Entrée en scène de l'Assemblée constituante. — Importance des travaux intellectuels, trop méconnue. — Principes conquis dans l'opinion. — Projet de Sieyès et pressentiment du socialisme moderne. — Formules du 6e bureau discutées. — Déclaration des droits de l'homme. — Le comité de Constitution ; plan proposé. — Débats sur la fameuse théorie de Montesquieu. — Artifices de Mirabeau. — Indivisibilité du Corps législatif proclamée. — Le veto. — Agitation du peuple ; admirable bon sens de ses alarmes. — Rôle extraordinaire de Mirabeau. — Mémoire de Necker. — Le veto suspensif. — Débats sur le droit de succession ; attitude extraordinaire de Mirabeau ; le traité d'Utrecht dans la poche de Sillery ; les Bourbons d'Espagne, le duc d'Orléans et l'Autrichienne ; décision de l'Assemblée. — Le Mémoire royal. — Motion de Volney. — Une première conclusion.Que l'Assemblée constituante ait longtemps flotté entre des aspirations vastes comme le monde et les conseils d'un misérable égoïsme de caste ; que tour à tour glorieuse complice du peuple et instrument de la bourgeoisie, elle ait déconcerté tour à tour, parmi ses juges, le mépris et l'enthousiasme ; qu'au milieu de tressaillements héroïques, elle ait subi l'atteinte des plus vulgaires désirs ; qu'elle se soit enfin bercée du puéril espoir de fixer sur un chiffon de papier les volontés éternellement mouvantes du destin et d'enfermer, suivant l'expression de Thouret, la fin de la Révolution dans la fin de la Constitution, toujours est-il qu'elle a fait plus que traverser la scène de l'histoire : elle s'y est arrêtée et y a joué un grand rôle. Eh bien, des résumés arides, incomplets, d'infidèles analyses, ou, comme dans la question des dîmes abolies sans rachat, des comptes rendus frauduleux, voilà de quoi s'est jusqu'ici composée l'histoire des travaux de l'Assemblée constituante. Il semble que, plus touchés des choses d'une importance purement extérieure que des drames, si sérieux pourtant, de la pensée, les historiens n'aient rien vu de ce qu'avait de merveilleux l'enfantement, même imparfait, d'une société nouvelle. Il faut réparer les oublis, il faut combler les lacunes, il faut rendre à cette partie trop négligée de notre histoire son grave caractère et sa grandeur épique. Une déclaration des droits de l'homme fut l'idée par où s'ouvrirent les travaux de l'Assemblée constituante. Plus solennelle encore et plus saisissante eût été une déclaration des devoirs. Mais c'est ce que le janséniste Camus et l'abbé Grégoire demandèrent vainement. Avant que le dix-neuvième siècle se mît à sa tâche, le dix-huitième avait à achever la sienne. Le Cahier de Paris portait : Les hommes sont égaux en droit. — Tout pouvoir émane de la nation et doit être exercé pour son bonheur. — La volonté générale fait la loi ; la force publique en assure l'exécution. — A la nation tout entière le vote des impôts. — Ni arrestations ni destitutions sans jugement. Tout citoyen est admissible aux emplois. — La liberté naturelle, civile et religieuse de chaque homme, sa sûreté personnelle, son indépendance absolue de toute autre autorité que celle de la loi, excluent toute recherche sur ses opinions, sur ses discours, ses écrits, tant qu'ils ne troublent pas l'ordre public et ne blessent pas les droits d'autrui. Ces maximes donnaient l'étendue à peu près exacte du domaine conquis jusqu'alors par l'esprit humain et en déterminaient les limites connues. Là furent le point de départ, le modèle et le cadre d'une foule de projets. Celui que Lafayette avait présenté le 11 juillet faisait entrer dans l'énumération des droits de l'homme la résistance à l'oppression. Celui qui, le 20 du même mois, fut présenté par l'abbé Sieyès, contenait un passage où sont vivement pressenties, quoique encore imparfaitement exprimées, les conclusions du socialisme moderne : La nature donne à l'homme des besoins et des moyens pour y pourvoir. Deux hommes étant également hommes, ils ont, à un égal degré, tous les droits qui découlent de la nature humaine. Il existe, il est vrai, de grandes inégalités de moyens parmi les hommes ; la nature fait des forts et des faibles ; elle départ aux uns l'intelligence qu'elle refuse aux autres : il suit qu'il y aura entre eux inégalité de travail, inégalité de produit, inégalité de consommation et de jouissance ; mais il ne s'ensuit pas qu'il puisse y avoir inégalité de droits. L'ASSOCIATION est un des moyens indiqués par la nature pour atteindre le bonheur. Qui ne retrouverait ici en germe le Socialisme du dix-neuvième siècle, depuis son principe, qui est : DE CHACUN SELON SES FACULTÉS ET A CHACUN SELON SES BESOINS, jusqu'à son mode de réalisation, qui est : l'ASSOCIATION UNIVERSELLE ? On juge combien profonde dut être l'épouvante des hommes du
passé, de tous ceux qui avaient traversé leur siècle sans le vouloir
comprendre ! Quel était donc ce monde nouveau, tout à coup découvert ? Ces
abstractions ne cachaient-elles point sous leur forme métaphysique des
réalités redoutables ? Les plus éclairés d'entre les aristocrates ne s'y
trompèrent pas. Mais, enveloppant leur effroi dans leurs railleries, ils
affectèrent de dénoncer toute déclaration des droits comme une chose
pompeusement inutile, sinon dangereuse. A les entendre, on ne pouvait
proclamer les lois de la nature humaine sans rétrograder jusqu'à l'origine
des sociétés, et c'était rédiger, pour l'homme devenu social, le code des
sauvages. Les hommes, disaient-ils avec
Rivarol, naissent nus et vivent habillés, comme ils
naissent indépendants et vivent sous des lois. Les habits gênent un peu les
mouvements du corps ; mais ils le protègent contre le froid ; les lois gênent
les passions, mais elles défendent l'honneur, la vie et les fortunes[1]. Sophisme ! Il ne
s'agissait pas de supprimer les habits : il s'agissait de déclarer que tous
ceux qui ont également froid ont un droit égal à se vêtir : idée incomplète,
d'ailleurs, mais que Robespierre compléta plus tard en disant qu'ils doivent
tous également en recevoir de la société.... le pouvoir. Sur la nécessité d'une déclaration, la lutte fut assez longue, d'un médiocre éclat et plusieurs fois interrompue. Le comte de Castellane n'eut pas de peine à prouver que la tyrannie avait surtout pour complice l'ignorance. Comment pouvait-il être inutile de faire tomber le voile qui, aux yeux des peuples trompés si longtemps, avait couvert la statue de la Liberté ? Barnave trouva, pour la déclaration des droits, le mot populaire de catéchisme national. Malouet l'appuya avec une modération de langage qui n'excluait pas la force de la pensée. La déclaration est indispensable, s'écria le comte d'Entraigues, afin que, si le ciel dans sa colère nous punissait une seconde fois du fléau du despotisme, on pût au moins montrer au tyran l'injustice de ses prétentions, ses devoirs et les droits des peuples. Enfin, l'Assemblée ayant décidé qu'une déclaration des droits serait faite et placée en tête de la Constitution, la rédaction en fut confiée, dans la séance du 12 août à un comité de cinq membres, dont Mirabeau, qui en faisait partie, vint lire le travail dans la séance du 17. Mais ce travail ne rencontra qu'une approbation fort douteuse. Sur la motion du marquis de Paulette, on convint que l'Assemblée se séparerait en bureaux ; que de nouveaux projets seraient élaborés et qu'on soumettrait à la discussion, article par article, celui qui aurait réuni le plus de suffrages[2]. Aussitôt Mirabeau réclame la parole et demande que la rédaction définitive soit renvoyée au temps où les autres parties de la Constitution seront elles-mêmes convenues. En d'autres termes, il voulait qu'on écrivît le livre avant la préface. Telle était l'opinion de quelques-uns, de Malouet, par exemple, du duc de Lévis, de Pétion ; mais dans l'autre plateau de la balance pesaient Rabaut Saint-Étienne, Volney, Barnave, Lafayette, Sieyès… et l'opinion publique. Aussi la proposition de Mirabeau fut-elle accueillie par des murmures où quelque colère se mêlait à l'étonnement. Mirabeau était assez fort pour braver les attaques, il n'était pas assez pur pour échapper aux soupçons : Gleizen, Blezau, Rewbel, lui reprochèrent durement d'avoir parlé lui-même en faveur du décret qui ordonnait que la déclaration précéderait la Constitution ; ils lui reprochèrent l'art insolent avec lequel il entraînait l'Assemblée vers des buts contraires. Mais que lui importait, à lui ? Son âme, invincible à tout excepté au vice, n'avait pas à se troubler devant de telles agressions. En deux phrases il fit l'éloge de sa vie ; à ses ennemis il opposa, comme une impénétrable armure, les trente volumes sortis de sa plume ; et, de ses rudes lèvres, où la nature semblait avoir placé le siège de la violence, le siège du dédain, il laissa tomber ces paroles : C'est un trait lancé de bas en haut[3]. Trois projets se disputaient les préférences de L'Assemblée : celui de Lafayette, celui de Sieyès et un troisième, qui parut sous le nom du sixième bureau : ce fut ce dernier qu'on adopta comme base de discussion. Il était ainsi conçu : ARTICLE PREMIER. Chaque homme tient de la nature le droit de veiller à sa conservation et le désir d'être heureux. ART. 2. Pour assurer sa conservation et se procurer le bien-être, chaque homme tient de la nature des facultés. C'est dans le plein et entier exercice de ces facultés que consiste la liberté. ART. 3. De l'usage de ces facultés dérive le droit de propriété. ART. 4. Chaque homme a un droit égal à sa liberté et à sa propriété. ART. 5. Mais chaque homme n'a pas reçu de la nature les mêmes moyens pour user de ses droits. De là naît l'inégalité entre les hommes ; l'inégalité est donc dans la nature même. ART. 6. La société s'est formée par le besoin de maintenir l'égalité des droits au milieu de l'inégalité des moyens. ART. 7. Dans l'état de société, chaque homme, pour obtenir l'exercice libre et légitime de ses facultés, doit le reconnaître dans ses semblables, le respecter et le faciliter. ART. 8. De cette réciprocité nécessaire résulte, entre les hommes réunis, la double relation des droits et des devoirs. ART. 9. Le but de toute société est de maintenir cette double relation ; de là l'établissement des lois. ART. 10. L'objet de la loi est donc de garantir tous les droits, et d'assurer l'observation de tous les devoirs. ART. 11. Le premier devoir de tout citoyen étant de servir la société selon sa capacité et ses talents, il a le droit d'être appelé à tout emploi public. ART. 12. La loi étant l'expression de la volonté générale, tout citoyen doit avoir coopéré immédiatement ou médiatement à la formation de la loi. ART. 13. La loi doit être la même pour tous ; et aucune autorité politique n'est obligatoire pour le citoyen qu'autant qu'elle commande au nom de la loi. ART. 14. Nul citoyen ne peut être accusé, ni troublé dans l'usage de sa propriété, ni gêné dans celui de sa liberté, qu'en vertu de la loi, avec les formes qu'elle a prescrites, et dans les cas qu'elle a prévus. ART. 15. Quand la loi punit, la peine doit toujours être proportionnée au délit, sans aucune acception de rang, d'état ou de fortune. ART. 16. La loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c'est à la religion ou à la morale à la suppléer. Il est donc essentiel, pour le bon ordre même de la société, que l'une et l'autre soient respectées. ART. 17. Le maintien de la religion exige un culte public ; le respect pour le culte public est donc indispensable. ART. 18. Tout citoyen qui ne trouble point le culte établi ne doit point être inquiété. ART. 19. La libre communication des pensées étant un droit du citoyen, elle ne doit être restreinte qu'autant qu'elle nuit aux droits d'autrui. ART. 20. La garantie du droit de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. ART. 21. Pour l'entretien de la force publique et les autres frais du gouvernement, une contribution commune est indispensable, et sa répartition doit être rigoureusement proportionnelle entre tous les citoyens. ART. 22. La contribution publique étant une portion retranchée de la propriété de chaque citoyen, il a le droit d'en constater la nécessité, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. ART. 23. La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. ART. 24. Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée et la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas une véritable constitution. La discussion commença. Que de questions émouvantes ne soulevaient pas ces maximes ! Elles proclamaient que la liberté consiste, pour l'homme, dans le plein et entier exercice de ses facultés : belle définition, et bien profonde, mais de laquelle il aurait fallu tirer cette conséquence, qu'il est du devoir de la société de rendre possibles, en chacun de ses membres, l'exercice et le développement de ses facultés naturelles par l'éducation commune et gratuite, par l'usage en commun des instruments de travail, et du premier de tous : la terre. Si, jeté faible et nu au milieu de mes semblables, je trouve tout occupé autour de moi ; si, mourant de faim, je ne puis ni tuer ce chevreuil, ni cueillir ces fruits, ni tirer de ce champ, au prix de mes sueurs, de quoi conserver la vie, présent de Dieu ; si, tremblant de froid, je ne puis de la dépouille des animaux me faire un vêtement ; si, brûlé par la soif, je ne puis boire à cette fontaine ; si, épuisé de fatigue, je ne puis me coucher dans cette prairie ou à l'ombre de ces arbres., parce que tout est devenu la possession exclusive de quelques-uns ; et le sol, et les animaux, et la nature morte, et la nature vivante, que deviennent mes facultés ? Suis-je libre ? De l'usage de ses facultés, disait le projet du sixième bureau, dérive, pour l'homme, le droit de propriété, Il était impossible de mieux dire. Mais quelle fatale inconséquence que d'ajouter : Donc, chaque homme a un droit égal à SA propriété ! La conséquence logique était : Donc, chaque homme a un droit égal à LA propriété. Car, à qui ne conserve sa vie qu'à la condition de la vendre pour un morceau de pain, qu'importe ce droit égal à SA propriété, qu'il n'aura jamais ? Entre ces deux monosyllabes SA et LA il y avait un immense abîme, et il faut le franchir afin de n'avoir pas à le combler ! Pourquoi, dit, dans un célèbre roman de Cooper, un philosophe des déserts, pourquoi les chefs d'États n'ouvrent-ils pas leurs compas et ne tracent-ils pas leurs lignes de démarcation sur nos têtes aussi bien que sous nos pieds ? Pourquoi n'écrivent-ils pas en grandes lettres sur leurs parchemins que chaque propriétaire du sol, qu'on pourrait appeler alors propriétaire de l'air, aura telle portion du ciel, avec telle étoile pour servir de limite à son domaine, et tel nuage pour faire aller son moulin ?[4] Chose étrange ! L'Assemblée constituante prétendait fonder la société, en la régénérant, sur les principes immuables de la justice, sur l'indestructible base de l'égalité ; et de ces problèmes qui sont le glorieux supplice de notre époque, le plus important ne fut ni agité ni même abordé par elle. Les articles que le débat mit particulièrement en lumière furent ceux qui concernaient la responsabilité des agents subalternes du pouvoir et la liberté des cultes. La philosophie du dix-huitième siècle reparaissait là tout entière ; le génie de Voltaire planait sur la discussion, et on devine aisément ce que dut être, en cette occasion, Voltaire parlant par la bouche de Mirabeau. Les agents subalternes seraient-ils responsables comme leurs supérieurs ? Non, répondaient quelques membres. Mais Mirabeau : Si la loi, dit-il, si la loi de responsabilité ne s'étendait pas sur tous les agents subalternes du pouvoir, il n'y aurait pas sur la terre une nation plus faite que nous pour l'esclavage. Le chef de la société seul excepté, — et pourquoi cette exception, ô puissant logicien ? — toute la hiérarchie sociale est responsable ; il faut proclamer cette maxime, si l'on veut consolider la liberté particulière et publique ; cela ne suppose aucunement que le subalterne soit juge de l'ordre dont il est porteur, mais il doit juger la forme de cet ordre : ainsi, un cavalier de maréchaussée saura qu'il ne lui est pas permis de porter un ordre sans être accompagné d'un officier civil ; en un mot, la force publique sera soumise à des formes déterminées par la loi. Il n'y a aucune espèce d'inconvénient à cela, sinon la nécessité d'avoir désormais des lois claires et précises, et c'est là un argument de plus en faveur du dogme de la responsabilité[5]. L'opinion de Mirabeau prévalut. On avait dit : Le culte est un objet de police extérieure ; en conséquence il appartient à la société de le régler ; de permettre l'un, de défendre l'autre. Mirabeau attaqua cette proposition avec force : Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré, que le mot tolérance, qui essaye de l'exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l'existence de l'autorité qui a le pouvoir de tolérer, attente à la liberté de penser, par cela même qu'elle tolère, et qu'ainsi elle pourrait ne pas tolérer. Mais je ne sais pourquoi l'on traite le fond d'une question dont le jour n'est point arrivé. Nous faisons une déclaration des droits ; il est donc absolument nécessaire que la chose qu'on propose soit un droit ; autrement on y ferait entrer tous les principes qu'on voudrait, et alors ce serait un recueil de principes. Il faut donc examiner si les articles proposés sont un droit. Certainement dans leur exposition ils n'en expriment pas ; il faut donc les poser autrement. Mais il faut les insérer en forme de déclaration des droits, et alors il faut dire : Le droit des hommes est de respecter la religion et de la maintenir. Mais il est évident que c'est un devoir et non pas un droit. Les hommes n'apportent pas le culte en société, il ne naît qu'en commun. C'est donc une institution purement sociale et conventionnelle. C'est donc un devoir. Mais ce devoir fait naître un droit, savoir : que nul ne peut être troublé dans sa religion. Sans entrer en aucune manière dans le fond de la question, je supplie ceux qui anticipent parleurs craintes sur les désordres qui ravageront le royaume si l'on y introduit la liberté des cultes, de penser que la tolérance, pour me servir du mot consacré, n'a pas produit chez nos voisins des fruits empoisonnés, et que les protestants, inévitablement damnés dans l'autre monde, comme chacun sait, se sont très-passablement arrangés dans celui-ci, sans doute par une compensation due à la bonté de l'Être suprême. Nous qui n'avons le droit de nous mêler que des choses de ce monde, nous pouvons donc permettre la liberté des cultes et dormir en paix. Le frère de Mirabeau, un de ses plus constants adversaires, s'éleva contre cette doctrine : Voudriez-vous donc, s'écria-t-il, en permettant les cultes, faire une religion de circonstance ? Chacun choisira une religion analogue à ses passions. La religion turque deviendra celle des jeunes gens ; la religion juive, celle des usuriers ; la religion de Brama, peut-être celle des femmes[6]. L'Assemblée hésitait ; son incertitude se trahit par la
rédaction suivante, qui manquait de netteté et de largeur : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre
établi par les lois. Mirabeau se voyant fermer l'accès de la tribune par la clôture des débats, transporta aussitôt la lutte dans son journal. En termes véhéments, il reprocha à l'Assemblée d'avoir placé dans une déclaration des droits de l'homme le germe de l'intolérance ; d'avoir laissé à la disposition des tyrans pieux un texte dont le sens restrictif saurait bien servir aux Dominique, aux Torquemada et à leurs doctrines pleines de sang. Il nia résolument que les hommes pussent subordonner sans folie au despotisme du consentement général, une chose aussi majeure que leur bonheur éternel. Il appela toute loi restrictive en matière de religion la loi du plus fort. A ceux qui craignaient que, sous prétexte de religion, on ne prêchât des dogmes nuisibles à la société et scandaleux, il répondit que les doctrines perverses ne se prêchent jamais au grand jour, qu'elles ont besoin des ténèbres, et que, pour rendre autrefois les fêtes de la bonne déesse innocentes, il eût suffi d'en détruire le mystère. Mais, disent les partisans d'une religion dominante, nous ne prétendons pas gêner la liberté des consciences. — Voilà certes une belle faveur : vous laissez à vos frères ce que les tyrans n'ont jamais pu ôter à leurs ennemis ![7] Les restrictions que Mirabeau repoussait en matière de religion furent combattues, mais vainement, en matière de presse, par Rabaut Saint-Étienne et Robespierre. Le premier prononça ces remarquables paroles : Si de quelque article rédigé en tumulte il résultait l'esclavage d'un seul, il en résulterait l'esclavage de tous. La servitude est une contagion[8]. Le 26 août, l'Assemblée adopta définitivement une déclaration, monument très-incomplet encore, mais immortel, du pouvoir de la vérité militante ! DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN. Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence de tous et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen. ART. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. — Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. ART. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. ART. 3. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. — Nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ART. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. ART. 5. La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. — Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. ART. 6. La loi est l'expression de la volonté générale. — Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. — Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. — Tous les citoyens sont égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. ART. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans le cas déterminé par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis. Mais tout citoyen, appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance. ART. 8. La loi ne doit établir que des peines strictement nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée. ART. 9. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur, qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi. ART. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre établi par la loi. ART. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. ART. 12. La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. ART. 13. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. ART. 14. Tous les citoyens ont droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. ART. 15. La société a droit de demander compte à tout agent public de son administration. ART. 16. Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution. ART. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. APPLICATION DE CES PRINCIPES. L'Assemblée nationale, voulant établir la Constitution française sur les principes qu'elle vient de reconnaître et déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits. Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions. — Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public. — Il n'y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français. — Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. — La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution. DISPOSITIONS FONDAMENTALES GARANTIES PAR LA CONSTITUTION. La Constitution garantit comme droits naturels et civils : 1° que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; — 2° que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également, en proportion de leurs facultés ; — 3° que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction des personnes. La Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : — 4° la liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté ni détenu que selon les formes déterminées par la Constitution ; — 5° la liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d'exercer le culte religieux auquel il est attaché ; — 6° la liberté aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police ; — 7° la liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement. Le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l'exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre et garantis par la Constitution ; mais, comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant ou la sûreté publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société. La Constitution garantit l'inviolabilité des propriétés, ou la juste et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique, légalement constatée, exigerait le sacrifice. — Les biens destinés aux dépenses du culte et à tous les services d'utilité publique appartiennent à la nation et sont dans tous les temps à sa disposition. — La Constitution garantit les aliénations qui ont été ou seront faites suivant les formes établies par la loi. Les citoyens ont le droit d'élire ou choisir les ministres de leurs cultes. Il sera créé et organisé un établissement général de secours publics, pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux pauvres valides qui n'auraient pas pu s'en procurer. Il sera créé et organisé une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la division du royaume. Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens et les attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois. Il sera fait un code de lois civiles communes à tout le royaume. Il n'y avait plus qu'à rédiger, d'après ces principes, le code des lois fondamentales du royaume. Mais, sur l'organisation à donner au pouvoir politique, les esprits se trouvaient profondément divisés. Ce n'est pas qu'il y eût alors un parti républicain : non. Le trône semblait placé sur un de ces sommets si élevés, que c'est au-dessous d'eux que les nuages s'amoncellent et que la foudre gronde. Le mot de Camille Desmoulins était vrai : Nous n'étions pas alors plus de dix républicains en France. Seul, peut-être, dans l'Assemblée, Robespierre prévoyait un 10 août ; et il sentait si bien son isolement, que quand il fut question d'écrire dans la Constitution : Le gouvernement français est un gouvernement monarchique, il monta à la tribune pour demander qu'on pût, sur ce point, exposer toute son opinion, sans crainte des murmures[9]. On passa outre. Mais la Révolution n'entendait point passer outre, elle ! Jusqu'où s'étendrait l'autorité royale ? Y aurait-il une Chambre ? Y en aurait-il deux ? Pour le moment, tout était là. Or, depuis que le livre de l'Esprit des lois avait paru, l'admiration de la Constitution anglaise avait fait école en France. Aux yeux de Mounier, de Lally-Tollendal, de Necker, de Malouet, de Bergasse, de Clermont-Tonnerre, rien de comparable au système qui, combinant les trois éléments monarchique, aristocratique et populaire, représentait le premier par un roi, le second par un sénat, le troisième par une chambre des communes. Dans le jeu alternatif et l'équilibre de ces trois forces, ils croyaient trouver une barrière contre les emportements de la démagogie, en même temps que contre le despotisme d'une volonté sans contrôle ; et, ouvrant avec orgueil l'histoire d'Angleterre, ils montraient les communes défendant la royauté contre les pairs sous Guillaume III, comme les pairs l'avaient défendue contre les communes sous Charles II, le trône restant inébranlable au milieu de ces efforts contraires, et la liberté du peuple trouvant son compte à cette pondération tout aussi bien que la dignité du prince. Il leur semblait, d'un autre côté, que les esprits, attachés au pouvoir royal par une longue habitude quoique entraînés vers la liberté par les élans d'un sentiment nouveau, étaient dans cet état de balancement qui se prête à l'adoption des systèmes mixtes[10]. Louis XVI, d'ailleurs, n'était-il pas doué des qualités le mieux appropriées à une monarchie constitutionnelle ? Si le destin, pensait Necker[11], eût fait naître Louis XVI roi d'Angleterre, nul doute que, par caractère et sans effort, il ne se fût trouvé en harmonie parfaite avec l'esprit de la Constitution britannique. Il n'eût point laissé les tourments de l'ambition approcher de son cœur. Trop heureux de se sentir affranchi du joug des grandes responsabilités, il eût aimé à se savoir en force derrière la loi, et c'eût été un singulier soulagement pour lui que d'avoir à opposer une règle authentique aux oppresseurs de sa propre volonté. Ainsi, l'aristocratie s'écroulait en France, et c'était à un pays de mœurs essentiellement aristocratiques que les docteurs de l'école constitutionnelle allaient demander un modèle ! Mieux instruits ou plus sincères, ils auraient reconnu qu'en Angleterre la Chambre des communes, celle des lords et la royauté ne sont nullement trois pouvoirs distincts, mais plutôt trois manifestations diverses d'une puissance unique : l'aristocratie. Ils auraient vu, en dépit de cet équilibre tant vanté des pouvoirs, l'Angleterre impuissante à détourner sur le monde, commercialement conquis et ravagé par elle, la marée montante de ses prolétaires affamés ; enfin, s'ils avaient pris d'un peu plus haut cette histoire d'Angleterre, objet de leur culte frivole, ils auraient été forcés de convenir que de ce prétendu équilibre était sortie, sous Charles Ier, une lutte dévorante où la Chambre des lords avait été emportée, où le trône avait disparu dans le sang d'un roi, et qui avait aboutir à la dictature d'un soldat mettant la clef du parlement dans sa poche. Quant à l'espoir que Necker et ses amis fondaient sur le balancement de l'opinion publique et le caractère personnel de Louis XVI, jamais illusion ne fut plus profonde. Semblable à ces machines d'invention moderne que la vapeur entraîne, la Révolution allait en ligne droite, prête à broyer quiconque, sur la route, s'arrêterait devant elle, et, pour ce qui est de Louis XVI, qu'importaient à cette Révolution, aussi indomptable que le fatum des anciens, les aptitudes constitutionnelles d'un mortel couronné ? Il ne fallait pas examiner ses pensées secrètes ! comme a écrit depuis madame de Staël[12], peu d'accord en ceci avec son père. Quoi qu'il en soit, grâce à l'opiniâtreté de Mounier, à l'influence de Necker et au talent de Lally-Tollendal, l'école anglaise était parvenue à s'assurer une position très-forte dans le comité de Constitution, nommé durant la nuit qui précéda la chute de la Bastille. Les huit membres de ce comité étaient Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, Talleyrand, Sieyès, Le Chapelier, Barnave et l'archevêque de Bordeaux. Le 19 août, avant que le comité de Constitution eût fait connaître sa décision définitive, et pour disposer favorablement les esprits, Lally-Tollendal se rendit à l'Assemblée avec un discours soigneusement étudié. Ses amis comptaient sur l'effet qu'avait coutume de produire sa parole, et en l'apercevant à la tribune, chacun devint attentif. Tout ce qui pouvait être dit en faveur du régime constitutionnel, Lally-Tollendal le développa en termes d'une grave éloquence : Une Assemblée unique avait été nécessaire peut-être pour accomplir la Révolution ; pensait-on qu'elle le fût pour la conserver ? Une Chambre unique était sujette à des emportements terribles : Qui la retiendrait ? Qui l'empêcherait de se précipiter ? Elle aurait beau vouloir s'enchaîner elle-même : qui l'empêcherait de briser une chaîne qu'elle aurait forgée et tiendrait toujours dans ses mains ? Il fallait y prendre garde ! Il fallait sauver la nation du danger de ces entraînements, si faciles à prévoir ; il fallait sauver le peuple de la honte de tomber sous le joug d'une majorité, devenue tyrannique le jour où elle se serait sentie sans frein. Et qu'on ne parlât point du trône comme d'une suffisante barrière. Mettre en présence deux forces chargées de se contenir mutuellement, c'était leur souffler un violent désir de se combattre et installer au sommet de l'État une anarchie dont il était fort à craindre qu'on ne sortît que par la victoire d'un des deux pouvoirs rivaux, c'est-à-dire par le despotisme. Puis, habile à masquer les plaies hideuses que l'Angleterre portait ouvertes et saignantes dans son sein, l'orateur osa vanter comme la patrie de l'égalité un pays qui a su échelonner l'esclavage ; un pays où, servile à l'égard de ceux d'en haut et insolent à l'égard de ceux d'en bas, chacun est un aristocrate dans sa sphère, depuis le lord qui se pare de son titre, jusqu'au laquais de grande maison qui se pare de sa livrée, jusqu'au pauvre qui, si on le laissait mendier, se parerait de ses ulcères. Mais quoi ! le fils du roi dans ce pays ne courait-il pas les mers depuis sept ans ? N'était-il pas capitaine de frégate après avoir commencé par le dernier emploi de la marine ? L'humble origine du chancelier York l'avait-elle empêché de devenir l'oracle de l'Angleterre ? Lord Ferrers ayant tué un de ses domestiques dans un accès de fureur, n'avait-il pas été condamné, tout lord qu'il était, au dernier supplice ? Et il n'en fallait pas davantage à Lally-Tollendal pour recommander à la France l'imitation du régime politique adopté par les Anglais. Un pouvoir unique, disait-il, — et c'était le résumé de sa doctrine, — finira nécessairement par tout dévorer. Deux se combattront jusqu'à ce que l'un ait écrasé l'autre. Trois se maintiendront dans un parfait équilibre, s'ils sont combinés de telle sorte que, quand deux lutteront ensemble, le troisième, également intéressé au maintien de l'un et de l'autre, se joigne à celui qui est opprimé et ramène la paix entre tous[13]. Lally-Tollendal, et les anglomanes dont il était l'orateur, ne remarquaient pas la folie d'un système dont le dernier mot eût été : néant. Qu'est-ce que le parfait équilibre ? l'immobilité, et qu'est-ce qu'une société immobile ? Ô bizarre sagesse ! Ils commençaient par admettre deux pouvoirs intéressés à se faire la guerre, et ils en appelaient un troisième pour rétablir la paix ! C'était comme si Dieu, en créant le corps humain, eût chargé le bras droit de contrôler et de contenir la tête, en confiant au bras gauche la mission d'intervenir entre les deux. Eh ! qu'avaient-ils besoin de prendre exemple sur l'Angleterre ? Ils n'avaient qu'à prendre exemple sur la nature ! Le plan proposé par Lally-Tollendal était celui-ci : 1° Le corps législatif sera composé de trois parties : un roi, un sénat, et les représentants de la nation ; 2° Le droit et le devoir du roi seront de convoquer le corps législatif aux époques fixées par la Constitution ; il pourra le proroger, et même le dissoudre, pourvu qu'à l'instant il en convoque un nouveau ; 3° C'est la Chambre des représentants qui votera les subsides. Le Sénat ne pourra qu'adopter ou rejeter purement et simplement l'acte qui les accordera ; 4° La Chambre des représentants aura seule le droit d'accuser les agents supérieurs du pouvoir public, et le Sénat aura seul le droit de les juger ; 5° Chaque Chambre décidera privativement de ce qui concerne sa police particulière ; 6° Tout acte de législation sera commun aux deux Chambres ; 7° La sanction royale est nécessaire pour la formation de la loi ; 8° Aux deux Chambres l'initiative ; au roi la sanction ; 9° Aucune loi ne sera présentée à la sanction royale qu'après avoir été consentie par les deux Chambres ; 10° Les deux Chambres auront le veto l'une sur l'autre, et le roi l'aura sur les deux. On sait maintenant ce qui servit de modèle à la Charte de 1814 ! Non content d'appuyer ce plan à la tribune, Mounier en propagea les idées dans une brochure autour de laquelle l'opinion s'agita[14]. Il fit plus : avide du succès, on le vit entourer d'obsessions ardentes, tantôt les députés patriotes, auxquels il assurait que l'établissement des deux Chambres ne pouvait être et n'était repoussé que par l'aristocratie[15], tantôt les députés de la noblesse en leur montrant le Sénat comme le seul port qui les attendit après leur grand naufrage. Un moment, il se crut vainqueur, et la nomination de l'évêque de Langres à la présidence fut son ouvrage[16]. Mais il allait contre le courant. Pour le Peuple, le Sénat, c'était un asile ouvert à l'ancienne noblesse ; c'était le berceau d'une aristocratie nouvelle ; c'était un appât offert aux ambitieux ; c'était un moyen de corruption ménagé à la royauté ; c'était l'hypocrisie de la contre-révolution. Les partisans des institutions féodales ne voulaient pas d'une dignité toute moderne, et par conséquent fatale au prestige des vieux parchemins[17]. La noblesse de province ne mettait pas en doute que le Sénat ne fût exclusivement envahi par la noblesse de cour ; et les curés se sentaient animés d'une crainte semblable à l'égard du haut clergé. Restaient les amants fanatiques du passé ; et ceux-là repoussaient aussi le système des deux Chambres, parce que l'unité du pouvoir législatif leur apparaissait comme un péril immense, et que, dans leurs calculs pervers, ils étaient heureux d'applaudir à ce qui leur semblait le plus mauvais[18]. Tel était l'état des esprits, lorsque, le 8 septembre, l'Assemblée eut à se décider. Mais, avant de prononcer sur la question qui était l'objet de tant de vives préoccupations, il fallait savoir si l'Assemblée serait permanente ou périodique. Ce fut, du moins, l'ordre dans lequel Camus proposa de voter ; et, son opinion ayant été celle de l'Assemblée, on alla d'abord aux voix sur la permanence, qui fut décrétée avec empressement. Mais quelle ne fut pas la surprise de tous, quand soudain, par un de ces stratagèmes dont il aimait à faire des coups de théâtre, Mirabeau s'écria : Puisqu'on vient de décider qu'il y aurait une Assemblée toujours permanente, il n'y a pas lieu à délibérer sur les deux Chambres : c'est une question jugée. Il y eut des applaudissements, il y eut des exclamations de stupeur, il y eut des éclats de colère. Le lendemain, Regnault s'éleva violemment contre ce qu'il ne craignit pas de dénoncer comme une supercherie indigne ; Clermont-Tonnerre protesta au nom de sa conscience, il invoqua la foi publique ; et Virieu s'emporta jusqu'à un jurement brutal. Les passions étaient allumées : ce fut un orage de cris, de reproches, d'imprécations. On demande contre l'orateur un rappel à l'ordre énergique, on l'accuse d'avoir insulté une partie de l'Assemblée par l'emploi du mot démagogues ; les interpellations se croisent, amères tour à tour et menaçantes ; la motion de Mirabeau est enfin rejetée : — J'ai toujours craint d'indigner la raison, avait-il dit fièrement ; les individus, jamais. — Et c'est au milieu d'une confusion inexprimable que la question des deux chambres est mise aux voix. Le moment était décisif. Haletant et le cœur troublé, Mounier court de rang en rang ; Lally parait au pied de la tribune, le bras levé, la bouche ouverte. Mais le tumulte va croissant : C'est vous, crie une voix à l'évêque de Langres, qui avez appelé Lally à la tribune. — N'êtes-vous point las de fatiguer l'Assemblée ? ajoute injurieusement Dubois-Crancé. L'évêque s'élance alors de son fauteuil et sort de la salle, accompagné du bruit d'applaudissements railleurs. Il fallut remettre la délibération au lendemain. Mais la voix du peuple était arrivée jusqu'à Versailles ; elle avait pénétré dans l'Assemblée, et, malgré les tentatives violentes que firent dans l'intervalle les disciples éperdus de Montesquieu, huit cent quarante-neuf voix contre quatre-vingt-neuf prononcèrent l'indivisibilité du Corps législatif[19]. Cependant, Paris bouillonnait depuis quelques jours. Car, au débat qui vient d'être rappelé s'en était joint un autre qui avait enflammé les âmes. Le mot veto se trouvait dans toutes les bouches ; la question du veto passionnait tous les citoyens. Eh bien, le veto ? — Est-il vrai que la reine veut le veto ? — Serions-nous menacés du veto, grand Dieu ! Voilà ce qu'on se disait en s'abordant dans les rues, voilà ce qui faisait ressembler le Palais-Royal à une fournaise ardente et remplissait la capitale d'un trouble mystérieux. Bientôt, cette haine du veto, colportée le long des grandes routes, pénétra dans les villes, se répandit de village en village et tint la France entière attentive, inquiète, frissonnante. Que signifiait-il donc, ce mot terrible ? Il est certain que tous n'avaient pas une idée bien nette de ce qui leur était un sujet d'horreur. Il y en eut qui crurent haïr dans le veto un personnage dangereux. Un homme demanda de quel district il était ; un autre opina pour qu'on le mît à la lanterne[20]. Virieu assura, du haut de la tribune, que, parmi le peuple de Paris, le veto passait pour un impôt, et il raconta que deux habitants de la campagne parlant un jour du veto, l'un dit à l'autre : Sais-tu ce que c'est ? — Non. — Eh bien, tu as ton écuelle remplie de soupe ; le roi te dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes[21]. Qu'on ne se hâte pas de sourire. Eh ! sans doute, le veto était un personnage dangereux : c'était le roi pouvant dire NON, quand la nation avait dit OUI. Le veto était un impôt et le plus funeste de tous : il livrait à la volonté d'un seul, non pas seulement l'argent du peuple, mais son sang et sa vie. Le roi dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes. C'était bien cela, en effet, et le comte de Virieu ne prévoyait pas qu'un jour le monde, parvenu à l'âge de raison, mettrait fort au-dessus des savants sophismes des partisans du veto, cette vive image, cette saillie, à la fois si originale et si profonde, du bon sens populaire ! Il n'y avait de risible en ceci que les moqueurs, a écrit excellemment un auteur moderne[22]. Le 30 août, au moment même où la question de la sanction royale était posée devant l'Assemblée, une brochure parut sous ce titre : Départ précipité de Monsieur[23]. De son côté, Loustalot s'écriait dans son journal : La disette naissant de spéculations avides, les travaux suspendus, le commerce languissant, les troubles excessifs, les ligues secrètes de nos ennemis, tout nous afflige et nous effraye. Ce matin (30 août) il se répand des bruits alarmants. On dit qu'il existe une coalition entre le clergé, la noblesse et quatre cents membres des communes ; on dit que plusieurs grands seigneurs s'éloignent de la capitale ; on dit que Monsieur, frère du roi, va conduire madame la comtesse d'Artois jusqu'à Turin ; on dit que le comte de Mirabeau a été attaqué, blessé d'un coup d'épée et qu'il a succombé à son patriotisme. Tous ces bruits sont hasardés ou faux sans doute ; mais ce qui ne l'est pas, c'est que des membres de l'Assemblée nationale aient osé hier, au milieu de ce sénat auguste, demander que le roi possédât le veto absolu sur la nation[24]. Le soir, la foule se pressait, s'entassait au Palais-Royal, grossie encore par l'oisiveté du dimanche. Du café de Foy partaient des clameurs qui se prolongeaient d'échos en échos au travers de la multitude émue. Là dominaient Loustalot, Camille Desmoulins, le baron de Tintot, le marquis de Saint-Huruge. Une tête énorme, un corps trapu, un geste brutal, des idées pleines de fièvre servies par une voix retentissante faisaient de ce dernier un agitateur en vue. Les vengeances d'une jolie femme, puissante à la cour, l'avaient, en 1787, jeté en Angleterre, d'où il rapporta, contre l'ancien régime, une haine aigrie par l'exil. Loin du peuple, il se vantait d'être cousin de la reine ; au milieu du peuple, il l'oubliait. Il avait autrefois réclamé d'Éprémesnil pour défenseur, et maintenant il laissait le nom de d'Éprémesnil figurer sur les listes de proscriptions dressées au Palais-Royal[25]. Il devint suspect plus tard ; en attendant, il était tribun. Ce fut lui qu'on mit à la tête d'une députation chargée de porter à Versailles les vœux du peuple irrité : — La nation est suppliée de briser les représentants qui veulent le veto absolu et d'en nommer d'autres, — le roi et le dauphin sont également suppliés de se rendre au Louvre afin que leurs personnes y soient en sûreté. — Pour appuyer ces prières, quinze mille hommes sont prêts à se mettre en marche[26]. La députation partit à dix heures du soir, suivie d'un groupe très-nombreux, très-animé, quoique sans armes. Mais La Fayette, averti à temps, avait fait garder les places, les rues, les barrières. Refoulée vers le Palais-Royal, la foule prit la route de l'Hôtel de Ville, où on refusa de la recevoir. Une seconde députation, choisie parmi les citoyens domiciliés et ayant à sa tête un capitaine de la garde nationale nommé Gontran, obtint d'être entendue. Ce fut tout. La Commune ne voulut point donner aux doléances du Palais-Royal l'autorité d'un caractère légal[27], et deux citoyens prirent sur eux d'aller faire sentir à Versailles la pointe du glaive dont Paris tenait la poignée. Ils se présentent à Lally-Tollendal : Paris ne veut point de veto. Il regarde comme traîtres ceux qui en veulent et il punit les traîtres[28]. A ces mots, les yeux de Lally-Tollendal s'allument, et d'un ton qui était celui de l'indignation contenue : Venez, leur dit-il, venez à l'Assemblée, et vous verrez quel compte fidèle j'y rendrai de votre mission ! Il part, et les deux envoyés le suivent. A l'Assemblée, il lut un extrait de la motion faite au Palais-Royal : elle contenait cette phrase décisive : Le veto n'appartient pas à un seul homme, mais à vingt-cinq millions d'hommes, et se terminait par des menaces d'ostracisme. Un jour viendra, — et il approche, — où il sera reconnu que la souveraineté du peuple est inaliénable, sous quelque forme que ce soit ; qu'une nation ne saurait, sous peine de démence, accepter pour maîtres ceux qu'elle prend pour commis ; qu'elle doit avoir l'œil incessamment ouvert sur ses élus, et que tout contrôle meurt qui s'interrompt et sommeille. Mais ces vérités que l'immortel auteur du Contrat social avait mises en lumière et que, dans sa redoutable turbulence, le Palais-Royal mettait en mouvement, les législateurs de 1789 étaient peu capables de les comprendre. Ils jugeaient leur dignité intéressée à se décider avec une entière indépendance, et ils auraient eu raison peut-être s'il ne s'était agi, en cette circonstance, d'une de ces questions fondamentales où il y va, pour un peuple, de la vie et de la mort ; questions simples d'ailleurs, appréciables par l'instinct, et à l'égard desquelles le sentiment populaire est plus sûr que la raison des publicistes. La nation nous a élus ; donc nous sommes la nation. Dangereux sophisme, au fond duquel germe la tyrannie ! Sophisme plein d'insolence qui, absorbant la volonté qui ordonne dans celle qui doit obéir, tend à faire disparaître le représenté dans la personne du représentant ! Il est d'impérieux serviteurs, qui, forts de la confiance qu'on leur a une fois accordée et du besoin qu'on a d'eux. finissent par prétendre au gouvernement despotique des affaires de la maison ; telle un instant se montra l'Assemblée. On la vit bondir sous l'aiguillon, et se redresser en grondant. La lecture de deux lettres, dont la violence était, au surplus, déshonorée par l'anonyme, ajoutant à cette révolte de l'orgueil blessé, Clermont-Tonnerre demanda qu'on inscrivît honorablement sur le procès-verbal les noms des membres désignés aux vengeances de la place publique, et qu'on leur composât de leurs périls des titres de gloire. Mais Duport fit honte à ses collègues de leur emportement, dans quelques paroles empreintes d'une gravité douce et fière. Puis, avec un grand à-propos d'ironie, ouvrant une lettre anonyme qu'il avait reçue, lui aussi, et qui lui envoyait l'assurance d'un coup de poignard, en souvenir de son opinion sur les dîmes, Chasset réclama l'honneur de figurer sur cette liste des proscrits qu'attendait le temple de mémoire. Un éclat de rire courut le long des bancs de la gauche, dans cette partie de la salle qu'on appelait le coin du Palais-Royal, et l'Assemblée déclara enfin qu'il n'y avait pas lieu de délibérer[29]. Comment peindre, à cette nouvelle, les transports du Palais-Royal ? Menacer ! Menacer ! ah ! c'était bien de cela qu'il s'agissait maintenant ! Il fallait agir. Est-ce qu'on n'avait pas des épées ? Est-ce qu'on n'avait pas des piques ? Lâche serait le cœur qui, au spectacle d'une nation jetée aux pieds d'un homme, resterait sans tressaillement. Non, s'écria Loustalot, pas de voyage armé à Versailles. Marchons à l'Hôtel de Ville et sommons la Commune de convoquer une assemblée générale des districts. Les districts décideront. C'était destituer en masse l'Assemblée de Versailles. — A l'Hôtel de Ville ! à l'Hôtel de Ville ! crièrent des milliers de voix. La Commune fut mise en demeure et s'abstint[30] : on résolut de se passer d'elle. Rendons-nous demain, à quatre heures, aux districts, dit un des orateurs du Palais-Royal. Soyons autant que possible en uniforme. Soyons bien mis et bien peignés ; car on veut faire croire que ce sont les gens de Montmartre qui s'assemblent au Palais-Royal. Mais déjà commençait à l'Hôtel de Ville une réaction bourgeoise dont la suite de cette histoire dira le développement et les effets : un arrêté fut lancé par la Commune contre le Palais-Royal ; une surveillance inquiète enveloppa les districts ; des patrouilles sillonnèrent en tous sens la capitale, de plus en plus agitée ; Loustalot dut se réfugier dans la rédaction de son journal ; Camille Desmoulins fut obligé de courir chercher refuge auprès de Mirabeau, à Versailles, où il resta jusqu'après les journées d'octobre, et, arrêté comme auteur d'une des lettres lues à l'Assemblée, le marquis de Saint-Huruge fut jeté en prison. Tant qu'on l'avait jugé redoutable, on l'avait flatté, et, avec une habileté déloyale, Lafayette était parvenu à l'envoyer, sous l'uniforme de la garde nationale, faire lui-même la police des rues[31]. Tribun factieux, on l'avait laissé libre : après l'avoir rendu suspect aux siens, on l'emprisonna ! Pendant ce temps, l'Assemblée discutait. Si la puissance exécutive, avait dit Montesquieu, n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances[32]. Tel fut le thème que développèrent à l'envi Mounier, Malouet, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, La Rochefoucault-Liancourt. Nul ne s'en étonna : on s'y attendait. Ce qui surprit, ce fut de voir descendre à leur, tête, dans la lice, Mirabeau, Mirabeau lui-même. Déjà le bruit courait depuis quelque temps qu'en parlant du veto il avait dit : Je le crois tellement nécessaire, que, s'il n'existait pas, j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France[33], et sa conduite commençait à paraître singulièrement équivoque aux cœurs soupçonneux. Mais avec cette puissance d'illusion dont une mère est capable à l'égard d'un fils indigne, la Révolution, à qui plaisait son génie, s'efforçait de croire en lui. Rien de plus touchant que la scène qui se passa, à cette occasion, devant la boutique du libraire Lejay et que Dumont rapporte pour y avoir assisté. Le peuple ayant reconnu Mirabeau l'entoura, et tous, les larmes aux yeux : Monsieur le comte, vous êtes un ami du peuple ; sauvez-nous, défendez-nous contre ces malheureux qui veulent nous ramener le despotisme. Si le roi obtient ce veto, à quoi servira l'Assemblée nationale ? Ah ! monsieur le comte, tout est perdu ! Mirabeau s'échappa en vagues paroles et ne promit rien[34]. En ceci, du reste, il n'y eut de sa part ni faiblesse vénale ni trahison. Sa conviction était altière, sa sincérité fut courageuse, et il se jeta dans la mêlée plein d'assurance, insensible aux reproches de ses amis, indifférent aux attaques de ses ennemis, et, qui sait ? tenté peut-être du secret orgueil d'aller la face contre le vent, lui qui passait pour commander à l'orage. Tous les discours de ses alliés du moment furent embrassés d'avance et contenus dans le sien : Ô inconséquence ! en accordant au prince le veto, c'est-à-dire le droit de ne pas sanctionner une loi qu'il jugerait funeste, on tremblait d'armer de pied en cap le despotisme, et on ne se doutait pas que c'était justement courir se heurter au despotisme que refuser au roi le veto ! On ne voulait pas d'une tyrannie n'ayant qu'une tête, et c'était un tyran à six cents têtes qu'on se donnait de gaieté de cœur ! Ignorait-on que la nature des choses tournant d'ordinaire les choix, non vers les plus dignes, mais vers les plus habiles ou les plus opulents, toute réunion d'élus du peuple porte en elle les germes d'une aristocratie ? Une Assemblée sans frein, grand Dieu ! Mais s'il lui prenait fantaisie de supprimer la publicité des séances, s'il lui arrivait d'écraser la minorité sous un règlement oppresseur, si elle osait se déclarer inamovible, si elle osait se déclarer héréditaire, il n'y aurait donc dans la Constitution rien qui l'arrêtât, absolument rien ! Ah ! on oubliait bien vite les leçons de l'histoire ! Le long Parlement avait fait passer l'Angleterre sous le joug, et, pour avoir voulu asservir son roi à un Sénat, la Suède était retournée au despotisme. En refusant le veto, on traitait le roi comme un ennemi dont il importe de se défier : c'était se faire de la royauté une idée bien étrange. Est-ce que le prince n'était pas le représentant perpétuel du peuple, comme les députés en sont les représentants périodiques ? Est-ce que les droits du premier pouvaient avoir une base autre que les droits des seconds : savoir, l'utilité publique ? Et s'imaginait-on qu'à prévenir l'établissement d'une aristocratie, l'intérêt du prince ne fût pas le même que celui du peuple ? Le veto était donc nécessaire comme garantie de la liberté. On redoutai l'abus possible que le roi en pourrait faire ?... Comme si l'Assemblée, dans le cas d'une résistance évidemment abusive, n'aurait pas des moyens sûrs de la briser ! Le refus d'autoriser la levée des troupes, le refus de l'impôt étaient là. Sans doute, il était permis à la rigueur de craindre que quelquefois le veto ne mît obstacle à une loi bonne ; mais comment nier son efficacité pour préserver d'une loi mauvaise ? Qu'on supposât maintenant le droit de veto enlevé au prince, et le prince forcé de sanctionner une mauvaise loi, plus d'espoir si ce n'est dans une insurrection générale, c'est-à-dire qu'à la place d'un article de Constitution et pour en tenir lieu, on aurait… quoi ? Un embrasement ! Bornons-nous à un veto suspensif, disaient quelques-uns ? Eh bien, non : le veto suspensif ne suffisait pas. Ce n'était pas assez que le prince eût le droit d'empêcher une loi désastreuse pendant telle ou telle période de temps déterminée : ce qu'il lui fallait, c'était un droit de veto sérieux, persistant, absolu. Sinon, l'on devait s'attendre à voir la royauté remplacer, par une résistance illégale et violente, la résistance légale dont on lui aurait ôté la ressource, et alors, pour vaincre le chef de la nation, pour avoir raison d'un homme commandant à vingt-cinq millions d'hommes, disposant des troupes, faisant sentir son pouvoir sur une étendue de trente mille lieues carrées, à quels troubles affreux, à quels efforts convulsifs ne serait-on point condamné ? Voilà quel fut en raccourci, en substance, le discours de Mirabeau. Il le résuma en ces termes : Annualité de l'Assemblée nationale ; annualité de l'armée ; annualité de l'impôt ; responsabilité des ministres, et, comme palladium de la liberté nationale, la sanction royale sans restriction écrite, mais limitée de fait[35]. Un mode très-vicieux de discussion avait été adopté dans l'Assemblée constituante. Chaque orateur y venait prononcer, à tour de rôle, une harangue laborieusement préparée d'avance, mais presque toujours sans rapport direct avec celles qui avaient précédé ou devaient suivre. Il en résultait que les opinions contraires ne s'entrechoquaient pas d'une manière assez vive et serrée ; que beaucoup d'arguments restaient sans réplique et beaucoup d'objections sans écho. Semblables à deux armées qui passeraient l'une à côté de l'autre en se regardant d'un air de menace et oublieraient de se heurter, souvent les deux partis en lutte arrivaient à la fin du débat avant d'avoir eu un véritable engagement, et Mirabeau s'en est plaint dans son Courrier de Provence. C'est ce qui advint dans la circonstance. Pétion avait insisté pour le veto suspensif, disant qu'il constituait, de la part du prince, un appel au peuple, et que, là où l'Assemblée et le roi n'étaient pas d'accord, c'était à la nation de décider. Cette considération fut reproduite sous mille formes par Barnave, Lameth, Rabaut Saint-Étienne, Dupont de Nemours, Sillery. Fidèle, de son côté, à ses habitudes de logique inflexible, Sieyès fit remarquer que le droit d'empêcher une loi revenait à celui de la faire, et il trouva ce mot heureux : Absolu ou suspensif, le veto n'est qu'une lettre de cachet lancée contre la volonté générale. Ce n'était pas répondre à Mirabeau ; et combien, pourtant, la réponse était facile ! La crainte de voir une Assemblée, même élue par le peuple, se transformer en un cénacle de tyrans, n'a certainement rien de chimérique ; mais opposer à la tyrannie possible d'une Assemblée la tyrannie certaine d'un roi au veto tout-puissant, c'est follement changer de périls. Quand on veut régler le pas d'un cheval, on met une bride dans la main du cavalier qui le monte, et on ne lance pas sur la même ligne, juste en sens contraire, un autre coursier. Veut-on qu'une Assemblée ait un frein ? Qu'on le mette dans la main du peuple ; que les mandataires de la nation soient ses commis ; qu'un mode régulier de révocation leur soit un avis, une menace, et, le cas échéant, une punition redoutée ; qu'ils marchent sous le poids d'une responsabilité vraie ; que, par la fréquence des réélections, la constante animation de la vie politique et le contrôle des clubs, l'œil et le bras du peuple soient incessamment sur eux..... Toute autre garantie est menteuse. La liberté ne saurait être défendue que par la liberté. Ainsi donc, pour protéger le peuple, pour le sauver du joug d'une aristocratie entrevue, Mirabeau avait recours à un agent héréditaire, à un mandataire irresponsable, à un homme que son inviolabilité devait pousser aux attentats, à un de ces mortels qu'on rend fous d'orgueil en les laissant naître et mourir maîtres de la terre, à un roi ! Ah ! sa prétendue sagesse n'était que démence. Sans doute, il peut arriver, et cela est arrivé quelquefois, que le peuple et le prince se sentent animés contre une aristocratie, devenue dominante, d'une haine égale et commune ; mais ici la communauté des haines n'implique nullement l'identité des intérêts. Du temps de Louis XI, le peuple combattait les grands pour être plus libre, et Louis XI les combattait pour être plus despote. Il est absurde de chercher des garanties contre un pouvoir en dehors de lui et dans un second pouvoir, indépendant. Car il faut alors donner à ce second pouvoir, afin qu'il remplisse son rôle de modérateur, une force si grande, qu'il en vient à avoir lui-même besoin d'être modéré. A Carthage, on créa les Suffètes pour réprimer le Sénat, le tribunal des Cent pour réprimer les Suffètes, le tribunal des Cinq pour réprimer le tribunal des Cent ; et chacun des efforts ainsi faits contre la tyrannie n'aboutissait qu'à la déplacer en l'aggravant. Contradiction singulière, inconcevable presque ! A ceux qui craignaient l'abus du veto, exercé avec obstination et violence, Mirabeau criait : Rassurez-vous : si la résistance devient trop obstinée, l'Assemblée, par le refus des subsides, saura bien la briser, et ailleurs il disait : Concédez au roi un moyen d'opposition légale, ou attendez-vous de sa part à une opposition extra-légale qui, vu la force dont il dispose, renversera tout. Voilà, dans sa misère, ce fier génie que les flambeaux de la conscience n'éclairaient pas. Il rappelait le long Parlement : quelle imprudence ! Ignorait-il pour quoi le long Parlement s'emporta jusqu'aux plus extrêmes limites de la fureur, et que Charles Ier, pour n'avoir pas voulu sacrifier son droit de veto à l'Assemblée, fut obligé de tendre sa tête au bourreau ? Lorsqu'avec tant d'insistance, Mirabeau disait aux constituants : que Louis XVI ait le droit légal de vous résister, il était loin de se douter qu'il marquait du doigt la place où le veto de Louis XVI devait un jour disparaître noyé dans son sang !... Cependant, la fermentation des esprits défiait les mesures de répression et les dominait. Le veto inspirait une horreur générale, contagieuse. On déclarait ses partisans traîtres à la patrie. Des membres des communes avouèrent à Lally qu'ils tremblaient de faire égorger leurs femmes et leurs enfants[36] : terreurs calomnieuses. Le comte d'Estaing, commandant de la milice de Versailles, courut avertir l'Assemblée de ses périls et des précautions prises. Enfin, une adresse, rédigée par Le Chapelier et envoyée en Bretagne[37], fut renvoyée à Versailles pour y porter les vœux et les alarmes des villes de Rennes, de Vannes et de Dinan : elle accusait le parti du veto de trahison ouverte. L'Assemblée lut, s'indigna, reçut les excuses du député de Dinan, et lui permit de retirer, comme il le proposait, l'adresse de Rennes[38]. Mirabeau avait réclamé l'ordre du jour en disant que l'Assemblée n'avait pas le temps de s'instituer professeur des municipalités qui avancent de fausses maximes. Marat, irrité de cette protection hautaine accordée aux pétitionnaires, écrivit dans le Publiciste parisien : Ce ne sont point là les sentiments que M. le comte de Mirabeau a fait éclater pour capter les suffrages des bourgeois de Marseille et des paysans, lorsqu'il s'est familiarisé avec eux jusqu'à leur vendre du drap. La situation était pressante : Necker, saisi d'effroi, fit tenir à l'Assemblée un mémoire où il concluait officiellement à l'adoption du veto suspensif. L'intraitable Mounier s'opposa vivement à la lecture de ce mémoire, prétendant que le veto absolu était dans l'intérêt du peuple, non dans celui du prince, et que le roi lui-même n'était pas le maître de le refuser[39]. La lecture n'eut pas lieu, mais l'effet était produit : quand on alla aux votes, six cent soixante-treize voix se prononcèrent pour le veto suspensif contre trois cent vingt-cinq qui demandaient le veto absolu[40]. Trois questions restaient à résoudre : Quelle serait la durée des législatures ? Le corps législatif serait-il renouvelé en entier ou partiellement, à chaque élection nouvelle ? Pendant combien de législatures le veto suspensif pourrait-il arrêter l'exécution de la loi ? Sur la durée des législatures, on adopta le terme de deux ans, comme tenant le milieu entre la mobilité d'un pouvoir annuel et la dangereuse stabilité d'un corps qui, trop longtemps dépositaire de l'autorité, arriverait à la considérer comme son domaine[41]. Le renouvellement total des membres fut préféré à leur renouvellement partiel, parce qu'on craignit, ou de fournir un aliment à l'esprit d'intrigue si on laissait aux électeurs le soin de désigner les exclus, ou de perdre ceux qu'il aurait le mieux valu conserver si les exclusions étaient abandonnées aux chances du sort[42]. Quant à la troisième question, on ne se hâta point de la trancher, et cela par des motifs qui méritent de fixer l'attention. En écrivant : Le marquis de
Lafayette promit d'être un héros ; M. Bailly promit d'être un sage ; l'abbé
Sieyès dit qu'il serait un Lycurgue ou un Platon, au choix de l'Assemblée ;
M. Chassebeuf parla d'Érostrate ; les Barnave, les Pétion, les Buzot et les
Target engagèrent leurs poumons ; les Bussi de Lameth, les Guépard de
Toulongeon et les Bureau de Puzy dirent qu'ils feraient nombre ; on ne
manquait pas de tartufes : le Palais-Royal promit des malfaiteurs, et on
compta de tous les côtés sur M. de Mirabeau[43], Rivarol ne
faisait qu'exprimer avec une véhémence injurieuse les colères de son parti
contre les hommes et les choses de la Révolution, lorsque, cependant, vibrait
encore l'écho de ce miraculeux enthousiasme d'où la nuit du 4 août était
issue. Ce n'était pas sans des frémissements de rage que les privilégiés
assistaient au spectacle des vieilles idoles réduites en poudre, des faux
dieux dévoilés, de l'orgueil du prêtre humilié par un salaire, de la lance du
seigneur féodal brisée sous le genou du serf affranchi. Louis XVI vivait
enveloppé de rancunes : on le savait, et on trembla que le premier usage du
droit qu'on lui accordait ne fût mortel. Ne se servirait-il pas du veto
suspensif pour suspendre..... la Révolution elle-même ? Ne refuserait-il
point sa sanction aux décrets destructeurs du monde féodal ? On résolut de ne
donner vie à la prérogative royale que lorsque les arrêtés de la nuit du 4
août auraient été définitivement acceptés[44]. Puisque
l'Assemblée s'inquiétait si fort de l'usage qui allait être fait du veto
suspensif, elle reconnaissait donc qu'elle venait de forger, au profit des
ennemis de la Révolution, une arme dangereuse ! Ses défiances, ses alarmes,
en fallait-il davantage pour condamner son vote ? Mais ce qui n'est pas moins digne de remarque, c'est la place à part que l'Assemblée assignait à Louis XVI dans ses plus violents soupçons, où il ne jouait, à vrai dire, que le rôle de la faiblesse. De là, ce bizarre mélange de réserve et d'abandon, de démonstrations affectueuses et de précautions insultantes, qui caractérisait l'attitude des Constituants en face du trône ; de là, par contre-coup, dans l'âme tourmentée de Louis XVI, des alternatives d'agitation fiévreuse et de sommeil trompeur. C'est ainsi que M. de Juigné ayant demandé qu'on décrétât l'inviolabilité de la personne du roi, l'indivisibilité du trône et l'hérédité de la couronne, l'Assemblée, quoique tout entière alors à ses défiances, se leva vivement et rendit au milieu d'applaudissements réitérés[45], le décret suivant : L'Assemblée nationale a déclaré PAR ACCLAMATION et reconnu à l'unanimité des voix, comme points fondamentaux de la monarchie française, que la personne du roi est inviolable et sacrée ; que le trône est indivisible ; que la couronne est héréditaire dans la race régnante, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance[46]. Un membre ayant proposé de déclarer inviolable aussi la personne de l'héritier présomptif, cet amendement tomba devant un cri du duc de Mortemart : Des fils ont détrôné leurs pères. On allait passer outre, lorsque tout à coup, soit dessein prémédité, soit inspiration du moment, un député nommé Arnoult, qui d'ailleurs n'appartenait pas au côté gauche[47], poussa l'Assemblée sur une question brûlante. La branche régnante en Espagne avait formellement renoncé à la couronne de France par le traité d'Utrecht : n'y avait-il pas lieu de confirmer en termes solennels cette renonciation des Bourbons d'au delà des Pyrénées ? C'est ce qu'Arnoult demanda. Songez-y, dit l'évêque de Langres, des deux côtés de la délibération est un péril : si nous excluons la branche d'Espagne, nous irritons un allié fidèle ; si nous l'appelons, nous effrayons l'Europe, et il concluait au silence, après avoir prononcé ce mot de l'époque : Ce n'est pas nous qui appartenons aux monarques : ce sont les monarques qui nous appartiennent[48]. On décida en effet qu'il n'y avait pas lieu de délibérer, et Mirabeau avait été le premier à opiner pour un ajournement. Tout semblait donc fini… Que se passa-t-il alors ? Mirabeau reçut-il quelque avis secret ? Les amis du duc d'Orléans lui firent-ils remarquer tout bas que voter un décret portant : La couronne est héréditaire de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, ce n'était point laisser, comme il l'avait cru peut-être, la question en suspens, mais la décider contre la maison d'Orléans, en faveur des Bourbons d'Espagne, héritiers plus directs ? Ou bien, les dispositions de l'Assemblée lui parurent-elles subitement de nature à lui permettre ce qu'il avait d'abord jugé inutile de hasarder ? Ce qui est certain, c'est que, changeant brusquement d'attitude et de langage, il ramena le débat qu'il venait d'écarter lui-même : Je propose qu'on ajoute au décret : Nul ne pourra exercer la régence qu'un prince né en France. A cette motion imprévue, un trouble immense s'empare des esprits. Dans la bouche de Mirabeau, accusé depuis longtemps, par de sourdes rumeurs, d'avoir associé à la haine du duc d'Orléans contre la famille royale l'avenir de son ambition, de telles paroles avaient une redoutable importance. Aux yeux des ennemis acharnés du duc, c'était comme un voile audacieusement déchiré par la main de ceux dont il avait jusqu'alors couvert les complots. D'un autre côté, toujours prompt à la provocation et à l'insulte, Mirabeau n'avait pas craint de dénoncer dans les partisans des Bourbons d'Espagne la faction de la reine : La connaissance que j'ai de la géographie de l'Assemblée, avait-il dit, et la place d'où sont parties les oppositions à l'ajournement et les il n'y a pas lieu à délibérer, me font sentir qu'il ne s'agit ici de rien moins que d'introduire en France une domination étrangère, et qu'au fond la proposition espagnole de la question préalable pourrait bien être une proposition autrichienne. Tous les regards se tournèrent vers la place du duc d'Orléans : elle était vide, et il n'en était que plus présent. Lui, la reine, et, entre eux deux, le trône vacillant de Louis XVI, voilà ce qui agitait. On parla de l'Espagne, de la loi salique, du droit public, de mille choses ; mais ce qui vivait au fond des pensées inquiètes, c'était ce duel terrible entre le duc d'Orléans et la reine. En apparence, il s'agissait de l'Escurial ; en réalité, il ne s'agissait que de Versailles. Le duc de Mortemart ayant essayé d'obscurcir le sens des renonciations faites par la branche d'Espagne, on s'étonna que Sillery eût justement dans sa poche, pour soutenir une discussion qu'il n'avait pas dû prévoir, le texte même du traité d'Utrecht, comme par hasard[49] ; et ce hasard étrange n'étant pour personne une explication suffisante, les amis du duc d'Orléans assurèrent que Sillery, menacé d'un accès de goutte et retenu dans son lit quand les débats avaient commencé, s'était fait porter à l'Assemblée, aussitôt qu'on l'avait averti, muni des pièces probantes[50]. Bientôt le désordre fut au comble, les discours ne répondant point aux préoccupations, et l'Assemblée tout entière se trouvant condamnée à une hypocrisie tragique. Mirabeau, dans cette mêlée, dont il avait donné le signal, se montra plein de ressources, habile, emporté, impérieux, violent. Ce rôle de conspirateur de cour qu'on lui supposait, il le couvrit à force de véhémence démocratique. Il s'indigna contre ceux qui s'imaginent qu'on peut léguer des nations comme des troupeaux. Il accusa Louis XIV de n'avoir suivi que les conseils de son orgueil en voulant qu'il n'y eût plus de Pyrénées. Il l'appela le plus asiatique des rois. Il insista pour que la partie non contestée du décret fût votée à part, sauf à délibérer ensuite sur la partie contestée, et voyant que sa voix se perdait au milieu du bruit, furieux, il fit passer au président un billet conçu en ces termes : Monsieur le président, nous sommes ici quatre cents honnêtes gens opprimés par une majorité coalisée de huit cents députés ; il est temps que cette tyrannie finisse. Autrement, nous serons forcés de prendre des moyens violents de la faire cesser[51]. Clermont-Tonnerre, effrayé, se hâta de lever la séance. Le soir, Mirabeau disait à Virieu : L'état pléthorique du roi et celui de Monsieur peut abréger leurs jours ; quant au comte d'Artois, on pourrait le regarder comme fugitif ainsi que ses enfants, et, d'après ce qui s'est passé, comme à peu près extra lex[52]. Grande fut l'impression à Versailles. Elle revivait, plus que jamais implacable, cette inimitié qui, plus tard, devait faire dire aux courtisans, à l'aspect du duc d'Orléans s'approchant de la table royale : Prenez garde aux plats ! On rappela ses avances aux distributeurs de popularité, ses amitiés dégradantes, maint soulèvement sans cause connue, les factieuses illuminations du Palais-Royal, et, dans Je cirque de ce même palais, madame de Sillery faisant danser mademoiselle d'Orléans avec des enfants du peuple[53]. On se plut, en redoublant de sarcasmes, et sans s'inquiéter de la vraisemblance du fait, à raconter qu'à l'époque de la réunion des trois ordres, le duc d'Orléans était entré plastronné dans la, salle ; mais que la peur, qui se glisse sous les plus fortes cuirasses et va saisir le cœur qui lui convient, l'avait invinciblement saisi ; qu'il s'était évanoui en sortant de la, chambre de la noblesse pour passer au tiers état, et que le secret de cette défaillance avait été trouvé comme écrit en lettres déshonorantes sur sa poitrine découverte[54]. La lenteur de sa marche souterraine vers le trône, on l'expliquait par l'irrésolution de son caractère, qui l'empêchait presque d'être de son parti. S'il avait fait quelque bien, c'était mensonge ; s'il n'avait pas fait plus de mal encore, c'était impuissance !… Mais son vrai crime fut d'inspirer de l'ombrage : comment lui aurait-on pardonné, à la cour, une situation qui conspirait pour lui, et qui portait en elle quelque chose de si fatal, que, quarante ans après et par delà l'échafaud où avait péri le père, elle se trouva conspirer, pour le fils ? La discussion ayant été reprise, Target proposa d'ajouter au décret : sans entendre rien préjuger sur l'effet des renonciations ; amendement que l'Assemblée, de guerre lasse, adopta à la majorité de cinq cent quarante-une voix contre quatre cent trente-huit, et qui semblait assurer la victoire aux ennemis du duc d'Orléans. Je demande, s'écria Sillery dans un accès de colère, qu'il soit dit dans le procès-verbal que le décret a été rendu, en l'absence du duc d'Orléans. — Et moi, répliqua en riant le marquis de Mirepoix, je demande qu'il soit dit qu'il a été rendu en l'absence du roi d'Espagne[55]. Les décrets du 4 août avaient été présentés à la sanction royale, et on l'attendait avec impatience. Au lieu de cette sanction, ce fut un mémoire que, le 18 septembre, Louis XVI envoya. Le génie de la contre-révolution l'avait évidemment dicté ; mais l'histoire doit à la vérité de faire connaître qu'il contenait, sur certaines décisions prises par l'Assemblée, des observations d'une justesse frappante. Il faut observer, y était-il dit, au sujet des dîmes, que la plupart des habitants des villes, les commerçants, les manufacturiers, ceux qui sont adonnés aux arts et aux sciences, et tous les citoyens rentiers ou autres qui n'auraient pas la double qualité de citadins et de propriétaires de terres, enfin, ce qui est plus important, les nombreux habitants du royaume dénués de toute propriété, n'auraient aucune part à cette libéralité. Que, dans une distribution faite avec soin et maturité, les cultivateurs les moins aisés profitassent en grande partie des sacrifices du clergé, je ne pourrais qu'applaudir à cette disposition, et je jouirais pleinement de l'amélioration de leur sort. Mais il est tel propriétaire de terre à qui l'affranchissement des dîmes vaudrait un accroissement de revenus de dix, vingt et jusqu'à trente mille livres par an : quel droit lui verrait-on à une concession si grande et si inattendue ? C'était le langage de Sieyès sur les lèvres de Louis XVI ; c'était l'écho affaibli de cette parole fameuse : Ils veulent être libres et ne savent pas être justes ! On s'éleva avec véhémence contre le mémoire royal ; on
déclara que les arrêtés du 4 août faisaient partie intégrante de la
Constitution, autorité préexistante au pouvoir de la couronne ; que le roi
avait conséquemment à les promulguer, non à les sanctionner. Vainement Goupil
de Préfeln et Lally-Tollendal demandèrent-ils qu'on renvoyât à l'examen d'un
comité les objections du monarque : l'Assemblée craignit, en différant, de
tout compromettre. J'ai toujours méprisé les fins de
non-recevoir, dit Mirabeau. La nation,
ajouta froidement Robespierre, n'a pas besoin, pour
sa constitution, d'une autre volonté que la sienne[56]. Sur la motion
de Le Chapelier, il fut décidé que le président se rendrait auprès de Louis
XVI pour le supplier d'ordonner incessamment la promulgation. Louis XVI
devait céder de mauvaise grâce, en termes restrictifs, mais il devait céder.
Et alors, seulement alors, l'Assemblée statua qu'il pourrait garder le veto
suspensif jusqu'à la seconde législature. Dans le cours de ces débats, Volney avait proposé l'élection d'une Assemblée nouvelle. Il retira sa motion, surpris de ce qu'elle avait obtenu les applaudissements du côté droit, et sur ce cri de Mirabeau : Souvenons-nous du serment du Jeu de Paume[57]. Ainsi fut abolie ou suspendue, a écrit Rivarol[58], la monarchie française, fondée l'an 420 de l'ère chrétienne, après quatorze siècles de fortunes diverses : d'abord aristocratie royale et militaire, ensuite monarchie plus ou moins absolue, et maintenant démocratie armoriée d'une couronne. C'est bourgeoisie armoriée d'une couronne qu'il aurait fallu dire. L'Assemblée constituante venait donc d'atteindre sa première étape ! Si l'on s'y arrête un instant et qu'on se retourne pour mesurer de l'œil la route déjà parcourue, on n'aura pas de peine à retrouver la trace des deux influences signalées plus haut. La déclaration des droits, presque entièrement copiée dans les cahiers, et l'unité du corps législatif, imposée par les rumeurs croissantes de Paris, voilà ce qui appartint au peuple inspirateur. La royauté conservée et armée du veto suspensif, voilà ce qui appartint en propre à l'Assemblée constituante. Qui n'admirerait ici la sagesse du peuple, rapprochée de l'imprévoyance des membres les plus influents de l'Assemblée ? Quoi ! ils viennent de jeter l'ancienne aristocratie par terre, et ce qui en personnifie les privilèges, l'injustice, l'insolence, ils le maintiennent ! Inconséquents faiseurs de ruines, logiciens effarés de la destruction, ils veulent qu'on respecte le couronnement d'un édifice dont ils viennent de saper les bases ! Ce roi aux pieds duquel expire leur audace, ils le savent enveloppé par la contre-révolution, voué aux tourments d'une complicité fatale ; ils le savent protecteur-né de mille entreprises souterraines dont eux-mêmes ils ont peur, et, loin de conjurer ce péril, d'écarter cet obstacle, de repousser cet ennemi, involontaire peut-être, mais d'autant plus ennemi, ils se donnent tout cela à craindre et à combattre ! Et il leur échappe que cette monarchie, immobile au milieu du mobile océan des passions populaires, serait, si elle était possible, un épouvantable écueil ! Ah ! libre à eux de déclarer la royauté irresponsable, inviolable : la Révolution, qui ne sépare pas, elle, les fonctions du fonctionnaire et la peine du châtiment, la Révolution se réserve de leur prouver, en des heures terribles, que ce qu'il est interdit de dénouer, on le coupe ! Un écrivain contemporain a dit : L'Assemblée constituante laissa Louis XVI roi ou le refit roi, non par respect pour l'institution, mais par pitié pour sa personne et par attendrissement pour une auguste décadence[59]. Erreur d'une âme poétique ! Les êtres collectifs sont moins chevaleresques et se décident par d'autres motifs. L'Assemblée constituante conserva le trône parce que, voulant fonder la domination de la bourgeoisie, elle avait besoin de laisser subsister, au faîte de l'État, un symbole éclatant de l'inégalité. L'Assemblée constituante conserva le trône, à condition de le mettre en sous-ordre et de l'avoir toujours sous la main, parce qu'elle sentit que, l'hérédité dans la transmission du pouvoir une fois supprimée, c'en était fait de la transmission héréditaire de la fortune et du bien-être. La bourgeoisie demandait un roi au même titre que la noblesse dont elle venait recueillir la succession. Il fallait un roi à la féodalité de l'or comme il en avait fallu un à la féodalité du fer. Le calcul, certes, ne manquait pas de profondeur. Mais le tort de l'Assemblée constituante fut de le faire dans des circonstances qui le tendaient chimérique et devant une révolution qui avait la fureur de raisonner juste ! Amoindrir Louis XVI, c'était l'insulter. Lui laisser la couronne, c'était lui ôter la vie. |
[1] Mémoires de Rivarol, p. 103. Collection Berville et Barrière.
[2] Moniteur séance du mardi 18 août 1789.
[3] Voyez les récits combinés du Moniteur et des Mémoires de Mirabeau, t. VI, p. 206.
[4] La Prairie.
[5] Moniteur, séance du 22 août 1789.
[6] Moniteur, séance du 23 août.
[7] Courrier de Provence, n° 31, p. 44 et suiv.
[8] Moniteur, séance du 24 août 1789.
[9] Moniteur, séance du 28 août.
[10] Necker, de la Révolution française, t. II, p. 49. Paris, an V.
[11] Necker, de la Révolution française, t. II, p. 49. Paris, an V.
[12] Madame de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, chap. VIII, p. 167. Édition Charpentier.
[13] Moniteur, séance du 19 août 1789.
[14] Considérations sur les gouvernements.
[15] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 223.
[16] Réimpression de l'ancien Moniteur, t. I, p. 395.
[17] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 131.
[18] Lettre du général Lafayette au bailli de Ploen, dans les Mémoires de tous, t. I, p. 298. Paris, 1834.
[19] Voyez les Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 224, et le Moniteur, séance du 9 septembre 1789.
[20] Toulongeon, t. I, p. 68.
[21] Discours de Virieu, dans la séance du 7 septembre 1789.
[22] M. Michelet, dans son Histoire de la Révolution, t. I, p. 243.
[23] Mémoires de Bailly, t. II, p. 322.
[24] Révolutions de Paris, n° 8, p. 7.
[25] Histoire particulière des événements des mois de juin, juillet, août, et septembre 1792, par Maton de La Varenne, p. 25.
[26] Prudhomme, Révolutions de Paris, n° 8, p. 10.
[27] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 228, et Révolutions de Paris, n° 8, p. 12.
[28] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 228.
[29] Voyez les récits combinés du Moniteur, séance du 31 août 1789, et de Ferrières, t. I, liv. III, p. 231.
[30] Le récit de l'accueil fait aux diverses députations est très-inexact dans le procès-verbal des représentants de la Commune, copié ou analysé par la plupart des historiens. On y a interverti, par exemple, l'ordre des députations. Voyez les Révolutions de Paris, n° 11, p. 38 et 39.
[31] Voyez les Mémoires de Bailly, qui trouve le moyen assez adroit. T. II, p. 334. Collection Berville et Barrière.
[32] Esprit des lois, liv. II, chap. VI.
[33] Mémoires de Mirabeau, t. VI, p. 227.
[34] Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, p. 156.
[35] Moniteur, séance du 1er septembre 1789.
[36] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 235.
[37] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 234.
[38] Moniteur, séance du 10 septembre 1789.
[39] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. I.
[40] Moniteur, séance du 11 septembre 1789.
[41] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. I.
[42] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. III, ch. I.
[43] Mémoires de Rivarol, p. 188. Collection Berville et Barrière.
[44] A cet égard, le témoignage des deux Amis de la liberté est formel ; voyez le chap. I du t. III. Or, il ne faut pas oublier l'importance et l'ancienneté de ce document, avec lequel a été fait en partie le Moniteur.
[45] Histoire de la Révolution par deux Amis de la liberté, t. III, ch. I.
[46] Moniteur, séance du 15 septembre 1789.
[47] Mémoires de Mirabeau, t VI, p. 270.
[48] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 238. — Toute cette séance est fort mal rendue dans le Moniteur.
[49] Mémoires de Rivarol, p. 223. Collect. Berville et Barrière.
[50] Courrier de Provence, n° 42.
[51] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 241. Collection Berville et Barrière.
[52] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 241.
[53] Mémoires de Rivarol, p. 227. Collection Berville et Barrière.
[54] Mémoires de Rivarol, p. 225.
[55] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 243 et 244. Collect. Berville et Barrière.
[56] Moniteur, séance du 18 septembre 1789.
[57] Mémoires de Ferrières, t. I, liv. III, p. 251. Collection Berville et Barrière.
[58] Mémoires de Rivarol, p. 204.
[59] Histoire des Girondins, t. I, liv. VII, § 14.