HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE II. — ORGANISATION MUNICIPALE ET MILITAIRE DE LA BOURGEOISIE À PARIS.

 

 

Usurpations du Comité permanent des électeurs. — Portrait de Bailly. — Portrait de Lafayette. — Le Comité provisoire ; désarmement du peuple. — Origine de la COMMUNE DE PARIS. — Composition des districts. — Organisation du pouvoir municipal de Paris. — Les Trois cents. — Organisation de la milice bourgeoise sous le nom de garde nationale. — Tableau du despotisme bourgeois. — Plaintes de Loustalot et de Camille Desmoulins. — Parti que les Trois cents tirent du meurtre d'un boulanger. — La loi martiale ; initiative de Mirabeau ; Résistance de Robespierre. — La loi martiale flétrie par Marat, critiquée par Loustalot. — Empiétements des Trois cents ; leur comité des recherches ; leur comité de police ; inquisition civile. — Brissot, âme de la tyrannie bourgeoise de l'Hôtel de Ville. — Opposition du district des Cordeliers, présidé par Danton. — Aristocratie nouvelle.

 

Tandis que le peuple, avec une magnanime confiance, se livrait au bonheur d'avoir, suivant un mot de l'époque, reconquis le roi, les meneurs de la bourgeoisie ne songeaient qu'à faire de la royauté un docile instrument de leur domination naissante.

C'est, en effet, à la suite du grand mouvement d'octobre, qu'on voit la puissance bourgeoise de l'Hôtel de Ville grandir jusqu'au despotisme, jusqu'au despotisme le plus ombrageux. Les représentants de la Commune, sans cesser d'être une autorité administrative, deviennent un vrai pouvoir exécutif ; les réunions de-district sont supprimées ou entravées ; les journalistes sont poursuivis ; les colporteurs sont arrêtés sur la voie publique ; des feuilles hostiles, soit au maire de Paris, soit à Lafayette, sont brûlées en plein air, sur l'ordre de tel ou tel chef de poste, ou même d'après le caprice d'un simple garde national, aidé de ses camarades. Que le peuple assemblé se disperse, et place aux prétoriens de l'Hôtel de Ville !

Disons, en revenant un peu sur nos pas, quelle fut l'origine de ce pouvoir, comment il se développa, comment il s'organisa et s'établit entre le trône, pour le mettre en tutelle, et contre le peuple, pour le contenir.

Après avoir élu leurs mandataires à l'Assemblée nationale, les électeurs de Paris auraient dû se séparer : ils n'en avaient rien fait. Usurpateurs audacieux d'une autorité devenue incertaine, ils avaient continué à se réunir, s'étaient posés comme les représentants naturels des soixante districts entre lesquels la capitale se divisait, et n'avaient pas tardé à concentrer en leurs mains toute la puissance municipale.

Dès le 13 juillet, c'est-à-dire la veille du jour qu'immortalisa la prise de la Bastille, ils arrêtaient, ainsi que nous l'avons raconté[1], la création d'un comité permanent, choisi dans leur sein, et la formation d'une milice parisienne, composée de deux cents hommes par district. Ceci se passait à huit heures du matin, el la journée n'était pas encore finie que déjà le comité permanent prenait à son tour un arrêté définitif, portant :

Que le fond de la milice parisienne serait de quarante-huit mille hommes ;

Que les soixante districts, réduits en seize quartiers, formeraient seize légions ;

Que le commandant général, le commandant en second, tous les officiers d'état-major seraient à la nomination du comité permanent ;

Que, quant aux officiers des bataillons, ils seraient nommés par chaque district, ou par des commissaires députés à cet effet ;

Que la MARQUE DISTINCTIVE de la milice parisienne serait la cocarde rouge et bleue ;

Que le quartier général de la milice parisienne serait constamment à l'Hôtel de Ville ;

Qu'il y aurait seize corps de garde principaux pour chaque légion et soixante corps de garde particuliers, correspondants à chaque district ;

Enfin, que, d'après la composition de la milice parisienne, chaque citoyen ADMIS À DÉFENDRE SES FOYERS devrait, tant que les circonstances l'exigeraient, s'astreindre à faire son service tous les quatre jours[2].

De qui donc avaient-ils reçu mandat, ceux qui publiaient ces ordres souverains ? D'eux-mêmes. Le peuple était-il appelé à sanctionner cette prise de possession, si hautaine, si absolue ? Nullement. La voix des électeurs servait-elle au moins d'écho à celle des districts ? Non. L'usurpation était incontestable, elle était flagrante, et, pour en montrer l'étendue, il suffit de rappeler que, parmi les dispositions qui viennent d'être mentionnées, figurait celle-ci : Tout homme qui sera trouvé avec la cocarde rouge et bleue, sans avoir été enregistré dans l'un des districts, SERA REMIS À LA JUSTICE DU COMITÉ PERMANENT[3].

Le 15 juillet, on s'en souvient, dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, un geste, un cri avaient décidé de la nomination de Bailly comme maire de Paris et de celle de Lafayette comme chef de la milice bourgeoise. Il faut faire connaitre ces deux hommes.

Jean Silvain Bailly était né à Paris en 1725 d'un marchand de vin établi dans le faubourg Saint-Antoine. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, il y renonça par suite de la mort d'un oncle dont il recueillit en partie l'héritage, et il se livra à l'étude du barreau. Puis, entraîné par le goût de la science, il étendit, il féconda le domaine de ses méditations et de ses recherches. Des Lettres sur l'astronomie ancienne et moderne, un Rapport sur le mesmérisme, un Mémoire sur l'Hôtel-Dieu, lui valurent une place dans chacune des trois académies littéraires et scientifiques de la capitale[4]. Élu membre des États généraux, il se trouva présider la fameuse séance royale du 23 juin : ce fut l'origine de sa fortune politique. Ses amis vantaient sa probité ; ses ennemis le soupçonnaient d'un certain penchant à l'intrigue ; ceux qui le voyaient étaient frappés de la douceur naïve de son visage, de sa bonhomie, et de je ne sais quel parfum d'honnêteté qui s'exhalait de ses discours. Mais il avait les défauts d'un esprit étroit ; son courage dégénérait bien vite en roideur, sa fermeté ressemblait trop à de l'entêtement, et la modestie de ses allures cachait une vanité un peu puérile. On remarqua que, devenu maire de Paris, il eut des domestiques à livrée et fit peindre sur son carrosse un écusson avec trois abeilles d'or[5]. Cependant, comme il n'avait rien ni des vices brillants de la noblesse ni des rudes vertus du peuple, il devait plaire et il plut à la bourgeoisie.

Tout autre était Lafayette. La grâce acquise de ses manières, le tour de sa conversation, ses habitudes d'élégance, sa politesse savante et fine disaient assez dans quel monde il était né et avait grandi. Chose singulière ! c'était un patricien que ce chef des bourgeois, c'était un marquis, c'était un brave gentil homme qui, au retour de la guerre d'Amérique, d'où il rapporta l'amitié de Washington et un renom de soldat, s'était présenté à la cour pour y jouir d'une gloire toute républicaine. Comment lui fut-il donné de convenir à la bourgeoisie, sans cesser d'être un grand seigneur ? Cela tint à l'art qu'il possédait de se faire pardonner les avantages de sa haute naissance, nul n'ayant jamais poussé plus loin que lui les séductions de la dignité sans morgue et de la familiarité habile. Il avait, d'ailleurs, aux yeux de cette classe moyenne qui détestait le passé et s'alarmait de l'avenir, l'inappréciable mérite de ne vouloir rien de décisif. Le pouvoir l'attirait et l'effrayait tour à tour ; il en était accablé et enchanté. Il aimait, du peuple, non sa domination, mais ses applaudissements ; de sorte que, toujours poussé en avant par le goût de la popularité, il était toujours ramené en arrière par le secret effroi que lui inspirait la démocratie. Républicain de sentiment, royaliste d'occasion, défenseur infatigable, par ses actes, d'un trône qu'il ne se lassait pas de miner par ses discours ; énergique dans la résistance, non dans l'attaque, et totalement dépourvu d'audace, quoique plein de courage, ses contradictions mêmes et ses perpétuels balancements le rendaient propre à tenir une situation intermédiaire. Avec lui, on était sûr de n'être, ni conduit jusqu'à l'imprévu, ni abandonné. La bourgeoisie l'accepta donc volontiers pour son homme d'action : il grandissait Bailly en le complétant.

Le 18 juillet, pour répondre sans doute, par un titre plus modeste, à un reproche d'usurpation difficile à éviter, l'assemblée des électeurs avait remplacé le comité permanent par un comité provisoire, composé de soixante membres élus dans son sein ; mais en même temps elle avait songé aux moyens de désarmer le peuple. Par arrêté spécial, les ouvriers furent invités à laisser leurs armes dans certains dépôts particuliers qu'indiqueraient les districts, et une somme de six livres fut offerte à quiconque rapporterait une arme à feu[6].

Les accusations dirigées contre l'Hôtel de Ville continuèrent, s'envenimèrent. Mirabeau, qui s'irritait intérieurement de la puissance de Lafayette et qui volontiers eût écrasé Bailly sous les dédains de sa supériorité, s'éleva, du haut de la tribune, contre la formation d'un pouvoir dont l'objet, disait-il, était le bien public et dont la continuation avait été nécessitée par les circonstances, mais dont le fruit était devenu nul, parce que les créateurs et les créés n'étaient que de simples particuliers sans délégation, sans confiance[7]. De leur côté, les districts ne supportaient qu'impatiemment le joug d'une tutelle qu'ils n'avaient pas été appelés à se donner. L'assemblée des électeurs ayant osé accorder à Necker, comme on l'a vu plus haut[8], la grâce de Besenval, les soixante districts profitèrent de l'occasion pour éclater. De qui donc les électeurs tenaient-ils le droit de faire grâce à des hommes coupables du plus noir des crimes, le crime de lèse-nation ? Et leur pouvoir même, de qui le tenaient-ils ? Là-dessus, les districts se réunissent, se concertent, nomment chacun deux députés, et, le 30 juillet, les envoient à l'Hôtel de Ville, au nombre de cent vingt, prendre possession du pouvoir municipal, sous le nom de REPRÉSENTANTS DE LA COMMUNE DE PARIS.

Telle fut l'origine de ce pouvoir fameux auquel un si grand rôle était réservé dans la Révolution. Mais hâtons-nous de dire qu'il fut loin d'être alors ce qu'il devint plus tard. Dans les commencements, il ne représentait que la bourgeoisie et ne servit qu'elle.

Les districts en effet n'avaient pas eux-mêmes, à cette époque, d'autre composition que celle qui dérivait du règlement royal du 28 mars 1789, relatif à la convocation des États généraux. Or, l'article 13 de ce règlement portait :

Pour être admis dans l'assemblée de son quartier, il faudra pouvoir justifier d'un titre d'office, de grades dans une faculté, d'une commission ou emploi, de lettres de maîtrise, ou enfin de sa quittance ou avertissement de capitation, montant au moins à la somme de six livres en principal.

 

Bien que ces dispositions ouvrissent les portes de la vie publique à un grand nombre de citoyens, elles n'étaient pas sans assurer dans plusieurs districts la prépondérance à l'élément bourgeois, et les premiers choix s'en ressentirent. Tout ce qui avait été fait, soit par le comité permanent, soit par le comité provisoire, les REPRÉSENTANTS DE LA COMMUNE l'approuvèrent.

Quant à eux... Mais avant le récit de leurs actes, il importe de placer le tableau de l'organisation de leur pouvoir.

Ils avaient été élus, vient-il d'être observé, au nombre de cent vingt : ce chiffre, par des additions successives, ne tarda pas à être porté à trois cents, et de même qu'à Venise on disait le Conseil des Dix, le peuple, à Paris, se plut à dire le Conseil des Trois cents.

La municipalité fut distinguée de l'assemblée de la Commune : l'assemblée de la Commune représentant le pouvoir délibératif, et la municipalité le pouvoir administratif.

La municipalité se composa, sans compter le maire et le commandant général, de soixante administrateurs répartis entre huit départements, savoir :

Celui des subsistances, le plus important de tous, dans ces jours de disette, de panique et de complots ;

Celui de la police, auquel donnait aussi une importance particulière cette brûlante activité des idées, si prompte à se traduire en faits ou à se répandre en désordres ;

Celui des établissements publics, établissements pour l'instruction de la jeunesse, pour le commerce, pour les manufactures, pour les arts et métiers ;

Celui des travaux publics, comprenant la voirie, les promenades, les fontaines, les cimetières, les prisons ;

Celui de la régie des hôpitaux ;

Celui de la régie des domaines et revenus appartenant à la ville de Paris ;

Celui de l'assiette, répartition et perception des impôts dans l'intérieur de la ville ;

Enfin, celui de la garde nationale parisienne.

A la tête de chacun de ces huit départements il y eut un lieutenant de maire, assisté de six conseillers administrateurs, nommés directement par les districts et devant compte de leur gestion à l'assemblée des représentants de la Commune. Leur service devait-il être gratuit ? La question fut posée dans l'assemblée des représentants de la Commune, et résolue affirmativement par elle le 30 septembre.

Une chambre de police, composée de huit notables et présidée par le maire, son lieutenant de maire ou le plus ancien des conseillers administrateurs, fut établie pour prononcer les amendes et les peines en matière de police. Elle jugeait en dernier ressort jusqu'à concurrence de 100 livres et d'un mois de prison.

Pour concentrer la partie administrative des huit départements, juger les différends qui se pouvaient élever sur leur étendue respective, et connaître des divers changements susceptibles d'être introduits dans l'organisation du corps de ville, on forma ce qui fut appelé le Bureau de ville, lequel fut composé du maire, du commandant général, de huit conseillers assesseurs, des huit lieutenants de maire, du procureur général de la Commune et de ses deux substituts, en tout vingt et un officiers.

Restait à créer un tribunal devant lequel pussent être portées celles des discussions entre particuliers, qui étaient autrefois de la compétence du prévôt des marchands et des échevins, discussions relatives aux marchandises, approvisionnements, payement des droits, etc. Le maire, huit conseillers assesseurs, le procureur général de la Commune, ses deux substituts et un greffier constituèrent par leur réunion ce tribunal qui prit le nom de Tribunal contentieux.

Telle était, à la fin de l'année 1789, l'organisation de la COMMUNE DE PARIS[9].

Ainsi, une assemblée de deux cent quarante membres, chargée du pouvoir législatif et un conseil de soixante membres, chargés du pouvoir administratif, voilà ce qui la constituait.

Loustalot s'éleva contre cette organisation avec beaucoup de force et l'éloquence d'un cœur passionné pour la liberté. Suivant lui, c'était profaner le beau nom de COMMUNE que de le donner à une assemblée de deux cent quarante individus, alors qu'il ne pouvait appartenir et n'appartenait qu'à l'universalité des habitants, vivant dans un même lieu. Il affirma que la Commune, comprise et définie de la sorte, devait retenir le pouvoir législatif pour elle-même et ne confier à des mandataires que le pouvoir administratif, attendu que les intérêts communaux sont, de leur nature, simples, homogènes et facilement appréciables par tous. Il rappela que la majorité des districts n'avait jamais entendu conférer à l'Hôtel de Ville d'autre mission que celle de former provisoirement le corps des fonctionnaires municipaux et de préparer un plan d'organisation municipale, d'où cette conséquence que l'Hôtel de Ville se trouvait en flagrant délit d'usurpation.

Hors du travail préparatoire dont elle a été chargée, disait le sage Loustalot, l'assemblée des deux cent quarante doit être absolument nulle. Il importe à la liberté civile et à la bonne administration qu'il n'y ait aucun corps intermédiaire entre la Commune et les administrateurs ; car bientôt il s'établirait entre les administrateurs un commerce de services préjudiciable au bien public. Les membres du corps intermédiaire, bien assurés de n'être pas vexés par les administrateurs, laisseraient tranquillement vexer le citoyen, et les administrateurs payeraient cette négligence en abusant du pouvoir en faveur des membres du corps intermédiaire[10].

 

Paris, faisait revivre le souvenir de la plus sombre tyrannie qui se soit jamais déployée dans le monde, celle du gouvernement de Venise ; Loustalot comparait le maire de Paris et ses soixante administrateurs au doge et à ses six adjoints, et l'assemblée des deux cent quarante au sérénissime conseil[11].

Mais la vigueur de ces attaques n'empêcha pas la bourgeoisie de l'Hôtel de Ville de poursuivre le cours de ses empiétements.

Du reste, autour et au-dessous de cette autorité centrale, les districts conservèrent leurs assemblées générales, leurs présidents, leurs comités, dont les membres eurent à gérer les affaires qui ne regardaient que le district en particulier.

Quant à la MILICE BOURGEOISE, à laquelle Lafayette donna le nom de GARDE NATIONALE, voici quelle en fut l'organisation.

Chaque district fut requis de fournir quatre compagnies de cent hommes chacune, ce qui donna, pour les soixante districts, vingt-quatre mille hommes. Aux quatre compagnies, qu'on appela compagnies bourgeoises, fut ajoutée, dans chaque district, une compagnie soldée, composée d'anciens gardes françaises et qui prit le nom de compagnie du centre. Il y eut donc trente compagnies du centre de cent hommes chacune, lesquelles portèrent le chiffre total de la GARDE NATIONALE à trente mille hommes, non compris les officiers.

L'élection des commandants, aides-majors, capitaines et officiers des compagnies bourgeoises fut laissée au district ; mais à l'exception du capitaine, tous les officiers des compagnies du centre furent à la nomination du commandant général[12] : moyen ingénieux de lui créer une garde prétorienne dans une garde prétorienne !

LA GARDE NATIONALE, à Paris, aurait dû, pour mériter ce nom, comprendre tous les citoyens. Qu'est-ce que la liberté dans un pays où les uns sont armés et les autres sans armes ? Mais Lafayette et ceux de l'Hôtel de Ville surent couvrir d'un prétexte artificieux cette distinction, source de toute tyrannie. Eût-il été conforme à l'humanité de soumettre au fatiguant service de la garde nationale tant de pauvres ouvriers qu'enchaînait à un labeur quotidien le soin de gagner leur vie ? Ainsi, plus on les craignait, plus on affecta de les plaindre ; et une milice qui, à Paris, aurait dû s'élever au moins à cent cinquante mille hommes, ne dépassa pas, y compris les officiers, le chiffre dangereux de trente et un mille !

Inutile de remarquer que, pour mieux creuser la ligne de démarcation tracée entre les gardes nationaux et le reste des citoyens, on eut soin de donner aux premiers cet uniforme militaire où la vanité puise si aisément le goût de la domination. C'était une dépense à faire : cette considération n'arrêta pas. 120.000 francs furent remis par la ville à Lafayette pour habiller la garde nationale, et un beau jour cinq voitures de drap, qui appartenaient au gouvernement, ayant traversé Paris, la municipalité s'en empara sans scrupule. Cela venait à merveille, dit Bailly ; cela fut de bonne prise[13]. Il y eut donc, à Paris, nombre d'avocats, de manufacturiers, de médecins, de marchands qui se mirent à jouer au soldat ; et Camille Desmoulins put écrire : Hors des districts, on se tue pour des épaulettes ; on ne rencontre dans les rues que dragonnes et graines d'épinards.

Que voulez-vous ? chacun cherche à paraître ![14]

Cet esprit militaire se communiqua si bien de proche en proche, qu'il envahit jusqu'aux petits garçons. Ils s'enrégimentèrent d'eux-mêmes, simulèrent des batailles en pleine rue, et il ne fallut pas moins qu'un grave arrêté de l'Hôtel de Ville pour mettre fin à leurs combats[15].

Il serait assurément injuste de prétendre que l'administration des Trois cents ne rendit aucun service à la ville de Paris : les circonstances étaient difficiles, et y tenir tête demandait une énergie qui n'aurait pu réussir s'il ne s'y était quelquefois mêlé un peu de dévouement. Mais ce qui est certain, c'est que cette administration naissante fut tracassière, despotique, envahissante à l'excès et trop portée à abuser de la force que la garde nationale mettait alors à la disposition de la défiance et de l'arbitraire. Par le règlement du 8 octobre, l'Hôtel de Ville défendit de plus belle aux colporteurs de proclamer d'autres imprimés que les décrets de l'Assemblée, édits, jugements, etc. Ce qui était, selon l'expression de Loustalot, employer la hache où il ne fallait que la serpette[16]. Il ne se passait presque pas de jour que des citoyens ne fussent arrêtés sur les plus frivoles prétextes. Un homme fut saisi au café de Foix parce qu'il y distribuait quelques exemplaires d'une brochure qu'il avait faite ; un autre parce qu'il lisait tout haut un journal. Les patrouilles se montraient d'une intolérance provocante et même, en certains cas, farouche. Elles prétendaient faire jusqu'à la police intérieure des établissements publics. Un jour, le café Procope fut comme assiégé ; il se mit intrépidement en état de défense, et la patrouille fut repoussée[17]. Arrivait-il à des citoyens en veste d'avoir à la main une brochure ou un journal non marqués du visa de la ville, des citoyens en uniforme étaient là pour faire justice ! sans compter que le despotisme central de l'Hôtel de Ville s'aggravait du despotisme local de tous ces districts dont chacun avait, et son comité permanent, et son comité de police, et son comité militaire et son comité civil. Des passants se plaignirent plus d'une fois d'avoir été arrêtés sans motif et frappés, au moment de leur arrestation, de coups de baïonnette. Des femmes, des filles honnêtes furent enlevées, comme de viles prostituées, au détour des rues ou sur le seuil de leurs portes, et ne durent leur délivrance qu'à l'indignation du quartier[18]. La liberté trouva refuge dans quelques districts, dans celui des Cordeliers, par exemple ; mais, en mainte section, l'on se livra sans retenue aux violences de ce que Loustalot fut le premier à nommer le despotisme bourgeois. Une caricature parut, avec ces mots : le patrouillotisme chassant le patriotisme : expression vive et fidèle des ressentiments populaires !

Tout cela ne pouvait manquer de faire naître, de multiplier les réclamations de la presse démocratique. Brissot, un des Trois cents et le défenseur systématique de la municipalité, eut à repousser des coups furieux. L'ardent Camille, l'énergique Loustalot prirent, contre lui, la tête du parti qui était, cette fois. le peuple.

Il n'y a pas, s'écriait ce dernier avec véhémence[19], il n'y a pas, dans ce moment, un citoyen de la capitale qui puisse dire : ce soir, je souperai avec ma femme et mes enfants, demain j'irai chez mes débiteurs pour toucher de quoi faire mes payements après-demain. Il faut toujours sous entendre : s'il ne plaît pas à quelque ennemi de me susciter quelque affaire à la police, et au magistrat de me faire détenir trois jours. Et il demandait amèrement si l'aristocratie des nobles n'avait été abattue que pour faire place à l'aristocratie des riches.

A son tour, Camille Desmoulins disait[20] : Il n'est pas jusqu'au fusilier qui ne soit bien aise de me faire sentir qu'il a du pouvoir. Quand je rentre à onze heures du soir, on me crie qui vive ? — Monsieur, laissez passer un patriote picard. — Mais il me demande si je suis Français, en appuyant la pointe de sa baïonnette. Malheur aux muets ! Prenez le pavé à gauche ! me crie une sentinelle ; plus loin, une autre crie : Prenez le pavé à droite ! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles criant : Le pavé à droite, le pavé à gauche, j'ai été obligé, de par le district, de prendre le ruisseau.

Souvent, Lafayette intervenait en personne, surtout quand la gravité du cas l'exigeait ; et, selon les convenances du moment, il savait employer, avec beaucoup d'art, tantôt la persuasion, tantôt la menace. Ce fut par un discours paternel qu'il dissipa un rassemblement de tailleurs qui s'était formé au Louvre, pour retarder l'habillement de la garde nationale[21]. Ce fut, au contraire, par un habile déploiement de sévérité qu'il prévint une révolte près d'éclater parmi les terrassiers de Montmartre[22].

L'Assemblée, ravie de sa conduite, lui vota par acclamation un traitement de cent vingt mille francs et une indemnité immédiate de cent mille francs. Mais il était trop riche, trop fier, trop soigneux de sa popularité, pour souffrir qu'on récompensât en argent ses services : il refusa tout[23]. On avait oublié Bailly, dans cet élan peu élevé de reconnaissance : il s'en plaignit avec plus d'aigreur que de dignité, et ses réclamations ne firent que donner un nouvel éclat au désintéressement de Lafayette.

Cependant la terreur, un moment bannie après les journées d'octobre, n'avait pas tardé à rentrer dans Paris. L'abondance factice dont le roi et sa famille semblaient avoir apporté le bienfait à la capitale, disparut soudain. De nouveau, les portes des boulangers furent assiégées tout le long du jour par des groupes avides ; de nouveau, la colère vint ajouter ses tourments à ceux de la faim, toujours disposée aux soupçons. On parla de tentatives pour perdre ou gâter les farines amoncelées à la halle, et, de fait, on trouva dans les égouts, dans les rues, jusque dans les filets de Saint-Cloud[24], des amas de pain qu'y avait jetés la criminelle malveillance des accapareurs, ou leur prudence mise en défaut.

La disette étant l'objet de toutes les préoccupations, plusieurs districts prirent des arrêtés relatifs aux subsistances et envoyèrent des députés au comité de ce département ; mais ils y reçurent un accueil dont le district de Saint-Germain l'Auxerrois dénonça hautement la morgue[25]. Une fois encore, la vie de Paris devint poignante.

Ce fut alors que ceux à qui le peuple faisait peur, comme la disette faisait peur au peuple, commencèrent à mettre en avant la nécessité d'une loi martiale. Dès le 14 octobre, un homme avait présenté à l'Assemblée constituante un projet de loi concernant les attroupements, projet qui contenait des dispositions très-dures et fut chaudement applaudi[26]. Or, quel était cet homme ? Mirabeau ! Mais, pour frapper ce coup hardi, un prétexte était nécessaire ; on le désirait : le fit-on naître ?

Le 21 octobre, une femme qui n'avait pu encore se procurer du pain et à qui on avait répondu qu'il n'y en avait plus, entra, pour vérifier le fait, chez un boulanger du marché Palu, nommé Denis François. Déjà, dans la foule qui se pressait aux portes, on accusait Denis François de cacher du pain : un enfant indiqua un endroit où il y en avait. Aussitôt, la boutique est envahie ; on cherche, et, en effet, on trouve quelques pains mis en réserve[27]. Ils n'avaient été gardés que pour la consommation du boulanger et celle de ses garçons. ; mais les décisions de la faim sont aussi promptes et aussi aveugles que ses défiances sont terribles. Le malheureux est saisi, traîné à l'Hôtel de Ville, la rumeur publique grossissant son prétendu crime.

A l'Hôtel de Ville, on l'interrogea ; et, comme son innocence était manifeste, elle fut aisément prouvée aux membres du comité de police.

Mais, au dehors, la foule grondait, excitée et trompée, — beaucoup l'ont cru, — par les agents de ce pouvoir occulte qui, dans toutes les journées sanglantes de la Révolution, laissa deviner sa présence et fit sentir sa main. Le cri à la lanterne ! n'était poussé, dit l'Observateur provincial, que par des bouches riantes[28].

A huit heures moins un quart, le fatal réverbère fut détaché et l'on vit avec horreur une femme essayer le nœud coulant. Presque au même moment, une vingtaine de mégères, qui paraissaient obéir à un mot d'ordre, accoururent pour escalader les barrières. Tandis qu'elles gravissaient l'escalier, un porte-sac du port, homme au visage sinistre, aux cheveux rouges, se montre tout à coup à la croisée qui avoisine la lanterne, s'assied sur la potence de fer, tire à lui la corde, essaye de nouveau le nœud coulant, et attend sa victime avec la même tranquillité qu'un honnête homme aurait attendu le moment de faire une bonne action[29].

Guyot de Blancheville et Garan de Coulon, membres du comité de police, étaient descendus sur la place pour annoncer que le boulanger allait être conduit au Châtelet. Où est-il ? où est-il ? crièrent plusieurs voix. Vous voulez le faire échapper ! Malheur à vous ! Votre tête répond de la sienne. On introduit alors dans l'Hôtel de Ville ceux du dehors, on leur propose de juger l'accusé et on va le prendre dans la salle où on le tenait caché. Mais à peine a-t-il paru, qu'il est saisi violemment, traîné sur la place, et mis à la lanterne. Un témoin oculaire remarque que, dans le groupe qui entourait la victime, aucune fureur ne semblait égarer les esprits[30]. La tête, arrachée du corps, fut plantée au bout d'une pique et le cadavre traîné le long des rues par quelques misérables qui forçaient les passants à leur donner de l'argent en manière de récompense[31].

Aussitôt, ardents à profiter de la consternation des bons citoyens et des patriotes, les Trois cents envoyèrent solliciter de l'Assemblée constituante le vote de la loi martiale. L'Assemblée qui, le 14, avait si fort applaudi à la motion de Mirabeau, n'avait pas besoin qu'à cet égard on la pressât beaucoup.

Au lieu de la loi martiale, Buzot réclamait la formation d'un tribunal national. Robespierre, à son tour, prit la parole :

On demande du pain et des soldats ; c'est-à-dire : le peuple attroupé veut du pain ; donnez-nous des soldats pour immoler le peuple. On vous dit que les soldats refusent de marcher. Eh, peuvent-ils se jeter sur un peuple malheureux dont ils partagent le malheur ? Ce ne sont pas des mesures violentes qu'il faut prendre, mais des décrets sages, pour découvrir la source de nos maux, pour déconcerter la conspiration qui, peut-être, dans le moment où je parle, ne nous laisse plus d'autre ressource qu'un dévouement illustre. Il faut nommer un tribunal vraiment national[32].

 

Sans s'arrêter aux paroles de Buzot et de Robespierre, l'Assemblée décréta :

Que, dans les cas où la tranquillité publique serait en péril, les officiers municipaux devraient, en vertu du pouvoir reçu de la Commune et à peine d'en répondre personnellement, déclarer la nécessité de déployer la force militaire ;

Que cette déclaration se ferait en exposant à la principale fenêtre de la Maison de ville et en portant dans toutes les rues, dans tous les carrefours, un drapeau rouge ;

Qu'au signal seul du drapeau, tous attroupements, avec ou sans armes, deviendraient criminels ;

Que les gardes nationales, troupes réglées et maréchaussées requises par les officiers municipaux, seraient tenues de marcher sur-le-champ, précédées d'un drapeau rouge ;

Qu'il serait demandé par un des officiers municipaux aux personnes attroupées quelle était la cause de leur réunion, quel était le grief dont elles demandaient le redressement ; qu'elles seraient autorisées à nommer six d'entre elles pour exposer leur réclamation et tenues de se séparer aussitôt après ;

Que, faute par elles de se retirer, il leur serait fait à haute voix, par un officier municipal, trois sommations, dont la première serait en ces termes : Avis est donné que la loi martiale est proclamée, que tous les attroupements sont criminels : on va faire feu ; que les bons citoyens se retirent ;

Que, dans le cas où le peuple attroupé, n'ayant commis aucune violence, se retirerait paisiblement, soit avant, soit immédiatement après la dernière sommation, les moteurs ou instigateurs de la sédition pourraient seuls être poursuivis, et seraient condamnés : à une prison de trois ans, si l'attroupement était sans armes, et, s'il était armé, à la peine de mort ;

Que, dans le cas où des violences seraient commises, les auteurs de ces violences, qui auraient échappé à la force militaire, seraient punis de mort ;

Que la mort serait aussi le châtiment de tout chef, officier et soldat ou garde national qui exciterait ou fomenterait des attroupements ;

Qu'enfin, le calme une fois rétabli, les officiers municipaux rendraient un décret pour faire cesser la loi martiale, et que, pendant huit jours, le drapeau rouge serait remplacé par le drapeau blanc[33].

Cette loi terrible fut proclamée au son des trompettes, au bruit du tambour, avec une solennité lugubre. Les huissiers de l'Hôtel de Ville, revêtus de leur costume de cérémonie, en manteaux, parcoururent Paris, à cheval, précédés d'un détachement de cavalerie et escortés par des gardes de ville portant un uniforme étrange et antique[34].

On avait commencé à huit heures du matin, on ne finit qu'à trois heures après midi. Le peuple, en proie à une indignation profonde, frémissait et se taisait. Dans l'attente d'une insurrection, les représentants de la Commune se hâtèrent de nommer ceux d'entre eux qui, en vertu de la loi nouvelle, auraient à déployer le drapeau rouge. On vit des gardes nationaux donner, en pleine rue, le fil à leurs sabres, et les habitants reçurent l'ordre d'illuminer leurs maisons[35].

En même temps, on arrêtait deux des meurtriers de François. L'un d'eux, nommé Blin, c'était le porte-sac, fut pendu ; l'autre condamné à un bannissement de neuf années. Le premier soutint, dans son interrogatoire, qu'il avait cru venger la nation. On pendit aussi un malheureux, surpris dans les faubourgs au moment où il distribuait des cartes contenant, disait-on, un appel à la révolte. Il se nommait Adrien et ne savait pas lire. Une députation de l'Assemblée fut envoyée à la veuve du boulanger, enceinte alors de trois mois, et qui s'était évanouie sur le passage de la tête sanglante de son mari[36]. Le roi chargea le duc de Liancourt de porter à cette femme infortunée des consolations, des présents, une somme considérable[37] ; et l'on fit au boulanger des funérailles auxquelles plusieurs membres de la Commune assistèrent[38].

Profiter du crime de quelques-uns pour attenter à la liberté de tous est un artifice familier à la tyrannie et qui, toujours dénoncé, se reproduit toujours. Ainsi, pendant que les patriotes témoignaient leur douleur du meurtre qui venait d'être commis ; pendant que Loustalot s'écriait, en parlant des meurtriers : Des Français ! des Français ! Non, non, de tels monstres n'appartiennent à aucun pays ; le crime est leur élément et le gibet leur patrie[39] ; les Trois cents ne songeaient qu'à tirer parti de l'impression produite, pour affermir leur domination, pour l'étendre.

Et telle était, en effet, la stupeur des esprits qu'une seule voix, dans la presse, s'éleva énergiquement, péremptoirement, contre la loi martiale : celle de Marat. Il affirma que jamais le peuple ne se soulevait que lorsqu'il était poussé au désespoir par la tyrannie, et après de longs efforts de patience. Il affirma que, quoiqu'elle ne fût pas toujours éclairée dans ses effets, la vengeance du peuple était toujours juste dans son principe. Qu'une loi martiale pût être bonne lorsque la Constitution est terminée, équitable, et que les dépositaires de l'autorité se renferment dans leur devoir, Marat n'allait pas jusqu'à le nier ; mais, lorsqu'une nation en était encore à rompre ses fers et à se débattre douloureusement contre ses ennemis, une loi martiale ne lui apparaissait que comme un mur d'airain élevé autour d'un abîme.

Le langage de Loustalot fut beaucoup moins fort, beaucoup moins décisif. Il rappela qu'à Athènes, la loi exigeait de tout citoyen qu'il prît parti pour ou contre dans les mouvements populaires ; qu'à Rome, on opposait aux séditieux l'activité d'un dictateur, plus contraire à la liberté que la loi martiale ; qu'en Angleterre, la loi martiale existait, bien qu'elle n'y eût été mise à exécution qu'une fois, c'est-à-dire quand lord Gordon, à la tête de quarante mille factieux, entreprit de brûler les oratoires et les chapelles des catholiques. Loustalot admettait donc le principe de la loi martiale. Seulement, il refusait de reconnaître que celle qui venait d'être portée en France fût plus sage, plus humaine que la loi anglaise. Puis, examinant, article par article, le projet voté dans l'Assemblée, il en faisait ressortir les vices avec un heureux mélange de bon sens et de profondeur. Il s'attaquait d'abord à ce vague des mots, toujours si favorable aux tyrans. Pourquoi n'avoir pas défini, par exemple, le mot attroupement ? Suffirait-il de quelques personnes causant, marchant, ou même renfermées ensemble, pour constituer un attroupement, dès qu'il aurait plu à un municipal, qui aurait mal digéré, de faire arborer le drapeau rouge ? Et si l'attroupement était motivé sur des griefs fondés dont on eût en vain demandé le redressement, par la presse, par des pétitions, par toutes les voies légales ; s'il avait pour objet le salut public évidemment compromis ; s'il n'était que la dernière ressource de la liberté agonisante !... La résistance à l'oppression n'est-elle pas un des droits de l'homme en société ? Et le moteur d'une résistance commune est-il coupable, même quand il est prouvé que l'oppression existait ? Lorsque Manlius, ajoutait Loustalot[40], excita une sédition à Rome, en persuadant au peuple que quelques sénateurs avaient soustrait du trésor public des sommes capables de payer ses dettes et de le soulager, Cincinnatus ne dit point à Manlius, cité devant son tribunal : Tu es l'auteur de la sédition, tu vas être puni. Il lui dit : Ou tu prouveras que les sénateurs ont fraudé le peuple d'une partie des deniers publics, ou tu seras conduit en prison. Manlius n'aurait pas eu cette alternative d'après notre article 8 de la loi martiale, et Cincinnatus est, à notre avis, de tous les hommes d'Etat, celui qui a le mieux connu les lois d'un peuple libre.

Dans le même numéro, Loustalot publia une lettre écrite par un membre du district de Saint-Jacques la Boucherie, et où l'on remarque le passage suivant :

La motion de M. Robespierre m'a frappé ; ses cris n'ont point été écoutés ; l'éloquence fastueuse l'a emporté sur l'éloquence de la raison, et son énergie a été qualifiée d'irascibilité, d'amour-propre. Oui, proclamer la loi martiale avant d'avoir établi un tribunal pour les criminels de lèse-nation est un acte impolitique ou un coup de despotisme vigoureux. Ce sont de ces coups terribles qui, quand ils portent, font une plaie profonde. CE COUP ÉTAIT PRÉVU DEPUIS LONGTEMPS. M. MIRABEAU L'ANNONÇAIT AFIN D'Y ACCOUTUMER LES ESPRITS ; ET LE BOULANGER ET LES DEUX HOMMES EXÉCUTÉS LE LENDEMAIN SONT PEUT-ÊTRE TROIS VICTIMES QUI DEVAIENT LE PRÉPARER : ON N'A PRODUIT CES SCÈNES SANGLANTES QUE POUR AVOIR OCCASION DE DEMANDER LA LOI MARTIALE[41].

 

Ce qui est certain, c'est qu'à partir de ce moment, la bourgeoisie marcha au despotisme avec un redoublement de hardiesse. Un décret du 21 octobre avait déféré au Châtelet, tribunal de l'ancien régime, le jugement des crimes de lèse-nation : à leur tour, les Trois cents se hâtèrent d'établir un Comité des recherches, qu'ils composèrent de six membres : Agier, Oudart, Perron, Lacretelle (aîné), Garan de Coulon, Brissot. Le placard qui annonçait cette inquisition civile portait que le Comité des recherches se bornerait, sans aucun pouvoir administratif, à recevoir les dénonciations et dépositions sur les trames, complots et conspirations qui pourraient être découverts, s'assurerait en cas de besoin des personnes dénoncées, les interrogerait et rassemblerait les preuves de nature à former un corps d'instruction.

Ici encore, l'âme généreuse de Loustalot s'émeut. Quoi ! s'écriait-il amèrement, votre Comité des recherches n'aura, dites-vous, aucun pouvoir administratif, et cependant il pourra s'assurer des personnes dénoncées ! N'allez pas excuser cette institution, qui achève la ressemblance entre notre régime municipal et celui de Venise[42].

Mais les Trois cents n'en persistèrent pas moins dans leurs pratiques de persécution. Ils avaient obtenu de l'Assemblée nationale un règlement en vertu duquel le maire pouvait faire détenir un homme en prison pendant trois jours, par simple mesure préventive[43] : ils en usèrent et en abusèrent. Ils pesèrent sur la liberté de la presse. Ils imprimèrent à leur Comité de police une activité dévorante et d'autant plus à craindre que les séances de ce comité se tenaient à huis clos[44]. Toutes les mesures de l'Hôtel de Ville, c'était Brissot qui les inspirait, et, de son bureau, où il les faisait exécuter, il courait à son journal, le Patriote français, où il entassait sophismes sur sophismes pour les défendre. Il fut l'âme de cette tyrannie bourgeoise, dont Bailly était le représentant responsable et Lafayette le bras.

Parmi les districts qui résistèrent le plus vivement à l'Hôtel de Ville, il convient de citer celui des Cordeliers, que présidait Danton. Cet homme puissant essayait alors l'empire de sa voix et de ses colères. Mais il étouffait sur une scène, évidemment trop petite pour lui. Il lui fallait la Révolution tout entière à remuer.

Ainsi, l'ancienne aristocratie des nobles n'était pas encore tout à fait abattue, que déjà une autre aristocratie germait au sein de la classe moyenne et rendait inévitable, dans cette grande tragédie du dix-huitième siècle expirant, un second acte plus terrible que le premier.

On va voir comment, après ses essais d'organisation municipale et militaire, la bourgeoisie s'organisa politiquement. Mais elle avait, auparavant, deux ennemis à réduire à une impuissance absolue : le corps des prêtres et celui des parlementaires. Voltaire vivait dans toutes les pensées : elle entra en campagne sous les auspices de ce redoutable génie.

 

 

 



[1] Voyez le deuxième volume de cet ouvrage, liv. I, chap. X.

[2] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 195 et suiv.

[3] Procès-verbal de l'assemblée des électeurs, t. I, p. 195 et suiv.

[4] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. VI, p. 231. 1791.

[5] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. VI, p. 232.

[6] Extrait du procès-verbal de la Commune, cité dans l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, t. II, p. 144.

[7] Le Moniteur, séance du 23 juillet.

[8] Voyez le deuxième volume de cet ouvrage, chap. XIV.

[9] Ce plan de la municipalité en 1789, se trouve rapporté in extenso dans le quatrième volume de l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, p. 88 à 98. J'en donne la substance, suppression faite de beaucoup de détails fastidieux et inutiles.

[10] Révolutions de France, t. II, n° XIV.

[11] Révolutions de France, t. II, n° XIV.

[12] Révolutions de France, t. II, n° XIV.

[13] Mémoires de Bailly, t. II, p. 242.

[14] Cité par les auteurs de l'Histoire parlementaire, t. II, p. 358.

[15] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. II, p. 356.

[16] Révolutions de France, t. II, n° XIV.

[17] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. II, p. 417.

[18] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. II, p. 353.

[19] Révolutions de Paris, t. II, n° XVIII.

[20] Camille Desmoulins, cité dans l'Histoire parlementaire, t. II, p. 359.

[21] Mémoires de Lafayette, publiés par sa famille, t. IV, p. 56. Bruxelles, 1837.

[22] Mémoires de Lafayette, publiés par sa famille, t. IV, p. 56. Bruxelles, 1837.

[23] Voyez les preuves écrites de ce double refus dans les Mémoires de Lafayette, t. II, p. 61 et suiv. Bruxelles, 1837.

[24] Révolutions de Paris, t. II, n° XV.

[25] Révolutions de Paris, t. II, n° XV.

[26] Le Moniteur, séance du 14 octobre 1789.

[27] L'Observateur provincial, Ire partie, n° II p. 10.

[28] L'Observateur provincial, Ire partie, n° II p. 11.

[29] L'Observateur provincial, Ire partie, n° II p. 11.

[30] L'Observateur provincial, Ire partie, n° II p. 11.

[31] L'Observateur provincial, Ire partie, n° II p. 11.

[32] Le Moniteur, séance du 21 octobre 1789.

[33] Le Moniteur, séance du 21 octobre 1789.

[34] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. III, p. 209.

[35] L'Observateur provincial, n° II, p. 12.

[36] Révolutions de Paris, t. II, n° XV.

[37] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. II, chap. XIX, p. 184, de la traduction anglaise.

[38] Bertrand de Molleville, Annales de la Révolution française, t. II, chap. XIX, p. 184, de la traduction anglaise.

[39] Révolutions de Paris, t. II, n° XV.

[40] Révolutions de Paris, t. II, n° XVI.

[41] Révolutions de Paris, t. II, n° XVI.

[42] Révolutions de Paris, t. II, n° XVIII.

[43] Révolutions de Paris, t. II, n° XVIII.

[44] Révolutions de Paris, t. II, n° XVIII.