L'école juive ne s'est pas contentée d'attirer les Grecs à
ses croyances, et de lutter contre la population égyptienne, obstacle le plus
sérieux au succès de son prosélytisme. Nous ne comprendrions pas entièrement
son rôle si nous n'ajoutions quelques mots sur une autre de ses
préoccupations, trahie par plusieurs passages des écrits apocryphes. Les
Juifs de l'Égypte ne pouvaient oublier que leur établissement volontaire et
leur séjour habituel au milieu de l'idolâtrie les rendaient odieux à leurs
frères de Jérusalem. Alexandrie ne jouissait pas du même privilège que Cependant, on ne peut douter qu'une barrière plus difficile à franchir ne se soit élevée entre Alexandrie et Jérusalem, qu'entre cette dernière cité et les autres colonies juives, puisque jamais les Israélites d'Égypte ne parvinrent à se faire accepter dans les synagogues de la ville natale, lorsque leurs affaires ou les besoins du culte les appelaient en Palestine. L'oubli de la langue maternelle, remplacée par celle des gentils, la traduction des livres sacrés en grec, qui ouvrait, avant le temps, aux gentils le sanctuaire mystérieux de Jéhovah, et enfin, la construction d'un temple juif près de la ville d'Héliopolis, contrairement aux prescriptions de la loi mosaïque, avaient multiplié les griefs de la métropole contre les transfuges de l'Égypte. Or, ces derniers n'eurent jamais la pensée de rompre les
liens qui les attachaient à la ville d'où ils tiraient leur origine. Ils la
prirent d'abord pour modèle, ils en copièrent toutes les institutions, ils en
conservèrent tous les usages. Ainsi, leurs synagogues et leur grand
Sanhédrin, composé de soixante-douze membres, leur venaient de Puisqu'ils ne voulaient pas s'isoler de leurs coreligionnaires, et braver l'opinion de leurs frères restés sur les rives du Jourdain, ils durent donc travailler à détruire ce qu'ils regardaient comme des préventions et des préjugés à leur égard, pour regagner une estime qu'ils ne dédaignaient point, et à laquelle ils pensaient avoir encore des droits. De là, sans doute, le soin qu'ils apportèrent .à prouver
que la tyrannie seule et une cruelle nécessité les avaient arrachés à la
terre de leurs pères[5]. Ils accusèrent
Ptolémée Philadelphe de violences dont ce prince n'a pu se rendre coupable,
car il ne commandait pas l'expédition dans laquelle elles ont été commises,
si toutefois elles le furent, et si le récit des Juifs Alexandrins n'a pas,
encore une fois, induit Josèphe en erreur. D'un autre côté, ils ne
s'ingénièrent pas moins pour prouver qu'ils étaient retenus contre leur
volonté dans le pays des idoles. C'est dans ce dessein, sans doute, que le
faux Aristéas impose, en quelque sorte, au roi Philadelphe l'obligation de
rendre d'abord aux Juifs ;ses captifs, la liberté et le sol natal, afin
d'avoir ensuite le droit de demander à Jérusalem des exemplaires de la loi et
des interprètes pour les traduire[6]. Chose
singulière, un grand nombre d'Israélites, attirés par la bienveillance de
Soter, étaient venus spontanément dans les riches campagnes qu'arrosent et
fécondent les eaux du Nil[7] ; ils sont
traités avec plus de bonté encore par le fils de ce monarque, et pourtant ils
appellent à grands cris le jour de la délivrance et le retour vers la cité
sainte. On dirait que, comme autrefois leurs pères pleuraient sur les bords
des fleuves de Babylone, ainsi ils versaient des larmes sur des rives
étrangères, et regardaient comme une prison le séjour loin de la véritable
patrie. Il reste à expliquer alors pourquoi ils étaient venus en si grand
nombre en Égypte, pourquoi la plupart y restèrent malgré l'édit de
Philadelphe, à supposer que cet édit ne soit pas, comme le reste, de
l'invention du faussaire. Mais le Juif Alexandrin n'a pas songé à toutes ces
difficultés. Il voulait se faire de cette assertion un moyen de rendre plus
vraisemblable un nouvel artifice qu'il méditait, également en vue de
justifier les Juifs de l'Égypte devant ceux de Dans la partie du IIIe livre des Oracles sibyllins,
composée, ainsi que nous l'avons vu, à Alexandrie, sous Philométor,
l'imposteur, jouant le rôle de la femme inspirée, demande au monarque de
laisser partir le peuple de Dieu pour la Terre-Sainte[8]. On dirait Moïse
s'adressant au roi Pharaon. Il joint les menaces à la prière, et fait
craindre au prince le ressentiment de la nation frémissante qu'il retient
dans les fers. Or, rien de plus faux que les sentiments qu'il prête aux Juifs
Alexandrins. Pouvaient-ils songer à quitter l'Égypte lorsqu'ils voyaient
leurs frères de Jérusalem accourir en foule vers eux, pour se mettre à l'abri
de la persécution, quand ils élevaient eux-mêmes un sanctuaire au Dieu qu'ils
prétendaient ne pouvoir plus adorer en liberté en Palestine. S'ils avaient
réellement voulu revenir en Judée, les circonstances ne les
favorisaient-elles pas ? Ils étaient, à les entendre, les maîtres de
l'Égypte, et Philométor aurait vu avec plaisir une armée redoutable fondre
sur Ils agirent avec plus d'habileté pour se justifier par rapport à la version des Livres saints. Ils commencèrent par avancer qu'ils n'avaient pas les premiers tenté l'entreprise[9], puisqu'avant eux on avait déjà mis la main à l'œuvre, afin de satisfaire le désir des gentils impatients de les comprendre et de les admirer. Ils firent ensuite, comme nous l'avons dit, rentrer à Jérusalem à peu prés tous les Juifs établis dans les environs d'Alexandrie[10]. Grâce à ce stratagème ingénieux, il leur était permis d'attribuer le travail qu'on leur reprochait d'avoir entrepris, à ceux-là même qui étaient irrités de leur témérité et de leur audace. Cela une fois fait, ils cherchèrent à en tirer tous les avantages possibles. C'est un grand prêtre de Jérusalem, Eléazar, qui consentit à laisser travailler à la traduction. On en fit même une œuvre nationale ; puisqu'elle fut confiée aux soins de soixante-douze interprètes, apparemment l'élite des douze tribus[11]. La fidélité de cette version ne peut être mise en doute, car les vieillards, les députés des villes et le peuple en ont été frappés au point de s'écrier que l'Écriture avait été saintement et dignement interprétée. On n'en peut même suspecter l'intégrité : les traducteurs dévouèrent à l'anathème quiconque ajouterait à leur texte, ou en retrancherait quelque chose, et le roi lui-même prend la peine d'assurer qu'il n'y sera jamais fait aucun changement de nature à l'empêcher de passer, sans altérations, aux siècles futurs. Au temps d'Aristéas, l'école juive d'Égypte n'avait pas
encore attribué l'inspiration à sa traduction des Livres saints. Elle se
borne à la représenter comme un ouvrage digne d'inspirer la confiance et le
respect. Ce n'est qu'après l'auteur du roman sur les Septante, et peut-être
cinquante années environ avant Jésus-Christ, qu'on imagina, dans Alexandrie ;
de faire intervenir Les Juifs Alexandrins parvinrent à atteindre le but qu'ils
poursuivaient avec de si persévérants efforts. Ils réconcilièrent les
habitants de Celle-ci ne parvint pas, avec autant de bonheur, à se
faire pardonner le temple d'Héliopolis et les sacrifices impies qu'elle y
offrait au vrai Dieu. Elle échoua dans toutes ses tentatives pour se
réhabiliter sur ce point. Elle voulut d'abord s'appuyer sur une prophétie
célèbre annonçant, disait-elle, qu'un Juif élèverait une demeure à Jéhovah
sur les bords du Nil[13]. Elle
l'interpréta à son avantage, et représenta ainsi, comme de simples
instruments de L'auteur anonyme du IIIe livre des Macchabées nous paraît
préoccupé surtout par l'idée de dissiper les préventions des habitants de De part et d'autre, la persécution commence par la violation du temple du Seigneur, et par des édits cruels et tyranniques des rois de Syrie et des rois d'Égypte[15]. Le premier ordonne aux Juifs, d'abandonner, comme les autres nations de ses États, leurs lois particulières, de dresser des autels aux idoles et surtout à Jupiter Olympien. Il les empêche d'offrir des holocaustes à Dieu, dans le temple, de célébrer le sabbat et les fêtes accoutumées, de circoncire les enfants mâles, et de s'abstenir des viandes prohibées par la loi[16]. Le second voulait forcer ses sujets israélites à se faire initier aux mystères, sous peine d'être condamnés à mort, ou réduits au plus dur et au plus vil esclavage[17]. Mais tandis que l'infâme pontife Jason introduisait dans Jérusalem les mœurs et les coutumes des gentils, et avait l'audace de construire un gymnase sous la citadelle même, et d'exposer la vertu des jeunes gens dans des lieux de débauche[18] ; tandis que les prêtres négligeaient les sacrifices et prenaient part aux exercices de la palestre, puis lançaient le disque, et concouraient pour les récompenses promises au vainqueur[19] ; en Égypte, on ne cessa, malgré la persécution, de marcher dans les voies de la piété, et les apostasies étaient peu nombreuses[20]. De même que Judas et ses frères combattirent avec les armes et la force physique[21] contre l'ennemi de Dieu, triomphèrent de lui et massacrèrent les lâches déserteurs de la loi ; ainsi, par le courage et la force morale, les Juifs d'Alexandrie ont forcé l'admiration de leur persécuteur[22], et tiré une vengeance éclatante de leurs concitoyens qui avaient courbé le genou devant les idoles. L'historien anonyme s'arrête longtemps, et avec une
complaisance toute particulière, à montrer L'École juive s'emparait, à la vérité, des faits que lui
présentait son histoire ; elle ne poussait pas l'impudence jusqu'à imaginer
toutes ces merveilles, mais elle y ajoutait certainement quelques détails
pour se ménager les rapprochements et les contrastes, et présenter les
événements de manière à les faire mieux servir à sa justification. Ces ruses
et ces artifices n'eurent pas la puissance de concilier au temple d'Onias les
hommes les plus illustres parmi les Israélites d'Alexandrie : Philon ne fait
même pas mention du sanctuaire d'Héliopolis. Le Platon juif ne reconnaissait
à |
[1] V. Per. Cun., De rep. hebr.,
p. 363.
[2] Pet. Cunæus, l. II, c. XXIII.
[3] Pet. Cunæus, l. II, c. XXIII.
[4] Macchabées, l. II, c. I, v. 2 et sqq.
[5] Josèphe,
[6] Josèphe,
[7] Josèphe,
[8] Orac. sibyll., l. III, v. 734 et sq.
[9] Aristob. dans Eus., Pr. év., l. XII, c. XII.
[10] Arist. dans Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. II.
[11] Arist. dans Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. II.
[12] B. Hier., Præf. in Pentat. ad.
Desiderium.
[13] Josèphe,
[14] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.
[15] Macchabées, l. III, c. II et III. Cf. l. I, c. I.
[16] Macchabées, l. I, v. 43 et sqq.
[17] Macchabées, l. III, c. II, v. 20 et sqq.
[18] Macchabées, l. II, c. IV, v. 10, 11, 12 et sqq.
[19] Macchabées, l. II, c. IV, v. 14 et sqq.
[20] Macchabées, l. III, c. II passim.
[21] Macchabées, l. I, ch. II et sqq. l. II, c. V et sqq.
[22] Macchabées, l. III, c. VI et VII.
[23] Macchabées, l. III, c. VI.
[24] Macchabées, l. III, c. VI, v. 12 et sqq.
[25] Macchabées, l. II, ch. III, v. 25, 26 et sqq.
[26] Macchabées, l. III, c. VI, v. 17 et sqq.
[27] Phil., De monarch., l. II, t. II, p. 223 et sqq. éd. Mang.