Détresse du peuple. — Effroi de Necker. — Les accapareurs. — Achats de blé dans toute l'Europe. — Tableau de Paris affamé. — Dureté de la politique de Pitt. — Défiances à l'égard de Necker. — Complots. — Ateliers nationaux en 1789. — Emprunt de trente millions proposé par Necker ; opposition de Camus et de Bouche ; l'emprunt est voté. — Sauvez-nous ou sauvez-vous ! — Lutte entre les propriétaires fonciers et les capitalistes ; brochure de Clavière ; les capitalistes commencent à abandonner Necker ; leur triomphe. — Dons patriotiques. — Plan financier de Necker. — Rapport du comité des finances. — Vote de confiance sollicité par Mirabeau ; pourquoi ; discours admirable de lui. — Plan de Necker adopté.Necker raconte[1] qu'un jour, en descendant de chez le roi, il trouva la cour remplie de messagers venus des divers points du royaume. La situation était si tragique, les nouvelles attendues pouvaient alors renfermer de tels malheurs, que l'arrivée de ces hommes, le battement des fers de leurs chevaux, le claquement de leurs fouets et la joie ignorante qui éclatait dans leurs regards, avaient coutume de produire sur lui une sorte d'impression douloureuse et mécanique dont il ne pouvait se défendre. Ce jour-là, l'impression fut terrible. Lorsque, s'empressant au-devant du ministre des finances, les courriers lui tendirent tous à la fois les dépêches dont ils étaient chargés, leurs mains lui parurent armées d'autant de poignards. Il rentra précipitamment dans son cabinet, il lut et fondit en larmes : les dépêches montraient, d'un bout de la France à l'autre, le peuple affamé. Rien de plus émouvant que la manière dont Necker peint le trouble qui s'emparait de son âme et les fantômes qui faisaient l'effroi de son imagination, toutes les fois qu'il se trouvait face à face avec cette idée : demain peut-être Paris va manquer de pain. Cette idée formidable, il parvenait à la chasser pendant le jour ; mais, pendant la nuit, elle prenait place à son chevet, elle se retrouvait pour lui au milieu du funèbre appareil des songes. Alors il se réveillait en sursaut, épouvanté, palpitant ; et là fut le germe d'une maladie de cœur qui ne le quitta plus. C'est qu'on en était venu en effet à subir, dans toute leur horreur, les conséquences de cette fameuse théorie du laissez-passer que Galiani avait si éloquemment mais si vainement combattue, que Turgot avait inaugurée au pouvoir[2], et que résumait ce paradoxe meurtrier de plusieurs arrêts du conseil : Le pain doit être cher[3]. Turgot, en arrivant au contrôle général, avait borné à l'intérieur du royaume la liberté du commerce des grains, par lui décrétée ; mais la liberté absolue, sans limites, de ce commerce dont la vie du peuple dépend, était au fond de tous les écrits et constituait l'essence de la doctrine des économistes. Or, le triomphe de la bourgeoisie ayant fait prévaloir cette doctrine, il en était résulté que la libre exportation des grains hors du royaume avait fini par être permise, non plus par simple arrêt du conseil, mais en vertu d'une loi formelle, enregistrée dans toutes les cours[4]. Ainsi, une carrière indéfinie avait été ouverte à l'impitoyable génie de la spéculation privée. Il était devenu loisible à des négociants, ivres de cupidité, d'envoyer au loin, sur les marchés où le haut prix les attirait, les blés de la France, et de mettre la France en peine de se nourrir. Il était devenu licite de commettre le crime d'accaparement. De là, pour quelques-uns, d'immenses fortunes, et, pour des millions d'êtres à face humaine, le désespoir dans la faim. Il est vrai que la théorie des économistes l'emportait et qu'on jouissait de la liberté du commerce !... C'est en vain que Marat s'était élevé contre cette liberté pleine de sang et de larmes ; c'est en vain qu'il avait proposé de faire pendre les accapareurs connus[5], n'hésitant pas à les ranger au nombre des assassins, et des assassins qui tuent en grand : les accapareurs dénoncés trouvaient, dans la haute administration, un patronage qui était celui de l'ignorance et, quelquefois, celui de la complicité. Aussi, lorsqu'en 1788, Necker avait pris le ministère, les marchés de France étaient presque entièrement dégarnis ; tous les grains étaient à Jersey, à Guernesey, au banc de Terre-Neuve[6] ; le peu qu'en possédait encore le royaume se trouvait vendu, payé ; les accapareurs, on peut le dire, tenaient le peuple à la gorge. A cette infernale trame de la cupidité s'ajoutaient, pour combler la mesure, les complots de la contre-révolution. C'était avec une sorte de satisfaction sauvage que les représentants de l'aristocratie domptée assistaient au spectacle de la multitude en détresse. Vous aviez du pain sous le roi, maintenant que vous avez douze cents rois, allez leur en demander[7], tel était le mot de leurs vengeances. Ils ne s'étudiaient donc qu'à accroître le mal, qu'à l'envenimer, enfouissant leurs richesses, favorisant les accapareurs, augmentant la panique par de faux bruits et allant jusqu'à organiser des attroupements factices à la porte des boulangers, comme Necker en a fait à moitié l'aveu[8]. Le premier acte de Necker, dès que les rênes de l'administration lui furent remises, fut de faire suspendre l'exportation des grains partout où elle paraissait le plus dangereuse. C'était trop peu : le 7 du mois de septembre 1788, elle fut interdite d'une manière générale par arrêt du conseil. En cela, Necker se montrait fidèle aux principes qu'il avait professés dans ses écrits. Eh quoi ! avait-il dit dans son célèbre ouvrage sur la législation et le commerce des grains, les représentants de l'ordre public pourraient me contraindre à éteindre un incendie, à mourir dans une bataille, et ils ne veilleraient pas à ma subsistance ! Ils n'établiraient pas les lois qui peuvent la garantir ! Ils ne modéreraient pas l'abus possible de la richesse envers l'indigence, de la force envers la faiblesse ![9] Mais, à cette nouvelle, les économistes du laissez-passer fulminèrent. Ils accusèrent Necker, ministre, de s'être trop souvenu de Necker écrivain, comme si ce n'était pas le devoir d'un homme d'État et sa gloire que de régler ses actes sur ses convictions, comme si ce n'était pas de la sorte qu'avait agi Turgot en 1774 ! Alors fut répétée avec autant d'affectation que d'amertume l'objection si victorieusement réfutée par Galiani : s'occuper de la subsistance du peuple, c'est le traiter en enfant ou en esclave. Necker ne fut pas sans s'émouvoir de ces attaques, mais elles ne l'arrêtèrent point. Non content d'empêcher l'exportation des grains, il sollicita l'importation par des primes que régla un arrêt du conseil du 23 novembre 1788. C'était là une mesure utile, nécessaire peut-être, mais il eut le tort immense de lui donner trop de retentissement, trop d'éclat, ce qui revenait à sonner le tocsin[10]. Les alarmes s'accrurent, et, en temps de disette, les alarmes sont mortelles. On put lui reprocher aussi, avec raison, d'avoir laissé conduire à leur destination les blés en chargement dans nos ports ; avec plus de raison encore, on put lui demander compte de ses ménagements à l'égard de quelques hauts personnages soupçonnés d'être accapareurs[11]. La vérité est que Necker n'avait ni le courage de son talent ni celui de sa vertu. N'osant mesurer, dans l'état de désespoir légitime et furieux où était le peuple, la portée des périls qui menaçaient les accapareurs, il chercha moins à les frapper qu'à les déjouer et les aima mieux impunis que mis à mort. Cependant l'épouvante gagnait de proche en proche ; les besoins de jour en jour devenaient plus impérieux, et tandis qu'un petit nombre de calculateurs sans entrailles mettaient à courir le risque des vengeances populaires toute l'intrépidité du mal, les négociants honorables refusaient de prendre part au commerce des grains, soit de peur d'un soupçon flétrissant, soit par crainte de tomber victimes de quelque sanglante méprise de la misère. Il fallait donc de toute nécessité que l'État se fît lui-même acheteur de blés. Pour tirer des magasins étrangers de quoi nourrir la France, Necker mit tout en œuvre : l'argent, le crédit, les sollicitations, les promesses, les espérances. Il s'adressa, éperdu, à l'Italie, à la Sicile, à l'Amérique, à l'Allemagne, à la Barbarie, au Brabant, à la Flandre autrichienne, à l'Angleterre, aux Villes anséatiques, si bien que les achats, en y joignant le fret et les dépenses diverses, ne tardèrent pas à s'élever à plus de soixante-dix millions[12]. Mais il ne suffisait pas de crier ainsi au secours, dans le monde entier ; il fallait que les convois arrivassent à temps. Le mouvement des grains était guetté au passage avec l'ardeur violente de la faim : il fallait protéger les routes. Rouen et toutes les villes situées sur les bords de la Seine arrêtaient, pour leur propre subsistance, une grande partie des cargaisons destinées à l'approvisionnement de Paris : il fallait pourvoir à ce double danger. Et puis, le moindre accident, l'effet d'un vent contraire, un naufrage, une avarie, le retard d'un bateau ou d'une voiture, tout était pour Necker, comme il l'écrit lui-même[13], un sujet d'appréhension et d'angoisse. Des manœuvres, dont les historiens des divers partisse sont renvoyé le crime, concouraient à augmenter les frayeurs et le mal. On faisait sortir mystérieusement de Paris des charretées de blé, qu'on disait pleines de sel ou de riz. Tout à coup une jeune fille courait à un des sacs, le perçait, en faisait tomber du blé, et pendant qu'aux cris furieux de la foule ameutée, charretiers et chevaux disparaissaient dans le tumulte, les charrettes étaient conduites soit aux districts, soit à la halle, où la distribution du blé se faisait au milieu des imprécations[14]. Dans ces heures de souffrance et d'effroi, l'attitude de l'Angleterre mérite d'être remarquée. Burke y méditait déjà le pamphlet dans lequel il allait calomnier, aux applaudissements des rois, la Révolution française, et Pitt y exerçait de nouveau le pouvoir depuis 1784, Pitt, héritier de la haine de lord Chatham pour la France. Necker avait tiré de l'Angleterre et de l'Irlande une quantité assez considérable de blés et de farines, lorsque soudain il apprit que l'exportation venait d'être défendue dans toute la Grande-Bretagne. Pourquoi cette interdiction, qui nous enlevait une si précieuse ressource ? Aux interpellations généreuses du parti libéral anglais, certains partisans de Pitt ne rougirent pas de répondre par un mensonge : Presque tous les greniers de France sont pleins[15]. Or, au moment même où, de l'autre côté de la Manche, on vantait notre abondance pour nous laisser à notre détresse ; informé qu'à Amsterdam, ce grand marché de l'Europe, il ne restait plus un setier de blé à vendre, Necker écrivait[16] à Pitt une lettre par laquelle, en termes pressants, il le conjurait d'obtenir, soit du parlement, soit du roi d'Angleterre, une permission de sortie. L'ambassadeur de France intervint. Tout fut inutile. Heureux les hommes chargés du destin des empires, si, pour
échapper aux morsures de l'envie, aux malédictions de la haine, il leur
suffisait de s'épuiser en fatigues fécondes, de perdre leur repos, de
sacrifier leur santé, de jouer leur vie ! Mais, hélas ! l'exercice du
pouvoir, surtout quand on l'exerce dignement, est un crime dont l'expiation
est inévitable ! Au milieu de ses préoccupations et de ses efforts, Necker
était assailli d'attaques passionnées. Ce fut lui qu'on rendit responsable de
la vétusté des grains et de l'influence des longs transports maritimes quand
le moment arriva où le pain, composé de farines étrangères, n'eut plus sa
qualité habituelle[17]. On alla jusqu'à
lui reprocher d'avoir fait du soin de nourrir la France en proie à la famine
le premier devoir, le devoir le plus sacré de l'État. Ignorait-il ce beau
trait de l'empereur Théophile, qui fit brûler un vaisseau que sa femme
Théodora avait chargé de marchandises à vendre par des agents secrets : Je suis empereur, dit-il à sa femme, et vous me faites patron de galère. Comment les pauvres
gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons leur métier ?[18] Ici les pauvres
gens qui ne voulaient pas qu'on les empêchât de gagner leur vie… c'étaient
les accapareurs ! Quant à la municipalité de Paris, loin d'être un appui, elle était un obstacle. Trop nombreuse, mal disciplinée, partagée entre mille soins divers, toute neuve d'ailleurs dans l'affaire des subsistances, elle faisait au gouvernement une opposition sourde et, quelquefois, l'environnait de soupçons. Dans un discours prononcé à l'Hôtel de Ville, devant les électeurs de 1789, le comité de subsistance municipal s'exprimait en ces termes : Vous dire, messieurs, si nous devons ces achats de grains, faits par le gouvernement, à une sage prévoyance, ou si, par l'effet d'une politique étudiée, ce sont des blés et farines qui ont été exportés dans un temps où cette denrée était au plus bas prix possible, afin d'en faire ensuite tripler la valeur, et, par cette combinaison odieuse, asservir de plus en plus la métropole au despotisme ministériel, c'est ce que nous ne savons pas encore[19]. Et, pendant ce temps, pour obtenir de MM. Hope, d'Amsterdam, qu'ils fissent au gouvernement français des avances considérables, Necker n'hésitait pas à engager comme caution toute sa fortune. On vivait, d'ailleurs, environné d'étranges et odieux mystères. Un jour, voyant qu'en dépit d'ordres pressants adressés aux moulins de Corbeil, les farines n'arrivaient pas, Louis XVI demanda au duc du Châtelet de lui indiquer un homme qu'il pût charger avec confiance d'éclaircir ce qui ressemblait si fort à un complot. Le choix du duc tomba sur Lepelletier. Celui-ci part aussitôt, arrive chez les frères Leleu, fournisseurs des farines pour la capitale, et en rapporte des ordres signés Necker leur enjoignant de ne pas expédier les subsistances qu'attendait Paris furieux et affamé. A cette nouvelle, Louis XVI, ému de la plus violente colère, mande le ministre et lui montre sa signature... C'était un faux[20] ! La question des subsistances n'était pas la seule qui fût hérissée de difficultés et de périls : la situation financière, elle aussi, était redoutable. Depuis l'automne de 1788, les achats de grains pour le compte de la nation s'étaient élevés à un capital immense, et dans ce capital les sacrifices consentis par l'État entraient pour un chiffre désastreux. L'État, en effet, s'était vu forcé par la misère publique de vendre très-bon marché au peuple ce qu'il lui avait fallu acheter fort cher aux étrangers. La faim ne marchande pas. A cette première cause des pertes que le trésor public avait éprouvées, se joignaient les nombreux pillages excités par le ténébreux génie de la contre-révolution et les précautions coûteuses que ces pillages avaient rendues nécessaires, la dépense des convois armés, celle des barques canonnières, les distributions gratuites de blé ou de riz qu'on avait dû faire dans des moments terribles. Une chose à remarquer, c'est qu'après la Révolution de 89, des sommes énormes disparurent dans le gouffre d'ateliers nationaux. On sait ce qui eut lieu après la Révolution de 1848. Il aurait fallu organiser le travail : on ne sut qu'enrégimenter la misère. Il aurait fallu nouer le lien de l'association entre tous les ouvriers sans emploi et aiguillonner leur activité par l'attrait d'un bénéfice commun à partager entre tous : on ne sut que donner à des ouvriers de professions diverses, rassemblés tumultueusement, au hasard, un travail uniforme à accomplir : labeur dérisoire, prétexte à un salaire qu'on touchait sans l'avoir gagné, prime à la paresse, aumône déguisée, saignée immorale faite au trésor public. Il aurait fallu, en un mot, constituer d'activés et puissantes familles de travailleurs : on ne sut qu'entretenir, en la soudoyant, une cohue d'affamés. Eh bien, la même folie avait été commise en 1789[21]. Citons les propres paroles de Necker[22] : On a établi des travaux extraordinaires autour de Paris, uniquement dans la vue de donner une occupation à beaucoup de gens qui ne trouvaient point d'ouvrage ; et le nombre s'en est tellement augmenté, qu'il s'élève maintenant à plus de douze mille hommes. Le roi leur paye vingt sous par jour ; dépense indépendante de l'achat des outils et des salaires de surveillants. Encore s'il n'y avait eu que surcroît de charges ! Mais il y avait, pour comble de malheur, diminution de revenus. Le recouvrement des droits d'aides ne s'opérait qu'avec une difficulté extrême. Le payement de la taille, des vingtièmes, de la capitation souffrait des retards qui mettaient les receveurs aux abois. Chaque jour apportait la nouvelle sinistre qu'ici les bureaux avaient été pillés, là les registres dispersés, en cent endroits les perceptions arrêtées ou suspendues. Le gouvernement avait été contraint de réduire de moitié le prix du sel dans les généralités de Caen et d'Alençon. C'était par convois, c'était à force ouverte que la vente du faux sel et du tabac se faisait dans une partie de la Lorraine, des trois évêchés, de la Picardie[23] ; et les contrebandiers poussaient l'audace jusqu'à venir vendre du sel sur les places de Versailles[24]. Comment parer à un tel désordre ? Comment le dominer ? Necker était un penseur, un écrivain, un' financier : la situation demandait davantage, elle demandait un révolutionnaire, homme d'État. Né à Genève, qu'on aurait pu, comme Lima, appeler la ville d'argent, Necker s'était habitué de bonne heure à placer dans un habile maniement des finances la prospérité des empires, et lui, qui aimait le peuple pourtant, il marchait à la tête des banquiers. Plus que l'agriculteur, qui, par mille liens, tient à son pays ; plus que le commerçant, dont la fortune voyage, mais en général avec un esprit de retour, Necker favorisait l'homme d'argent qui, selon l'expression de Rivarol, n'agitant que des signes, se dérobe également à la nature et à la société. Où est la patrie de l'homme à argent ? Il en a deux : l'une où il trouve l'argent à bon marché, l'autre où il le vend cher ! C'est sur quoi Necker s'aveugla volontairement toute sa vie. Nous avons déjà dit que sa suprême ambition eût été de gouverner sans impôt[25], c'est-à-dire au moyen d'emprunts dont l'impôt ne servirait qu'à payer l'intérêt annuel. Au fond, l'emprunt n'étant, dans les sociétés où l'intérêt de l'argent existe, qu'un impôt étendu sur l'avenir, son principe est révolutionnaire par essence. Car, il est juste que les générations futures soient appelées à subir en partie les charges extraordinaires de toute révolution dont elles sont admises à recueillir les bénéfices. Il n'y aurait donc pas lieu de reprocher à Necker ses prédilections pour le système des emprunts, surtout dans un moment où la respiration commençait à manquer au peuple, haletant sous l'impôt, s'il avait su profiter de sa popularité et de l'élan révolutionnaire des esprits pour aborder la décisive innovation de l'emprunt direct, en déclarant usuraire, ruineuse et immorale la médiation des banquiers. C'était mettre contre soi les sinistres puissances de l'agio ; mais on n'accomplit pas de grandes choses sans se créer de grands obstacles, et c'est précisément le propre du génie de se faire une rude mission. Aussi bien, en ayant recours à des expédients vulgaires, Necker n'allait échapper aux difficultés héroïques que pour tomber dans l'humiliation des petits embarras. Le 7 août 1789, l'Assemblée nationale venait de voter l'abolition du droit exclusif de chasse, lorsqu'on annonça l'arrivée des ministres, envoyés par le roi. L'ordre de les introduire fut donné ; et l'archevêque de Bordeaux, l'archevêque de Vienne, le prince de Beauveau, de Saint-Priest, de La Tour-du-Pin, de Montmorin, de La Luzerne et Necker entrèrent au milieu des applaudissements. Après que le garde des sceaux eut indiqué l'objet de cette visite solennelle, Necker fit, d'une voix émue, le tableau des malheurs qui affligeaient le royaume ; il montra les sources de l'impôt taries, il montra le trésor vide, et il conclut en proposant, rien que pour faire face pendant deux mois aux dépenses absolument nécessaires, un emprunt de trente millions[26]. Mais, ardent à ménager un appât aux capitalistes, il demanda que l'emprunt fût à cinq pour cent ; que le remboursement en fût fixé à telle époque qui serait voulue par chaque prêteur, à la tenue suivante des états généraux ; que ce remboursement prît place en première ligne dans les arrangements à faire pour la fondation d'une caisse d'amortissement, et enfin que l'emprunt fût, au choix des prêteurs, ou en billets au porteur ou en contrats[27]. N'était-ce pas ouvrir à deux battants les portes de l'agiotage ? N'était-ce pas s'en fier à l'intérêt personnel du soin de sauver la patrie ? Et ne pouvait-on mieux faire ? C'est ce qui, au premier abord, ne frappa point l'Assemblée. Avec une faveur qui touchait à l'enthousiasme, elle accueillit les paroles de Necker, et, sans attendre que les ministres se fussent retirés, Clermont-Lodève proposa de voter l'emprunt par acclamation. Je demande, s'écria impétueusement Mirabeau, la proscription de ce vil esclave[28]. Puis il fit décider qu'afin de laisser toute liberté à la discussion, les ministres quitteraient la séance, soit qu'il n'eût pas encore d'opinion arrêtée sur les mesures à prendre, soit qu'une animosité passagère dominât son esprit[29]. La discussion s'engagea. Le janséniste Camus et Bouche rappelèrent qu'aux termes de leurs cahiers, ils n'avaient pas le droit de voter un emprunt avant le vote de la Constitution. A cet argument, Lally-Tollendal opposa, en termes très-vifs, la loi suprême du salut du peuple. Mirabeau, pour concilier le respect dû aux cahiers avec la nécessité de pourvoir à la chose publique, proposa aux membres de l'Assemblée de garantir l'emprunt sur leur fortune particulière. Le renvoi au comité des finances ayant été décidé, le duc d'Aiguillon, dans la séance suivante, vint faire un rapport duquel il résultait que le total de la recette des mois d'août et septembre ne s'élevait qu'à trente-sept millions deux cent mille livres, tandis que la dépense devait monter à soixante millions[30]. Or, dans ces dépenses figuraient, pour cent vingt mille livres par mois, les dettes du comte d'Artois, c'est-à-dire les jardins, les chevaux, les chiens, les maîtresses[31]. Buzot, le duc de Lévis, Barnave combattirent tour à tour le projet d'emprunt en s'appuyant tous sur la lettre de leurs cahiers. De son côté, revenant à la charge avec une force nouvelle, Lally-Tollendal objecta l'honneur du nom français, la sainteté des promesses et des engagements de l'État, le danger de trahir l'inviolabilité de la foi publique, la capitale troublée, le peuple aux abois, et il continua : J'admire que ceux qui invoquent aujourd'hui, sans les produire, de prétendus mandats impératifs, soient les mêmes qui ont soutenu qu'il ne pouvait exister dans l'Assemblée de suffrages asservis ; les mêmes qui ont établi en principe que tous les membres libres suffisaient pour constituer entre eux une délibération valide. Quiconque ne se croit pas libre n'opinera point. Quiconque se croit libre entend le cri de la patrie. Je crois l'être, je le suis, j'appelle tous ceux qui le sont, et je leur demande de voler au secours de la patrie[32]. L'Assemblée vota l'emprunt, mais en réduisant l'intérêt à quatre et demi, et sans aucune des dispositions avantageuses aux capitalistes que Necker avait proposées. Il advint alors ce qui n'était que trop facile à prévoir. L'enthousiasme, que Necker avait glacé par ses précautions, ne donna rien ; et l'intérêt personnel, dont l'Assemblée déjouait l'espoir, s'irrita. Non-seulement les capitalistes et les agioteurs refusèrent de s'intéresser dans l'emprunt, mais ils l'empêchèrent de réussir[33]. Sous ce titre : Sauvez-nous ou sauvez-vous, on répandit à profusion un pamphlet où l'on criait aux membres de l'Assemblée : Vous vous êtes trompés par le défaut de connaissance des hommes, des affaires, des localités : tremblez qu'à la suite de vos triomphes l'histoire n'ait à salir ses pages du nom de douze cents parricides. Vous êtes sur le bord d'un précipice… Sauvez-nous ou sauvez-vous. La fureur des gens d'affaire éclatait dans ces
déclamations violentes. L'emprunt ne produisit que deux millions six cent
mille francs, et Rivarol put écrire[34] : L'incroyable patriotisme des Parisiens a tenu à une
fraction. Seulement, ce que Rivarol oublia d'ajouter, c'est que les
Parisiens dont il parlait n'étaient pas le peuple de Paris, mais ses
sangsues. En abaissant à quatre et demi pour cent l'intérêt de l'emprunt de trente millions, en le fixant ainsi au-dessous de celui des autres effets royaux, l'Assemblée nationale semblait avoir voulu présenter la dette courante comme ayant un caractère plus respectable que la dette passée. Les créanciers de l'État prirent l'alarme. De leur côté, les propriétaires fonciers venaient d'être mis en éveil. Une grande lutte s'ouvrit, et l'opinion se partagea. Ici Paris, là les provinces ; ici les capitalistes, là les propriétaires fonciers. Les capitalistes voulaient des impôts, afin que le payement des rentes fût assuré ; les propriétaires demandaient que la dette publique fût déclarée réductible, afin que la propriété foncière fût soulagée d'autant. La lutte devint brûlante, et fut conduite de manière à mettre à nu les vices fondamentaux de l'ordre social. Eh quoi ! s'écriaient les
propriétaires, les rentiers retirent de leur argent
six pour cent, les agioteurs trois ou quatre fois plus, et c'est à peine si
le sol rapporte trois pour cent ! Par quel principe d'équité, par quelle considération
d'utilité publique se peut justifier cette disproportion monstrueuse ?
Pourquoi cet avantage assuré aux rentiers, dont la fonction sociale consiste
à jouir de leur argent, et aux agioteurs dont la fortune seule est un
scandale ? Que l'Etat paye ses dettes, c'est ce que réclament son honneur et
la justice ; c'est ce qu'exige impérieusement la conservation du crédit. Mais
pourquoi les rentiers n'auraient-ils pas, comme les propriétaires, comme les
cultivateurs, comme ceux que menacent à la fois et l'instabilité des
relations humaines et les caprices du ciel, leur part des charges qu'impose à
une société troublée le passage des mauvais jours ? Pourquoi l'État
continuerait-il à payer en temps de sécurité les mêmes intérêts qu'il fallut
stipuler en temps de discrédit ? Pourquoi la dette publique ne serait-elle
pas discutée ? La chose ne serait pas nouvelle : est-ce que, sous François
II, les intérêts trop forts ne furent pas réduits ? Ici l'État ressemble à un
père de famille qui, forcé d'acquitter les dettes de ses enfants, compose
avec les usuriers[35]. Clavière prit la plume. C'était lui qui, par une collaboration demeurée longtemps obscure, avait fait la réputation financière de Mirabeau[36]. Dans un écrit[37] un peu lourd mais substantiel et clair, il soutint, au nom des capitalistes, que l'inviolabilité absolue de la foi publique était la question d'État par excellence ; que, si l'on touchait à un cheveu de la tête des créanciers de l'État, il n'y avait plus qu'à sonner les funérailles du crédit ; qu'en fait de dette, réduire c'était nier ; qu'en temps de sécurité on pouvait emprunter à meilleur marché qu'en temps de discrédit, mais non éluder la loi d'engagements déjà pris et devenus sacrés : était-il d'usage de restituer le prix de l'assurance aussitôt que le navire était entré dans le port ? Nul doute que Clavière n'eût raison de poursuivre, sous tous ses déguisements, le spectre de la banqueroute. Mais il prononçait à son insu la condamnation d'un ordre social fondé sur l'antagonisme des intérêts, la prédominance du capital et l'égoïsme, lorsqu'il disait : Qu'on méprise les usuriers, si on veut, mais qu'on leur tienne parole[38] ; et encore : L'usure est un mot vide de sens[39]. Hélas ! non, l'usure n'est pas un mot vide de sens ; car ce mot, que l'Évangile repousse, que tous les Pères de l'Église ont flétri, que le socialisme moderne rayera pour jamais du livre de la science, il exprime le privilège exorbitant accordé à certains membres de la société de voir leur fortune se reproduire et s'accroître par le travail d'autrui ; il représente le prix auquel l'ouvrier est obligé de se procurer des instruments de travail dont l'usage devrait appartenir à tous comme la jouissance de l'air et du soleil ; il signifie l'asservissement du peuple au dernier des despotismes à détruire : celui de l'argent. Quoi qu'il en soit, se croyant menacés d'une manière sérieuse, et avertis par le récent échec de Necker du déclin de son ascendant, les capitalistes commencèrent à l'abandonner. Ils comprirent la nécessité de se créer un parti puissant au sein de l'Assemblée nationale elle-même, et ils s'étudièrent, non sans succès, à gagner à leur cause l'évêque d'Autun, Le Chapelier, Barnave, Mirabeau[40]. Le 27 août (1789), Necker vint apprendre à l'Assemblée nationale que l'emprunt de trente millions n'avait pas réussi. Il se plaignit avec une amertume contenue des modifications apportées à son plan ; il n'hésita pas à attribuer tout le mal à l'inexpérience présomptueuse de l'Assemblée, et il proposa un second emprunt de quatre-vingts millions à cinq pour cent, avec faculté au prêteur de payer moitié en espèces, moitié en effets publics[41]. Impatient de faire décréter l'irréductibilité de la dette,
le parti des capitalistes déclara, par la bouche de l'évêque d'Autun, qu'il
fallait au plus vite affermir le crédit ébranlé, rassurer les créanciers de
l'État et mettre entre eux et la réduction des rentes la loyauté française.
Mirabeau se leva pour appuyer l'évêque d'Autun ; puis, comme s'il eût voulu
entraîner l'Assemblée en l'étonnant par la bizarrerie, par l'imprévu de son
langage : La Constitution est à l'enchère,
dit-il. C'est le déficit qui est le trésor de l'Etat… C'est la dette publique qui a été le germe de notre
liberté. Voudrez-vous recevoir le bienfait et refuser d'en acquitter le prix
?[42]
Ces paroles étaient une allusion aux circonstances financières qui avaient
amené la convocation des états généraux, mais l'argument ne présentait rien
de sérieux. Des murmures éclatèrent. Glezen fit observer qu'on pouvait fort
bien voter l'emprunt de quatre-vingts millions, sans se hâter pour cela de
trancher l'important problème de l'irréductibilité des rentes. La question a été déjà décidée, s'écrie Le
Chapelier. Aussitôt les capitalistes de l'Assemblée se lèvent en tumulte, et
on décide non-seulement que l'emprunt de quatre-vingts millions sera ouvert
dans les conditions proposées par Necker, mais qu'on renouvelle les arrêts du
17 juin et du 13 juillet, qui plaçaient sous la sauvegarde de la loyauté française
les créanciers de l'Etat[43]. La défaite des propriétaires fonciers était éclatante. Mais les capitalistes ne s'en montrèrent pas plus empressés à remplir les coffres de l'Etat, ouverts et vides devant eux. Le second emprunt échoua comme le premier. L'impitoyable défiance des gens d'affaires apparaissait dans toute sa nudité ! Alors eut lieu un de ces élans qui sont votre force et votre gloire, ô mon pays ! De tous les points du royaume affluèrent sur le bureau du président de l'Assemblée les offrandes patriotiques, dons du riche, sacrifices du pauvre. Les femmes offrirent leurs anneaux, les enfants offrirent leurs jouets[44]. Les journaliers, dans les manufactures, donnèrent à la Révolution la moitié de leur pain. Et vous, créatures vénales que le plaisir souille et qu'écrase le mépris, infortunées chananéennes, vous aussi vous fûtes émues à ce spectacle qui laissait sans battements le cœur des banquiers : le spectacle de la France indigente ! L'une de vous écrivit : J'ai gagné quelque chose en aimant : j'en fais hommage à la patrie. Le 24 septembre, Necker, triste, abattu, le cœur plein d'amers soucis, se présentait de nouveau à l'Assemblée. Recourir encore aux emprunts ? Impossible : la source s'en trouvait tarie. On avait beaucoup jeté, sans parvenir à le combler, dans l'abîme du déficit. Le vide n'était pas de moins de soixante et un millions ! Il fallait quatre-vingts millions pour l'année courante et quatre-vingts millions de secours extraordinaires pour l'année qui devait suivre[45]. Necker proposa une contribution extraordinaire du quart de tous les revenus, lequel serait perçu, non sous la garantie du serment, mais sur cette simple formule prononcée par le contribuable : Je déclare avec vérité[46]… Au-dessous d'une certaine somme déterminée, cette contribution devait cesser d'être un devoir pour n'être plus qu'un patriotique sacrifice[47]. Ce plan fut critiqué par Dupont de Nemours, avec
l'autorité que lui donnait sa réputation financière et le souvenir de Turgot,
son maître en économie politique. Les revenus du
royaume, dit Dupont, peuvent être évalués à
trois milliards. Les frais s'élèvent à un milliard cinq cents millions. Reste
donc un milliard cinq cents millions pour les propriétaires et les
cultivateurs, et si l'on déduit de ce chiffre cinq cents millions
qu'absorbent les impositions diverses, on aura un milliard sur lequel il ne
revient guère aux propriétaires que trois cents millions. Or, comme les
cultivateurs sont généralement dans l'impuissance de payer, c'est sur une
somme de trois cents millions que portera l'imposition du quart. Que vous
fournira le plan proposé ? Soixante-quinze millions tout au plus ![48] L'examen du plan de Necker fut renvoyé au comité des finances ; et, en attendant sa décision, les attaques au dehors s'élevèrent aussi nombreuses que passionnées. On parlait d'imposer le revenu : n'était-ce pas rejeter tout le fardeau sur les propriétaires, qui seuls ont leur fortune au grand jour ? A l'aide de quelle clef mystérieuse ouvrirait-on le portefeuille où se cache l'opulence du capitaliste ? Necker entendait-il soumettre les fortunes latentes à ce procédé du timbre que les partisans de Necker avaient tant reproché à Calonne, son rival ? Dans son discours à l'Assemblée nationale, le ministre avait dit : La femme d'un paysan donnera, s'il le faut, son anneau ou sa croix d'or ; elle n'en sera pas moins heureuse, et il lui sera permis d'en être fière. Mais quoi ! c'était ce père du peuple, tant vanté, qui tout à coup venait arracher du doigt ou du cou d'une paysanne un misérable bijou ! Et de quel front, après cela, oserait-il, lui, garder une montre ou prendre du tabac dans une boîte d'or[49] ? Un pauvre, dit à ce sujet Rivarol[50], vous demande de l'argent par pitié pour lui, un voleur vous en demande par pitié pour vous-même, et c'est en mêlant ces deux manières que les gouvernements, tour à tour mendiants ou voleurs, ont toujours l'argent des peuples. Mais pendant que les uns s'indignaient, les autres battaient des mains. Ce fut le 26 septembre que le marquis de Montesquiou vint présenter à l'Assemblée le rapport du comité des finances, chargé de l'examen du projet ministériel. Le comité concluait à adopter de confiance le plan de Necker. Mirabeau fit mieux encore qu'appuyer cette conclusion ; au lieu d'une adoption pure et simple formulée en termes secs, il proposa un assentiment donné de manière à parler aux imaginations frappées d'effroi et qui pût relever les courages abattus. D'énergiques applaudissements s'élevèrent, et de toutes parts on lui cria de se retirer pour rédiger le décret d'adoption. Mais, pendant son absence, la question change soudainement de face. M. de Jessé[51] paraît à la tribune, et, détournant le cours d'un enthousiasme dont l'écho vibrait encore : Le trésor est vide ? Eh bien ! il y a pour un milliard d'argenterie en France. Cent quarante millions, voilà ce que vaut l'orfèvrerie des églises. A ces mots, tous les regards se portent sur les membres du clergé, qui restent immobiles, silencieux. Ce vain appareil, continue l'orateur, est inutile dans les temples. Ce n'est pas dans des ornements, ouvrages des hommes, c'est dans les magnificences de la nature qu'est le luxe du créateur des choses. La philosophie du dix-huitième siècle était là. C'était Diderot s'étonnant qu'il y eût des temples, et poussant son fameux cri : Élargissez Dieu ! L'archevêque de Paris, M. de Juigné, se leva et déclara que le clergé était prêt à abandonner à la nation les ornements des églises, réserve faite de ce qui serait nécessaire à la décence du culte divin. Tout à coup Mirabeau rentre, tenant à la main le projet de décret qu'il a rédigé, et par lequel il adopte le plan de Necker, en rejetant sur lui seul la responsabilité des suites. La haine de Mirabeau contre le ministre des finances perçait ainsi jusque dans le témoignage de confiance qu'il proposait de lui donner. Les nombreux amis que Necker comptait dans l'Assemblée s'en émeuvent. Vous poignardez le plan de Necker, s'écrie M. de Virieu, et le mot timeo Danaos, que Lally-Tollendal se prépare à lancer du haut de la tribune, court déjà sur les bancs. Irrité peut-être d'avoir été si bien compris, mais trop orgueilleux pour feindre : On m'a deviné, dit Mirabeau avec cette fougueuse audace qui fut la moitié de son génie, ou plutôt on m'a entendu ; car je n'ai jamais prétendu me cacher. Je ne crois pas que le salut de la monarchie soit attaché à la tête d'un mortel quelconque ; je ne crois pas que le royaume fût en péril quand M. Necker se serait trompé. Cette déclaration excita un grand tumulte. En quelle forme convenait-il d'adhérer au projet du ministre ? Les esprits, sur cette question puérile, s'animaient outre mesure, la voix des orateurs était couverte par le bruit des interruptions violentes, des apostrophes diverses ; les heures s'écoulaient, le jour baissait. Lassé enfin, indigné, frissonnant, et comme possédé par le démon de l'éloquence, Mirabeau s'élance à la tribune, et de cette voix qui faisait taire les assemblées mugissantes, avec ce geste de souverain dédaigneux qui commandait aux cœurs agités : Messieurs, au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc pas ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ? Daignez, messieurs, daignez me répondre. Le premier ministre des finances ne vous a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle ? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril ? Qu'un jour, qu'une heure, un instant pouvaient le rendre mortel ? Avons-nous un plan à substituer à celui qu'il nous propose ? — Oui ! a crié quelqu'un dans l'Assemblée. — Je conjure celui qui répond oui, de considérer que son plan n'est pas connu, qu'il faut du temps pour le développer, l'examiner, le démontrer ; que fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur a pu se tromper ; que fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu'il s'est trompé ; que quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu'il se pourrait donc que l'auteur de cet autre projet, même ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque sans l'assentiment de l'opinion publique le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances. Et moi aussi je ne crois pas les moyens de M. Necker les meilleurs possibles ; mais le ciel me préserve, dans une situation si critique, d'opposer les miens aux siens. Vainement je les tiendrais pour préférables, on ne rivalise pas en un instant avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu, et, s'il faut tout dire, les hasards d'une destinée telle qu'elle n'échut en partage à aucun mortel. Il faut donc en revenir au plan de M. Necker ; mais avons-nous le temps de l'examiner, de sonder ses bases, de vérifier ses calculs ?… Non, non, mille fois non : d'insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir ; qu'allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération ? Manquer le moment décisif, acharner notre amour-propre à changer quelque chose à un ensemble que nous n'avons pas même conçu, et diminuer par notre intervention indiscrète l'influence d'un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs, certainement il n'y a là ni sagesse, ni prévoyance. Mais du moins y a-t-il de la bonne foi ? Oh ! si des déclarations moins solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l'infâme mot de banqueroute, j'oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer au moment de proclamer l'acte d'un grand dévouement, certainement inefficace s'il n'est pas rapide et vraiment abandonné. Je dirais à ceux qui se familiarisent peut-être avec l'idée de manquer aux engagements publics, par la crainte de l'excès des sacrifices, par la terreur de l'impôt : Qu'est-ce donc que la banqueroute, si ce n'est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ?… Mes amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens ; mais choisissez ; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons. Ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces nobles victimes, précipitez-les dans l'abîme ; il va se refermer.... Vous reculez d'horreur.... hommes inconséquents, hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable ! gratuitement criminel ; car enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contrecoups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime ? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse ? Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances ! Voilà où nous marchons. J'entends parler de patriotisme, d'élans de patriotisme, d'invocations au patriotisme, ah ! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime, l'effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu'on possède ! Eh ! messieurs, ce n'est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indignation que par le mépris que doit inspirer sa stupidité. Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c'est votre intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès votre premier pas vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus ? si le besoin de vos concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre Constitution ? Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle, et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c'est vous-mêmes Votez donc ce subside extraordinaire. Et puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce que si vous avez des doutes sur les moyens — doutes vagues et non éclaircis —, vous n'en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serons comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais... Eh ! messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère ! et certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur... et vous délibérez ! L'Assemblée était debout, subjuguée, enivrée, haletante. Elle avait senti courir dans ses veines cet étrange frisson que trahit la pâleur des visages. Un député se leva et dit : Je demande à répondre à M. de Mirabeau. Mais il demeura le bras étendu, la bouche ouverte, immobile, muet, épouvanté[52]. A l'instant même, le décret suivant fut voté : Vu l'urgence des circonstances, et ouï le rapport du comité, l'Assemblée nationale accepte de confiance le plan de M. le premier ministre des finances. Necker avait joint à son projet l'invitation solennelle adressée à tous les bons citoyens de porter aux hôtels des monnaies leur vaisselle plate et leurs bijoux. On ouvrit à la porte de l'Assemblée une espèce de lombard dans lequel les députés s'empressèrent à l'envie de jeter, entre autres offrandes, leurs boucles de souliers en argent[53], ou, suivant le mot gracieux du chevalier de Boufflers, de les mettre aux pieds de la nation[54]. Louis XVI et Marie-Antoinette avaient envoyé leur vaisselle à la Monnaie : l'Assemblée les pria, par députation, de la retirer ; mais ils refusèrent. Enfin, le 1er octobre, Necker, après avoir exposé à l'Assemblée les détails du plan adopté par elle, déposa en billets de caisse sur le bureau du président un don de cent mille francs[55]. Homme, Necker, en cette circonstance, se conduisit noblement ; ministre, il ne fut pas beaucoup au-dessus du médiocre. Le projet de décret qu'il soumit à l'Assemblée, et qui fut adopté par elle, parlait d'économies à faire, mais il présentait, de l'aveu même des partisans du ministre[56], plus d'aperçus que de résultats vrais ; et, quant à la contribution patriotique du quart du revenu, quant à l'invitation adressée aux particuliers de porter leur vaisselle à l'hôtel des Monnaies, aux prêtres de céder l'argenterie des églises, c'étaient des expédients qui ne méritaient guère le nom pompeux de plan qui leur fut donné. En Révolution, qu'est-ce que le génie des demi-mesures ? Or, c'était le génie de Necker, de qui Rivarol a pu dire avec raison : Il eut toujours le malheur d'être insuffisant dans un système qui ne suffisait pas. |
[1] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 381. Paris 1791.
[2] Voyez dans le tome I de cet ouvrage les débats sur le commerce des grains.
[3] Bachaumont, Mémoires secrets, t. VIII, p. 54.
[4] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 365.
[5] Journal de Camille Desmoulins, t. IV, p. 682.
[6] Journal de Camille Desmoulins, t. IV, p. 681.
[7] Voyez la Biographie Michaud, art. Saint-Priest.
[8] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 385.
[9] Sur la législation et le commerce des grains, part. I, chap. XXVI, p. 180.
[10] Mémoire contre les frères Leleu.
[11] Ses défenseurs eux-mêmes en conviennent. Voyez dans le tome IV du Journal de Camille Desmoulins, la Lettre à l'auteur, p. 683.
[12] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 374.
[13] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 380.
[14] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 205
[15] It has been found that almost all the granaries of France are full. The Diary, n° 112.
[16] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 380.
[17] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, p. 386.
[18] Anecdotes du règne de Louis XVI, t. V, p. 276. Paris, 1791.
[19] Anecdotes du règne de Louis XVI, t. V, p. 276.
[20] Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. II, chap. VIII, p. 165. Bruxelles, 1838.
[21] J'ai prouvé ailleurs, par des faits absolument irrécusables, par des documents officiels, par des décrets du Moniteur, par tous les témoignages produits dans une enquête d'État, par les aveux formels des vrais coupables, par le défi cent fois porté à mes ennemis d'oser me démentir, que ces fameux et déplorables ateliers nationaux dont on est parvenu un instant à faire croire à l'Europe entière que j'étais l'auteur, avaient été au contraire organisés, non-seulement sans moi, mais contre moi. Voyez Pages d'histoire de la Révolution de 1848, et Révélations historiques, etc. — Bruxelles, 1859.
[22] Discours de Necker, Moniteur du 7 août 1789.
[23] Discours de Necker, Moniteur du 7 août 1789.
[24] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. II.
[25] Voyez dans le t. II de cet ouvrage le chapitre intitulé : Premier ministère de Necker.
[26] Moniteur du 7 août 1789.
[27] Moniteur du 7 août 1789.
[28] Cette apostrophe dont le Moniteur ne parle pas, est rapportée par Ferrières. Voyez ses Mémoires, t. I, p. 196. Édition Berville et Barrière.
[29] Mémoires de Mirabeau, publiés par M. Lucas-Montigny, t. VI, p. 184.
[30] Moniteur du 8 août 1789.
[31] Moniteur du 8 août 1789.
[32] Moniteur du 8 août 1789.
[33] Mémoires de Ferrières, t. I, p. 199.
[34] Mémoires de Rivarol, p. 105. Édition Berville et Barrière.
[35] Institutions et cahiers du hameau de Madon, p. 41, 42, 43. Blois, 1789.
[36] Souvenirs sur Mirabeau, par Étienne Dumont, chap. I, p. 18. Paris, 1832.
[37] Opinions d'un créancier de l'État, par Clavière. Londres, 1789.
[38] Opinions d'un créancier de l'État, par Clavière.
[39] Opinions d'un créancier de l'État, par Clavière, p. 7.
[40] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 202.
[41] Moniteur du 26 au 28 août 1789.
[42] Moniteur du 26 au 28 août 1789.
[43] Mémoires de Ferrières, liv. III, p. 203. — Le Moniteur a très-mal rendu le véritable esprit de cette séance.
[44] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, chap. II, p. 36.
[45] Mémoires de Necker, 24 septembre 1789.
[46] Mémoires de Necker, 24 septembre 1789.
[47] Lorsqu'après la Révolution de février, l'impôt des quarante-cinq centimes fut soumis aux délibérations du gouvernement provisoire, je demandai qu'on fixât une limite au-dessous de laquelle l'impôt cesserait d'être exigible. Cette proposition fut rejetée par la majorité du conseil, quoiqu'elle eût été vivement appuyée par M. Dupont (de l'Eure).
[48] Moniteur du 23 au 25 septembre 1789.
[49] Anecdotes du règne de Louis XVI, t. V, p. 259.
[50] Mémoires de Rivarol, p. 107 et 108.
[51] Ce nom, que le Moniteur passe sous silence, se trouve dans le récit des deux Amis de la liberté, t. III, chap. II.
[52] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. II.
[53] Mémoires de Weber, t. I, chap. v, p. 409.
[54] Mémoires de Montlosier, t. I, p. 270.
[55] Mémoires de Weber, t. I, p. 408.
[56] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. II.