Portrait de Claude Fauchet, philosophe chrétien, de la secte des illuminés. — Sermon à l'abbaye de Longchamp. — Claude Fauchet et madame Calon. — Fêtes chrétiennes de la liberté reconquise. — Vos enim ad libertatem vocali estis, fratres. — L'Évangile expliqué. — Enthousiasme religieux et populaire. — Alliance de Claude Fauchet et de Bonneville. — La Bouche de fer. — Le Cercle social. — La Révolution au nom de l'Évangile.Il y avait alors à Paris un prêtre dont la voix agitait et charmait le peuple. Sa grande taille, sa chevelure noire étaient d'un guerrier ; il avait le regard d'un apôtre, il avait le sourire d'une femme. Lorsque, du haut de la chaire, il animait la foule aux combats de la liberté, vous eussiez dit Savonarole ; et cependant, il y avait en lui quelque reflet de cette grâce pénétrante qui, dans saint François de Sales, faisait accourir les enfants et parlait au cœur troublé des mères. L'énergie contenue et l'austérité conviennent surtout à la dictature souterraine du confesseur, au gouvernement caché des esprits : les vertus de Claude Fauchet furent aussi orageuses que la place publique, où s'exerça leur empire. Les années riantes, les années de la jeunesse, il les avait passées à veiller les morts[1], sans que ce funèbre office eût plié à des habitudes de méditation son esprit emporté. Bientôt, il était devenu prédicateur du roi, titre qu'il gagna par son talent et perdit par son indépendance[2]. Philosophe chrétien, membre de la secte des illuminés, complice des espérances de l'audacieuse école dont Weishaupt, Saint-Martin, Cagliostro et Mesmer avaient représenté les divers aspects, Fauchet avait la réputation d'un réformateur quand la Révolution s'ouvrit. On vantait le patriotisme de ses élans ; on citait de lui mainte page enflammée ; on le montrait prêchant un jour, à l'abbaye de Longchamp, devant la belle-sœur du monarque, décrivant la vie du pauvre en paroles pleines de sanglots, puis s'arrêtant tout à coup pour anathématiser les grands de la terre, et, le visage altéré, le bras étendu vers la princesse, s'écriant : Pardonnez, madame, je vais remuer la boue du cœur humain[3]. Il y avait en lui de l'homme de guerre. Envoyé, au 14 juillet, sous les murs de la Bastille assiégée, il y avait respiré, avec un bonheur dont il ne se cachait pas, l'âcre parfum des batailles, et il se plaisait à étaler sa robe de prêtre criblée de balles. Jésus-Christ n'avait-il pas dit : Je suis venu apporter dans le monde, non la paix, mais l'épée ? Il est vrai qu'il avait dit aussi : Quelqu'un vous frappe-t-il sur la joue droite, présentez la joue gauche. Mais, suivant Fauchet, ces deux textes n'étaient contradictoires qu'en apparence ; ils se rapportaient à deux phases diverses du développement social : il faut aux prédicateurs d'une doctrine qui commence le courage du martyre ; aux défenseurs d'une doctrine déjà mûre, il faut le courage du combat. Du reste, la véhémence de Fauchet n'était pas sans un mélange de sensibilité exquise. A ses plus violents transports succédaient des attendrissements profonds, ineffables, qu'un rien provoquait : le passage d'une figure attristée, une lointaine harmonie, un cri plaintif, la vue d'un enfant. Pourquoi craindrions-nous de le dire ? il fut aimé, il aima ; mais de ce chaste amour qu'avait inspiré à Fénelon la Rêveuse des Torrents, amour qui habite les hautes régions de l'idéal, soleil de l'âme dont la lumière colore toutes les choses de l'intelligence. Attaqué, au sujet de ses relations avec madame Calon, Fauchet écrivit : Je n'ai jamais menti. Je suis sévèrement religieux. Ma croyance est ferme et raisonnée. Mes mœurs sont exactes, et cependant hardies comme mon caractère. Je chéris les femmes d'un penchant général : j'en aime une seule par une inclination fixe, et qui, indépendamment de toute passion sensuelle, fait le bonheur de ma vie. On m'a calomnié à cause d'elle ; je m'y suis attaché davantage, et j'ai été chaste. On m'a attribué très-gratuitement son fils : je l'ai adopté dans mon cœur. Elle donnerait sa vie pour moi, je livrerais ma vie pour elle ; mais je ne lui sacrifierais pas ma vertu et je ne ferais pas un mensonge pour lui plaire. Elle ne m'a jamais détourné d'aucun des périls que j'ai voulu courir pour la patrie ; elle a vu comme moi d'un regard serein ma fortune anéantie par la Révolution ; et elle reste attachée de toute son âme à cette Révolution, qui faisait ma ruine et mon bonheur[4]. Admirable tendresse, dont l'excès immortalisa Fauchet, mais le perdit ! Car il eut cette gloire, il eut ce malheur que le sentiment en lui dépassa l'idée. De là sa grandeur, ses fautes, ses incertitudes, ses déclamations tantôt puériles, tantôt sublimes, ce qu'il y eut d'inégal dans son talent, ce qu'il y eut d'inégal dans sa conduite. Une sensibilité sans mesure le condamna aux douleurs et aux périls d'un héroïsme inconséquent. Apôtre d'une doctrine encore enveloppée d'ombre, il finit par avoir peur des fantômes inévitables que lui-même avait évoqués. Il se trompa sur le choix de ses alliés comme sur celui de ses adversaires ; et nous le retrouverons plus tard agenouillé devant les vieilles idoles, se frappant la poitrine, se répandant en malédictions et en fureurs insensées, croyant à un dieu des enfers, livré enfin à de déplorables repentirs, dont l'expression ne fut, hélas ! étouffée que sous la main du bourreau ! Quoi qu'il en soit, Fauchet était entré dans la Révolution, l'Évangile à la main. Quelle portée avait cette union du philosophe et du prêtre ? Allait-on, après dix-huit siècles de ténèbres, de tyrannie, de luttes sauvages, revenir à la parole de vie ? Au milieu de la France renouvelée y avait-il place pour Jésus-Christ ? Le dix-huitième siècle s'était appelé Voltaire : la Révolution, que le dix-huitième siècle enfanta, ne pouvait porter, à son origine, un autre nom que celui-là. Toutefois, il est à remarquer que les fêtes de la liberté reconquise se marièrent, d'abord, aux pompes chrétiennes. Ainsi, pendant que l'Assemblée nationale abolissait les dîmes, au bruit d'applaudissements, écho sérieux du rire de Voltaire, toutes les églises retentissaient de clameurs triomphantes. Des processions de jeunes filles[5], vêtues de blanc, formaient entre l'Hôtel de Ville et Notre-Dame comme une chaîne vivante, dont il semblait que rien désormais ne pût rompre les gracieux anneaux. Pas de district qui n'eût hâte d'aller faire bénir son étendard, devant un autel[6]. C'était dans une église que la présidente de Rosambo demandait l'aumône pour les pauvres[7]. L'orateur à qui était confiée l'oraison funèbre des héros inconnus, c'était le pasteur de la paroisse ou quelque religieux bénédictin. La pensée qui montait au ciel dans le chant grave du Requiem, c'était la belle pensée dont les Romains firent une loi : Ceux qui meurent pour la patrie sont censés toujours vivre pour la gloire. Mais cette alliance entre la religion et la liberté ne pouvait être durable qu'à une condition : c'est qu'on reviendrait au christianisme primitif ; c'est qu'on rejetterait tous les frauduleux commentaires qui avaient fait du saint Évangile un tissu de contradictions misérables et transformé en une doctrine à l'usage des tyrans sacrés, des tyrans profanes, le code du genre humain régénéré. Le sang et les larmes versés pendant dix-huit siècles, le long étouffement de la pensée, l'esclavage antique maintenu sous des formes nouvelles, des millions de chrétiens se traînant, pauvres et avilis, autour de ce gibet du crucifié, signe de l'universelle rédemption, tout cela n'était venu que de la criminelle altération d'un livre. Pour en lire le texte, au milieu de la nuit répandue sur le monde, que ne s'avisait-on enfin de prendre la lampe que Dieu nous a donnée, la raison ? Le plus ardent à y convier les esprits, ce fut Claude Fauchet. Chargé, dès le 5 août, de célébrer les citoyens tués au siège de la Bastille, il avait choisi ce beau texte de saint Paul : Vos enim ad libertatem rocati estis, fratres : Vous êtes appelés à la liberté, frères. Il commença par attaquer le sophisme impie dont s'était
autorisé si longtemps le despotisme des rois. Lorsque des fourbes, que les
princes des prêtres avaient apostés, étaient venus demander à Jésus : Devons-nous payer le tribut à César ? Jésus,
devinant le piège, avait répondu : Pourquoi me
tentez-vous ? Apportez un denier, que je voie. De qui sont cette image et
cette inscription ? De César ? Rendez donc à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu[8]. Mais il restait
à décider ce qui est à César. Or, est-ce la vie des hommes, est-ce leur
liberté, est-ce leur conscience inviolable, est-ce leur âme immortelle ? La
nature humaine est-elle à César ou à Dieu ? Et le prédicateur ajoutait : Le droit d'oppression n'est à personne ; le droit de
défense est à tous… ne l'oubliez pas ! c'est
comme ennemi de César que Jésus fut immolé. Grande et saisissante
nouveauté, parmi tant de choses nouvelles, que de semblables paroles sur les
lèvres d'un prêtre ! L'impression fut si vive, qu'une foule immense conduisit
triomphalement Fauchet à l'Hôtel de Ville. Des hommes de guerre ouvraient la
marche, qu'animait le son des tambours, et un héraut portait une couronne
civique[9] devant le lévite
aux fortes pensées. Quelques jours après, dans l'église paroissiale de Sainte-Marguerite, en présence des districts réunis du faubourg Saint-Antoine, Fauchet prononçait cette parole auguste : Jésus-Christ n'est que la divinité concitoyenne du genre humain[10]. La bénédiction des drapeaux ayant eu lieu, il monta en chaire une troisième fois, et présenta la Révolution française comme l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : En ce temps un grand hommage sera rendu au Dieu des armées par un peuple jusqu'alors divisé et déchiré, par un peuple devenu terrible et auquel aucun autre ne sera jamais comparable. Cette nation, qui avait attendu la justice et qui, dans sa longue attente, avait toujours été foulée aux pieds par ses ennemis, possesseurs de sa terre ainsi que des fleuves dévorants, se réunira au lieu où est invoqué le Dieu des armées ; elle viendra triomphante à la montagne de Sion[11]. Dans ce sermon bizarre et puissant, où à la douceur des tendances chrétiennes se mêlaient la philosophie de Rousseau, les emportements de Caïus Gracchus et un sentiment confus du socialisme de nos jours, Fauchet s'étudia surtout à prouver que l'individualisme est la répudiation même de l'Évangile ; que c'est, pour les sociétés, la guerre, la souffrance, la mort ; que l'amour de soi est légitime, mais qu'il devient insensé dès qu'il se place en dehors du dogme de la fraternité, véritable secret de la prospérité des peuples. Convaincu qu'en disant : Mon royaume n'est pas de ce monde, Jésus-Christ avait entendu désigner seulement la société païenne qu'il venait détruire ; convaincu que les hommes se doivent de travailler activement à la réalisation de ce bonheur terrestre dont Dieu leur a donné l'inépuisable désir, Fauchet se gardait bien de conclure à une vie de contemplation inféconde et d'ascétisme. Frères, s'écriait-il, jurons dans le premier temple de l'empire, sous ce vaste dais d'étendards consacrés à la religion par la liberté, JURONS QUE NOUS SERONS HEUREUX[12]. Alors les drapeaux s'inclinèrent ; les soldats, violemment émus, se mirent à agiter leurs épées, comme jadis les guerriers gaulois quand le druide avait parlé ; mille coups de fusil remplirent d'un bruit inaccoutumé les voûtes du temple, et, au dehors, le canon gronda[13]. Fauchet ne put se défendre de respirer avec ivresse tout cet encens de popularité : sa tête s'exalta ; son activité devint brûlante ; et le premier, devant le peuple à la fois étonné et ravi, il osa ouvrir l'Évangile à cette page vraiment divine. Quand le Fils de l'Homme viendra dans sa majesté, avec tous ses anges, alors il s'assiéra sur son trône. Et toutes les nations seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d'avec les autres, comme le pasteur sépare les brebis d'avec les boucs. Et il placera les brebis à sa droite, les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez, bénis de mon Père ; possédez le royaume préparé pour vous dès l'origine du monde. Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais sans asile, et vous m'avez recueilli ; Nu, et vous m'avez vêtu ; malade, et vous m'avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. Alors, les justes lui diront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu ayant faim, et que nous vous avons rassasié ; ayant soif, et que nous vous avons donné à boire ? Quand est-ce que nous vous avons vu sans asile, et que nous vous avons recueilli ; nu, et que nous vous avons vêtu ? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison, et que nous sommes venus à vous ? Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous l'avez fait à l'un des plus petits d'entre vous, vous l'avez fait à moi-même. Là est en effet toute la doctrine du Christ. Dans le malheureux qui manque de pain, de vêtement ou de gîte, c'est Dieu qui souffre, oui Dieu ! car l'humanité est contenue en son sein, et dans tout homme qu'on frappe, c'est l'humanité qui gémit. Le dogme de la solidarité pouvait-il être proclamé avec plus de force, plus de magnificence, plus de grandeur ? Et pour que sa doctrine se gravât dans les cœurs en traits ineffaçables, le Christ l'avait exprimée par un tableau terrible, celui du jugement dernier ! Et c'était de l'observance ou de la violation de cette doctrine suprême qu'il avait fait dépendre, pour les hommes, l'éternel bonheur ou le châtiment éternel ! Ce fut, inspiré par ces croyances, que Fauchet fonda le journal la Bouche de fer, de concert avec Bonneville, philosophe nourri du mysticisme de Saint-Martin, écrivain audacieux, obscur, qui, par une incohérence d'idées fort commune alors, professait le panthéisme en religion, quoiqu'il demandât, non pas la communauté des biens, déduction logique du panthéisme, mais l'égal partage des terres. Le plus marquant des ouvrages de Bonneville commence ainsi : Tout est dans tout. Il n'y a pour moi qu'une cité, qu'un seul peuple, une même loi sociale, un même esprit public, et un même Dieu en trois personnes : moi, toi et lui[14]. Impatients d'étendre leur influence, Fauchet et Bonneville ne tardèrent pas à transformer en club une loge maçonnique, établie au Palais-Royal. Parmi les membres de ce club, qui reçut le nom de Cercle social, les uns, tels que Goupil de Préfeln, Condorcet, Bonneville, continuèrent à se porter représentants de la franc-maçonnerie[15], dont les rites, selon eux, contenaient la solution de tous les problèmes soulevés par la Révolution française[16] ; les autres, tels que Fauchet, essayèrent de passionner la multitude, au nom de l'Évangile, lumière, disaient-ils, que, pendant dix-huit cents ans, les théologiens avaient tenue sous le boisseau, et qui, grâce à la Révolution, allait éclairer pour jamais le monde. |
[1] Mémoires de l'abbé Fauchet, par l'abbé Valmeron, p. 8. 1791. — L'abbé Valmeron est un pseudonyme. L'abbé Jarry, tel fut le véritable auteur de cette Vie de Fauchet, qui n'est qu'un libelle gonflé de poisons.
[2] Biographie des contemporains, par Rabbe, de Boisjolin et Sainte-Preuve.
[3] Paganel, Essai historique et critique sur la Révolution française, t. I, p. 437. 1815.
[4] Notes sur Claude Fauchet, évêque constitutionnel, p. 29 et 30. 1842.
[5] Voyez les Révolutions de Paris, par Prudhomme, t. I, n° VI, p. 26, et le Moniteur, du 8 août 1789.
[6] Voyez Gorsas, Courrier de Paris à Versailles, t. I, n° XXXV.
[7] Révolutions de Paris, n° IV, p. 27.
[8] Évangile selon saint Marc, chap. XII, versets 14, 15, 16 et 17.
[9] Le Moniteur, du 8 août 1789.
[10] Second discours sur la liberté française, prononcé par Fauchet, le 31 août 1789.
[11] Isaïe, chap. XVIII, v. 7.
[12] Troisième discours de Claude Fauchet sur la liberté française.
[13] A la suite des Mémoires de Dusaulx, § V, p. 416.
[14] De l'Esprit des religions, p. 1 et 2. 1791.
[15] Notes sur Claude Fauchet, p. 5.
[16] Voyez dans le IIe volume de cet ouvrage le chapitre intitulé Les Révolutionnaires mystiques.