HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — LA COUR AUX TUILERIES.

 

 

Paris dans la nuit du 5 au 6 octobre. — Arrivée des femmes à l'Hôtel de Ville. — La famille royale à l'Hôtel de Ville. — Harangue de Moreau de Saint-Méry ; discours de Bailly. — L'intérieur du château. — Enthousiasme monarchique des Parisiens. — Mot d'une femme du peuple à la reine. — Recommandations singulières des dames de la halle. — Affaire du mont-de-piété. — Joie du peuple. — Odieuses menées des courtisans. — Émigrations. — La police faite par les dames de la halle. — Histoire de l'ambassade du duc d'Orléans ; explication de la conduite de Lafayette ; mot violent de Mirabeau sur le duc ; ses instructions diplomatiques ; le trône de Belgique lui est offert en perspective ; son départ ; sa réception à la cour de Londres ; déchaînement général dans Paris. — Ce sont les royalistes qui ont les premiers ressuscité le nom de Capet. — Derniers jours de l'Assemblée à Versailles. — Sa première séance dans la salle de l'archevêché à Paris. — Aspect de la cour aux Tuileries. — Habitudes privées de Louis XVI.

 

Pendant toute la nuit du 5 au 6 octobre, Paris était resté livré à une morne agitation. Les patrouilles battaient le pavé. Les districts envoyaient à l'Hôtel de Ville, pour s'informer du sort de l'armée, députations sur députations. La ville était pleine à la fois de mouvement et de silence. Ainsi qu'aux premiers jours de la Révolution, toutes les rues étaient illuminées.

A trois heures après minuit, Pierrette Chabry arriva, et ceux de la Commune apprirent d'elle qu'on avait rendu, à Versailles, différents décrets sur les grains ; que ces décrets avaient été remis à Maillard et qu'on ne tarderait pas à le voir paraître, avec un certain nombre de femmes, dans les voitures de la cour.

En effet, une heure s'était à peine écoulée, que Maillard et les femmes montaient à l'Hôtel de Ville. Cette troupe fit un récit bruyant de ce qui s'était passé pendant la matinée du 5 ; puis, épuisée qu'elle était de faim et de fatigue, elle se fit servir un souper durant lequel on entendit s'exhaler en violents propos la haine entretenue contre Marie-Antoinette par les pamphlets. Du roi, pas un mot.

A six heures du matin, on apporta une lettre que Lafayette, au moment de s'aller coucher, avait écrite aux Trois cents pour les rassurer. Ils se séparèrent alors, ne se doutant pas qu'en cet instant même le château de Versailles voyait commencer la tragédie qui vient d'être racontée[1].

A midi[2], un homme et un enfant traversèrent Paris avec deux tètes sanglantes qu'ils portaient au bout de deux piques. A cet affreux spectacle, il y eut un mouvement général d'horreur, mêlé d'effroi ; mais un placard de la Commune, qui annonçait la paix, et la prochaine arrivée de la famille royale, ramena la joie dans les cœurs.

Aussitôt les Parisiens se portèrent en foule au-devant du cortège ; la municipalité fit les préparatifs nécessaires pour recevoir la cour, et Bailly fut chargé de haranguer le roi.

Louis XVI arrivait, le visage altéré, mais veillant sur sa douleur. Quant à la reine, son abattement était extrême. Elle tenait sur ses genoux son fils, qui continuait à se plaindre de la faim, et, comme elle ne pouvait répondre à ses désirs, elle le pressait de temps en temps contre sa poitrine en l'inondant de ses larmes[3].

Il était neuf heures du soir, quand le carrosse royal, fendant les flots d'une foule immense, atteignit la place de Grève. Il était escorté de quelques centaines de soldats du régiment de Flandre avec lesquels le jeune Luce de Montmorin était allé l'attendre au hameau du Point-du-Jour. Au moment où, mettant pied à terre, la famille royale se montra sur les degrés de l'Hôtel de Ville, une voix cria : Montmorin, prends garde[4] ! Le roi paraissait ému. Pendant qu'il montait l'escalier, Lafayette le supplia d'annoncer lui-même sa résolution de fixer son séjour à Paris ; mais il hésitait encore et ne voulait rien promettre[5].

Les Trois cents étaient assemblés dans une salle au milieu de laquelle s'élevait un trône. Louis XVI et Marie-Antoinette y prirent place, et, à l'instant même, des acclamations passionnées retentirent de toutes parts. Moreau de Saint-Méry adressa au roi un discours, résumé dans ces mots : Lorsqu'un père adoré est appelé par les désirs d'une immense famille, il doit naturellement préférer le lieu où ses enfants se trouvent en plus grand nombre[6]. Bailly dit ensuite qu'en entrant à Paris, le roi avait prononcé ces paroles : C'est toujours avec plaisir et confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris. En répétant le discours de Louis XVI, il avait oublié les mots et avec confiance : la reine les lui rappela. Vous l'entendez, messieurs, reprit-il ; vous êtes plus heureux que si je vous l'avais dit moi-même[7]. L'enthousiasme alors fut au comble. Les municipaux firent ouvrir les fenêtres, pour montrer au peuple la famille royale, dont on eut soin de rendre les traits plus reconnaissables en plaçant deux flambeaux sur chaque croisée[8]. Nouveaux cris d'amour ! nouveaux transports ! La joie était si grande que, sur la place, tous se tendaient les mains, s'embrassaient[9] ; et ce fut comme portée par ces témoignages d'une affection qu'elle devait bien vite s'étudier à perdre, que la famille royale prit le chemin des Tuileries !

On raconte que, sur l'escalier, qu'elle montait derrière Louis XVI d'un pas lent et fatigué, la reine ayant saisi pour se soutenir l'habit de son mari, une femme de la halle, qui se trouvait là, se mit à crier : Tu as raison de le tenir, le roi : tiens-le ferme, c'est ton sauveur[10].

Quelle ne fut pas l'émotion de Marie-Antoinette, quand elle entra dans ce palais des Tuileries, resté entièrement vide depuis la minorité de Louis XV ! Seules les deux ailes étaient habitables. Le reste n'était qu'appartements délabrés qu'attristaient des meubles tombant en ruines et des tapisseries antiques[11]. Étonné de l'obscurité répandue dans une demeure qui n'attendait pas ses hôtes, l'enfant royal dit à sa mère : Tout est ici bien laid, maman. — Mon fils, répondit Marie-Antoinette, Louis XIV y logeait bien ![12] Dès le lendemain, on demanda à Louis XVI et à Marie-Antoinette de désigner leurs appartements, ceux de leur famille, ceux de leurs serviteurs. Le premier mot du roi fut : Que chacun se loge comme il pourra ; pour moi je suis bien[13]. Ce ne fut pendant plusieurs jours qu'un convoi de voitures, chargées du mobilier de Versailles, qu'il fallut transporter à Paris. La reine fit venir sa bibliothèque ; le roi ne tira de la sienne que les livres de dévotion et l'histoire particulière d'un prince dont il semble que l'image l'ait toujours poursuivi. Charles Ier[14] !

Les premiers jours qui suivirent l'arrivée du roi furent marqués par un enthousiasme monarchique dont il n'y avait pas eu jusqu'alors d'exemples. La foule se pressait sous les fenêtres du château, avide de voir le prince qu'elle venait d'enlever à sa pompeuse captivité de Versailles. Absent, on le demandait à grands cris, et dès qu'il paraissait, on le saluait d'infatigables vivats. La reine elle-même, qui sait ? on la gagnerait peut-être à force d'hommages ! Ô générosité crédule du peuple ! Les dames de la halle conservaient néanmoins des défiances qu'elles ne prirent pas la peine de dissimuler. Présentées à Marie-Antoinette, elles osèrent lui recommander dans leur langage trivial et naïf, de se mieux conduire à l'avenir… sinon… Ici des menaces qui ne peuvent être rapportées[15].

Promesse avait été faite aux pauvres gens de dégager les effets, linge et hardes déposés au mont-de-piété et dont l'engagement n'excéderait pas vingt-quatre livrés ; mais, depuis, sur l'observation que cette dépense irait au delà de trois millions, on se borna à dégager les objets de stricte nécessité. L'administration de la ville fut chargée de cette mesure ; mais, grâce à l'influence corruptrice de quelques administrateurs, le privilège fit à la misère une concurrence si heureuse, que les journaux de l'époque purent crier au scandale. Des femmes, des filles de bourgeois aisés eurent leurs nippes : des malheureux perdirent leurs haillons.

Cependant, la prédiction populaire se réalisait : l'arrivée du boulanger, de la boulangère et du petit mitron avait en effet ramené l'abondance, en coupant court aux complots. Camille Desmoulins écrivit :

CONSUMMATUM EST, tout est consommé : le roi est au Louvre, l'Assemblée nationale aux Tuileries, les canaux de la circulation se désobstruent, la halle regorge de sacs, la caisse nationale se remplit, les moulins tournent, les traîtres fuient, la calotte est par terre, l'aristocratie expire… les patriotes ont vaincu[16].

 

Le fait est qu'aux yeux des partis, la Révolution semblait près d'être terminée. Mais c'était là justement ce qui irritait jusqu'à la fureur les partisans de l'ancien régime et les courtisans. Ils se donnèrent un visage morne, une contenance abattue, la joie du peuple leur étant odieuse. Les dames de la cour se montraient toujours en larmes auprès de la reine. Plus les Parisiens redoublaient de transports affectueux, plus les nobles feignaient de trembler pour les jours de la famille royale. Les gardes du corps congédiés, c'était, à les entendre, le signal des assassinats[17] ; Bailly méritait l'exécration des siècles à venir parce qu'il avait appelé le 6 octobre un beau jour ; Necker et Montmorin ne pouvaient manquer d'être des traîtres, puisqu'ils étaient calmes[18] ! A dater de ce moment, le plan de la faction contre-révolutionnaire fut de faire croire à l'Europe que Louis XVI vivait captif au milieu de sa capitale. Dans une proclamation, il avait annoncé aux provinces qu'il était venu avec confiance fixer son séjour à Paris ; qu'il y avait reçu les plus touchants témoignages d'attachement ; que son âme était tout entière à l'espoir[19] : ces déclarations mêmes, la faction les sut présenter comme une irrécusable preuve de la servitude dans laquelle le monarque venait de tomber. Mounier prit une résolution violente : il se retira dans sa province, et, furieux d'y avoir essayé vainement la guerre civile, quitta la France. Lally-Tollendal abandonna aussi son poste. Trois cents congés avaient été déjà demandés depuis deux jours, par des députés, lorsqu'à une des dernières séances tenues à Versailles, deux cents demandes nouvelles se produisirent : il fallut, pour arrêter cette espèce d'émigration, décréter que les passeports ne seraient délivrés que sur des motifs dont l'exposé serait fait dans l'Assemblée. Et c'était sous prétexte de santé que ces mandataires infidèles mendiaient le droit de fuir. Malades de la contre-révolution avortée, ils couvraient de la honte du mensonge la lâcheté de la désertion !

Voici le récit de la séance par un spectateur, le comte d'Escherny, ancien chambellan de la cour de Wurtemberg :

Je me rendis à Versailles… Plus de deux cents députés, qui craignaient pour leur vie à Paris, avaient demandé des passeports. La discussion fut orageuse. Les passeports furent refusés. L'on fit observer que la seule force qui existât dans le royaume résidait dans l'Assemblée… Les nobles alors furent les premiers à demander que le costume qui les distinguait fût supprimé, et que tous les ordres fussent mêlés, confondus, afin sans doute que, vêtus simplement, ils pussent n'être pas aperçus et se perdre dans la foule. J'accompagnais dans l'Assemblée une femme qui la voyait pour la première fois. Le bruit de toutes ces voix discordantes, les cris répétés de guerre civile qui se faisaient entendre, les mouvements passionnés et tumultueux, de mille députés qui circulaient confusément les uns à travers les autres, l'effrayèrent au point que j'eus toutes les peines du monde à l'empêcher de sortir. Elle croyait qu'on allait en venir aux mains[20].

 

Peut-être quelques députés patriotes virent-ils sans déplaisir ce mouvement de fuite qui dégarnissait les bancs du côté droit, et l'on croit que Mirabeau y poussa par calcul. Mais, en dehors de l'Assemblée, grande fut la colère. Un arrêté des électeurs et des citoyens réunis de la ville d'Angers, en date du 20 octobre, déclara parjures, traîtres à la patrie et indignes à jamais de remplir aucune fonction publique, les députés de la province qui se retireraient sans l'aveu de leurs commettants[21]. A Paris, l'indignation ne fut pas moins vive ; et lorsque, de Genève, Mounier envoya sa démission de représentant du peuple français, ce fut aux applaudissements du peuple que Curtius remit en fonte le portrait de Mounier, dont il, fit un Barnave[22].

Or, tandis que, parmi les contre-révolutionnaires, les uns ne cherchaient qu'à se dérober aux événements, les autres s'appliquaient à fomenter dans Paris des agitations nouvelles. Tantôt c'étaient des inconnus qu'on surprenait crevant à coups de couteau des sacs de farine ; tantôt c'étaient des bandes de femmes qui, des bouquets à la main, parcouraient les rues en bacchantes, entraient dans les maisons pour y demander des rubans ou de l'or, et poursuivaient les passants de familiarités impérieuses[23] : espèce de brigandage dû à des encouragements occultes, et dont les dames de la halle, indignées, firent justice en donnant elles-mêmes la chasse aux coupables. Puis, vinrent les menaces mystérieuses, la conspiration des fantômes. Chaque matin, on voyait des maisons marquées de raies blanches, ou rouges, ou noires ; le blanc pour le pillage, disait-on, le rouge pour l'incendie, le noir pour la mort[24]. Afin d'augmenter les alarmes, on sema partout des écrits pleins de mensonges où les journées d'octobre furent représentées comme l'orgie de l'assassinat aux gages du duc d'Orléans. On fit un bruit immense de quelques plaques en plomb aux armes de ce prince, plaques destinées à servir de marques aux poteaux plantés dans ses terres, mais qu'on prétendit être des signes de ralliement.

De tels indices suffisaient bien à la cour pour calomnier le duc d'Orléans ; ils ne suffisaient pas pour le frapper, d'autant que sa popularité le protégeait : il fut résolu qu'on essayerait de l'éloigner, et Lafayette s'y employa.

Si ce fut par amour de la paix publique, par intérêt personnel, ou par ces deux motifs à la fois, la chose est douteuse. Le vœu de plusieurs districts, celui des Cordeliers notamment, avait appelé le duc d'Orléans au poste de commandant général de la milice parisienne : Lafayette pouvait donc redouter en lui un rival[25]. Il l'alla trouver, et le pressa d'une manière hautaine d'accepter pour Londres une mission propre à colorer son départ. Soit faiblesse de caractère, soit désir de répondre par une démarche d'éclat aux accusations dont il était poursuivi, le duc consent à tout. Conduit chez le roi, il s'engage, devant Lafayette, à rechercher à Londres les auteurs des troubles. Lafayette l'interrompt durement : Vous y êtes plus intéressé qu'un autre, car personne n'y est autant compromis que vous[26].

Le mémoire qui lui devait servir d'instruction fut sur-le-champ rédigé. Il portait :

Le premier objet des recherches de M. le duc d'Orléans sera de découvrir si et jusqu'à quel point la cour de Londres a fomenté nos troubles, quels moyens et quels agents elle a employés.

Le second objet qu'il importe au roi de savoir est si l'intention du roi d'Angleterre est de demeurer, en tout état de cause, spectateur passif de nos divisions, ou d'en tirer avantage en provoquant la guerre[27].

Le même mémoire, signé par M. de Montmorin, contenait des instructions d'une portée plus haute et, en ce qui touchait le duc d'Orléans, singulières :

M. le duc d'Orléans n'ignore pas la fermentation extrême qui règne dans les provinces belgiques, l'esprit d'insurrection qui s'est manifesté parmi les habitants et les dispositions où ils paraissent être de se soustraire à l'obéissance de l'Empereur.

Le but de la cour de Londres doit être, ou de réunir les Pays-Bas à la confédération des Provinces-Unies, ou d'en former une république indépendante, ou enfin, de les soumettre à un prince étranger à la maison d'Autriche.

Dans la première hypothèse, la cour de Londres donnerait aux Provinces-Unies une consistance qui ne serait pas sans inconvénient pour elle-même.

La seconde hypothèse amènerait un ordre de choses qui n'influerait point sur le système politique de l'Europe.

Quant à la troisième hypothèse, elle mérite la plus sérieuse attention, et l'on va exposer à M. le duc d'Orléans le point de vue sous lequel le roi l'envisage.

Si les provinces belgiques doivent changer de domination, le roi aimera de préférence qu'elles aient un souverain particulier ; mais la difficulté sera dans le choix. M. le duc d'Orléans concevra de lui-même que le roi doit y influer, et qu'il importe que le prince sur qui ce choix tombera lui soit agréable. M. le duc d'Orléans sentira sûrement d'autant plus combien cette matière est délicate, et combien elle exigera de dextérité de sa part, que, d'un côté, les vues que la cour de Londres pourra manifester, détermineront ou l'opposition du roi ou son assentiment, et, de l'autre, QU'IL EST POSSIBLE QUE LE RÉSULTAT TOURNE A L'AVANTAGE PERSONNEL DU DUC D'ORLÉANS[28].

 

Ainsi, l'on offrait au duc la perspective d'un trône en Belgique. Qu'y avait-il de sérieux dans cette tentation ? C'est ce que montrera plus tard la correspondance du duc et de M. de Montmorin.

Quoi qu'il en soit, le prince allait partir, lorsque, informé de cette résolution, Mirabeau lui fit dire par le duc de Biron : Il n'y a contre vous que des ouï-dire, vous allez donner des preuves[29]. Il ajoutait : Si vous partez, je dénonce votre départ et m'y oppose. Si vous restez, je fais connaître la main invisible qui vous éloigne, je dénonce l'autorité qui prend la place de celle des lois : choisissez[30].

Là-dessus, le prince s'était ravisé ; mais une nouvelle démarche de Lafayette vainquit ses hésitations. Mirabeau était à l'Assemblée quant il en fut instruit par un billet de M. de Biron, qui portait le crêpe de la douleur[31]. Furieux, il fit passer le billet à un de ses amis, en disant : Tenez, lisez ; il est lâche comme un laquais ; c'est un jean f… qui ne mérite pas la peine qu'on s'est donnée pour lui[32]. L'air dont le duc d'Orléans monta sur l'échafaud, quand le moment vint pour lui d'y monter, démentit cette injure, arrachée au dépit d'un esprit dominateur et violent.

Toujours est-il que le départ précipité du prince causa une surprise générale, consterna les uns, alarma les autres, et multiplia les soupçons. L'idée vint au peuple que le duc peut-être l'avait joué et n'était au fond qu'un ambitieux : il éclata. Les groupes se reformèrent au Palais-Royal, les motions recommencèrent. On parla de mettre le feu au palais ainsi qu'aux maisons environnantes, qui en dépendaient. J'ai entendu moi-même avancer et soutenir cette motion, dit le comte d'Escherny[33] ; je vis les malheureux marchands qui peuplent le bas de ces maisons, interdits, effrayés, ne sachant, le soir, s'ils devaient fermer leurs boutiques ou les déménager. Je vis le moment où les plus ardents allaient chercher des torches.

Toutefois, parmi ceux qui s'étaient accoutumés à vénérer dans le duc d'Orléans un défenseur de la liberté, quelques-uns prirent sa défense. Ils dirent bien haut qu'il fallait se défier de la noblesse et de ses ressentiments immortels ; que la vengeance seule avait pu enfanter tous ces bruits injurieux à la gloire d'un prince dont le vrai crime était de s'être offert au peuple ; que c'était la noblesse elle-même qui était comptable du sang versé le 6 octobre, et qu'elle se faisait un rempart de fantômes artificieusement évoqués.

De fait, le départ du duc d'Orléans devint, dans le camp aristocratique, le signal d'un déchaînement sans exemple. Une brochure de Peltier, intitulée Domine salvum fac regem, fut répandue à profusion. Au Palais-Royal, on la donnait à quiconque ne la voulait point acheter[34].

Peut-être n'est-il pas hors de propos de remarquer ici que c'est aux écrivains ultra-royalistes qu'est due la résurrection de ce vieux nom de Capet sous lequel celui de Louis XVI allait disparaître. Oui, c'est dans les Actes des apôtres que ce mot apparaît pour la première fois, appliqué à Philippe d'Orléans, qui, sous la plume de Peltier, de Rivarol, de Champcenets, de Suleau et des rédacteurs du Petit Gautier, n'était plus que Philippe Capet ou Capot.

Ce fut le 21 octobre que le prince arriva à Londres. A Boulogne-sur-Mer, la population s'était opposée à son embarquement, et, pour lever cette opposition, il n'avait pas fallu moins qu'un décret de l'Assemblée nationale. Le roi d'Angleterre reçut le nouvel ambassadeur avec d'ironiques égards. Il affecta de le croire navré de la manière dont on avait traité Louis XVI et mit beaucoup d'empressement à le plaindre.

Pendant ce temps, l'Assemblée nationale recevait deux députations, l'une de la municipalité contre-révolutionnaire de Versailles, demandant le retour du roi dans cette ville ; l'autre de la Commune bourgeoise de Paris, se félicitant d'avoir enfin conquis le roi. Entre ces deux dispositions contraires la volonté du peuple ne permettait pas à l'Assemblée d'hésiter : elle décida que le 19 octobre elle se transporterait à Paris ; et les derniers jours qu'elle passa à Versailles, elle les employa à affermir les bases de la Constitution.

Elle formula le principe du vote national et libre des impôts.

Elle décréta la responsabilité des ministres et des agents de l'administration.

Elle garantit la sûreté individuelle, en resserrant l'exercice du pouvoir judiciaire dans des limites déterminées et infranchissables.

Elle ordonna pour toutes les parties de l'empire l'uniformité du sceau.

Elle changea l'ancien protocole des rois.

Elle abrogea, comme insolente et vaine, l'expression de notre certaine science et pleine puissance.

Elle proscrivit, comme inconciliable avec le règne de la loi, cette formule : Car tel est notre bon plaisir.

Enfin, pour apprendre aux rois qu'ils commandent à des hommes, mais ne sont point les maîtres de la terre, elle changea le titre de roi de France et de Navarre en celui de roi des Français.

Le 19 octobre, selon ce qui avait été convenu, elle siégeait à Paris, dans la salle de l'archevêché, au centre d'un cercle de baïonnettes que les Trois cents avaient tracé autour d'elle, par une précaution injurieuse au peuple.

De vains compliments remplirent cette première séance ; après quoi, l'Assemblée se rendit en corps au palais des Tuileries, pour y saluer le roi, la reine, le Dauphin.

Voici quelle était, vers cette époque, d'après le comte d'Escherny, la physionomie de la cour, aux Tuileries.

Il y avait un monde prodigieux. Jamais je n'en ai tant vu à Versailles, excepté à la dernière fête de saint Louis. La salle des Gardes, qui est immense, était pleine. Elle tient à l'antichambre de la reine, tout aussi vaste, où nous avons resté une heure. Malgré le grand nombre de fugitifs, il y avait foule ; on y était porté comme au parterre… Le dîner du petit Dauphin a eu beaucoup de peine à se faire jour. Je l'ai vu passer à midi et repasser. On n'a pas dit qu'il y eût touché. La reine était parée et en petit deuil, l'air serein et riant ; mais je l'ai trouvée changée. Son visage était allongé, maigri. Le roi était de mine, de port, de contenance, comme je l'ai toujours vu… Une chose m'a frappé dans ces appartements. Les battants et les battus y étaient pêle-mêle. En me tournant sur moi-même, je me trouvais en face d'un duc, d'un évêque, d'un député, d'un planteur de Saint-Domingue ou d'un commandeur de Malte. Les propos se croisaient, les sentiments variaient, les opinions se heurtaient, mais sans choc trop violent : l'urbanité et la présence de la cour, tempèrent, rapprochent et coalisent en apparence[35].

 

Un autre étranger, qui en ce temps-là visitait la France[36], fut témoin d'une scène qu'il ne raconte pas sans quelque étonnement. Il vit dans le jardin des Tuileries Louis XVI se promener, comme un bon bourgeois, au milieu d'une foule dont les flots s'écartaient respectueusement devant lui. On s'écartait aussi devant la reine mais avec un respect où se devinait une arrière-pensée. Au fond d'un petit jardin, perdu dans le grand, et que défendait une faible barrière, l'étranger aperçut un bel enfant aux joues vermeilles, aux cheveux blonds bouclés, et qui était fort occupé, en ce moment, à se bâtir à lui-même un abri contre la pluie. C'était le Dauphin. Quels changements ! Mais cela même fut d'un poids bien léger dans vos terribles balances, ô révolution indomptable !

Une chose qui émeut le cœur d'un sentiment de compassion, c'est le spectacle de la vie intérieure de Louis XVI aux Tuileries, après ces journées d'octobre si pleines d'avertissements sombres. A quoi passait-il son temps, ce monarque dont la destinée flottait dans un continuel orage ? Après avoir donné à des actes de dévotion les premiers instants de son lever, il descendait au rez-de-chaussée, visitait son thermomètre, recevait le bonjour de sa femme et de ses enfants, déjeunait. Le déjeuner fini, venaient, jusqu'à l'heure de la messe, les lettres à écrire et le travail des affaires, travail auquel il se dérobait volontiers pour aller donner quelques coups de lime. Puis, afin de suppléer à l'exercice de la chasse qui lui manquait, il se mettait à marcher à grands pas le long de ses appartements, recevait quelques-uns de ceux dont l'entretien lui plaisait et gagnait ainsi l'heure du dîner. La lecture, des amusements avec les enfants, avec le Dauphin surtout, remplissaient son après-midi. Le soir, il allait au salon de compagnie, regardait jouer, entrait à la salle de billard, faisait quelques parties, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, souvent avec la reine.

Tel est, tracé par une main fidèle et amie[37], le tableau de la vie domestique de Louis XVI aux Tuileries, pendant que la Révolution, au dehors, grandissait et grondait. Que -d'heures perdues, dans un moment où chaque minute contenait tant d'événements ! Et pourquoi le destin de Louis XVI fut-il d'être roi, puisque son destin fut de se plaire toujours à l'oublier ?

 

 

 



[1] Déposition de Brousse des Faucherets, lieutenant de maire au département des établissements publics. Ire partie de la Procédure criminelle du Châtelet, p. 60 et 61.

[2] La déposition de Peltier, dans la Procédure criminelle du Châtelet, confirmée par le témoignage des deux Amis de la liberté, et par celui de Bailly, ne permet pas de doute à cet égard. Il est donc faux que les deux têtes des gardes aient été portées en triomphe devant la voiture du roi. C'est un des nombreux mensonges des historiens royalistes.

[3] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV.

[4] Déposition de Luce de Montmorin. IIe partie de la Procédure criminelle du Châtelet, p. 22.

[5] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. IX, p. 242. Édition de 1792.

[6] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. IX, p. 242.

[7] Mémoires de Bailly, t. III, p. 120. Collection Berville et Barrière.

[8] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 457. Collection Berville et Barrière.

[9] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 457. Weber était là !

[10] Journal des Révolutions de l'Europe, t. V, p. 76.

[11] Le Château des Tuileries, par J.A.R.D.E., cité par Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. IV, p. 196 et 197.

L'auteur de ce livre, Alexis Roussel, avait été secrétaire de la commission chargée par Roland, après le 10 août, d'examiner les papiers trouvés aux Tuileries. Les renseignements qu'il fournit sont donc empruntés à des pièces originales qui ont disparu, et les détails d'intérieur qu'il donne seraient vainement cherchés ailleurs.

[12] Mémoires de Weber, t. II, suite du chap. IV, p. 3.

[13] Le Château des Tuileries, par Roussel.

[14] Le Château des Tuileries, par Roussel.

[15] Journal des Révolutions de l'Europe, t. V, p. 44 et 45.

[16] Révolutions de France et de Brabant, n°1

[17] On en peut juger par ce que dit Weber dans ses Mémoires, t. II, suite du chap. IV, p. 2.

[18] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, chap. X, p. 261.

[19] Moniteur du 13 octobre 1789.

[20] Tableau historique de la Révolution, par le comte d'Escherny, t. I, p. 235 et 236.

[21] Voyez le texte de cet arrêté dans l'Histoire parlementaire, de Buchez et Roux, t. III, p. 164.

[22] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. VI, p. 321. Édition de 1791.

[23] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. XI, p. 291 et 292.

[24] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. III, p. 166.

[25] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. II, p. 126. — Il est à remarquer que cet auteur est en général favorable à Lafayette.

[26] Mémoires de Lafayette, publiés par sa famille, t. IV, p. 139 Bruxelles, 1837.

[27] Correspondance de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, publiée par L.C.R. (Roussel). 1800.

[28] Correspondance de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, p. 41, 42 et 43.

[29] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. II, p. 127. 1791.

[30] Rapporté par Mirabeau lui-même à l'Assemblée nationale lors du débat qui s'éleva sur la procédure du Châtelet.

[31] Rapporté par Mirabeau lui-même à l'Assemblée nationale lors du débat qui s'éleva sur la procédure du Châtelet.

[32] Ces mots sont rapportés par plusieurs témoins dans la procédure du Châtelet, et c'est sans doute de leurs dépositions que Ferrières les a tirés. Voyez ses Mémoires, t. I, liv. IV, p. 344.

[33] Tableau historique de la Révolution, par le comte d'Escherny, t. I, p. 237.

[34] Tableau historique de la Révolution, par le comte d'Escherny, t. I, p. 237.

[35] Tableau historique de la Révolution, par le comte d'Escherny, t. I, p. 247.

[36] Arthur Young, cité par Carlyle, The French Revolution, vol. II, p. 5. Second edition.

[37] Voyez le Château des Tuileries, par Roussel.