Les Juifs d'Alexandrie, justement suspects à leurs frères
de Jérusalem à cause de leur émigration volontaire sur la t'erre de
l'idolâtrie, et de leurs concessions aux idées de la Grèce, cherchèrent
toujours à renverser les barrières qui séparaient la colonie d'Égypte de la Palestine. De là
les fables inventées relativement à la version des Septante, ainsi que nous
l'avons vu ailleurs. De là aussi les livres apocryphes où ils se plaisaient à
mettre en opposition leurs martyrs avec les martyrs de la terre natale, les
héros d'Alexandrie avec ceux de la Judée. Malgré la difficulté des communications
et le mauvais accueil de leurs coreligionnaires, ils ne cessèrent jamais
leurs rapports avec la cité qu'ils appellent toujours la ville sainte. Le
temple de Jérusalem, malgré l'Onion, fut continuellement pour eux le
sanctuaire privilégié de la Divinité. Comme les autres Juifs dispersés sur
la terre étrangère, ils l'enrichirent de leurs présents et l'ornèrent de
leurs offrandes. Ne faut-il pas conclure que de ce commerce entre la capitale
de l'Égypte et la
Palestine résulta une influence funeste à la pureté et à
l'intégrité de la loi de Moïse parmi les Juifs qui n'avaient pas quitté le
sol natal ; que l'ivraie fut mêlée au bon grain par les philosophes que
produisit l'école d'Alexandrie ? Pythagore, Platon, Aristote et Zénon ne prirent4s
pas dans le sanctuaire même de la révélation divine la place que leur avaient
donnée, sur les bords du Nil, un éclectisme coupable et des transactions sacrilèges.
On l'a prétendu de nos jours, on a même fait arriver jusqu'au christianisme,
qui se l'assimila, la sagesse puisée à ces sources profanes. Les faits
démentent toutes les assertions de, ce genre. Les Juifs d'Égypte firent, il
est vrai, accepter à la Judée
leur version des Écritures ; mais celle-ci n'introduisait pas le paganisme
dans la cité sainte. On a voulu que la philosophie grecque ait déposé çà et
là dans les Septante le germe des doctrines développées plus tard par Philon
; que des infidélités échappées à l'ignorance ou à la mauvaise foi des
traducteurs marquent le premier pas des Israélites alexandrins vers
l'éclectisme et l'union du judaïsme avec la sagesse païenne[1]. Mais si la
fameuse traduction renferme de si graves infidélités, pourquoi donc
n'ont-elles pas été remarquées par les Juifs de la Palestine qui, après
avoir admis la version alexandrine, la rejetèrent pour adopter celle d'Aquila
? Pourquoi Théodotion et saint Jérôme se sont-ils attachés à relever des
inexactitudes, lorsqu'ils pouvaient signaler des erreurs monstrueuses ?
Philon a très-souvent abusé des Septante ; il en a fait quelquefois sortir,
nous le savons, des doctrines que le texte hébreu qu'il ne comprenait pas
bien, selon toute apparence, n'autorisait en aucune manière ; mais s'il faut
attribuer ces erreurs au livre consulté par le Juif platonicien, et non à son
esprit égaré par les traditions de l'école juive d'Égypte, pourquoi ne
retrouvons-nous pas dans les apôtres et dans les Pères qui se sont servi de
la même version, les mêmes opinions sur l'éternité de la matière, par
exemple, sur le Verbe, sur la transmigration des âmes et sur tant d'autres
points ? Nous ne pouvons en douter, Dieu veillait sur la terre qu'il avait
toujours entourée de remparts invisibles, et mise à l'abri de l'invasion des
doctrines profanes. Il ne permit pas que le berceau du christianisme fût
assailli par des croyances propres à jeter plus tard de l'obscurité sur son
origine, et à la faire confondre avec l'ouvrage des sages de l'antiquité, qui
tous avaient profité des œuvres de leurs devanciers pour élever l'édifice de
leur système philosophique.
Pour juger si les Juifs d'Alexandrie, dans les temps de
leur plus grande prospérité, n'introduisirent, en effet, aucun élément
étranger dans les doctrines des habitants de la Palestine,
interrogeons les livres écrits par ces derniers, examinons les sectes
différentes qui s'élevèrent dans la
Judée avant l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
La
Mischna, le Sepher Ietzira et le Zohar sont les seuls
ouvrages auxquels nous devions nous arrêter. La Mischna, qui contient le
texte du Talmud, ne fut composée, il est vrai, selon l'opinion la plus
probable, que vers la fin du second siècle[2]. Mais le rabbin
Juda, son rédacteur, ne fit que compiler les traditions trouvées dans les
paraphrases chaldaïques, beaucoup plus anciennes que lui. On peut donc
regarder ce livre comme un monument digne de fixer ici notre attention. Dans
les ouvrages kabbalistiques, nous ne considérerons que le Sepher Ietzira et
le Zohar ; le premier est antérieur à J.-C., ou il parut vers le commencement
de notre ère. On n'en connaît pas l'auteur. Le second fut publié par Siméon
Jochaï, ou plutôt par les disciples de Siméon. Il renferme des traditions
fort anciennes. Pour les autres œuvres plus récentes des rabbins, nous ne
devons pas en tenir compte, car les Juifs introduisirent confusément dans
leur kabbale moderne, sans même bien les comprendre, des lambeaux de
philosophie grecque et orientale, systèmes opposés entre eux, et surtout
incompatibles avec la révélation mosaïque[3].
Or, la
Mischna, ce code civil et religieux de la synagogue, parmi
ses puérilités nombreuses, ses cérémonies ridicules, une foule de préceptes
relatifs à l'agriculture, aux semences et aux divers mélanges qu'on en
pourrait faire, et aussi parmi des usages qui nous sont d'une grande utilité
pour l'intelligence de l'Écriture sainte et des rites de Moïse, ne nous offre
rien qui rappelle les transactions faites dans Alexandrie avec la philosophie
païenne. Le Talmud établit expressément une distinction entre la langue et ce
qu'il appelle la science grecque[4]. Autant il accorde
à celle-là de respect et d'honneur, autant il a celle-ci en exécration. La Mischna et la Ghémara, qui en est le
commentaire et le développement, renferment des malédictions contre ceux qui
élèveront leurs enfants dans la science des Grecs. La Ghémara fait remonter le
temps où elles furent prononcées à l'époque de la guerre qui éclata entre les
princes hasmonéens, au temps où Hircan assiégeait Aristobule dans Jérusalem,
et elle raconte au long le fait qui y donna lieu. L'usage de la langue
grecque en Judée ne prouve donc pas qu'on ait adopté dans cette contrée la
sagesse des Grecs, comme le fit l'école juive d'Alexandrie. Il y eut toujours
entre lés Juifs hellénistes qui avaient trahi les croyances de leurs pères,
et les habitants de Jérusalem, une haine profonde dont le christianisme et la
charité ardente des premiers siècles de l'Église ne parvinrent pas à
triompher[5]. Aussi les Juifs
qui passaient d'Égypte à Jérusalem dans trois solennités de l'année,
n'étaient-ils pas admis dans les synagogues de la ville sainte. Ils en
avaient une à part. Des rivalités fréquentes, des rixes sanglantes
s'élevaient continuellement entre les dissidents et les orthodoxes, comme
entre des factions ennemies[6].
Un critique de nos jours confirme ainsi ce que nous
avançons sur cette profonde séparation : Les Juifs
d'Alexandrie avaient si peu de relations avec leurs frères de la Palestine, qu'ils
ignoraient complètement les institutions rabbiniques qui, chez ces derniers,
ont pris tant de place, et qu'on trouve déjà enracinées parmi eux plus de
deux siècles avant l'ère vulgaire. Que l'on parcoure avec attention les
écrits de Philon, le livre de la
Sagesse, sorti d'une plume alexandrine, on n'y verra cités
nulle part les noms qui sont entourés, en Judée, de l'autorité la plus
sainte, comme celui du grand prêtre Simon le Juste, le dernier représentant
de la grande synagogue, et ceux des Tanaïm, qui lui ont succédé dans la
vénération du peuple ; jamais on n'y trouvera même une allusion à la querelle
si célèbre de Hillel et de Schamaï, ni aux coutumes de tout genre recueillies
plus tard dans la Mischna
et passées en force de loi[7].
Il est facile de comprendre, d'après cette explication
tout historique, le silence de Philon sur le christianisme naissant, si
toutefois ce philosophe ne le confondait pas avec le judaïsme, lorsqu'il
célèbre en termes si pompeux ses triomphes et sa victoire future sur le
paganisme tout entier. De leur côté, continue
le même auteur, les Juifs de la Palestine n'étaient
pas mieux instruits de ce qui se passait chez leurs frères d'Égypte. Dans
toute l'étendue de la
Mischna et des deux Ghémara, on ne trouvera pas la moindre
parole qu'on puisse appliquer soit à Aristobule le philosophe, soit à Philon,
soit aux auteurs des livres apocryphes. Un fait encore plus étrange, c'est
que le Talmud ne fait jamais mention des Thérapeutes, ni même des Esséniens.
Nous pouvons ajouter que le nom de Philon n'est jamais
prononcé par les écrivains israélites du moyen âge : ni Saadiah, ni Maïmonide,
ni leurs disciples plus récents, ni les kabbalistes modernes ne lui ont
consacré un souvenir. Aujourd'hui encore, il est, dit-on, à peu près inconnu
parmi ceux de ses coreligionnaires qui sont demeurés étrangers aux lettres
grecques.
Mais si les monuments qui renferment les principes de la
kabbale, le Zohar et le livre de la Création, ne font aucune mention des Juifs
d'Alexandrie, il est impossible de ne pas trouver dans les ouvrages de ces
derniers, dans Philon surtout, des idées et des expressions familières aux
livres kabbalistiques, au Zohar, par exemple. M. Franck, dont nous avons déjà
invoqué l'autorité et les lumières, a mis un grand nombre de doctrines de
Philon en présence de celles du plus célèbre ouvrage de la kabbale, et il a
très-bien démontré que les ressemblances étaient telles qu'il n'est possible
de les expliquer que par une origine commune. Il n'est pas le seul qui ait
été frappé de ces analogies ; un grand nombre de critiques les avaient
remarquées et mentionnées avant lui.
Faut-il conclure de ces rapports qu'on ne peut contester,
que la doctrine des kabbalistes a été empruntée à Philon ? Il serait absurde
de le penser. D'abord les difficultés extérieures qui rendirent aux
compilateurs du Talmud les ouvrages de Philon inaccessibles, existaient aussi
pour les auteurs du Zohar. De plus, comme tous les systèmes grecs et la
civilisation grecque tout entière ont laissé chez le Platon juif des traces
nombreuses mêlées à des éléments d'un • autre genre, pourquoi n'en serait-il
pas de même dans les plus anciens monuments de la science kabbalistique ? Or,
jamais on ne trouve ni dans le Zohar, ni dans le livre de la Création, le moindre
vestige de cette civilisation brillante transplantée par les Ptolémées sur le
sol de l'Égypte. Simon ben Jochaï et ses amis, ou les auteurs quels qu'ils
soient du Zohar, n'auraient pu, sans autre guide que les écrits de Philon, y
démêler ce qui est emprunté aux divers philosophes de la Grèce, dont les noms sont
rarement prononcés par leur disciple d'Alexandrie, de ce qui appartient à une
autre doctrine fondée sur l'idée d'un principe unique, qui donna la vie à
tous les êtres[8].
D'ailleurs Philon ne s'accorde pas toujours, même sur les
points importants, avec le mysticisme enseigné par les docteurs de la Palestine.
Il est plus juste de penser que le Juif platonicien a
trouvé les principes généraux de la kabbale dans certaines traditions
conservées parmi ses coreligionnaires, et qu'il les a parées des brillantes
couleurs de son imagination. Dans son traité de la Vie Contemplative[9], Philon nous fait
entendre que les Juifs avaient, avant lui, admis en Égypte une doctrine
mystérieuse conservée en ce pays par la tradition, et dont on trouve des
vestiges dans la version des Septante. Cette doctrine offre une foule d'interprétations
qui deviennent très-intelligibles par des passages des livres kabbalistiques.
Ces traditions sont bien anciennes ; elles ont probablement été apportées de
la terre sainte en Égypte, avant que tout commerce religieux eût cessé entre
les deux pays ; avant que la langue de leurs pères fût méconnue des Juifs
d'Alexandrie.
Ainsi, les ouvrages composés à Jérusalem ne consacrent
aucun souvenir aux personnages les plus célèbres de l'école juive
d'Alexandrie ; ils ne contiennent aucune des doctrines particulières à celle-ci.
Passons maintenant aux sectes dont parle Josèphe dans ses Antiquités[10]. On a souvent
avancé qu'elles se sont formées sous l'influence de la philosophie grecque.
On a comparé les sadducéens aux épicuriens, les pharisiens aux stoïciens, et
les esséniens ont rappelé les disciples de Pythagore. L'historien de la Judée et le philosophe
d'Alexandrie, par les réflexions qu'ils mêlent à leur narration, nous
autorisent à prendre ces sectaires pour les disciples de la sagesse profane.
Quelques-uns de leurs dogmes et plusieurs de leurs usages paraissent,
d'ailleurs, avoir une telle analogie avec ceux des philosophes païens, qu'ils
semblent accuser une même origine. Aussi, de nombreux critiques ont-ils
ouvert à Pythagore, à Zénon, à Épicure les frontières de la Terre- Sainte, et
les ont-ils introduits jusque dans Jérusalem. Ce seraient les Juifs d'Égypte
qui leur auraient tendu la main et prêté le secours de leur éclectisme pour
les présenter à un peuple qui, autrement, ne les eût pas accueillis.
Pour juger de la valeur de ces assertions, il faut se rappeler
ce que nous avons dit précédemment de l'état des Juifs de l'Égypte par
rapport à leurs frères de la
Palestine. Il ne faut pas oublier qu'une séparation
profonde existait entre les deux parties d'un même peuple, et que l'une ne
voulait en aucune manière répondre aux avances de l'autre : qu'elle avait en
horreur, selon l'expression de ses traditions, et la sagesse grecque et ceux
qui lui apportaient ce funeste présent. D'autre part, nous pensons que l'on a
trop exagéré les rapports des doctrines de toutes ces sectes avec la
philosophie des gentils. L'on ne s'est pas assez défié de Philon et de
Josèphe, parce que l'on ne s'est pas assez rappelé leurs préoccupations et
leurs tendances. Tous deux, selon l'habitude de l'école juive d'Égypte, ont
sans cesse cherché à mettre en parallèle les Juifs et les Grecs. Dans leur
ridicule vanité, ils se seraient crus inférieurs à ceux qu'ils considéraient
comme leurs émules, s'ils n'avaient pas eu aussi leurs grandes écoles et
leurs illustres philosophes. De telles préoccupations ne sont pas une
garantie de fidélité historique. De plus, les Juifs d'Égypte, ainsi que nous
l'avons remarqué, ont toujours voulu prouver que la sagesse grecque était
sortie de la Judée. Il
n'est pas étonnant que pour appuyer cette prétention, ils aient exagéré à
dessein- les rapports des sectes, pour arriver plus facilement à une
conclusion qui leur fût favorable.
On aurait donc dû, avant tout, suspecter l'exactitude des
narrations de ces auteurs accoutumés à des rapprochements forcés. En outre,
avec moins de complaisance et une attention plus sérieuse, on aurait saisi
les différences frappantes qui existent entre ces sectes et celles dont on
prétend qu'elles sont nées. Nous ne nous arrêterons pas à signaler la
divergence que Brucker trouve entre les sadducéens et les épicuriens, entre
les pharisiens et les stoïciens. Nous nous contenterons de renvoyer à
l'ouvrage de ce critique[11]. Nous ferons
seulement remarquer qu'il serait difficile de prouver que la philosophie d'Épicure
a été favorablement accueillie en Égypte, à plus forte raison de démontrer
que les Juifs habitant cette contrée l'ont cultivée, et qu'ils ont pu la
faire passer en Palestine. Quant à la secte des pharisiens, il n'est pas
démontré qu'elle soit postérieure au siècle de Zénon. D'un autre côté, il
n'est pas permis de supposer qu'avec Antiochus Épiphane, et à la faveur de
ses décrets tyranniques, les philosophes grecs aient pénétré dans la Judée. Rien
n'autorise une pareille hypothèse. Et d'ailleurs, pourquoi ne retrouverait-on
ni dans le Talmud, ni dans le Zohar, ni dans le livre de la Création le moindre vestige
de la sagesse des gentils ? Les pharisiens et les sadducéens n'ont pas eu
seuls le privilège d'être en butte aux persécutions des rois de Syrie ; ils
n'ont pas été les seuls auxquels on ait voulu faire embrasser les coutumes
des nations.
Nous ferons remarquer ici, avec le critique dont nous avons
déjà invoqué les lumières[12], que certains
rapports viennent de la nature plutôt que de l'échange des idées et des
mœurs. Si l'on rangeait parmi les disciples d'Épicure et de Zénon tous ceux
dont la vie rappelle, de nos jours encore, soit les stoïciens, soit les
épicuriens, il s'en trouverait assurément un grand nombre qui n'ont jamais
entendu prononcer le nom de leur maitre, et ne se doutent même pas de son
existence.
Nous insisterons davantage sur les Esséniens, dont on a
fait des pythagoriciens ; sortis, comme la secte des Thérapeutes, dont ils
tirent, dit-on, leur origine, des déserts de l'Égypte, pour se répandre dans
la Palestine[13].
Le savant auteur de l'Histoire critique de la Philosophie, qui
suspectait avec tant de raison les rapprochements faits par Josèphe entre les
pharisiens et les stoïciens, les sadducéens et les épicuriens, aurait dû, à
plus juste titre encore, se mettre en garde contre le tableau historique de
la vie des Esséniens et des Thérapeutes, . exposé par le même auteur et par
Philon.
Les pythagoriciens., qui s'étaient réfugiés sur lés bords
du Nil, Vers le temps de Ptolémée Lagus, étaient regardés comme les héros du
paganisme, et ils faisaient l'admiration des Égyptiens. A ce titre, ils
attirèrent l'attention des Juifs qui vivaient à Alexandrie au milieu des
Grecs. Selon leur habitude, ceux-ci cherchèrent à représenter leurs propres
institutions sous des couleurs trompeuses ; ils revêtirent en quelque sorte
leurs grands hommes du manteau grec, pour faire supposer, par les rapports,
qu'ils exagéraient outre mesure, que les sages, quels qu'ils fussent, étaient
sortis de leurs rangs. Cette intention est évidente, surtout dans Philon. Il ne
compare les Esséniens aux Brahmanes et aux Grecs les plus vantés que pour
donner la préférence aux premiers. Il va même jusqu'à oublier toute
vraisemblance, au point de dépeindre ces pieux cénobites comme des athlètes
exercés à la vertu par la philosophie[14].
D'un autre côté, il faut n'admettre qu'avec prudence ce
qu'on a rapporté des pythagoriciens. Les philosophes alexandrins, qui nous
ont décrit la vie de Pythagore et de ses disciples, ont cédé aux mêmes
passions que les Israélites : ils ont imité leur exemple. Pour relever le
paganisme attaqué de toutes parts, ils ont donné à ses philosophes à leurs
ouvrages et à leurs institutions un caractère qu'en réalité ils n'avaient pas
; ils en ont presque fait des juifs ou des chrétiens. Les auteurs profanes,
trompés par quelques analogies et égarés par leur ignorance complète des
mœurs de la nation juive, ont pu aussi confondre les solitaires retirés dans
les environs d'Alexandrie avec les disciples des philosophes de la Grèce.
Si nous tenons compte de ces causes d'erreur, qui ont
donné lieu à de nombreuses inexactitudes de part et d'autre, il nous sera
permis de supposer que ni les Esséniens ni les Thérapeutes n'ont imité les
pythagoriciens, et que ces philosophes eux-mêmes n'ont pas emprunté leurs
institutions aux sectes de la
Judée. Il parait hors de doute que les Esséniens, quelle
que soit la ressemblance frappante de leur secte avec celle des Thérapeutes,
ont pris naissance dans la Palestine. Josèphe les fait sortir, non de
l'Égypte, mais de la
Judée. Pourquoi le même historien n'a-t-il pas parlé des
Thérapeutes, si ces derniers étaient les pères des Esséniens ? Il connaissait
assez bien l'Égypte et ses coreligionnaires d'Alexandrie pour être en mesure
de savoir ce qu'ils pensaient sur ce point. Or, les Juifs d'Alexandrie, avec
les habitudes que nous leur connaissons, n'auraient pas manqué de se vanter
d'avoir donné à la
Palestine des hommes qui faisaient l'admiration du monde
entier, si les Esséniens étaient réellement partis de 1'Égypte. Il est donc
très-naturel de supposer que Josèphe n'a rien dit des Thérapeutes, parce
qu'il croyait que les Esséniens étaient plus anciens que ceux-ci et qu'ils
n'en avaient pas été détachés. Philon, au contraire, si peu instruit, comme
le sont les Juifs d'Alexandrie, de ce qui se passait en Judée, fait mention
des Esséniens. Ces solitaires se présentent les premiers à lui, quand il veut
mettre les hommes de sa nation en présence des sages du paganisme. Il semble
que les Thérapeutes auraient dû cependant s'offrir d'abord à sa pensée s'ils
avaient donné naissance aux Esséniens.
Il est difficile de connaître la vérité sur les cénobites
de l'Égypte et de la
Palestine, et sur l'époque où ils commencèrent à paraître
dans l'un et dans l'autre pays. On peut croire que les Esséniens, qui avaient
eu déjà des ancêtres en Judée, les Réchabites, auxquels Jérémie rend un si
glorieux témoignage[15], et qui ont été
nommés les Pères des solitaires de Judée, se retirèrent dans les déserts sous
les Macchabées. Ils y trouvèrent un refuge contre les persécutions
d'Antiochus et un abri dans les calamités qui étaient venues fondre sur leur
malheureuse patrie. Avec le secours de la tradition dont ils s'aidaient pour
expliquer les livres saints et en comprendre les allégories, ils soulevèrent,
plus que les autres Juifs, le voile de la loi mosaïque, en saisirent mieux
les symboles et approchèrent davantage de la perfection.
Nous savons que les Juifs d'Égypte cherchaient en tout à
imiter leurs frères de la
Palestine. N'est-il pas permis de penser qu'ils le firent
encore dans cette circonstance, ou plutôt, puisqu'il était défendu aux
Esséniens de communiquer leurs doctrines aux étrangers, ne peut-on pas voir
dans les Thérapeutes des Esséniens que l'oppression de leur pays força, comme
tant d'autres, à passer en Égypte vers le règne de Philométor ? Les livres
qui, d'après Philon, contenaient les allégories de l'Écriture, et que les
Thérapeutes avaient reçus de leurs ancêtres, sont probablement des ouvrages
de la Kabbale
qui tire son origine de la Judée.
Nous n'avons point parlé des rapports de l'Orient avec les
Juifs de Jérusalem ; nous devions nous renfermer dans notre sujet et nous
borner à l'influence de l'école juive d'Alexandrie. Nous nous contenterons de
faire remarquer ici, avec l'auteur de l'ouvrage sur la Kabbale, que le
Boun-Dehesh et le Zend- Avesta offrent des imitations évidentes des livres
saints. Zoroastre en appelle sans cesse à des traditions plus anciennes que
lui. Il est difficile par conséquent de déterminer avec précision le point où
s'arrête l'imitation[16]. Nous espérons,
d'ailleurs, qu'on montrera bientôt que les vérités, qu'on dit empruntées à
l'Orient, ont, de tous temps, été enseignées dans les synagogues. D'autre
part, les erreurs renfermées dans les livres kabbalistiques ne prouvent pas
que la Judée
ait été autrefois envahie par les doctrines du paganisme ; car les rabbins
modernes ont inséré dans les monuments de la Kabbale, même dans le
Zohar, des formules équivoques, où l'on trouve le matérialisme grec et le
panthéisme indien confondus avec les dogmes révélés de Dieu à la nation juive[17].
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