HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE III. — LA FORTUNE DES PRÊTRES DÉNONCÉE.

 

 

La fortune des prêtres ; son origine ; son importance ; sa distribution ; sa destination primitive ; son emploi. — Calomnie de Burke. — Les sept premiers économes de l'Église. — Caractère originaire des dîmes ; leur histoire. — Artifices pieux. — Formules des actes de donation sous Charlemagne. — Fabrique de faux titres. — Tableau des rapines au nom de Dieu. — Impôts sur la vie et sur la mort. — Les sources de la fortune des prêtres ne furent pas toutes impures. — Chiffre de la fortune des prêtres en 1789. — Les évêques opulents, les curés à l'aumône. — A qui les biens dits de l'Église auraient dû appartenir dans l'intention des donateurs. — A qui ils appartenaient en réalité.

 

Au mois de juin, le clergé avait cessé d'être un corps politique : il allait cesser d'être un corps civil. Au mois d'août, l'Assemblée avait, au nom de la nation, revendiqué les dîmes de l'Église : elle allait, en revendiquant aussi les biens-fonds de l'Église, porter un dernier coup à la fortune des prêtres.

D'où venait cette fortune ?

Jusqu'où s'élevait-elle ?

Comment se trouvait-elle distribuée entre le haut et le bas clergé ?

Quelle en était la destination primitive et quel en avait été l'emploi ?

Telles sont les questions à résoudre pour décider de la légitimité de ce grand fait historique : le retour des biens du clergé français à la nation française.

Burke a osé nommer cela un vol, ajoutant qu'à ceux qui cherchaient à justifier un tel acte, il y avait à répondre, non par la logique, mais par le bourreau[1]. A cette insolence et à cette calomnie, que l'histoire, à son tour, réponde !

On sait que, dans les premiers jours de l'Église, les fidèles apportaient aux pieds des apôtres le prix de leurs biens, qu'ils vendaient pour qu'on les distribuât entre tous, selon les besoins de chacun. Le nombre des chrétiens se multipliant et les apôtres ne pouvant suffire aux soins de la distribution proportionnelle, saint Pierre invita les fidèles à choisir parmi eux sept personnes d'une sagesse reconnue, auxquelles fut confiée l'administration des biens communs[2]. Cette administration des sept premiers économes ayant été aussi prévoyante et éclairée que dépourvue d'égoïsme, le domaine de l'Église naissante ne tarda pas à s'accroître ; mais la persécution vint, et la spoliation suivit. Temps d'héroïque mémoire ! Ce n'était pas à la possession des richesses terrestres que songeaient alors les apôtres du culte nouveau. Ignace, traîné aux bêtes féroces, disait, à l'entrée du cirque : Me voici ; je suis le froment du Christ[3]. Origène écrivait à son père, condamné à mort, pour se réjouir de ce prochain triomphe que leur gardait le paganisme en fureur[4]. Du haut des murs d'Autun, la mère de saint Symphorien voyait son fils au milieu des tortures et lui montrait le ciel[5]. Les chrétiens allaient par bandes visiter les prisons, ils trempaient dans le sang des martyrs des linges que ce sang béni sanctifiait, et c'était sur les ossements de leurs frères qu'au fond des catacombes ils élevaient l'autel de leur Christ, cet ami sublime des pauvres !

L'époque précise à laquelle les chrétiens, quand la corruption païenne les eut gagnés, furent pour la première fois invités à payer la dîme, ce qui eût été inutile s'ils eussent continué à n'avoir qu'un cœur et qu'une âme, cette époque est peut-être difficile à fixer ; mais ce qui est certain, c'est que la dîme ne fut d'abord qu'une imposition volontaire. Saint Augustin la recommande comme une œuvre de charité parfaitement libre, et c'est dans le même sens que le concile de Tours en parle[6].

Cependant, à mesure que le christianisme se répandait, le corps des prêtres tendait de plus en plus à se distinguer de la société générale des fidèles, et la passion des richesses s'allumait. Déjà, sous Valentinien, il avait fallu qu'une loi déclarât nuls tous legs faits par des femmes à des ecclésiastiques et à des moines. Lorsque, après la conquête des Gaules, les Francs se donnèrent au christianisme, les prêtres réclamèrent et obtinrent leur part des dépouilles ; d'où ce mot de Clovis : Saint Martin ne sert pas mal ses amis, mais il se fait payer trop cher de ses peine[7].

Alors furent fondés tous ces monastères que dota si richement la superstition des rois de la première race, imités dans leurs munificences pieuses par les reines et les grands seigneurs, Si vous enlevez ce qui est à Dieu, disait l'évêque de Tours à Clotaire[8], qui lui demandait un subside, Dieu vous enlèvera votre couronne. La reine Brunehaut avait accordé au clergé des privilèges et des exemptions considérables : le pape saint Grégoire les confirma, et c'est à ce sujet qu'il écrivait à quelques monastères : Si quelqu'un des rois et d'autres personnes séculières, ayant connaissance de cette constitution, ose y donner atteinte, qu'il soit privé de sa dignité. De là, plus tard, le droit de disposer des couronnes, au nom de Dieu !

Charles Martel s'étant emparé d'une partie des biens ecclésiastiques pour enrichir ses capitaines, les évêques le damnèrent après sa mort, et mirent pour condition à l'appui que sollicita d'eux Pepin le Bref, son fils, la restitution de leurs biens. Une lutte s'engagea, dès ce moment, entre les guerriers de Charles Martel et les prêtres, lutte ardente que Charlemagne éteignit en assurant aux nobles la propriété définitive des terres en litige, à charge par les possesseurs : 1° de contribuer aux réparations des églises et monastères ; 2° de payer au clergé la dîme des récoltes[9].

Ainsi, la dîme, en France, ne pesa d'abord que sur les domaines d'un certain nombre de nobles, et sur des domaines enlevés à l'Église. Mais, de juste qu'était cet impôt, on sut bientôt, en l'étendant, le rendre inique et oppressif. Les moines fabriquèrent, dit Thouret[10], une fausse loi de Jésus-Christ, par laquelle ils menaçaient ceux qui ne payeraient pas la dîme, de frapper leurs champs de stérilité et d'envoyer dans leurs maisons des serpents ailés qui dévoreraient leurs femmes et leurs enfants. Ils firent même intervenir le diable en leur faveur. Des prédicateurs criaient au peuple : Ouvrez les yeux, c'est le diable qui a dévoré les grains dans les épis. Il a déclaré, avec des hurlements affreux, au milieu des campagnes, qu'il exterminera tous les mauvais chrétiens qui refusent de payer la dîme. On la paya, et, l'usage établi, le clergé eut assez de crédit pour faire légitimer son usurpation par des lois positives.

Quand promesses ou menaces ne suffisaient pas, les prêtres avaient recours à des spectacles extraordinaires. Pour frapper l'imagination des fidèles, ils portaient au milieu d'un champ les croix, les vases sacrés, les reliques des temples, formaient autour une enceinte de ronces, et s'enfuyaient, comme éperdus, les mains levées vers le ciel[11].

Au neuvième siècle, la fortune des monastères avait pris des accroissements tels que Alcuin, gratifié de quatre abbayes, comptait sur ses terres vingt mille vassaux, serfs ou esclaves, et que l'abbé de Saint-Denis payait aux Normands, pour sa rançon, six cent quatre-vingt-cinq livres pesant d'or, trois mille deux cent cinquante livres pesant d'argent, des chevaux, des bœufs, et nombre de serfs avec leurs femmes et leurs enfants[12]. Alcuin devait sa fortune à Charlemagne.

Ce prince, guerrier illustre et grand législateur, mais le plus profond des bigots fameux, ne se contenta pas d'enrichir l'Église outre mesure, il lui voulut une opulence inviolable, éternelle. Tout ce qui est offert à Dieu, est-il écrit dans un capitulaire de Charlemagne[13], pour servir à son honneur et à sa gloire, ainsi qu'au bien de son Église, devient, par cette consécration, absolument inviolable. Un autre capitulaire porte que les biens consacrés à la religion doivent être exempts de tout impôt, les prêtres n'ayant à contribuer à aucune dépense publique, si ce n'est à celles des chemins et des ponts[14]. Cette doctrine convenait trop au clergé pour n'être pas adoptée par lui avec enthousiasme. Elle donna naissance à la théorie du don gratuit. Le privilège d'être exempté des impôts fut presque érigé en article de foi, et les prêtres qui cédaient sur ce point se virent exposés à l'accusation de sacrilège[15].

Voici quelle était, au temps de Charlemagne, la formule des actes de donation :

J'offre à Dieu et lui consacre toutes les choses insérées dans cet écrit pour la rémission de mes péchés, de ceux de mes parents, de mes enfants. Ces dons que je fais sont destinés aux frais du culte divin, à la nourriture des pauvres et des clercs, à l'entretien du luminaire, et autres choses nécessaires à l'Église ; et si quelqu'un, ce que je ne crois pas devoir arriver, les ravissait, il se rendrait coupable de sacrilège et serait soumis au terrible jugement du seigneur Dieu, à qui j'offre et consacre ces biens[16].

 

Les prêtres, tant favorisés par Charlemagne, l'immortalisèrent dans le souvenir des hommes, tandis qu'ils ravirent à tel autre de ses successeurs sa puissance, qu'il leur marchanda, et l'estime de l'histoire, qu'il ne leur avait pas payée[17].

Les conciles de Carthage, de Lérida, de Valence en Espagne, et beaucoup d'autres, avaient décidé que les évêques, prêtres, diacres et clercs, qui, n'ayant rien au temps de leur ordination, acquerraient ensuite des héritages en leur nom, seraient réputés usurpateurs des biens sacrés, s'ils ne les donnaient à l'Église. La décision de ces conciles prévalut à tel point, que saint Bernard qualifia de vol tout acte qui y serait contraire[18]. Ce fut, pour l'Église, considérée comme corps, une nouvelle source de richesses.

Que de rapines ne couvrirent pas les désordres des premiers temps de la monarchie ! Ces rapines ajoutèrent au trésor ecclésiastique ; car, au milieu de l'anarchie de la période barbare, les prélats figurèrent en qualité de chasseurs, de guerriers ; ils tinrent la crosse et le glaive, ils bénirent et ils tuèrent. On en vit qui levaient des troupes, livraient bataille, emportaient des villes d'assaut, ravageaient des contrées entières et se gorgeaient de butin. En pouvait-il être autrement ? Les évêques étaient si bien tenus au service des armes, que lorsque quelqu'un d'entre eux était infirme, il devait commettre un de ses fidèles pour le remplacer, de peur, ajoute le capitulaire, où cette obligation est écrite, de peur que la chose militaire ne souffre de son absence[19]. Suivant une charte de l'an 830, un abbé devait donner annuellement à son évêque un cheval, un bouclier et une lance ; et quand l'évêque était commandé pour quelque expédition militaire, l'abbé lui devait fournir deux chariots, l'un chargé de vin et l'autre de farine, plus dix moutons[20]. Il faut néanmoins reconnaître que le pape désapprouvait le sang versé par la main des prêtres : de là sans doute l'histoire de ce légat du Saint-Siège qui, dans une bataille, se contenta d'assommer neuf hommes avec une clef à trois nœuds qui lui servait de massue[21] ; mais tous n'avaient pas cet art de faire taire les scrupules de leur conscience, témoin certain abbé de Saint-Germain des Prés, qu'Abbon, en son histoire du siège de Paris, nous montre perçant sept ennemis d'une seule flèche[22].

Du reste, la violence fut moins productive encore que a ruse. Promesse du paradis, menace de l'enfer, séductions exercées sur les âmes naïves par l'effroi, la pitié ou l'amour ; voiles jetés sur les crimes ; contrats passés avec le remords, tout servit à la cupidité. Dans les dernières années du dixième siècle, la fin du monde, partout prêchée, attira aux églises une quantité prodigieuse de dons offerts par la peur. Le profit en fut immense pour certains couvents, en particulier pour l'ordre de Cluny, dont les abbés, Bernon et Odon, reçurent à cette époque cent quatre-vingt-huit chartes commençant toutes par ces mots solennels : Appropinquante mundi termino. La fin du monde n'arriva pas, et le clergé garda ce qu'il avait reçu.

Trop longue serait l'énumération des fausses chartes, des faux testaments, des fausses donations qui contribuèrent à grossir le trésor de l'Église, depuis la donation de Constantin, jusqu'à la fabrique de faux titres établie dans l'abbaye de Saint-Médard de Soissons[23]. Des moines, habiles dans l'art d'imiter les écritures, parcouraient les églises et les monastères de France, pour fabriquer des chartes en leur faveur[24]. L'évêque Gilles avait été juridiquement convaincu de ce crime devant le roi Childebert, et les imitateurs n'avaient point manqué. Guernon se vanta, au lit de mort, d'avoir enrichi de cette sorte tous les monastères de son ordre[25], et le bénédictin Dom Vessière affirmait que, sur douze cents chartes examinées par lui dans l'abbaye de Landevenecq, en Bretagne, huit cents étaient positivement fausses, sans qu'il osât répondre de l'authenticité des quatre cents autres[26].

Les croisades enrichirent aussi l'Église par la ruine de ses défenseurs. L'absence des propriétaires, leur mort au pays lointain, la dévotion craintive de leurs familles, furent autant de circonstances exploitées avec audace et bonheur.

On a beaucoup parlé de la puissance prestigieuse de saint Bernard, prêchant l'enthousiasme sacré, remplissant les cœurs du feu de sa parole, animant tout, entraînant tout ; mais peut-être n'a-t-on pas assez dit qu'il promettait à ses auditeurs autant d'arpents de place dans le paradis qu'on lui en donnait de terre ici-bas[27].

C'était surtout en biens-fonds que l'Église tenait à être-dotée, convaincue que la possession du sol lui assurerait celle des hommes, et préférant, comme moyen de s'attacher les campagnes, la distribution des denrées aux aumônes en argent[28].

A quel genre d'impôt l'Église ne demanda-t-elle pas l'accroissement de son opulence ?

Elle taxa l'amour : car, jusqu'au commencement du quinzième siècle, où ce scandale eut fin[29], les nouveaux mariés ne purent, sans permission de l'évêque, passer ensemble les trois premières nuits de leurs noces.

Elle taxa l'entrée de l'homme dans la vie : car, à peine baptisé, l'enfant était lié sur l'autel, d'où on ne le détachait qu'après avoir fait payer à sa marraine sa rançon[30].

Elle taxa le crime : car il y eut absolution pour qui aurait défloré une vierge, moyennant sept livres quatre sols ; absolution pour qui aurait tué son père, sa mère, son frère, sa sœur, moyennant six livres ; absolution pour qui aurait brûlé la maison de son voisin, moyennant sept livres quatre sols ; et pour soixante et seize livres dix sols, absolution générale, sans distinction de forfaits[31].

Elle taxa l'agonie : car la présence d'un prêtre fut requise pour la validité des testaments ; l'apposition des scellés fut affaire de Dieu ; et, sous peine d'être déclaré déconfès, privé de sépulture, voué à la damnation éternelle, le mourant dut mettre un legs au clergé dans son dernier soupir[32].

Elle taxa la mort : car il fallut acheter le droit d'être en terre sainte mangé par les vers. La peste même ne fut pas admise à dispenser de ce tribut[33], et il arriva qu'à Paris, pendant quatre mois, on n'ensevelit personne dans le cimetière des Innocents, parce que maître Denys en voulait avoir trop grande sommer[34].

Elle taxa le lendemain de la mort et ses mystères : car il y eut des autels, privilégiés sur lesquels se lisaient ces mots : Ici se délivre une âme du purgatoire à chaque messe et, pendant que l'office divin se célébrait, des moines faisaient jouer derrière l'autel de petits feux d'artifice pour marquer qu'en ce moment l'âme, sortie du purgatoire, prenait son vol vers le ciel[35].

Il est juste de ne rien taire et de tenir compte, dans les biens immenses du clergé, de la plus-value que les possesseurs leur avaient donnée par la savante économie de leurs travaux, par leurs défrichements, par leurs découvertes en agriculture. Il n'est pas contestable qu'entre les mains de quelques communautés monastiques, la terre de France avait été fécondée ; elle s'était couverte de constructions rurales, et les chanoines de l'église d'Autun, en 1789, eurent jusqu'à un certain point le droit d'écrire : Il est de la dignité du clergé d'oser publier hautement qu'en France des contrées entières ne seraient encore que des déserts, si des corporations religieuses ne les avaient défrichées[36]. Le fait est que les Prémontrés, qui avaient près de mille abbayes, avaient cultivé et bâti non-seulement une partie de la Hongrie, de la Souabe, de la Pologne, mais une partie de la France. Leurs monastères étaient des modèles de fermes bien tenues, et l'on peut voir dans les belles estampes qui accompagnent l'histoire de leur ordre, écrite par l'évêque Louis Hugo[37], que ces fermes étaient le centre d'une grande culture où l'on élevait des bestiaux, où l'on enseignait l'hippiatrique et l'équitation. Le commerce, dont l'Église avait eu de bonne heure la notion, était venu accroître encore le capital ecclésiastique. Les Lazaristes étaient distillateurs ; les Chartreux, les Carmes, avaient inventé des liqueurs cordiales et salutaires ; les couvents de femmes avaient perfectionné divers genres de travaux ; les Bernardins étaient allés établir jusque dans le nouveau monde de belles indigoteries, et, suivant le témoignage de Jean de Palafox, évêque du Mexique, les Jésuites y exploitaient des sucreries dont quelques-unes valaient près d'un million d'écus[38].

Mais les bénéfices de cette légitime activité, que furent-ils, comparés au revenu de tant d'artifices dont nous venons de tracer le tableau ? Les prêtres — c'est certain — durent la portion la plus considérable de leur fortune à la crédulité des peuples, indignement abusée.

Aussi leur opulence était-elle un scandale quand la Révolution se présenta pour la discuter.

Déjà, plus d'un siècle auparavant, Moréri avait pu affirmer que le clergé possédait neuf mille maisons ou châteaux, deux cent cinquante-deux mille métairies et dix-sept mille arpents en vignobles, propriétés dont le revenu annuel ne se serait pas élevé à moins de trois cent douze millions de livres[39]. Encore ne comprenait-on dans ce chiffre ni les forêts, bois de haute, moyenne et basse futaie ; ni les fours, pressoirs, moulins, usines de toute nature, ni les palais épiscopaux, presbytères, maisons abbatiales et conventuelles ; ni les séminaires, chapitres métropolitains et collégiaux ; ni les établissements des Oratoriens, des Lazaristes, des prêtres des missions étrangères, des frères de la doctrine chrétienne.

D'après la Lettre du cardinal de Fleury au conseil de Louis XV, les revenus annuels du clergé auraient pu s'évaluer, à cette époque, à douze cent vingt millions ; mais, plus tard, l'exagération de ce chiffre fut prouvée.

Lorsqu'en 1641, Richelieu, pour l'accomplissement de ses vastes desseins, résolut de lever sur le clergé une contribution de six millions, l'archevêque de Sens, parlant au nom des prêtres, fit remarquer :

Que l'usage ancien de l'Église, pendant sa vigueur, était que le peuple contribuait les biens, la noblesse son sang et le clergé ses prières aux nécessités de l'État, aux occasions de la guerre, et que c'était une chose étrange de voir que maintenant on ne demandait plus les prières du clergé qui, selon l'Écriture sainte, sont le propre et unique tribut que l'on doit exiger des prêtres[40].

 

On sent combien devaient être difficiles à évaluer d'une manière précise les richesses d'un corps qui se croyait si peu tenu d'en rendre compte et qui offrait ses prières quand l'État lui demandait de l'argent.

Les trois assemblées générales du clergé de France, tenues de 1755 à 1765, avaient arrêté le revenu clérical à soixante-deux millions. Cérutti le portait à quatre cent douze millions[41]. Necker affirma, d'après les renseignements qu'il tenait de l'administration des économats, que ce revenu dépassait cent trente millions[42].

Cérutti disait trop et Necker trop peu.

Les biens ecclésiastiques des provinces conquises ou réunies à la France, depuis l'année 1665, avaient singulièrement accru les revenus de l'Église, et elle possédait :

Dans le Cambrésis, quatorze cents charrues sur dix-sept cents

Dans le Hainaut et l'Artois, les trois quarts des biens territoriaux ;

Dans la Franche-Comté, le Roussillon et l'Alsace, la moitié ;

Enfin le tiers ou, au moins, le quart, dans les autres provinces[43].

La vérité, telle que le clergé lui-même la confessa, longtemps après les orages révolutionnaires[44], la voici :

En 1789, l'Église de France comptait dix-huit archevêchés, cent treize évêchés, dix-neuf cent vingt-deux abbayes, treize chefs d'ordre ou de congrégation, douze cents prieurés, quinze cents couvents, trois mille sept cents cures, deux mille sept cent-soixante canonicats, treize cent quatre-vingts dignités, huit cent vingt-huit chapitres ou collégiales. Son revenu approximatif était : en dîmes, de cent vingt millions et de quatre-vingts millions en propriétés d'autre nature ; en tout : DEUX CENTS MILLIONS[45].

Ajoutez à cela que la nation payait trente millions par an pour objets auxquels était spécialement destinée la dîme ; savoir : douze millions pour frais du culte, entretien des églises et presbytères ; douze millions pour casuel forcé consacré à procurer un petit soulagement aux curés congruistes, et six millions pour diverses dépenses, naturellement à la charge du clergé[46].

Telle était donc la fortune des prêtres, et quand on recherche de quelle manière elle se distribuait entre eux, on est frappé de ce que sa répartition avait d'inique. Pendant qu'investis de possessions immenses, les évêques se berçaient dans le luxe et la mollesse, une foule de petits curés ne vivaient que des aumônes de leur paroisse. L'abus remontait très-haut. Il y avait longtemps déjà que les conciles avaient dû interdire aux prélats les vêtements somptueux, le poignard orné de pierreries, le baudrier, les éperons d'or, et réduire à quarante ou cinquante le nombre des chevaux marchant à la suite d'un archevêque, dans ses visites pastorales[47]. Le changement des mœurs avait fait disparaître ces formes féodales d'un faste impie, mais les formes seules avaient changé. On a vu dans le premier volume de cette histoire quelles furent, pendant le dix-huitième siècle, les mœurs du haut clergé, sa corruption élégante ou hardie au sein de ses richesses, et le tableau de la dépravation cléricale étalée avec complaisance entre les débauches effrénées de Dubois et les bains de lait du cardinal de Rohan. Un écrit publié en 1789 constate la continuation de ces désordres : Si les représentants de la nation examinent l'usage que font des biens de l'Église les parasites de l'ordre hiérarchique, ils aperçoivent les évêques dans des hôtels magnifiques, ils les trouvent traînés dans des équipages brillants, entourés d'un nombreux domestique, assis à une table délicate et abondante. On cherche en vain les abbés au milieu de leurs moines : les abbés sont retirés dans un bâtiment éloigné du cloître ; ils ne paraissent jamais au réfectoire et ne se montrent que rarement à l'office. Ils ont leurs domestiques, leurs équipageset, de son côté, le moine vit dans un abandon absolu de ses devoirs[48].

Réunion de plusieurs bénéfices sur une même tête, absorption de la presque totalité des revenus du clergé par ceux des sièges épiscopaux, destruction des asiles destinés à recueillir les curés vieux ou infirmes pour augmenter les revenus des membres les moins utiles à l'Église, suppression de certains chapitres d'hommes pour enrichir des chapitres de femmes, voilà les abus que des prêtres eux-mêmes eurent à signaler[49]. Dans leur célèbre réclamation, les chanoines de la cathédrale d'Autun ne purent s'empêcher de dire ? Qu'on détruise, à la bonne heure ; ce partage si inégal des biens ecclésiastiques qui accumule des richesses immenses sur une seule tête, tandis que le plus grand nombre des ministres les plus utiles végètent dans les liens d'une basse médiocrité[50].

Et en effet, c'était avec quarante-cinq millions seulement qu'il fallait pourvoir au traitement de soixante mille prêtres desservants. Désigné sous le nom de portion congrue, celui des moins favorisés ne dépassait pas cinq cents livres. Que de privations cruelles, que d'humiliations cachées dans ce chiffre !

Le dédain est un des vices de la richesse. Un jour, d'humbles curés s'étaient morfondus longtemps dans l'antichambre de leur évêque : le prélat les ayant enfin reçus, Que demandez-vous ? dit-il avec arrogance à l'un d'eux, et, sans attendre la réponse, je vois à votre mine que vous ne pouvez être qu'un ignorant et que vous ne connaissez seulement pas les premiers éléments de votre religion. Combien y a-t-il de péchés capitaux ?Huit. — Et le huitième ? demanda l'évêque quand le curé eut nommé les sept. — Le huitième, monseigneur, c'est le mépris des évêques pour les pauvres prêtres[51].

Était-ce donc pour un semblable but que l'Église avait été si richement dotée ?

Dans le concile de Carthage auquel saint Augustin assista en 398, il avait été dit :

L'évêque doit avoir son petit logis près de l'Église. ses meubles doivent être de vil prix… que sa table soit pauvre… qu'il soutienne sa dignité par sa foi et sa bonne vie… Il ne plaidera point pour des intérêts personnels, lors même qu'on le provoquera… Il ne s'occupera point de ses intérêts domestiques… Il recevra les biens de l'Église comme dépositaire et non comme propriétaire[52].

 

Et, lorsque Julien l'Apostat ordonna la vente, au profit de l'État, des biens donnés à l'Église, en enjoignant à Félix, surintendant de ses finances, d'assurer aux évêques et aux prêtres un traitement convenable, quel argument saint Grégoire de Nazianze opposa-t-il à cette revendication par l'État ? Admis en présence de l'empereur, il lui dit : Non, César, ces biens ne sont pas à toi. Ils sont aux autels, à la veuve, aux pauvres, aux orphelins[53].

Saint Grégoire de Nazianze reconnaissait donc que le trésor ecclésiastique était le patrimoine des malheureux ; que cela seul lui pouvait imprimer un caractère sacré ; que son inviolabilité dépendait uniquement de sa destination. « Ces biens sont à la veuve, aux pauvres, aux orphelins. » Grandes et fortes paroles qui, depuis, ont retenti, répétées de siècle en siècle par la voix de tous les conciles !

— Concile d'Aix-la-Chapelle en 816 : Les biens de l'Église sont destinés à nourrir les soldats de Jésus-Christ, à décorer les temples, à soulager les pauvres, à racheter les captifs.

— Cinquième concile d'Orléans. — Les prisonniers, pour quelques crimes que ce soit, seront visités tous les dimanches par l'archidiacre ou le prévôt de l'église, afin que leurs besoins soient connus et qu'on leur fournisse la nourriture et les autres choses qui leur seront nécessaires.

Un des orateurs du concile de Bâle s'écriait, en répondant au quatrième article des Bohémiens : Il y a des besoins pressants auxquels il faut satisfaire. Que de chrétiens gémissent dans les fers des infidèles ! Que d'infirmes sans ressources, sans consolation ! Que de filles, dans l'âge de se marier, ne peuvent suivre le vœu de la nature, parce que la pauvreté de leurs parents ne permet pas de les doter ! Que de jeunes gens, nés avec du génie, ne peuvent le féconder ! Sachons donc, nous, ecclésiastiques, que nous ne sommes que les procureurs des pauvres et que nous devons être les fidèles dispensateurs de leur patrimoine[54].

Dans la formule des actes de donation, au temps de Charlemagne, formule citée plus haut, on a certainement remarqué ce passage : Les dons que je fais sont destinés à la nourriture des pauvres et des clercs.

Ainsi, pas de contestation possible à cet égard. Et pourtant. ah ! sans doute, le clergé compte parmi ses membres des âmes où brûlèrent jusqu'à la fin les flammes de la charité, et d'abondantes aumônes se firent à la porte d certains monastères ; mais ce qui reste dans l'histoire ecclésiastique, comme fait général et permanent, c'est l'application sacrilège des richesses provenant de la dévotion des fidèles aux besoins personnels et aux jouissances des dignitaires de l'Église. En leur demandant des comptes, la Révolution exerça son droit, et s'ils ne purent les rendre, à qui la faute ?

Oui, il y aurait crime à le taire et crime encore plus grand à le nier : considérés en masse, les prêtres employèrent mal ce qu'ils avaient mal acquis. Car enfin, ils n'attendirent pas la générosité des cœurs pieux, ils la provoquèrent en la trompant. Ils conduisirent avec une hardiesse trop heureuse le négoce des pardons. Ils ouvrirent des bureaux de conscience. La naissance et la mort, le crime et la vertu, l'espérance et la peur, le paradis et l'enfer, tout leur fut une proie. Ils firent argent de leur Dieu, né dans une étable, et le ciel mis en vente leur servit à acheter la terre.

 

 

 



[1] Mot cité dans la Lettre à M. l'abbé Lecot, sur son procès contre l'Église, p. 25, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ, — 5, 6, 7. British Museum.

[2] Lettre à M. l'abbé Lecot, sur son procès contre l'Église, p. 25, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ, — 5, 6, 7. British Museum, Discours de Royer, curé de Chavannes.

[3] Act. Martyr.

[4] Lettre troisième au rédacteur du Courrier de Londres, p. 78, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ., — 18,19. British Museum.

[5] Lettre troisième au rédacteur du Courrier de Londres, p. 78, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ., — 18,19. British Museum.

[6] Discours de Royer, curé de Chavannes.

[7] Cité dans l'Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, chap. I, p. 24. 1792.

[8] Grégoire de Tours, liv. IV, chap. II.

[9] Thouret, cité par l'abbé Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 173.

[10] Thouret, cité par l'abbé Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 173.

[11] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. p. 28. 1792.

[12] Annales Ben., t. III, 33. XXXV, p. 33.

[13] Caroli Magm capit., apud Baluz., t. I, p. 220 et seq.

[14] Codex legum antiquarum, Lindenborg, lib. V, n° 106. Francfort. 1613.

[15] Grégoire de Tours, liv. IV, chap. II.

[16] Supplique présentée à Charlemagne au plaid général de Worms.

[17] Voyez-en les preuves appuyées sur de savantes recherches dans l'Histoire politique du système de la France, par M. Mollard, ancien inspecteur général des finances. Paris, 1840.

[18] Discours de Royer, curé de Chavannes, ubi supra.

[19] Ne per eorum absentiam res militaris dispendium patiatur. Cap. Car. Cal. an 845, c. VIII.

[20] Cap. Car. Cal. an 845, c. VIII.

[21] Du Cange, Glossar., verb., HOSTIS.

[22] Septenos una potuit terebrare sagitta. (De obsidione parisiensi, lib. I.)

[23] Préface de l'Anglia sacra.

[24] Journal de Trévoux, mars 1716.

[25] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. I, p. 33. 1792.

[26] De la nécessité de supprimer les monastères, p. 13. 1789.

[27] Chartes de fondation de l'abbaye de Signy, en Champagne.

[28] Opinion et réclamation de l'évêque de Nancy, p. 12 ; dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ. — 5, 6, 7. British Museum.

[29] Arrêt du parlement rendu en 1409.

[30] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, ubi supra.

[31] Taxes de la Sacrée Chancellerie. Rome, 18 novembre 1514.

[32] Voyez du Cange, Glossar., verb. LICITATIO.

[33] Sainte-Foix, Essais sur Paris, t. I, p. 53.

[34] Journal des règnes de Charles VI et Charles VII.

[35] C'est, a écrit l'abbé Thiers, auteur du Traité des superstitions, ce que j'ai vu pratiquer dans une célèbre église, et tout Paris l'a vu aussi bien que moi.

[36] Délibération et réclamation des chanoines de l'église cathédrale d'Autun, p. 12 ; dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ, — 5, 6, 7. British Museum.

[37] Carolus Ludovicus Hugo, ordinis Prœmonstratensis. Annales, in duas partes divisi. Nanceii, 1734 et 1736.

[38] Voltaire, Essai sur les mœurs, t. IV, p. 433. Édition Delangle.

[39] Moréri, Dictionnaire historique, t. V. Édition de 1657.

[40] Mémoires de M. de Montchal, archevêque de Toulouse, t. I, p. 245 et 246.

[41] Cérutti, Idées simples et précises sur le papier monnaie, les assignats et les biens ecclésiastiques, brochure contre Bergasse. Paris, 1790.

[42] Necker, De l'administration des finances de la France, t. II, p. 316, in-8.

[43] Rozet, Véritable origine des biens ecclésiastiques, p. 397. Paris, 1790.

[44] Dans le discours de Royer, curé de Chavannes, le produit des dîmes n'avait été estimé qu'à soixante-dix millions.

[45] L'abbé Delbos, l'Église de France, t. I, p. 59. In-8°.

[46] L'abbé Delbos, l'Église de France, t. I, p. 18 ; dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ. — British Muséum.

[47] Déclaration du concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, et du concile de Latran, en 1179.

[48] Réflexions vraies, en réponse à l'abbé Sieyès, p. 5 ; dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ, — 5, 6, 7. British Museum.

[49] Discours de Royer, curé de Chavannes.

[50] Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ. — 5, 6, 7. British Museum.

[51] Essai sur la réforme du clergé, par un vicaire de campagne, docteur en Sorbonne, p. 132, 140. Paris, 1789.

[52] Canons 14e, 15e, 18e, 20e, 31e et 32e

[53] Réponse de saint Grégoire de Nazianze à Julien, p. 14 ; dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — CLERGÉ. — 1, 2. British Museum.

[54] Harangue citée dans le discours de Royer, curé de Chavannes.