaient eu un tombeau, il aurait bien fallu, pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants[21]. Tandis que Mirabeau soutenait ainsi la lutte, Talleyrand, qui rayait engagée, en laissait à d'autres la peine et la gloire. La pomme jetée, il s'était retiré dans les nuages[22]. Maury revint à la charge, plus hardi, plus agressif que jamais. Vers le milieu du mois d'octobre, une députation de juifs s'était présentée à l'Assemblée, pour la supplier de déchirer enfin ce voile d'opprobre dont les descendants du plus ancien des peuples marchaient couverts, et Maury s'était fait une arme empoisonnée de cette prière si touchante, si digne de la Révolution à qui elle était adressée. Comment en douter ? C'étaient les agioteurs, les marchands d'argent qui avaient conspiré la ruine de l'Église, et la motion imprévue de l'évêque d'Autun n'avait que trop bien dévoilé leur plan. Ils attendaient que la vente des biens du clergé fît monter au pair les effets publics de manière à augmenter subitement leur fortune d'un quart. Les juifs venaient à la suite avec leurs trésors, pour les échanger contre des acquisitions territoriales, et, dans ce moment même, ne demandaient-ils pas à l'Assemblée nationale un état civil ? Conspirateurs impatients de s'emparer des propriétés de l'Église, à l'ombre du titre de citoyen ! On savait assez, d'ailleurs, ce que l'État devait attendre des dépositaires de l'argent ! Ne venaient-ils pas de fermer impitoyablement leurs coffres à l'emprunt, tandis que les autres citoyens sacrifiaient jusqu'à leur vaisselle ? Tel avait été, dès l'origine de la discussion, le thème de l'abbé Maury[23]. Dans son second discours, s'attachant aux distinctions de Thouret, il invoqua contre lui l'autorité de Jean-Jacques, qui définissait la propriété le droit du premier occupant par le travail, ce qui supposait l'intervention de la loi ; car personne ne sèmerait s'il n'avait la certitude de recueillir. Maury en concluait qu'il n'y avait pas, qu'il ne pouvait pas y avoir de droit de propriété antérieur à la loi ; mais que cela était tout aussi vrai des propriétés des individus que de celles des corps, et que, par conséquent, les distinctions de Thouret étaient des subtilités vaines. La suppression de nos biens, continuait-il, ne saurait être prononcée que par le despotisme en délire. Voudrait-on nous les prendre comme des épaves ou par droit de confiscation ? C'est l'idée la plus immorale : il n'a jamais été permis de succéder à celui à qui l'on donnait la mort. Et il cita ce vers de Crébillon : Ah ! doit-on hériter de ceux qu'on assassine ? Tout ce discours était si violent qu'il se perdit dans les murmures. Mais, le lendemain, le clergé eut un défenseur plus grave dans la personne de M. de Boisgelin, archevêque d'Aix. Écartant les paroles blessantes, ce prélat s'en tint aux raisons qui devaient le plus toucher l'Assemblée. Il parla de la prescription comme d'une loi protectrice qu'il fallait craindre de violer, parce qu'elle répare les maux inséparables de l'oubli des traditions et de la perte des titres. Celle du clergé était dix ou douze fois centenaire[24] : quel possesseur de terres pouvait en invoquer une semblable ? Il montra le sol de la France fécondé, enrichi, embelli par la culture des moines, par les routes qu'ils avaient ouvertes au commerce, par la population qu'ils avaient nourrie ou mise à l'abri des guerres. Que la nation pût retirer à l'Église la faculté de posséder, il ne le niait point ; mais une telle interdiction ne pouvait avoir d'effet rétroactif. Autrement, sur quelle pente allait-on se placer ? Aujourd'hui, on attaquait les donations faites à l'Église ; demain, on attaquerait les donations faites aux communautés, les donations faites à des collatéraux, à des étrangers. Malheur à la société, si l'on remontait aux principes ! Déjà n'avait-on pas proposé d'abolir les testaments, comme une usurpation de l'avenir, comme des actes illégitimes transmettant la propriété de moissons qui ne sont pas encore et que le testateur n'a ni à semer ni à recueillir ? S'arrêterait-on à une exception première ? y avait-il quelqu'un qui osât en répondre ?… Le 2 novembre 1789, après six semaines consacrées à ce débat, l'Assemblée se sentit lasse et voulut en finir. Le Chapelier résuma la discussion d'une façon nette et péremptoire. Cependant, le mot d'expropriation avait quelque chose d'effrayant pour le plus grand nombre : Mirabeau s'en aperçut, et en homme qui tient les clefs de l'outre des tempêtes, il endormit les scrupules des cœurs intimidés en abandonnant le mot pour avoir la chose. Au lieu de dire que les biens du clergé étaient la propriété de la nation, il proposa de déclarer seulement que ces biens étaient mis à la disposition de la nation. L'Assemblée vota, et tout fut dit. On remarqua comme une singularité que ce décret célèbre, adopté à la majorité de 568 voix contre 346, avait été rendu le jour des morts, sur la motion d'un évêque, sous la présidence de Camus, membre du clergé, et dans le palais de l'archevêque de Paris. Il s'agissait de vendre ces biens reconquis : on décida qu'il en serait vendu jusqu'à concurrence de quatre cents millions, et un comité ecclésiastique fut chargé de soumettre ses vues à l'Assemblée. Mais ce comité était profondément divisé lui-même. L'évêque de Clermont, M. de Bonald, qui le présidait, y avait apporté les tendances du haut clergé, c'est-à-dire l'esprit de résistance aux idées nouvelles. Camus et quelques, autres y représentaient cet austère jansénisme qui n'avait de révolutionnaire, au fond, que la haine de certains abus. Impatiente d'arrive à une solution qui devait être, assurait-on, le salut des finances, l'Assemblée doubla le nombre des commissaires[25]. Leur travail, du reste, était compliqué et difficile. Les premiers biens à vendre étaient les bâtiments des réguliers des villes ; mais comment procéder à la vente, avant d'avoir statué sur le sort des religieux ? On fut conduit de la sorte à discuter la suppression des ordres monastiques. La France était couverte d'abbayes, de couvents, de monastères ; elle en comptait plus que l'Espagne, plus que l'Italie[26]. Vers l'an 1700, à en croire un écrivain, suspect, il est vrai, d'exagération, le nombre des ecclésiastiques de tout ordre se serait élevé en France à deux cent cinquante mille, dont plus de quatre-vingt mille enfermés dans des cloîtres[27]. Les philosophes du dix-huitième siècle avaient constamment décrié des institutions qui appartenaient à d'autres temps et à d'autres mœurs. Bayle, en son formidable Dictionnaire, avait mis au jour les étranges et scandaleuses révélations d'un livre laissé au quinzième siècle par Ambroise, sous le titre de l'Hodœporicon. C'était l'itinéraire qu'avait tracé le vénérable chef des Camaldules, lorsqu'il inspecta tous les couvents de son ordre en Italie. Ambroise les trouva dans un tel état de corruption, que plus d'une fois il dut employer la langue grecque pour exprimer des choses qu'il n'osait même pas dire en latin[28]. Le monde, qui connaissait fort peu l'Hodœporicon, apprit par Bayle et ses copistes que, dès le quinzième siècle, les monastères d'hommes et de filles n'étaient souvent que d'infâmes lieux de débauche, et, comme il arrive, on généralisa le mépris, bien qu'on ne pût conclure avec équité d'un aussi furieux relâchement des moines italiens, à la dépravation du clergé de France, qui fut toujours plus réglé dans sa conduite. Voltaire, dont l'admirable bon sens rendait justice aux travaux des moines, à leurs vertus passées, à leurs talents, ne s'était cependant point fait faute d'employer contre eux ses ironies immortelles, et toute l'Europe éclairée avait pu rire, après lui, de beaucoup d'ordres religieux, de leurs croyances absurdes et de la niaiserie de leurs querelles. Que penser des Franciscains vivant, depuis des siècles, sur l'histoire d'un loup enragé que François d'Assise guérit miraculeusement et auquel il fit promettre de ne plus manger de moutons[29] ? Et sur celle d'un Cordelier, devenu évêque, qui, déposé par le pape et étant mort après sa déposition, sortit de sa bière pour aller porter une lettre de reproche au Saint-Père ? Les Dominicains ne s'étaient formés que pour disputer avec les Franciscains sur la question de savoir si la Vierge était née livrée au démon ou exempte du péché originel. Il est vrai que ces religieux s'étaient rendus odieusement utiles en faisant partout l'office d'inquisiteurs et que de leur ordre sortit ce Torquemada qui, en quatorze ans, fit brûler à petit feu près de six mille hommes avec l'appareil et la pompe des plus augustes fêtes[30] !… Les Augustins s'étaient voués au trafic des indulgences, et ils n'étaient guère connus du siècle que pour avoir compté Luther dans leur ordre. Les moines blancs semblaient n'avoir eu d'autre mission que de combattre les moines noirs. Quant aux Carmes, il leur suffisait qu'on crût qu'Élie était leur fondateur, et pour ce qui est des Jésuites, l'effroi de la terre, il était devenu difficile de les calomnier. Ni les vertus dormantes des Chartreux, ni la béate innocence des Minimes, s'imposant par frugalité de manger tout à l'huile et observant la même règle dans les pays où cette nourriture est un luxe, rien n'avait trouvé grâce devant Voltaire de ce qui relevait de son génie. Et s'il admirait, comme tout le monde, les héroïques Trinitaires de la rédemption des captifs ; s'il bénissait les instituts consacrés par la beauté, par la jeunesse d'un sexe délicat, au soulagement des pauvres et au service des malades, il n'en poursuivait pas moins de ses sarcasmes ces innombrables couvents qui, se perpétuant sans utilité pour la race humaine, tenaient lieu d'une immense mortalité : Les filles sont nées, disait-il, pour la propagation et non pour réciter du latin qu'elles n'entendent pas… Il y a tel couvent inutile qui jouit de deux cent mille livres de rente. La raison démontre que si l'on donnait ces deux cent mille livres à cent officiers qu'on marierait, il y aurait cent bons citoyens récompensés, cent filles pourvues, quatre cents personnes de plus dans l'État, au bout de dix ans, au lieu de cinquante fainéants[31]. Après Voltaire était venu Diderot, qui, dans un livre éloquent mais licencieux, où s'était parfois oubliée la dignité de l'écrivain, avait tracé un effrayant tableau des tyrannies, des douleurs, des voluptueux périls et des misères morales du cloître[32]. Que d'iniquités se couvraient de votre ombre, lourdes murailles qui sépariez du monde tant de pauvres jeunes filles, victimes de vœux imprudents et des serments d'un âge où l'on ignore son cœur ! Que de cris déchirants vos voûtes étouffèrent, noires demeures dont la loi civile n'osait franchir le seuil ! Tantôt c'était une communauté qui avait mis en œuvre les caresses de la captation pour fasciner, pour bercer dans les songes de l'éternité une nature faible, bientôt séduite par les douceurs imprévues du noviciat et les facilités d'une règle indulgente, jusqu'au jour sombre de la profession, passé lequel le regret était un crime ; tantôt c'était une famille aisée qui, pour faire un fils riche ou voiler à jamais quelque secret sanglant, violentait la vocation d'une adolescente effrayée et la condamnait, comme la vestale antique qui avait succombé à l'amour, au supplice de descendre vivante dans le tombeau. Terribles pouvaient être les persécutions, terribles les tortures que cachaient des catacombes dont les lampes du dehors perçaient si difficilement l'obscurité, et que remplissait de sa domination sans bruit cette cruauté de la tendresse changée en aigreur !… Ah ! il y avait bien de quoi épouvanter les familles dans le pathétique récit des malheurs possibles de la vie monastique, d'autant que Diderot avait rencontré et mis sur les lèvres de son héroïne infortunée les plus beaux accents de la religion, les plus nobles inspirations du sentiment chrétien[33]. Tout le siècle avait lu les philosophes ; et leurs livres qui avaient façonné l'opinion publique, allaient aussi fournir le texte des lois nouvelles. De même que le décret qui rendait à la nation les biens du clergé n'avait fait que traduire les idées émises par Turgot dans l'Encyclopédie à l'article Fondation, de même le décret qui allait supprimer les ordres monastiques était en germe dans les écrits de Voltaire et des siens. Car les grands faits historiques ne sont que la contre-épreuve des méditations de quelques esprits d'élite. L'histoire est comme une suite de pensées. A les juger de sang-froid, les institutions monastiques donnaient à dire beaucoup de bien et beaucoup de mal. Il est des blessures mystérieuses qui ont besoin de saigner à l'écart ; il est des fatigues de l'âme auxquelles la solitude seule est bonne : n'était-ce rien que ces refuges ouverts contre le monde, contre l'amertume de ses plaisirs, contre l'oppression de son tumulte et ses orages ? Aussi cherchez quels furent en Orient, où la vie monastique prit naissance, les premiers traits qui la caractérisent : goût de la retraite, besoin de la contemplation, affaissement du cœur, dégoût d'une société misérable et corrompue, voilà ce qui frappe tout d'abord ; de sorte que la vie monastique dut son origine, non pas exclusivement peut-être, mais principalement à une secrète tendance de la nature humaine, que favorisaient les désordres d'un état social en dissolution. Cela est si vrai, que les moines commencèrent par être des laïques ; ils restèrent même étrangers au clergé proprement dit pendant plus de deux siècles. Peu à peu, cependant, le désir de devenir clercs les piqua, suivant l'expression de saint Jérôme, et toutefois ce n'est guère qu'au commencement du septième siècle qu'on les trouve incorporés d'une manière générale à la société ecclésiastique. Que si maintenant on remonte aux conceptions de l'homme célèbre qui, dans la première moitié du sixième siècle, se fit le législateur des moines d'Occident, on aura certainement à admirer. Sans doute on peut et l'on doit reprocher à saint Benoit d'avoir, dans sa Règle de la vie monastique, étouffé sous un joug de plomb la spontanéité des âmes, d'avoir poussé la loi de l'obéissance jusqu'à l'absorption de l'individu, d'avoir, par l'établissement des vœux perpétuels, usurpé l'avenir… mais ce qui mérite d'être rappelé, c'est le soin que mit saint Benoît à fermer l'accès des monastères à la paresse. L'oisiveté, dit la Règle de la vie monastique[34], est l'ennemie de l'âme, et par conséquent les frères doivent, à certains moments, s'occuper du travail des mains ; dans d'autres à de saintes lectures. Ils sont vraiment moines s'ils vivent du travail de leurs mains, ainsi qu'ont fait nos pères et les apôtres. L'institut monastique n'avait donc pas été sans offrir, à part son côté poétique, un genre d'utilité de nature à toucher l'époque même la plus matérialiste. En apportant à des sociétés encore barbares l'exemple de l'association, les moines avaient mis en mouvement, sous une forme à la vérité très-imparfaite et grossière, une idée féconde. L'agriculture, les lettres, les arts leur furent redevables. La grande culture, si favorable au développement du règne animal, est peut-être, plus que partout ailleurs, nécessaire en France, où le sol, hérissé de montagnes, coupé de fleuves et de ravins, varie constamment soit de nature, soit de valeur, ce qui rend la division des héritages plus funeste que dans les contrées d'un sol uniforme, parce que chaque héritier voulant sa part de chaque qualité de terre, le morcellement y a pour conséquence forcée la ruine du cultivateur par le nombre de ses courses, la perte de son temps, le gaspillage de ses engrais et l'épuisement de ses bestiaux. Or, on sait que les terres appartenant aux communautés religieuses étaient cultivées en grandes fermes et à bail emphytéotique. Comme propriétaires, les moines, auxquels il arriva de guider eux-mêmes la charrue, fournirent des heureux effets de la grande culture des preuves assez remarquables ; et si aux bénéfices qui en résultaient on ajoute celui des règlements somptuaires de chaque congrégation, celui des économies que permet la vie en commun, celui de la sobriété, qui faisait — au moins là où l'institution ne s'était pas corrompue — le fond des observances, on comprendra ces paroles du marquis de Mirabeau : J'ai habité dans le voisinage d'une abbaye à la campagne. L'abbé, qui partageait avec les moines, en tirait six mille livres. Sur les six mille livres restantes, ils étaient trente-cinq, savoir : quinze de la maison et vingt jeunes novices étudiants, attendu qu'il y avait un cours dans cette maison. Ces trente-cinq maîtres avaient en comparaison peu de domestiques ; mais ils en avaient au moins quatre. Or, je demande si un gentilhomme vivant dans sa terre de six mille livres de rente n'en aurait pas eu davantage. Ainsi donc, entre lui, sa femme et quelques enfants, à peine auraient-ils vécu dix sur ce territoire, et en voilà quarante d'arrangés, en vertu d'une institution particulier[35]. L'Église avait des serfs — ce fut une de ses hontes ; — mais il est juste de reconnaître qu'elle les traitait avec plus de douceur et d'humanité que les seigneurs féodaux ; elle les protégeait jusque sur la terre d'autrui en excommuniant les officiers qui les opprimaient, en repoussant de ses autels les offrandes des maîtres inhumains[36]. Elle ouvrait aux serfs coupables ou poursuivis des asiles sacrés d'où ils ne sortaient qu'avec le pardon. Elle défendait de les mutiler, pour quelque crime qu'ils eussent commis ; car c'était un des affreux usages de la féodalité de couper l'oreille au serf qui s'était enfui trois fois, de couper la main droite à celui qui retombait une seconde fois dans la faute d'avoir travaillé le dimanche, de punir par la castration le serf convaincu d'un vol de la valeur de quarante deniers[37] ! Pierre de Clugny, dans l'Apologie de son ordre, s'exprime ainsi : Nous usons de nos biens mieux que les séculiers, qui lèvent des tailles sur leurs serfs trois ou quatre fois l'année et les accablent de corvées et de vexations inouïes[38]. Ce furent les moines qui les premiers donnèrent l'exemple des affranchissements. Saint Benoît d'Aniane, réformateur des monastères des États carlovingiens, reçut de la dévotion des fidèles des biens considérables ; mais, en acceptant les terres, il donnait la liberté aux serfs qui les habitaient[39]. Ordinairement la concession de quelques terres s'attachait à cet acte d'affranchissement des vassaux ; si bien qu'il fut interdit par un concile aux évêques de donner aux serfs qu'ils affranchissaient au delà de vingt sols et d'un petit terrain, champ ou vigne, avec une habitation[40]. En ce qui touche les lettres et les arts, il est incontestable que leur conservation est due en partie aux ordres monastiques. Voltaire reconnaît que le peu de connaissances qui restait chez les barbares fut perpétué dans les cloîtres ; que les Bénédictins transcrivaient des livres…, cultivaient la terre, chantaient les louanges de Dieu, vivaient sobrement, étaient hospitaliers, et que leurs exemples servirent à mitiger la férocité des temps de barbarie[41]. Les écrivains, les peintres, les sculpteurs du moyen âge furent presque tous des cénobites. Les Chartreux, qui faisaient profession d'une pauvreté fort exacte, dit Mabillon[42], avaient néanmoins un grand zèle pour composer de riches bibliothèques. Et le savant homme qui nous parle ici du zèle des Chartreux n'appartenait-il pas lui-même à cet ordre des Bénédictins qui avait défriché nos champs et notre littérature ? Dès le douzième siècle, les moines de Clugny avaient donné aux beaux-arts un développement dont saint Bernard se plaignait dans son Apologie, lorsqu'il reprochait à ces moines la magnificence de leurs églises, surtout la beauté intérieure de leurs cloîtres : Pourquoi, dit-il[43], mettez-vous sous les yeux des moines des peintures de grotesques, des combats, des chasses, des lions, des centaures, des monstres, de manière à leur causer des distractions ?… Voilà ce que pensaient les partisans des ordres monastiques ; mais c'est à peine si quelqu'un songeait à les défendre, même parmi le clergé séculier, qui les avait toujours regardés d'un œil jaloux[44]. Le bien qu'on en pouvait dire était passé, le mal était présent. Au dix-huitième siècle, les ordres religieux n'étaient plus que l'ombre défigurée d'eux-mêmes. Leur mission était finie, leur rôle corrompu. Leur activité s'était assoupie ou usée misérablement en pratiques puériles. Tous les vices du siècle avaient envahi les monastères, et il y eut un moment où, par un étrange retour, la cruauté, bannie du monde, parut se réfugier dans ces mêmes cloîtres d'où étaient sortis les premiers enseignements d'humanité. Les supérieurs des couvents s'étant arrogé le droit d'exercer la justice et d'être chez eux lieutenants criminels, avaient imaginé des tortures qui donnaient la mort. La constitution des Carmes portait que le criminel serait renfermé dans la prison, pour y être tourmenté jusqu'à son dernier soupir. Ibi perpetuo tempore miserabiliter affligendus. Les prisons monastiques étaient donc quelquefois des tombeaux et s'appelaient alors vade in pace, parce que celui qu'elles recevaient y devait finir ses jours[45]. C'étaient des caves souterraines en forme de sépulcre. Le patient y était conduit en procession. Couvert d'un drap mortuaire, il assistait à son Requiem. On lui donnait un pain, un pot d'eau, un cierge allumé, et on le descendait dans le caveau, dont on murait l'entrée. Quelquefois, pour abréger cette agonie, on l'enterrait vif, et l'infortuné périssait tout de suite, étouffé sous la terre dont on le chargeait[46]. M. de Coislin, évêque d'Orléans, délivra un malheureux que les moines avaient enfermé dans une citerne, bouchée ensuite d'une grosse pierre[47]. Le parlement de Paris, en 1763, punit les moines de Clairvaux, pour un acte semblable : il leur en coûta quarante mille écus. Des règles indécentes, des pénitences de nature à avilir être humain, se pratiquaient dans certains ordres. La règle de Fontevrault recommande aux religieuses (chap. XXVIII) de replier la robe noire sur leurs têtes et de faire couler les robes de dessous, afin de laisser à nu ce qu'il allait offrir aux verges de la supérieure. On vit des Carmes boire de l'eau sale pour se mortifier[48] ; quelques-uns se faisaient attacher au pied de la table du réfectoire et prenaient à la bouche, comme des animaux, ce qu'on jetait à terre devant eux[49] ; d'autres marchaient à quatre pieds, portant le bât il y en avait qui, après s'être flagellés, se prosternaient à la porte du réfectoire, afin qu'à la sortie du diner on leur marchât sur le visage[50]. Des religieuses s'abaissèrent à tout ce qui se peut inventer de plus dégoûtant, mangeant des écuelles du sang qu'on avait tiré aux malades, mâchant des souris mortes et du pain moisi, rempli de vers[51]. Quelquefois, la supérieure envoyait une sœur paître de l'herbe avec le mulet du couvent[52], ce qui rappelait la constitution des Augustins, disant que chacun de ces religieux se doit laisser guider comme une bête de somme, tanquam domesticum animal obedientiæ loris[53]. Le 12 février 1790, l'Assemblée, saisie par le rapport de Treilhard, fait au nom du comité ecclésiastique, discuta l'existence des ordres religieux. L'abbé Grégoire les défendit un peu timidement, mais avec l'autorité que lui donnait, en cette circonstance, son attachement bien connu aux idées de la Révolution. Barnave attaqua les établissements monastiques comme la violation la plus scandaleuse des droits de l'homme. Dans un moment de fureur passagère, dit Garat l'aîné, un adolescent prononce le vœu de ne reconnaître désormais ni père, ni famille, de n'être jamais époux, jamais citoyen ; c'est un suicide civil[54]. Ces mots soulèvent une tempête. M. de Juigné, l'abbé Maury, les évêques de Nancy et de Clermont crient au blasphème et annoncent une motion tendant à ce que la religion catholique, apostolique et romaine soit reconnue religion nationale. Une pareille motion pouvait exciter et armer le fanatisme : on le comprit. Dupont (de Nemours), Rœderer, Charles de Lameth déclarèrent que ce serait mettre en doute les sentiments religieux de l'Assemblée. Plus calme, elle revint à son ordre du jour, et sur la proposition de l'abbé Montesquiou, conforme aux conclusions de Treilhard, elle vota la suppression des vœux monastiques et des congrégations de l'un et de l'autre sexe ; ordonna que les moines qui voudraient quitter le cloître feraient une déclaration aux municipalités et qu'il serait assigné des maisons à ceux qui ne voudraient pas profiter du décret. On ne toucha point, pour le moment, aux ordres chargés de l'éducation publique et du soulagement des malades. Quant aux religieuses, l'Assemblée crut leur devoir quelques ménagements : elle leur permit de rester dans les maisons qu'elles habitaient, les exceptant des dispositions qui ordonnaient la réunion de plusieurs maisons en une seule[55]. Les temps étaient venus. Les ordres monastiques n'avaient pas été inutiles à l'humanité mineure : par cela même le monde émancipé n'en voulait plus. La civilisation jusqu'alors avait dû une partie de ses progrès au principe d'association appliqué partiellement, mêlé à des pratiques superstitieuses ou barbares et chargé des liens d'une discipline tyrannique ; dorénavant, ce qui devait pousser les hommes dans la route du bonheur uni au devoir, c'était l'association universelle, fille de la science et mère de la liberté. En détruisant les monastères, l'Assemblée nationale ne faisait que constater par une loi leur mort naturelle, antérieure à ses décrets. Le dernier pas, comme dit Montaigne, ne crée point la lassitude, il la déclare. |
[1] Rozet, Origine des biens ecclésiastiques.
[2] Paris, chez Baudouin, 1789.
[3] Voyez le premier chapitre de ce volume.
[4] Mémoires de M. le comte de Montlosier sur la Révolution française, t. I, p. 255.
[5] Réfutation de l'ouvrage de M. l'abbé Sieyès sur les biens ecclésiastiques, par M. S***. Paris, Demay, 1789.
[6] Réfutation de l'ouvrage de M. l'abbé Sieyès sur les biens ecclésiastiques, par M. S***.
[7] Ces chiffres n'étaient pas exacts. Comme on l'a vu plus haut, le revenu des biens-fonds du clergé s'élevait à quatre-vingts millions, celui des dimes à cent vingt, ce qui faisait en tout deux cents millions.
[8] Moniteur, séance du 10 octobre 1789.
[9] Moniteur, séance du 10 octobre 1789.
[10] Séance du 12 octobre 1789.
[11] Moniteur, séance du 13 octobre 1789.
[12] Moniteur, séance du 13 octobre 1789.
[13] Moniteur, séance du 13 octobre 1789.
[14] Nous avons suivi la version de Bailly. Celle du Moniteur en diffère un peu, mais seulement quant aux termes.
[15] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. V, p. 359. Collection Berville et Barrière.
[16] Avis aux pauvres. Dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ. — 3, 4. British Museum.
[17] Mémoires de Bailly, t. III, p. 210. Collection Berville et Barrière.
[18] Mémoires de Bailly, t. III, p. 212.
[19] Motion de M. Thouret, concernant les propriétés de la couronne, du clergé et de tous les établissements de mainmorte. Archives du clergé de France.
[20] Moniteur, séance du 22 octobre 1789.
[21] Moniteur, séance du 30 octobre 1789.
[22] Expression de Mirabeau dans le Courrier de Provence, n° LX.
[23] Opinion de l'abbé Maury, député de Picardie, sur la propriété des biens ecclésiastiques. Paris, Baudouin, 1789. — La discussion sur les biens du clergé est rendue dans le Moniteur de la façon du monde la plus incomplète et la plus inexacte.
[24] Discours sur la propriété des biens ecclésiastiques, par l'archevêque d'Aix. Paris, Desprez. 1789.
[25] Alexandre Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, t. I. Paris, 1828.
[26] Voltaire, Essai sur les mœurs, t. IV, chap. CXXXIX, p. 440 et suiv. Édition Delangle.
[27] Voltaire, Essai sur les mœurs, t. IV, chap. CXXXIX, p. 440 et suiv. — On a vu quel était, en 1789, le chiffre des ecclésiastiques dont il fallait assurer l'existence. Talleyrand l'évaluait à quatre-vingt mille.
[28] Voyez le Dictionnaire de Bayle, au mot Camaldoli. Ambroise dit, en parlant des religieuses : πóρνας εῖναι.
[29] Essai sur les mœurs, t. IV, chap. CXXXIX, p. 425 : DES ORDRES RELIGIEUX.
[30] Essai sur les mœurs, t. IV, chap. CXL : DE L'INQUISITION.
[31] Voyez la Voix du Sage et du Peuple, dans les Mélanges.
[32] Depuis qu'on a sévèrement élagué de ce livre certaines peintures qui semblaient n'être qu'une débauche d'esprit, risquée par l'auteur dans un manuscrit non destiné à l'impression, la Religieuse de Diderot est devenue un livre touchant, et, en maint endroit, admirable. Des exemples récents ont, du reste, prouvé qu'il n'y avait point d'exagération dans le récit de l'auteur. Voyez le Mémoire de M. Tilliard, avec les notes de la sœur Marie Lemonnier, dont les journaux de mars 1845 ont publié des extraits.
[33] Voyez notamment, à la page 15 de l'édition populaire, imprimée dans les Veillées littéraires illustrées, d'après l'édition amendée de MM. Génin et Firmin Didot.
[34] Chap. XLVIII.
[35] L'Ami des hommes, par le marquis de Mirabeau, t. I, p. 41. — Cette opinion du marquis était chez lui très-raisonnée et il y revient en plusieurs endroits de son livre.
[36] Polyptyque de l'abbé Irminon, ou dénombrement des manses, des serfs et des revenus de l'abbaye Saint Germain-des-Prés, sous le règne de Charlemagne, par M. Guérard, t. I, p. 331. Prolégomènes.
[37] Polyptyque de l'abbé Irminon, p. 331 des prolégomènes.
[38] Histoire ecclésiastique, par M. Fleury, prêtre, confesseur du roi. 1713-1738, t. IV, p. 355.
[39] Voyez le père Helyot.
[40] Concil. Agath. cité dans la Polyptyque de l'abbé Irminon, p. 380. Prolégomènes.
[41] Essai sur les mœurs, ubi supra.
[42] Mabillon, Traité des études monastiques, chap. X, p. 63.
[43] Histoire ecclésiastique, par Fleury, t. XIV, p. 355.
[44] De là la distinction entre le séculier et le régulier. Les amis du clergé en conviennent. Voyez l'Histoire des corporations religieuses en France, par M. Dutilleul. Paris, 1846.
[45] Mabillon, Réflexions sur les prisons des ordres religieux, dans les œuvres posthumes, t. II, p. 324. — L'auteur s'élève avec indignation contre ces tortures et contre le système de l'emprisonnement cellulaire, qui était une des pénitences monastiques.
[46] Voyez la Chronique du père Saint-François, citée par Chabot, Encyclopédie monastique, au mot In pace. Paris, 1827.
[47] Essai sur les mœurs, t. IV, chap. CXXXIX, p. 439. Édit. Delangle.
[48] Histoire générale des Carmes déchaussés, IIe partie, liv. III, chap. XII, p. 281. Blaizot, Paris, 1666.
[49] Histoire générale des Carmes déchaussés, liv. III, chap. XVII, p. 324.
[50]
Histoire générale des Carmes déchaussés, liv. I, chap. XV.
[51] Ordres monastiques, t. I, p. 492. Berlin, 1751.
[52] Ordres monastiques, t. I, p. 492. Berlin, 1751.
[53] Chabot, Encyclopédie monastique, au mot Obéissance aveugle.
[54] Moniteur, séance du 13 février 1790.
[55] Décret du 13 février 1790.